Title: Golo
roman
Author: Pol Neveux
Release date: February 7, 2025 [eBook #75315]
Language: French
Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1925
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
POL NEVEUX
ROMAN
PARIS
BERNARD GRASSET
61, RUE DES SAINTS-PÈRES
1925
DU MÊME AUTEUR
En préparation :
Il a été tiré de cet ouvrage : dix exemplaires sur papier Japon impérial numérotés de 1 à 10 ; quarante exemplaires sur papier Hollande van Gelder numérotés de 11 à 50 et cinquante exemplaires sur papier vélin pur fil Montgolfier numérotés de 51 à 100.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1925.
Voici un quart de siècle, j’inscrivais à la première page de ce livre le nom de l’auteur de Césette et des Antibel. Au peintre virgilien de la terre d’Oc, je me permettais d’offrir ces croquis et ces figurines de la vallée où rêva Jean de La Fontaine.
Aujourd’hui il ne me suffit pas de maintenir cette dédicace sur la nouvelle édition de Golo. Il y a dix-huit ans qu’Émile Pouvillon m’a quitté, mais le lien qui m’unissait à lui, la mort ne l’a pas rompu. Je n’ai fait que sentir chaque jour davantage ma dette de cœur et d’esprit envers le plus aimé, le plus admiré, le plus tendrement respecté des amis et le plus fraternel des maîtres. Sa pensée demeure pour moi cet oratoire domestique dont parle Flaubert dans la préface des Dernières Chansons de Louis Bouilhet. Et ce n’est pas seulement par le souvenir mais par une réelle présence qu’il s’associe à tous les spectacles, à toutes les lectures, à tous les actes de ma vie. Jusqu’à ma dernière heure il me sera impossible de contempler, sans songer à lui, le ciel, les eaux, les montagnes, les arbres et même les hôtes de cette terre où je suis encore et où il n’est plus.
P. N.
GOLO
De son vrai nom il s’appelait Constant Louvet. Il avait dix ans déjà quand ses camarades de Villebard lui donnèrent le surnom de Golo. C’était le jour de la foire de Mécringes, qui se tient le premier jeudi d’octobre. On était parti en troupe, profitant du congé de l’après-midi, une de ces après-midi d’automne, où le ciel paraît plus limpide et le soleil plus clair. Ensemble, on avait parcouru le champ de foire, dans le brouhaha des voix, le mugissement des vaches et les grognements des porcs ; ensemble, on avait envié les merveilles de la boutique à treize, on s’était longtemps intéressé au hasard des tourniquets et enfin, pour emporter de la fête un souvenir durable, on était entré dans une baraque en toile où des marionnettes jouaient Geneviève de Brabant.
Patiemment Louvet et ses compagnons attendirent, le regard fixé sur le rideau. Le soleil, par les trous de la bâche, jetait des taches lumineuses. La toile se leva enfin, découvrant des personnages. Ils paraissaient presque aussi grands que nature, étaient grimés, articulés à la perfection : les têtes tournaient, les bras et les jambes partaient, tout d’une pièce, avec des gestes violents qui revenaient, identiques. Les décors étaient merveilleux : un palais élevait ses portiques lambrissés d’or où des boucliers sur les murailles alternaient avec des glaces. Plus loin, dans un parc aux lointains mystérieux, des jets d’eau s’alignaient les uns derrière les autres et, sous les vertes arcades, décroissaient jusqu’à l’horizon. Et parmi les édifices, devant les perspectives, Geneviève allait toute blanche, douce comme une brebis. Syffrid, son mari, partait à la guerre, dans une armure d’acier, avec des éperons retentissants, une belle plume blanche à son casque. Le bon seigneur s’éloignait, et aussitôt le serviteur félon terrifiait l’assistance par sa barbe rouge et le rude accent dont il molestait l’infortunée comtesse. Sa perfidie révoltait tout le monde, quand la scène changea : une forêt, dont la moitié tombait du cintre et l’autre montait du plancher, épandait ses ramures ; à l’entrée d’une caverne, une femme apparaissait vêtue de peaux de bêtes, et à ses pieds un enfant demi-nu jouait avec une biche apprivoisée. Syffrid revenait et découvrait l’infamie de son intendant ; la punition ne se faisait pas attendre et une satisfaction véritable se mêla pour les enfants au chagrin de voir finir la pièce, quand le traître Golo fut conduit au supplice.
On reprit le chemin de Villebard. Constant marchait seul en avant, l’esprit tout aux marionnettes. A la dernière côte, il n’y tint plus et, se retournant vers ses compagnons, il se mit à déclamer la tirade où Golo dépeint son amour à Geneviève. L’imitation sembla si parfaite que la bande, pour mieux écouter, fit halte au long de la montée. Des lumières au loin brillaient, un chien aboyait, et le fil télégraphique, au vent du soir, faisait sur la tête des enfants une musique vague et continue. Constant, encouragé, aborda l’autre rôle et répéta les prières de la malheureuse châtelaine. Les intonations, les gestes, il avait tout retenu et son succès fut si vif qu’aux premières maisons de Villebard, quelqu’un, par facétie, par enthousiasme peut-être, lui cria : « Bonsoir, Golo ! — Bonsoir, Golo ! » répétèrent les autres. C’est de ce jour que Constant ne fut plus connu au village que sous le nom de Golo.
Malgré sa signification légendaire de traîtrise, ce sobriquet à l’assonance plaisante et joviale ne messeyait pas à la figure ni au caractère du petit paysan. Un peu menu, mais bien découplé, Golo avait le visage blême, la bouche large et goguenarde, les yeux très noirs, espiègles et câlins. Avec ses cheveux embroussaillés, son costume de velours à côtes, il avait une jolie allure d’enfant aimable et résolu. Sans effronterie ni timidité, il ignorait les rancunes et les colères. Ses parents étant morts de bonne heure, une sœur de son père l’avait recueilli. Tous deux habitaient au Chep, un hameau à mi-côte, à droite de Villebard. Sa tante, vieille fille portant marmotte, possédait quelque bien ; dans sa jeunesse, elle avait été en service à Château-Thierry ; une renommée de cuisinière lui en était restée, si bien qu’aux jours fériés, aux anniversaires, aux premières communions, on la mandait : elle n’avait pas sa pareille pour la matelotte, le civet, les rabotes de pommes. L’enfant l’adorait non seulement à cause de ses tartes et de ses crèmes, mais surtout pour les histoires qu’elle lui disait, des légendes fleuries, des contes de fées et de sorciers, des malices paysannes, tout cela très ancien, s’enfonçant bien loin dans le passé. En de petits albums pieusement serrés, Golo avait lu des récits merveilleux, et, chaque fois qu’on les lui demandait, il racontait les aventures de l’Oiseau Bleu et de Friquet l’Écureuil ; il avait aussi retenu par cœur des couplets de romances, des chansons du Tour de France qu’il chantait à pleine voix en courant les chemins. Écolier intelligent et attentif, il était cité en exemple par l’instituteur, le père Brun, et le maire avait dit en parlant de lui : « Ce garçon-là fera honneur à la commune. » Golo irait peut-être dans une grande école, aux Arts et Métiers de Châlons, par exemple ; il reviendrait un jour coiffé d’une casquette où s’entrecroisent deux marteaux. Déjà, pour s’amuser, il fabriquait des machines en miniature : une petite scierie mécanique, entre autres, qui pouvait couper des tranches de bois mince. D’instinct, il en avait réussi l’engrenage.
Les garçons de son âge admiraient Golo, et les fillettes aimaient à jouer avec lui, sûres de sa belle humeur et confiantes en sa gentillesse. Parmi elles, pourtant, il avait sa préférée, Alexandrine Rutel, Cendrine, comme on l’appelait au village. C’était la fille d’anciens jardiniers du château de Moussy, retirés à Villebard, où ils faisaient valoir leur « petit bien ». Ils vivaient dans une maison entourée d’un grand jardin. L’endroit s’appelait le Roc, et le Roc était voisin du Chep.
Tous les matins, Golo et Cendrine partaient ensemble pour l’école ; ensemble ils en revenaient, et presque chaque jour ils jouaient jusqu’à l’heure du souper. Quand ils s’amusaient avec les enfants du village, ils restaient un peu à l’écart, et, dans les parties de cligne-musette et de cinquante-et-un, ils avaient la même cachette. En réalité, un seul jeu les enchantait : le jeu du mariage, où ils faisaient toujours les mariés. Cela se passait dans un bois, dans un fournil, dans une grange ; il y avait la mairie avec M. le Maire, l’église avec M. le Curé, et après la bénédiction venait le repas : une longue dînette cérémonieuse, avec des pommes et des poires ramassées dans les clos, des mûres et des cornouilles dressées sur des feuilles et des gommes de cerisier pour dessert. Tout de suite, pour les nouveaux époux, commençaient les habitudes de ménage : le mari faisait le geste d’un métier, la femme lavait la lessive, discutait les prix avec l’épicier ou la mercière. Et ces imitations de la vie des grandes personnes les séduisaient davantage quand ils n’étaient que tous les deux.
Souvent ils s’égaraient très loin jusqu’aux bois. Là, dans un fourré d’aubépines et de viornes, Golo avait taillé à coups de serpe une chambre de verdure où l’on parvenait en rampant par des méandres secrets. C’était leur résidence d’été. Une ombre opaque, un peu effrayante, les enveloppait, et ils restaient là durant des heures ; autour d’eux, allaient et venaient les bêtes sans méfiance, les mulots et les insectes, et, au-dessus de leurs têtes, voletaient de branche en branche les mésanges et les roitelets. Et quand des gens, tout près d’eux, passaient sur la route, ils les écoutaient venir, reconnaissaient les voix, retenaient leur souffle pour ne pas être découverts. Des brindilles fichées en terre divisaient leur maison en deux pièces ; dans celle où l’on couchait, ils avaient disposé un lit de fougères et de mousse où ils s’allongeaient côte à côte pour faire semblant de dormir ; mais, avant de fermer les yeux, ils soufflaient sur une fleur de pissenlit, qui s’évanouissait dans l’air : la chandelle était éteinte.
L’hiver, ils habitaient sous un hangar du Roc, perchés entre les poutres et les tuiles, et, dans une soupente close, avec des loques et de vieux paillassons d’espaliers ils s’étaient aménagé une case tiède où ils serraient leurs ustensiles et leurs provisions. D’ailleurs, ils aimaient les constructions ; ils perçaient de longs tunnels dans les sablières, creusaient un four dans le talus de la route, bâtissaient un moulin sur le ruisseau : on allumait le four, et Golo avait inventé une roue pour le moulin.
Ils aimaient aussi jouer avec les bêtes. Cendrine prenait sur ses genoux les « gourils » de la tante Louvet, les berçait dans ses bras, les dorlotait longuement comme des enfants ; Golo, lui, avait pour ami le chien du Roc, un Médor chocolat, à oreilles plates, au regard naïf et bon enfant : il l’habillait en femme, l’exerçait à monter sur une échelle.
D’autres fois, ils se contentaient de bavarder. Ils se racontaient alors les menus événements de leur existence, des riens qui les intéressaient, des projets d’amusement, des histoires que Golo ne pouvait s’empêcher d’embellir.
Ils s’embrassaient quelquefois aussi, mais uniquement pour faire comme les grands. Cependant, ils savaient qu’ils étaient des amoureux et, sans être bien sûr de ce que le mot voulait dire, chacun rougissait jusqu’aux oreilles quand les gens d’âge, par plaisanterie, lui demandaient comment allait l’autre.
La première communion arriva. Elle se fit le jour de la Pentecôte. Golo, qui avait toujours été le premier au catéchisme, récita l’acte de Foi d’une voix claire et sans une hésitation ; et, quittant à regret le beau cierge semé d’étoiles d’argent que ses parents avaient rapporté de Meaux, Cendrine quêta. Après les vêpres, portant sous leurs bras l’image commémorative, signée par le curé, ils promenèrent gravement, dans la grand’rue, l’un son brassard frangé d’or, l’autre sa robe de mousseline empesée. Ils marchaient les yeux au ciel, les doigts écartés dans leurs gants de filoselle, à la fois inquiets de commettre une faute en un si heureux jour et de salir leurs beaux habits. Ce fut le premier dimanche où les deux enfants ne jouèrent pas ensemble. Golo, qui aurait voulu rester toujours frisé, était surtout préoccupé de sa chevelure, et Cendrine craignait de froisser son voile : elle devait le remettre le lendemain pour aller se faire photographier à Mécringes.
Jusqu’aux vacances, ils retournèrent à l’école, puis une vie nouvelle commença. Cendrine resta avec sa mère, sarclant le jardin, écrémant les pots de lait, s’essayant à des reprises laborieuses. Golo hésita quelques mois, tenta même de revenir chez le père Brun. Mais l’instituteur, au bout de sa science, finit par lui déclarer qu’il perdrait son temps. D’ailleurs la tante Louvet n’était pas femme à encourager les espérances lointaines ; son bon sens de paysanne la poussait à lui recommander les profits immédiats : l’état de menuisier avait du bon, un état à couvert, pas salissant et où les journées étaient bien payées. Hénocque, son voisin, un brave homme et un bon ouvrier, bien marié, ne demanderait pas mieux que de prendre Golo comme apprenti et de le confier, pour le reste, aux soins maternels de sa ménagère qui achèverait de l’élever avec ses enfants. De son côté, le gamin avait le cœur gros à l’idée de quitter Villebard et de se séparer de Cendrine : il renonça sans peine à l’avenir glorieux prédit par le maire et, dès le 1er janvier, il s’en alla loger chez son patron. Rapidement, il y prit de l’habileté, et le père Hénocque ne dissimulait pas son contentement. Golo s’appliquait de bon cœur, et se plaisait à la maison, et les journées qu’il passait à l’atelier lui semblaient courtes. Elle était très gaie d’ailleurs, la boutique, avec ses larges baies vitrées par où l’on découvrait tout le village de Villebard.
Là-haut, à la lisière du plateau qui étale comme une mer ses plaines silencieuses et fertiles, deux vieilles fermes se font vis-à-vis, toutes grises. Leurs couvertures hautes, un peu fléchies par l’âge, sont habillées de joubarbe et de lichen. Mêlés aux bâtiments, on retrouve des pans de murs féodaux, des portes en arcs d’ogive, des fenêtres à linteaux et des tours décapitées. Une demeure de l’autre siècle s’accote à la ferme de droite : à travers la futaie qui l’entoure, elle apparaît gracieuse et déjà fanée. C’est le château de Vauharlin.
Puis, suivant la pente du coteau, le village descend vers la rivière, entre les prés, les vergers, les bouquets argentés des grisards et des bouleaux. Sur les deux côtés du chemin qui le traverse s’ouvrent les cours communes. Des maisons basses les bordent, avec des auvents abritant des pots à moineaux, une vigne et des rosiers en espalier. Dans un coin s’élève la haute margelle du puits et, au fond, auprès de la grange, un sureau abrite les poules de son ombre amère. De pâles jardinets plantés d’arbres fruitiers s’étendent du côté des champs ; ils sont, en automne, parés de balsamines et de dahlias, et, par-dessus leurs clôtures de pierres plates, rougissent les feuilles de vigne et se penchent les larges figures des tournesols. Vers le milieu du pays, se dressent les aiguilles noires de deux énormes épicéas ; c’est une propriété bourgeoise. Derrière les clos, un double alignement de piliers en maçonnerie, chaperonnés de lierres, évoque le souvenir déjà disparu de la Compagnie des Tireurs à l’Arc.
Sans quitter l’atelier, Golo pouvait observer la vie journalière à Villebard. Il connaissait l’homme en tablier bleu qui, là-bas, tournait autour de ses ruches, cette femme en bonnet qui accrochait le long d’un mur ses claies à fromages, et cette jeune fille qui remontait la côte en poussant une brouette. Il savait aussi à qui appartenaient les poules éparses dans un chaume et le linge étendu sur des cordes et que l’air soulevait. A une fumée qui montait d’un toit, il devinait chez qui l’on cuisait ce jour-là. Le vent lui apportait un cri, un juron, un refrain de chanson familiers ; et, quand en été la pluie prochaine rendait les objets nets dans l’atmosphère plus limpide, il distinguait l’angle des aiguilles, voyait presque l’heure au cadran de la fine église dont le clocher carré vient se refléter dans la rivière.
C’est la Marne. On l’aperçoit par endroits, à travers les peupliers et les trembles ; elle est semée d’îlots couverts de joncs et de saulaies, d’où le martin-pêcheur fuit à vol pressé en jetant son cri aigu. Le bruit des battoirs est une des seules rumeurs du village, et, le soir, se répercutent jusqu’au sommet de la grand’rue les coups de fouet des haleurs appelant à l’écluse. Villebard est un petit pays calme : le départ pour le travail, le retour des champs et la sortie de l’école lui donnent à heures fixes une animation prévue.
Lorsque Golo était las de regarder le paysage, la vue de l’atelier l’amusait à son tour. Des copeaux jaunes frisaient au pied des établis. L’acier des scies pendues au mur, la veinure des madriers, les mailles et les fleurs des bois, tout était riant à l’œil, d’une jolie couleur de choses rustiques. Recluse dans une cage d’osier qui figurait une cathédrale, une corneille s’ennuyait au plafond. Quand le père Hénocque était absent, Golo recevait de petits visiteurs : des enfants, qui connaissaient sa douceur et sa patience, venaient, l’école finie, lui demander la permission de jouer auprès de lui. Ils voulaient manier la varlope, risquaient d’ébrécher les ciseaux, touchaient aux pots à colle forte. Pour les faire tenir tranquilles, l’apprenti consentait à leur montrer son diamant de vitrier. Avec une gravité professionnelle, il le tirait d’un étui de bois, découpait devant eux quelques lamelles de verre. Et, pour les congédier, il devait leur promettre des jouets ingénieux, des boîtes et des chariots.
Quelques années passèrent, toutes pareilles, douces et sereines. Fier de sa réputation d’apprenti modèle, encouragé par le patron qui promettait de le gager bientôt, Golo prenait goût chaque jour davantage au métier. Le soir, pour lui faire lâcher la besogne, Hénocque devait lui répéter qu’il allait s’abîmer les yeux, qu’il avait bien gagné la soupe. A regret, il quittait ses outils, l’esprit occupé encore des assemblages et des moulures. Le souper fini, il s’asseyait un instant sur le pas de la porte avec la mère Hénocque et les enfants, ou il allait dire bonsoir à sa tante. Quant à Cendrine, il la voyait encore, à de plus longs intervalles, cependant. Elle était entrée, elle aussi, en apprentissage et suivait en journées sa patronne, Mlle Céline, une repasseuse dont on vantait l’habileté. Le soir, le père Rutel ne la laissait plus sortir ; il se couchait de bonne heure et voulait que tout le monde en fît autant : « C’était le moyen d’avoir de beaux yeux à Pâques. » Quelquefois pourtant, lorsque la pratique l’appelait au Chep, Cendrine passait devant l’atelier ; elle entrait une minute, admirait le travail de Golo, et se sauvait bien vite, de peur d’être en retard. Par contre, le dimanche, suivant une habitude ancienne, ils revenaient ensemble de la messe, tandis que la tante Louvet et la mère Rutel, qui marchaient derrière eux en grands costumes, faisaient halte tous les dix pas au milieu de la route pour prolonger leurs bavardages. Certes, ils étaient toujours contents de se revoir ; pourtant, sans qu’il s’en rendît bien compte, Golo n’avait plus le même plaisir à se trouver avec elle : leur conversation languissait si bien qu’arrivé à la porte des Rutel, il lui disait adieu sans trop de regret.
Du reste, les distractions ne lui manquaient pas ; comme il n’était plus enfant de chœur et qu’il s’était affranchi du catéchisme de persévérance, son après-midi était libre et il en profitait pour rejoindre ses camarades. Il se promenait de préférence avec l’apprenti maréchal et l’apprenti bourrelier, tous trois contant au hasard les difficultés, les satisfactions et les surprises de leurs métiers. Et cependant, Golo n’hésitait pas à se détacher d’eux lorsque le père Hénocque, comme récompense, l’emmenait boire un verre en la compagnie des artisans du village. A l’auberge, il restait muet, ouvrait de grands yeux, les bras croisés sur la poitrine, heureux d’être traité en homme, préoccupé surtout du désir d’être vu par les camarades. Il en oubliait Cendrine, et d’ailleurs qu’aurait-il pu faire à cette heure avec elle ? Jouer comme jadis au chat perché, à la marelle, aux osselets ? Le temps était passé de tout cela.
L’hiver venu, pour occuper les veillées interminables, le patron donnait à Golo des livres du métier, de vieux manuels de la « Collection Roret » et de la « Bibliothèque des Professions et des Ménages ». Il lui confiait aussi deux albums de planches où la construction des escaliers était décrite, ainsi que des travaux d’ébénisterie tels que l’on n’en exécutait jamais à Villebard. Golo lut et feuilleta, essayant de comprendre les notions de géométrie appliquée aux arts, étudiant tour à tour, dans le traité de Claude Évrard, le secret des trois menuiseries : dormante, mobile, en meubles. Il posait au père Hénocque des questions embarrassantes sur les embrèvements et les assemblages à clefs. Mais l’ancien, étonné de tout ce savoir qu’il avait oublié, s’embrouillait dans ses explications et, finalement, déclarait que seule la pratique faisait les ouvriers modèles. Golo, au fond, était de son avis, surtout depuis le jour où, dans la confection d’une main-courante d’escalier, il n’avait pu réussir une épure par les projections. La science le rebutait si bien qu’il souhaita d’autres lectures. Il demanda au père Hénocque s’il n’avait pas quelques livres à lui prêter.
— Ça se pourrait bien, mon garçon, nous allons voir dans la malle, là-haut.
Et il conduisit Golo au grenier. Mêlés à de vieux haricots, à des graines potagères, une cinquantaine de volumes emplissaient le fond d’un coffre. Presque tous faisaient partie de la « Bibliothèque des Villes et des Campagnes », de la « Collection Sentimentale, Joyeuse et Grivoise » ; les couvertures maculées portaient sous leur poussière l’estampille bleue du colportage, et les vignettes, produit de planches fatiguées, demeuraient mystérieuses. Golo descendit les livres dans sa chambre et, pendant de longs mois, les dévora l’un après l’autre.
Tout d’abord, il suivit à travers des continents inconnus les trappeurs, les chercheurs d’or et les orphelines enlevées par les pirates ; il naufragea avec le sauvage Camiré, connut l’Afrique avec Selico et les Indes avec Zulbar. Puis, l’histoire du moyen âge, la vie des manoirs et les combats singuliers lui furent révélés par les Quatre Fils Aymon, Hélène de Constantinople, Pierre de Provence, Robert le Diable, d’autres récits encore. Les héroïnes y réunissaient toutes les perfections, elles n’avaient d’autre fard que celui de l’innocence, et les paladins à genoux baisaient leurs mains d’albâtre, trop heureux lorsqu’à travers la gaze légère des guimpes, ils pouvaient deviner des charmes adorables. Deux romans de Mme Cottin initiaient l’apprenti aux violences de la passion. Il cherchait à retenir les touchantes déclamations d’Élisabeth et de Mathilde. Dès la première rencontre, ces amoureuses s’étaient enchaînées pour l’existence aux hommes qu’elles chérissaient et, toujours vertueuses, elles épuisaient les épreuves et les joies des cœurs fidèles. L’effet produit par Ducray Duminil fut considérable. Victor ou l’Enfant de la Forêt devint le livre préféré de Golo, qui suivit le baron de Fritzierne, l’infortunée Mme Wolff et la douce Clémence dans les terreurs des ruines enchantées, des abbayes visitées par les morts.
Mis en goût par ces lectures, il abordait les lettres contemporaines. Trois ou quatre fois l’an, une grande affiche, fixée par des clous aux murs de l’auberge, annonçait la publication d’un roman nouveau ; tantôt une grande dame y était représentée déposant un enfant au seuil d’une église, tantôt, sur une rivière éclairée de la lune, c’était une jeune fille évanouie au fond d’une barque, que des hommes masqués enlevaient ; des coups de revolver étaient tirés par des vierges en robes nuptiales sur des messieurs en habits noirs et, d’autres fois, des gens de justice découvraient parmi les feuilles mortes, le cadavre d’un inconnu mis avec recherche et tenant une photographie dans sa main crispée. Golo achetait le journal et, quand l’ouvrage paraissait en livraisons, dans son impatience de connaître le dénouement de péripéties savamment calculées, il confiait ponctuellement chaque samedi ses deux sous à un cultivateur qui allait au marché.
Mais de toutes ces amours et de toutes ces trahisons, de toutes ces langueurs et de tous ces meurtres, l’idée de la femme, cause ou but de tant de choses tragiques, se mit à hanter la cervelle de Golo. Souvent il n’achevait pas la page commencée et de longues songeries l’envahissaient. L’œil arrêté sur un idéal trouble, il se demandait s’il n’éprouverait jamais les délicieuses souffrances qu’il voyait exprimées, s’il ne ressentirait jamais d’aussi complètes voluptés. Il se remémorait l’une après l’autre toutes les amantes dont il avait lu l’histoire, évoquait leurs beautés fragiles et altières, et cherchait dans ce cortège celle dont il eût souhaité la venue. Mais toutes lui semblaient également adorables, et se fondaient en un être unique dont la pensée l’obsédait. Puisqu’il existait quelque part de telles créatures, un jour viendrait sans doute où l’une d’elles se donnerait à lui pour lui apporter sa part de bonheur. En attendant, il restait à Villebard : là certainement ne s’accomplirait jamais son rêve. La pensée de Cendrine traversait bien son esprit quelquefois, mais comment comparer Cendrine aux héroïnes des romans ? Toujours, elle lui apparaissait telle qu’il l’avait connue au temps de leur enfance ; était-ce une femme pour lui, cette gamine aux joues trop pleines, au corps trop fluet, sans contours, aux gestes brusques et à la voix traînante ?
D’inexplicables mélancolies envahissaient Golo à l’atelier, et il ne retrouvait sa gaieté qu’aux jours où il lui arrivait de travailler dans les châteaux voisins avec les compagnons menuisiers. Ceux-ci ne se gênaient pas devant l’adolescent ; ils avaient vu du pays, possédaient, disaient-ils, des maîtresses à leur gré, s’étaient livrés à d’incroyables ribotes, et la perspective d’une existence aussi désordonnée aiguisait l’amour-propre de Golo. Ces gens qui connaissaient si bien la vie l’exhortaient à rechercher les satisfactions immédiates : que ne suivait-il leurs conseils ? Il était un homme maintenant, et devait-il attendre pour se payer du bon temps les années lointaines encore, où voyageant à son tour il découvrirait l’amante espérée ?
Les garçons de son âge montraient plus de résolution. Coiffés de hautes casquettes qu’ils portaient avec crânerie sur le côté, les dimanches dans les rues de Mécringes, on les voyait déboucher tout fiers de leur duvet au menton et du premier costume acquis avec l’argent gagné. Ils fumaient des cigares et crachaient très loin, devant eux. Et durant toute la semaine, ils racontaient à Golo des noces dont les détails étaient grossis par la vanité. Séduit par leurs récits, l’apprenti se laissa entraîner. Les grandes orgies consistaient en des stations prolongées dans les cafés du bourg, où l’on buvait en jouant aux cartes, en discutant bruyamment, chacun louant à son tour la force de ses biceps ou son habileté au culottage des pipes. On s’en allait ensuite danser à l’Ile d’Amour, au bord de la rivière, sous une tente, et le soir, la tête lourde et les idées vagues, on regagnait le village endormi. Quelques-uns pourtant ne rentraient pas avec les camarades, et s’attardaient à des rendez-vous avec les jeunes couturières ou les petites servantes de l’endroit. On vanta à Golo l’agrément de pareilles amours. Rapidement, il était devenu le boute-en-train de la bande, et on croyait qu’un garçon aussi avisé et aussi « farce » se montrerait bientôt à hauteur et serait courtisé par les plus enviées. Les filles, en effet, le recherchèrent ; mais chaque fois que l’une d’elles lui adressait la parole, la belle humeur et l’aplomb du menuisier faiblissaient ; et, rougissant jusqu’aux oreilles, il ne songeait qu’à s’esquiver. Un peu étonnés de ce qu’ils prenaient pour de la timidité, les amis encouragèrent Golo, s’ingénièrent à faciliter ses entreprises. On lui désigna des vertus indulgentes, des jeunesses peu farouches : il résolut de profiter de ces indications, n’en fit rien et rentra toujours seul. Intrigués, les gars de Villebard résolurent d’en finir ; ils cherchèrent une complice et fixèrent leur choix sur une blanchisseuse de Chivres, Mélanie Guyard, qui revenait d’ordinaire en leur compagnie. Ils décidèrent de la faire escorter un soir par Golo : comme le menuisier était gentil et que l’aventure l’amusait, elle accepta. Le dimanche suivant, à la sortie du bal, on les laissa tous deux tête à tête. Pris à l’improviste, n’osant refuser, Golo accompagna la blanchisseuse, laquelle d’ailleurs était plus âgée que lui et laide. Ils suivirent la route qui longe la Marne, ils traversèrent les bois ; l’apprenti, qui s’était senti pris au départ d’un grand mal de tête, répondait mal aux avenants propos de la fille. Effrayé par la simplicité de l’intrigue, il marchait vite, les mains dans ses poches, en regardant le ciel. Quand il la laissa, dépitée, à la porte de ses parents, il n’avait pas proféré dix paroles, et minuit sonnait au clocher que déjà l’amoureux était étendu dans son petit lit, chez Hénocque.
Le lendemain l’histoire, connue de tous, lui attirait les plaisanteries et les quolibets de ses camarades.
— Comment, lui, ce gaillard si déluré, qui savait toutes les farces des chantiers et vous débitait des pages entières du Bréviaire des Blagueurs, il n’était pas plus brave avec les filles ! Était-il donc si dégoûté et lui fallait-il des princesses ?
Un peu honteux d’abord, Golo essaya d’expliquer sa conduite. Confiant dans ses façons de beau parleur, il eut la franchise de confesser ses lectures et de proclamer ses préférences. Devant ces paysans ahuris, il évoqua les plus belles histoires qu’il avait retenues. Avec les phrases enflammées qui étaient demeurées dans sa mémoire, il peignit les vertus des amants légendaires, vanta la religion de leurs serments et leur courage dans les épreuves. L’amour, c’était cela ; lui, du moins, ne le comprenait pas autrement. Son éloquence ne fut point goûtée ; il comptait sur l’admiration, ne rencontra que la raillerie :
— Non, tu sais, disait Létinois, l’apprenti bourrelier, nullement ébloui par tant de romanesque, — jamais tu ne nous avais fait autant rigoler ! Si tu crois à tout ce que tu nous as conté là, eh bien ! mon vieux, celui qui t’a vendu ça pour un demi-sac ne t’a vraiment pas volé !
Et Golo ne retourna plus à Mécringes. Longtemps, il se demandait qui pouvait avoir raison, de ses camarades ou de ses livres, ne concluait pas et demeurait perplexe : son besoin d’aimer était infini, et son cœur, hélas ! restait vide.
Peu de temps après, un soir d’automne, il rencontra, par hasard, Cendrine, dans la plaine. Il l’accompagnait, et tout en causant, comme il la regardait à la lueur d’un crépuscule couleur de marjolaine, il se prit à la trouver belle. Grande, un peu fluette, elle marchait droit, avec un air de fierté presque dédaigneux ; tout son orgueil de jeune paysanne dont les parents ont un peu de terre au soleil, s’épanouissait en crânerie. Ses cheveux bruns, soyeux et fins, découvraient un front luisant et volontaire ; la bouche était mince, les joues fraîches, le cou d’une blancheur insolite chez une fille de campagne. Et, sous des sourcils très arqués, elle avait de longs yeux gris, tendres et sournois.
Elle faisait à Golo un accueil cordial, nullement surprise des compliments qu’il lui adressait, et l’apprenti s’étonnait de ne pas les lui avoir adressés plus tôt. Vraiment, ce n’était pas la peine d’avoir été chercher si loin dans les livres des fantômes d’amoureuses, alors qu’il avait près de lui cette Cendrine qui avait été son amie autrefois, son amie d’aujourd’hui peut-être encore. Où avait-il eu les yeux pour ne pas s’être aperçu qu’elle était devenue belle ? Et voici que, presque subitement, au choc de la réalité, toute la sentimentalité acquise, héroïque et guindée, défaillait chez Golo. L’intérêt des passions factices se reculait, lui devenait étranger. Le petit monde d’illusions qui l’avait amusé un moment, auquel il avait cru, lui faussait compagnie. La vie le prenait, emportait tout. Il n’avait fallu que le hasard d’une rencontre pour le ramener à l’instinct.
Ce soir-là, ils se promenèrent côte à côte un bon moment, et ce moment leur parut court. Moins émue que Golo, Cendrine semblait pourtant prendre plaisir à se retrouver avec lui. Ils se quittèrent enfin ; mais, en se quittant, tous deux étaient sûrs qu’ils ne resteraient pas longtemps sans se revoir. Ils se revirent le lendemain, et l’autre lendemain encore, et sans qu’il y eût d’explications ni de promesses, ils reprirent leur ancienne habitude d’être ensemble.
Un matin, le jour de la fête de Chivres, Golo se rendait endimanché à la maison du Roc. Il allait solliciter des Rutel la permission d’accompagner Cendrine aux bals des villages voisins. Les parents réfléchissaient quelques instants, pour la forme, accordaient enfin ce qu’on leur demandait. Ce Golo était un brave garçon et qui peut-être ferait, plus tard, un bon épouseur pour la petite. Eux, les anciens, ne pouvaient conduire leur fille au loin dans les fêtes, et ce n’était pas une raison pour la priver de ce plaisir durant qu’elle était jeune. Alors, mieux valait la confier à Golo que la laisser emmener par le premier venu.
— Et tu sais, mon garçon, avertissait la mère, nous nous en rapportons à toi. Pas de mauvaises histoires !
Le menuisier protesta, jura tout ce qu’on voulut lui faire jurer. Ils allèrent le soir à Chivres, et au bal ne se séparèrent pas. Golo paya plus de quarante sous de danses de caractère et, dans les quadrilles, ses entrechats lui valurent un succès : d’ailleurs, il n’avait pas son pareil pour frapper le sol en mesure, à chaque reprise. Ils revinrent fort avant dans la nuit, une nuit d’été chaude et claire, silencieuse. Loin, très loin, sur le pont de Fromentières, on entendait à de grands intervalles, les pas des chevaux et les roulements des voitures. Et, tout près, c’était comme un soupir de ruisseau, plus léger, le grésillement heureux des insectes dans l’herbe. Le ciel, dans l’ombre sereine, gardait un souvenir bleu de la journée, et, dans les fossés, au ras de la route, se levait la douce blancheur des marguerites, couvertes de rosée. En passant devant la masse plus noire d’une meule, Cendrine eut peur et, pour la rassurer, Golo la serrait contre lui, l’embrassait. Ils ne riaient plus, continuaient à marcher, muets maintenant jusqu’au Roc. Ils se disaient adieu, quand l’aube pâlissait l’horizon.
Dès lors, ils assistèrent à toutes les fêtes. On les rencontra à Chamery où ils montèrent sur les chevaux de bois, aux Essarts où Cendrine essaya de tirer au pistolet, à Fromentières où deux heures durant ils se balancèrent sur des escarpolettes. A Villebard, ils se voyaient au Roc, ils se voyaient au Chep, et se donnaient des rendez-vous au puits du Vivier, au clos de Montcouvert, sur la route de Mécringes, sous les frênes du vieux parc de Vauharlin.
Mais leur asile préféré, c’était le ru de la Couarde, une gorge étroite qui descend à la Marne. Un ruisseau qu’accompagne une procession de peupliers coule au fond, caché par les ronces ; des acacias grêles croissent sur les pentes, entremêlés de broussailles et, sous la forêt des herbes pâles, on devine les petits chemins obscurs, les coulées sinueuses des lapins dont les terriers bordent les crêtes. L’été, les moissonneurs viennent y manger la soupe et, à l’automne quand les premiers vents aigres commencent à souffler, c’est là que se reposent les chasseurs ; on y est alors comme au creux d’un grand berceau ; les cimes des arbres chantent, et cette musique fait la tranquillité meilleure. Le soir, c’est le domaine solitaire et tendre des amants.
Cendrine et Golo parlaient fort peu d’avenir, et d’amour encore moins. Entre deux baisers, l’un à l’arrivée et l’autre un peu avant la séparation, ils tenaient des propos vagues et disaient au hasard des choses sans importance. Tantôt l’apprenti racontait les vieilles fables naïves de la tante Louvet, tantôt il faisait parade de ses lectures, répétait les facéties de l’atelier, ou s’appropriait les bons mots et les calembours d’un livre favori : le Bon farceur, comme il y en a peu, par un Ami de la Gaieté.
Cendrine écoutait. Elle se laissait amuser comme elle se laissait embrasser, sans entraînement. Golo, lui, aurait souhaité plus d’effusion et parfois, ému par un contact involontaire, il essayait de lui prendre la taille, de la baiser au cou. Mais elle, en paysanne des plaines grises, prévoyante et peu sensuelle, se défendait et, sans passion ni colère, combattait ces tentatives.
Décontenancé, les bras ballants, le menuisier reprenait alors ses histoires merveilleuses et de temps à autre, s’interrompant au hasard, il demandait à Cendrine :
— M’aimes-tu ?
Elle se taisait, heureuse de la question et cependant bien empêchée d’y répondre. L’aimait-elle ? Elle n’en savait rien. Elle imitait seulement les façons de ses amies ; toutes avaient un galant, docile à leurs caprices, et Golo était le sien. Quel autre aurait-elle pu choisir ? La belle humeur du compagnon lui plaisait ; intarissable en ses récits, jamais il ne montrait de mélancolie ou d’humeur, bien différent en cela des laboureurs ou des « calvaniés » qu’elle aurait pu fréquenter. Individus silencieux comme des bêtes et grossiers comme du pain de seigle, ceux-là, pour toute délicatesse, vous soufflaient d’ordinaire au visage la fumée de leurs pipes, et, lorsqu’ils serraient de près les filles, il n’était pas toujours aisé d’écarter leurs mains ou de les rabattre. D’ailleurs, Golo passait pour un ouvrier solide à la besogne, et les gens du village, volontiers, le citaient comme le type du beau garçon. Flattée du propos, encouragée aussi par la jalousie de ses compagnes, Cendrine, à la fois par sentiment et par calcul, accueillait les assiduités du jeune homme.
A tous, leur mariage semblait certain. Ils étaient bien assortis de caractère et de taille ; la dot de Cendrine était assurément plus forte que les économies de Golo et de sa tante, mais l’habileté du menuisier rétablirait l’équilibre. Le père et la mère Rutel écoutaient, laissaient dire, et ne se montraient pas fâchés de ces projets. Golo allait fréquemment leur rendre visite ; on lui offrait à boire, et bien qu’il n’eût point encore parlé ni tenté d’ouvertures, son assidue présence au Roc pouvait passer pour une acceptation tacite. Il leur faisait des cadeaux, fabriquait dans du hêtre donné par son patron une brouette pour Rutel et un banc de lessiveuse pour la vieille. Les camarades plaisantaient Golo : « Quand commencerait-il son lit de noces ?… »
— Après, il ne te restera plus qu’à faire la boîte des vieux, et tu en auras, de la monnaie, mon homme !
Le menuisier s’égayait du propos, mais au fond, il n’était nullement rassuré sur le prompt accomplissement de leurs prédictions et de son rêve. Ces gens ignoraient ou méchamment feignaient d’oublier quel était son âge. Il avait vingt ans, et l’époque approchait où il devait tirer au sort. Dans quelques mois, un matin de février, il suivrait la grande route où naguère il avait imité les marionnettes. Là-bas, à Mécringes, il mettrait la main dans l’urne. Le sous-préfet déplierait un numéro extrait d’une enveloppe, et Golo tremblait malgré lui en songeant que ce papier mystérieux déterminerait sa vie et déciderait de son bonheur.
C’était le tirage au sort dans la grande salle de la Mairie de Mécringes, une pièce humide qui servait aux audiences de la justice de paix et aux adjudications notariales. Golo reconnaissait l’endroit pour y être venu autrefois passer l’examen du certificat d’études. Le long des murs, il retrouvait les vitrines tapissées de papiers à ramages qui enfermaient la collection zoologique, léguée un demi-siècle auparavant par M. Chautain, naturaliste bien connu dans le canton. Les bêtes étaient là, empaillées, couvertes de poussière et raidies dans des attitudes conformes à leurs caractères : un renard charbonnier surprenait une poule de Houdan ; un écureuil croquait une noisette ; la patte levée, un héron pêchait, tandis que les oiseaux des Iles, le bec ouvert, semblaient vocaliser autour d’une fontaine de cristal. Et tous ces animaux regardaient devant eux, fixement, avec leurs gros yeux de verre qui bombaient hors des têtes. La plupart des sujets avaient souffert par le temps et la vermine ; des plaques chauves se voyaient aux robes des quadrupèdes, et souvent de larges ouvertures bâillaient sur le ventre râpé des volatiles sans queues.
Le cœur serré, les idées troubles, Golo considérait ces pauvres choses. Il lisait les étiquettes, épelait les noms latins pour s’étonner ensuite que le chat pût s’appeler felis et le lapin cuniculus. Autour de lui, une centaine de paysans attendaient, anxieux. Certains, afin de paraître crânes, affectaient de parler très haut, se campaient les poings sur les hanches, remontaient leurs casquettes au sommet de chevelures débordantes, où la pommade luisait, et croyaient se donner de la sorte le genre des villes où ils seraient envoyés en garnison. Des facétieux affirmaient que la guerre était imminente ; on allait s’aligner, et plus d’un, parmi ceux qui étaient là en ce moment, dans cinq ans ne danserait pas à l’Ile d’Amour. Les attristés, ceux qui ne dissimulaient pas, étaient attirés les uns vers les autres : dans un angle, près du poêle, à l’écart, ils formaient un groupe où l’on se chuchotait des cas de dispense et de réforme.
Le menuisier, lui, songeait à son mariage. Il s’était décidé à entretenir les Rutel, et de son projet d’épouser Cendrine, et de son prochain départ pour le régiment. Leur réponse ne l’avait pas rassuré.
