The Project Gutenberg eBook of Jérôme 60° latitude nord This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Jérôme 60° latitude nord Author: Maurice Bedel Release date: July 21, 2025 [eBook #76544] Language: French Original publication: Paris: Gallimard, 1927 Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JÉRÔME 60° LATITUDE NORD *** MAURICE BEDEL JÉRÔME 60° LATITUDE NORD Cent-quatre-vingt-dix-neuvième édition nrf PARIS Librairie Gallimard ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 3, rue de Grenelle (VIme) L’ÉDITION ORIGINALE de cet ouvrage a été tirée à MILLE QUATRE exemplaires et comprend: cent neuf exemplaires réimposés dans le format in-quarto tellière, sur papier vergé Lafuma-Navarre au filigrane _nrf_, dont neuf hors commerce marqués de A à I, et cent destinés aux _Bibliophiles de la Nouvelle Revue Française_, numérotés de I à C, huit cent quatre-vingt-quinze exemplaires in-octavo couronne sur papier vélin pur fil Lafuma-Navarre dont quinze hors commerce marqués de _a_ à _o_, huit cent cinquante destinés aux _Amis de l’Édition originale_ numérotés 1 à 850, et trente exemplaires d’auteur, hors commerce, numérotés de 851 à 880. Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous les pays y compris la Russie. Copyright by librairie Gallimard, 1927. A ROLAND SAUCIER I Assis sur sa couchette, les pieds sur ses valises, Jérôme songeait à cette passante de Fleet street avec sa mallette de cuir fauve et ses yeux d’ardoise mouillée, aperçue la veille par la vitre du taxi qui le menait à travers Londres d’une gare à l’autre. Elle devait porter un de ces noms qui font chanter la voix quand on les prononce, avoir un cœur sensible, pleurer en lisant les romans de Florence Barclay, préférer à tous les gâteaux de l’Empire un _muffin_ imbibé de beurre chaud. Il aurait dû s’arrêter, descendre de la voiture, se jeter à ses pieds. C’était elle qu’il aimait depuis toujours, elle qu’il avait aimée en aimant la seconde Mrs. Shelley, en découvrant lady Stanhope, en découpant dans l’_Illustration_, pour le glisser dans son portefeuille, ce _Portrait de Femme_ de Raeburn, dont les lèvres de cerise et le teint de pêche avaient été sa première gourmandise secrète; elle qu’il devait épouser le soir même, à minuit, dans une église vêtue de lierre, sans autres témoins que Wordsworth et Coleridge. L’arrivée à la gare de King’s Cross l’avait désespéré: il venait de passer à côté du bonheur. Cependant les mouvements du navire, quittant les eaux douces du Tyne pour entrer dans la mer du Nord, dissociaient peu à peu les éléments de l’image évoquée. Il n’en resta bientôt qu’une forme inconsistante, qui se confondit avec la fumée de sa cigarette et fut, avec elle, aspirée par le hublot de la cabine. Au départ de Newcastle, Jérôme s’était fait servir un souper de fruits et de champagne frappé. Il égrappa quelques raisins, vida la bouteille. C’était plus qu’il n’en fallait pour que l’inconnue de Fleet street cédât la place à une cueilleuse de chasselas, levant ses bras vers la treille entre un panier d’osier et l’envol des guêpes irritées. Car toute notion du réel qui parvenait au cerveau de ce jeune homme passait d’abord par son cœur et s’y chargeait d’un potentiel tel qu’en suivant cette route, la grappe de raisin devenait la chanson d’une fille de Thomery, et la fugitive vision d’une passante, un mariage de minuit. Ainsi vivait-il dans un monde de possibilités qu’il confondait habituellement avec la réalité et rarement explorait jusqu’au point de prendre conscience qu’elles étaient des impossibilités. Cette façon particulière de son imagination portait naturellement Jérôme vers les lettres, où il avait, à vingt-cinq ans, acquis quelque renommée, et vers l’amour, où il n’avait encore connu d’autre désenchantement qu’une certaine monotonie dans la réussite. Ayant croqué les raisins, il choisit une poire, mordit à même la chair juteuse, retrouva dans cette fraîcheur sucrée le verger de la maison de famille à Langeais, le sourire de sa vieille mère, le salut du jardinier, la levée de la Loire et le parfum de ce magnolia qui fleurit dans un jardin de Cinq-Mars-la-Pile, en bordure de la route. Puis il s’étendit, les mains à la nuque, abandonné à l’heureux destin qui le menait vers ce pays qu’il chérissait d’avance, la Norvège. Une bouffée de bonheur lui gonfla le cœur. «Ah! se disait-il, tout cela est bien agréable et Coupeau est un chic type.» C’était Coupeau qui lui valait tout cet agrément, lui qui avait reçu et joué _Littérature_ au théâtre du Pigeonnier, lui qui l’avait fait traduire en norvégien par la romancière Clara Berg, lui qui l’avait fait recevoir au Théâtre National de Christiania, lui enfin qui avait conseillé le voyage: «Tu es jeune, tu as des sous. Va là-bas, mon petit; ça te formera; tu monteras ta machine avec mon vieil ami Johannessen qui n’est pas une bête; Clara y mettra une touche nordique; la petite Bing te jouera ça comme une fleur. C’est le succès. Vas-y.» Il y allait. Il y allait l’esprit possédé de contes bleus, sans Baedeker, sans Joanne, sans autre guide que son pouvoir de création imaginative. Il savait que les petites filles s’y appelaient Solveig, les garçons Olaf. Des maisons de bois y ouvraient un œil de lumière dans la longue nuit d’hiver; sur le seuil, une fiancée attendait le facteur chaussé de lames de bois, il n’avait pas de lettre pour elle et poursuivait sa course silencieuse vers d’autres espoirs; les mœurs y étaient douces; les choses et les êtres y fraternisaient; et l’eau des fjords, calme, profonde et reflétant le ciel, était l’image même de la patrie. Le cor des timbres-poste de sa collection, les petits tonneaux d’anchois des épiciers, le coupe-papier en os de renne rapporté du cap Nord par son oncle, le nom même de la Norvège dans sa forme française, tellement plus prodigue en promesses d’enchantement que la Norge scandinave, la Norway anglaise, avaient, depuis son enfance, raconté à Jérôme des histoires où les fleurs de la forêt avaient des yeux bleus comme le timbre de 25 _œre_, où les phoques des îles Lofoten parlaient en vieux dieux désabusés, où des rois, que l’on croyait morts depuis la conquête de