— Amène un bon numéro, mon Golo et l’affaire est dans le sac, nous vous marions à ton retour. Mais si, par malchance, tu dois t’en aller pour cinq ans, tu comprends bien que nous ne pouvons pas te donner notre parole. Nous devons même défendre à Cendrine de s’engager avec toi. Peut-être t’attendra-t-elle, la petite, puisque tu parais lui convenir ; mais, dans notre intérêt à tous, il est plus prudent de rester libres. Cinq ans, c’est long, sais-tu ? bien long, surtout pour une grande fille déjà en âge d’être mariée. D’aussi sages qu’elle n’ont pas, à beaucoup près, mis ce temps-là pour changer d’idée ; elle peut en aimer un autre… toi, tu peux ne plus revenir… alors elle coifferait sainte Catherine, et nous voilà avec une vieille fille à la maison ; ça n’est pas gai, et ça s’est déjà vu, mon garçon, ces choses-là.
En vain, Golo jura ses grands dieux : on pouvait compter sur lui, jamais il n’aurait d’autre promise. Ses protestations n’ébranlèrent pas le vieux Rutel. Dans ces conditions, Golo sentait bien que son bonheur était menacé : le nombre des bons numéros était restreint ; puis, il ne croyait pas à la chance. Il s’en irait, et, pendant son absence, les Rutel donneraient Cendrine au plus riche qui se présenterait, et elle, si insouciante, si passive, ne manquerait pas de leur céder. Oui, le rêve de sa jeunesse allait prendre fin.
Un grand bruit de chaises remuées vint de l’estrade. Les maires du canton se levaient pour saluer le sous-préfet. Il faisait son entrée, et sous le buste de la République, auréolé de drapeaux, les présentations se succédèrent, interminables. Pour se distraire, Golo essayait de contempler dans une vitrine des grenouilles qui se battaient en duel. L’appel commença enfin, fut mené promptement, tandis que les conscrits qui n’avaient pas encore tiré supputaient leurs chances d’après les numéros sortis.
— Constant Louvet ! cria un gendarme.
Golo s’avança très tranquille ; presque inconscient, il mit la main dans la boîte, prit un billet, le tendit au président, lequel le déplia avec lenteur.
— Constant Louvet, de Villebard, numéro 3.
Le chiffre et le nom furent répétés plus loin à une autre table.
Numéro 3, c’était la marine : Golo le savait. Et, tandis que, très pâle, il se dirigeait vers la porte, il entendit un grand gaillard de Chamery qui gouaillait dans son dos :
— Tiens donc, le bon ami à la Rutel ! ce n’est pas encore demain que nous irons à sa noce !
Dehors, on se pressait autour de trois marchandes : elles vendaient des cocardes, des images enrubannées qui représentaient un dragon lancé au galop entre deux nuages, un chasseur en vedette, un artilleur pointant sa pièce, ou bien encore une allégorie : la France, la République et l’Alsace-Lorraine en marche vers les glorieuses revanches.
Comme les autres, Golo acheta sa cocarde et fit tamponner au-dessous de la vignette son numéro de tirage. Immense, le chiffre unique se détacha sur la partie blanche de la feuille, et, avec un gros soupir, le menuisier orna sa casquette de cet emblème.
Les conscrits de Villebard se rendirent au café, chez Lemoine. L’établissement était plein de consommateurs. Groupés par village, ils s’étaient fait apporter des litres : on buvait dans la salle à manger, sur le billard et jusque dans la cuisine. A chaque table, successivement, des chanteurs se levaient et entonnaient des couplets patriotiques. Selon l’usage, on les écoutait silencieusement. Les uns s’efforçaient de mettre dans l’expression et le geste l’autorité des vieux troupiers, les autres affectaient la gravité des barytons en habits noirs applaudis par eux dans les cafés-concerts des villes, les soirs de marché. L’assemblée tout entière accompagnait au refrain, et, sur les longues tables de bois, battait la charge avec les bouteilles. Un boulanger attaqua le Vaisseau le Vengeur ; puis vinrent les Cuirassiers de Reichshoffen, le Drapeau de la France, des récits chantés où il n’était question que de lettres dernières à des promises, d’imprécations maternelles, de décorations accrochées à des tuniques d’agonisants, au coucher du soleil, sur des champs de bataille. Beaucoup pleuraient de les entendre.
Comme les camarades, Golo buvait, et l’alcool peu à peu lui faisait oublier sa tristesse. Les bras croisés, la bouche ouverte et les yeux mi-fermés, devant son verre, il se laissait aller à des rêves de gloire : il savait par cœur sa théorie, conquérait des galons, la médaille, revenait, était nommé gendarme à Mécringes. Après se l’être redite à lui-même, il allait commencer une complainte que lui avaient enseignée les compagnons menuisiers, une complainte dramatique où des francs-tireurs faits prisonniers déconcertaient leurs bourreaux par de mâles réponses, quand ses amis l’entraînèrent : il était l’heure de regagner Villebard.
Ils sortaient. Déjà ceux de Chivres, une vingtaine de jeunes gens, paisibles à leur habitude, mais aujourd’hui tapageurs et gesticulants, drapeau et tambour en tête, partaient. Ceux-là surtout qui, en raison du numéro de leur tirage, pouvaient se croire sûrs d’échapper au long service, affectaient des allures martiales et s’appliquaient à marcher au pas. Les conscrits de Villebard s’en allaient à leur tour avec moins d’appareil ; ils étaient huit en tout dans le cortège. Parmi eux, seul Pierre Mélin avait eu de la chance ; Létinois avait bien amené le 14, mais peu lui importait, car il était fils de veuve.
La neige qui tombait depuis la veille avait cessé, mais le ciel restait plein, laineux, d’un gris uniforme, sans nuance. Dans la campagne rase, les champs et les arbres se déformaient sous la blancheur accumulée. La neige, çà et là, comme vivante, remuait ; le vent la chassait, la poussait dans les fonds où elle s’amassait par couches, avec des ondulations régulières et harmonieuses. Sur les arbres, au bord de la route, les petits oiseaux roulés en boule se tenaient immobiles ; seules, les pies sautillaient, et au bruit des passants, des nuées de corbeaux qui cernaient les meules, d’un vol lourd, s’enlevaient. Dans le passage déblayé au milieu du chemin, les conscrits marchaient l’un derrière l’autre ; ils se taisaient. Létinois et Mélin par délicatesse, les autres parce qu’ils n’éprouvaient pas le besoin de faire les fanfarons avec des « pays ». A la montée où jadis il avait déclamé les scènes de Geneviève de Brabant, Golo, dégrisé par le froid, essayait pourtant de chanter, dans la nuit qui venait :
Il ne continuait pas, car il les sentait venir, les larmes.
Arrivé à Villebard, il rentrait tout droit chez son patron. Au Roc, ils le sauraient assez tôt, qu’il avait tiré le 3 : ils le savaient déjà, du reste, ayant appris la nouvelle par le facteur.
— Pas de chance, mon pauvre Golo ! lui cria le lendemain le père Rutel.
Il n’en dit pas davantage. Cendrine, elle, plaignit son ami et parut sincèrement attristée.
— Non, jamais je n’aurais cru que tu partirais pour cinq ans. Et si encore tu avais dû aller en garnison tout près d’ici, tu aurais eu des permissions, et on t’aurait vu de temps en temps. Mais le garde-champêtre m’a dit comme ça que, si tu n’étais pas réformé, on allait t’envoyer bien loin, dans des pays au bord de la mer. Les voyages seront trop longs et trop coûteux. Ah ! j’ai bien peur, vois-tu, que jamais tu ne puisses venir l’an prochain à la fête de Villebard !…
Les mois passèrent… Lors de la revision, Golo avait été déclaré bon pour le service. Ses rendez-vous avec Cendrine continuaient, comme s’il ne devait plus être question du régiment. Lui, d’ailleurs, évitait de parler de son départ, et la liberté que lui laissaient les Rutel de se retrouver à toute heure avec leur fille lui avait rendu confiance. Il espérait. Cendrine l’attendrait peut-être, et peut-être aussi quelque événement imprévu, une maladie, la fin d’une guerre, le renverrait bientôt à Villebard pour y épouser l’amie de sa jeunesse. L’insouciance de son âge et de son caractère avait aussi pris le dessus.
Octobre arriva cependant. Un matin, les gendarmes apportèrent une feuille de route chez le père Hénocque : Golo était incorporé dans l’infanterie de marine, à Rochefort, et il devait se mettre en route le 27, un jeudi.
La veille du départ, la tante Louvet invita les Hénocque et les Rutel à venir souper et manger des crêpes. Et tandis que les anciens demeuraient à boire le vieux vin de Crouttes, Cendrine et Golo sortirent, se promenèrent ensemble une dernière fois. Ils voulurent faire le pèlerinage du ru de la Couarde où s’étaient écoulées pour eux tant d’heures charmantes. Ils suivirent le ravin l’un derrière l’autre, dans l’étroit sentier où leurs pieds foulaient la litière nouvelle des feuilles mortes. Celles qui restaient aux branches frissonnaient sous la lune avec un bruit d’agonie ; par instants, le vent les cueillait ; elles tombaient lentes en tourbillonnant, essayaient de planer et, dans une dernière courbe alanguie, se posaient silencieusement à terre.
A mesure que les amoureux s’enfonçaient sous le taillis la nuit devenait plus épaisse. Un arbre abattu par un orage de l’été leur barrait la route. Ils s’assirent dessus. Très longtemps, la main dans la main, ils demeurèrent sans parole, et dans la paix de l’ombre ils entendaient au loin les bruits de la Marne, la chanson monotone du barrage, et le roulement des voitures passant sur le pont de Fromentières. De grands oiseaux vinrent se coucher sur un chêne au-dessus de leurs têtes, tandis que, se rapprochant, s’éloignant, puis se rapprochant encore, un renard en chasse jappait aux flancs du coteau.
Cendrine, la première, osa parler du lendemain.
— C’est loin, Rochefort ? dit-elle. Combien y a-t-il de lieues d’ici ?
— Je n’en ai pas idée. Mais on dit que, passé Paris, on en a encore pour plus de vingt heures en chemin de fer.
— Tu nous écriras comment c’est, le pays où tu vas : si la ville est plus grande que Meaux ou Château-Thierry, et si c’est aussi curieux à voir qu’on le dit, la mer. Tu vas en visiter des pays, mon homme !
— Possible, on aimerait pourtant mieux n’en pas voir d’autres que celui-ci.
— Tu nous diras si tu t’ennuies et si le métier est dur. Et puis, tu n’oublieras pas de nous envoyer ta photographie, en soldat. Comme il me tarde de la voir, et comme tu auras l’air drôle là-dessus !
Mais Golo, se glissant plus près de Cendrine, chercha ses yeux dans l’ombre.
— Dis, c’est-y vrai que tu m’attendras ?
Elle eut un petit rire sec, chevrotant ; puis, sérieuse et presque triste :
— Mais, oui…
Golo tremblait d’angoisse.
— … Puisqu’on te dit que oui ; tu sais bien que je t’aime tout plein, que je t’aime plus que tout. Ce n’est pas gentil de n’avoir pas confiance en moi. Va, je penserai à toi sans arrêter, je te le promets, et même il m’arrivera plus d’une fois de revenir seule ici, là où nous sommes, pour me rappeler le bon temps.
— C’est bien sûr, tout ça ?
Elle ne répondit pas, et de nouveau ce fut le silence. Le ruisseau, tout près d’eux, coulait avec un bruit de mystère. Brusquement Golo embrassa son amie à pleine bouche, puis l’étreignant :
— Ma Cendrine !
Il l’implorait avec une voix câline et troublée, une voix qui n’était plus sa voix. Il la serrait si étroitement que ses paroles passaient sur elle comme des caresses.
— Ma Cendrine… Je t’en prie, avant que je m’en aille… laisse-moi, je serai si content, je partirai si sûr de toi…
Elle défaillait sous les baisers, et lui, essayait de l’entraîner à terre ; mais vite elle se leva.
— En voilà assez, n’est-ce pas ?
Il se recula.
— Rentrons…
Et ils rentrèrent.
Arrivés à la haie du Roc, Cendrine, rassurée, tendit la joue à son amoureux.
— Allons, embrasse-moi, dit-elle, c’est pour du temps.
Il l’embrassa, et seul, seul pour combien de mois ? il regagna le Chep.
Golo ne la revit plus. Le lendemain, son camarade Flambier, lequel était envoyé à Versailles, étant venu le prendre, il dit adieu à la tante, à ses cousins, aux Hénocque. Ces braves gens se tenaient dans la fraîcheur de l’aube, adossés le long de la route, au mur du menuisier. La vieille pleurait en regardant son neveu : « Ah ! elle ne le reverrait jamais, le petit homme à défunt son frère ! Elle était si vieille qu’elle ne le recevrait plus que dans le cimetière, au matin de son retour. » Le patron, demeurait grave, avec une figure que Golo ne lui avait jamais vue, et pour se donner du cœur il répétait des choses insignifiantes : « En avant, la Marine ! Hardi, les enfants ! » ou bien : « Je crois que nous allons avoir de l’eau aujourd’hui. »
Les embrassements terminés, le conscrit se souvint qu’il avait oublié son couteau. Il rentra à l’atelier pour le chercher, et, un instant, ses yeux se promenèrent sur les choses de son métier, sur les établis, sur les outils, sur les bois travaillés d’une couleur si joyeuse. Le bruit de la corneille qui se faisait le bec aux bâtons de sa cage, lui rappelait qu’il n’avait pas dit adieu à son élève : pour la flatter, il passa son doigt entre les barreaux d’osier. Après des battements d’ailes pour un essor inutile, l’oiseau vira lentement son col bleu, aux reflets de métal, puis, de son petit œil rond et clignotant, jeta sur son maître un regard oblique, où Golo crut lire des prophéties lointaines et moqueuses. Il sortit. Flambier et lui descendirent la grand’route. On les appelait pour leur serrer la main et, arrivés au cabaret, tout en bas du village, ils burent la double tournée de « blanche » offerte par les camarades. Deux heures après, à la gare de Rademont, ils eurent un instant d’orgueil en présentant au guichet, pour la première fois, une feuille de route à leurs noms. Et dans le compartiment, bondé de conscrits, qui venaient de plus loin, on les accueillait en leur tendant fraternellement des litres et des verres. Champenois et Briards, tous chantaient le Conscrit de 1810 :
Le train était reparti. Un moment il traversait des pays habituels, des villages dont le clocher se voyait de Villebard. Il longeait des hameaux où Golo connaissait du monde, des maisons et des fermes où il n’était jamais venu et dans lesquelles sa tristesse croyait laisser des sympathies. Après un tunnel, des horizons nouveaux s’étendirent : c’était l’inconnu.
Rochefort, la caserne, l’immatriculation, l’habillement. Tondu, rasé, à l’ordonnance, Golo inaugurait la tunique bleue à épaulettes jaunes dans une promenade mal orientée à travers la ville inconnue. C’étaient, devant lui, des rues droites, coupées à angles droits par d’autres rues droites, toutes pareilles, et au bout de la perspective s’offrait tantôt le talus d’herbe des remparts, tantôt la voûte d’une porte qui s’ouvrait sur la campagne, et tantôt le geste mystérieux du sémaphore. Les pavés blancs filaient entre les maisons blanches, très basses, silencieuses, et sur cette monotonie éclatait en discord le verbiage d’un peuple de perroquets, emplissant de leur tumulte les couloirs et les chaussées. Golo les admirait en passant, s’amusait à leurs monologues !
Curieux, il s’arrêtait devant les étalages de naturalistes, qui lui enseignaient des mondes ignorés, et complétaient, en les lui rappelant, les révélations anciennes de la collection Chautain, à Mécringes.
Et la mer, où était-elle ?
Loin, à près de trois heures de marche, il la verrait plus tard. En attendant, il se contentait de contempler la Charente, le port, l’arsenal et les chantiers, s’extasiait devant les énormes vaisseaux de guerre, à l’ancre dans le fleuve, s’étonnait des navires en construction, colosses ébauchés dont les formes imprévues se découpaient sur le ciel, plus hautes que les maisons.
Mais dès le lendemain les classes l’absorbaient, le gymnase, l’exercice.
La fatigue des muscles, l’obéissance craintive de la mémoire épuisaient son énergie. A peine avait-il assez d’heures de sommeil pour réparer ses forces ; il perdit l’appétit, ne pensa plus. Il ne fut pendant des semaines que le domestique de la consigne, l’esclave des appels.
Puis, après quelque temps, l’entraînement le secourut, il se rompit au métier. Peu à peu le conscrit devenait soldat, l’être ahuri et bousculé des premiers jours se défendait, se ressaisissait. Le menuisier de Villebard reparaissait sous le marsouin ; mais à la joie de s’être reconquis se mêlait quelque souffrance : le dépaysement, la solitude. A la caserne il y avait des gens de partout et personne de chez lui ; son nom même, il lui semblait que ce ne fût pas le sien : Golo ne s’habituait pas à s’appeler Louvet, le fusilier Louvet. A l’exercice, à la manœuvre, les heures passaient encore ; mais sa liberté de chaque soir, il ne savait qu’en faire. Dans les premiers jours, il l’employait à dormir, à cuver sa fatigue, sur son lit, à la chambrée. Mais l’endurance était venue, et, moins las, écœuré d’ailleurs de la caserne, il se décidait à sortir. Il flânait, errait le long des bassins, dans le froid du soir : des bateaux passaient, un pêcheur relevait ses lignes, la plainte d’une sirène déchirait la brume ; et il ne parvenait pas à s’intéresser à ces choses. Villebard le hantait, et Cendrine.
La ville alors lui semblait hostile ; il franchissait les portes, promenait sa nostalgie dans les campagnes crépusculaires. Le long de la route, des prairies noyées d’eau morte se reculaient jusqu’à l’horizon, et, par les barrières blanches, des troupeaux se pressaient vers les fermes. Et ces rappels de vie champêtre aggravaient sa mélancolie. Sa seule joie était de recevoir les lettres de Cendrine, et elles étaient rares ; lues et relues, il les portait sur lui, moins seul de les sentir dans sa poche. Il lui répondait. C’étaient des écritures interrompues et reprises, où la tendresse ne s’exprimait que par le nombre des pages, un journal minutieux de ses ennuis, complété d’interrogations et d’enquêtes sur les gens de Villebard.
Mais bientôt la bienfaisante camaraderie intervenait, changeait brusquement sa vie. La familiarité d’un voisinage à la chambrée, à l’exercice, le faisait se lier avec quelques bons garçons de son escouade. Ils se retrouvaient à la cantine, s’offraient des tournées, sortaient en bande. Le dimanche apporta ses distractions. On s’en allait écouter la musique militaire au jardin public, les mains gantées et lourdes, les yeux en admiration vers le kiosque d’où les cuivres envoyaient des polkas au ciel d’hiver ; on flânait sur le cours d’Ablois, les jours de foire devant les baraques ; la soirée, parfois, se terminait au théâtre, puits de lumières, au fond duquel on s’évertuait à suivre, rapetissés par la distance, les gestes des ingénues et des traîtres. Dans la semaine, ils se contentaient, le matin, du vin blanc de la cantine, et, l’exercice terminé, de l’absinthe à la brasserie versée par de petites serveuses. Et, les nuits de permission, après les traîneries de cafés en cafés, c’était l’échouage, tout près de la caserne, sous les remparts, la brève hospitalité d’un éden vulgaire, où les invitait le tambourinement de quelque danse exotique.
Le gai compagnon qu’était le Briard s’était vite accommodé de cette existence nouvelle. C’était lui le plus bavard, le plus entreprenant de la bande : on l’écoutait, on le suivait, et sa réputation de « lascar » dominait l’escouade, s’imposait à la compagnie. Quelques-uns l’appelaient « le Parisien », et il en était fier. Des mois passaient, les classes étaient terminées, puis les marches et les manœuvres : Golo n’était plus un bleu. Il savait maintenant tous les trucs et toutes les ficelles du métier, comment on chipe les permissions et l’endroit où il faut sauter le mur. Rien qu’à sa dégaine, à l’enfoncement de son képi sur les oreilles, au balancement de ses bras rythmant la marche, on reconnaissait le soldat, le troupier fini. C’était le vainqueur, celui qui fait tourner les têtes, celui qui n’a qu’à choisir. Il avait choisi : sa bonne amie était une jolie blonde, une apprentie, plus délicate, moins hasardeuse que les bonnes de café, que les filles de la rue ; ils avaient des rendez-vous d’un moment le soir, dans l’herbe des glacis, et d’autres, plus longs dans une auberge du faubourg. Le dimanche, il abandonnait ses camarades pour se promener avec elle ; il l’accompagnait sur les routes, dans les champs, et quelquefois, quand un orchestre les appelait de loin, jusqu’à une fête de village.
Il n’oubliait pourtant pas Cendrine : ses grands projets tenaient toujours. Il était en règle avec elle, continuait à lui écrire, lui avait envoyé sa photographie, et au jour de l’an, une bague achetée sur le quai à un matelot, une bague algérienne en filigrane.
Le souvenir restait ; mais, avec la vie de régiment, la brasserie et les femmes, le chagrin de la séparation s’était adouci. Sans trop d’impatience, il attendait le grand congé de trois mois qui allait bientôt le réunir à sa promise. Or, au lieu de congé, ce fut un ordre de départ qui arriva brusquement. Les choses allaient mal au Tonkin, on parlait même d’une défaite ; des renforts partaient, et le bataillon de Golo devait s’embarquer la semaine suivante à Toulon. On allait donc voir du pays, en découdre avec ces magots dont les journaux illustrés lui avaient révélé la grimace ! Il dit adieu à l’apprentie, prit sa part de plusieurs punchs offerts par les camarades du dépôt, écrivit à Cendrine une lettre orgueilleuse et attendrie. On partit enfin, et, après deux jours de wagon, abrutis par les litres achetés ou offerts de station en station, rauques de Marseillaise et de chansons d’étape, ils arrivaient à Toulon.
Golo n’eut pas le temps de voir la ville. Son détachement gagna l’arsenal, monta sur un chaland, accosta le Mytho, un grand transport, semblant une caserne blanche, plus blanche dans l’éblouissement de la rade criblée de soleil. Tout de suite on appareillait ; une autre rade succédait à la première, puis, à droite, lentement, l’horizon s’ouvrait libre, sur un large espace, et là le ciel et l’eau se joignaient. Golo détournait la tête, regardait vers la terre déjà lointaine, vers les claires montagnes qui frangeaient la côte.
— Tout de même, c’était cela, le pays !
Mais le soldat n’eut pas le temps de réfléchir ; son service le prit aussitôt, le garda. On halait sur le filin, on nettoyait le pont, on vidait les escarbilles, corvées monotones. La mer y ajoutait son imprévu ; à de certains jours elle se faisait mauvaise, le transport roulait, tanguait, et Golo était malade. D’autres, à côté, l’étaient plus que lui ; des camarades vautrés sur le pont, anéantis, livides, suppliaient les matelots de les jeter à la mer. Puis le Briard s’accoutumait, et c’était la morne traversée, l’abrutissement des journées pareilles occupées à considérer des ciels et des mers identiques, à se remémorer des choses anciennes, à chanter en chœur avec les marins de nostalgiques romances. Les escales faisaient diversion. La terre demeurait lointaine ; un pic, quelques cimes d’arbres la désignaient vaguement, mais elle venait vers eux dans des barques indigènes, avec des couleurs nouvelles de chiffons, des sonorités de langues ignorées, des fruits étranges auxquels ils n’osaient pas toucher. Puis ce fut la torpeur des jours équatoriaux, des jours et des nuits immobiles, sans une ride de l’Océan, sans une palpitation de la tente sous laquelle ils somnolaient, hébétés. Quarante jours s’écoulèrent ainsi, et, un matin, Golo se réveillait en baie d’Along. Un lac, semé de rochers aux formes gesticulantes, aux attitudes de menace, qui escortaient le navire. Quelques heures après ils quittaient le Mytho, montaient en chaloupe, l’eau changeait de teinte, se faisait limoneuse et grasse : c’était le fleuve.
Des bateaux de formes inconnues, plats et portant au milieu un abri en bambou, des sampans, nageaient autour des embarcations, rasaient les bordages. Vêtus de blouses noires, avec des chignons sous leurs chapeaux et des faces glabres, blafardes, au sexe douteux, des mariniers les conduisaient. Sampaniers ou sampanières. Golo n’arrivait pas à les discerner, surpris, révolté un peu de leur complète ressemblance. Sur le soir, on arrivait à Haïphong ; et l’étonnement du soldat continuait, entouré qu’il était d’une foule ambiguë et grimaçante, à l’odeur fauve, première et brusque révélation de la race avec laquelle il allait vivre et bientôt se battre. Il campa dans une pagode, ne put dormir, cherchant malgré lui le bercement accoutumé de la mer.
A l’aube, le bataillon s’embarquait sur une canonnière et remontait le fleuve. Le long des deux rives, à fleur d’eau, s’étalaient jusqu’à perte de vue des pays de rizières, des damiers de verdure, semés çà et là de boqueteaux de bambous dans lesquels se cachaient les villages. Des buffles paissaient, la tête enguirlandée de leurs cornes ; un laboureur, enfoncé dans la boue jusqu’à mi-corps, conduisait une charrue ; et çà et là, observant le marais, de grandes troupes d’aigrettes blanches posaient sur la plaine des fraîcheurs de neige.
Le fleuve s’animait, des jonques passaient avec de gros yeux peints à la proue et des cordages de rotin ; le long des levées, des coolies défilaient, portant des paniers en balance sur leurs épaules ; et sur les bords, des baignades d’enfants s’éclaboussaient dans le soleil.
On arrivait à Hanoï, au milieu d’un fouillis de sampans et de jonques ; on accostait en face de la Douane. On gagnait la citadelle, dont les remparts rappelaient ceux de Rochefort, et l’on campait dans l’humidité, parmi les moisissures, sous des hangars couverts de paillotte. Et durant quelques jours Golo se promenait dans la ville, suivait les rues toutes bordées de magasins, chacune d’elles réservée à une profession unique : la rue des Incrusteurs, la rue du Chanvre, la rue des Brodeurs. Il eut la pensée d’acheter un souvenir pour Cendrine ; mais dérouté par l’indifférence silencieuse des marchands il ajourna ses acquisitions au retour. De nouveau il se perdait dans la foule. Et de cette humanité, de ces boutiques, des fruits et des denrées étalés ou charriés en plein air, une odeur émanait, une odeur d’encens, d’opium, de musc et de poisson gâté.
Un matin, l’on s’embarquait encore. Alors recommença le morne fleuve Rouge ; et, entre les rives boueuses, l’eau épaissie d’alluvions, fleurie aux anses d’îlots blancs de nénuphars. Et, au-dessus des berges, toujours la plaine, la monotonie de la rizière.
On débarquait enfin, pour rejoindre le corps expéditionnaire. Huit jours d’étapes en files indiennes sur les levées, avec les haltes dans les villages au milieu des cris des volailles et des porcs poursuivis dans les jardins par les coolies et les soldats, et la popote en plein air, dans les huttes, dans les pagodes. Puis un jour, Golo, qui ne savait plus où il allait, apercevait, à plat ventre dans l’herbe, le cadavre d’un pavillon noir, son large chapeau de paille chaviré près de lui, son sarrau de soie bleu éclaboussé de sang. Presque aussitôt une musique sauvage de tam-tam arrivait, lointaine, coupée par une explosion sourde : le canon. Golo se raidit. Très pâles, les soldats se regardèrent, attendant des ordres. La canonnade bientôt se rapprocha, des estafettes passaient au galop, foulant la rizière, et le Briard continuait à ne rien voir. Des camarades avaient commencé une chanson d’étape, d’autres s’excitaient, lançaient des plaisanteries qui retombaient dans le silence.
— Allons, zou ! les marsouins ! cria le capitaine, en levant son sabre. C’est notre tour.
Le bataillon franchissait une levée, se déployait, marchait à l’ennemi, tout là-bas. Golo le découvrait : comme une troupe d’oiseaux battant de l’aile, d’innombrables pavillons triangulaires flottaient sur des retranchements dans la poussière et la fumée. Il tira son premier coup de fusil, rechargea, retira, ne pensa plus. Les clairons sonnèrent la charge et il se lançait, excité par une ivresse lucide, plus léger, plus libre, sous la mitraille. Les soldats tombaient auprès de lui, blessés, morts, et il ne se retournait pas, il courait. Et ce fut l’assaut, la bousculade, des cris de colère et de douleur. Golo tua, et, quand il eut tué, il voulut tuer encore. Mais déjà c’était fini, les Chinois fuyaient en pleine déroute, poursuivis par les obus. On cantonna, et l’on pointa les noms des hommes absents ; mais on avait si faim qu’on ne songeait à eux qu’après avoir mangé. Alors seulement on enterrait les morts, on portait les blessés à l’ambulance. Et Golo se familiarisait, dès ce jour, avec les tristes corvées, avec les civières où crient les blessés, avec les fosses creusées en hâte, où l’on enterre les amis.
La guerre continuait. Golo se battait encore et sa bravoure ne se démentait pas. Ses chefs le notèrent, le proposèrent pour la médaille : il fut nommé caporal.
La paix signée, les troupes furent disséminées dans les postes. La compagnie de Golo s’en allait prendre garnison à Bat-Cat, dans les terres fermes, au nord de la Rivière Claire. C’était un pays de broussailles habitées par les paons et les tigres ; des collines ondulaient, couvertes de grandes herbes, dans un horizon de verdure continue. Le ciel paraissait fumeux, lourd de buées et de brumes, laissant tomber une chaleur grise d’orage en suspens et qui n’éclatait jamais, car la saison des pluies n’était pas encore commencée.
Dans cette température affaissante, les soldats passaient leurs journées étendus, évitant de remuer, avec la joie d’être servis, éventés pour quelques centimes par de petits Annamites. Autour d’eux, les coolies allaient et venaient, nu pieds, filaient comme des ombres sur la terre douce. Golo souffrait de la soif, et il était impossible de boire de l’eau fraîche, la gargoulette ne suintait pas. Et les nuits étaient aussi suffocantes que les jours, des nuits de sueur sans sommeil, anéanties et inquiètes. Seule, dans la torpeur nocturne, la vie des bêtes s’exaspérait, fourmillait menaçante, multipliée par l’inconnu de l’ombre. Sur la sourde rumeur qui faisait palpiter l’étendue, des bruits plus proches se révélaient : cris de lézards, coassements de grenouilles, meuglement du crapaud-buffle, et, à l’intérieur, sous la paillotte, les reptiles grouillaient au milieu du frôlement des chauves-souris et de la chanson lancinante des moustiques.
Entre les journées vides et les nuits mornes, le caporal s’ennuyait. Les mauvais alcools absorbés, les tournées d’absinthes n’arrivaient pas à le distraire. Puis, le désir étant revenu avec le bien-être relatif du poste, il imita les camarades, eut recours à la congaï. Petites, avec de grosses figures beurrées, sans nez ni sourcils, des faces d’énigme encadrées de cheveux lourds, avec un regard de ténèbres, un sourire laqué de noir dans des lèvres saignantes de bétel, toutes avaient les mêmes hanches étroites, les mêmes formes grêles et garçonnières ; toutes gardaient aussi la même immobilité sous les caresses, la même docilité indifférente et lasse. Et Golo resongeait à Cendrine ; elle était depuis des mois et des mois si loin de sa vie, si loin de sa pensée ! L’étonnement des pays nouveaux, les aventures et les batailles l’avaient empêché de lui écrire ; la guerre finie et le souci de la vie matérielle disparu, la paresse, l’insouciance l’avaient encore séparé d’elle. Insensiblement le lien se rompait. Deux fois, cependant, aussi bien pour se mettre en paix avec sa conscience que par un dernier souvenir affectueux, il s’était décidé à lui demander de ses nouvelles. Avait-elle reçu ses lettres ? La réponse, en tout cas, n’était pas venue. Il l’avait espérée quelques mois, s’en était enquis les jours où le vaguemestre distribuait le courrier de France. Puis il s’était fatigué d’attendre ; résigné, tranquille, il avait renoncé à tout, à l’amoureuse et à ses lettres. Si elle l’avait oublié, tant pis ! On était quitte. Le sentiment ne le tracassait plus ; seuls, l’intéressaient maintenant les variations de la température, le commencement de dysenterie dont il souffrait et, par instant, le plaisir médiocre qu’il pouvait prendre avec sa passive congaï.
Les saisons se succédaient, la classe allait partir. Fiévreusement espérée par tous, l’heure du retour sonna. Et Golo vit de nouveau la boue du Fleuve Rouge, le grouillement commercial d’Hanoï, où il eut l’émotion d’une lettre : le notaire de Mécringes lui apprenait la mort de la tante Louvet. En baie d’Along, il s’embarquait sur le Vinh-long. Mais, à peine à bord, sa dysenterie s’aggravait, le clouait à l’infirmerie, où il vit mourir plusieurs de ses camarades. Il eut peur ; alors il lui sembla qu’il n’arriverait jamais et, la nuit, il rêvait aux pauvres diables immergés par deux mille mètres de fond, parmi les herbes et les bêtes…
Le transport approchait de France. Golo essaya de se ressaisir, retomba et, quand on mouilla en vue de Toulon, une chaloupe le conduisit avec les autres malades à l’hôpital de Saint-Mandrier. Il y demeurait trois mois, dans une salle blanchie à la chaux, une salle où tout était blanc, les murs, les lits, les sœurs, dont les cornettes blanches, comme des oiseaux d’espoir, se penchaient sur la pâleur des malades.
— Rademont ! Rademont !
A la portière d’un wagon de troisième, la tête de Golo apparaissait, coiffée d’un képi bleu avachi, la face pâlie durant le séjour à l’hôpital, et les yeux enfoncés. Mais l’allure s’était dégagée, les traits avaient plus de caractère et d’expression, la moustache était plus longue. D’un air très crâne, il descendait du train, avec la musette en toile blanche pendue à l’épaule gauche. Il était d’ailleurs le seul voyageur qui s’arrêtât à Rademont. Sur le quai, à la sortie, l’homme d’équipe prenait la feuille de route du caporal. Golo le regardait, il ne connaissait pas cette figure-là. Inconnu aussi le chef de gare, qui passait un papier à la main : on avait donc changé tout le monde depuis son départ ?
Un instant après, il était sur la route blanche qui mène à Villebard, faisant à rebours sa première étape de conscrit. Était-ce une illusion ? il ne se trouvait pas beaucoup plus gai que le matin d’octobre où il était parti avec Flambier. En vérité, ce retour si ardemment souhaité là-bas, dans les buées accablantes des rizières, si désespérément entrevu dans les fièvres de Saint-Mandrier, ce retour ne lui procurait aucun plaisir. Il était si heureux pourtant, voici trois jours, lors de la dernière visite, quand le major avait déclaré qu’il ne voulait plus de lui dans la salle et que le « double » lui avait remis sa feuille de route et son prêt ! Sans un moment d’hésitation, il avait pris le train de Paris ; il ne s’était même pas arrêté dans la grande ville, traversée le matin, et qui l’avait plutôt effrayé avec ses maisons trop hautes, sa cohue, son bruit assourdissant. Oui, il était revenu à Villebard, car, après tout, il n’avait jamais connu que Villebard ; son père et sa mère y étaient morts, il y avait grandi, appris un métier et, s’il était vrai qu’il ne lui restât plus aucun parent, cette brave femme de tante Louvet ne lui avait-elle pas légué sa maison et ses champs ? Ne fallait-il pas s’occuper un peu de tout cela ? Et puis, il avait des amis au village, des garçons rigolos et bons vivants qui allaient fêter son retour, qu’il étonnerait du récit de ses campagnes lointaines.
Pourquoi ces idées, si riantes la veille encore, s’évanouissaient-elles aujourd’hui, et d’où lui venait cette angoisse qui lui étreignait le cœur, pendant qu’il allongeait le pas entre les mètres de cailloux et les bornes hectométriques ?
Il marchait, et bientôt le chemin quittait la plaine, pour monter à mi-côte et dominer la rivière. A gauche, le bois gardait encore son aspect d’hiver ; les arbres emmêlaient leurs branches noires et, dans les clairières, de grandes herbes mortes, d’un blond usé, s’affalaient sur des coulées de sable. Mais, dans le gazon roussi, des primevères, en bouquets espacés, attestaient la saison nouvelle, des anémones blanches pointaient parmi les feuilles sèches, et des violettes tiédissaient dans les creux, tandis qu’au bord des taillis, les fleurs des saules marsaults retombaient en pluie de chenilles jaunes.
A droite, sur la pente très douce, un mince carré de seigle verdissait, clairsemé, débile encore ; et, au-dessous, entre les fûts des grisards, se hâtait la Marne limoneuse lourde des eaux printanières.
Devant Golo, toute la vallée se découvrait : des champs et des routes, plusieurs clochers carrés, rappelant des villages connus et, dans l’ombre d’un nuage, les maisons de Villebard, le château de Vauharlin, la ferme de Montcouvert, le Chep et le Roc.
Le Chep où le père Hénocque avait son atelier, et le Roc habité par les Rutel ! Et l’idée seule de la maison des vieux, dont il devinait la place là-bas, faisait passer en lui comme un frisson. Il se raidissait cependant. Cendrine, oui bien sûr, il l’avait aimée, mais ma foi, c’était dans ce temps-là ! Depuis, il en avait vu bien d’autres, et vraiment, elle l’avait trop oublié, à rester des années sans lui écrire. Non, non, il n’y pensait plus ; il savait bien qu’elle devait être mariée maintenant, et il n’était pas jaloux. Pourtant, si par hasard elle l’avait attendu ? Si tout à l’heure ?… Mais il n’osa pas continuer ce rêve, comme s’il se fût défié de sa propre faiblesse.
Et, pour s’aguerrir davantage :
— Des bêtises, répétait-il à haute voix, des bêtises !
La route était solitaire : des piverts s’y poursuivaient de branche en branche et, dans le gui d’un bouleau, un merle sifflait. La nuit approchait ; au bas du ciel violacé, le soleil déjà disparu laissait une bande d’un jaune très pâle, une zone lumineuse sur laquelle des ramures d’arbres se découpaient, distinctes.
Et le soir qui venait n’égayait point Golo ; personne ne l’attendait à Villebard, il y rentrait comme un étranger, ne sachant même pas où il irait coucher. Aussi eut-il un moment de joie quand il s’entendit appeler par son nom.
— Salut, Golo !
C’était le cantonnier, qui l’avait reconnu, derrière ses œillères de toile métallique.
— Salut, mon père Boget ! répondit le soldat.
Mais déjà le vieux avait rabaissé sur son ouvrage sa face broussailleuse, et tranquillement, comme s’il l’avait vu la veille, il continuait à casser son silex à petits coups secs.
Cette fois, c’était Villebard.
Les fumées du soir, dans l’air tranquille, montaient toutes droites au-dessus des maisons. Des coups de fouet claquaient dans la brune ; les chevaux de labour rentraient, leurs bonnes têtes sages encadrées de laine bleue, et derrière eux, dans la poussière, traînaient, avec un bruit clair, les bouts des chaînes qui, toute la journée, les avaient attelés à la charrue, laissée là-bas dans les champs, avec son soc poli, brillant aux étoiles.
La cloche de l’église sonna l’Angélus. Sa voix paisible avait gardé son timbre effacé et monotone, pareil aux campagnes qu’elle emplissait aux heures grises. Qui la faisait tinter maintenant ? Le vieil instituteur, le père Brun, était mort peut-être ; et Golo se souvenait de ses joies anciennes, les jours où M. le Curé et M. le Maître lui abandonnaient, en récompense de sa bonne conduite, le droit de se pendre à la corde. C’était un prétexte pour grimper dans les charpentes où l’on troublait les oiseaux nocturnes, et d’où les cheveux épars dans le vent qui soufflait là-haut l’on regardait, au loin les champs à travers les lames des abat-sons.
Il avait gagné la grand’rue. Des mères rappelaient les enfants qui s’attardaient à jouer, les maisons s’éclairaient l’une après l’autre, et sur le repas du soir, sur la quiétude de la vie de famille, les portes se fermaient.
Comme il passait devant le cabaret de Farcette : Au Puits 120, pour la deuxième fois, il s’entendit appeler par son nom.
— Ohé, Golo ! Ohé ! vieux Tonkin !
Il s’approchait, et il reconnaissait son ami Victor Carrouge. Ils s’étaient liés dans les années qui avaient précédé le départ pour le service, malgré une différence d’âge assez grande, attirés l’un vers l’autre sans doute par la dissemblance de leurs natures.
Sans avoir mauvaise réputation précisément, Carrouge n’en était pas moins considéré dans le village comme un véritable propre à rien. Sa mère tenait, près de l’église, l’unique magasin de Villebard ; et, malgré le crédit qu’elle devait faire aux paysans qui prenaient chez elle la chandelle, la mercerie, les galoches et la pommade, elle passait pour riche, grâce à sa nombreuse clientèle et à l’habileté avec laquelle elle poussait aux achats. Son mari, qu’elle avait épousé par amour, ne lui avait causé que des ennuis. De bonne heure, il lui avait laissé tous les soins du négoce, plus habile à tirer un lièvre à l’affût qu’à moudre le café ou à mesurer le pétrole. Comme il avait un faible pour l’eau-de-vie blanche, il était mort jeune, dans un accès d’alcoolisme resté légendaire à Villebard.
Victor n’avait pas beaucoup consolé sa mère. Tout enfant, une fainéantise incurable le tenait des journées entières sur le pas de la porte, observant les gens qui passaient et notant, avec force plaisanteries, les ridicules de chacun. A l’école, il n’avait rien voulu apprendre, malgré sa bonne mémoire et, plus tard, il n’avait pu se décider à choisir un état. Comme, d’ailleurs, par une défiance instinctive des choses, il ne commettait pas de sottises graves, la veuve s’était résignée. Avec une quarantaine de sous par jour, elle avait la paix, et même Victor se montrait bon fils, donnant à l’occasion un coup de main pour descendre un baril d’huile à la cave, ou pour clore les volets, la nuit tombée. D’habitude, il se levait à neuf heures, avalait deux ou trois gouttes de marc, déjeunait, fumait des pipes, puis traînait son désœuvrement dans le village, s’arrêtant chez le bourrelier, chez le maréchal-ferrant, chez le charron. Partout, il trouvait bon accueil, à cause des nouvelles qu’il colportait, des histoires comiques qu’il débitait, intarissable, avec une verve goguenarde et des expressions à lui qui n’étaient pas sans verdeur. Le père Hénocque recevait aussi sa visite, et, dès les premières fois, Golo, qui débutait comme apprenti, avait été séduit par ce garçon si drôle, avec lequel il n’y avait pas moyen de s’ennuyer. Victor, de son côté, s’était pris d’affection pour Golo qui mieux que personne, lui semblait-il, comprenait ses blagues et dont l’admiration, au fond, le flattait.