l’Islande, poursuivaient sans répit un renne blanc couronné de bois d’or. C’est assez dire qu’il savait où il allait. Le lendemain, il fut le premier sur le pont. Démêlant l’écheveau musical du vent dans les cordages, il y découvrait la chanson des sirènes scandinaves, répondait à leur appel, les rejoignait, les épousait. D’une flottille de pêche qui chassait la sardine, il tirait une flotte viking, la chargeait des dépouilles de la France et de quelques belles captives arrachées aux douceurs de la Loire. «Sûrement, se disait-il, ils ont enlevé Andrée, la fille du pâtissier d’Azay-le-Rideau, à cause de ses bras couleur de galette dorée, et aussi ma cousine Gilberte, qui n’a pas dû beaucoup se défendre...» Il organisait une attaque, un abordage; il égorgeait des guerriers blonds, arrachait Gilberte aux bras de son ravisseur. Mais, au moment où il allait profiter du désordre pour prendre enfin le baiser qu’elle lui avait toujours refusé, un petit homme à lorgnon d’or, à barbiche blanche, s’approcha de lui, s’inclina poliment et lui dit: --Français, Monsieur? --Oui, Monsieur, répondit Jérôme en se retrouvant sur le pont du _Jupiter_. --Avocat Niels Œrvik, de Bergen. Sans doute, vous venez de Paris? --De Paris, en effet. --Ah! Paris. Il poussa un profond soupir, prit Jérôme par le bras, lui conta des souvenirs de jeunesse. --En 89, j’ai soupé avec la Goulue et Valentin, Monsieur. Et, comme on était bien saoul, j’ai dansé le chahut avec cette célèbre dame pendant que les demoiselles de nuit tapaient avec les mains sur leurs genoux. Et Paris en 1900!... C’était la bombe tous les soirs, le champagne à Montmartre, la soupe à l’oignon aux Halles... Ce vieillard était intarissable sur les agréments de la vie à Paris, qu’il possédait comme un guide de la tournée des Grands Ducs. Fier d’une érudition acquise en divers séjours dans la Ville-Lumière, il citait les chefs-d’œuvre des monuments célèbres: le vin d’Argenteuil du Lapin Agile, le haricot de mouton du Caveau des Oubliettes rouges, la danseuse Léone du Pigall’s. «Est-ce bien un Norvégien?» se demandait Jérôme, songeant au Nansen du «Fram», au pêcheur de morue de l’Émulsion Scott. --Êtes-vous Norvégien, Monsieur? fit-il en arrêtant le petit homme qui pénétrait dans le Cabaret des Assassins. --Certainement, répondit l’autre, et Français aussi... avec les dames! Il éclata d’un rire sonore. --Je vous prie, ajouta-t-il, donnez-moi le plaisir de venir me parler du cher Paris au fumoir, après le lunch. Nous voudrons bien boire le cognac ensemble. Il sortit de sa poche un flacon de trousse de toilette qu’il montra furtivement à Jérôme en clignant de l’œil. Puis il disparut par l’escalier des cabines. Un autre voyageur s’approcha de Jérôme. Il était jeune et grave; il avait le cou pris dans un haut faux-col, la tête coiffée d’un melon, les pieds chaussés de snow-boots. --Êtes-vous Français, Monsieur? --Oui, Monsieur, répondit Jérôme qui se nomma. Mais, êtes-vous Norvégien? --Consul Jens Willumsen, de Christiania. Ne venez-vous pas de Paris? --Mon Dieu, oui, comme vous, n’est-ce pas? --Comme moi, exactement. Et même, je viens de l’Abbaye, que j’ai quittée pour courir au train de Calais avec mon smoking encore sur le dos. Ne trouvez-vous pas que c’est une galante façon de quitter le cœur de la France pour rentrer dans le vide de l’Europe? Son visage s’éclairait à la lumière des girandoles évoquées, son col s’amollissait, son melon s’atténuait, ses snow-boots, amenuisés en escarpins, cherchaient sous la table fleurie du restaurant les pieds de la petite Loulou, de la grande Suzy. Il invita Jérôme à célébrer avec lui, après le lunch, au fumoir, les inestimables plaisirs de cette ville incomparable. Un troisième passager se présenta. Le Français faisait aimant. C’est une des conséquences de la Marne et de la réouverture du Moulin Rouge. Chacun venait à lui, se nommait, lui brisait la main, lui donnait rendez-vous au fumoir et l’un après l’autre, trouvant la brise trop fraîche, regagnait une bouche d’escalier. * * * * * C’est alors qu’elle parut. * * * * * Jérôme allait et venait, cherchant à chasser l’amertume de ses premiers contacts avec les fils de Harald-aux-beaux-cheveux, quand il croisa une jeune fille qui faisait les cent pas dans les cent pas qu’il venait de faire. Il s’arrêta, se retourna, perdit en un instant le jeu de ses pensées, oublia son nom, son âge, le lieu de sa naissance, la couleur de ses yeux, la ligne de son nez, l’élévation de son front, tout son état-civil, le signalement de son passeport, et ne laissa au point de la rencontre qu’un automate vêtu de sa dépouille. Il aimait. Il était tout entier en saccades, en réflexes, sans contrôle sur sa voix qui continuait de chantonner, sur ses lèvres qui persistaient à sourire. Telle est l’indignité de l’amour qui, d’un être naguère hardi, délié, spontané, fait une machine de Vaucanson et par là rejoint la peur et la stupidité. La jeune inconnue poursuivait sa promenade et rien dans l’aisance de sa démarche ne dénonçait qu’elle eût été atteinte par le coup qui venait de terrasser son compagnon de route. Elle allait d’un pas dégagé, portée par de belles chevilles, auxquelles les perfidies du roulis imposaient de souples inflexions, des reprises d’équilibre qui mouvaient sa taille, ses épaules; ses lèvres entr’ouvertes buvaient l’air marin; son regard porté au loin s’emplissait d’espace. La figure de proue du navire se promenait sur le pont. Quand Jérôme reprit ses sens, elle s’était arrêtée devant lui, les reins au bastingage, et plantant ses yeux clairs dans les yeux sans regard du jeune homme: --Monsieur, dit-elle, êtes-vous Français? --Je ne sais plus, répondit Jérôme, autant par amnésie que par crainte qu’elle ne lui parlât de Montmartre. Loin de se fâcher d’une réponse aussi sotte, elle se mit à rire. --Vous êtes Français, moi, je sais cette chose que vous ne savez plus. Elle lui tendit la main. --Uni Hansen. Jérôme retrouva tout juste son nom pour se présenter à son tour. Elle lui secoua les doigts avec un enthousiasme où il vit plus de camaraderie qu’il n’en désirait. C’étaient des façons de garçon. Mais, comme il l’aimait, il pensa qu’une descendante des Vikings ne pouvait avoir les manières de l’Accordée du Village, que la reine Zénobie, Atalante, Nausicaa avaient été à la fois sensibles et hardies, qu’au surplus la Norvège étant un pays de forêts, il était juste que ses filles eussent des apparences de Diane. Il lui posa par politesse des questions sur la direction du vent, le nom des oiseaux que l’on voyait voler autour du bateau. Elle répondait bravement dans un français difficile, sans chercher ses mots, en les prenant comme ils se présentaient. Mais l’ornithologie ne paraissait pas lui être familière. Jérôme s’enhardit, l’interrogea sur ses goûts, ses aversions, ses aptitudes. Elle lui apprit qu’elle était étudiante en astronomie; qu’elle venait de passer une année à Lausanne dans le pensionnat de Miss Regina, où l’on enseignait à parler le français en pensant en anglais, et huit jours à Paris, où les artistes scandinaves de la «Rotonde» lui avaient donné des notions d’argot et de valse chaloupée; qu’elle aimait la musique américaine, la boxe française, les livres de Jack London; qu’elle savait par cœur _A Daughter of the Snows_, et se désintéressait des romans français, parce que les hommes et les femmes s’y font du mal, qu’il y en a toujours un qui fait pleurer l’autre et que, surtout quand c’est l’homme qui pleure, c’est une chose monstrueuse. --Vous exagérez, dit Jérôme. Ils finissent souvent par un mariage. Elle ajouta que les seuls romans qu’elle lût étaient ceux que sa mère écrivait, lesquels se terminaient couramment par un divorce, qui est la fin naturelle de l’amour, qu’au reste elle ne les lisait que par devoir filial, car les problèmes du cœur la laissaient indifférente. Jérôme l’écoutait passionnément, c’est-à-dire sans rien entendre de ses propos que ce qui pouvait rassurer son amour: qu’elle sortait de pension, qu’elle aimait les étoiles et qu’elle n’avait passé que huit jours à Paris. Avec la conviction que lui donnait son désir de plaire, il convint qu’il raffolait de la boxe, comme, d’ailleurs, de tous les exercices du corps et que, pour les exercices du cœur, il les réservait aux personnages de ses comédies, car, ajouta-t-il, les exigences du public ne lui permettaient pas de négliger absolument ces balivernes. --Je pense comme vous, dit Uni Hansen, la boxe française est un magnifique travail pour les jambes. Elle fit à Jérôme un petit adieu familier de la tête et reprit sa promenade sans qu’il osât l’accompagner. Il se laissa tomber sur un banc, anéanti par le son de cette voix, par cet accent chantant. «Uni, murmurait-il, quel nom ravissant! Elle prononce _Ouni_... Non, pas tout à fait comme ça... Elle a traîné sur _ou_ et laissé tomber _ni_ comme une petite chose de rien du tout. Ouni... c’est un peu mieux. Et puis ce n’est qu’une habitude à prendre. Chère et douce habitude!...» Elle passait et repassait devant lui dans le vent; quand elle allait vers l’arrière du pont, les mèches blondes de ses cheveux courts battaient son front et ses tempes; au retour, son visage était nu et rose, offert aux caresses amères des embruns. Bientôt, elle fut rejointe par un grand garçon avec des yeux bleus et des cheveux de chanvre, qui la salua d’un clair éclat de rire, lui secoua les mains, lui frappa les épaules. Elle riait aussi, ripostait bourrade pour bourrade, lui posait des questions auxquelles il répondait par des explosions de gaîté. Comme elle l’avait saisi par les poignets, il se dégagea d’un tour de bras, s’échappa en courant, s’engouffra dans une bouche d’escalier, où elle disparut derrière lui. Jérôme ferma les yeux. Il ne les rouvrit que le soir, après une lente journée d’atermoiements, où la jeune fille et son compagnon ne parurent ni au lunch, ni au thé, ni au souper; où il fallut qu’il portât, avec des alcools prohibés, la santé des jolies dames de France, qu’il subît les allocutions du journaliste Directeur Einar Magnussen «au jeune et célèbre dramaturge, ami de la Norvège», de M. l’Avocat Niels Œrvik «au porte-parole de la pensée française», de l’armateur Consul Jens Willumsen «au parisien», qu’à chaque bruit de porte ouverte ou fermée son cœur, soudain rempli de l’espoir de la voir apparaître, déçu se contractât et se séchât à la mesure d’une noisette. La nuit était venue. Enfin apaisé, tout près d’oublier cet être insaisissable, Jérôme goûtait sous les étoiles la joie d’atteindre les côtes de la Norvège, où l’on voyait déjà scintiller les feux de Stavanger. Il s’inquiétait seulement de ce qu’au mois de novembre l’air fût si doux dans ces parages qu’il croyait semés d’icebergs. Ses yeux fouillaient l’obscurité à la recherche d’une banquise hostile, livrée aux ours blancs, aux morses. Auprès de lui Willumsen et Magnussen fumaient leur cigare, buvaient à petites gorgées leur whisky, leur cognac camouflés en eau de Cologne, en élixir dentifrice. Des passagères qu’on n’avait pas vues depuis Newcastle, enfin rassurées à l’approche des eaux tranquilles de la côte, confiaient leur convalescence aux soins de l’air natal. --Monsieur, dit soudain Jérôme à Magnussen, n’est-ce pas une île flottante que j’aperçois là-bas? --Absolument pas, fit Magnussen en regardant Jérôme avec étonnement. C’est le bateau des postes et télégraphes. Il vient prendre le courrier de Stavanger. Il y eut un arrêt, des échanges de voix, des lanternes balancées, des sacs postaux jetés par-dessus bord, qui tombaient avec un bruit mou dans des bras d’ombre. Le _Jupiter_ se remit en marche. On passait sous des feux blancs qui faisaient froid aux épaules, sous des feux rouges qui les réchauffaient. Le navire glissait par d’étroits chenaux, entre des îles basses et une côte montagneuse, rangeait des maisons de pêcheurs où l’on voyait sous la lampe un homme qui remmaillait ses filets. Jérôme, impatient de spectacles hyperboréens, estimait que tout cela manquait de phoques et de pingouins. Il se leva, se mit à arpenter le pont, cherchant à retrouver la légèreté naturelle de son humeur, quand une vague d’amour déferla sur son cœur: il venait de reconnaître Uni Hansen et son compagnon du matin, accoudés au bastingage, silencieux. Il eut le sang-froid de s’assurer qu’il n’y avait point de contact entre le coude de