Aussi fut-ce avec joie que Golo serra la main de Carrouge, qui l’avait reconnu tout de suite, malgré la nuit. On entra dans le cabaret vaguement éclairé par une lampe à pétrole sans abat-jour, posée sur la table, et là, Carrouge s’attendrit complètement, au point qu’il embrassa Golo. Celui-ci très ému, sentit une larme lui monter aux yeux, pendant qu’il répétait, sans pouvoir trouver autre chose, ces simples mots, souvenir du régiment :
— Eh ben, mon vieux ! Eh ben, mon vieux !
Ces effusions réveillèrent Duru, dit Mexico, le garde-champêtre, qui sommeillait avec des mouvements de tête rythmés, ses lunettes tombées sur le Petit Journal.
— Dérange-toi donc un peu, hé ! vieux machin, voilà Golo ! Tu ne le remets pas ? fit Carrouge en le secouant par la manche.
— Golo, Golo, c’est-y celui à défunte la mère Louvet ?
— Bien sûr que c’est lui !
— Tiens, tu es donc caporal, mon homme ? reprit Mexico, qui regardait hébété les deux galons de laine.
— Probable ! répondit Golo avec quelque suffisance.
— Allons ! dit Carrouge, revenant à des choses plus immédiates, on va trinquer ensemble, pas vrai ? Un petit vermouth, hein ? Tu dois avoir soif. Trois lieues depuis Rademont, ça commence à compter.
La mère Farcette apporta des verres, où son mari versa le vermouth, et Golo, en y ajoutant l’eau de la cruche en faïence, regarda Carrouge.
Il n’avait pas rajeuni. Son front barré de rides profondes s’était presque dégarni, et, sur ses tempes fripées, des cheveux blancs se plaquaient. Sa barbe rouge en buissons d’automne s’argentait fortement sous les oreilles, et son nez mince tombait davantage sur une bouche pincée, aux lèvres invisibles. Mais ses petits yeux durs, d’un gris d’ardoise, de vrais yeux d’émouchet, vivaient toujours malicieux et attentifs, en arrêt aux creux des orbites, au-dessous des sourcils usés.
Obéissant vraisemblablement à quelque impulsion héréditaire, maintenant il ne démarrait plus du cabaret, au grand désespoir de la veuve qui redoutait pour lui la fin de son père et la lui prédisait régulièrement, les soirs où Victor rentrait très raide, les yeux rapetissés encore par l’alcool.
Mais ce jour-là, la joie de revoir Golo l’avait dégrisé complètement.
— On te croyait mort, mon pauvre vieux, sais-tu bien ? répétait-il, très tendre. Vrai, cette idée-là me fichait malheur. Pense donc ce que c’est loin, leur sacré Tonkin ! C’en est, des inventions ! Enfin, te voilà revenu, c’est tout ce qu’il faut. Ça ne fait rien, tu n’es pas gras, tu dois peser quatorze livres tout mouillé.
— Bah ! fit Golo, le coffre est bon. Et puis, on n’est pas fâché d’avoir vu du pays. Mais ici, quoi de neuf ? Le père Hénocque, qu’est-ce qu’il devient ?
— Le père Hénocque il est toujours là, solide au poste. Justement, il m’a parlé de toi, il n’y a pas huit jours. « C’est-il qu’il ne reviendra jamais ? qu’il me disait. Ce serait dommage, car c’était un bon ouvrier ». Oui, il m’a dit cela, le patron, et tu sais, si tu veux, il te reprendra, car il n’a pas de compagnon pour l’instant.
— Ah ! il t’a dit cela ? eh bien ! tant mieux ! fit Golo, réconforté à l’idée que peut-être il allait pouvoir gagner sa vie, à Villebard.
— Oui, reprit Carrouge, tu n’as qu’à te montrer et l’affaire est réglée. Mais, dis donc, tu ne vas pas repincer de la varlope demain matin ? Tu vas te reposer un peu et revoir les anciens. Allons, père Farcette, encore une tournée ! Qu’est-ce que tu dis ? Tu n’as plus soif ? En voilà une raison ! Es-tu de la classe, oui ou non ?
On trinqua de nouveau.
— Alors, tu as vu tout plein de pays ? Tant mieux pour toi si cela t’a amusé. Mais, tu sais, ces endroits-là, c’est trop loin pour moi, il doit y faire trop chaud. Moi, vois-tu, été comme hiver, je ne démarre plus d’ici ; j’aime rester à couvert. Quand tu voudras me voir, tu n’auras qu’à descendre, nous ferons un billard ensemble.
— Quoi de neuf à Villebard ? répéta Golo, un peu étourdi par ce flux de paroles.
— Quoi de neuf ? Ma foi, pas grand’chose. Voyons… en fait de morts, il y a le père Gollard, Mme Bablot, ta tante Louvet. Mais je suis bête, tu dois le savoir puisque tu hérites ! Poncet, tu sais bien, Poncet, eh bien, il est en prison : il paraîtrait que c’est lui qui a mis le feu à la ferme de Chambardy. Pas vrai, Mexico ?… Tu dors donc toujours, vieux pompon !
Le garde-champêtre ne répondit pas.
— Quelle andouille, hein ! reprit Carrouge sans respect pour l’autorité.
Pendant une heure, ce fut un défilé de maladies, d’adultères, de mariages, de procès et de successions. Les médailles obtenues par la fanfare de Mécringes aux différents comices, les luttes des élections municipales, tout y passait, pendant que les bitters, les absinthes succédaient aux vermouths. A la fin, les langues s’embarrassèrent et les cervelles s’obscurcirent.
Dehors, c’était la nuit serrée : ni passants, ni voitures, ni chansons. Dans un coin du cabaret la famille Farcette se mettait à table, et depuis que Carrouge avait fini de parler, le bruit des cuillers dans les assiettes, les ronflements du garde-champêtre s’entendaient seuls dans le silence.
Le temps passait, Golo ne se levait pas : il restait là, rivé à sa chaise, fatiguant ses yeux à la lumière de la lampe. Et du fond de sa torpeur montait une curiosité, une nécessité de savoir, impérieuse. Carrouge avait connu, comme tout le monde, son amour pour Cendrine : pourquoi ne parlait-il pas de la fille aux Rutel ? Serait-elle morte, elle aussi, et Carrouge l’aurait-il oubliée tout à l’heure dans sa liste funèbre ? Cette idée l’obsédait un instant ; une autre la chassait : si ce bavard n’avait rien dit de Cendrine, c’était peut-être qu’il n’avait rien à en dire ; peut-être était-elle toujours là, pas mariée. Pour la seconde fois depuis son retour Golo se sentait traversé par un espoir mal défini, amorti aussitôt par cette autre pensée que, si Carrouge n’avait pas nommé Cendrine, c’était avec une attention amicale, pour ne pas faire de la peine à son vieux Golo, et préférant laisser à un autre le soin de lui apprendre la nouvelle.
Cette incertitude l’énervait, et pourtant, malgré l’heure avancée, il ne se décidait pas à poser nettement la question, comme s’il redoutait la réponse, comme s’il voulait conserver quelque temps encore le droit d’espérer. Il était un peu gris, d’ailleurs, et il restait là, écoutant cet animal qui ne s’inquiétait pas plus de ses voyages, de ses campagnes, que s’il l’avait vu le matin. Cette indifférence le navrait et l’humiliait et il le laissait quand même continuer son verbiage : peut-être Carrouge dirait-il enfin, parmi tant de sottises, la chose que Golo attendait, l’œil arrondi, la main arrêtée sur son verre plein.
A côté, Farcette avait fini de souper, et, d’un ton paternel :
— Allons, les enfants, vous n’êtes pas raisonnables. Voilà la demie de huit heures et vous ne pensez pas à aller manger. Toi, Carrouge, tu te feras attraper par ta mère quand tu rentreras, et toi, mon vieux Mexico, prends garde que ta bourgeoise ne vienne te faire la conduite de l’autre soir. On ne vous permettra pas de revenir demain.
— Je voudrais bien voir ça ! dit Carrouge.
Mais le garde-champêtre, lui, se soumettait. Il avait sommeil, et souhaitait fort de gagner son lit, où il serait mieux pour dormir. Il se calait sur ses jambes écartées.
— Allons, encore une tournée, et l’on s’en va ! déclara-t-il.
Sitôt apportée, sitôt bue ; les verres se posaient bruyamment sur la table, et les trois hommes sortaient, l’un derrière l’autre, dans l’obscurité. Une poignée de main, Mexico s’enfonçait dans l’ombre d’une ruelle et Carrouge se décidait à rentrer, quand, brusquement, Golo s’avisait d’un stratagème :
— Eh bien, dis donc, sacré farceur, et mon ancienne, tu ne m’en parles pas, tu ne me dis pas qu’elle est mariée ?
— Dame ! mon Golo, je pensais bien que tu le savais, et, ma parole, ce n’était pas à moi…
— Mais tu crois que cela m’embête ! répondit le caporal. Eh bien, mon vieux, je m’en vas te dire une chose : des femmes comme ça, il n’en manque pas, ni des plus chouettes non plus. Après cela, je ne lui en veux pas, et, si elle fait l’affaire d’un autre, tant mieux pour lui !
— Ah ! je t’en réponds qu’elle fait son affaire, à Champion ! Depuis trois mois, il en prend pour son argent, le charron. Dame ! c’est que, vois-tu, c’était un beau parti, Albert ! Quand il l’a demandée, elle n’a dit ni oui ni non, mais les parents, comme de juste, lui ont sauté dessus.
— Je comprends ça, dit Golo, je comprends ça ! Et brusquement : — Allons, bonsoir, il faut pourtant que j’aille voir si l’on peut me coucher, par là !
Carrouge a disparu. Golo sait, maintenant, et vraiment, il est très ferme. Il y a une minute, tandis que l’ivrogne parlait, il a bien senti un choc sourd au fond de son être, et il lui a semblé qu’un grand froid lui traversait le cœur. Dans l’espace d’une seconde, très loin, comme en songe, il a revu le jardin du Roc où ils ont joué ensemble, très petits, le long des massifs de seringas à l’odeur entêtante, et aussi les routes sans arbres, où, par les nuits claires, plus tard ils ont marché seuls au retour des fêtes ; mais tout cela n’a pas duré : Cendrine est mariée, eh bien après ? Est-ce qu’il ne s’y attendait pas ? Et qui sait, d’ailleurs, si cela ne vaut pas mieux ainsi ? car elle ne l’a jamais aimé sérieusement, bien sûr : et lui, et lui…
Un revirement se fait brutalement :
— Sacrée garce, va !
Et c’est fini, le voilà d’aplomb, s’étonnant presque de se sentir aussi peu touché. Le coup a peut-être porté, mais il n’y a pas de blessure apparente.
— Avec tout cela, je n’ai pas mangé, moi !
La lune s’est levée. Maintenant il longe les grands murs d’une ferme ; par les lucarnes pleines d’ombre, on entend dans les écuries les chevaux tirer sur leurs chaînes en mâchant la paille du râtelier, et dans les bergeries on devine le souffle continu des moutons qui dorment, entassés. Sous les portes charretières se coulent des museaux de chiens qui reniflent dans la poussière, puis se reculent pour aboyer longuement quand on passe. Au sommet du pays, dans une cour, une lanterne marche, se balance, sans éclairer celui qui la porte.
Une par une, Golo reconnaît les maisons. Voici la demeure bourgeoise et close de Mlle Agathe, puis l’auvent du maréchal. Chez les Vasseur, le toit s’est effondré, et, à terre, les chevrons emmêlés pourrissent avec le chaume ; les fenêtres découpent un morceau du ciel : ceux-là ont donc abandonné Villebard ?… Vasseur ! un camarade de l’école primaire, un peu plus âgé que Golo, et comme lui orphelin. Les grands-parents ont dû mourir, et le jeune homme a quitté le pays, ouvrier à Reims ou à Paris, sans doute. Villebard ne nourrit donc plus son monde ? S’il en est ainsi, le caporal eût mieux fait…
Mais, pour éloigner ces idées tristes, il se met à siffler une marche militaire, et bientôt il arrive au Chep.
Il n’y a plus de lumière chez les Hénocque, et Golo s’arrête devant l’antique maison briarde, endormie sous les rayons bleus de la lune ; il retrouve dans la cour les planches adossées au mur, les tas de sciure humide, la margelle du puits avec le treuil que lui-même a fabriqué jadis, les pots à moineaux alignés sous la corniche et, à droite, les vitres de l’atelier qui ruissellent, glacées d’argent.
Il se sent tout ému, tout ravi à la vue de la demeure de sa jeunesse : elle est de mine accueillante, la vieille, et, ainsi éclairée, il lui semble qu’elle lui sourit.
Pourtant, les Hénocque sont couchés, endormis sans doute, et le caporal hésite à les arracher à leur premier sommeil. Mais où passer la nuit ? Tout à l’heure, à droite du chemin, il a bien retrouvé la silhouette d’une vieille meule abandonnée, où déjà, de son temps, allaient nicher tous les mendiants, tous les galvaudeux qui traversaient Villebard, et il songe un instant à s’y blottir. Mais ce sera là un bien misérable gîte, et il ne veut pas attrister encore son retour. Coucher à l’auberge, chez Farcette ? Ma foi non, il est trop fatigué, et il ne va pas refaire, en sens inverse, le chemin qu’il vient de parcourir. Et puis, il a hâte de savoir, si, oui ou non, il pourra rester à Villebard et si son pain y est assuré. Les Hénocque sont de braves gens ; et, après tout, il n’est pas si tard, neuf heures viennent de sonner à l’église.
Il pousse la barrière et il frappe discrètement à la porte. D’abord, on ne répond pas, et Golo, qui ne respire plus, perçoit simplement le tic-tac de l’horloge, régulier. Il frappe de nouveau, un peu plus fort. Un enfant appelle.
— Papa !… papa !… on cogne… j’ai peur.
Un grognement sourd, puis une grosse voix qui demande :
— Qui est là ? Qui est là ?
— C’est moi.
— Qui toi ?
— Moi, Golo, votre Golo !
Un silence, puis un chuchotement, et des pieds lourds qui tombent sur le plancher. La clef tourne dans la serrure, et Hénocque apparaît, titubant de sommeil, la culotte mal boutonnée et la chemise ouverte montrant un torse velu. Il met la chandelle sous le nez du voyageur, et, quand il l’a reconnu :
— Eh ! la femme ! C’est lui, c’est vraiment lui !… En voilà une occasion pour arriver ! mais ça ne fait rien, entre tout de même.
La mère Hénocque s’est levée, elle aussi. C’est une gaillarde de quarante ans, à la face rougeaude, aux cheveux pâles, et dont l’ample poitrine fluctue dans une camisole entre-bâillée. Les poings campés sur les hanches, elle regarde Golo, maternellement.
— Tu n’as pas l’air faraud, mon garçon ! Tu es comme notre coq, tu as la crête un peu basse.
— Dame ! fait Hénocque, ça ne vous arrange pas un homme, ces brigands de pays-là !… C’est vrai, tout de même, que tu n’as pas engraissé.
— Laissez donc, répond Golo, tout heureux de l’accueil : dans un mois, avec l’air de Villebard il n’y paraîtra plus.
— En attendant, reprend la brave femme, je parie que tu n’as pas mangé.
Et vite, sans se préoccuper des enfants, qui de leurs couchettes, roulent des yeux ahuris, elle ouvre une armoire à côté de la cheminée, une armoire qui pue le vieux fromage, et en tire un morceau de bœuf figé dans sa graisse, une miche entamée, une assiette, un couvert. Hénocque descend un escalier noir qui s’enfonce en terre et, un instant après, il reparaît, tenant à la main une cruche à fleurs, où s’apaise une mousse légère.
— Tiens mon Golo, bois un coup, cela te remettra la gueule en place.
Et, bonhomme, il emplit les verres d’un petit vin gris qui pique et fleure un peu le moisi.
— Ma récolte de l’an dernier, goûte-moi ça : du vin blanc de raisin blanc. C’est de ma vigne de la Bisgauderie ; tu la connais ? En 65, j’y ai fait cinq pièces de vin, et du crâne… C’est dommage que tous ces temps-ci elle ne donne plus rien. Encore, cette année, tiens, il y avait une préparation comme jamais tu n’as vu plus beau, et puis, le 22 d’avril, crac ! voilà tout qui gèle ; c’est-y pas fichant, hein ?
Golo s’est assis, tout ravi de ces bonnes paroles, de cette cordialité qui le ragaillardit. Si le menuisier pouvait le reprendre ? Et, bien vite :
— Avez-vous de l’ouvrage pour moi, patron ?
Il réfléchit un instant le patron, trinque, fait claquer sa langue :
— Pas trop, mon petit, pas trop. Pourtant, on peut quasiment te garder, si tu n’es pas exigeant. Tiens, aux mêmes conditions qu’il y a cinq ans : nourri, logé et quarante-cinq sous par jour. Ça te va-t-il ?
— Entendu ! fait le soldat.
Et les deux hommes se tapent dans la main, un peu émus.
Golo mange lentement, installé à son ancienne place où ce soir, instinctivement, il s’est attablé et il promène ses yeux sur toutes les choses amies, sur la gaine de l’horloge, sur le mur où se découpent les ombres des trois personnages, sur le dressoir où luisent, par rang de taille, les pots d’étain.
Ils restent là sans rien dire, en vieux amis contents de se retrouver, et, seul, le sourire des yeux exprime leur satisfaction. Golo, cependant, en cassant, à la pointe du couteau, le fromage dur comme de la pierre, s’inquiète de la santé des enfants, qui se sont rendormis.
— Ça pousse, ça pousse ! et ça nous pousse aussi… Les deux que tu as connus sont grands maintenant, ils vont à l’école, et il y en a un surtout, Gustave, qui apprend tout ce qu’il veut. Alfred, lui, ne manquerait pas de moyens, non plus, mais il aime trop à s’amuser. Pas possible de le faire tenir en repos, ce mâtin-là ! Enfin, c’est de son âge. Et puis, tu ne sais pas, depuis que tu es parti, on en a eu un troisième. Hein ! Des vieux comme nous, qu’est-ce que tu en dis ? Voilà ce que c’est que d’être resté dix ans sans avoir de gamins : on se rattrape !… Encore un garçon celui-là. Ernest qu’on l’appelle. Et un gaillard qui nous coûte cher, plus cher que les deux autres, au même âge. Quatre litres de lait qu’il lui faut par jour ; quatre litres penses-tu ? Mais nous avons les trois pieds de la marmite, il s’agit de ne pas les dépasser ; pas vrai, la bourgeoise ?
Elle rit, la bourgeoise, d’un gros rire honnête.
— Tu sais, mon Golo, fait-elle, faut prendre exemple sur nous. Je veux être marraine de ton premier ; car tu ne vas pas te croiser les bras, maintenant que tu es revenu au pays tout à fait. Tu as du bien, puisque tu as la succession de la tante ; et, si tu veux, je me charge de t’embaucher une gentille petite femme. C’est convenu, n’est-ce pas ? Dans deux mois, nous sommes de noce.
— Oui, oui, répond Golo un peu troublé ; je vais voir à cela.
L’horloge sonne bruyamment, avec un grincement de rouages.
— Dix heures ! fait Hénocque ; allons, il faut aller se coucher. Tu dois en avoir besoin mon garçon, il y a longtemps que tu es levé.
Golo accepte ; il se sent fatigué, en effet, et tout courbatu par le voyage en chemin de fer.
La patronne monte lui préparer son lit dans sa chambre d’apprenti, sa chambre d’autrefois. Dès la porte, il reçoit au visage une bouffée de senteurs rustiques : des nattes d’oignons sèchent aux poutres du plafond, des fleurs de sureau jaunissent à un clou et sur une planche, les dernières pommes de l’année précédente achèvent de pourrir. Un coin de la pièce est occupé par un séminaire où trois poulets, jadis, ont essayé d’engraisser, et une odeur ammoniacale de pâtée aigrie et de fiente séchée pique les yeux et fait pleurer. Golo déménage ce meuble, le porte à la buanderie ; lorsqu’il remonte, les draps sont au lit et, sur la huche servant de commode, la flamme de la chandelle oscille au vent doux qui vient par la fenêtre entr’ouverte.
Les Hénocque descendus, Golo se déshabille machinalement, regarde autour de lui. Il retrouve les murs blanchis à la chaux où se sont agrandies les taches verdâtres du salpêtre. Près des naïves épures et des multiplications crayonnées sur le plâtre, il reconnaît ses premiers dessins : profils charbonnés que souligne un nom, soldats croisant la baïonnette, femmes fumant des pipes. A une cheville, dans un angle, pend une veste de travail anciennement portée, raidie maintenant par l’humidité et veloutée de moisissures.
Un moment, il s’attriste en voyant traîner, sous la table en bois blanc, la cage d’osier occupée jadis par la corneille, son amie. Mais la lassitude l’emporte sur l’attendrissement, et une minute après, il est assis, déshabillé, sur son vieux lit de frêne. Il reste là, une minute encore, la pensée absente déjà, regardant de ses yeux fixes la lumière qui rougeoie.
Brusquement, il la souffle, et d’un seul coup, il s’allonge dans les draps frais, tandis que sort de sa bouche, presque à son insu, la phrase unique où se résume toute sa pensée latente :
— Ah !… les femmes… les rosses de femmes !
Le lendemain matin, dès l’aube, Golo descendait à l’atelier et bien qu’Hénocque, très paternel, l’engageât à se reposer quelques jours encore, il insistait pour se mettre immédiatement à l’ouvrage.
— Allons-y, puisque te voilà si gaillard !
Et le vieux menuisier lui désignait les commandes pressées, lui fixait sa tâche.
Golo reprenait son métier, comme s’il l’avait quitté la veille. Tout en fredonnant une ancienne chanson de travail, il constatait avec satisfaction la sûreté de sa main à enfoncer des clous, à jouer du ciseau, l’agilité de son bras à pousser la varlope. L’expérience le rassurait : puisqu’il était toujours un ouvrier habile, son patron le conserverait, et la vie d’autrefois allait recommencer. Désormais les jours s’écouleraient tous pareils : à midi, à sept heures et sans qu’il eût à se préoccuper de rien, il mangerait la soupe de la mère Hénocque, boirait à sa soif le vin rose de Nanteuil ; et le soir, entre les draps de toile, il dormirait dans sa chambre d’apprenti. Qu’importait le reste ?
Le bonheur d’avoir retrouvé le pays natal le pénétrait aussi et il éprouvait, à en respirer l’air, une joie inconsciente et profonde. Par la porte ouverte de l’atelier, il regardait la plaine ensoleillée, le village muet, la route du Chep toujours déserte ; au milieu de la cour les poules dormaient sur le fumier, et des pinsons chantaient dans le vieux laurier-thym, près du mur. La semaine sainte finissait : l’école était fermée, les cloches « parties à Rome », et il n’y avait sur Villebard ni éclats de voix enfantines, ni carillons de sonneries, pour mesurer le silence. Trois fois le jour, cependant, les petits clercs parcouraient le village, s’arrêtaient devant les portes et secouaient leurs « tartelets ». On appelait ainsi des marteaux mobiles qui, fixés au centre d’une planche, s’en allaient tour à tour frapper une enclume de bois placée aux deux extrémités. Ce bruit de crécelle ne s’entendait qu’aux jours saints ; il suppléait l’Angélus, et les enfants terminaient leurs aubades et leurs sérénades par l’annonce traditionnelle chantée sur un rythme traînant : « Voilà six heures, voilà midi, voilà sept heures qui sonnent. »
Le samedi ils s’en allaient quêter les œufs. Agenouillés dans leurs casquettes, sur le carrelage des salles, ils entonnaient, très graves, la prose fameuse : O filii et filiæ, et les ménagères leur souriaient tandis que s’échappait du four l’odeur de la galette pascale. Lorsqu’ils furent au Chep, Golo les regarda, bienveillant. Il se revoyait tel qu’il avait été, voilà douze ou treize ans, et il lui semblait que rien depuis lors n’était changé ni en lui, ni à Villebard.
Il assistait le lendemain, sur la porte, à l’entrée de la grand’messe. Cordial, il serrait des mains, frappait sur les épaules, était salué de phrases simples : — « Tiens donc, mon Golo, ça s’est tiré tout de même !… Te voilà donc rentré mon homme ! »
La messe dite, il revint pour la sortie, et, retardé un moment par les félicitations du maire, — il voterait maintenant — il dut se hâter afin de rattraper Carrouge qui, pour obtenir son argent du dimanche, avait accompagné sa mère à l’office. Pressant le pas, il remonta le village, longea la maison de Mlle Agathe, une rentière âpre et sédentaire en son logis ; un peu essoufflé, il s’arrêta un instant pour regarder le jardinet de la vieille et découvrir dans l’encadrement de rideaux sa face immobile, penchée sur des feuilletons au papier jauni, coupés naguère dans des journaux. Il allait poursuivre son chemin quand il entendit derrière lui une voix qu’il crut reconnaître :
— Alors, on ne dit plus bonjour, maintenant ?
Il se retourna et vit Cendrine. Elle ne lui sembla plus la même. Elle avait engraissé et de larges taches de rousseur faisaient paraître son teint plus pâle. Comme les Parisiennes qui venaient à la fête de Mécringes, elle portait les cheveux sur le front ; sa robe d’un bleu violent s’ornait de boutons représentant des fleurs, et, passée dans une boutonnière haute, sous la broche, une chaîne de montre en or descendait jusqu’à la ceinture. Des breloques y pendaient, et Cendrine embarrassée, pour se donner une contenance, les tournait et retournait dans ses mains qui sortaient rouges au bout des manches étroites du corsage. Et Golo regardait ces mains, étonné de songer que jadis il les avait beaucoup serrées.
— C’est donc vrai que tu n’es pas mort, reprenait Cendrine. On ne savait plus, depuis le temps ! Hein, tu en as vu du nouveau !
— Et toi, répondit Golo, subitement égayé, c’est toi qui en as vu du nouveau ! Toi aussi, tu as fait une campagne !
— Dame ! il fallait bien faire comme tout le monde.
— Alors, c’est comme ça que tu m’as attendu ?
Avec plus de douceur, en une sorte de reproche amical, elle répondit :
— Et toi, c’est comme ça que tu m’as donné de tes nouvelles ?
Il cherchait des prétextes, des excuses. C’était si loin, il faisait si chaud !… et puis, il avait été si malade ! Deux fois, pourtant, il avait écrit.
— Possible ! pourtant nous n’avons rien reçu en tout.
Il s’étonna et accusa les pirates, lesquels fréquemment arrêtaient les courriers. Lui aussi, n’obtenant pas de nouvelles, à la fin, s’était découragé.
— C’est donc ça… moi, j’ai cru que tu m’oubliais.
Golo haussait les épaules. Et puis, à quoi bon parler de tout cela ? Ce qui était fait était fait, ça ne servait à rien d’y revenir.
— Allons, mon Golo ! toi aussi, tu te marieras à ton tour…
Et tous deux, sans raison, se mettaient à rire.
— Ce n’est pas tout ça, reprenait le menuisier, quand est-ce qu’on le baptise ?
— Tu es trop curieux, par exemple. Pensez-vous ? On ne te demande pas ce que tu as fait avec les filles du Tonkin, espèce de dégourdi !
Et, avant que Golo eût le temps de riposter :
— Tu as recommencé à travailler chez Hénocque ?
— Oh ! des braves gens, et puis là, je me retrouve. J’ai assez traîné mes guêtres comme ça, je ne suis pas fâché de me reposer une minute et de revoir les camarades et le pays.
— Eh bien ! c’est ça, on se reverra. En attendant, je me sauve ; faut que j’aille voir par là, du côté de la soupe.
— Allons, dit Golo, bon appétit !
— Et toi pareillement.
Avec sa démarche balancée, Cendrine continuait sa route ; gauche, dans ses habits du dimanche, lentement, elle disparut. Et Golo, qui lui tournait le dos, s’en alla vers le Chep, le long des haies envahies par les orties, le long des fermes, d’où sortait l’odeur musquée des fumiers.
Il retrouva Carrouge seulement après les vêpres, dans le cabaret déserté ce jour-là par la jeunesse de Villebard, partie au « réchaud » de la fête de Fromentières. Jusqu’au soir, ils jouèrent sur l’immense billard, et Golo perdit toutes les manches.
Vers la fin de la dernière partie, comme il venait de manquer un coup superbe, il se retourna, se trouva nez à nez avec un grand gaillard mal équarri, vêtu de noir, rouge de barbe et le front bas.
Le charron Albert Champion sembla tout gêné par la présence de Golo ; il comptait que le menuisier lui adresserait des reproches, et les attendait en s’efforçant de rouler une cigarette entre ses doigts trapus, couverts de cicatrices et inutilement lavés.
— Tiens, bonjour, Albert. Comment ça va-t-il ?
— Très bien : et toi, mon Golo ? En voilà, du temps qu’on ne s’est vu !
Carrouge gagnait toujours. Alors le charron, comme s’il eût cru devoir une réparation à Golo :
— Si nous prenions un verre ? dit-il.
Carrouge, entraîné par le succès, la partie terminée, continuait à essayer des carambolages.
Golo et Albert, l’un en face de l’autre, s’assirent à la même table.
— A ta santé !
— A la tienne !
Et longtemps, tandis que les billes se choquaient avec bruit, ils parlèrent des prochaines élections, de la culture, du prix du vin. A la sortie, le charron accompagna le menuisier jusqu’au milieu du village, et, en se quittant, comme de bons camarades, ils se serrèrent la main.
Le soir, au lit, avant de s’endormir, Golo repassait les événements de la journée : sa rencontre avec Cendrine, ce qu’elle lui avait dit, ce qu’il avait répondu, et tout cela lui paraissait fort simple.
Sûrement, elle avait bien fait de se marier, cette fille, puisqu’elle n’avait pas eu de ses nouvelles. Albert, d’ailleurs, était plus riche que lui, et la préférence lui semblait naturelle. Il ne réfléchit pas davantage, et comme il avait veillé un peu tard, paisiblement il s’endormit.
Les jours passèrent laborieux et monotones. Quand Golo demeurait à l’atelier, la scie en main ou le marteau, tout allait bien, et la régularité même de son travail l’enchantait. Mais peu à peu, aux heures de repos, il commença à trouver le temps long ; la société des Hénocque, avec lesquels, sa besogne faite et la soupe mangée, il restait à bavarder et à fumer, l’amusait médiocrement. Ces braves gens s’occupaient peu de lui, consumaient leurs loisirs en des discussions sur les recettes et les dépenses du ménage, en des querelles futiles que Golo écoutait sans pouvoir s’y intéresser. Il essayait alors de se distraire en reprenant quelques livres de sa jeunesse ou en suivant le feuilleton du Petit Journal. Mais la lecture ne le passionnait plus ; il se décidait à sortir. Il traînait, un moment, seul sur la route, dans la nuit, ou il se mettait à la recherche d’un ancien camarade. Le plus souvent, il trouvait porte close : les travailleurs étaient au lit. Il ne lui restait guère que la compagnie de Carrouge ; encore était-il difficile à joindre, celui-là, toujours en noces, le soir, dans les villages voisins, ou s’attardant derrière les clos, dans les bois, à des rendez-vous où il se vantait de ne pas gâcher son temps. Bientôt les commandes diminuèrent, la morte-saison arriva : Hénocque partit, s’en alla dans les moulins et dans les fermes, accomplir sa tournée annuelle d’abonnements. L’ouvrier demeura seul pour faire « le courant », et les journées à moitié vides de travail lui parurent encore plus pesantes.
Tout d’abord, il profita bien de ses loisirs pour mettre, conformément aux instructions du patron, l’atelier en ordre, passer la revue des outils, affûter les fers, confectionner quelques manches. Ou bien, d’une encre pâle et d’une écriture soignée, il écrivait des relevés de comptes, vérifiait des mémoires, moulait au bas des colonnes le total de ses additions. Puis ce fut, dessiné sur le mur, le profil d’un pupitre fort compliqué, un pupitre à crémaillère, comme il en avait vu un jadis, chez le major, à Rochefort. Il termina les comptes, renonça à exécuter le pupitre, se promena.
Depuis quelques jours, de petits souffles passaient sur la plaine comme des secousses nerveuses, et la nature avait des changements imprévus, se montrait tour à tour ardente et mièvre. Le printemps éclata enfin, splendide. Les arbres fruitiers fleurirent en une semaine ; les pêchers s’épanouirent tout roses dans la lumière grise, puis les cerisiers étalèrent leurs bouquets ingénus. Partout, sur les vignes, par-dessus les haies, des dômes aux couleurs tendres s’arrondirent, dégringolant les pentes ou faisant à travers le village comme une allée de reposoirs. La verdure s’envolait des buissons, gagnait les bois : elle s’échappait des arbustes frêles, des pousses flexibles, envahissait les noisetiers, les cornouillers, s’élançait plus haut, avec les clématites et les viornes. Elle s’emparait ainsi des grands arbres, étalait sur leurs ramures une cendre qui semblait répartie par le vent, au hasard. Et sous le soleil nouveau, tous ces jeunes verts tremblaient aussi variés, aussi fondus qu’à l’automne le bouquet des feuilles mourantes. Les ajoncs rendaient des parfums d’abricots, et dans la tiédeur des petites vallées les peupliers embaumaient l’encens et le miel. Les sauges bleuissaient les champs, les primevères doraient les prés, et, aux murs des jardins qui longeaient la sente du Chep, de gros bourdons velus bruissaient autour des festons violets des glycines.
Chaque matin apportait une transformation. Les seigles montaient, la campagne se couvrait de colzas en fleurs, et, entre le jaune et le vert infini de la plaine et l’azur du ciel, planait, plus haut que le clocher, la chanson des alouettes, immobiles. La signification mystérieuse de ces choses n’échappait pas à Golo : les perdrix appariées qui s’appelaient dans les blés au penchant du coteau, les insectes qui se cherchaient dans l’herbe et dans la poussière, le voyage inquiet des semences végétales poussées à leurs buts inconnus par des brises favorables, tout lui annonçait le retour de la saison d’aimer. Et plus direct encore était l’avertissement donné, dans les soirs pleins de la musique récente des grillons et des crapauds, par les couples d’amants, qui le long des sentes, derrière les vieilles meules, se dérangeaient, se cachaient à son approche.
Ces rencontres le troublaient, inquiétaient, lorsqu’il était couché, la solitude de sa chambre, de son lit. Il songeait alors au temps où il était amoureux, à ses chastes et tendres promenades avec Cendrine par d’autres soirs de mai, après leur sortie du Mois de Marie. Il se rappelait ensuite les nuits de joie naguère, à Rochefort, les serveuses de petits cafés, et cette jolie apprentie qu’il allait retrouver le dimanche, à l’heure des vêpres, dans une auberge, à l’extrémité du faubourg. Il en arrivait même à regretter les petites congaïs, ces pauvres instruments de plaisir, avec lesquels il s’égarait parfois, après l’appel, dans la rizière. Et ces souvenirs, évoqués tous ensemble, aggravaient sa solitude. A Villebard, toutes les filles de sa connaissance avaient un mari ou un galant, et, en attendant qu’à son tour il se décidât au mariage, il ne voyait près de lui aucune liaison possible. La noce lui répugnait, maintenant qu’il en avait fini avec la vie militaire ; et, puisqu’il était redevenu un ouvrier sérieux et rangé, il ne se souciait plus de s’en aller le dimanche aux bals de l’Ile d’Amour, courtiser les servantes comme un galopin. Alors il se couchait, s’efforçait de dormir, mais le sommeil tardait, et, quand il arrivait enfin, il était si léger, si peu sûr, que le vent faisant grincer la girouette, un oiseau nocturne frôlant la vitre de ses ailes, un rien, suffisait à le dissiper.
Une nuit, dans le silence, au-dessus du dormeur, un bruit résonnait, sur les planches du plafond. C’était des roulements secs et multipliés qui cessaient brusquement pour se répéter presque identiques. Golo s’éveilla, étonné, les idées troubles ; il venait de rêver qu’il était à Rochefort, à la caserne, et, pour reconnaître sa chambre d’apprenti, il mettait des secondes qui lui parurent interminables. Une branche de noyer, doucement balancée au clair de lune, devant la fenêtre, lui disait enfin son retour à Villebard, sa rentrée chez Hénocque. Que se passait-il là-haut ? Golo, sur le dos, les yeux grands ouverts prêta l’oreille, se souvint tout à coup. Les rats ! c’étaient les rats qui faisaient ce tapage, car ils avaient coutume, chaque nuit, dans le grenier, de jouer avec les vieilles noix éparses sur le plancher. Ces chevauchées insolites terrorisaient jadis ses sommeils d’apprenti : alors il croyait la maison hantée par ces revenants dont la tante Louvet parlait à la veillée, dans ses contes. Il se rappelait son accès de fou rire, le soir où, décidé à pénétrer ce mystère, il avait surpris, sous les rayons de la lune, les longs animaux noirs, comme une troupe d’acrobates répugnants et comiques, se livrant à leurs étranges ébats. Et Golo repassait alors en sa tête tous les souvenirs de son enfance. Comme la vie commençait bien, alors ! Et maintenant quel vide, quelle lenteur et quel ennui !
Sa dernière distraction, la promenade, finissait, elle aussi, par le lasser. Il partait cependant, fixant à ses courses un but déterminé, le plus lointain possible. Il longeait les murs gris fleuris de giroflées, les jardins où les abeilles bourdonnaient auprès des buis centenaires ; il contournait les champs où les crêtes des coqs, dans cette saison d’un rouge plus ardent, couraient au-dessus des jeunes récoltes, ainsi que de mouvants coquelicots. Il avançait, gagnait les bois, résonnants de l’appel prolongé du coucou, de la plainte rauque des tourterelles. Sombre, machinal, il marchait, marchait toujours ; la gaieté du printemps augmentait sa tristesse, et, lorsqu’il rentrait, poursuivi par le cri de la chouette amoureuse, le soleil qui se couchait splendide, au fond de la vallée violette, lui donnait envie de pleurer.
Un soir, comme il passait devant le Roc, les Rutel, assis sur le banc, près de la grille, l’arrêtèrent. Depuis le tournant de la route, ils le regardaient venir ; et lui, errant à son habitude, la tête basse, un instant songeait à les éviter, mais Rutel déjà l’interpellait :
— Hé, bonsoir, Golo ! tu es donc bien pressé que tu n’es pas encore venu nous voir ?
— Ce n’est pas l’envie qui me manquait ; seulement, vous savez, quand on rentre au pays, on a tant de choses à faire !…
— Bien sûr, bien sûr ! mais on ne t’en veut pas, et la preuve, c’est qu’on va boire un coup ensemble. Pas vrai, mon garçon ?
Il hésitait, mais la mère insistait rudement, à sa manière.
— Entre donc, Golo ! Ce n’est pas à cause que…
Elle se tut ; et le jeune homme se décida, suivit l’allée bordée de buis qui menait à la maison. Tout en marchant, il examinait les anciens. Chez la vieille, la sécheresse des traits, qui attestait sa volonté fière et rapace s’était accentuée encore depuis ces dernières années ; ses mains s’étaient cordées de veines bleues, ses lèvres rentraient, ficelées par des rides, et de rares cheveux s’échappaient de la marmotte en cretonne. Rutel, moins vieilli, sur sa figure rasée de frais portait plus profondément gravées les tares de ses habitudes paysannes. Sous sa casquette à rabat, son profil d’oiseau s’était aiguisé, sa bouche sans dents, relevée au coin gauche, souriait plus fûtée, et ses yeux d’avare, ses yeux de braconnier, froids et vifs, semblaient toujours épier une proie, préméditer un coup de fusil, un coup de trafic.
Ils entrèrent dans la grande salle dallée, qu’emplissait déjà la nuit tombante. Un tison flambait au fond de la cheminée, sous le manteau à hauteur d’homme, éclairait l’alcôve, habillée d’indienne aux couleurs fatiguées par les lessives. Les meubles encaustiqués luisaient doucement et, dans sa gaine à fleurs, près de la fenêtre, le balancier de l’horloge allait et venait, promenait de droite et de gauche un éclair de cuivre à travers la pénombre. Dans cette chambre, les Rutel passaient toute leur vie. Une odeur triste y flottait, exhalée des salpêtres humides et des moisissures enfermées dans les armoires ; et les sacs de graines accotés contre les murs, les panicules de millet, provisions d’hiver pour le serin pendues aux solives, y mêlaient des senteurs de grange et de volière. Golo envoyait à chaque objet un regard de connaissance, d’amitié. Le père Rutel, soulevant par un anneau la trappe qui s’ouvrait au beau milieu de la pièce, descendit à la cave, rapporta une bouteille : une bouteille du vin de sa vigne, de sa récolte dernière ; il l’assurait, du moins. On trinqua : le vin de sa vigne était fabriqué avec des raisins secs. La chandelle allumée, Golo et Rutel fumèrent leurs pipes, les pieds sur les briques de l’âtre, tandis que la mère restait assise plus loin, entre eux deux, les jambes rentrées sous sa chaise. Tous les trois, muets, regardaient la flamme qui s’élevait maintenant, entourait la marmite où la soupe fumait, faisait trembler le couvercle.
Pourquoi cette tranquillité, cette paix faisait-elle Golo subitement mélancolique ? Il ne comprenait pas. Tout ce qu’il éprouvait de précis, c’était le regret d’avoir accepté l’invitation du jardinier. L’air et la vie de cette maison lui faisaient mal ; et, dans le silence persistant, il se refusait à s’expliquer à lui-même pourquoi il était au Roc et pourquoi Cendrine n’y était pas. Le père Rutel toussa, cracha dans les cendres.
— Il ne faut pas nous en vouloir, mon Golo. Car, tu sais, je vois bien pourquoi tu ne parles pas. Voyons, que voulais-tu que nous fassions ? Nous ne t’avions pas donné notre parole quand tu as quitté Villebard : et puis, deux années sans lettres de toi, on t’a cru mort. Alors, ce garçon-là s’est présenté ; c’était le plus riche de la commune, et pourtant Cendrine ne tenait guère à lui ; seulement, il y a un âge où il faut bien que les filles s’établissent, et on a pris le charron ! Tu aurais joliment tort de nous garder rancune. Tu serais bien bête de te faire du mauvais sang ; d’ailleurs, nous en avons eu, nous aussi, des chagrins !
Golo leva la tête en manière d’interrogation.