la jeune fille et celui de son voisin, de compter plusieurs étoiles entre leurs joues, rattrapa tout juste le contrôle de ses actes comme on fait, par les basques de son vêtement, d’un homme qui se jette à l’eau, reprit du souffle et demeura quelques minutes sans mouvement. Il était la proie de l’instant perfide, se faisait souris entre les pattes du chat, prolongeait son angoisse par le secours de réminiscences romantiques. La lune allait se lever,--c’était toujours ces moments-là qu’elle choisissait;--il savait bien, pour l’avoir utilisé après tant d’autres, qu’un clair de lune placé en fin de premier acte est d’un effet fatal; il accepta d’en recevoir à son tour le choc; il attendit. Elle apparut, plus vite qu’il ne le souhaitait, entre deux montagnes; un rayon toucha les cheveux de la jeune fille comme la baguette argentée d’un magicien... Jérôme avança d’un pas. Au bruit, Uni Hansen se retourna. --Ah! Mademoiselle, dit-il, quel beau spectacle! --Oui, dit-elle d’une voix molle, c’est un spectacle beau. --N’est-ce pas? Et pourtant, avec l’habitude, on devrait... Eh bien! non... on sait qu’elle va venir à l’heure marquée sur le calendrier, que ce ne sera qu’un clair de lune de plus... Et puis... Ah! tout de même, cela vous remue... --Je crois aussi, dit Uni Hansen d’une voix de plus en plus défaillante. Le bateau s’éloignait maintenant de la côte et regagnait la haute mer. Jérôme, enhardi par la complicité de la nuit, s’accouda à son tour auprès de la jeune fille et sans s’occuper du compagnon, dont il espérait qu’il n’entendait pas le français, se livra à des considérations d’une poésie de circonstance sur les voyages en mer, l’intimité des relations qu’ils créent, l’agrément des conversations comme celle-ci, amenée en somme par le hasard d’un lever de lune. Uni Hansen ne disait rien, poussait de temps en temps un soupir que Jérôme interprétait dans le sens le plus favorable. Mais, comme il développait une pensée vraiment charmante sur les mouvements mêmes du navire qui forcent parfois certaines hésitations, rapprochent des mains qui ne demandaient qu’à se joindre, elle se tourna vers son silencieux voisin et murmura dans un souffle: --Axel, je crois que je veux descendre à la cabine. Elle s’appuya au bras de ce grand garçon et s’éloigna, sans donner plus d’attention à Jérôme qu’à son mouchoir qu’elle laissa tomber en route. II Il ne faut pas accorder de crédit aux récits que fait l’auteur des _Cinq Sens_. C’est un écrivain excessif. Bergen ne portait aucune trace des ravages de la peste, dont il a fait une description affreuse. A peine le centre de la ville était-il encore désert; mais c’était, disait-on, une conséquence de l’incendie de 1915. Dès que Jérôme eut mis le pied sur le débarcadère, il fut séparé de Mlle Hansen et de son compagnon par un groupe de journalistes qui le harponna, l’entraîna dans les bureaux de la douane, le somma de rédiger un manifeste au peuple norvégien. Mais comme les uns le désiraient radical, les autres national, Jérôme profita de leurs dissentiments pour s’échapper, sauta dans une auto, scrutant vainement les rues où les deux disparus avaient dû s’engager. Après avoir parcouru la ville en tous sens, il échoua à l’hôtel, où les journalistes, qui l’avaient devancé, l’interpellèrent au saut du marchepied sur la musique des Six, la dernière manière de Picasso, la chorégraphie des _Mariés de la Tour Eiffel_, les effectifs français en Rhénanie, enfin sur lui-même. Accablé par la disparition de la jeune fille du _Jupiter_, Jérôme se prêtait sans plus de grâce aux questions des serviteurs de l’opinion qu’à l’objectif des photographes. Il distribuait aux uns des réponses d’un ordre universel où, par un jeu d’association d’idées purement protoplasmique, partant de Darius Milhaud il arrivait à l’_Homme et son Désir_ par l’itinéraire d’Ossendowski, au _Bœuf sur le toit_ par l’Inde, Mahatma Gandhi et la rive gauche du Rhin; il offrait aux autres un visage d’un ordre particulier, déformé par le souci dans un sens vertical. Une correspondance volumineuse attendait Jérôme à l’hôtel: M. Peter Petersen, armateur, le priait de lui faire l’honneur de visiter ses Marie Laurencin; M. le Directeur du Musée, sa rétrospective du douanier Rousseau; M. le Directeur du Théâtre l’invitait à une répétition de _Maison de Poupée_ dans des décors de Fernand Léger. Un cartel de pêcheurs de morue vint solliciter son avis sur les retards apportés à l’avènement du communisme en France; une délégation d’officiers et soldats l’entretint du désarmement universel, et des larmes coulaient sur les joues de ces braves quand ils prononçaient les noms de Doriot, de Vaillant-Couturier; des dames aux traits énergiques lui remirent une pétition en faveur du droit de vote pour les femmes françaises, portant les signatures des vingt mille électrices du district de Bergen. Jérôme qui, pour l’instant, n’avait d’idée bien nette que sur la cruauté du sort, leur répondait par des paroles tirées des prophètes qui produisaient le meilleur effet. Et, comme le directeur de l’hôtel lui annonçait avec une gravité inclinée la «Ligue pour la revision des lois anti-alcooliques», il prit la fuite par les cuisines et alla rôder aux alentours de la gare dans l’espoir d’y rencontrer celle qu’il cherchait. Il y apprit que le train pour Christiania était parti depuis une heure, qu’il n’y en aurait pas d’autre avant le lendemain matin. On pourrait penser que cette aventure avec une jeune passagère de paquebot n’était qu’une réédition de celle de Fleet street avec une passante, c’est-à-dire de l’espèce de ces rencontres stériles de quai de gare, de porte-tournante de restaurant, où telle femme à peine entrevue, aussitôt perdue, apparaît comme l’objet idéal qu’on désire depuis qu’on est en âge d’aimer, noyau de cristallisation composé de «si j’avais su», de «j’aurais dû», mais, comme les cristaux, sans vitalité et bien vite arrêté dans sa croissance. Ce serait mal connaître Jérôme. Du choc qu’il avait reçu la veille sur le pont du _Jupiter_ il gardait une meurtrissure, dont il souhaitait, par une sournoise complicité avec les faiblesses de sa nature, qu’elle s’étendît, qu’elle l’envahît. Il