— Quinze jours après la noce, continuait le père Rutel, voilà que nous nous brouillons avec Albert Champion. Figure-toi qu’il nous réclamait la récolte du champ des Gouasses, que nous avions donné à Cendrine par contrat. Tu le connais, le champ des Gouasses ? il est en bordure de la grand’rue, tout au faîte. Oui, mon garçon, du blé ensemencé de mes mains ; et il disait comme ça que c’était dû, penses-tu ? ça faisait plus de vingt-cinq hectolitres !… Cendrine a eu sa terre et son argent, quant au surplus nous n’avions rien convenu en tout, et tu sais si nous sommes justes, si nous avons l’habitude de tromper notre monde !… Mais lui, il croyait nous faire aller, l’imbécile ! Et comme on ne s’est pas laissé dépouiller, voilà mon individu qui n’a plus permis à Cendrine de remettre les pieds au Roc. Elle n’a pas osé venir depuis ce temps-là. Si ça n’est pas pitoyable !… Elle pourrait nous être si utile, aider sa mère à repriser, elle qui a les yeux jeunes, couler nos lessives, aller au marché à notre place… Et puis, vois-tu, lorsqu’on n’a qu’une fille, qu’elle est établie dans le pays, c’est un rude malheur quand le mari l’empêche de voir ses parents.
— Canaille ! résumait la vieille.
Golo, sans répondre, but longuement une goutte de vin qui restait dans son verre.
— Avec toi, reprit Rutel, tous ces malheurs ne seraient pas arrivés ; mais pourquoi n’as-tu pas donné de tes nouvelles ? qu’est-ce que tu fabriquais donc là-bas ?
— On se battait ; puis, j’ai été malade, dit Golo.
— Enfin, mon petit, si j’ai un conseil à te donner, c’est de ne plus penser à tout ça.
— Ah ! ben, c’étant, c’étant… N’en parlons plus !
La mère remplit les verres et ils trinquèrent de nouveau. Heureux de causer, le jardinier, qui lisait le journal, interrogeait maintenant Golo sur le Tonkin. Les questions se suivaient, se précipitaient ; et le menuisier y répondait à peine, de moins en moins.
Le silence se fit de nouveau, un silence qui semblait grandir, sorti des angles de la salle. On entendait d’abord juter une pipe. Puis, dans la marmite, la soupe aux légumes se mettait à chanter, et un parfum s’en échappait, appétissant. Golo, penché vers le foyer, humait l’odeur longuement, et elle évoquait en son esprit des heures anciennes. Peu à peu son imagination s’excitait, et, tout éveillé, il faisait un rêve : il était marié ; cette soupe, elle avait été préparée par Cendrine et elle serait, pour tous deux, le repas du soir ; ils allaient s’attabler ; manger l’un en face de l’autre… Sûrement, elle était à côté, dans la maison, la chère petite, non pas la Cendrine en robe bleue, la Cendrine mariée de l’autre dimanche, mais celle de jadis, la bonne amie sérieuse et tendre…
Golo sentait que les yeux lui faisaient mal ; il soupirait, s’efforçait de retenir ses larmes. Une cependant coulait, lente, sur la joue hâlée ; bien vite il l’essuyait de sa manche, mais d’autres allaient venir, plus pressées, intarissables. Alors, il secoua la cendre de sa pipe, essaya de se tromper lui-même et de tromper ses hôtes en considérant le fourneau avec attention. Il se leva.
— Allons, je vous remercie. Chacun un bonsoir !
— Tu as bien le temps, on ne mange qu’à huit heures, chez les Hénocque. Reste donc.
— Tu devrais même goûter notre soupe, ajoutait la mère, je pense qu’elle sera à ton idée.
— Non. Les patrons m’attendent là-bas. Et puis, voyez-vous… j’aime mieux m’en aller. Au revoir !
— Comme tu voudras, mon garçon ! dit Rutel, qui sortit avec Golo et l’accompagna jusqu’à la grille de bois.
— Voilà du bon temps pour mes asperges, déclara-t-il en suivant l’allée ; et j’ai rarement vu autant de fleurs aux arbres que cette année. Pourvu qu’il ne gèle pas !
Derrière le mur du parc de Vauharlin, on entendit un chant d’oiseau.
— Tiens donc, voilà le rossignol ! c’est le premier… écoute-le…
— Bonsoir, père Rutel.
— Je te dis que c’est lui, sacré bon sang ! Attends, il va recommencer… L’entends-tu, l’entends-tu qui tuite ?
Golo s’en fichait bien, du rossignol.
Mais le premier pas était fait : le menuisier revenait le lendemain. Peu à peu, ce fut une habitude, et, chaque jour, il se rendait au Roc. D’abord il inventa des prétextes, des causes imaginaires qui l’appelaient dans le haut du village, puis il négligea de chercher des explications. Il venait voir le père Rutel, tout simplement, et le vieux ne s’étonnait pas de ses visites. Golo n’était pas embarrassant, pourquoi lui aurait-il fait mauvais accueil ?
Dès qu’il avait un instant de loisir, le menuisier montait au Roc, jetait un coup d’œil par-dessus le mur, franchissait l’entrée, trouvait le père Rutel soignant ses espaliers, taillant sa vigne, arrosant ses légumes, pinçant ses groseilliers.
Le jardin était au penchant du coteau, entourant la maison : un clos d’arbres fruitiers et de plantes potagères qui s’étalait, abrité du nord par les chênes du parc, et de l’ouest par un rideau de grisards toujours bruissants. Des allées droites, bordées de buis, le divisaient en carrés symétriques, où s’arrondissaient les têtes de choux, montaient en voûtes les rames de petits pois et s’échevelaient, en leur temps, les asperges arborescentes. Des poiriers, des pommiers s’espaçaient, taillés en gobelets et en quenouilles ; un grand arbre se dressait, voisin de l’habitation, un vieil acacia dont les fleurs à leur maturité s’égrappaient, pleuvaient sur le toit, sur le fumier de la cour.
Des fleurs encadraient partout les légumes, mais les plus précieuses s’alignaient de la grille au seuil de la maison, le long de la grande allée, parée de sable blanc. Des amarantes à queues de renard décoraient l’entrée, et c’étaient, à la suite, méthodiquement disposés suivant leurs floraisons, les glaïeuls et les lis, les balsamines à la chair tendre, les pivoines aux larges figures rieuses, et les roses trémières, montant en l’air, comme des fusées rouges. Plus modestes, à leur rang, les primevères, les rameaux d’or, s’épanouissaient au ras de terre et, délicate, à l’abri du mur, fragile et vivace, la fleur traditionnelle qui fleurit les chansons paysannes, la verveine.
Toujours des parfums émanaient des plates-bandes, odeur fraîche et capiteuse des lilas, chauds effluves des chèvrefeuilles et des seringas en folie et, apéritives, les senteurs ménagères du thym, de l’estragon et de la citronnelle. Au bas de l’enclos, l’eau d’une source emplissait un bassin circulaire : des verdures tremblantes d’osiers et de saules pleureurs la dénonçaient ; des poissons rouges frétillaient parmi les plantes aquatiques et, dans la profondeur, immobiles, des dos de carpes apparaissaient. Deux figures en plâtre, épaves de décorations bourgeoises, se tenaient au bord : un pêcheur en débraillé du dernier siècle décrochait un éternel poisson de sa ligne en souriant à une villageoise, coiffée à la Marie-Antoinette, qui, agenouillée, la poitrine en offrande, le battoir en l’air, lavait une lessive illusoire.
Et tout, au Roc, était très propre ; on devinait, à la santé des espaliers comme à la régularité des bordures et à la netteté du sable, la patience et l’orgueil du propriétaire.
Golo l’abordait, le saluait :
— Quoi de neuf aujourd’hui, mon père Rutel ?
— Rien, rien en tout, mon garçon.
Ils se taisaient, s’étant tout dit. Sous le soleil, le jardinier reprenait ses greffes et ses repiquages, et Golo, les mains dans les poches, vaguement intéressé, suivait le travail méticuleux de l’ancien et, sans le vouloir, machinalement, répétait ses gestes. Tous les quarts d’heure, les deux hommes faisaient deux ou trois pas, confondaient leurs ombres, et leur mutisme se prolongeait, coupé par une brève question, une réponse plus brève encore.
Au bout de quelques semaines, pourtant, une grosse commande de volets pour la ferme de Montcouvert retint le menuisier au Chep. Désormais, il travailla toute la journée, hâtant la besogne, s’imposant à lui-même sa tâche quotidienne. Dès l’aube, il songeait à l’instant où il pourrait filer chez les vieux, et c’était pour lui la même attente impatientée que jadis à l’école, alors qu’il supputait d’avance les joies des récréations et du départ. Sur les six heures, il était libre : il courait au Roc, et s’offrait tout de suite pour des travaux ; il aidait Rutel à bêcher un carré, cueillait des légumes, arrosait jusqu’à la nuit, vêtu du tablier bleu professionnel. Il s’attirait l’affection de la mère, en préparant les bottes d’asperges, la veille des marchés à Mécringes ; il faisait de l’herbe pour les lapins, cuisinait la soupe du cochon.
Un jour, on le fit entrer dans la chambre de Cendrine pour y réparer le fronton de l’armoire à linge qui se décollait. Golo ouvrit la fenêtre ; et tout le passé lui revenait devant les meubles paysans de fabrication honnête, les portraits des parents qui encadraient la glace, celui de Cendrine en première communiante, et les deux chromos représentant des modes de la Restauration : « Le marié — Lo Sposo » et « La Mariée — La Sposa » qui se faisaient pendant et se souriaient, tandis que des légendes, versifiées, leur enseignaient le moyen de faire durer leur bonheur. On avait laissé Golo seul et, avant de commencer son travail, il se complaisait à revoir, l’un après l’autre, les bibelots, les pauvres fantaisies qui avaient appartenu à Cendrine et qu’elle avait dédaigné d’emporter : un album à photographies, vide, encore dans sa boîte en carton, un verre où s’enlaçaient ses initiales, un sac à ouvrage avec une garniture d’objets en acier débile, qu’il lui avait offert, le jour de la foire à Mécringes.
Tout son ancien amour ressuscitait, au contact de ces reliques, et non plus seulement à l’état de fantôme : il aimait de nouveau, ou plutôt il s’apercevait qu’il n’avait jamais cessé d’aimer Cendrine. Son indifférence en la revoyant l’autre jour, ne s’adressait qu’à la jeune femme, à la Cendrine nouvelle dont l’image inattendue avait dérouté ses souvenirs. Mais dans cette chambre, où tout lui parlait de sa petite amie d’autrefois, son cœur se réveillait, et il se réveillait pour souffrir. Pour la première fois depuis qu’il était triste, il comprenait la cause de sa tristesse. C’était cela, c’était ce chagrin que, sans y penser, il était venu chercher au Roc. Car il le sentait bien, sa vie désormais était manquée : devant lui, il ne voyait plus que du malheur.
Golo se mettait à la besogne, et ses regrets lui faisaient une compagnie amère et douce. Quand il sortit de cette chambre qui avait dû être la leur, il eut un regard dernier, instinctif, pour le lit, toujours inoccupé, toujours plein de Cendrine.
Le lendemain, les jours suivants, les Rutel demandèrent à Golo d’autres ouvrages : réparation de l’horloge, rhabillage complet de la charrette, fabrication d’échalas pour la vigne. Golo acceptait ces travaux, les exécutait soigneusement. Il apportait à ceux qui ne lui étaient pas habituels son adresse, son ingéniosité d’ouvrier à tout faire, de bricoleur, comme on dit, en bonne part, à la campagne. Les Rutel ne le remerciaient jamais, à peine s’ils lui offraient à boire, de temps à autre. Mais Golo ne leur demandait rien : n’était-il pas un peu de la famille ? Cette parenté manquée lui tenait au cœur ; et il se trouvait aussi trop heureux qu’on le laissât venir à son gré dans cette maison, la seule du village où il se trouvât bien.
A huit heures, il rentrait au Chep, et, la dernière bouchée avalée, il retournait au Roc faire la veillée. Deux ou trois fois dans la soirée, il était question de Cendrine. On parlait d’elle comme d’une morte, et les vieux s’attardaient à évoquer ses gentillesses de petite fille, à raconter des riens charmants de son enfance, et ces riens enchantaient Golo.
Rutel se confiait au menuisier, il lui énumérait ses affaires, les désagréments nouveaux que lui causait son gendre, les mauvais propos qu’il tenait contre lui. Et, bien que Golo profitât de leur brouille, il prodiguait ingénument les bons conseils, cherchait des moyens d’entente, prêchait la réconciliation.
Puis bientôt, au coin du feu entretenu pour économiser la chandelle, tout à coup, sans qu’il sût pourquoi, un souvenir, une vision, un espoir l’amollissant, il sentait ses yeux se gonfler, les larmes venir. Il ne les retenait plus et ne prenait pas la peine de les cacher aux vieux, car elles ne lui causaient aucune honte. Elles l’inquiétaient seulement, lui attestant chaque jour sa croissante faiblesse.
L’été triomphait, incendiant la plaine. Des journées qui ne finissaient pas, des journées où tardait le soir charmant, se succédaient décolorées, écrasantes. Tout était brûlé, les herbes et les feuilles, et l’on n’entendait plus chanter les oiseaux. C’était sur la plaine attendant la moisson comme un recueillement, une stupeur. Ni piétons, ni voitures le long des routes qui se déroulaient à perte de vue, toutes droites, bordées d’arbres malingres ; les paysans vivaient à l’ombre chez eux, muets, anxieux des orages et de la grêle.
De temps à autre pourtant un bruit d’enclume parti de la forge s’en allait sur les récoltes ; puis, durant toute l’après-midi, pendant des semaines, un petit bugle se fit entendre au sommet du village. Quel pouvait être le paysan désœuvré qui s’époumonnait à cette musique ? Golo se renseigna : c’était le fils du garde-champêtre, élève de l’École normale primaire, qui employait un congé de convalescence à étudier un pas redoublé que la fanfare de l’École devait jouer à la distribution des prix. Une note, malheureusement, l’arrêtait chaque fois presque au début, un passage du naturel au dièse qui se refusait à sortir, obstinément. Mais lui s’acharnait, recommençant pendant des heures et Golo finissait par prendre intérêt à cette lutte jusqu’à se féliciter le jour où le dièse rebelle s’échappa enfin, victorieux, et se prolongea sur la campagne.
Le menuisier avait d’autres distractions ; tous les deux jours le boulanger de Chivres traversait le village dans son char à bancs, sonnant sur le clairon des marches régimentaires ; puis c’étaient, au-dessus des terres blanches qui bordent l’autre rive de la Marne, très loin, dans un retrait plus bleu de la vallée, brusques avec une petite fumée lente, les trains vomis, avalés par le tunnel. Par eux, Golo connaissait les heures : le train omnibus de Château-Thierry annonçait le déjeuner, le rapide des Ardennes passait vers le goûter et, un peu avant le repas du soir, fuyait l’express d’Orient. Par eux se mesurait, se détaillait son ennui au long de ces interminables journées, que ne remplissait plus le travail.
Car, peu à peu, il avait pris son métier en dégoût. Parti, son amour-propre de bon ouvrier ! Et, comme l’idée de se rendre libre à six heures pour aller au Roc ne suffisait plus à le stimuler, à chaque moment il interrompait sa besogne sous prétexte d’affûter la scie au tiers-point, de donner du fil à son rabot, de souffler le feu pour faire chauffer la colle.
Le nez en l’air, il musait autour des établis, sans plus regarder, épinglés au mur, les scènes de la guerre, le panorama de l’Exposition, les vues des grands magasins, et tous les portraits des hommes successivement illustres : Napoléon III, Rochefort, Monsieur Thiers, Victor Hugo, le maréchal de Mac-Mahon, Gambetta, Chanzy, d’autres encore distancés maintenant, dans l’admiration des foules, par un général à barbe blonde monté sur un cheval noir.
Dans la cour, il s’intéressait aux poules, aux canards, aux pigeons, dont les vols enlaçaient le toit de la maison. Il étudiait l’immobilité ruminante des « gourils », ou bien, à travers la porte en treillage métallique, il offrait des trognons de choux à une vieille lapine blanche, qu’il se flattait d’apprivoiser. C’était autant de pris sur sa journée qu’il prolongeait mollement, jusqu’à la soupe, ayant saboté juste assez d’ouvrage pour ne pas se fâcher avec le père Hénocque, lequel, après deux mois d’absence, avait réintégré l’atelier.
Le repas fini, il se levait de table et comme d’habitude, reprenait le chemin du Roc, le chemin coutumier, sans hâte maintenant ; et il ne se pressait pas non plus de donner un coup de main aux Rutel, pas davantage d’entamer la conversation avec eux. Sitôt arrivé, sitôt installé sur le banc devant la porte, seul ou en compagnie, ça lui était égal. Plié en deux, les coudes aux genoux, la tête dans ses mains, il s’abrutissait à songer, les yeux sur la vallée indistincte comme ses songes, et, au bout d’un moment, il se prenait à pleurer : des larmes paisibles, des larmes l’une après l’autre, aujourd’hui comme hier.
A ses côtés, la vieille allait et venait sans faire attention à lui, tandis que Rutel assis, le dos au mur, les mains à plat sur les cuisses, s’endormait, la pipe aux dents. Et chaque soir ainsi, durant des semaines.
Le dimanche, au lieu d’aller arroser le jardin de la tante Louvet, un pauvre clos où l’herbe poussait drue, étouffant les cultures, il passait encore la journée chez les Rutel, sans leur parler davantage. Il jouait mélancoliquement avec Griton, un chat tortillard et rancunier, estropié jadis par un piège, traînant sous les tables, dans les angles, sa vie hargneuse, son âme inquiète d’infirme. Ou bien il faisait rapporter sa belle casquette par Castillo, un épagneul manqué, moitié barbet, moitié autre chose, un naïf, un étonné, dont on ne pouvait rien tirer, mais qu’on avait gardé à cause de son bon caractère. Des dimanches pleins de bâillements à se décrocher la mâchoire, et Rutel qui le regardait faire bâillait aussi malgré lui, et le soir venu, il était toujours là, et recommençait à pleurer.
Le vieux, à la fin, s’impatienta. A plusieurs reprises déjà, amicalement, il avait gourmandé le jeune homme, l’avait secoué à sa façon, en lui tenant des discours goguenards accompagnés de tapes dans le dos et de blagues pour rire. Et cela ne servait à rien, impossible de le faire rigoler un brin, ce paroissien si rigolard dans le temps !
« Mais qu’est-ce qu’il avait donc, cet animal-là ?… Se mettre dans des états pareils pour une femelle !… » Et cette femelle-là avait beau être sa fille, il ne s’expliquait pas que pour un mariage manqué, on pût se rendre si malheureux.
— Grand bête ! elle s’est bien consolée, elle ! Est-ce que tu vas continuer longtemps à pleurnicher comme un veau ? Tu finiras par te tourner les esprits : un de ces jours, on t’enverra à Melun avec tous les mange-lunes du département. Regardez-moi ça, un gaillard de vingt-cinq ans qui est allé au Tonkin, qui s’est battu avec les Chinois, avec les Pavillons-Noirs, avec le diable et son train, un Briard qui a voyagé sur mer, qui a tout vu, qui a tout fait, et qui est là à geindre comme un enfant de six mois parce que sa belle en a épousé un autre !… Eh ! marie-toi donc, abruti ! prends-en une, prends-en deux plutôt, puisque tu ne peux pas t’en passer… N’en manque pas dans le pays, n’est-ce pas, Françoise ?
Pour de vrai, qu’elle en connaissait, la mère Rutel !… Et, complaisamment, sa vieille âme réjouie à l’idée de noces possibles, elle les énumérait. — « Il y avait la Phrasie de chez les Coulon, sans doute un peu vieille pour Golo, bonne fille tout de même et qui aurait du bien, plus tard. S’il en voulait des plus jeunes, alors, il fallait prendre la Titite, une belle personne, celle-là !… »
Golo haussait les épaules.
— « Et la nièce au boulanger ! en voilà une qui aurait du pain sur la planche. Ce n’était pas tout : après celles-là, il y en avait d’autres à Fromentières, à Chivres, à Mécringes. Ah ! il n’en manquait pas, de ce gibier-là : il pouvait taper dans le tas ; celle-là ou une autre, qu’est-ce que ça faisait ?… » Et la vieille femme finissait par offrir son aide : si ça l’ennuyait trop de chercher lui-même, il n’avait qu’à le dire, on chercherait pour lui.
Golo ne voulait pas les déranger : quand le moment serait venu, il se débrouillerait bien. Les Rutel insistaient alors, le poussaient à se décider sur-le-champ, et le menuisier, autant pour se débarrasser d’eux que dans le vague espoir de se guérir, cherchait avec les vieux, citant des noms, discutant les probabilités des successions. Il finissait par s’arrêter à la Titite, la plus gentille d’abord, la plus vaillante aussi, et il promettait de s’en informer sérieusement ; peut-être même irait-il dans huit jours à la fête des Essarts où il était sûr de la rencontrer.
De fait, les jours suivants, Golo pensa bien cinq ou six fois à la Titite. Il s’essayait même à se la représenter plus belle que Cendrine, et certainement plus jeune. L’idée d’épouser cette bonne petite femme lui allait assez. Il imaginait la vie qu’ils mèneraient ensemble : on habiterait la maison de la tante Louvet ; il y aurait des réparations à faire : elles seraient peu coûteuses. Peut-être Hénocque consentirait-il à s’associer avec lui, sinon, tant pis, il se mettrait à son compte ; et il passait en revue les clients possibles. Mais le dimanche venu, Golo avait déjà changé d’idée : la Titite ne lui disait plus rien, ni elle ni une autre, et quant à s’établir, merci ! Avec ses quarante-cinq sous par jour, nourri, logé, il était bien comme cela : il s’y tenait.
D’ailleurs, on ne le tourmenta plus longtemps ; la mère Rutel était tombée malade, — un chaud et froid pris en lavant au bord de la Marne, — et le médecin n’était pas trop rassuré.
Tout de suite, Rutel avait perdu la tête : « Si elle allait passer, à cette heure, la bourgeoise, on serait dans de jolis draps, ici !… » Sans plus tarder, il courut prévenir Cendrine et, non sans difficultés de la part du charron qui n’oubliait pas l’histoire du champ, le jardinier ramena sa fille au Roc.
Quand Golo arriva à la brune, il trouva Cendrine installée au chevet de sa mère ; elle versait de la tisane dans un bol et tout en lui disant bonsoir, il lui passa le sucre. Il l’aida à soulever la vieille pour la faire boire ; elle n’était pas bien et, silencieusement, elle les regardait, les yeux allumés par la fièvre, le souffle haletant, cherchant à voir s’ils ne la croyaient pas perdue. Les deux gardes-malades — car le père Rutel somnolait dans un coin, sous prétexte qu’il n’était bon qu’à embarrasser — échangèrent à peine quelques mots, cette nuit-là. Il ne fut question que de la mère et de son état. Au petit jour, Cendrine partit, laissant la surveillance à Golo : elle avait promis à son mari de revenir de bonne heure.
Ils se retrouvèrent le soir au Roc, au moment de la visite du docteur, un jeune, pas tendre, très pressé, qui les tranquillisa un peu, après une auscultation sommaire et les quitta non sans leur avoir adressé quelques recommandations impérieuses.
Très satisfait de cette consultation, le père Rutel ne tarda pas à monter au galetas, où, pour ne pas déranger sa femme, il s’était dressé un lit. Cendrine et Golo étaient seuls.
La mère, sa tête moite enfoncée dans l’oreiller, sommeillait. Vraiment elle allait mieux, la respiration était moins courte. Eux causaient à voix basse, sous le manteau de la cheminée ; ils parlèrent d’abord, comme la veille, de la façon dont elle avait pris mal, des remèdes qu’on lui avait ordonnés ; sur ce point ils ne se trouvaient pas tout à fait d’accord : Golo, plus au courant, et qui avait passé d’ailleurs par des fièvres autrement dangereuses, attribuait le mieux à la quinine, tandis que Cendrine, confiante dans la vertu des simples, se fiait davantage à une certaine tisane où entraient les mille-pertuis, le tilleul, la bourrache et les quatre-fleurs, remède souverain qu’elle avait clandestinement administré à sa mère.
Ils en vinrent à parler de leur santé personnelle, de leur tempérament. Cendrine était sujette à des migraines ; Golo, lui, s’estimait heureux d’avoir échappé aux suites de la dysenterie. Ils s’interrompaient, tantôt l’un, tantôt l’autre, pour voir où en était la malade ; et le menuisier marchait sur la pointe du pied, exagérait les précautions, faisait du zèle pour se donner de l’importance, se rendre nécessaire.
Les heures passaient, la conversation languit, puis tomba. Comme Cendrine s’endormait, Golo l’engagea à se reposer sur son ancien lit, dans la chambre voisine ; elle pouvait compter sur lui, il veillerait bien tout seul, administrerait les remèdes aux heures dites ; et si la fièvre revenait, il promettait de l’avertir. Elle accepta, très lasse, pour une minute seulement, disait-elle, et, le corset dégrafé, s’étendit sur le matelas, laissant la porte ouverte. Bientôt, sa respiration devint régulière. Golo comprit qu’elle dormait.
Lui ne dormait pas : des souvenirs l’occupaient, éclairant le passé, l’attendrissant peu à peu. Toute sa pensée était pour Cendrine, pour la Cendrine d’autrefois, pour celle qu’il avait vue jadis allant et venant dans cette même maison. Un matin, il était venu la prendre pour la conduire au marché de Mécringes ; dans un coin de la cour, le père étrillait le Blanc, tandis que la mère cueillait des légumes au bout du jardin. Elle était seule, occupée à se peigner devant son miroir, dans sa chambre, le corsage ouvert, les cheveux sur les épaules. Un désir l’avait saisi, et subitement il s’était jeté sur elle. Mais elle avait glissé entre ses bras, et il n’avait baisé que ses cheveux. Oh ! cette Cendrine avec son linge frais, sa chair tiède, sa poitrine grêle alors, plus désirable : ce soir, comme autrefois, elle est encore là, sa bonne amie, sa petite Cendrine, et, comme autrefois encore, un désir le fait se lever, un désir invincible. A petits pas, doucement, plus doucement, il avance dans la chambre où se glisse un dernier rayon de la lune déclinante.
Et c’est d’abord tout ce que voit Golo parmi le vague de l’ombre : une poitrine blanche dans l’entre-bâillement du corsage et un bras qui pend, immobile, hors de la manche relevée. Mais tandis que, penché sur elle avec un gros battement de cœur, il reste là, à la respirer lentement, mesurant son souffle par peur de l’éveiller, voilà que le bras, la poitrine, le visage s’éclairent insensiblement : l’indienne de la robe prend sa couleur, le bras devient plus blanc, les rayures de la marmotte se précisent, bleues, orangées, grises. Une pâleur fraîche monte sur la plaine, et presque aussitôt le bruit de la vie, le frisson des choses qui s’éveillent. Vers la ferme de Montcouvert, un coq a chanté et des hirondelles gazouillent très haut, avant de raser les luzernes trempées de rosée.
Golo se repent de ne pas s’être enhardi plus tôt ; le jour l’effraie, et d’ailleurs il n’est plus temps.
Un gros soupir tout à coup, qui s’arrête net, finit en hoquet, un cri à peine humain le fait se redresser, courir à la malade. A demi relevée sur son lit, la tête en avant, cherchant l’air, elle demeure figée dans une immobilité terrifiante, comme si chaque effort précipitait l’étouffement.
— Rutel ! Cendrine ! Cendrine !… appelle Golo.
Ils arrivent tout de suite, effarés, et tout de suite ils sont en désaccord sur ce qu’il y aurait à faire pour assister la mourante. Rutel voudrait ouvrir la fenêtre, puisque c’est l’air qui lui fait défaut ; tandis que Cendrine, voyant mieux la gravité du cas, se déclare pour les remèdes énergiques, parle d’appliquer des ventouses.
— Des ventouses, des ventouses… laisse donc, je m’en vais atteler le Blanc pour aller chercher le médecin à Mécringes.
— Passe donc plutôt prévenir le curé !
La malade, elle, profère des mots sans suite ; puis, c’est dans sa poitrine un bruit de souffle, une musique rauque qui s’éteint en petits râles, tout légers, tout menus. Ils décroissent encore et elle retombe sur l’oreiller.
Pas la peine d’atteler le cheval, mon vieux Rutel, ni d’aller réveiller le curé, ma pauvre Cendrine !… C’est fini. Plus qu’un mouvement, le dernier, un allongement du bras qui cherche à saisir… quoi ? les courtines du lit, la main de ceux qui restent, quelque chose dans ce monde ou dans l’autre, et le bras s’abat, les doigts se détendent, laissent échapper le vide.
Une minute de stupeur, une lueur d’espoir encore, disparue bientôt sur des signes trop certains : le cœur arrêté, la bouche béante, les yeux grands ouverts. Cendrine a fait un signe de croix, très vite, devant la mort qui passe, et ils restent là, tous les trois, pendant longtemps sans rien dire, sans pleurer même, dans la stupéfaction où jette le spectacle des choses irrémédiables.
Puis une détente, Cendrine sanglote, Rutel essaie de trouver une larme, tandis que Golo cherche des mots pour consoler l’un et l’autre, s’embarrasse dans des phrases et finit par aider à la toilette funéraire.
Dehors, c’est le jour blanc, le grand soleil, la plaine brillante ; la rosée s’évapore et fume au-dessus des champs diamantés, les alouettes chantent, invisibles, et les hirondelles sont descendues en chasse sur les sainfoins.
Cendrine sortit un instant : il fallait prévenir les voisins. Durant son absence, Golo et Rutel n’échangèrent pas deux paroles. Machinalement le vieux atteignit sa pipe sur le manteau de la cheminée, la bourra avec lenteur, le regard pensif, ennuyé ; mais au moment de l’allumer, il eut honte et la posa sur le rebord de la fenêtre, par respect pour la morte.
Sa fille rentra accompagnée de la veuve Houzin et de la femme à Demaison, le bedeau, deux vieilles qui se détestaient, mais qu’un goût naturel pour les accouchements et les décès réunissait toujours ; sages-femmes et pleureuses par distraction, acceptant volontiers néanmoins la pièce de vingt sous et les petits verres.
Golo s’absenta à son tour, emmenant le vieux pour déclarer la mort ; puis, l’acte rédigé par l’instituteur, il regagna le Chep où il allait fabriquer le cercueil.
Il ne revint pas le soir ; il y aurait assez de monde, et d’ailleurs, les deux nuits qu’il venait de passer l’avaient exténué. Il s’abstenait aussi pour un autre motif : Albert Champion serait là sûrement avec sa femme, et depuis quelque temps il ne cachait pas sa colère de voir Golo toujours installé chez ses beaux-parents.
Ce fut d’ailleurs une veillée fort simple : la chambre du Roc s’éclaira de deux cierges ; M. le curé parut un instant et, passé minuit, quatre femmes demeurèrent seules, qui s’entretinrent de la figure de la défunte, laquelle se pinçait d’heure en heure, émirent sur les morts les propos habituels, marmottèrent des oraisons, sirotèrent du vin chaud.
Au matin, Golo, tout en noir, un chapeau haute-forme sur la tête, arriva, brouettant le cercueil. Il aida à la mise en bière, vissa le couvercle et, la besogne terminée, il attendit avec les autres, dans la grande allée, l’heure de partir. La mère Rutel eut l’enterrement de tout le monde : la boîte dressée sur des chevalets noirs dans l’église nue, la messe expédiée rapidement, — et en route pour le cimetière !… Une procession traînante de châles et de redingotes qui émergeait des blés, des conversations à voix basse au rythme des versets latins. Et l’inhumation faite, un égrènement de paroissiens dans l’enclos funèbre, chacun, à cette occasion, se remémorant quelque peu ses morts.
Le lendemain, à son heure accoutumée, Golo était au Roc, disposé à reprendre sa place sur le banc, devant la porte, plus affectueux toutefois à cause du deuil récent et du chagrin qu’il supposait au père Rutel, bien seul à cette heure, le pauvre homme.
Mais l’accueil ne fut pas aussi cordial qu’il eût pu l’attendre. Le vieux répondait à peine aux consolations de Golo, plus loquace que de coutume ; et la soirée s’acheva dans une sorte de contrainte.
Il en fut de même les jours suivants, et le jeune homme commençait à se demander si par hasard il n’avait pas blessé le veuf, quand, le cinquième soir, un samedi, au moment de se quitter, Rutel le retint et, lui frappant sur l’épaule :
— Écoute, mon Golo, j’aime autant te le dire maintenant… demain tu ferais aussi bien de ne pas revenir. Ce n’est pas censément rapport à toi qui es un bon garçon, mais voilà, tu comprends, à présent que ma défunte est partie, je ne pouvais pas rester brouillé avec les miens ; alors il a bien fallu que je m’arrange avec Albert ; d’ailleurs, Cendrine avait ses droits, et moi, j’avais encore intérêt à faire la paix avec mon gendre… Ce n’est pas qu’il me revienne beaucoup ce particulier-là : tu sais bien ce que j’en pense, mais à quoi ça m’aurait servi de faire le difficile ? Champion aurait empêché ma fille de venir au Roc et, si j’étais tombé malade, sans personne pour me soigner, je serais crevé dans mon coin, et puis voilà tout… Enfin, quoi ! dorénavant ils viendront ici tous les jours et ça vous gênerait de vous rencontrer. Ça amènerait des histoires ; le plus court, c’est de rester chacun chez soi. Faut plus revenir, mon Golo. Tu sais, ça m’ennuie de te servir ça, à toi qui étais quasiment de la famille, à toi qui as toujours été si gentil avec nous, mais vois-tu, il faut ce qu’il faut… Allons, une poignée de main, et puis, ce n’est pas parce qu’on ne se verra plus si souvent que ça empêchera de rester une paire d’amis. Tiens, marie-toi, comme disait notre pauvre défunte, c’est encore ça que tu as de mieux à faire.
Golo écoutait, les mains dans les poches, les yeux à terre, creusant du talon le sable de l’allée.
Très étonné tout d’abord, il lui venait ensuite une brusque révolte contre l’ingratitude et l’égoïsme du vieillard qui lui enlevait si durement sa consolation dernière. Il fallait donc n’y plus revenir dans cette maison où il restait un peu du passé, de ce passé qui lui permettait de vivre encore, maintenant que tout était fini, que Cendrine était morte pour lui, aussi morte que la vieille emportée, l’autre jour, au cimetière.
Et puis vraiment, on le jetait dehors comme un chien, comme un voleur. Pourtant, on aurait pu le ménager, car, après tout, il lui avait rendu des services, à cette vieille bête de père Rutel ! Qui donc arrosait le jardin, par les soirs étouffants de juin, pendant que cet empoté restait là sur le banc à fumer sa pipe ? Et tous leurs sales meubles qui ne tenaient plus, qui donc les avait revernis et retapés ? qui donc, aussi, avait rafistolé la charrette, au temps où l’on était fâché avec le charron, ce charron de malheur qui, sans l’aimer seulement, possédait Cendrine ?… Un autre, qui n’en faisait rien, lui avait volé son bonheur !… Cette idée le torturait si violemment qu’il brusqua l’adieu, avec des sanglots plein la gorge :
— Allons, c’étant, on fera comme vous voudrez ; adieu, mon père Rutel !
Il regagnait le Chep, à petits pas, mais, à mesure qu’il avançait dans la solitude assoupie des champs, sa rancune parlait ; le vieux était dans le vrai après tout ; il avait besoin de sa fille et ne pouvait pas se priver d’elle simplement pour faire plaisir à un pleurnicheur dont les larmes n’avaient rien d’amusant… Et Golo finissait par trouver qu’on avait eu bien de la patience de le supporter si longtemps. Il était malheureux, sans doute : ce n’était pas une raison pour ennuyer les autres. Eh bien ! Il ne reviendrait plus, voilà tout. D’ailleurs, l’idée de voir Albert Champion dans la maison lui eût gâté ses souvenirs.
Il rentrait. Maintenant, il n’accusait plus personne. Une lassitude immense l’hébétait, et courbé sous la fatalité, il marchait, la tête vide et les yeux tout grands ouverts dans la nuit, la nuit consolatrice, clémente et bonne.
La nuit, la nuit clémente et bonne, Golo chaque jour l’attendait impatiemment. La tombée du soir le faisait déjà moins malheureux : le rouge du couchant sur les vitres de l’atelier quand il quittait la varlope et aussi, un peu plus tard, venue des terres blanches, plus blanches dans les cendres du crépuscule, la plainte grinçante et monotone des courlis ; et peu après, le chuchotement mystérieux des bêtes nocturnes. Les bruits du silence, les teintes de l’ombre, apaisaient Golo comme une promesse de délivrance.
Plus de pipe après le souper, plus de causeries avec les passants : tout de suite dans les draps, tout de suite le sommeil.
Bientôt, hélas ! les insomnies du printemps reparurent : au lieu de cet anéantissement heureux où il se plongeait comme une brute, ce furent des nuits agitées, fiévreuses, des réveils de cauchemar dans cette atmosphère de fournaise, sous le toit de tuiles encore surchauffé, dans l’odeur des haricots et des oignons pendus aux solives. Il chassait la couverture, s’étalait sur le ventre, les membres écartés, se retournait, toujours en moiteur, jusqu’au moment où, agacé, énervé, il se levait et ouvrait la fenêtre. Des bouffées chaudes entraient, s’exhalant des feuillages immobiles. Il restait là, regardant la poussière lumineuse des étoiles, redoutant de les voir pâlir, attristé à la pensée du jour qui approchait. Il regagnait son lit, mais il n’arrivait pas à s’endormir et l’idée de son malheur lui revenait. C’était comme un sentiment de solitude extrême, douloureuse, de dépareillement, un dégoût des autres et de soi-même, un détachement de tout. Pas moyen d’arrêter son esprit sur un projet possible, un travail ou un plaisir.
Il demeurait inerte, ahuri, les yeux ouverts sur le noir de la chambre et sur le noir du lendemain. Cependant l’activité des autres déjà s’éveillait. Trois heures : les charrettes pleines de moissonneurs s’en allaient dans le gris perle de l’aube avec des cahots que le silence rendait plus sonores.
— En voilà qui sont bien pressés ! Ah ! bon sang ! disait Golo en retombant sur le traversin.
Dès qu’il commençait à s’assoupir, c’étaient sur le toit, au-dessus de lui, des grattements secs, des batteries de pattes sur les tuiles : les pigeons, matineux, avec des roucoulements de bataille, regardaient venir le soleil qui rougissait déjà le haut des cheminées de ses rayons obliques, et bientôt les moineaux piaillaient à leur tour, furieusement. Et, moineaux et pigeons envolés, c’étaient les poules, en bas, verrouillées dans le poulailler qui caquetaient toutes à la fois, impatientes de sortir.
— Ces sales bêtes ne me laisseront donc pas la paix !
Et pieds nus, trébuchant aux marches, il descendait lâcher toute cette volaille.
Or, le soleil montait déjà : plus la peine de se recoucher. Que faire ?
Habillé, il allait machinalement jusqu’à l’atelier, où le travail depuis quelque temps ne pressait guère, il tournait et retournait un ciseau, mastiquait une planche du bout du pouce ; mais le moindre détail le rebutait aussitôt, et laissant l’ouvrage en plan, il roulait une cigarette : décidément, il ne travaillerait pas encore ce jour-là. Il partait, gagnait les champs en se glissant derrière les maisons. Et sa marche, d’abord prompte, bientôt s’alentissait ; il s’engageait dans les étroits sentiers qui serpentent, invisibles, au milieu des moissons jaunes. Puis, quand il était hors de vue, tout à coup, il trouait la muraille des récoltes, se jetant au hasard, à plein corps, dans ces ondes d’épis qui bruissaient en s’écartant devant lui et, brusquement, parmi le seigle, le blé ou l’avoine, il s’abattait comme une bête malade, comme un mouton pris du « sang de rate ». Des menaces du garde-champêtre, des colères des cultivateurs, il s’en souciait peu. Cependant il choisissait ses gîtes. Pas de danger qu’il allât s’étaler autour des fermes dans ces bauges déjà tassées par d’autres : elles lui eussent conté les brèves amours d’été aux heures du goûter et des repas, et ces images, Golo les redoutait, les évitait. Il fuyait les places chauves, les poussées débiles : deux doigts de ciel au-dessus de la tête et, autour du corps, le bercement des belles récoltes, voilà ce qu’il aimait. L’endroit trouvé, il restait là, invisible à deux pas, aplati, contemplant tout près l’égrènement d’une famille de mulots, tressaillant à la surprise d’une nichée de perdreaux, guettant la montée d’une taupinière ; puis il considérait la forêt des épis, se prenait de curiosité pour les routes minces qui s’enfonçaient à l’ombre des tiges, vers des lointains si proches, et où sans cesse cheminaient, travaillaient, se battaient des insectes dont il ne connaissait pas les noms : toute une vie réduite en des paysages mystérieux et minuscules, qui le distrayait, occupait ses rêves.
Et le blé ou le seigle ou l’avoine montaient en l’air, et leur maturité s’égayait des coquelicots, vite fripés, des bleuets tendres comme des yeux, des pieds-d’alouettes semblables à de sveltes mouches, du compagnon blanc, du miroir de Vénus, de la nielle, de la scabieuse enfin, la fleur des veuves.
Couché sur le dos, Golo s’étirait, projetait violemment ses bras en croix comme pour écarter au loin, bien loin, les êtres mauvais et taquins, les malfaisants souvenirs. La bouche ouverte, prête au bâillement, il regardait, entre les cils, les nuages blancs qui passaient comme des fumées, aussi frêles que des écheveaux de fils de la Vierge.
Bientôt une équipe de moissonneurs survenait ; on entendait le marteau battre les faux, les pierres à repasser qui retombaient dans les « gommiers » ; des voix approchaient, il fallait décamper.
Golo ne pouvait songer à se réfugier dans les bois : il savait que, sous l’emmêlement des cépées jeunes, des ronces et des clématites, il fallait subir les démangeaisons des araignées que l’on écrase sur la joue, les piqûres des moustiques, les morsures des fourmis.
Dans la prairie, on serait mieux, au bord de la Marne : les vaches y avaient l’air si heureuses !… Il s’en approchait. Elles le regardaient venir, s’éventant de leurs queues et détournant des têtes de blondes imbéciles ou de brunes malveillantes. Beaucoup portaient au coin de leurs grands yeux vides des plaques de mouches ; quelques-unes joutaient entre elles de la corne, insouciantes.
La rivière était là. L’eau tremblait fraîche, entre les saulaies mouvantes ; sur les pentes de la berge les iris s’érigeaient en trophées, l’origan sauvage aux fleurs d’un violet rose embaumait l’air, la tanaisie enfin, comme un soleil jaune au milieu de fines dentelles vertes, répandait une griserie d’éther ou d’absinthe.
Plus volontiers, Golo s’allongeait à l’ombre et là, accoudé, la tête seule dépassant le talus en muraille, il regardait. Sous lui, une anse s’arrondissait, obstruée de souches vaseuses ; roulés par les dernières crues, des paquets d’herbe restaient accrochés à des branchages, y séchaient, pareils à de vieux nids. Des racines plongeaient et se brisaient dans l’eau, — une eau très verte, très claire, immobile, — et, au delà, la grande rivière étincelait de soleil, avec des flammes qui dansaient sur les courants.
Ébloui, Golo reposait ses yeux à épier les poissons qui manœuvraient là, tout près de lui, sans méfiance. Il se rasait davantage, retenant son souffle, curieux de les voir. C’étaient, à fleur d’eau, le museau courbe prêt à saisir un moucheron ou une graine, les chevesnes, pirates à nageoires rouges, en arrêt ; l’insecte imprudent frôlait l’onde, la graine mûre tombait de l’arbre : d’un brusque élan, la gueule crevait la vitre, la mâchoire se refermait, Golo en percevait le happement, et déjà, le coup fait ou manqué, le poisson avait disparu.
Plus loin, dans un remous, les ablettes apparaissaient en troupes, des vertes et des bleues. Avec un frétillement continu de leur dos sombre, elles faisaient tête au courant sans avancer. L’une d’elles, parfois, se détachant des autres, se lançait dans une poursuite aussitôt abandonnée : un éclair d’argent, et elle avait repris sa place dans la file.
Le fond de la rivière s’animait aussi : goulus, ventrus, moustachus, les barbeaux, comme un troupeau de porcs noirs, fouillaient l’ordure de l’eau, laissant derrière eux un sillon blanchâtre, parmi le sable déplacé. La bande a plongé au fond d’un trou, sous la berge, puis plus rien. Un moment s’écoule, et tout à coup une oscillation dans les profondeurs, puis une ombre qui glisse, une apparition qui se précise en montant vers la lumière. Une gueule démesurée et plate, un dos carré et glauque, brusquement coupé près de la queue, c’est le brochet. Il s’est arrêté tout d’une pièce et il reste là, dans une raideur féroce, tendu comme un ressort. Un imperceptible geste de Golo, et le ressort s’est détendu, un long trait a filé loin du bord, plus rien !
D’autres existences se jouaient à la surface, plus délicates, plus légères. Les araignées d’eau voyageaient à secousses régulières le long des nénuphars aux larges feuilles étalées, où, près d’une fleur aux pétales blancs, une grenouille sommeillait, aplatie. Sous les branches des saules, des libellules bleu pâle ou vert tendre voletaient avec des vibrations métalliques, des « demoiselles » qui n’ont rien que des yeux et des ailes, des yeux d’émeraude, des ailes de tulle. Avec leur vol hésitant, enivré, les papillons blancs se poursuivaient au-dessus des consoudes et des centaurées. L’eau verte semblait les attirer comme une autre prairie, et ils se balançaient au-dessus, si près qu’ils semblaient y boire et que leurs reflets et leurs êtres finissaient par se confondre.
Les heures passent et le soleil tourne, déplaçant l’ombre des peupliers sur le pré. La chaleur augmente ; dans l’air accablant, un grincement de poulies, un claquement de fouet : la tête caparaçonnée de bleu, deux percherons apparaissent au tournant de la berge et, derrière, la proue massive du chaland. Le lourd bateau s’avance : au milieu, la cabine, comme une maison, peinte de couleurs claires, avec ses persiennes ouvertes laissant voir la symétrie des rideaux blancs, ses pots de géraniums, son chien jappant, et la ménagère assise épluchant une salade. La vision, comme une image passagère de bonheur, s’en allait lentement, et Golo la suivait longtemps du regard, perdu dans le rêve douloureux d’une autre existence.
Mais tout à coup, le fil d’une ligne tombe devant lui ; Golo se retourne et reconnaît un vieux pêcheur de Fromentières qui n’avait pas son pareil pour soulever le barbeau. Et, à mi-voix l’inévitable question : — « Ça mord-il ? » suivie de réponses prévues : — « Non, point en tout, le vent n’est pas bien placé, et puis l’eau est trop chaude ; le poisson mordaille, pas moyen de le ferrer. Bien sûr ils sont muselés, ces bougres-là !… » Et l’ancien s’éloigne, comme il est arrivé, sans qu’on l’entende.
Maintenant ce sont des gens qui viennent botteler les peupliers : impossible d’être un peu tranquille… Golo repartait alors, musant au hasard, tuant le temps jusqu’à l’heure de la soupe. Le lendemain la même vie recommençait, la même fainéantise promenée dans tous les coins et recoins du pays.
La moisson finissait, et aux murs des fermes, sous le cadran solaire, à côté du rosier blanc, séchaient les « mais » enrubannés. Les moyettes dans les champs, alignées à perte de vue, en long, en large, évoquaient les tentes d’un immense campement. Dans la plaine mangée de soleil, il ne restait d’autre verdure que les carrés de betteraves et de regains, les files de peupliers au bord des routes, les bouquets de saules qui ombragent les mares, et, de loin en loin, les quatre ormeaux traditionnels encadrant une croix de Mission. On commençait à conduire les moutons dans les éteules, où déjà se plantaient les barrières des parcs, autour de la cabane bleue du berger.
Golo continuait à vaguer dans la plaine élargie fuyant la compagnie des habitants du pays, charretiers ou moissonneurs, de plus en plus absorbé par ses idées.
— En voilà un, disaient les gens, quand ils le rencontraient assis au bord de quelque fossé, la tête dans les mains, cuvant sa tristesse, en voilà un auquel le cœur fait mal à la tête.
Ses amis maintenant, ceux avec qui il causait, quand les orages de la saison les réunissaient sous les mêmes abris, dans le vieux moulin de Salzarde, dans la ferme abandonnée du clos Barreau, c’étaient les trimardeurs, les propres à rien, ceux qui errent sur les grandes routes, vêtus de costumes insolites, usant des loques militaires. Indifférent, Golo supportait sans dégoût le contact de ces méprisés. D’ailleurs, il finissait par vivre à leur manière, emportant son manger dans sa poche, vagabondant du matin au soir, souvent même, par les nuits encore chaudes, du soir au matin.
Il trouvait de la douceur à ces traîneries où il n’avait plus que la société des ombres. Son chagrin s’en trouvait allégé, prenait l’inconsistance des choses environnantes. Il descendait la rue déserte où s’enfonçaient, à droite et à gauche, des cours pleines d’obscurité. Çà et là, projetant sa lueur sur le chemin, une fenêtre demeurait éclairée où s’ébauchait le geste professionnel du bourrelier, du « poisseux », où se penchait la figure de la couturière actionnant sa machine. Parfois, au pied de l’échelle qui monte à un grenier, un chien, le nez en l’air, assiégeait patiemment quelque chat réfugié sur le dernier échelon. Au bout du village, encore un bruit ; la musique grêle d’un accordéon sortant d’une maison isolée, où campaient les Belges venus pour la moisson.
Plus loin, dans quelque hameau, en plein mystère de la nuit, c’était le long d’un mur, un couple qui détalait surpris, une escalade par-dessus la haie d’un jardin, ou la promenade silencieuse de deux amoureux qui se tenaient par la taille, s’embrassaient. Golo poursuivait, sans même la curiosité de reconnaître les coupables ; il hâtait le pas seulement, fuyant ces images un peu troublantes pour sa chair sevrée de plaisirs.
Toute habitation avait disparu, c’était la solitude.
Près de lui, des deux côtés de la route ou du sentier, il devinait des choses indistinctes, des champs d’avoine semblables à des brouillards étalés à terre, des meules qui s’arrondissaient pareilles à des huttes de bûcherons. Deux étoiles rouges, tout à coup, au ras du sol, deux étoiles qui marchaient : les lanternes d’une carriole attardée ; elles semblaient très loin encore, quand, dans un bruit de ferrailles secouées, l’attelage passait au trot, laissant tout juste à Golo le temps de se ranger sur le talus que mouillait la rosée.
Dans le silence des heures, les bruits même se dénaturaient, amplifiés ou atténués : à peine perceptible le jour, la voix du barrage emplissait la vallée d’un grondement continu ; insensiblement croissait et décroissait le roulement des trains en marche, des trains empressés dont on n’apercevait même pas la lueur. Et la vaste tranquillité après leur passage n’était plus coupée que par un aboiement lointain.
Une nuit, le menuisier faisait une rencontre inquiétante : au ru de la Couarde, devant un feu de branches mortes, une créature décoiffée, à moitié nue, qui se chauffait, une folle. Tout de suite elle s’offrait à Golo, chantait pour l’attirer des airs du pays, avec une voix de cristal très pure, entrecoupée de rires convulsifs, de hurlements sauvages. Golo l’écoutait un moment, et quand il s’éloigna, très troublé, le fantôme subitement en colère, courut après lui, avec des insultes, et le poursuivit de mottes de terre.
Cette vie de hasard, le menuisier la traîna jusqu’à la mi-septembre ; subitement alors le temps changea et les pluies arrivèrent. Une fois, surpris en plaine par une ondée intarissable et froide, transi jusqu’aux os, il revenait à l’aube au moment où le père Farcette, ses bretelles rouges sur sa chemise de flanelle, ouvrait la porte du Puits 120.
Il entra, voulant boire quelque chose de raide, histoire de se réchauffer. Carrouge arriva bientôt, et après lui plusieurs habitués du matin, en blouse bleue et la barbe sale. Et tout de suite, sans un mot, les tournées d’eau-de-vie blanche commencèrent dans le petit jour de la salle aux volets encore clos, où pendant la nuit s’était refroidie l’odeur des litres et des culots de pipes.
Un bien-être venait à Golo de la rude chaleur de l’alcool et aussi de la société de tous les camarades qu’il n’avait pas vus depuis longtemps. Il y avait là des têtes qui le réjouissaient, celle de Carrouge surtout. Les autres partirent, sous prétexte qu’il fallait se mettre à l’ouvrage ; ils demeuraient seuls, le menuisier interdit un peu et craignant les questions, l’autre, au contraire, loquace et voulant savoir la cause d’une absence aussi longue. A un mouvement de Golo pour se lever, Carrouge l’avait saisi par la boucle de son pantalon, l’avait contraint à se rasseoir sur le banc :
— Père Farcette, cria-t-il, des œufs durs et du vin blanc !… Vous savez, du vrai, du bouché !
Et tout de suite :
— Qu’est-ce que tu fabriques donc depuis qu’on ne t’a vu ? Ce n’est pas pour dire, mais tu as l’air malade, vrai, tu deviens à rien. C’est donc ça que tu laisses tout en plan, tes champs et ton ouvrage ? Tu sais, tu es joliment veinard d’avoir un patron comme le père Hénocque ! Toute la sainte journée tu cours dans la plaine : à quoi fricoter ? je te le demande : à guigner aux mouches, à écouter s’il pleut. Ah ! tu fais un joli « bêtet » ; tu deviens fou ! ma parole, va falloir te vouer à sainte Berthe, comme dit l’autre.
Carrouge s’arrêtait pour trinquer, faisait claquer sa langue et déclarait le vin bien plaisant, tandis que Golo, silencieux, se laissait apostropher, réfugié dans une docilité très humble, très lassée. La tête penchée, la casquette sur les yeux, les coudes aplatis sur la table, il épluchait les œufs rouges avec des gestes courts, en mangeait sans faim les tranches après les avoir plongées dans la salière.
— Oh ! je sais bien que ce n’est pas à moi de t’en remontrer, continuait Carrouge, à moi qui ne travaille pas souvent ; mais ce qui me fiche malheur, c’est que tu aies l’air en train comme un lundi de Pâques ! Ce n’est pas une vie que tu mènes là : tu ne parles plus à personne, et quand tu aperçois les copains, tu décampes. Mais viens donc avec nous, grand hurluberlu ! nous nous la coulons douce, nous autres, et on nous trouve plus souvent ici qu’ailleurs, aussi bien avant qu’après la soupe ; nous rigolons, nous jouons au billard, nous jouons aux cartes, nous disons des blagues !…
Et le sermon continue et les litres se succèdent : deux litres, trois litres, d’autres litres encore.
Il est midi, et Carrouge, dont les idées se troublent, rabâche encore ses conseils du matin. Il se lève cependant et déclare qu’il est engourdi, que les fourmis lui montent dans les jambes.
— Est-ce que tu as faim, toi ? Moi pas, j’ai mon compte. Dis donc, ce serait vraiment trop bête de se quitter comme ça, maintenant qu’on s’est retrouvés. Seulement, on se fait vieux ici, depuis cinq heures qu’on boit. Allons, viens faire une partie de boules à Fromentières, ça nous fera prendre l’air. On ira chez Avalard ; on s’y amuse chouettement, tu sais ! Il y a de la bière de Châlons, de la fameuse, et c’est la patronne qui verse : une gaillarde, mon vieux Golo !… Hein, ça te dit quelque chose, pas vrai ? En route !
— En route, fait le menuisier.
A Fromentières, l’auberge, presque un hôtel, avec des salles réservées, était au centre du pays. Dans le jardin, le jeu de boules allongeait son allée, entre des carrés de choux et des plates-bandes de géraniums estropiés, sans feuilles.
Mme Avalard était malade et ce fut le mari, figure ronchonnante et bilieuse de débitant mal dans ses affaires, qui servit les canettes sous un sapin où pourrissaient, épaves d’anciennes fêtes, de vieilles lanternes vénitiennes.
Un peu déçu, car, en vérité, l’endroit n’était pas aussi charmant que Carrouge l’avait affirmé, Golo se mit à faire rouler les boules, sans nul succès. Il n’y avait plus la main, et sa maladresse s’aggravait encore de la présence, agaçante à la longue, d’un couple parisien, ahuri par le désœuvrement de sa villégiature.
Pourtant, on tua ainsi deux heures en allées et venues, rebutantes, que n’égayait aucun coup bien envoyé, car la bière, qui n’était pas du tout fameuse, les faisait viser de plus en plus mal.
Ils partirent enfin. Carrouge, fouetté par le grand air, avait entonné un chant patriotique, avec une voix courte et de grands gestes. Golo appuyait mollement au refrain. La chanson se prolongea tant qu’ils furent dans les rues de Fromentières, que bordent des maisons bourgeoises, de petites maisons très propres, égayées de glycines. Mais une fois dans la campagne, comme si ce n’était plus la peine de s’égosiller pour les arbres, Carrouge s’arrêta brusquement, sans même finir le couplet.
Autour d’eux, tout était très calme : à droite, la Marne silencieuse, à gauche, de grands espaces verts, piqués de lilas tendre, par les colchiques d’automne, les « veillottes » aux calices raides, qui sortent des prés quand jaunissent les feuilles. Au delà, s’étendaient les cultures : des betteraves et des pommes de terre que l’on arrachait. Malgré le soir qui venait on distinguait les sacs alignés, debout en des attitudes gauches ; enlisés, dans les terres molles, des tombereaux chargés à pleins bords se traînaient lourdement vers la fabrique de sucre. Des perdreaux rappelaient.
Était-ce la bière de l’après-midi ajoutée au vin blanc du matin, l’attendrissement de l’heure ou l’amitié retrouvée de Carrouge ? toujours est-il que Golo ressentait maintenant la nécessité de parler, de se confier à quelqu’un, de vider enfin son cœur. Carrouge, après tout, était son meilleur ami, et depuis tant d’années ! Bien sûr, ils n’avaient pas absolument les mêmes idées dans la vie, mais ils s’aimaient bien quand même. Et Golo, au fond, avait toujours eu une sorte d’admiration pour cet animal-là, sans cesse d’attaque, qui connaissait les femmes et savait la manière de s’y prendre avec elles. Oui, Carrouge, était homme à donner un bon conseil, mais le difficile, c’était de le mettre sur la voie.
Et Golo hésitait, cherchant un joint pour amener la conversation sur Cendrine. Par prudence, il feignit de plaisanter, en rappelant au camarade ses bonnes amies d’autrefois. Il ne voyait donc plus Marthe Noizet, qu’il n’en disait plus rien ? Et Catherine Merlin, c’était donc fini aussi ?
Mais Carrouge se moquait bien des femelles, ce jour-là. Marthe Noizet ou Catherine Merlin, il ne savait plus. Avec ça que, finalement, ce n’était pas toutes les mêmes !
Il continuait d’avancer d’une marche de braconnier, le col de sa veste relevé, à cause du brouillard qui s’élevait très blanc, au ras de la prairie, s’arrêtant seulement, de temps à autre, pour rallumer sa pipe, une courte pipe de bruyère, toute noire, et qui ne quittait pas le coin de ses lèvres.
Golo ne se décourageait pas et, brusquement, d’un ton qu’il voulait rendre indifférent :
— Et Cendrine, qu’en dis-tu, de celle-là ?
Crois-tu qu’il en a de la veine, le charron !
— De la veine, de la veine… Il le sera comme les camarades, va, et plus tôt qu’à son tour.
— Eh bien, il ne s’ennuiera pas, celui qui la lui débauchera, pas vrai ? Tu te rappelles comme elle était gentille dans le temps, c’était la mieux de toutes. Ah ! ce que j’en ai pincé, moi !… Et maintenant encore, je te le dis à toi, parce que je suis sûr que tu ne le répéteras pas… Pense donc, il y avait si longtemps que je la connaissais !…
Les premiers mots lâchés, les premiers aveux partis, Golo continuait, intarissable. C’était toute son histoire qui se dévidait, les jeux de leur enfance, les premières atteintes du désir, le développement de leur amour, tout y passait, accentué çà et là par des souvenirs plus distincts : une promenade sur la Marne, un dimanche matin très doux, des rentrées de bal dans le silence de la nuit, les adieux qu’ils s’étaient faits au ru de la Couarde, le départ, l’ennui de la caserne à Rochefort, les longs mois au Tonkin, sans lettres, sans nouvelles…
Il parlait toujours, s’étonnant lui-même de trouver tant à dire, épanchant tout le trop-plein amassé en son cœur pendant les mois de tristesse. Il parlait, et, à mesure qu’il exprimait ses peines, ses peines, en se précisant, le faisaient souffrir davantage. Sa douleur finissait par s’exaspérer au point qu’il éprouvait comme un besoin immédiat de vengeance et qu’il lui venait des paroles haineuses.
« Dire qu’après ce qui était convenu, elle ne lui avait pas seulement écrit un mot là-bas, pour lui demander si elle pouvait toujours compter sur lui ! et, depuis qu’il était revenu, pas un semblant d’explication, pas un regret, pas un mot d’amitié ! Ah ! la rosse ! s’était-elle assez moquée de lui. Fallait-il que les hommes soient bêtes !… »
Et, frappant sur l’épaule de Carrouge, silencieux comme une carpe :
— Au moins, toi, tu n’es pas si abruti que moi ; tu as rudement raison d’envoyer dinguer tout ce monde-là !… Tu devrais m’enseigner la manière, mon pauvre vieux.
— La manière ? répondait Carrouge, il n’y a pas de manière, il n’y a qu’à s’amuser de tout cela et à bambocher avec les camarades. Les femmes ! voilà-t-il pas une affaire !… Comme s’il en manquait !… Faut pas te monter tant que ça, mon Golo, ça ne te vaut rien. Faut pas non plus rester tout seul. Tiens, c’est après-demain la Saint-Firmin, et c’est moi, l’ami Flambier et Ledoux, le nouveau maréchal, qui rendons le gâteau ; rends-le avec nous. Comme ça tu seras bien forcé de venir à la fête, ce sera une occasion pour toi de revoir tous les copains. Sois tranquille, ils te feront rire comme tu les faisais rire dans le temps. C’est vrai, tout de même, tu étais le loustic de notre bande, sacré bon sang ! mais c’était dans ce temps-là, parce qu’à présent… Hein ! c’est convenu ?
Golo acceptait d’un mot la proposition, ne voulant pas faire de la peine à Carrouge qui l’avait écouté tout à l’heure et à qui il avait encore quelque chose à confier. Car, maintenant, il regrettait ses dernières paroles. Pourquoi dire du mal de Cendrine, puisqu’il l’aimait toujours ?
Déjà, ils touchaient à Villebard ; le chemin finissait en ruelle entre des murs de jardins, des murs de pierres plates, maçonnés de terre rouge, chaperonnés d’iris et d’orpins. Il fallait se quitter, et Golo, mal soulagé de son chagrin toujours pesant, malgré ses confidences, s’exaltait subitement :
— Tout ça, mon pauvre Carrouge, c’est bon à dire, mais vois-tu, quand on a cela dans le sang, il n’y a rien à faire. Tu ne le raconteras pas, mais cette Cendrine, rosse ou pas rosse, je ne peux pas me faire à l’idée qu’elle ne sera jamais à moi. Pourquoi celle-là plutôt qu’une autre, je n’en sais rien ; mais il m’est impossible de vivre sans la voir, et, quand je la vois, je suis encore plus malheureux. Tiens, il y a des moments où j’ai envie de lui sauter dessus et de la tuer pour qu’un autre ne l’ait plus ! Il me la faut, je te dis, il me la faut, de gré ou de force. Et si je ne l’ai pas, je suis un homme perdu, à moins que je m’en aille au tonnerre de Dieu, et bientôt encore, car sinon, ma parole, il y aura un malheur !
Il avait dit cela tout d’une haleine, hors de lui, comme poussé par une force étrangère, et maintenant, il restait haletant, les yeux fixés sur son ami, attendant une réponse.
La réponse n’arrivait pas vite. Les menaces du menuisier, l’idée qu’il pourrait commettre le malheur dont il parlait, décidément tout cela, ce n’était pas des choses à faire, tout cela dépassait les idées de Carrouge sur la vie. Et pourtant, devant cette rage soudaine, devant ce Golo inconnu aux yeux étincelants dans les derniers rais du soleil mourant, il n’osait plus plaisanter. Il sentait cependant qu’il fallait répondre quelque chose, émettre un son ; il chercha encore et ne put trouver que ceci :
— Ma garce de pipe qui est encore bouchée !
Golo l’avait promis, et, sans avoir grande envie ni grand espoir de s’amuser à cette Saint-Firmin où Carrouge l’obligeait à rendre le gâteau avec lui, il prit le chemin de l’église, quand la cloche sonna le dernier coup de la messe.
Des paysans stationnaient déjà dans l’ancien cimetière, devant le vieil édifice dont le clocher d’ardoises chatoyait sous le jaune soleil d’automne. Un peu allumés déjà par les « gouttes » d’eau-de-vie blanche, ils attendaient l’office, le seul qu’ils entendissent de l’année. Quelques-uns parlaient bien de la vendange qui ne s’annonçait vraiment pas mal, mais la plupart regardaient les femmes ou les filles qui arrivaient, coquettes et sérieuses, en des tenues de circonstance. Il y avait des appels à mi-voix, des remarques égrillardes ou malignes qu’arrêta un bruit grêle de sonnette venu du fond de l’église à travers les vitraux disjoints.
Toutes les mains se plongeaient à la fois dans le bénitier et l’on se poussait pour prendre les meilleures places. Celle de Golo était marquée, au beau milieu du chœur, devant l’harmonium, avec les jeunes gens qui rendaient le gâteau. Il s’y installait, lui quatrième, non sans un sentiment de fierté, et il regardait l’église, superbe ce jour-là.
Des guirlandes de papier bleu vif ou rose tendre, comme des chaînes légères, reliaient les piliers de la nef et festonnaient les autels de la Vierge et de saint Nicolas qu’encombraient des arbustes en pots et des plantes exotiques prêtées par les serres du château. Mais le maître-autel surtout disparaissait sous un amoncellement de fleurs artificielles où éclataient des lys énormes, plus grands que nature, dardant, du fond de leurs blancheurs, des pistils d’or et d’argent, pareils à des flammes. Le long des murs, devant chaque statue de pierre peinte, un cierge brûlait avec une longue lumière jaune, et saint Vincent, le patron des vignerons, tenait à la main une grappe de raisin noir, véritable.
Mais toutes ces splendeurs n’enlevaient pas à Golo quelque complaisance vis-à-vis de sa propre personne. Il portait pour la circonstance un habillement en drap gris tourterelle, presque neuf. Il l’avait acheté à Mécringes, quelques jours après son arrivée, et il l’oubliait dans l’armoire depuis que la déroute de son existence le rendait indifférent à la toilette. Il s’était fait couper les cheveux et raser de frais : sur sa poitrine, à gauche, la médaille du Tonkin étalait son ruban jaune et vert et, sans ses yeux creusés par les insomnies, il eût paru tout à fait gaillard. Malheureusement, à part le curé et les enfants de chœur, il n’y avait personne pour l’admirer, puisque les quatre porteurs tournaient le dos aux assistants. Au milieu d’eux, les brioches s’étageaient en pyramide sur une civière recouverte de serviettes piquées de bouquets et, par moments, une bonne odeur de pâtisserie rustique se mêlait à l’arome entêtant de l’encens.
L’office n’avançait pas : les chantres de Villebard renforcés au lutrin par leurs collègues des paroisses voisines soutenaient longuement la note à gorge déployée en ralentissant encore le rythme du plain-chant. L’harmonium geignait de toutes ses voix, le grand jeu lâché sans réserve, et M. le curé lui-même, devant cette assistance inaccoutumée, devant cette foule de paroissiens se pressant dans le saint lieu déserté d’habitude, enflait sa voix dans les Kyrie et prolongeait les Dominus vobiscum, démesurément.
On le vit enfin traverser le chœur et la nef pour gagner la chaire ; son pas lourd résonna sur les marches de bois de l’escalier tournant et, sous le dôme où plane, les ailes ouvertes et le bec rose, la colombe symbolique, sa face apparut souriante et congestionnée.
Les gardiens du gâteau retournèrent leurs chaises vers les assistants pendant que s’élevait une discrète rumeur, et, beaucoup s’étant mouchés avec force, le sermon commença.
Le curé remercia d’abord les fidèles accourus en masse pour rendre hommage aux vertus et aux bienfaits de saint Firmin, évêque et martyr, patron de la paroisse. Et ce fut, mot pour mot, phrase pour phrase, le panégyrique annuel. Golo le connaissait par cœur pour l’avoir entendu débiter maintes fois dans son enfance, il prévoyait les périodes et attendait les gestes. D’ailleurs, il se souciait peu que saint Firmin fût né à Pampelune, en Espagne, et qu’il eût été catéchisé dans les vallées pyrénéennes par l’archevêque de Toulouse, saint Saturnin lui-même : il venait de découvrir Cendrine, assise au premier rang, à gauche, près de son mari. Un trouble lui venait, où sombraient ses prétentions de tout à l’heure : elle aussi s’était faite belle, malgré son deuil. Dans sa robe de mérinos noir, un peu échancrée du corsage, à la parisienne, elle avait une allure de fête, et sa figure, ouverte et insouciante, semblait heureuse. Elle avait aperçu Golo, à coup sûr, mais elle ne le regardait pas ; et jamais son indifférence n’était apparue aussi manifeste au jeune homme, jamais il n’avait senti aussi cruellement le peu qu’il était pour elle, alors qu’elle était tout pour lui. Les moindres traits de son visage, les plus menus détails de sa toilette, le captivaient. Et, les yeux noyés dans une extase imbécile, les mains sur les cuisses, il demeurait pétrifié, contemplant les frisettes des cheveux sur le front, le chapeau qui la faisait ressembler à une dame, et les boucles d’oreilles que le jour de la rosace rendait lumineuses.
Cependant M. le curé poursuivait l’éloge du patron de Villebard : saint Firmin était maintenant évêque d’Amiens, il convertissait au catholicisme des peuples sans nombre, prononçait dans les champs des homélies simples et tendres jusqu’au jour où le juge Valère Sébastien faisait tomber sa belle tête blanche. C’était en l’an du Seigneur 287.
Saint Firmin mort, le sermon allait finir et aussi la messe. A la sortie, Golo pourrait frôler Cendrine ; l’après-midi encore, il la reverrait aux vêpres, à la procession, puis sur la place, devant la marchande de pains d’épices. Il lui parlerait. Le charron ne devait plus être fâché, puisqu’il était réconcilié avec son beau-père. Il ne devait pas être jaloux et, d’ailleurs, pourquoi l’eût-il été ? On se connaissait, on pouvait bien causer ensemble ; et déjà Golo se promettait de renouer avec le ménage, de se faire leur ami.
Mais le curé ne se pressait pas de descendre, ajoutant cette fois au sermon ancien une conclusion nouvelle. Saint Firmin était mort, mais voilà que, six siècles après, saint Sauve s’avisait de retrouver ses reliques et les transférait en grande pompe de l’abbaye de Saint-Acheul dans la ville d’Amiens. Or, miracle très édifiant et admirable à voir, pendant toute la durée de la cérémonie qui se fit en plein cœur de janvier, partout, sur les pas du cortège, l’hiver se changea subitement en un printemps agréable, les arbres se couvrirent de fleurs, les prés reverdirent et les oiseaux firent entendre leur plus doux ramage.
« Heureuse, concluait le desservant, bien heureuse, l’église rurale, placée sous l’invocation d’un saint qui disposait à son gré des éléments et des saisons ! Et qui sait si, à l’occasion, les paroissiens montrant plus de générosité, plus de ferveur, la véritable relique, un fémur presque entier, ne préserverait pas des fléaux du ciel les champs et les jardins de Villebard !… »
Sur cette péroraison du genre insinuant, M. le curé quittait la chaire. Revenu à l’autel, il bénit le gâteau porté sur les épaules des jeunes gens ; puis on s’en fut à l’offrande, et chacun baisa la patène. La messe dès lors se précipita, et, après un Domine salvam fac rempublicam, que les mauvaises têtes comme Carrouge braillèrent vigoureusement, — histoire de faire « endêver » le prêtre, suspect de malveillance pour le gouvernement, — on sortit enfin en se précipitant par la porte en ogive, trop étroite pour tout ce monde, et qu’obstruait encore la curiosité des gens tassés sur le seuil. Golo se hâtait, mais entre Cendrine et lui s’interposa en rangs serrés la compacte tribu des Belges, tous vêtus de blouses pareilles, et, quand il fut dehors, il était trop tard : Cendrine était loin, il ne la reverrait pas avant les vêpres.
Allons ! il ne lui restait plus qu’à se consoler en faisant avec les camarades un copieux déjeuner largement arrosé de vin blanc, en « redisant la messe », suivant l’expression de Carrouge. Et, la soupe avalée, les plats torchés, les bouteilles vides, on sortait en troupe pour aller offrir le gâteau dans les grosses fermes, chez les richards du pays.
Les gens étaient encore à table, on trinquait avec eux sans s’asseoir, on portait leurs santés, et le maître répondait par une pièce blanche, quarante sous, cent sous quelquefois. Puis, la tournée finie, on partageait l’argent : on le boirait le soir.
Pourtant, quand les vêpres sonnèrent, toute la commune avait déjà son compte, ceux du gâteau comme ceux qui avaient déjeuné en famille, et cela se reconnut dès le début de l’office à la façon dont on menait les cantiques et les psaumes. Les chantres expédiaient les versets, gaillardement, à tue-tête, et le curé lui-même, débordant de sa stalle, la face enluminée, accélérait le mouvement des antiennes. On attendait la procession, la sortie de la châsse. Qui la porterait ? Un honneur très prisé autrefois, mais singulièrement dédaigné aujourd’hui ! au point que, l’année précédente, des vieux, contre l’usage, avaient dû se dévouer et promener le fémur sacré.
Cette fois, Carrouge et ses amis s’étaient entendus pour passer la corvée au menuisier, et, innocemment, M. le curé s’associa au complot. Croyant faire plaisir à Golo, il l’invita à se mettre au brancard, et Golo accepta sans se faire autrement prier. Au fond, il n’était pas fâché d’attirer ainsi les regards en figurant au premier rang, à côté du prêtre, dans cette cérémonie solennelle : Cendrine serait bien forcée de le regarder. Néanmoins il ne laissait pas voir son contentement, feignait d’y aller par obéissance et politesse, souriant d’un air détaché.
Par contre le choix de son compagnon de brancard ne le flattait que médiocrement. C’était le nommé Mignot, un grand dadais qui, malgré ses trente-cinq ans, ne quittait guère les jupes de sa mère. Même on racontait qu’elle le faisait coucher dans sa chambre afin qu’il n’eût pas peur la nuit. Il était riche, d’ailleurs, et cossu dans ses habillements, et Golo se consolait un peu à l’idée qu’on avait pris cet imbécile pour ses écus, tandis qu’en lui, Golo, on avait voulu honorer la bravoure de l’armée française.
Cependant la procession sortait de l’église. Les petites filles s’avançaient d’abord, en robes blanches et les cheveux frisés, quelques-unes, les plus sages, portant inclinées les oriflammes de la Sainte Enfance. Leurs aînées suivaient, chantant des cantiques ; quatre d’entre elles, les bras rouges sous la mousseline transparente, tenaient les cordons de la bannière portée par une rousse à la face pâle, qui, disait-on, voulait se faire religieuse. C’était une bannière ancienne en soie blanche, lamée d’argent. Au centre se voyait une Vierge en relief, brochée de couleurs tendres, dont la tête peinte se levait vers trois nuages mauves, tandis que de ses mains sortaient des rayons vermeils. Venaient ensuite les gamins de l’école, les cheveux en broussaille, l’œil en dessous et les bras croisés. Puis c’était la châsse, imbriquée d’or et percée de lucarnes ; dans l’intérieur, tout rouge, brillait le cristal du reliquaire où l’on devinait un fragment d’os. Et la boîte sacrée tanguait entre ses deux porteurs, de taille et d’allure différentes, Mignot, qui marchait le second, étant incapable de se mettre au pas de Golo. Derrière elle, les chantres, barbus et moustachus, chantaient à livres ouverts, et, sous leurs surplis blancs très empesés, dépassaient des pantalons jaunes ou bruns ; les enfants de chœur balançaient des encensoirs éteints, précédaient le curé paré de la chasuble des grandes fêtes, et le cortège était fermé par les paroissiens, marchant sans ordre, avec un piétinement de troupeau.
Ils allaient, descendant la côte entre les acacias aux cimes jaunissantes ; la rivière, au loin, apparaissait en coulées lumineuses, et au delà s’étendait la plaine grise et endormie sous les sonneries de vêpres lointaines. Dans la vallée, des clochers se profilaient, noyés parmi les vapeurs automnales.
La procession atteignait le cimetière neuf, faisait le tour de la croix qui le domine, et rentrait à l’église dans une volée de cloches sans que Golo eût pu découvrir Cendrine.
La châsse réinstallée à sa place habituelle, au-dessus du maître-autel, le curé donnait la bénédiction du Saint-Sacrement, les enfants du catéchisme chantaient un dernier cantique, et la cérémonie était terminée.
A la sortie de l’église, Golo ne rencontrait toujours pas Cendrine et, mélancolique, il s’en allait voir la fête. Il y avait, cette année-là, deux boutiques : le tourniquet de la « mère Guignon », un éventaire de pains d’épices et de sucres de pomme, et un manège, tout en glaces, où se poursuivaient des lions, des léopards et des sirènes, aux sons obsédants d’un orgue de barbarie lequel, jusqu’au soir, joua le même air : tous les enfants faisaient le cercle, hébétés de voir repasser les mêmes couples étalés dans les gondoles, les mêmes filles cramponnées à la barre, riant aux éclats et poussant des cris de joie niaise.
Golo les regardait tourner un moment, avec le vague espoir que Cendrine, elle aussi, viendrait là, attirée par le spectacle : personne ! De guerre lasse, il allait à la loterie, et il restait une heure à écouter appeler les numéros derrière les filles qui tentaient la chance. Pour tuer le temps, lui-même risqua ses deux sous ; il gagna.
— Pour vous, le joli garçon ! s’écria la mère Guignon, une ancienne belle de village, avec des accroche-cœur énormes écrasés sur le front.
Et elle fit passer à Golo une assiette bariolée au centre de laquelle il lut :
Cependant, derrière les maisons, dominant le bruit des pétards allumés par les enfants dans l’ancien cimetière, une détonation plus forte fit dresser l’oreille à Golo : le tir au poulet commençait. Dans un chaume ras, sans un arbre, sans une haie, un pieu était fiché en terre, sur lequel debout et vacillant, les pattes attachées à une planchette, un poulet servait de cible. A quarante pas se tenait le groupe des tireurs. Ils se passaient, chacun à son tour, un antique Lefaucheux dont les batteries sans timbre hésitaient au départ, une arme de rebut qui reculait en crachant. Chacun avait sa façon de se piéter, d’épauler, d’allonger ou de rapprocher la main gauche ; et tous, très sérieux, inquiets de leurs dix sous et jaloux de leur réputation de tireurs, visaient lentement. C’était, sans une femme, une réunion muette où de grands cris, tout à coup, s’élevaient, quand le poulet, touché peut-être, fléchissait sur les pattes. La malheureuse bête, immobile, l’estomac tendu en carène, l’œil clignotant, attendait. Des balles passaient loin d’elle, qui s’en allaient trouer le chaume en soulevant de la poussière ; d’autres frôlaient la planchette, et leur trajet se reconnaissait au mouvement effrayé du volatile qui se jetait à droite ou à gauche ; d’autres enfin touchaient le but : des plumes volaient et une aile pendait, fracassée. Puis une patte était fauchée et la bête chavirait alors, se débattait, pendue à la planchette.
Des contestations se produisaient entre le tireur et l’industriel :
— Je vous dis qu’il n’est pas mort.
— Je vous dis que si.
Tous couraient, allaient vérifier le coup, et les discussions recommençaient autour de l’agonie du poulet, qui, la tête en bas, perdait son sang, goutte à goutte, par le bec.
Carrouge avait gagné : il brandissait en l’air sa victime, et les jeunes gens de la commune, rejoints par Golo, l’escortaient vers le cabaret.
La nouvelle salle du Puits 120 était déjà pleine de monde, de fumée et de bruit. L’entrée du poulet fit sensation ; des applaudissements éclatèrent et l’on battit aux champs :
— Ohé ! la coterie ! salua le père Farcette, montez, on vous a gardé la chambre.
Et, au milieu des blagues de toute l’assemblée, ils gravirent l’escalier, derrière le comptoir.
La chambre, récemment plafonnée, était humide et sentait le plâtre frais. Des illustrations coupées dans les journaux, des affiches annonçant des feuilletons, des réclames coloriées pour des machines agricoles ornaient les murs. Pas de meubles, un lit seulement, sans traversin ni oreillers. Des tables avaient été dressées sur des tréteaux et la cheminée était décorée par une belle rangée de bouteilles, portant toutes la même étiquette : « Apéritif Meldois », en lettres d’or.
— C’est-il des canettes que vous voulez, les enfants ? interrogeait l’aubergiste.
— Donnez-nous-en toujours pour commencer, on verra après.
Les chapeaux jetés sur le matelas, on s’assit et les bouchons des canettes partirent. Immédiatement, les plaisanteries commencèrent.
Un certain Chandelle surtout en débitait de raides. C’était un garçon tout en longueur, comme le disait son sobriquet, blême avec des cheveux roux et de gros yeux, l’air rosse avec sa figure glabre et sa bouche fendue en tirelire : le loustic de la bande. Tout de suite, il entreprit Golo à propos de la procession.
— Eh bien ! mon pauvre vieux, ce que tu avais l’air d’une andouille, tantôt, à balader la boîte à Saint-Firmin ! Toi et Mignot, vous faisiez la paire !… Tu es donc devenu calotin, chez les Annamites ? Et moi qui croyais que tu t’étais fait Chinois !… Grand Nicodème, va ! c’est-il que t’attends pour être bedeau ?
Des rires bruyants éclataient : Golo riait aussi, mais riait jaune, un peu vexé de voir qu’au fond aucun des amis n’était fâché qu’on raillât l’homme revenu de loin, le médaillé du Tonkin ; et il se demandait si réellement on ne s’était pas moqué de lui, tout à l’heure, et si, à promener la châsse, il n’avait pas récolté le ridicule au lieu de la considération espérée. Il s’excusait naïvement, mais Chandelle reprenait :
— Tu étais plus chouette que ça dans le temps, mon garçon. Tu es donc devenu bête en voyageant, toi ? Tu ne te rappelles donc pas, il y a dix ans, quand tu avais fait la traînée de poudre depuis le cimetière jusqu’à l’autel, un soir du mois de Marie ? C’était ça, une riche idée ! Pendant que tout le monde se sauvait, toi, tu ne perdais pas ton temps : tu embrassais Cendrine Rutel dans un coin durant que la mère prenait ses jambes à son cou… Et maintenant, voilà que tu fais la pige à Mignot ?
Heureusement pour Golo, le nom de Mignot détourna la verve de Chandelle, et ce furent, durant une heure, des histoires où cet imbécile était bafoué, intarissablement. Une fois qu’il était allé à Meaux avec quarante sous dans sa poche pour s’amuser, ne les avait-il pas donnés, sans demander la monnaie, à un décrotteur voisin de la gare qui lui avait ciré ses souliers à l’arrivée ? Une telle stupidité scandalisait l’avarice de tous ces paysans.
Quand leurs invectives contre Mignot furent un peu calmées, Golo, pour se faire pardonner sa conduite de tantôt, essaya de raconter des farces de chambrée, des histoires de bord apprises pendant ses traversées. L’effet fut nul. Le milieu ne valait rien ; et bientôt il se tut, voyant qu’il ne faisait rire personne. Il comprenait lui-même, du reste, que son temps de boute-en-train était fini, qu’il n’était même pas capable de s’amuser pour son compte, qu’il n’était plus propre qu’à une chose : penser à Cendrine. Qui donc le délivrerait de cela, vingt dieux ? Qui donc lui ferait passer cette sacrée maladie ?
Le père Farcette entra, avec des bouteilles sous les bras et aux mains deux bougies dans des chandeliers de cuivre. Sourdement Golo se mit à boire ; l’absinthe succéda au vermouth, l’« Apéritif Meldois » à l’absinthe. Maintenant, il ne savait plus. Il entendait rire autour de lui, des chansons s’étaient élevées, des chansons d’une solide obscénité qu’on chantait déjà dans sa jeunesse ; il se mit à reprendre les refrains comme les autres, à faire du bruit avec tout le monde. Il lui semblait que sa douleur chancelait, tombait dans un grand trou.
Devant lui, de plus en plus, les choses se faisaient troubles : la lumière des bougies projetait sur le mur blanchi à la chaux des ombres énormes qui s’agitaient confusément ; dans l’air alourdi passaient des mots qui avaient perdu leur sens, des cris de bêtes. Cependant il s’aperçut qu’il n’était plus à côté de Carrouge ; quand donc avait-il changé de place ? Il lui sembla aussi qu’on apportait des assiettes et des plats qui fumaient. Il mangeait, très digne, prenait même garde à ne pas se tacher. Il buvait encore et, quand les pipes s’allumèrent, il se trouvait très heureux. Tassé sur sa chaise, un coude sur la table, il regardait devant lui, l’œil un peu rond et ressentant un grand bien-être. Tout lui paraissait facile ; toujours amoureux, mais sans souffrance aucune, il se passait très bien de Cendrine, l’idée seule de son amour le contentait. Il avait aussi de l’amitié pour tout le monde, il n’en voulait plus à Chandelle qui l’avait blagué tout à l’heure ; même, si Champion avait été là, il aurait trinqué avec lui. Quant à Carrouge, il l’adorait, il le voulait près de lui, l’assommait de cordialités. Décidément, la vie était bonne, tout de même.