passa le reste de la matinée à errer à travers Bergen, en quête de la moindre impression qui pût raviver sa blessure. Il dévisageait les femmes, découvrant en celle-ci le bleu des yeux d’Uni, en celle-là le rouge de ses lèvres, mais le regard, le sourire, quelles misérables contrefaçons! Il écoutait le son de leur voix: aucune n’était dans le ton. Quand il fut las de poursuivre de vaines et partielles ressemblances, il se mit en quête de la Norvège avec la passion d’un archéologue s’attaquant aux secrets d’un hypogée. A peine commençait-il des recherches qui s’annonçaient laborieuses qu’il tomba sur Einar Magnussen, lequel s’empara de son bras et ne le lâcha de la journée. * * * * * Le lendemain matin, par la faute de la «Ligue pour la revision des lois anti-alcooliques» qui ne voulait pas le laisser partir avant d’avoir obtenu son agrément à sa nomination de membre d’honneur de la ligue, il arriva au train juste à temps pour sauter dans le compartiment où Magnussen l’appelait à grands gestes. * * * * * --Voilà une belle cascade, dit-il au bout d’un instant. Le train, s’éloignant de Bergen, pénétrait dans un de ces paysages de keepsake où l’on voit, gravée sur acier, une dame en robe d’organdi, qui se promène, un alpenstock à la main, parmi des montagnes excessivement pittoresques. --Elle est de 30.000 chevaux, jeta Magnussen en soufflant avec fierté la fumée de son cigare. --Ah! fit Jérôme qui prenait la houille blanche pour de l’eau. --... et au capital de _Krone_ cinq millions, poursuivit cet homme impitoyable. «Je ne parlerai plus à ce publiciste, se dit Jérôme. Il met les chutes d’eau en portefeuille.» Et il songeait à Mlle Hansen, si sensible aux spectacles de la nature. Hélas! la retrouverait-il jamais dans ce pays couvert de forêts, hérissé de montagnes, d’ailleurs envahi par la neige? Ses regards plongeaient dans les ravins, fouillaient les clairières. Tel était l’état d’exaltation imaginative, où il vivait habituellement, que la pensée de la jeune fille, égarée dans des gorges sauvages, lui venait plus naturellement à esprit que la probabilité de la rencontrer dans le train. Il fallut que le désir d’éviter la conversation terre à terre de Magnussen le poussât à faire un tour dans les couloirs pour que cette miraculeuse rencontre se produisît. Car c’était bien elle, Uni Hansen, qu’il aperçut au moment où il passait d’un wagon dans l’autre. Et c’était si bien elle qu’il recula jusqu’au soufflet pour prendre le temps de s’adapter à cette soudaine réalité. Quand le bouillonnement de ses idées se fut calmé, il résolut de ne pas laisser échapper cette seconde occasion qu’il avait de faire entendre son amour à Mlle Hansen. Il établit son plan d’attaque. Quoiqu’il ne fût pas novice sur ce point, il balançait, dans son soufflet, entre deux manières: l’aveu brutal ou l’insinuation. Après en avoir référé à ses souvenirs d’Ibsen, où il ne découvrit aucun Français qui fût amoureux d’une demoiselle norvégienne et tînt à le lui déclarer dans un wagon de chemin de fer, il estima qu’avec une Nordique il valait mieux procéder par allusion, symbole et métaphore, et qu’un incident de voyage, un aspect du paysage lui offriraient l’occasion d’un aveu. Restait le compagnon d’Uni, à supposer qu’il fût avec elle dans le train. «Qui peut bien être celui-là? se demandait Jérôme avec la désinvolture d’un homme certain de réussir dans une entreprise. Un fiancé? Un flirt? Un parent?» Un parent? Il s’assurerait sa sympathie. Un flirt? Peuh! il le neutraliserait. Un fiancé? Eh bien!... un fiancé?... Heu... Un fiancé?... Diable! Ce fiancé barrait soudain la route à son audace. Et, pour réfléchir plus commodément, Jérôme rebroussa chemin, gagna son compartiment. --Monsieur, demanda-t-il à Magnussen, me direz-vous comment les jeunes filles de ce pays entendent l’amour? --Entendent l’amour? répéta Magnussen. Hé bien! en y prêtant l’oreille. Il partit d’un grand éclat de rire. --Je veux dire, reprit Jérôme, est-ce qu’elles l’écoutent volontiers? --Absolument oui, quand c’est le fiancé qui parle. --Le fiancé?... --Vous savez, c’est la tradition ici: on s’aime, on se fiance. «Cet homme doit avoir des filles», se dit Jérôme. Puis à haute voix: --C’est, à peu de chose près, le sentiment des parents français; mais il n’y paraît guère dans la pratique car, pour les jeunes filles, ce n’est pas quand elles sont fiancées qu’elles écoutent le plus passionnément celui qui leur parle d’amour. Jérôme exprimait là une opinion d’un tour purement romanesque: il savait bien que les demoiselles de Langeais ne donneraient pas le bout de leur doigt à baiser sans qu’on y eût passé l’anneau des fiançailles. Mais, dans son esprit, pour que les jeunes filles valussent qu’on s’y arrêtât, il les fallait pathétiques comme Hermione, touchantes comme Junie, fatales comme Juliette, en un mot théâtrales. Et ce n’était pas ce qui le surprenait le moins dans son aventure du _Jupiter_ que sa vie fût bouleversée par une jeune fille qui préférait Jack London à Musset. Cependant le train courait sur les flancs d’une montagne difficile, se mouvait sourdement dans un couloir de neige, passait d’un tunnel à l’autre, inscrivant dans l’œil des voyageurs les traits noirs, les espaces blancs d’un langage Morse, auquel Jérôme s’en remit finalement pour décider de son sort: il se jura qu’au signe de la lettre U,--deux tunnels courts, un tunnel long,--il rejoindrait Uni Hansen. --Mes filles qui ont habité Paris, disait Einar Magnussen, m’ont affirmé que les jeunes hommes les courtisaient, leur cherchaient même des baisers, sans leur parler mariage. C’est une coutume curieuse et véritablement difficile à accommoder à une société démocratique. «Un long, un court,» notait Jérôme, trop absorbé par les tunnels pour suivre Magnussen. --Songez, Monsieur l’auteur, que la femme a chez nous, en amour, comme en toutes choses, des droits égaux à ceux de l’homme. Je dirai même qu’en raison des nobles risques de la maternité... --U!... s’écria Jérôme, comme le train sortait d’un tunnel interminable. Il bondit hors du compartiment, bouscula le contrôleur, franchit le soufflet, pénétra dans le wagon voisin et aperçut Mlle Hansen, toujours