En bas, dans la grande salle que l’on inaugurait ce soir-là, le bal commençait : un piston et un violon juchés sur une table attaquaient le quadrille. La « coterie » descendit dans la pièce démeublée et parée de branches de sapin symétriquement clouées au mur. Des danseurs s’agitaient. Il y avait là des jeunes gens en condition à Paris, venus pour la fête, trop bien mis et l’air méprisant, des garçons et des filles des villages environnants. Mais celles qui avaient le plus de succès, c’étaient les femmes de chambre des châteaux voisins : des vraies dames, avec des robes claires, des gants jaunes et des cheveux en boucles sur le front. On se les arrachait, et Golo eut toutes les peines du monde à obtenir que l’une d’elles lui accordât une valse. Quand il lui eut entouré la taille de son bras et qu’ils partirent à peu près en mesure, il perdit toute notion de la vie réelle ; il trouva seulement que sa danseuse avait du linge fleurant bon, et il voulut l’embrasser dans le cou. Il lui sembla aussi qu’il buvait encore une canette avec elle dans la salle contiguë ; puis, plus rien…
Et quand, vers trois heures du matin, il sortit avec les derniers, avec ceux qui n’avaient pas eu de filles à reconduire, très saouls, dans la nuit déjà froide de cette fin de septembre, ils brayaient à tue-tête :
Un vent d’ivrognerie passa sur Villebard.
Les betteraves arrachées, les labours touchant à leur fin, les gens avaient du loisir et le mettaient à profit. Le dimanche, le cabaret ne désemplissait pas. Farcette, un peu avant la fête, avait agrandi son établissement ; il avait loué la maison voisine, percé une porte dans le mur ; et c’était à côté de l’ancien cabaret, — tout ensemble buvette, cuisine et bureau de tabac, — une grande salle blanche où l’on avait dansé le jour de la Saint-Firmin. Des chaises remplaçant les escabeaux et les bancs y entouraient de petites tables séparées, et le comptoir en faux marbre, un comptoir comme on n’en avait jamais vu à Villebard, était orné de vases en métal où l’on serrait les cuillers. Deux lampes à pétrole éclairaient un billard neuf, et, au mur, vis-à-vis de la loi sur l’ivresse, on voyait la règle du jeu, encadrée de bois noir, où un amateur en manches de chemise, allongé dans une pose tourmentée, mais élégante semblait exécuter un « trois bandes ». Aussi, tous avaient-ils la curiosité d’aller admirer cette installation et de goûter aux apéritifs, car le bruit s’était répandu que l’aubergiste s’approvisionnait de liqueurs de premier choix.
Dès le matin, pendant que les femmes habillaient les mioches ou assistaient à la messe, les gens, sous prétexte de se faire raser, — Farcette joignant à ses nombreuses professions celle de coiffeur, — se rendaient au cabaret. Ils consommaient, et revenaient l’après-midi. Le patron n’avait plus alors une minute de repos, était obligé, pour servir la clientèle, d’appeler à la rescousse ses fils, sa femme et sa belle-mère.
Le dimanche qui suivait la fête, Carrouge et Golo étaient au Puits 120, fêtant avec leurs camarades le retour d’un ami qui rentrait du service. Et c’était, durant toute la journée, dans la salle comble, un bruit de bouchons, un cahotement de billes, un fracas de jurons, au milieu d’une atmosphère irrespirable.
Tout le monde autour d’eux parlait à la fois. Ici, le piquet sévissait, et là, le matador. Des buveurs trinquaient avec une véhémence de cordialité qui s’exprimait dans la vibration des verres. A certaines tables, c’étaient des sociétés de gens posés causant d’affaires avec des gestes sobres et des rires contenus, tandis que plus loin on cancanait, on remuait toutes les histoires scandaleuses du pays, les plus récentes ignominies et les turpitudes anciennes.
L’avarice des uns comme la luxure des autres s’allumait avec la brûlure des alcools : les voix montaient, le bruit redoublait et l’on appelait le patron à coups de chaise sur le parquet. Les plus ivres vantaient leur capacité de buveurs, la résistance de leurs muscles ; ils s’entraînaient à des paris : celui-ci proposait d’enlever le comptoir sur son dos, celui-là de grimper au clocher monté sur des échasses ; trois jeunes gens s’offraient pour boire une feuillette sans s’interrompre. Les joueurs de billard eux-mêmes, excités, se hasardaient aux « massés » les plus présomptueux et, pour ne pas se donner la peine de frotter de craie leurs procédés, ils allaient chercher le blanc au plafond, au plafond tout neuf, qu’ils vrillaient de leurs queues.
A la table de Carrouge, tous racontaient ce qu’ils avaient fait au régiment, leurs déceptions et leurs plaisirs, leurs dimanches de ribotes et leurs nuits de salle de police. Le libéré avait tenu garnison à Reims : il énumérait ses aventures galantes dans une brasserie du faubourg de Neuchâtel, affirmait effrontément avoir bu du champagne presque tous les jours. Un autre avait été envoyé à Abbeville, non loin de la mer, qu’il n’avait pas vue d’ailleurs : tout ce qu’il se rappelait, c’était un café où une excellente bière ne coûtait que deux sous le bock. Mais le garde-champêtre en avait vu bien d’autres, lui qui avait fait sept ans sous l’Empire, qui avait été tambour au Mexique. Sa mémoire se refusait à restituer les noms du pays ; il confondait les sierras avec les contreguerillas et il s’égarait une heure entière dans les rues de Puebla, qu’il assiégeait, maison par maison impitoyablement. Golo seul l’écoutait, impatient de raconter Hanoï, le fleuve Rouge et les Pavillons-Noirs. Depuis six mois, il n’avait pas encore trouvé l’occasion de placer ses souvenirs du Tonkin : ils lui pesaient. A peine Puebla s’était-elle rendue, qu’il entrait à son tour en campagne ; et il n’omettait aucune étape de Rochefort à la baie d’Along, de la baie d’Along à Bat-Cat. Bientôt, l’attention de ses camarades s’étant assoupie, il ne craignait pas, pour la secouer, d’offrir une tournée de vermouth. Mais on en avait assez du Tonkin : le garde-champêtre sommeillait sur ses lauriers du Mexique. Carrouge entamait un bésigue avec Chandelle, et les autres bâillaient à se décrocher la mâchoire. Pour en finir, le libéré de Reims proposa de chanter une chanson de marche, et tous acceptèrent avec enthousiasme. Bientôt on les imitait aux tables voisines et ils durent brailler très fort pour ne pas entendre des vieux qui, tout à côté, attaquaient un air du pays, tandis que plus loin on célébrait la gaudriole et « les Blés d’or ».
Mais, profitant du premier silence, Golo brusquement se levait ; se souvenant des années où il entraînait par sa gaieté la jeunesse de Villebard, il entonnait la chanson du Rémouleur. Elle ne lui avait pas été enseignée, celle-là, par les marins à bord des grands navires, par les « marsouins » dans les bivouacs des rizières ; elle lui avait valu jadis des applaudissements dans les cafés de Mécringes, aux fêtes où il accompagnait Cendrine : cette chanson-là, c’était la tante Louvet qui la lui avait apprise. Et Golo étonné, ravi, retrouvait ses succès d’autrefois. Au second couplet, on le fit monter sur une table, et, un eustache à la main, il imitait au refrain, de manière à s’y méprendre, le sifflement de la pierre mangeant l’acier. Encouragé par l’assistance il montrait ensuite tous ses talents anciens ; il fit le chien, le chat, la poule qui vient de pondre, la mouche qu’on écrase au carreau. La salle se tordait, on l’acclamait, et son triomphe le grisait à ce point qu’il en oubliait son chagrin et ceux qui en étaient la cause, le charron, Rutel, Cendrine elle-même.
Le soir, après la soupe, les consommateurs revenaient presque tous. Mais ils ne riaient plus, ne chantaient plus ; ils buvaient, taciturnes. Ils dormaient, le nez sur leurs verres ; et dans la salle pleine, silencieuse, on n’entendait qu’une seule conversation, une dispute entre deux ivrognes, interminable, et cette affirmation renouvelée par l’un d’eux, toutes les cinq minutes, d’une voix empâtée, pleurarde :
— Je te dis que son frère est artilleur !
Le lendemain, le surlendemain, puis tous les jours, Golo retourna chez Farcette. Désormais, il consacra au cabaret sa vie fainéante, et le Puits 120 remplaça les champs et les routes, les bois et la rivière. Non content de descendre régulièrement à l’heure de l’apéritif, il saisissait tous les prétextes qui pouvaient le ramener à l’auberge : la présence à Villebard des ouvriers de Mécringes, le passage du revendeur et des gendarmes, du boucher et du tueur de cochons. Il devenait l’ami de tous les corps de métier, s’attablait avec tous les clients d’occasion. Un camarade traversait le Chep, criait par-dessus le mur :
— Viens-tu par en bas boire un verre ?
Le menuisier se faisait prier. Le travail pressait, assurait-il, sérieusement.
— Bah ! tu as bien un moment… On ne s’assoiera même pas. Nous en avons pour cinq minutes.
Golo finissait par accepter : les cinq minutes devaient durer jusqu’à la fin de la journée.
Hénocque s’était fâché. Depuis quelque temps déjà, il ne payait plus ses semaines à Golo, l’avait mis à la tâche, voulant bien encore, par bonté d’âme, le coucher et le nourrir, dans l’espoir qu’il arriverait à s’amender. Au début, quand il désertait l’atelier pour s’en aller au Roc, plus tard, alors qu’il avait complètement abandonné sa besogne pour courir les champs, le patron lui avait bien adressé des remontrances et des menaces. Comme elles avaient été vaines, il ne lui parlait même plus, le laissait flâner, s’abrutir dans la fainéantise, la traînerie et la bamboche.
Golo profitait de ce découragement. Puisqu’on ne le payait plus, il ne devait rien à personne ; et, d’accord avec son patron, lui semblait-il, en paix avec lui-même, jamais il ne s’était trouvé si paisible.
La bande à Carrouge, dont il faisait partie maintenant, avait choisi sa table du côté du jardin, dans un angle où l’on était toujours tranquille. Par la fenêtre, au-dessus des pots de géraniums rangés entre les rideaux et les vitres, on apercevait l’enclos délaissé par les anciens propriétaires, de vieux pommiers argentés de lichens et dorés de mousse, des vignes non taillées qui rougeoyaient au-dessus des allées, des massifs de rosiers assauvagis et de grands chrysanthèmes blancs, qui tremblaient dans le soir, au vent d’octobre. Vers cinq heures, les camarades venaient s’asseoir là ; et le premier arrivé — c’était généralement Golo ou Carrouge — s’emparait du journal, histoire de lire les faits divers et de suivre le feuilleton. En peu de mots il mettait les nouveaux venus au courant des crimes du jour et des péripéties du roman. Jamais on ne parlait politique : sur ce sujet ils étaient tous d’accord. Mais, sitôt qu’ils se trouvaient en nombre, ils réclamaient les cartes et attaquaient le rams. On jouait l’absinthe, puis le vermouth, quelquefois encore le bitter-curaçao : ils jugeaient sage de ne jamais consommer plus de trois apéritifs : ils se ménageaient pour le soir.
La salle paraissait plus gaie alors sous les quinquets allumés. Il y avait là des vieux, plusieurs sociétés de veufs et de célibataires, toute la bohème paysanne de Villebard. On était en famille : la mère Farcette tricotait derrière le comptoir, et le patron, devenu plus sociable depuis que les affaires allaient mieux, plaisantait avec l’un ou avec l’autre, faisait un quatrième à la manille, enseignait un carambolage.
Ce que l’on buvait, c’était d’ordinaire des alcools frelatés, enfermés dans des litres aux étiquettes bariolées portant des noms étranges, pharmaceutiques. Des bouteilles circulaient, figurant des bustes d’hommes hier célèbres, ou représentant des monuments connus, des tours, des colonnes ou des statues. Quant au vin du pays, au vin de France, les jeunes hommes en avaient perdu le goût. Si par hasard ils en demandaient, au lieu du Crouttes annoncé ou du Dormans espéré, c’était une vinasse algérienne qu’on leur servait, une vinasse épaisse et âcre, résine liquide bouchée de mousse violette. Ils la jugeaient délicieuse, tandis que les vieux protestaient : eux savaient ce que c’était que le vin et ils parlaient des anciens vignobles de la vallée de la Marne, citaient des crus, nommaient des propriétaires, vantaient des années de récoltes. La bière ne leur plaisait pas davantage, et, un jour que Carrouge la vantait, en célébrait les vertus hygiéniques, un septuagénaire, le père Virot, l’arrêtait :
— Ah ! mon garçon, tu n’y connais rien !… La bière, la bière !… Mais c’est parce qu’on la paie qu’on la boit. Si on ne la payait pas, on ne la boirait pas !
Tous cependant demeuraient fidèles au marc, et plus encore aux eaux-de-vie de fruits ! Mais la crainte des agents du fisc empêchait Farcette d’en débiter. Pourtant, lorsque Golo le croyait bien disposé :
— Allons, patron, servez-nous du marc, mais du vrai, du bon, du marc de Champagne.
Le cabaretier se récusait : il y avait beau temps qu’il n’en avait plus.
— De l’eau-de-vie de prunes, alors !
De l’eau-de-vie de prunes, parbleu ! il savait bien où en trouver, et de la fameuse ! Un homme de Sainte-Aulde lui en avait offert dix litres la semaine passée, mais il n’avait pas osé les lui prendre, rapport aux rats-de-caves. Ah ! ils n’étaient pas commodes à carotter, ces mufles-là ! Tout dernièrement encore, ils avaient cherché des raisons au père Gollard pour un vieil alambic déniché dans son fournil ; et le cabaretier de Chivres, un novice, s’était laissé pincer bêtement et en avait eu, à Meaux, pour ses soixante francs d’amende… Bien sûr que non, il ne se souciait pas de lâcher sa monnaie au gouvernement, le père Farcette !
Golo n’insistait pas davantage. Carrouge et lui, d’ailleurs, avaient la confiance du patron, qui, pour eux seuls, sortait les précieuses bouteilles de son cellier, lorsqu’ils venaient boire leur goutte le matin afin de se remonter l’estomac.
— Et puis, si vous en voulez, du marc et de la prunelle, poursuivait Farcette, vous n’avez qu’à en faire chez vous… du moment que vous n’en vendez pas…
— Oui, ripostait un vieux, jusqu’au jour où nos députés auront supprimé les bouilleurs, pour nous faire avaler à tous l’alcool de betteraves.
— Ma parole ! concluait Carrouge, ils veulent donc avoir notre peau, qu’ils s’entendent seulement pour nous empoisonner !…
Ceci n’empêchait pas le fils de la veuve de s’empoisonner dès maintenant en lampant avec délices les sophistications du Puits 120. Et, bien qu’ils fussent de son avis, jeunes et vieux l’imitaient, si bien qu’au bout d’une heure, tous avaient leur compte, tous étaient gris.
Chaque soir, à la minute réglementaire, l’aubergiste déclarait qu’il allait fermer ; il éteignait les lampes, ne laissait allumé qu’un lumignon dont la lueur jaune tremblait au milieu du billard, sur la housse. Puis, avec affectation, de manière à être entendu des voisins, il fixait les volets, laissait la porte ouverte un moment :
— Allons, les enfants, il est l’heure d’aller se coucher !
Il attendait, debout sur le seuil. Personne ne démarrait.
— Mais il fait froid ici ! proférait régulièrement une voix, après un long silence.
Le patron ne se faisait pas autrement prier.
— Allons ! si c’étant !…
Et il repoussait la porte, enlevait le loquet, et l’on recommençait à boire. L’autorité n’était pas à craindre : le garde-champêtre était là et si, par hasard, les gendarmes de Mécringes passaient en tournée nocturne, tous les clients auraient vite fait de se sauver par la fenêtre du jardin.
On ne jouait plus alors, on blaguait. C’était le triomphe de Chandelle. Il chambolait autour des tables, la bouche tordue, l’œil à moitié désorbité, inventant des histoires drôles, ridiculisant tour à tour chaque consommateur. Pour le compléter, ses voisins ne cessaient de remplir son verre, et, quand il avait bu, ivre absolument :
— Prends garde, mon Chandelle, lui disait-on, si tu continues, tu vas te saouler !…
Il protestait et, très exalté, reprenait ses railleries, jusqu’au moment où l’un des habitués, moins patient, parlait de lui casser les reins. Ils s’insultaient, brandissaient des chaises. Mais Farcette s’interposait, les obligeait à faire la paix. On buvait à leur réconciliation, et c’étaient de nouvelles tournées de canettes et de « chasse-bière. »
La soirée finissait dans un abrutissement silencieux, les voix cassées, les pipes éteintes. Et Chandelle, vissé à sa chaise, les mains dans ses poches, ouvrait la bouche de temps en temps, comme un poisson hors de l’eau, incapable d’articuler autre chose qu’un « Ouais ! Ouais ! », un acquiescement à des paroles qui n’avaient pas été dites.
Vers minuit enfin, Farcette réclamait son argent. Tous se réveillaient, et c’était un effort pour établir le compte des parties gagnées, des tournées offertes, un travail pour aligner sur le comptoir les gros sous tirés des bourses en cuir.
Le menuisier, lui, payait généreusement, sans discuter, s’attribuait avec désinvolture les canettes et les rhums en litige. L’argent ne l’inquiétait guère : comme il ne touchait plus sa paie chez Hénocque, il s’était décidé à vendre un morceau de l’héritage de la tante, de la bonne terre qu’il avait cédée, pour un assez gros prix, au cultivateur de Montcouvert. Personne, d’ailleurs, ne s’amusait autant que lui chez Farcette : il y chantait beaucoup, parlait peu et buvait ferme. Cette fois, le bon remède était trouvé. Il n’avait qu’à se laisser vivre ainsi quelque temps encore, et sûrement il guérirait.
Et il sortait, le dernier de tous, gris comme les camarades, mais d’une bonne ivresse toujours souriante, toujours cordiale.
Un matin qu’il était par hasard resté à l’atelier, Golo vit arriver Jeulin, dit Chandelle, gris plus tôt que de coutume, et qui tout de suite, dans un flot de paroles, annonça une nouvelle : sa sœur « la Titite », se mariait… Oui, ça venait de se décider comme ça, subitement ; il y avait longtemps qu’on en parlait, mais cette fois la chose y était : les bans seraient publiés le dimanche.
Le prétendu était un jeune homme de la Ferté-sous-Jouarre, le fils Le Beigne, qui étudiait pour être huissier et avait promesse de succéder à son patron. Chandelle tirait, d’ailleurs, quelque orgueil de cette alliance.
— Mon vieux, tu sais, si les gens qui te doivent de l’argent ne lâchent pas la monnaie, tu n’auras qu’à le dire, on les fera marcher. Bien entendu, tu es de la noce ; ça ne traînera pas, c’est dans trois semaines ; paraît qu’ils sont pressés.
Fidèle à la civilité en usage, Golo refusait vaguement, un peu attristé, malgré tout. Elle était bien gentille, la Titite, et il avait eu des idées sur elle, au temps où les Rutel le poussaient à se marier pour se consoler de Cendrine. En réalité, c’était la seule du pays qui lui aurait réellement convenu, et voilà maintenant qu’elle était placée, elle aussi ; il eût mieux fait peut-être d’écouter les conseils des vieux. Qui sait si maintenant il n’aurait pas oublié l’autre !
Au hasard, il donnait des prétextes : il n’avait pas d’habits, il ne connaîtrait personne à la noce.
— Laisse donc, reprenait Chandelle, tu viendras comme tu es : pas besoin de faire du chic avec les amis… Et puis, au contraire, tu connaîtras tout le monde : il n’y aura presque que des gens de Villebard. Allons ! c’est entendu.
Et il partait, laissant Golo affirmer qu’il ne fallait pas compter sur lui.
Mais, le lendemain, la Titite elle-même et son futur, en tournée d’invitations, passèrent au Chep, insistèrent à leur tour. Sans accepter formellement, le menuisier fit une résistance moins vive ; et même, flatté de la démarche, il emprunta une bouteille au père Hénocque, et, par un raffinement, il les emmena chez lui, dans la maison un peu délabrée de la tante Louvet, où l’on trinqua à la santé de chacun.
Le lendemain, il pensa à son costume : on avait beau être devenu un loupeur, un traînard de grandes routes, un propre-à-rien, quand des gens convenables vous faisaient une politesse, il fallait se montrer à la hauteur. D’abord, il songea à Droitecourt, un tailleur de Mécringes, un artisan de confiance qui habillait la jeunesse de Villebard ; mais des affiches placardées sur la maison commune le tentèrent. Des magasins de Château-Thierry, Aux Classes laborieuses et Au Progrès moderne, y étaient figurés magnifiques, à l’angle de rues interminables qu’ils bordaient jusque dans les lointains de la perspective. Une fois dans la ville, il hésita à les reconnaître : c’étaient des magasins comme tous les autres, et dont l’étalage n’offrait rien de particulier, sinon peut-être, de chaque côté de la porte d’entrée, deux mannequins surmontés de têtes souriantes et rougeaudes, aux favoris de garçon de café et revêtus de complets de cérémonie dont le prix s’étalait en chiffres majuscules. Le choix n’y était pas immense, contrairement à ce qu’affirmaient les affiches, si bien que Golo, désillusionné, finit par trouver que sa redingote et son pantalon noirs seraient bons cette fois encore.
Il acheta seulement des gants violets et un chapeau : car, décidément, le sien, auquel il était survenu des malheurs, n’était plus mettable. Et, comme il revenait à la gare, un dernier objet le tenta : une cravate plastron à raies jaunes et noires où éclatait une épingle en simili-or représentant un vélocipède.
Le jour de la noce venu, à neuf heures et demie, à l’heure dite, il arrivait chez les Jeulin, où l’on devait se réunir pour aller à la mairie et, de là, à l’église.
Dans la cuisine, quelques hommes, des parents du marié sans doute, des invités célibataires ou veufs étaient seuls exacts au rendez-vous. Sans grands discours, ils mangeaient un morceau sur le pouce, en buvant le vin blanc dans des petits verres de campagne taillés jusqu’aux bords et qu’ils vidaient d’un seul coup.
Les autres, ceux qui habitaient Villebard, tardaient. Respectueux des convenances traditionnelles, ils avaient tous refusé l’invitation et affirmé jusqu’au dernier moment qu’ils ne viendraient pas. Ils s’étaient mis en tenue, néanmoins, et attendaient que, suivant l’usage, les garçons d’honneur vinssent les presser.
— Allons donc, on n’attend plus que vous ! C’est-y que vous ne voulez pas manger du dindon ?
Cet argument les convainquait et peu à peu la maison des Jeulin s’emplissait ; un bourdonnement de voix montait dans une gaieté diffuse, et, le garde-champêtre étant venu annoncer l’arrivée de M. le Maire, on se décidait à partir.
Le cortège s’organisait, et, le violon en tête, on descendait la rue, où stationnaient des curieux, arrêtés par groupes, au bord des cours. Les gens plus discrets se contentaient de regarder par l’entre-bâillement des volets tirés.
Le marié, ses parents et les invités du dehors, attiraient principalement les yeux. La Titite cependant aurait mérité plus d’attention qu’on ne lui en donnait. Plus brune dans sa robe blanche, elle s’avançait au bras de son père, et son air garçon, ses yeux chauds qui luisaient, le soupçon de duvet qui bordait sa lèvre mince au milieu de sa figure de chèvre, la démarche ondulante de son corps maigrichon, tout en elle donnait aux connaisseurs l’assurance qu’elle était de celles à qui il ne suffit pas « d’en promettre ».
Pourtant, on remarquait davantage son futur conjoint, un petit monsieur à moustaches cirées, l’air fat et méprisant. Appelé lui-même à instrumenter prochainement au nom du peuple français, il marchait au second rang avec la certitude d’un homme habitué au coudoiement des gens de loi. De son œil jaune et dur, il semblait contempler par anticipation les panonceaux d’or, qui bientôt, flamberaient accotés au-dessus de sa porte dans la principale rue de la Ferté-sous-Jouarre. Il avait soigné sa tenue et c’était de Paris que venait son habit à revers de soie, son plastron brodé étincelant de strass et, autre éblouissement, ses souliers vernis miroitant dans la poussière.
Il donnait le bras à sa mère, triomphante à son côté dans l’apparat de sa robe de soie mauve et de son chapeau à plumes ; une forte commère qui se rengorgeait, prétentieuse, avec un tour de cheveux en dents de loup sur une figure à rougeurs d’eczéma.
Traînant la mère Jeulin, le sieur Le Beigne père paraissait ensuite, un notable galope-chopine, aux allures louches, agent des contentieux suspects et des recouvrements pénibles. Sur le double tour de sa cravate blanche reposait une figure molle et rasée, que trouaient deux yeux verdâtres au-dessus de paupières boursouflées. A la façon des médecins célèbres, il portait de longs cheveux grisonnants et plats, rejetés en arrière. Au fond et malgré son air rogue, il était ravi de ce mariage consolidant par de la bonne terre au soleil la maigre dot qu’il donnait à son fils, une dot faite avec les gros sous des plaideurs en détresse et des emprunteurs pressurés.
Après ces personnages venait le reste de la noce, une ribambelle de gens de campagne cossus, chacun donnant le bras à sa propre femme : des gens de Villebard et aussi des cousins arrivés le matin de fermes lointaines, les hommes dans de solides redingotes et la tête couverte de hauts chapeaux, les femmes en robe de couleur avec des mitaines en filet et de longues chaînes d’or. Et le cortège était fermé par des enfants frisés au petit fer qui marchaient en se donnant la main, orgueilleux de leurs beaux habits.
Golo était le cavalier d’une cousine des Le Beigne, une corsetière de Saâcy, ni jeune ni vieille, plus laide que jolie, mais dont les élégances presque parisiennes ne lui déplurent point tout d’abord. Il lui offrit le bras, un peu troublé, ne trouvant rien à dire, sinon que « grâce au beau temps, la journée s’annonçait bien ».
On entra à la mairie, un bâtiment déjà ancien dont l’école prenait la moitié. La tête du cortège y pénétra, mais l’unique salle, qu’encombrait déjà une table énorme entourée de chaises de paille, fut tout de suite pleine et une partie de la noce dut rester sur la place. Golo tint quand même à voir la cérémonie, poussé malgré lui par une curiosité où il y avait du regret, de la bravade, presque de la résignation.
Ainsi que l’avait dit le garde-champêtre, le Maire était arrivé depuis quelque temps et commençait à s’impatienter. Il se tenait au bout de la table, assez majestueux, somme toute, avec son ventre qu’entourait l’écharpe tricolore et sa grosse figure rouge, bordée d’un collier de barbe grise, coupée ras. Il serra la main du père Jeulin et, assisté de l’instituteur qui remplissait les fonctions de secrétaire de la mairie, il commença la lecture des articles du Code, ânonnant, se reprenant au milieu des phrases, en homme peu familiarisé avec ces matières. Un respect, cependant, venait aux assistants de ces mots qu’ils comprenaient mal, mais qu’ils écoutaient en silence, avec l’air grave et défiant qu’ils avaient chez le notaire, avant la signature du contrat.
Golo, lui, regardait la salle, une pièce oblongue aux murs blanchis à la chaux et que décorait, entre deux chandeliers, un buste de la République posé sur la cheminée peinte en noir, dans un pan coupé. Contre le mur, enroulé sur deux crochets, s’allongeait le drapeau du 14 juillet. Sur l’appui de la fenêtre on voyait, couverts de poussière, les godets à suif qui servaient aux illuminations, les jours de réjouissances municipales, et à l’extrémité d’un banc reposait, la bricole pendante, le tambour de l’appariteur.
Mais la cérémonie tirait à sa fin ; les mariés, les parents, les témoins se faufilant entre deux chaises, tour à tour, inscrivaient leur signature sur le registre de l’instituteur et déjà, du clocher tout proche, s’échappait la volée du carillon annonçant le commencement de la messe.
Le cortège se reforma et, sur l’air de la Jolie Parfumeuse exécuté par le violon, on traversa le carré d’ormes que dorait l’automne, et, par la grande porte, au milieu des tombes plates et des croix noires de l’ancien cimetière, on entra dans l’église.
Mais l’office parut long ; l’allocution du curé fut mal écoutée, et les chantres n’en finissaient pas, suivant leur habitude. Il y eut un moment d’émotion, pourtant, quand les cloches reprirent et que, les réponses irrémédiables ayant été proférées, l’apprenti huissier se tourna à demi vers la Titite, et lui passa résolument le doigt dans l’anneau d’or que venait de consacrer le prêtre.
L’heure s’avançait, d’ailleurs, et l’on avait entendu, il y avait longtemps déjà, sonner midi à l’horloge. Pour se conserver en appétit, on n’avait rien pris le matin, et, à part soi, on songeait à la grande table dressée là-bas, chez les Jeulin.
Pourtant les époux et leurs parents sortirent de la sacristie, la grande porte se rouvrit, les cloches sonnèrent une fois encore, et, dans une allégresse mal dissimulée, on rentra à la maison. Là, il fallut que la mariée subît les embrassades de tous les invités, sans exception, chacun s’approchant à son tour, sans trouver autre chose que ces mots : « Allons, ma Titite, allons… » Golo se présenta, lui aussi, un peu ému, mais elle lui tendit la joue, sans même le regarder, en minaudant avec une amie, si bien qu’il n’y trouva aucun plaisir. Heureusement, et définitivement cette fois, on allait passer à des choses plus sérieuses : le dîner était servi.
La table se dressait dans l’aire de la grange ; les récoltes entassées verticalement disparaissaient sous les draps tendus, et le sol, soigneusement balayé, paraissait aussi net que le parquet d’une chambre. En haut, l’armature de la charpente se découvrait avec son bel ajustement d’arbalétriers, de pannes et de tirants ; les poutres, grossièrement équarries, à demi écorcées, traversaient d’un jet solide toute la largeur de la bâtisse ; des fentes s’y voyaient, semblables à des rides, et au-dessus, soutenant les tuiles, s’alignaient les chevrons et les lattes comme une futaie, d’où tombait, avec le roucoulement des pigeons et la piaillerie des moineaux, une poussière de jour. Les foins sentaient bon, une odeur un peu sèche, entêtante. Par la porte du fond, petite et qui s’ouvrait sur le clos, on voyait un gros noyer près d’une mare devinée derrière les sureaux jaunis et les orties encore vigoureuses.
Bruyamment, parmi les appels et les rires, on prit place et le repas commença. Mais dès le début ce fut une désillusion. Au lieu de cuisiner en famille le banquet traditionnel, on s’était, sur les instances de Mme Le Beigne, adressé à un gargotier de la Ferté-sous-Jouarre qui avait apprêté un dîner dont le fallacieux apparat dissimulait mal l’indigence réelle.
Le couvert était somptueux ; les cristaux et les faïences, marqués aux chiffres de l’entrepreneur du festin et portant en exergue les mots : Hôtel d’Albion, étincelaient sur du linge damassé que des garde-nappes défendaient du contact des couverts en ruolz. Entre les assiettes du dessert préparé d’avance, derrière les verres, alignés par rang de taille, s’étageaient, piquées dans la mousse, les dernières fleurs de la saison : dahlias, reines-marguerites et soucis. Cette décoration inexplicable ne fut pas goûtée : « Des bouquets sur une table !… c’était-il qu’on les prenait pour des ânes ? » Seuls, les soucis eurent quelque succès, les loustics voyant dans leur couleur un présage assuré de prochaines déceptions maritales.
Les serviettes aussi, par leur pliage inaccoutumé, provoquèrent l’étonnement général : les unes se déployaient comme des éventails, les autres s’érigeaient semblables à des mitres. Mais celles des mariés se distinguaient entre toutes. Elles représentaient des colombes battant de l’aile, prêtes à l’amour : et leurs becs étaient noirs, ayant été tortillés par les doigts des garçons.
Toutes ces innovations furent l’objet de commentaires défavorables, de la part des anciens surtout. Le potage ne leur rendit pas l’indulgence : au lieu de la bonne soupe grasse, emplissant jusqu’aux bords les assiettes profondes, de la soupe, essentiel fondement de tout repas sérieux, ce furent trois cuillerées d’un tapioca débile, servi d’avance et froid comme un mort. Puisqu’on ne servait pas le bœuf après, d’où venait donc le bouillon ? On avait espéré du réconfort par le poisson ; mais, autre déconvenue, ce qu’on passait n’était point la matelote copieuse, baignant dans sa belle sauce au vin, délicieusement odorante ; posées sur des planches habillées de serviettes, c’étaient des bêtes plates dont les convives cherchaient vainement la tête. Elles furent saluées d’un murmure agressif. Ils demandèrent ce que c’était :
— Du turbot !
Du turbot ?… Du poisson qui n’était pas de la matelote, ce n’était pas du poisson ; et ils mangèrent dédaigneusement, du bout des lèvres, les petits carrés choisis pour eux par les serveurs.
Et après le turbot, des plats aux noms prétentieux défilèrent, insolites et méprisés. Encore si le vin avait été à hauteur ! si c’eût été du vin des petits crus briards, du vin du pays, mais non, il fallut subir des faux Bordeaux et des Bourgogne de tables d’hôtes, sans goût ni verdeur, versés dans des verres tout petits, par des sommeliers parcimonieux.
Malgré tout, et en raison peut-être de la sophistication des produits, une grosse gaieté se faisait jour. Les plaisanteries coutumières des repas de noces se produisirent au moment nécessaire. Déjà, fidèle observateur des rites, un garçon d’honneur avait plongé sous la table et, après un semblant d’hésitation entre des jupes amies, s’attaquait à la mariée qui se renversait pâmée de chatouilles. Il commençait à dégrafer la jarretière, l’enlevait à la fin et réapparut, la face empourprée, les cheveux en désordre, la brandissant comme un trophée. Ce fut le signal de toutes les licences permises. Golo lui-même, qui avait bu jusque-là sans rien dire, le chapeau sur la tête comme tous les hommes, sentit ses idées se troubler et se mit à serrer de près sa voisine. La corsetière eut quelques effarouchements prévus, puis rapidement ils devinrent très camarades. Tout en mangeant et avec une sournoiserie affectée, il lui prenait la taille. Il n’était pas le seul, car les camarades s’en donnaient avec leurs voisines, chaque couple s’isolant au milieu du tapage.
Mais un bouchon sautait, applaudi par les plus allumés : c’était l’heure du champagne. Un champagne acidulé et plat qui s’évadait bruyamment, tout en mousse, de goulots chaperonnés d’or. Et dans la griserie croissante, se déchaînèrent les chansons.
Ce furent d’abord des couplets de circonstance, avec des mots à double sens, équivoques délicates et histoires plaisantes, telles qu’avaries de fleur d’oranger, effarements dépensées, baptêmes avant l’heure. Puis une jeune fille de Nogent-l’Artaud attendrit les cœurs par une romance pleine d’aveux ingénus, échangés au clair de lune, sous une charmille toute sonore de rossignols. Mme Le Beigne elle-même, sollicitée par tous, se leva, maîtrisant son émotion, et, avec le style d’une femme qui a entendu les chanteurs en renom, elle attaqua l’air fameux des Dragons de Villars : « Ne parle pas, Rose, je t’en supplie… »
Et, les âmes se trouvant amollies par la tendresse, un des camarades de Carrouge, un nommé Tape, chez qui la boisson avait exagéré le patriotisme, profita du silence. Avec la même vigueur et la même religion qu’il eût chanté au lutrin, il entonna l’hymne comminatoire : Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine !
La fin du dîner s’en trouva assombrie : la frontière n’était pas si loin !… Chacun fut impressionné désagréablement par cette évocation des mauvais jours qui troublait le dessert. Et quand, lancé avec provocation, éclata l’appel à la revanche, tous regardèrent le fond de leur assiette et vidèrent leur verre silencieusement.
Pour dissiper ces idées fâcheuses, tout le monde se leva, et la noce, un peu à la débandade cette fois, fit le tour du village, avant d’arriver à l’auberge où l’on prenait le café.
Golo, maintenant, ne s’amusait plus du tout. Il en avait assez de sa corsetière : parce qu’une ou deux fois il lui avait poussé le coude, elle était devenue sentimentale, et pour le bon motif, encore ! Elle se plaignait de sa vie solitaire, engageant son cavalier à venir la voir : sa mère le recevrait très bien. Et, à mesure qu’elle se faisait plus tendre, lui la trouvait plus laide. Il la lâcha dès l’entrée chez Farcette.
Carrouge l’appelait, d’ailleurs. Il était avec une fille de Chamery, qu’il accompagnait depuis le matin, pas plus jolie que la demoiselle de Saâcy, mais il s’en contentait, étant de complexion raisonnable. On ne venait pas à la noce pour s’ennuyer, et, très gais tous deux, ils se moquaient de Golo. « Qu’est-ce qu’il avait donc, ce godiche-là, à ne pas s’amuser comme les autres ? Est-ce qu’il avait peur de se tacher, ou bien faisait-il le malin à cause de sa médaille ? »
— Monsieur pense à ses amours ! dit la jeune personne en s’esclaffant.
— Faut croire ! dit Carrouge, devenu presque grave subitement, car il se rappelait le retour de Fromentières, après la partie de boules.
— Mais non, mais non, fit mollement le menuisier, tout ça, c’est des vieilles histoires.
Le bal commençait. Le violon s’était adjoint un piston et un alto de renfort et, aux sons des mêmes ritournelles insatiablement répétées, les couples tournaient, frappant du pied le plancher largement arrosé pour la circonstance. La mariée, qui avait ouvert le bal avec son époux, ne manquait ni une figure de quadrille ni une polka, chacun tenant à honneur de la faire danser à son tour. Seul, Golo ne bougea point. Comme si le vin et le bruit eussent avivé encore son chagrin, à mesure que la soirée se prolongeait, il s’assombrissait davantage, sourdement enragé à l’idée qu’une autre mariée, elle aussi en robe blanche, un an auparavant avait dansé dans cette même auberge et qu’un homme aussi, un homme autre que lui, sans rien dire à personne, à la pointe du jour, l’avait emmenée dans la rue grise.
Décidément, la noce n’avait point réussi à Golo. La Titite et Cendrine se confondaient maintenant dans ses regrets : il les avait perdues toutes les deux, elles et aussi les autres, car il sentait bien que de l’amour, que de la femme, il n’aurait plus rien dans sa vie, rivé qu’il était à une passion unique et sans remède. Et la pensée que tout était fini, qu’il était condamné au noir pour toujours, le rejetait dans un abattement absolu. Puis, une révolte le prenait, une révolte où les sens avaient leur part. Des rêves d’homme chaste, tels qu’il en avait connu sur le pont des transports, encombraient ses nuits : une idée à la longue s’en dégageait, l’idée de la femme sans l’amour, le besoin de la possession brutale et l’espoir de l’anéantissement qui suit les satisfactions excessives.
Et dès lors, il prit plus d’intérêt aux conversations ordurières du Puits 120. Elles le troublaient maintenant et il en arrivait à envier les garçons disant leurs amours, dans les champs de luzerne, les soirs de fêtes, et les hommes mariés détaillant avec cynisme leurs habitudes légitimes. Au fond, Carrouge était dans le vrai : ce brigand-là, en reconduisant sa danseuse à Chamery, la nuit de la noce, n’avait-il pas trouvé le moyen, pour faire un trajet aussi court, de rester quatre heures en route ? Dans le vrai aussi, Chandelle, qui, à minuit sonné, après avoir épuisé la série des rincettes et des chasse-bière, était allé finir sa nuit à Mécringes chez une connaissance qu’il nommait devant tous, sans discrétion.
Et à propos de celle-là, on énumérait les filles accueillantes du canton : la Testard à Videgrange, une jeunesse plutôt rance, la Gredelu à Chivres, une vilaine bête d’ailleurs, d’autres encore, toutes bien connues.
Une chose vraiment fâcheuse, c’est qu’à Villebard il ne restait plus de ce gibier-là, personne, depuis que cette pauvre Lettré était partie à l’hospice. Quel dommage ! une si belle fille, pas exigeante quant à l’argent, et la peau si fraîche ! On s’informa de sa santé. Quelqu’un avait-il des nouvelles ? Farcette en donna : elle n’allait pas bien du tout. Le père Lettré était venu l’autre soir en rentrant de Meaux et, en buvant une chope, avait raconté sa visite. Il n’avait pas vu sa fille depuis la moisson et c’était à peine s’il l’avait reconnue. Elle était très bas, la Jeanne : plus de joues, plus de bras, plus rien, et ce qu’elle toussait !… Vrai, ce n’était pas l’envie de faire la noce qui la tenait ; elle n’avait pas seulement regardé les deux oranges qu’il lui apportait. Alors, histoire de l’amuser un peu, le vieux lui avait dit : « Penses-tu encore à l’homme ? » Elle avait fait non, de la tête. « Quand j’ai vu ça, concluait le père Lettré, j’ai bien compris qu’elle était foutue. »
Pourtant, à défaut de Jeanne Lettré, Ledoux, le nouveau maréchal, en connaissait une autre qui recevait les hommes chez elle, la veuve Préteux.
Quelques-uns s’étonnèrent : on ne la croyait pas si pauvre. A son âge, bien sûr, ce ne devait pas être les idées qui la pressaient. Et sa petite, alors, que devenait-elle durant ce temps-là ? Cependant personne ne la blâmait : il fallait bien vivre. Et l’on but une dernière « blanche », debout, sur le comptoir, avant de sortir.
Golo remonta seul au Chep. Mais il ne s’arrêta pas à l’atelier, relancé par ses hantises charnelles, qui hâtaient sa marche le long des grands chemins.
C’était une journée de fin d’octobre, avec un ciel pommelé, paisible. Il y avait encore de la douceur dans l’air, quelque chose de vaporeux qui enveloppait la nudité des bois sans feuilles, qui planait sur les champs dépouillés de leurs récoltes. Des attelages de labour sillonnaient la plaine d’une marche insensible, et déjà, annonçant l’hiver, des corbeaux tourbillonnaient par bandes autour des meules nouvelles. La petite pluie du matin avait développé les odeurs et, accrochés aux éteules, les fils de la Vierge, humides, prenaient des tons roses dans la lumière du soir.
Golo revenait à Villebard, alangui par la nuit tombante, et, comme il suivait une ruelle située derrière l’école, il arriva bientôt non loin de la maison qu’habitait la veuve Préteux.