à la même place dans le couloir, le dos tourné au paysage, attentive à délivrer de sa tunique argentée une croquette de chocolat. --Ah! Mademoiselle, fit-il tout essoufflé, comme votre pays est beau! Ces chaos de rochers, ces sapins... Ah! ces sapins... --Oui, dit Uni Hansen toute à sa minutieuse besogne, il y a beaucoup des pierres et des arbres. --Et puis ces tunnels qui écrivent sur le flanc des montagnes des U, des J... Mais je ne vous ai pas demandé de vos nouvelles. Vous allez bien depuis cette belle soirée?... --Belle! fit-elle en riant. Je n’ai pas trouvé ainsi. J’étais tellement malade! --Mon Dieu, vous avez été souffrante? --Oui, le mal de la mer. Et j’ai resté dans le lit hier tout le jour. Mais, je vous prie, acceptez un de ces croquets de chocolat. Ils viennent depuis Lausanne. C’est mon amie Margaret qui me les a fait cadeau au perron du départ, avec tout le pensionnat qui était là. Elle avait beaucoup du chagrin, elle jetait des soupirs pareils que la locomotive. Jérôme prit un chocolat, le croqua, fit des mines de gourmet. --Il est à la noisette, dit-il, j’adore ça. Il eût été au savon qu’il ne l’en eût pas moins adoré. Et pour se mettre à l’unisson des sentiments de la jeune fille, il se donna un air mélancolique, gagna par un souterrain le quai de Lausanne, se joignit aux pensionnaires. --Pauvre Margaret! fit-il dans un soupir. --Oh! je ne la reverrai jamais. Elle est fiancée avec un officier dans les Indes. Il faut mettre l’oubli sur elle et manger son chocolat. --C’est ça, approuva Jérôme, il faut oublier Margaret. Il aurait bien voulu lui demander si elle n’était pas fiancée, elle aussi, car s’il oubliait Margaret d’un cœur si léger, il n’oubliait pas son rival, dont il venait d’apercevoir par la portière du compartiment le profil détesté penché sur un magazine. --Mademoiselle, commença-t-il... Il ne pouvait se décider à poser la question, l’avalait quand elle venait à ses dents, se donnait des délais, comptait jusqu’à dix, puis de dix à un. Il prolongeait sa lâche et délicieuse ignorance. «Je pourrais, se disait-il, la prier de me présenter. Mais de quoi aurais-je l’air?» Il guettait, à travers les vitres, une montagne symbolique, quelque assemblage de roches allégorique, un aspect de la nature qui la mît sur la voie de son tourment, lui fît comprendre qu’il l’aimait et qu’il était jaloux. Il maudissait la neige de masquer le visage des choses, le ciel d’être sans nuage. Enfin, avisant une cabane posée à la lisière d’un bois: --Voilà une chaumière, dit-il. En France, quand nous rencontrons une chaumière, nous pensons au cœur que nous voudrions y abriter. Il se trouva romance au dernier degré, rougit de sa déchéance, se crut perdu. --En Norvège, dit Mlle Hansen, ils sont pour les chasseurs. On construit ces petites huttes avec les troncs du sapin et on glisse la mousse entre pour empêcher le vent qu’il passe. Mon père avait plusieurs huttes dans les forêts de Namdalen pour chasser les élans. --Les élans, dit Jérôme, qui songeait à ceux de son cœur, j’en connais qu’on ne chasse pas facilement. --Vous dites exactement. Les plus rusés échappent à l’affût et passent ici où on ne les attend pas. --Hélas! soupira Jérôme, ils font comme ceux dont je parle. Uni Hansen gardait un front serein sous les à-peu-près désespérés de Jérôme. --Mademoiselle, demanda-t-il d’un ton de très vif intérêt, accompagnez-vous Monsieur votre père dans ses chasses? --Non, répondit-elle; maintenant mon père habite dans l’Afrique et il chasse la baleine dans la mer du Congo. --Du Congo! s’exclama Jérôme. Qu’est-ce que les baleines vont donc faire si loin de leurs mers natales? --Je ne sais pas, dit-elle. Mais mon frère vous dira cette chose. Elle se pencha vers le compartiment et appela: --Axel, tu veux dire à ce monsieur français cela que les baleines vont faire sur le Congo où papa les chasse? --Leurs petits, répondit le jeune homme au magazine. --C’est leurs petits qu’elles vont faire, répéta-t-elle à Jérôme qui ne l’écoutait plus. Axel, son frère!... Chères baleines! Chers petits des baleines! Cher Axel! quel garçon sympathique, et intelligent! En savait-il des choses! Le Congo, la parturition des cétacés... Jérôme voulait lui sauter au cou, le serrer dans ses bras, le tutoyer, l’inviter pour le soir même au Café de Paris, lui confier son argent, ses secrets, son amour pour Mlle Uni. Il s’approcha de lui, lui prit les deux mains. --Monsieur dit-il, quelle jolie cravate vous avez! Mais c’était la sœur qu’il trouvait jolie. Elle vint s’asseoir auprès d’eux, prit une cigarette dans l’étui de son frère, l’offrit à Jérôme, en prit une seconde, les alluma et dit: --C’est le caporal, je préfère lui que tous les autres. --Moi aussi, fit Jérôme qui ne fumait que des tabacs doux. --Elle est dans les couleurs de mon club, expliquait Axel Hansen répondant au compliment de Jérôme. Il se plongea de nouveau dans sa lecture. --Ah! Mademoiselle, s’écria Jérôme, Monsieur Axel est donc votre frère! Si je l’avais su plus tôt, j’aurais passé sur le _Jupiter_ la plus belle soirée de ma vie... Mlle Hansen l’écoutait en répandant par ses minces narines des nuages de fumée. --... et je n’aurais pas connu cette affreuse solitude du cœur... --Je comprends, dit la jeune fille, vous n’aviez pas un ami pour boire ensemble. --C’est cela même, fit Jérôme avec enthousiasme. «Quelle innocence, se disait-il, quelle fraîcheur d’âme!» Il courut vers son compartiment, prit ses valises. --Excusez-moi, dit-il à Magnussen, j’ai retrouvé un de mes bons amis et sa sœur; ils insistent pour m’avoir auprès d’eux. Il rejoignit ses bons amis, apprit qu’Axel Hansen était secrétaire de l’armateur B. J. Stav, qu’il revenait de Londres, où il avait traité des affaires d’affrètement, qu’il sautait 32 m. à skis, qu’il s’entraînait pour les 40 m. III «_Morgenbladet! Tidens Tegn! Aftenposten!