Ce voisinage le tenta : s’il entrait un instant, rien que pour causer ? Il hésitait pourtant, peu habitué à ce genre de galanteries, intimidé en somme par la misère de l’aventure et retenu malgré tout par l’idée de Cendrine. Il allait passer, quand, brusquement et par un revirement inexplicable, il s’engagea dans la sente et traversa le jardin : de pauvres carrés de légumes, quelques arbres en plein vent et une seule fleur près du seuil : un tournesol, dont la grosse tête fatiguée, alourdie par les pluies, saluait piteusement. Des cicatrices noires se voyaient sur sa face, les alvéoles des graines absentes, que la petite avait dû enlever, une par une, pour les manger comme dessert tandis qu’elle s’en allait en classe.
Le visiteur n’eut pas la peine de frapper à la porte, elle s’ouvrait devant lui : la Préteux l’avait vu venir. La chambre ressemblait aux autres chambres du pays, un peu plus vide. L’armoire à linge bâillait, creuse, la courtepointe du lit était en loques et des restes de nourriture traînaient sur la huche. Un intérieur de misère, où régnaient la malpropreté, l’abandon.
Golo regardait la veuve : une figure terne avec des cheveux d’un blond fade qui s’échappaient de la marmotte, des yeux soumis, et, sur la bouche édentée, un sourire qui essayait de promettre, un sourire où il y avait de la luxure feinte et de la confusion dissimulée. Elle n’avait jamais été jolie, jamais personne n’en avait été amoureux alors qu’elle était jeune, et ce n’était pas les sens qui la livraient aux hommes depuis que son mari était mort. Son métier maintenant, elle l’acceptait comme une besogne, avec la résignation des pauvres.
Ils se contemplaient niaisement.
— Tiens, Golo ! par quel hasard ?
— Il n’y a pas de hasard… Je suis venu comme ça, pour vous voir… pour vous dire bonjour…
Et il continuait ces propos insignifiants, toute sa hardiesse réfugiée dans des grimaces qu’il essayait de rendre significatives et qui n’attestaient que sa parfaite gaucherie.
La veuve n’osait pas l’encourager, n’étant pas suffisamment sûre de ses intentions.
— C’est Ledoux qui m’a parlé de vous, l’autre jour, chez Farcette… alors, je suis venu…
— Ledoux, c’est un brave garçon.
Il y eut un silence embarrassant. La veuve le rompit :
— Eh bien, puisque vous êtes là, asseyez-vous donc une minute, vous allez goûter mon cassis.
Elle atteignit une bouteille, rinça deux verres sur l’évier, derrière la porte ; et pendant qu’elle tournait dans la chambre, Golo la suivait du coin de l’œil. L’audace lui venait, mais en même temps décroissait son désir devant la simplicité de la chose et la tristesse de l’endroit, et il restait là, bêtement, avec une vague envie de sortir.
— A votre santé, mon Golo !
— A la vôtre, à la vôtre !
Et on trinqua. Ils buvaient tranquillement, à petits coups, en parlant de questions indifférentes : du temps qu’il faisait, des noix qui étaient abondantes cette année, des semailles qui se faisaient convenablement. Mais leur gêne persistait, lui, hésitant toujours à la demander, elle, n’osant pas s’offrir.
Pourtant il avait vidé son verre et il se levait pour s’en aller. Elle se levait aussi, le reconduisait à la porte.
— Allons, à nous revoir ! disait Golo, un de ces jours je reviendrai.
— C’est cela, quand vous voudrez ; je suis toujours là.
Et, comme elle s’effaçait pour le laisser sortir, elle le frôla légèrement. A ce contact imprévu, il tressaillit, les sens subitement remués. Le fichu lâche de la veuve s’était ouvert et, par l’échancrure de la robe mal agrafée, l’on voyait la naissance du cou, un peu de peau nue où le hâle cessait, un peu de chair débile… Elle ne se défendit pas, riant seulement d’un rire niais de gamine chatouillée.
— Laisse donc ! laisse donc ! répétait-elle.
Mais il l’avait étreinte, il l’enlevait de terre et la reportait dans le fond de la chambre… Elle riait toujours, la tête renversée en arrière, la main sur les yeux…
Ils retournèrent au cassis, elle, très gaie, caressante, lui, assombri, un peu humilié.
— Faudra revenir, mon petit Golo !
Et le menuisier l’ayant vaguement assurée de ses visites, elle insistait, donnait des indications précises, des heures de rendez-vous : le soir, par exemple, avant neuf heures, quand il verrait la bougie allumée derrière la fenêtre, il pouvait frapper, il serait le bienvenu.
Décidément, cette fois, il partait ; mais comme, après avoir remis sa casquette, il ébauchait le geste paresseux de la main au gousset, la veuve refusait d’avance. « Non, pas aujourd’hui : elle avait des sous pour le quart d’heure. Elle le tiendrait quitte s’il pouvait seulement venir, un jour qu’il aurait le temps, réparer un volet qui ne tenait plus : seule avec sa petite fille, elle avait peur la nuit. »
Il promit et, scrupuleux, reparut dès le lendemain avec sa boîte à outils, en plein jour, sans se cacher. Tout de suite, laissant de côté la gaudriole, il se mit au travail comme un ouvrier à la tâche.
Le contrevent à réparer s’ouvrait derrière la maison sur l’enclos, un coin humide livré aux orties et aux ronces, avec des groseilliers assauvagis dans l’herbe haute et des cerisiers malades aux troncs englués de gommes rouges.
La journée était encore plus triste que la veille, l’air plus sonore, la lumière plus délicate. On entendait distinctement, comme si on y eût été, les voix chantantes des petites filles qui épelaient à l’école ; et la Préteux, debout derrière Golo, lui faisait admirer la vue que l’on avait de son jardin, d’où l’on distinguait très loin, au-dessus de la colline fermant la vallée, une forme svelte qui était le clocher de Jouarre. Il le reconnaissait, car c’était une distraction à Villebard de le découvrir par les temps clairs, mêlé aux cimes des peupliers.
Comme il enfonçait la dernière pointe, des pas résonnèrent dans la maison : un habitué, sans doute, car on n’avait pas frappé. Un habitué, en effet, le père Cluet, un paysan riche qui, sage et rangé tant qu’il avait vécu avec sa femme, s’était mis à courir la soixantaine sonnée, dès qu’il s’était trouvé veuf.
Un grand vieillard, une carcasse voûtée, solide encore, mais que surmontait une face aux muscles détendus. De rares cheveux blancs se plaquaient aux tempes creuses, et sous des sourcils tombés clignotaient des yeux pâles. Sur la bouche mince errait un sourire piteux ; et tout le personnage croulait, accablé par une fatalité obscure, dans une attitude où il y avait de la honte et de l’abdication.
Naguère, son idée fixe était l’accroissement du patrimoine, l’amour de la terre ; maintenant, c’était le regret de sa femme qui le hantait, le possédait tout entier, qui l’enrageait comme une injustice et le précipitait dans la crapule. Trop vieux et trop triste pour se remarier, il avait rompu avec la morale et s’était brouillé avec l’opinion, poursuivant les filles, sans choisir. D’abord, il avait accueilli chez lui toutes les mendiantes, toutes les traînées des routes, bohémiennes et arracheuses de betteraves. Il les congédiait au jour, en leur mettant une pièce blanche dans la main, un peu dégoûté, mais incapable de résister à une nouvelle occasion, si forte s’imposait la nécessité de se démontrer à soi-même qu’il n’était pas complètement fini, si grande était l’accoutumance d’avoir de la femme à son foyer, dans son lit.
Ces expédients l’écœuraient à la fin, et il essayait de vivre en « camelote » avec une de ses bonnes ; mais, comme la donzelle le pillait effrontément, la famille était intervenue, l’avait obligé à la chasser. Depuis, on l’accusait de payer la note du boulanger à tous les ménages pauvres de Villebard et l’on avait tenté de mettre à son compte l’enfant d’une voisine ; mais, pour l’instant, ses conquêtes se bornaient à la veuve Préteux chez laquelle il se rendait presque chaque jour, lassé qu’il était des promiscuités de hasard et revenant, malgré tout, à la régularité d’une habitude.
En apercevant le jeune homme, il eut une minute d’embarras, pendant que, de son côté, Golo discrètement ramassait ses outils, prêt à partir. Mais le vieux était sans jalousie, résigné à partager avec tous les bonnes grâces de la veuve, et, comme s’il eût flairé chez l’autre quelque détresse, il le retint : « Puisqu’on se trouvait ensemble, on pouvait bien causer un moment. »
Et il commandait une tournée, avec la tranquillité d’un client qu’on ménage. Et Golo, qui ne tenait pas autrement à sembler être chez lui, acceptait sans trop de cérémonie.
Comme la veille, la Préteux emplissait les verres, rassurée par la tournure que prenait la rencontre. Après tout, le père Cluet était sa meilleure pratique et, pour un blanc-bec d’occasion, elle n’avait pas envie de se fâcher avec le vieillard. Debout devant eux, les bras croisés, elle était fort convenable, écoutant les deux hommes qui, maintenant, causaient attablés sans plus se préoccuper d’elle.
Cédant à un besoin d’expansion, Cluet racontait ses affaires. Il venait de louer son bien pour la Saint-Michel prochaine, ne se réservant que son jardin et son clos, deux hectares en tout. Il avait assez trimé toute sa vie et se souciait peu de s’esquinter pour ses nièces.
Golo l’approuvait : il aurait fait de même à sa place. Cet assentiment ravissait le vieux, depuis longtemps sevré de sympathies ; et, tout à fait séduit par la figure bon enfant du menuisier, bientôt il se déboutonnait complètement, lâchait ce qu’il avait sur le cœur.
Non, à cette heure, il n’avait plus le goût à la culture. Et pourtant il s’y entendait mieux que tout autre, il pouvait le dire sans se flatter. On le savait bien dans le pays, et ailleurs aussi, quand on le consultait sur les acquisitions de bétail, l’élevage des abeilles et la fumure des prairies ; mais tout cela, c’était de l’histoire ancienne. Décidément, il ne voulait plus s’occuper de rien, ni voir personne : on avait été trop méchant pour lui. Il en avait assez des gens de Villebard : durant des années, il avait tout fait pour leur rendre service, en qualité de conseiller municipal d’abord, d’adjoint ensuite, perdant son temps à s’occuper des affaires des autres qui aujourd’hui le remerciaient en le calomniant, en le traitant comme le dernier des derniers.
Et, douloureusement, il racontait, une par une, les « menteries », les vilaines histoires que l’on faisait courir sur son compte ; tout le monde s’était acharné contre lui, tout le monde sans exception, les vieux amis même. Ah ! de ceux-là, pas un ne l’avait soutenu, pas un ne lui restait, et cela, parce que, sa pauvre femme morte, il lui était arrivé de prendre, de temps en temps, son plaisir avec d’autres. Comme si les camarades se gênaient, même ceux qui étaient mariés !
— Des salauds, mon cher garçon, des salauds, entends-tu ?
— Oui, des salauds ! insistait la veuve.
Et Golo hochait la tête, pris de commisération pour ce pauvre homme.
Ainsi encouragé, le père Cluet laissait couler tout son chagrin.
— Ah ! mon Golo, tu ne sais pas toi ce que c’est que d’être veuf, — et il renouvelait le cassis dans les verres, — non, tu ne sais pas ! Vois-tu, lorsque pendant quarante ans un ménage est resté sans se disputer une fois, sans se quitter d’un jour et que l’un des deux se trouve seul, tout d’un coup, quand il a perdu sa compagnie, il est fini, il est nettoyé, je te dis !… Et une si bonne femme, la mienne, et vaillante, et économe ! Et ce qu’elle était belle dans son temps !… Quel malheur !
Une larme dégringolait de ses yeux, s’en allait vers le cassis, dans son verre, sous son nez.
« Oui, c’était un rude malheur, appuyait la Préteux, d’avoir perdu une femme pareille. Oh ! elle se la rappelait, elle l’avait bien connue !… Seulement, quoi dire à cela ? C’était comme son mari, à elle… on ne pouvait pas ressusciter les morts. Il fallait se faire une raison et ne pas se manger les sangs, surtout quand on avait de la monnaie… »
Mais le vieux n’était pas consolable. Il recommençait à gémir avec les mêmes mots, les mêmes phrases.
— Ah ! quand on a perdu sa compagnie !…
C’était le commencement et la fin de toutes ses plaintes.
La nuit était venue qu’il les exhalait encore, et quand Golo, se décidant, prit congé, Cluet l’accompagna jusqu’au Chep, l’invita à venir manger avec lui, et, sur son refus, tenace, l’obligea à accepter pour le lendemain matin.
Ils se quittèrent très bons amis, le vieillard enchanté d’avoir trouvé une âme compatissante à ses misères, quelqu’un devant qui il pût pleurer et geindre à son aise, Golo troublé instinctivement par la lamentable histoire de cette existence en déroute. Une sympathie venait au jeune homme pour cette « vieille bête », comme on disait à Villebard, une sympathie où il entrait de la commisération pour lui-même. Cluet avait perdu sa défunte, et sa vie était terminée ; lui, n’avait pas eu Cendrine, et sa vie aussi était finie : leur malheur, au fond, était pareil.
Dans le jardin du vieux, un jardin négligé dont l’herbe emplissait les allées, ils se promenaient le long d’un mur en ruine où les dernières guêpes achevaient d’évider les grains des raisins trop mûrs. Ils avaient allumé leurs pipes et, tournés au sentiment par la chaleur des vins, ils recommençaient à se raconter leur histoire, chacun écoutant l’autre avec distraction, absorbé par l’unique souci de son propre chagrin.
Le père Cluet parlait de sa femme, insatiablement : c’était des détails de la vie commune, des événements sans importance qui étaient arrivés autrefois, des propos qu’elle avait tenus et qu’il narrait très simplement, sans tristesse apparente. D’ailleurs il ne résultait pas de ces confidences qu’il eût jamais été amoureux de la défunte : ils avaient fait bon ménage et c’était tout, mais, à force de vivre ensemble, ils s’étaient rendus indispensables l’un à l’autre, si bien que le survivant demeurait tout désemparé de cette perte. Il s’était mis à aimer la morte et cette affection rétrospective devenait pour lui un supplice : quand il rentrait le soir dans sa maison en désordre, au lieu de sa femme, ce n’était plus que le souvenir de sa femme, et l’absence de la réalité le tuait.
D’abord, il s’était mis à courailler, espérant par là s’empêcher de souffrir. Mais, quand on a des cheveux blancs, des marguerites de cimetière sur la tête, on se lasse vite des tendrons et des coucheries de hasard. Non, il ne réussissait pas à oublier sa défunte, et, il le voyait bien à présent, il n’avait plus qu’à la rejoindre : du reste, il se trouvait assez vieux pour faire un mort.
Golo, vaguement apitoyé, s’épanchait à son tour. Il parlait de Cendrine, disait combien il était malheureux de ne pas l’avoir. Depuis près d’un an il souffrait à en crever. Et pourtant, une fille qui après avoir aimé un garçon en épouse un autre, cela se voit tous les jours. Le malheur, c’était qu’au lieu d’oublier très vite, comme les camarades, lui, n’oubliait rien. Il avait bien essayé de se raisonner, de penser à un mariage : vainement. Et en même temps que son courage, son ardeur au travail était partie… Il contait alors sa vie d’imbécile, l’atelier abandonné pour courir les champs, tout seul, de jour, de nuit, comme une bête qui a peur. Par-dessus le marché, il s’était mis à boire. Et rien ne servait à rien ; après huit mois, il n’était pas plus avancé que le premier jour, au contraire. Il en avait eu la preuve l’autre soir chez la Préteux, chez la Préteux, où, chose triste pour un homme de son âge, il n’avait eu aucun agrément. A coup sûr, il ne recommencerait pas, une fois suffisait. Mais que faire et comment sortir de là ? Ça marchait mal pour lui de toutes les façons : le père Hénocque, fatigué de sa paresse, allait le flanquer à la porte, et alors il n’en aurait pas pour longtemps à manger l’héritage de la tante, déjà fortement écorné.
— Si j’étais que de toi, mon pauvre garçon, conseillait le père Cluet, je filerais sans tarder et je planterais là Villebard. Tu as un métier, tu trouveras toujours de l’ouvrage ailleurs et, au bout d’un an, deux ans si tu veux, le temps de secouer ta peine sur les chemins, quoi ! il faudra bien que cela se passe et cela se passera, va, parce que toi, vois-tu bien, on ne peut pas dire que tu aies perdu ta compagnie, tandis que moi…
Et les rabâchages reprenaient.
S’en aller, loin, bien loin, et pour toujours, Golo y avait souvent songé, à ce moyen-là ; seulement, il n’avait jamais eu la force de s’y résoudre. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de ne pas chercher les occasions de rencontrer Cendrine… Mais il la savait là, voyait la fumée de sa maison, pouvait sans le vouloir la croiser sur la route, et cette dernière espérance le retenait encore un peu. D’ailleurs, il aurait beau partir, sa maladie le suivrait, il en était sûr, elle se cramponnerait à lui. Sans doute, le père Cluet était à plaindre, mais, au moins, il avait eu quelque chose dans la vie, il avait passé des années et encore des années avec sa femme ; lui, Golo, au contraire…
Il s’arrêtait, par crainte de fâcher l’ancien, persuadé malgré tout que son propre malheur était le plus grand.
La journée s’acheva et Golo voulut partir ; reconduit par Cluet jusqu’au Chep, il le ramena à la grand’rue, comme s’ils ne pouvaient plus se quitter, chacun goûtant l’adoucissement qu’il éprouvait à ces doléances mutuelles, à cette tristesse mise en commun. Ils s’en rendirent si bien compte qu’après cette première journée ils sentirent la nécessité de se retrouver dès le lendemain, et bientôt leurs réunions devinrent une habitude.
Chaque jour, sur le coup de midi, Golo arrivait chez le père Cluet qui terminait son repas ; on prenait le café dans de vieilles tasses qu’entouraient des restes de dorure, un café bien chaud débordant dans les soucoupes et corsé par de copieuses « gouttes » d’eau-de-vie de marc. Puis, les pipes allumées, les deux hommes ne parlaient guère, éprouvant seulement la satisfaction douce de se trouver ensemble, chacun devinant chez l’autre le prolongement de sa propre pensée.
Cependant, sous un prétexte ou sous un autre, pour voir si les nèfles mûrissaient dans les enclos, ou pour surveiller les semailles de son fermier, bientôt le veuf entraînait le jeune homme.
Les arbres et les champs visités, ils flânaient. Ils allaient sous le ciel bas et doux de novembre, tantôt longeant des terres fraîchement remuées, travaillées finement, unies et planes comme des aires de granges, tantôt suivant des chemins de traverse à la lisière des bois estompés de vapeurs bleues. Puis c’était, au hasard, une sente qui les menait en plein taillis : les branches frêles et compliquées se ramifiaient à l’infini, toutes grises, les tiges des noisetiers pleuraient, trempées par des brumes matinales, et de l’humidité montait de la jonchée des feuilles tassées sous leurs pieds en pourriture violette, Souvent, ils s’arrêtaient au bord des flaques où verdissent des mousses et ils restaient un instant penchés au-dessus, à regarder dans le cristal de l’eau reposée la fuite gauche des gros coléoptères. Autour d’eux flottait un parfum de mort végétale, doux et refroidi. Le père Cluet qui avait braconné jadis, s’attardait de ci, de là, pour observer les griffées des lapins à l’entrée des terriers et les coups de bec de la bécasse qui pioche les bouses, séchées dans les clairières.
Le sentier quittait le bois. Devant eux s’étendait la plaine, des pièces de terre à perte de vue, coupées par les lignes blanchâtres des routes où cheminaient les tombereaux chargés de fumier. Parfois, dans les labours, tout près d’eux, des lièvres, chassés du taillis par le bruit des feuilles tombantes, détalaient, énormes, avec leur fourrure d’hiver.
Les deux hommes continuant à marcher, le spectacle des choses finissait par les intéresser : le père Cluet devenait verbeux, expliquait au jeune homme la théorie des semailles, vantait des systèmes de fumure, parlait des rendements probables, jusqu’au moment où le cri grêle des grues, filant par triangles au-dessus de la Marne, les amenait à pronostiquer en même temps la rigueur probable de l’hiver qui venait.
Bientôt le soir tombait tout d’un coup et les promeneurs regagnaient le village dans la lueur jaune d’un crépuscule qui annonçait la pluie pour le lendemain. Ils arrivaient aux premières maisons et, dans les haies des clos, où les guirlandes flétries des clématites laissaient une blancheur confuse, des moineaux se rassemblaient pour la nuit : ils arrivaient en bandes brutales et piaillantes, portant sur l’aile le dernier reflet du couchant.
Un grand calme descendait, mais, dans le silence grandissant, les deux amis se sentaient envahis par un malaise, chacun saisi d’angoisse à l’idée de se replonger dans la solitude douloureuse, si bien que Golo ne se faisait pas trop prier pour entrer un instant, histoire de voir s’il ne restait pas quelque chose du déjeuner. Au petit salé froid on ajoutait une omelette qu’on retournait dans une poêle tenue à la main, au-dessus d’une flambée de fagots ; Cluet allait tirer deux litres à la cave et, le grand air aidant, les amis mangeaient avec quelque appétit.
Cependant le repas traînait dans l’engourdissement de la fatigue et de la chaleur ; à la fin seulement, au moment où l’on ouvrait les noix à la pointe du couteau, la conversation reprenait. Golo, pour être agréable au vieux, remettait l’entretien sur la défunte. « Il se la rappelait bien : il n’y avait pas si longtemps qu’elle était morte et, d’ailleurs, la tante Louvet lui en avait souvent parlé : une brave femme, la mère Cluet, et joliment conservée pour son âge !… » Le vieux approuvait de la tête, heureux de ces compliments, et il écoutait avec plus d’indulgence les récits du Tonkin que Golo recommençait une fois encore, évoquant toujours la chaleur de là-bas, les embuscades et les marches forcées, et la soif.
Puis, quand le père Cluet était las de Son-Tay et de Bat-Cat, pour faire taire le jeune homme, il se mettait à parler de Cendrine. « Qu’elle eût mal agi avec Golo, il était bien obligé de le reconnaître, mais, cela ne l’empêchait pas d’être une belle fille : d’aussi bien conditionnées, il n’en connaissait pas dans le pays. Elle n’avait pas l’air méchant, du reste, et, si elle avait trompé son prétendu, c’était pour ne pas causer de la peine à ses parents. Tout le mal était venu de ce vieux grigou de Rutel ; il en avait bien su quelque chose, lui Cluet, qui était à Villebard, pendant que le mariage se manigançait… »
Golo l’écoutait, ravi malgré sa tristesse croissante. C’était la première fois qu’on vantait Cendrine devant lui, et, de l’entendre louanger par un autre, cela l’encourageait davantage à le regretter.
Les jours diminuaient, et bientôt le froid, plus vif à la nuit tombante, raccourcissait leurs promenades. Les pluies survinrent, noyant la campagne, puis il venta très fort, et ils furent condamnés à rester à la maison.
Ils demeuraient des heures entières, acagnardés sous le manteau de la cheminée, les pieds sur les chenets. Pour tuer le temps, Cluet sortait parfois de l’armoire un antique jeu de cartes, le même depuis dix ans, et, comme autrefois avec sa défunte, il entamait avec Golo une partie d’impériale. Ou bien ils feuilletaient ensemble un bouquin centenaire qu’on tirait du bas de la boîte à horloge, un tome dépareillé d’une naïve encyclopédie rurale, le Dictionnaire économique, contenant divers moyens d’augmenter son bien et de conserver sa santé, avec plusieurs remèdes assurés et éprouvés, par M. Nicolas Chomel, prêtre, curé de Saint-Vincent de Lyon. Il y était question d’élevage, de chasse et de pêche, de jardinage et d’anatomie, et ils admiraient l’érudition de l’auteur. Mais le plus souvent, ils se contentaient de fumer des pipes, chacun vantant des méthodes infaillibles pour déterminer d’irréprochables culottages.
Au dehors, la pluie fouettait les vitres :
— Quel temps ! quel temps ! disait Golo.
— Le temps de la saison, répondait Cluet.
Et ils se remettaient à cracher dans les cendres.
Les journées passaient ainsi, monotones dans la lumière grise. Le menuisier descendait bien au Chep de temps à autre, attrapait un sermon d’Hénocque, rabotait une planche, commençait un ajustement, mais, dès qu’il avait soupé, il revenait s’enfermer avec le vieux.
Avant de s’installer, ils allaient ensemble jusqu’à l’écurie, donner au cheval Bibichet sa botte de paille pour la nuit. Golo marchait le premier, portant « le globe », — la lanterne briarde, — et quand ils ouvraient la porte, le vieil animal les saluait d’un ébrouement, heureux de cette visite tardive. Ils tiraient le verrou et rentraient bien vite, secouant le froid de leurs épaules, ajoutaient une bûche au feu et la veillée commençait.
Les parties d’impériale se succédaient, les vieux almanachs étaient feuilletés à nouveau, puis on laissait les cartes et on fermait le livre, pour reprendre les conversations vaines. Ce qu’ils disaient n’avait aucune importance, la seule cordialité donnait du prix à leurs paroles et ils la trouvaient meilleure encore dans l’isolement profond de la nuit. La grande paix des campagnes les enveloppait, coupée seulement par de furieux coups de vent qui apportaient comme une plainte, une voix venue de très loin et qui avait parcouru, d’une traite, l’immensité des plaines champenoises.
Le feu leur donnait un peu de joie et ils l’attisaient, l’alimentaient avec une prodigalité qui eût fait frémir dans sa tombe la bourgeoise, si elle avait pu les voir jeter dans l’âtre les puissants rondins de chêne et les souches d’ormeau moussues. Il était bien loin le temps où deux tisons chétifs s’embrassaient à regret au milieu des landiers. Quel changement ! la chandelle, allumée jadis juste pour le souper et soufflée en hâte dès que le ménage avait fait l’ascension de son lit, brûlait maintenant des heures entières.
Souvent, comme si la flamme les eût mal défendus de la bise, « colporteuse de nouvelles », qui sifflait sous la porte et se lamentait aux fenêtres, le vieillard descendait à la cave et bientôt fumaient sur la table des saladiers de vin chaud où s’engloutissaient des livres de sucre. Un vrai pillage, un sac ininterrompu de toutes les provisions jusque-là vénérées ; et lorsque Golo, par discrétion, voulait s’opposer au débouchage d’une nouvelle bouteille, Cluet haussait les épaules, avec un air de s’en moquer complètement, répétant qu’il en aurait toujours assez pour aller jusqu’à la fin. Il ne s’expliquait pas davantage, et la bouteille y passait. Quand elle était vide, elle allait rejoindre les autres qui s’alignaient en rangs serrés, le long du mur, entre la cheminée et la huche à pain. Préférant, chez lui, la solitude à la société d’une femme qui n’était pas la sienne, Cluet avait depuis peu renoncé à avoir une bonne : alors, dans ce ménage en déroute, on ne prenait plus la peine de rien mettre en ordre, et chaque matin éclairait une table où les débris de nourriture et les fourchettes sales trempaient dans des mares de vinasse, qui avait séché sur les bords, pendant la nuit.
Cette existence se prolongea durant un grand mois. Leur amitié était toujours la même, et aussi leur tristesse ; seulement le chagrin, plus expansif chez Golo, devenait de plus en plus silencieux chez le vieillard.
Maintenant, le vin même ne réveillait plus le père Cluet, qui chaque jour semblait s’affaler davantage. Il restait des heures entières à regarder le feu d’un œil fixe, sans même le courage de rallumer sa pipe qu’il gardait entre ses dents serrées. Il y avait des jours où Golo n’en pouvait rien tirer, sinon un mot de lassitude ou un geste implorant la tranquillité : même il se demandait parfois si cette contenance n’était pas voulue et si l’ancien n’était pas désireux, à la fin, d’éconduire un parasite.
Un samedi, sur les dix heures, Golo arrivait avec une blouse propre et sa casquette neuve. La veille, voyant son ami plus abattu que de coutume, il avait eu l’idée, pour l’égayer un peu, de lui proposer d’aller ensemble faire un tour au marché de Mécringes, et l’autre n’avait dit ni tout à fait oui, ni tout à fait non.
La maison était close ; aucun bruit n’en venait. Sur les contrevents tirés s’étalaient les rayons tièdes d’un soleil d’hiver tout jaune ; et Golo s’étonnait, ne s’expliquant pas que Cluet fût parti seul sans l’avertir. « Sans doute, hier, il se sera formalisé de quelque chose : à cet âge-là, on est si pointilleux !… »
Il cognait quand même à la porte, attendait un instant, cognait de nouveau, et, n’obtenant aucune réponse, il partait, un peu fâché de ce sans-gêne, quand une réflexion l’arrêta : le vieux était peut-être malade, qui sait s’il n’avait pas eu une attaque ?
Le menuisier a roulé une brouette devant une fenêtre et il se hausse sur la pointe des pieds jusqu’à l’as de cœur découpé dans le volet. Ébloui par la lumière du dehors, il ne distingue rien d’abord ; pourtant, son œil s’habitue peu à peu à la demi-obscurité et les formes des objets se précisent, la table au milieu, une chaise renversée, le lit au fond. Est-ce une illusion ? il semble qu’il est vide. Mais d’où vient cette ombre qui descend sur le carrelage, à droite ? Est-ce que…?
Défaillant Golo court à l’autre fenêtre… Le père Cluet n’est pas sorti, il n’est pas couché non plus : il a le soleil sur la figure et il regarde devant lui, pendu au plafond.
Le jeune homme se laisse glisser à terre et, les jambes fauchées par l’émotion, il court à la recherche du maire, d’un voisin, de quelqu’un pour l’assister, car ce qu’il vient de voir l’a terrifié, et c’est à peine s’il peut parler quand il entre au cabaret où il est sûr de trouver le garde-champêtre. En effet, Mexico est là qui fait une partie de billard avec Carrouge et Chandelle. Une tournée de rhum n’est pas de trop pour les remonter et ils partent, un peu troublés, à l’idée du spectacle qui les attend. Ils prennent le maire en passant et ils arrivent à la maison du mort devant laquelle stationnent déjà les voisins, qui ont vu Golo courir et devinent un malheur. Ledoux, le maréchal ferrant, force la serrure et on entre à la file, hormis toutefois le garde-champêtre, qui n’a pas peur, c’est vrai, mais qui ne peut pas voir ces choses-là de près.
Et, de fait, il n’a pas tort, Mexico, le pauvre père Cluet n’est pas beau à voir d’en bas. De son pantalon tiré par les bretelles, les pieds nus sortent lamentablement et, au-dessus du genou, ses mains se contractent, semblables à des araignées jaunes. Mais c’est la figure, surtout, qui est horrible, sous le bonnet de coton chaviré, avec ces yeux fixes, ces joues violettes, et ce bout de langue arrêté au coin des lèvres et qui semble une limace échouée dans sa bave.
Ce fut le maréchal, un homme solide, qui dépendit le vieux et le recoucha sur le lit où — on le constata — il avait commencé la nuit. Avait-il dormi ? L’idée l’avait-elle pris subitement ou la couvait-il depuis la veille ? Toujours était-il que, pour se donner du courage, il avait fortement entamé la bouteille d’eau-de-vie, qu’on trouva sur la table, près d’un verre à moitié plein. Dans le chandelier de cuivre, la bougie, qui avait éclairé l’agonie et veillé le cadavre, était consumée jusqu’au bout.
Le menuisier tint à rendre les derniers devoirs à son ami, et il passa la nuit près de son lit, assisté de deux nièces qui héritaient. Les bonnes dames, des fermières de Chivres, célébrèrent les qualités du défunt, en déplorant toutefois le déshonneur qu’une pareille mort jetait sur la famille, et finirent par s’endormir sur leur chaise.
Golo, le regard arrêté sur les lignes raides du drap qui recouvrait le corps, songeait. Plus personne ne lui restait maintenant : la solitude allait le reprendre. Et la solitude, lorsqu’on y vit avec le regret d’une femme, il voyait où cela pouvait conduire. Une terreur vague l’envahissait, et l’avenir devenait plus obscur encore. Décidément il n’était que temps de filer, comme le lui avait conseillé le vieux : oui, il fallait quitter Villebard.
C’était arrêté, Golo allait partir. Il ne se souciait pas de finir comme Cluet, les pieds à un mètre au-dessus du plancher. Après tout, lorsque cinq ans auparavant il avait quitté l’atelier pour le service, il aimait déjà Cendrine, il l’aimait autant qu’à présent, peut-être même davantage et néanmoins, bien que la vie de la caserne ne fût pas faite pour le distraire, est-ce qu’au bout de trois mois il n’était pas arrivé à se passer d’elle, à l’oublier presque ? Non, rien ne valait le déplacement pour calmer le chagrin.
Sans doute, c’était pénible au début, mais on se faisait à tout. Il partirait donc, et, dans les jours qui suivirent l’enterrement du vieux, il se renseigna près des menuisiers de Mécringes, désireux de connaître les pays où il pourrait facilement trouver à se faire embaucher. Carrouge avait un camarade dans la partie, à Coulommiers : Golo l’obligea à écrire en demandant une réponse immédiate ; même, il songea à Paris, où, bien sûr, les divertissements ne devaient pas faire défaut.
Les renseignements des menuisiers manquèrent de précision et Carrouge ne reçut pas de réponse.
Des journées s’écoulèrent ; de nouveau, Golo sentait une accablante lassitude envahir sa triste cervelle ; il redevenait lâche et préférait la souffrance quotidienne à l’effort douloureux d’une détermination ferme. Il s’accorda des délais, et tout son courage sombra.
Le retour à la vie ancienne, à l’atelier, ne le calma point ; il se trouvait, au contraire, plus malheureux. Avec Cluet, du moins, il pouvait parler de Cendrine et son cœur s’engourdissait dans ces conversations stériles. Maintenant, il s’agitait dans sa solitude et il éprouvait bientôt des malaises mystérieux et troublants, comme si l’obsession de l’idée fixe eût éveillé en lui une âme nouvelle, en affinant ses nerfs et en aiguisant sa sensibilité.
Une angoisse indéterminée et sans cause serrait continuellement sa poitrine, contractait sa gorge, interrompait les battements de son cœur de brusques arrêts, emperlait sa face de sueur ou faisait passer devant ses yeux vagues la terreur d’une mort immédiate.
La mort, oui, car plus rien actuellement ne le faisait vivre. Parler de Cendrine devant un être animé, c’était exister encore, comme si ce qu’on disait d’elle l’eût rendue présente et presque tangible ; Cluet disparu et finis les entretiens, Cendrine sombrait dans l’impossible ; et son absence, c’était la mort.
Comme pourtant elle ne venait pas et qu’il fallait trouver un moyen quelconque de subsister, instinctivement Golo chercha autre chose.
Pourquoi partir ? Il était fou d’y avoir songé. Est-ce que loin de Villebard, il pourrait rencontrer Cendrine ? et l’apercevoir, même de loin, n’était-ce pas posséder quelque chose d’elle ? Et dès lors, il essaya de s’en rapprocher.
La maison de Champion l’attira. Il se donna à lui-même des prétextes pour passer devant, liant conversation avec les gens qui remontaient la grand’rue et s’accrochant à eux, les suivant jusque-là.
Or, ces occasions n’étant pas assez fréquentes à son gré, il se risqua bientôt à s’aventurer seul vers le haut du village.
Les premières fois, il marchait vite, sifflant d’un air délibéré, affectant l’insouciance, mais, en longeant la maison, il louchait un peu, juste le temps de remarquer si Cendrine ne cousait pas derrière les carreaux : elle n’y était presque jamais. Il revenait sur ses pas et regardait fixement la croisée, sans se gêner, puisqu’on ne l’avait pas vu d’abord ; déçu de nouveau, il recommençait l’expérience.
Un soir que Cendrine, à la brune, avait relevé le rideau pour profiter d’un reste de jour, il l’aperçut de profil, trempant la soupe sur un coin de la table. Le lendemain, la fenêtre était grande ouverte : il n’y avait personne dans la pièce ; une heure après, Golo repassait juste au moment où deux mains assujétissaient l’espagnolette. L’avait-on fait à dessein ? Était-ce Cendrine ou son mari qui avait fermé la fenêtre à sa venue ? Il rumina cette alternative durant toute la nuit.
Mais bientôt il redouta la curiosité des voisins, que ses allées et venues perpétuelles devaient intriguer singulièrement. On le guettait, à coup sûr, et son arrivée excitait les cancans ; on se moquait de lui, sans doute, et déjà il se voyait la fable du village. Par prudence, alors, il ne bougea plus de quelques jours et ne se hasarda de nouveau que nanti d’excuses professionnelles, apparaissant à tout moment, avec son sac à outils, « sa pratique » en bandoulière ou son pot à colle à la main.
Et, de fait, les voisins s’étonnaient quelque peu de le voir si souvent, dans le matin ou dans le crépuscule, passer et repasser, promenant sur son épaule une planche inutile.
L’un d’eux surtout l’inquiétait, M. Polot, un ancien régisseur qui habitait, rentier à son tour, la maison d’en face. Impossible de l’éviter : il ne sortait jamais. A travers les vitres sans rideaux, et se découpant sur la lueur du feu qui éclairait la pièce, seul, à la nuit tombante, Golo l’apercevait éternellement assis au coin de sa cheminée. Comme vêtement d’intérieur, il portait un habit noir, qu’il n’arrivait pas à user, et la tête couverte, en manière de calotte, d’un ancien chapeau de soie à haute-forme, enfoncé à l’arrière, il demeurait là, les mains écartées sur les cuisses, immobilisé dans la dignité de ne rien faire et scrutant la rue sans relâche, avec la vigilance d’un policier et la curiosité d’un oisif. Et la solennité de son habit noir, autant que l’acuité présumée de ses yeux troublaient le jeune homme.
La veuve d’un fermier, Mme Flavie, alarmait, elle aussi, le menuisier qui la soupçonnait de l’espionner derrière ses persiennes toujours closes. Il connaissait la maison pour y avoir fait des réparations et il imaginait la vieille femme sans cesse aux aguets dans une certaine chambre du premier étage d’où l’on apercevait toute la rue : une vaste chambre où l’on n’entrait guère et que meublaient seulement un ciel de lit vissé au plafond, et des fruits, pommes, poires et coings, étalés par terre sur la paille, se conservant ainsi dans le demi-jour et fleurant bon. Cette présence invisible, mais certaine, achevait de décontenancer Golo et le faisait raser les murs.
Bientôt, pour dépister les inquisiteurs, il cessa de paraître dans la rue : il gagnait les champs tout d’abord et, se glissant derrière le village, il arrivait à la hauteur de la maison de Cendrine et tournait autour du jardin aux heures où il espérait la voir sortir pour donner à manger aux poules et porter la soupe au cochon, dans un seau. Ayant avisé, non loin de la haie, une vieille meule de paille, il s’y creusa une sorte de cache et il y restait blotti durant des heures entières, écoutant les grignotements des souris et mâchonnant des fétus, tout cela pour apercevoir à de grands intervalles la couleur d’une jupe ou d’une marmotte entre les branches des sureaux sans feuilles, près de la pompe.
Les pluies avaient repris ; il se saoula d’ennui au fond de la paille mouillée : Cendrine ne bougeait plus que pour les besognes indispensables, traversant vite la cour sous un grand parapluie qui la couvrait presque toute. Et, le soir, il revenait quand même, moins anxieux dans la rue noire, et restait, les pieds dans les flaques, tout près de la maison. A pas de loup, parmi l’obscurité humide, il avançait, doucement, toujours plus doucement, jusqu’à la porte, essayait de voir par le trou de la serrure : la clef rendait la chose impossible. Alors, il prêtait l’oreille ; le ménage soupait, et, du repas sans paroles, Golo ne percevait que le bruit d’un couteau frappant le bord d’une assiette, ou le choc d’un verre retombant sur la table. Quelquefois, pourtant, le souper terminé, le charron rouvrait la porte, et Golo, qui avait eu tout juste le temps de gagner le coin du mur, l’entendait dire que les étoiles brillaient d’un éclat trop vif, signe certain de pluie pour le lendemain.
Le loquet de la porte retombait, la clef grinçait dans la serrure, et la lumière se retirait de la fente du volet pour reparaître à la fenêtre du premier étage, dans la chambre des mariés. Des ombres énormes s’ébauchaient derrière les rideaux ; puis, brusquement, tout rentrait dans l’ombre, et Golo souffrait plus encore… La rage au cœur, pleurant quelquefois à chaudes larmes, il regagnait enfin le Chep, les jambes molles et ayant l’envie de mourir.
Un matin qu’il passait devant la maison, Cendrine en sortait. Il reçut un coup dans la poitrine ; cependant il continuait son chemin, feignant de ne pas la voir, quand, à sa grande surprise, ce fut elle qui vint droit à lui. Il se troubla davantage ; devenu très pâle et les yeux à terre, il pressa le pas comme s’il eût craint d’affronter la rencontre. Mais déjà Cendrine l’interpellait, d’une voix un peu dure, mais nullement fâchée :
— Dis donc, Golo, puisque te voilà encore par ici, il faut que je te parle une bonne fois.
Il ne répondait pas, mais elle se plaça nettement devant lui et continua :
— C’est pour savoir ce que tu as à tourner comme ça autour de notre maison. Si c’est pour me voir, eh bien, me voici, regarde-moi et puis n’y reviens plus. Il faut que ça cesse, ce métier-là ! Tu sais que je suis mariée, n’est-ce pas ? Alors, qu’est-ce que tu cherches, qu’est-ce que tu espères ? Tu ne crois peut-être pas que je vais laisser mon homme en plan pour m’en aller avec toi, dis ?
Un reste de fierté monta au cœur de Golo :
— Je ne te demande rien, fit-il, et je ne te cherche pas non plus. Qu’est-ce qui te prend ? En voilà des histoires, parce que je passe dans la rue ! Faut que tu sois joliment glorieuse pour te figurer que je viens par ici pour tes beaux yeux !
— Ne fais donc pas la bête, mon pauvre Golo. Pardi ! moi je ne t’en veux pas ; si je te dis cela, c’est par rapport à mon homme. Il n’est pas endurant tous les jours, tu le connais bien. Je ne sais pas ce qu’il a, mais les gens d’ici lui ont monté la tête à cause de toi, pour sûr, car voilà maintenant qu’il se figure que nous sommes d’accord ensemble. L’autre jour, il n’y a que ça s’il ne m’a pas battue. Ne te fâche pas, mon Golo, mais il faut bien que je te le dise : que veux-tu qu’il croie ? tu es ici tout le temps !… Rien qu’hier, tu as passé trois fois, et avant-hier, après souper, tu es resté un grand moment à écouter à la fenêtre… Voyons, sois raisonnable : puisque c’est terminé entre nous, laisse-moi donc tranquille, et, si tu as de l’amitié pour moi, ne me fais pas avoir de désagrément. Allons, est-ce convenu ? Fais ça pour me faire plaisir, je t’en prie.
— Ton mari est un rude imbécile, répondait, Golo, voilà ce qu’il est ! Qu’est-ce qui lui prend, à cette espèce de rembelli, de marque-mal ? Ah ! je n’ai pas peur de lui, mais puisque c’est à toi que ça causerait des misères, eh bien, je m’arrangerai, je prendrai un autre chemin pour aller à mes affaires.
— Allons, je te remercie, je vois que tu es toujours un brave garçon… Au revoir, mon Golo !
— Au revoir ?… au revoir dans l’autre monde, alors ?
Il lui envoyait cela en partant, pour plaisanter, l’air très crâne et il s’en allait sans se retourner, cette fois.
Il tint parole pendant huit jours. L’obéissance, d’ailleurs, lui plaisait : il y avait eu une entente avec Cendrine, un accord qu’ils étaient seuls à connaître et dont le mystère lui semblait créer entre eux comme une intimité nouvelle. Toutefois, en y réfléchissant, des soupçons lui vinrent : qui sait si son ancienne ne s’était pas moquée de lui, si elle n’avait pas comploté avec son mari pour se débarrasser de sa présence, en faisant appel à ses bons sentiments ?… Plus de doute, à cette heure, ils se moquaient de lui tous les deux. Ah ! c’était comme ça ? Eh bien, ils ne s’en moqueraient pas longtemps ! — Et Golo recommença à rôder autour de la maison, ouvertement, se montrant à toute heure, en plein jour.
Arrivé au droit du clos, il ralentissait le pas, la tête haute, les yeux insolemment plantés sur les allées du jardin, sur les fenêtres. Il cherchait Cendrine, mais ce fut le charron qui s’offrit.
Un jour qu’Albert emplissait un seau à la pompe, il aperçut le galant. Tout de suite, il lâcha le balancier, descendit rapidement le tertre de la cour et se campa devant Golo. Blême, les dents serrées, le front grimaçant, il apostropha son rival :
— Te voilà donc encore, toi ! Combien de fois as-tu passé depuis ce matin ? Si tu crois que j’ai les yeux dans ma poche, tu te trompes. Tu commences à m’embêter, tu sais !
— Eh bien, après ? est-ce que ça te regarde ?… Qu’est-ce qui lui arrive, à cet artiste-là ? Est-ce que je te parle, moi ?… Je t’embête ? tant mieux !
— Faudrait voir, mon petit ! Si tu crois que je vais te laisser promener continuellement ta figure d’imbécile par ici !… Oh ! ce n’est pas que j’aie peur que tu tournes les idées à Cendrine : ma femme se fiche de toi, tu peux en être sûr et ce n’est pas encore un dégourdi de ton espèce qui va me la débaucher. Seulement, voilà, il y a les voisins ; on jase de nous, et il faut que ça finisse.
— Ça finira si je veux, repartit Golo, qui trouvait dans cette dispute une détente délicieuse pour ses nerfs crispés, ça finira quand je voudrai et ce n’est pas toi qui me feras la leçon ! Ta femme et toi et les autres, je m’en moque, tu m’entends ? Mais sois tranquille, tu as beau faire le malin, que ce soit moi ou un autre, ça ne t’empêchera pas d’être cornard, mon fiston !
— Et moi, je te dis que je vais te casser la figure, à la fin du compte !… J’en ai eu de la patience avec toi, quand tu allais faire des menteries chez le beau-père, cafarder, essayer de nous brouiller ensemble. Il t’a mis à la porte comme une crapule que tu es, et maintenant tu viens me relancer ici ? Ah ! si on n’avait pas peur de se salir les mains, ce qu’on aurait du plaisir à se colleter avec toi !
— Essaie donc, grand lâche, essaie donc ! dit Golo, le bras ramassé en arrière, prêt à cogner.
Toute sa crânerie de petit soldat, sa flamme de combattant revenu des embuscades tonkinoises, sa bravoure d’amoureux aussi, le faisaient se redresser, la crête haute, le geste menaçant.
— Essaie donc de m’empêcher de passer ! répétait-il ; le chemin est à tout le monde : mets-toi un peu en travers, pour voir !…
Le charron n’en menait pas large. Un peu effrayé par la colère qui brillait dans les yeux de Golo et redoutant un mauvais coup, il se retirait prudemment, se contentait de menaces inoffensives.
— N’y reviens plus, ou gare ! je te briserai les reins, la prochaine fois !
Des gens s’étaient arrêtés pour voir la dispute. Golo, maître du champ de bataille, s’adressait à eux, maintenant :
— Regardez-le, ce grand fainéant ! le voilà qui jappe, à cette heure qu’il est rentré dans son chenil. Il a bien fait de se dépêcher pendant qu’il peut encore passer sous la porte !
Mais Albert avait disparu ; on se moquait de lui, et le menuisier s’en allait en sifflant, gouailleur et glorieux, très satisfait aussi, car il s’imaginait bien que Cendrine, derrière la croisée, avait vu comment il avait mouché son homme.
Les jours suivants ne furent pas mauvais pour Golo. La fièvre de la dispute n’était pas encore tombée et elle le maintenait dans un état d’excitation qui l’empêchait de trop souffrir. Même, quelque orgueil lui revenait : il avait eu le beau rôle, c’était certain, et tout Villebard, à cette heure, savait qu’il n’avait pas froid aux yeux. Et comme il était moins malheureux, il s’ingéniait à garder intact le souvenir de cette querelle qui flattait sa vanité et distrayait sa douleur. Il en venait à exagérer la couardise du charron, comme aussi sa propre bravoure, et se délectait perpétuellement de la comparaison qui s’imposait entre lui et une pareille « gourde ».
— Oui, une gourde, une vraie gourde !
Et, ravi de ce vocable, il s’exaltait, évoquant d’Albert une image tellement comique et piteuse qu’il se prenait à rire tout seul, à l’atelier, sur les chemins. Et peu à peu, il glissait à une autre idée, qui faisait tressaillir en lui quelque espérance : si Cendrine, déjà fort peu éprise, allait, elle aussi, partager l’opinion publique et mépriser à son tour cet imbécile !… Et si elle méprisait Albert, ne serait-elle pas conduite, naturellement à admirer son rival, à l’aimer peut-être ?… Quelle chance que cette rencontre ! Mais il importait d’en profiter : au plus tôt et à tout prix, il fallait revoir Cendrine.
La revoir, oui, et deviner sa pensée, lui montrer que son ami était toujours là, et que, si elle avait voulu, si elle voulait…
La revoir, sans doute, mais où et comment ? Golo n’en savait rien ; et, son irrésolution naturelle aidant, les jours passèrent, chacun emportant un peu de sa vanité et un peu de sa confiance. La douleur était revenue, plus insupportable, plus lancinante que jamais, aggravée maintenant par l’exact sentiment de la réalité.
En admettant même que Cendrine, par dégoût de son mari, fût prise de compassion pour son premier amoureux, le reçût avec douceur, et que le temps refleurît des rendez-vous de leur jeunesse, quelle ne serait pas la fin de cette aventure ! Golo savait l’impossibilité des rencontres ignorées dans un petit village comme Villebard, et si, à la vérité, le charron était lâche, il n’en était pas moins capable de toutes les cruautés et de toutes les traîtrises. Surpris par cette brute, coupables ou non, sûrement ils seraient frappés. Oh ! pour lui-même, Golo n’avait pas peur. Si, un soir, au long d’une haie, le mari à l’improviste lui flanquait un mauvais coup, eh bien ! il n’en serait que cela. Il mourrait à cause de l’ancienne, à cause de son amie de jadis, et il aurait fini de souffrir. Mais si c’était elle la victime ? Et déjà il se représentait Cendrine abattue, le crâne ouvert d’un coup de serpe dans le jardin où Albert l’aurait poursuivie, au milieu de l’herbe rougie de sang. Non, il ne serait pas la cause d’une telle horreur. Ah ! sans doute, revoir quelquefois Cendrine, la serrer dans ses bras, sans rien dire, c’eût été pour lui une inexprimable joie. Seulement, comme cette joie, Cendrine pourrait la payer de sa tranquillité, de sa vie peut-être, Golo se jura d’y renoncer à jamais. Alors, il s’attendrit sur lui-même ; et, tout en larmes, il lui sembla que ce sacrifice, c’était son âme d’enfant qui le consentait, l’âme du petit mari des jeux innocents, doux aux gens et pitoyable aux bêtes.
Cette fois, c’était la fin. Puisque, décidément, il ne pouvait posséder Cendrine à lui tout seul, comme on possède son champ, sa maison, puisqu’il ne pouvait même pas la voir, eh bien ! il partirait, il s’en irait loin, oh ! très loin, dès qu’il lui aurait dit adieu, adieu pour toujours.
Le hasard le servit : l’occasion de l’entrevue dernière ne se fit pas attendre. L’hiver se faisait rude. Deux jours durant, sans discontinuer, la neige tomba, une neige qui rappelait à Golo le jour de son tirage au sort. Dans le grand silence, elle descendait inépuisable, et quand elle faisait mine de cesser, on apercevait un ciel d’un gris uniforme, qui, l’instant d’après, blanchissait de nouveau. Les coteaux et la plaine se brouillaient, l’horizon était clos, et on ne distinguait plus que des choses toutes proches, des apparitions très douces de maisons et d’arbres qui s’atténuaient lentement sous la trame épaissie des flocons.
Le troisième jour toutefois, la matinée fut un peu moins trouble ; il ne neigeait plus, mais le ciel était encore bas, et de grosses volutes noires roulaient au-dessus de la côte. Le long des maisons, Golo suivait les petits chemins que les gens avaient tracés pour gagner la grand’rue. Vraiment, on croyait marcher dans un fossé, tant la neige était haute, à droite et à gauche, relevée en talus où l’on voyait encore la traînée des balais. Le menuisier descendait le village, entrait au cabaret où il n’était pas venu depuis la mort du vieux Cluet. L’aubergiste, accroupi devant le poêle qui fumait, en brutalisait la grille, sacrant et jurant. Il fut médiocrement aimable pour ce client irrégulier.
— Te voilà, grand traînard !… C’est-il qu’il t’est tombé un œil, que tu reviens ici comme tu es parti, sans dire gare ?
Et comme Golo, un peu interloqué, hasardait :
— Il ne fait pas trop chaud, chez vous !
— Pas trop chaud ? riposta Farcette, pas trop chaud ? Eh bien ! tu sais, si tu ne te trouves pas bien ici, mon garçon, tu peux aller te chauffer par en haut du pays.
— Où ça, par en haut, répondit Golo, où ça ? Est-ce dans la maison du père Cluet que vous voulez dire ?
Farcette ricana : le plaisir de lâcher une méchanceté l’adoucissait un peu.
— Allons ! allons ! ne fais pas l’imbécile, tu sais bien ce que je veux dire ; il ne s’agit pas du père Cluet, il s’agit de la femme à Champion. Dis donc, mon vieux, il paraît que tu lui as réglé son compte, au charron ? il n’était pas crâne, à ce qu’on m’a raconté… Eh bien, si ça t’occupe, mon Golo, je vais te dire une affaire : il est parti ce matin à la Ferté, l’Albert, et, avec le temps qu’il fait, il ne rentrera pas de bonne heure. Le facteur m’a dit en repassant, qu’au droit de Chivres, il y avait plus de quatre pieds de neige. Alors, si j’étais que de toi, je monterais voir par là. J’ai idée que tu y feras tes choux gras, et que ce soir, si cet ouvrage-là n’est pas déjà fait, il y en aura un de plus à Villebard !
Carrouge survenait, suivi de Chandelle. Bien vite, ils secouaient leurs sabots, couraient au poêle, s’ébrouaient : une tournée de rhum était indiquée, car ils avaient froid jusqu’aux tripes.
— Quel temps ! quel temps ! déclara Carrouge. Si ça continue, les hannetons vont avoir la queue courte, cette année.
— Et les grenouilles donc, fit Chandelle, ce qu’elles doivent s’embêter, pour le quart d’heure !
Mais, optimiste par état, le cabaretier affirma que c’était un bon temps pour la culture.
En se retournant vers la croisée, les quatre hommes observèrent que la neige recommençait. Même, elle tombait plus drue encore que la veille, et le jour avait subitement baissé. Farcette parlait d’allumer la lampe à pétrole. Le vent s’était levé et ses rafales successives tassaient la neige sur l’appui des fenêtres. Un moment, l’ouragan fit rage au point que les maisons d’en face disparurent. Cela devenait comique, à la fin, et les buveurs s’esclaffèrent, devant cette outrance des éléments.
Toutefois, lorsqu’ils furent las du spectacle, ils réclamèrent les cartes, mais Golo refusa net de faire un quatrième à la manille : son ouvrage le réclamait.
— Ton ouvrage ? tu ne vas pas nous ennuyer avec ton ouvrage ! D’abord, nous ne faisons qu’un tour. Allons, reste donc ! sans cela, tu vas nous forcer à jouer au piquet voleur.
Farcette, lui aussi, insistait, pour la forme seulement, car il le connaissait, l’ouvrage de Golo : « c’était de l’ouvrage pressé ; il y avait une particulière qui attendait sa commande. » Et comme Carrouge et Chandelle s’étonnaient, Farcette, tirant la langue de côté, clignait de l’œil et se répandait en gestes équivoques.
Le menuisier n’écoutait rien, plantait là les camarades. Farcette a dit vrai sans doute. Cendrine est seule aujourd’hui et il faut en profiter… En profiter, mais non comme le pense cet imbécile, en profiter pour s’arracher le cœur enfin, à jamais ! Tout à l’heure, sous ce même ciel funèbre et malade, Cendrine aura cessé d’exister pour lui. Et, devant cette solution si proche, il goûta un instant cette satisfaction étrange que procure l’irrémédiable, et cette espérance de repos qui adoucit leur défaite aux vaincus. Il se trouvait brave, très brave, au point de chasser, sans s’y attendrir, l’idée qu’il sentait poindre en lui, d’un événement mystérieux, d’un désastre surnaturel qui surviendrait peut-être, et lui livrerait Cendrine pour toujours.
Il remontait la rue. Autour des maisons la vie avait cessé. Ni chiens sur les portes, ni poules sur les fumiers, ni pigeons sur les toits. Quant à ce qui se passait à l’intérieur, impossible de le deviner à travers les carreaux givrés, tout blancs comme des yeux d’aveugle. A gauche, le ruisseau descendait, grelottant entre deux franges de glaçons. Partout le silence ; seul, venant d’une ferme, le ronflement rythmé d’un tarare allait s’accélérant. Chez Albert, tout était clos aussi ; aucune fumée ne montait du toit, et la neige, dans la cour, était intacte : il n’y avait pas à en douter, Cendrine était chez son père, et, sans hésitation, Golo prit le chemin du Roc.
Lorsqu’il arriva au petit mur, il dut s’arrêter un peu, tellement l’émotion l’étreignait. La maison où il avait aimé était devant lui et il se rappelait l’avoir vue jadis, toute blanche comme aujourd’hui, par un même jour finissant. Bien qu’il essayât de se raidir, des souvenirs innocents d’affection enfantine lui revinrent d’un seul coup, évoquant la joie de leurs jeux d’hiver. Dans cette allée, un soir, en revenant de l’école, ils s’étaient lancé des boules de neige, jusqu’à la nuit ; une autre fois, il avait modelé près de la porte un bonhomme qui brandissait un sabre de bois : c’était Bismarck, et, à la brune, Cendrine en avait eu peur. Plus tard, l’année qui avait précédé son départ, il l’avait poursuivie à travers le jardin, la menaçant de lui fourrer de la neige dans le cou. Longtemps elle avait couru, suivie de Castillo qui jappait ; il l’avait prise enfin, mais la neige dans ses mains avait fondu, et c’étaient ses doigts fiévreux qu’il lui coulait dans la poitrine tiède et ferme… Et dire que c’était le même jardin, la même neige, et que ce n’était plus la même Cendrine !
Elle était là pourtant, en train de balayer l’allée devant la maison, les mains rouges sortant de ses mitaines, et la figure pâlie sous le capulet de laine brune qui, serré au menton, ne laissait voir que l’ovale du visage.
Golo avait franchi la grille. Comme un tapis sous ses pieds la neige empêchait Cendrine de l’entendre. Il était près d’elle, à la frôler presque, lorsqu’elle l’aperçut.
— C’est encore toi ? fit-elle ; eh bien, vrai, tu en as du toupet !
Et, décidée à ne pas s’occuper de lui davantage, elle continua à balayer.
Golo restait un peu abasourdi de cet accueil. Bien qu’à cette heure il fût médiocrement possédé de soucis vaniteux, il lui était désagréable de constater que sa crânerie avec le charron, l’autre jour, n’avait servi de rien et que Cendrine, en femme pratique, n’hésitait pas à sacrifier son amour-propre à sa tranquillité. Il ne s’indigna point, eut simplement un sourire ironique et attristé.
— Alors, reprit-il doucement, c’est tout ce que tu trouves de gentil à me dire ? C’est comme ça que tu reçois les anciens camarades ?
Et comme elle faisait semblant de ne pas l’entendre, lui, très calme, mettait la main sur le balai, et l’obligeait à se tourner vers lui.
— Allons, ne fais pas ta méchante. Aujourd’hui je ne t’ennuierai pas longtemps ; mais, vois-tu, j’ai des choses à te dire…
— Dis-les vite alors, car il ne fait pas bon ici à ne pas bouger. Seulement, je te préviens ; si c’est pour me parler de la vieille histoire, tu peux t’en aller tout de suite. Ça t’amuse peut-être, tout ça ; moi, ça ne m’amuse pas, mais là, pas du tout : tu m’en as fait avoir assez, des tracas, depuis un mois, avec tes manies de passer et de repasser tout le temps devant chez nous. C’est-il que tu deviens fou ? Comme si je ne la connaissais pas, ta figure !… Non, c’est trop bête, à la fin !
Plus doucement encore, il répondit :
— C’est justement parce que ça va finir que je suis venu encore ce soir. Seulement, il faut que tu m’aides un peu à te débarrasser de ma présence. Ah ! j’en ai assez, moi aussi, de cette vie d’abruti que je mène depuis ma rentrée du régiment, à me manger les sangs pour une qui se moque de moi !… Sois tranquille, si j’avais pu te mépriser comme tu me méprises, il y aurait beau temps que tu n’entendrais plus parler de Golo. Eh bien ! un moyen de t’oublier, il y en a un, mais il n’y en a qu’un, et je vais le prendre : demain, je quitte le pays ; nous ne nous reverrons plus.
Sa voix tremblait. Il répéta :
— Non, nous ne nous reverrons plus.
Devant cette douleur qu’elle ne comprenait pas, mais dont aujourd’hui, pour la première fois, elle devinait la violence, Cendrine resta un instant interdite, cherchant ses mots.
— Vraiment, fit-elle enfin, vraiment tu n’es pas raisonnable. Voyons, il n’y a pas de bon sens !… il ne faut pas te monter la tête comme cela. Et puis, t’en aller où ? Il paraît qu’on ne trouve pas de l’ouvrage partout comme on veut, par le temps qui court. Et le père Hénocque, qu’est-ce qu’il va dire, ce pauvre vieux ?
Golo ne répondit rien, Cendrine continua :
— Reste donc ici, et ne pense plus à l’ancien temps. Quand on se rencontrera, on se dira bonjour. Là, vrai, maintenant, qu’est-ce que tu veux de plus ? Et qu’est-ce qui nous arriverait, une supposition qu’on se revoie ? un tas de contrariétés, et ça serait tout.
Golo, silencieusement, approuvait de la tête.
— Je sais bien, dit-il enfin, et c’est justement pour cela qu’il faut que je m’en aille. Mais voilà, je n’aurais jamais voulu quitter Villebard sans me réconcilier avec toi, ni partir sans une parole d’amitié qui me donne du courage, car j’en ai besoin, va !
— De l’amitié, repartit Cendrine, de l’amitié, mais bien sûr que j’ai de l’amitié pour toi ! S’il ne fallait que ça pour te consoler !…
— Il y aurait bien encore autre chose, fit Golo, mais peut-être que tu ne voudras pas. Et pourtant…
Il n’acheva pas ; un silence se fit. A l’autre bout du jardin, le père Rutel, en gilet de tricot à manches, enlevait soigneusement, avec une pelle de bois, la neige qui recouvrait son carré de choux verts montés. Il savait qu’au coucher du soleil, durant ces soirs d’hiver où la campagne est recouverte, les pigeons ramiers, pressés par la faim, s’abattent avidement sur cette verdure inespérée. Il méditait un affût et terminait ses préparatifs. En se retournant, il aperçut Golo, et lentement, l’air goguenard, sa petite tête enfouie dans une grosse casquette en poil de lapin, il marcha vers le couple.
— Qu’est-ce qu’il te veut encore, celui-là ? demanda-t-il à Cendrine.
— Oh ! rien… il vient me dire adieu avant de quitter Villebard.
— Tiens, il s’en va ! Quelle idée, donc ? Et où ça, qu’il va ?
Golo ne répondit rien.
— Je ne sais pas, dit Cendrine au bout d’un moment.
— Ah ! reprit le vieux…, et comme ça, il fait sa tournée d’au revoir. Eh bien, ça me remet un peu avec lui, ce brigand-là !… Nous étions camarades, dans les temps.
— C’est vrai, fit Golo, mais vous savez, père Rutel, moi, je ne vous en veux pas.
— Moi non plus, mon garçon ; seulement, à rester là, comme ça tous les deux, vous allez empêcher les pigeons de descendre : le moment approche…
En effet, le soir tombait. Décidément, il faisait plus doux ; le ciel s’était éclairci. Au couchant, de longues barres, couleur de soufre, s’étiraient à l’horizon. Une lumière mourante éclairait obliquement les pétales des roses de Noël qui pointaient de la neige.
— On s’en va, reprit Golo, on s’en va. Mais, comme je te le disais tout à l’heure, il y a encore une chose que je voudrais bien te demander. Voyons, Cendrine, puisque je vais partir et que nous ne nous reverrons jamais, laisse-moi t’embrasser une fois, une fois seulement ; tu ne peux pas me refuser cela. Après, tu seras tranquille pour toujours, je te le promets.
— M’embrasser ? répondit-elle, avec un rire un peu forcé, m’embrasser ? Eh bien, tu ne te gênes pas ! Tu as de jolies idées ! Non, mais, tu n’es pas autrement malade ?… Et puis, si Albert vient à le savoir, il m’en fera, une vie !
— Ce n’est pas moi qui irai lui dire, puisque je pars demain matin, riposta Golo ; et à moins que ce ne soit toi, je ne vois pas comment… Allons, tu n’auras pas le cœur de me refuser.
Le père Rutel, de plus en plus inquiet du résultat de son affût, intervint brusquement :
— Comment, ce n’est pas encore fini, vos grimaces, depuis le temps ?… Il s’en va et il veut t’embrasser ? Eh bien, en voilà une affaire ! Embrasse-la, Golo, c’est moi qui te le permets… Ah merci ! pour une fricassée de museaux, du diable si c’est la peine de s’enrhumer !
Alors, sans rien dire, Cendrine tendit la joue ; et lui, saisit son ancienne à bras le corps. Ce baiser, désiré depuis si longtemps, il l’obtenait enfin, et, dans cette possession d’une minute, il s’efforçait de prendre la revanche de son attente. Toutes les ardeurs d’autrefois, si mal étouffées, flambaient d’une flamme dernière ; son être entier se ramassait dans cette étreinte rude et folle, se projetait hors de lui-même avec une sorte de fureur, comme s’il eût souhaité transmettre à la femme qu’il perdait le sort qui avait fait de lui un malheureux. Elle le repoussait, à la fin :
— Allons, c’est assez, sois raisonnable.
Il la regarda une dernière fois, résumant toute sa personne, puis, craignant sans doute d’affaiblir l’image qu’il allait emporter dans sa mémoire, sans dire un mot, sans tourner la tête, il s’enfuit sur le chemin, comme un voleur.
Cendrine regagnait la maison, le père Rutel retournait à ses ramiers, un peu de vent s’était levé, et, dans le jardin qu’envahissait la nuit, un petit moulin qui servait à épouvanter les moineaux, grinçait au bout de sa perche.
Dans l’aube hésitante d’une matinée de janvier, Golo, de bonne heure, s’éveillait. Tout de suite il se levait et, très calme, faisait ses préparatifs de départ, endossait ses beaux habits, ficelait ses hardes. L’angélus tintait à l’église. Le jour venait. Sur le ciel blême, la branche du noyer se dessinait toute noire, et dans la chambre, peu à peu, la nuit se retirait des choses. Golo, un instant, songea que ces choses, il ne les reverrait plus ; mais il était décidé à ne pas s’attendrir et, bravement, il s’appliquait à plier ses vêtements et son linge, à réunir les livres qui lui appartenaient et qu’il avait lus jadis. Méthodiquement, il les casait au fond de sa valise, une valise de toile jaune, toute neuve, achetée un jour de tristesse, en prévision d’un départ inévitable. Quand il l’eut fermée, Golo l’empoigna bravement et, sans oser jeter un dernier regard à la vieille armoire, au lit défait, à la cage vide, pour faire ses adieux au père Hénocque, se raidissant dès les premières marches il descendit l’escalier. Hénocque était en bas. Brusquement, Golo lui annonça la chose : il s’en allait. — Pourquoi ? Il ne donnait pas de motifs valables, et le vieux menuisier, qui ne pouvait croire à cette détermination, trouvait de bonnes raisons pour le retenir.
« Quitter Villebard, c’était très bien. Encore devait-il savoir où il allait et où il trouverait de l’ouvrage… Les absents ont toujours tort… Pierre qui roule n’amasse pas mousse… Et d’ailleurs, de quoi Golo avait-il à se plaindre chez lui, Hénocque ? Il ne pouvait pas dire qu’on le tracassait, et, bien sûr, il ne rencontrerait jamais chez un autre patron autant de patience. Sans doute, on lui avait supprimé sa paye, puisqu’il ne voulait plus rien faire ; mais sa paye, on ne demandait qu’à la lui rendre. »
— Je sais bien que vous êtes un brave homme, dit Golo. Quant à la paye, ça ne changerait rien.
Alors, très ému, Hénocque :
— Eh bien, et nous ? nous ne te manquerons donc pas ? Toi parti, la maison va être bien triste ? Car censément tu étais l’aîné de nos garçons, brigand.
Golo tenait bon, secouait la tête.
— Attends toujours à demain ; d’ici là tu réfléchiras. Aujourd’hui c’est dimanche et, ce soir, nous mangeons du dindon… Allons, c’est convenu, tu restes…
« Non, non, c’était impossible, son parti était pris ; quant à la raison, il n’y avait pas besoin de la chercher bien loin. »
Et d’un geste, par-dessus le mur de la cour, il indiquait le jardin du Roc.
— Sans ça, allez, père Hénocque, je resterais ici, pour sûr. C’est vrai que, depuis quelque temps, je ne suis plus qu’un propre à rien, mais je vous aime bien tout de même et la patronne aussi, sans compter les gamins… Enfin, on se reverra peut-être. D’ailleurs, je vous laisse ma malle là-haut : je pense qu’elle ne vous embarrassera pas. C’est comme ma maison… si vous pouvez aller y faire un petit tour de temps en temps… Un de ces quatre matins, je reviendrai régler tout cela, mais aujourd’hui, là, il faut que je m’en aille. Adieu.
Il serrait la main du patron, courait embrasser la mère Hénocque. Elle épluchait des pommes de terre, restait abasourdie ; et lui, balbutiait des remerciements, des souhaits de santé, des excuses. Les enfants survenaient :
— Tu nous rapporteras quelque chose du pays où tu vas, n’est-ce pas, Golo ? disait l’aîné.
Il promettait, prenait la valise, la mettait sur l’épaule :
— Allons, en route !
— Puisque tu y tiens, adieu Golo !
Et il hâtait sa marche pour gagner le train des Ardennes qui passait vers dix heures à Rademont.
Dehors, il faisait presque tiède. Le vent, durant la nuit, avait fini par tourner à l’ouest, et la neige, par endroits, commençait à fondre. Les branches des arbres suintaient, et, des toits, de grosses gouttes d’eau tombaient. Dans les cours, les poules avaient reparu et, sur les murs, les pigeons gonflaient leurs jabots vers le soleil pâle qui venait de percer la brume. La matinée était d’une douceur inattendue, un peu mélancolique pourtant : on sentait que les froids n’étaient pas finis.
Il tardait à Golo de sortir du village. Il avait hâte d’échapper à la curiosité des gens. Surtout il craignait d’être remarqué par les clients du Puits 120 ; à cette heure, tous, devaient « dire la messe » autour des tables du cabaret en lampant l’eau-de-vie blanche.
Pour éviter l’auberge, il quittait la grand’rue, suivait la sente qui, auprès de l’ancien cimetière, rejoint la route de Rademont. Elle était déserte, à cette heure ; déserte aussi la campagne à l’entour. Le dégel lustrait la neige, la tassait. Des senteurs de fumier arrivaient des fermes. La route gagnée, le menuisier traversait le petit bois d’acacias, et là, une voix l’arrêtait :
— Salut, Golo ! Comment que ça va donc ?
— A la douce, tout à la douce, mon père Boget.
— Comme le marchand de cerises, quoi ? Mais dis donc, mon gaillard, te voilà joliment beau dès le matin ? C’est-il que tu as l’intention de te marier, par là-bas, où tu vas. Les filles d’ici ne sont pas assez belles pour toi, paraît ?
— Faut croire ! répondit Golo.
Et pressant le pas, il se souvint de son retour à Villebard. La première personne qui lui avait parlé, ce soir-là, c’était le cantonnier. Il le retrouvait à la même place, aujourd’hui qu’il abandonnait le pays, et, de cette circonstance si simple, il tirait un mauvais présage.
Il arrivait sur le pont, un vieux pont suspendu qui, par-dessus la Marne, rejoignait légèrement les deux berges. En bas, la rivière, d’un mouvement continu, descendait. Elle venait de Fromentières, coulait doucement jusqu’au moulin ruiné de Salzarde. Son eau verte se voyait entre les barres des garde-fous, et Golo, entre les planches du tablier, la distinguait à ses pieds.
Au lointain, le village allait disparaître. Le menuisier, posant sa valise, s’arrêtait, le regardait une dernière fois.
Adossé à l’une des masses de pierre où s’amarrent les cordages d’acier, il alluma sa pipe. Le vent soufflait, éteignit une allumette, puis deux, puis trois ; le tabac prit feu enfin, et longtemps, tirant des bouffées lentes, il contempla tantôt Villebard, tantôt la plaine familière. Devant lui, les maisons et les fermes, sortant de la neige, lui parurent extraordinairement gaies, ce matin-là. De la fumée s’envolait du toit de Cendrine et, entre deux meules, les vitres du Chep miroitaient. Le clairon du boulanger résonnait dans la grand’rue.
Huit heures sonnèrent. Successivement le quart, puis la demie, s’échappèrent du clocher de l’église, tout droit, là-bas et déjà sans neige. Golo se rappela que jadis, tout enfant, il était grimpé dans sa toiture pour dénicher les chouettes.
Au moment où les trois quarts s’entendirent, prolongés dans le ciel d’hiver, il aperçut une charrette. Au long du coteau, et presque sur le faîte, elle suivait le mur du parc de Vauharlin. Golo la reconnaissait à la couleur noire de sa bâche : le père Rutel s’en allait à Mécringes. Cendrine, sans doute, l’accompagnait ; et, longtemps après un tournant où le véhicule était devenu invisible, il s’efforça de le retrouver, de le deviner à l’horizon.
Neuf heures sonnèrent mêlées au carillon qui annonçait la grand’messe. Et, quand il eut compté les coups :
— Neuf heures, se dit-il, neuf heures !…
Pendant ses rêveries, il avait oublié son train. Bah ! il prendrait celui du soir !
Le retard ne le fâchait pas. Au contraire, il se félicitait du hasard qui lui donnait un prétexte pour demeurer encore au pays jusqu’au milieu du jour. Alors, puisqu’il avait le temps, au lieu de passer le pont, il reprit sa valise, revint sur ses pas, suivit le bord de la rivière.
Bientôt, il arriva au pied du monticule où se dresse l’église : c’était la contrée des peupliers. Des files d’arbres s’alignaient en allées régulières, les grisards alternaient avec les carolins, tandis que, tendues entre les troncs, des cordes pendaient, molles, délassées du linge blanc des lessives. Le dégel faisait pleurer les petites branches qui fusaient en bouquets, éclaboussées d’eau et de soleil. Les plus grosses se débarrassaient de leurs paquets de neige : de temps en temps ils se désagrégeaient, tombaient et s’écrasaient à terre, avec un bruit mort, dans le silence. Coin par coin, arbre par arbre, Golo avait jadis exploré tout ce morceau de pays. Chaque place de pêcheur, reconnaissable aux roseaux foulés, sur les rives, appelait un nom dans sa mémoire ; chaque plantation, le souvenir de botteleurs et de scieurs de long. Presque jamais il n’était venu en cet endroit durant l’hiver, il l’avait visité surtout au temps où la senteur des regains parfume les prairies, et il éprouvait une impression de dépaysement devant ces arbres dépouillés, au-dessus de la neige piquée de trous bleus.
L’envie lui prit de s’étendre ; il chercha une place sèche, n’en trouva pas, et finalement se réfugia dans le bateau-lavoir. Il descendit l’escalier glissant, passa la planche, et là, au milieu des baquets abandonnés, arrachant de la paille aux bancs des lessiveuses, il s’assit. Autour de lui, des odeurs de goudron flottaient.
Le soleil, déjà très haut, frappait d’aplomb sur la rivière. Golo songea que bientôt sonnerait l’heure de la soupe… La soupe, puisqu’il était décidé à ne partir que le soir, peut-être ferait-il aussi bien de retourner la manger.
Mais, au moment de se lever, une honte le retenait. Que penserait-on de lui chez Hénocque, au Roc, dans le village ? Il passerait pour un garçon sans décision. Et, afin de se convaincre, il se répétait : Je suis parti, il n’y a pas à démarrer de là, je suis parti.
D’ailleurs, s’il remontait, pourrait-il redescendre ? La vie mauvaise qu’il avait menée depuis le printemps, il s’exposait à la recommencer, à faire un nouveau bail avec elle. Il évoqua ses anciennes angoisses, se jugea incapable d’en supporter de pareilles encore. Ah ! non, par exemple, le cœur lui manquait.
Cependant, il avait beau se dire parti, c’étaient des mots, cela, puisqu’il se trouvait là encore et ne se sentait pas le courage de s’en aller. La volonté de se sauver, il l’avait eue, la nuit dernière, et jusque sur le pont, tout à l’heure… Le pont ? pourquoi ne l’avait-il pas franchi ? Il n’avait pas osé se sauver, et voilà maintenant qu’il n’osait plus rester. Que faire, alors ?
Une solution s’offrait, une lueur par moments hésitante et suivie d’une anxiété inexprimable. Il l’écartait aussitôt, et, comme elle revenait chaque fois plus claire, il se levait pour la fuir : au ras du bordage noir du bateau, la rivière coulait avec tranquillité ; l’eau semblait attirer le menuisier, l’emmener doucement avec elle.
Il quittait le lavoir, et, pour ne pas laisser dans son esprit un vide où pût se faufiler la tentation, il s’obligeait à songer à des choses lointaines. Il ferait réparer sa maison, la louerait, vendrait ses champs, s’établirait au loin à son compte. Cependant il avait beau rêver à son héritage, c’était la rivière qu’il regardait. Il détournait les yeux, les fixait sur les peupliers qu’il s’appliquait à toiser, à évaluer l’un après l’autre. Ils étaient bons à couper ; il s’efforçait de supputer l’argent qu’on pourrait tirer des voliges et des feuillées : vainement.
Alors il renonça à lutter, s’avoua à lui-même que la pensée de la mort le sollicitait. Il essaya de s’accoutumer à cette horreur, de discuter avec elle, de la regarder face à face : plus il l’envisageait, moins elle lui paraissait terrible. D’autres y avaient passé avant lui : le père Cluet s’était tué à cause de sa femme, et le pendu lui apparaissait tel qu’il l’avait vu à travers le cœur du volet… Pauvre vieux ! il en avait fini avec son malheur, un malheur tout pareil au sien, à lui, Golo. Il était bien tranquille, à cette heure, il ne pleurait plus « sa compagnie », le père Cluet ! Et ce n’était pas difficile, pourtant ! Au père Cluet, un bout de corde avait suffi ; un saut dans la Marne lui suffirait pour l’aller rejoindre, là-bas, dans un pays où l’amour d’une femme ne vous poursuit guère.
Golo suivait la berge comme afin de se rendre l’eau familière. Des mottes de terre sous son pied se détachèrent du bord. Il les vit tomber et faire de grands ronds. Pourquoi ne les suivrait-il pas ?
Il hésitait encore, mais ses dernières hésitations, à la longue, lui devenaient si intolérables, l’idée qu’il allait cesser d’être lui paraissait si inadmissible qu’il fuyait devant elle et, jetant sa valise, il se prit à courir au hasard, comme une bête affolée.
La valise derrière lui roula, tomba dans un trou, au milieu des épines. Et Golo courait toujours, dépassait les lignes des saules étêtés, traversait les haies, s’éclaboussait à la boue des mares… Il s’arrêtait enfin, hors d’haleine, et le vertige le prenait, avec la sensation douce du vide sous lui, l’écœurement que donne le va-et-vient de la balançoire. Une dernière fois il tentait de réagir, mais bientôt ses fibres se détendaient, et les liens qui le retenaient à lui-même tombaient les uns après les autres. Il s’abandonnait enfin, consentait à mourir, et, comme déjà le néant, du calme l’enveloppait, presque du bien-être.
Il alla vers les grands fonds, chercha une bonne place, crut l’avoir trouvée en face d’une île. L’endroit était connu pour la profondeur de la rivière, et la vitesse du courant redoutée par les nageurs, quand ils se baignaient aux environs, par les chaudes soirées de juillet ; mais, Boccand, le tireur de sable, amorçait sous un saule, et Golo, dérangé par la rencontre, faisait semblant de s’intéresser à l’opération, l’encourageait : « Tout à l’heure, s’il avait la patience d’attendre, il lui viendrait un gros poisson !… »
Paisible, du pas indifférent d’un homme qui se promène, il continua sa marche jusqu’au-dessus du vieux moulin de Salzarde. Là où jadis s’ouvrait le pertuis, il y avait une fosse profonde de cinq mètres, au moins : Golo se rappelait les avoir donnés à sa ligne lorsqu’au printemps il venait pêcher là l’anguille et le barbeau. Il n’alla pas plus loin : à quoi bon chercher davantage ?
Cependant, il se donna du répit encore. Les derniers carillons de la messe s’entendaient, là-bas, au-dessus de Villebard ; il attendrait, pour en finir, que l’horloge sonnât le douzième coup de midi, et resta là, adossé à un peuplier, les yeux fixés sur le clocher de l’église.
Éparse et précise, toute son enfance, évoquée par la silhouette des maisons, la couleur des toits et l’envolement des fumées, revivait en sa tête. Et parmi ses souvenirs, d’autres souvenirs intervenaient sans cesse ; des physionomies d’hommes, des formes d’arbres, des visions étranges de casernes et de paquebots, de rizières et de coolies, se bousculaient, se confondaient pêle-mêle, comme si toute cette foule d’individus et de paysages s’empressait pour venir lui dire adieu. Une face de Chinois lui apparaissait dans une hallucination persistante, celle d’un pirate débusqué de la brousse et poursuivi, la baïonnette aux reins, jusqu’au Fleuve Rouge. L’homme s’était jeté à l’eau, et, comme il remontait avec des miaulements de peur et montrait à la surface sa figure jaune et bouffie, grimaçante, Golo, à deux reprises, avec ses camarades, avait renfoncé dans le fleuve la grimace et les cris… S’il allait remonter, lui aussi ? Par précaution, assis sur la berge en muraille, il nouait ses jambes avec sa ceinture, puis il ôtait sa veste neuve, la posait soigneusement pliée à terre : tant mieux pour le pauvre bougre qui en profiterait !
Ses préparatifs terminés, il attendait. D’autres souvenirs encore accouraient, très menus ceux-là ; l’horizon de sa vie se fermant à mesure, ils n’étaient plus suscités que par l’endroit où il se trouvait. C’était, voici bien des années dans cette même prairie, sous ces mêmes arbres, avec les gamins du village, des récoltes de morilles, des chasses aux grenouilles grises. Golo entendait les cris de la bande ; on avait découvert un escargot, et comme la bête se contractait, rentrait dans sa coquille, on lui chantait :
Et la voix qui chantait dans la mémoire de Golo, c’était la voix de Cendrine.
La Marne l’attirait de nouveau, et il se rappelait des peurs éprouvées en nageant, son angoisse en buvant un coup, alors que, tout petit, il tentait de faire des brasses, le ventre soutenu par une botte de roseaux…
Enfin, dans une convulsion dernière de sa pensée, des phrases sans suite revenaient, des réminiscences entrecoupées. Tantôt, c’était un proverbe souvent répété par la tante Louvet : « Quand une femme vous quitte, c’est que le bon Dieu vous veut du bien. » Et tantôt, un mot extraordinaire qu’il avait épelé jadis à l’école, sur le grand tableau noir, auquel il n’avait jamais songé depuis, le mot : « transactionnel », et il le répétait.
Midi sonnait, Golo compta les coups. Au onzième il se dressa, fit un signe de croix, ferma les yeux, tout le corps secoué d’un grand frisson…
Il y eut un fracas dans l’eau qui se soulevait pour le prendre, retombait vite apaisée. Puis des cercles s’en allaient, et de plus en plus élargis, dans les herbes, dans les écumes de la berge, mouraient en rides légères.
Des pies, oiseaux policiers, toujours occupés à espionner les événements rustiques, surveillaient Golo depuis un moment, du haut des peupliers. Au bruit de la chute, elles se mirent à jacasser toutes ensemble, avec un ramage de crécelles auquel répondaient plus loin d’autres ramages. Mais bientôt, un émouchet s’étant saisi d’une mésange qui piaillait en désespérée, ce nouvel incident leur fit oublier l’autre et elles changèrent de conversation.
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 5 FÉVRIER 1925,
PAR L’IMPRIMERIE
FLOCH, A MAYENNE,
POUR BERNARD GRASSET
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