_» Dans cet heureux pays où il ne se passe rien, le chœur des petits crieurs de journaux domine les bruits de la ville. Après une nuit d’un sommeil encombré de baleines, Jérôme quitta l’hôtel, dès l’aube, impatient de croiser des passants coiffés de bonnets de fourrure, de rencontrer des traîneaux à clochettes, des attelages de chiens esquimaux, de respirer l’air que respiraient des lèvres chéries, quand, posant le pied sur le trottoir, c’est lui-même qu’il croisa, contre lui-même qu’il buta, comme si vingt miroirs lui renvoyaient son image: sur chacune des feuilles, que les petits vendeurs agitaient sous ses yeux, figurait un Jérôme de face, de profil, en pied, en buste, détachant un front soucieux, un regard préoccupé sur le tambour de porte de l’hôtel de Bergen. La presse de Christiania députait cent mille Jérômes pour accueillir Jérôme. «On n’est jamais si bien servi que par soi-même,» pensait-il. Il salua d’un sourire familier la foule des Jérômes maussades, aspira largement l’air frais de cette ville de bon accueil et s’élança à la découverte de la Norvège. Quoi qu’il fît pour trouver sur son chemin des marchands de peaux d’ours, de morue sèche, de renne boucané, la rue lui imposait des bureaux de change, des salons de coiffure, des magasins de cigares; mais, comme on glisse sur les petits défauts d’un beau visage, il passait outre, s’exaltait sur la faible clarté du soleil aux approches de midi, humait avec délices l’odeur de saumure et de goudron qui venait du port. Il foulait la croûte de neige maculée des trottoirs comme le premier tronçon de la route vers le pôle. Il était aveugle aux chapeaux melons des passants, sourd aux trompes des autos. Il était amoureux de la Norvège comme il l’était d’Uni Hansen, en raison d’un faisceau d’idées préconçues, c’est-à-dire avec fanatisme. Il lui fallait toute la sagacité que développent, à l’ordinaire, les sentiments de cette espèce pour la retrouver dispersée, ici et là, en petites touches qui lui faisaient découvrir le sens nordique de la ville, comme le texte caché d’un cryptogramme apparaît aux yeux d’un initié par les jours d’une grille. Négligeant les _safety razors_ du friseur, les muguets du fleuriste, les oranges, les kakis du fruitier espagnol, les femmes brunes et les tramways bleus, placés là pour dérouter un novice, il ne retenait que les signes utiles à sa découverte, comme les bottes fourrées des élégantes, les sacs en peau de mouton d’où sortait la tête blonde d’un bébé, le plissement lapon des yeux d’un colporteur. Ce que son regard pourtant n’arrivait pas à éviter, c’étaient ces Jérômes en veston cintré, le chapeau sur l’œil, la canne au bras, bien Français en somme, que lui imposaient les journaux. «_Dagbladet!... Dagbladet!..._» glapissaient maintenant les gamins. C’étaient les éditions de midi que s’arrachaient des gens affamés de nouvelles, après un jeûne de plusieurs heures. Avec quelle hâte ils dévoraient cette pâture internationale, ce bulletin de santé du Président de l’U. R. S. S., cette réponse du Reich au mémorandum des Alliés, cette arrivée à Londres du Ministre d’Australie, cette mise en chantier d’un croiseur japonais! Jérôme acheta un numéro. Il goûtait au fond de lui-même cette gloire d’un jour qui le mêlait aux événements du globe, mais, à fleur de cœur, il n’était pas sans craindre l’effet que produiraient sur Mlle Hansen ces portraits maltraités par la pâte grossière des journaux. Il eût aimé imaginer la jeune fille découpant les Jérômes du _Tidens Tegn_, d’_Aftenposten_, les glissant entre les feuillets d’un livre, entre ses mouchoirs dans son armoire, les montrant à sa meilleure amie: «Il est mieux que cela, tu sais.» Saisi par le froid, il ne poussa pas plus loin son exploration. Il eut l’impression subite d’avoir perdu son nez. Il se regarda dans la glace d’une vitrine, aperçut cet objet tout blanc au milieu d’un visage violet, se rappela des histoires de nez gelé que les passants vous frictionnent avec de la neige, revint en hâte sur ses pas et pénétra dans le hall de l’hôtel au moment où ses oreilles et la plupart de ses doigts disparaissaient à leur tour. --Il fait froid, Monsieur l’auteur, lui dit le portier en manière de politesse. --Peuh! fit Jérôme qui venait de consulter le thermomètre, à peine −25°!... Rien de ce qui marquait la proximité du pôle et l’idée qu’il s’était faite de l’hiver nordique n’était assez accusé à son goût. Il s’installa sous les palmiers du fumoir; son nez reprit du ton, ses oreilles refleurirent. Et il attendit. C’était une habitude qu’il partageait avec ceux dont on dit que tout leur réussit. C’est aussi la façon d’agir qui donne le moins de déboires aux imaginatifs. Il attendait que les choses s’arrangeassent d’elles-mêmes, que la porte s’ouvrît et que celle dont il était venu chercher l’amour en Norvège tombât dans ses bras. Ce n’était pas si mal calculé. Au bout d’un instant, un groom vint l’aviser, dans une langue inconnue qu’il jugea ravissante et qu’il comprit sans effort, que Mme Clara Berg le mandait au téléphone. «Mon Dieu, se dit-il, c’est ma traductrice. Liquidons-la au plus vite...» Il pénétra dans la cabine. --... --Lui-même, Madame. --... --Mille fois trop aimable. Vraiment, je ne... --... --Oh! encyclopédique, c’est beaucoup dire. --... --Ossendowski? Mahatma Ghandi? Oui, en effet. Mais je ne les connais pas personnellement. --... --Les journalistes ont exagéré, Madame. --... --Par téléphone, ce serait un peu long à développer. En principe, je ne vois pas d’inconvénient à ce que l’homme se nourrisse de végétaux. --... --C’est cela, nous en parlerons tout à l’heure de vive voix. --... --Je n’ai pas moins de hâte à connaître la traductrice de _Littérature_. Au revoir, Madame. J’attends ici M. votre fils, puisque vous voulez bien le charger de me guider jusqu’à vous. «Que diable les journaux ont-ils pu me faire dire?» se demandait Jérôme qui sortait de la cabine, économiste, sociologue, géographe et théosophe. Il ramassa les gazettes éparses sur les tables du fumoir. En des manchettes sensationnelles son nom figurait parmi des mots obscurs. Il fit venir le portier. --Mon ami, dit-il, que signifient ces assemblages de lettres auxquels mon nom est mêlé? L’autre traduisit d’une voix que le respect rendait grave et la prévision d’un pourboire exclamative. LE DOCTEUR JÉRÔME ET L’OCCUPATION DE LA RIVE GAUCHE DU RHIN. L’ITINÉRAIRE DU DOCTEUR OSSENDOWSKI CRITIQUÉ PAR LE DOCTEUR JÉRÔME. UN FRANÇAIS FÉMINISTE: JÉRÔME. OPINION DU DRAMATURGE JÉRÔME SUR LE NATIONALISME HINDOU. --Arrêtez! fit Jérôme épouvanté. Il se sentit perdu aux yeux de Mlle Hansen. Qu’allait-elle penser de ce prosaïsme ridicule? Elle renierait l’ennuyeux monsieur qui avait une opinion sur le nationalisme hindou. Et, à sa meilleure amie lui demandant: «Tu le connais?--Vaguement», répondrait-elle. Maudits fussent les journalistes qui n’avaient pas compris la nuance de ses propos et que l’on peut assaisonner une interview de quelques paradoxes sur l’hindouisme, sans être un docteur en philosophie! * * * * * A la fin du voyage, dans l’enchantement de l’amitié naissante, il avait été convenu avec Axel et sa sœur qu’on se retrouverait à Christiania, que Jérôme serait présenté à leur mère, qu’on l’initierait à la pratique de la _kjaelke_, qui est une sorte de luge avec laquelle on... Non, il ne leur offrirait pas le spectacle d’un théosophe en luge. Tout était à recommencer. Il lui faudrait dès aujourd’hui effacer la fâcheuse impression, regagner une à une les positions d’approche si vivement conquises dans la journée d’hier. O revers de la gloire!... --Bonjour! fit un homme d’aspect polaire qui venait, en trois bonds, de pénétrer dans le fumoir. Ma mère m’envoie. L’auto est devant la porte. Venez-vous? Il dépouilla ses mains et son crâne hérissés de fourrures. --Monsieur Axel! Vous? s’écria Jérôme. Êtes-vous donc le fils de Mme Clara Berg? --Je suis. --Et Mlle Uni est sa fille? --Elle est. --Oh! Il y avait dans ce «oh!» une joie de l’espèce qui fait peur. --Alors, questionna Jérôme, Mme Clara Berg est donc Mme Hansen? --Elle n’est pas. --Mais... --Elle est Mme Krag et le ministre Krag est son mari. --Pourtant, Clara Berg... --C’est son nom de demoiselle pour écrire les livres. --J’y suis, fit Jérôme du ton d’Archimède sortant de sa baignoire. M. Krag est son second mari. --Il n’est pas. --... --Il est le quatrième. Allons-nous? Il donna des tapes joyeuses dans le dos de Jérôme, le poussa vers la porte, le jeta dans la voiture et démarra dans un style de film américain. IV Mme Krag accueillit Jérôme entre les colonnes d’un portique ionique qui précédait sa maison. --Bonjour, lui dit-elle, comme si elle l’avait vu la veille. Elle lui tendit la main. Jérôme qui s’inclinait pour la baiser, en reçut la vigoureuse secousse sur le menton. Il avait préparé un compliment. --Madame..., commença-t-il. --Ah! fit-elle, comme c’est intéressant ce que vous avez dit de Mahatma Gandhi au _Tidens Tegn_! --... l’émoi que j’éprouve en franchissant le seuil de votre demeure... --Vous dites, Jérôme? --Que mon émotion, ma joie, en pénétrant dans cette maison... --Oui, entrez donc. Il fait si froid. --... n’ont de comparables que celles que j’ai ressenties en rencontrant Mlle votre fille sur le pont du navire qui... --Ma fille! C’est juste. Elle m’a dit un mot de cette rencontre. Mais je n’avais pas compris qu’il s’agissait de vous. --Pourtant, M. Axel... --Axel, dit Mme Krag en se tournant vers son fils qui s’éloignait, M. Jérôme est-il donc ce Français dont tu me parlais? --Il est. --Tiens! Ils pénétrèrent dans un vestibule orné de tulipes rares et d’une statue polyédrique de Zadkine. Tout en parlant, Mme Krag aidait Jérôme à se débarrasser de la pelisse qu’Axel lui avait jetée sur les épaules. C’était une petite femme d’une cinquantaine d’années avec des bandeaux blonds, des taches de rousseur, des yeux bridés. Dans sa robe de lainage, elle avait l’apparence d’une ménagère entendue aux soins de la maison et faisant son ordinaire de la lecture de la Bible. --C’est Vénus, dit-elle à Jérôme qui regardait la statue d’or de l’entrée. Elle est la gardienne du foyer, la puissance avec qui il faut compter. Mais, pour en venir à _Littérature_, j’ai écarté de mon texte toutes les petites phrases inutiles dont les Français fleurissent leur langage. C’est, je crois, ce que vous appelez des civilités. Ce sont des gentillesses qui cachent le plus souvent une hypocrisie sans borne. --Permettez, Madame, quand elles s’adressent à une personne de votre qualité... --Tenez, fit-elle en riant, en voilà une. Elle le précéda dans une pièce dont l’aspect polaire enchanta Jérôme. Elle était tendue d’une étoffe claire à ramages d’argent. L’éclairage en était donné par des blocs de cristal dépoli disposés au ras du sol, par des appliques de verre hérissant dans les angles leurs lames comme des glaçons. Les sièges profonds et bas étaient recouverts d’un tissu de métal blanc. Le tapis d’un ton de neige fondante s’ornait de cercles et de paraboles si semblables à ceux qui tendent leurs mailles sur les limites boréennes des mappemondes que Jérôme, en le foulant, crut poser, à la suite du commodore Peary, le pied sur le pôle Nord. --Quel joli décor! s’écria-t-il. --Il est de Paul Poiret, absolument, n’est-ce pas, au goût français du jour. Ah! parlez-moi de Paris. J’y ai longtemps vécu. C’est le cerveau du monde. On dit que c’est au restaurant du «Bœuf sur le toit» que s’élaborent les idées neuves et de là véritablement que partent les directives de la pensée moderne. De mon temps, l’élite se groupait à la «Closerie des Lilas» où l’on écoutait Paul Fort pendant que les poètes buvaient l’absinthe. C’est une coutume heureusement abolie. Par le rapport de l’«Union internationale des Sociétés de Tempérance», je sais que le signe de l’Étoile Bleue marque la plupart des restaurants où se réunit maintenant la jeunesse française. Dites-moi, Jérôme, le «Bœuf sur le toit» est-il tout à fait sec? --Mon Dieu... oui et non. C’est un endroit encore assez humide. --C’est bon. Nous dirigerons sur ce point quelques-uns de nos propagandistes de la «Ligue d’abstinence». Êtes-vous abstinent, Jérôme? --Heu... --Non? Vous le deviendrez. A ce propos, j’ai retranché de notre pièce les nombreuses allusions aux boissons fermentées qui s’y trouvaient. --Comment, il est question de spiritueux dans _Littérature_? --Pardon, pardon... Quand Florian dit à Clarisse: «Je bois avec ivresse à la coupe des plaisirs», n’est-ce pas une allusion? Quand Clarisse se grise de grand air, quand... --Mais... --Ces idées-là, la femme d’un Ministre d’État ne peut pas les laisser passer à la scène. --C’est juste, dit Jérôme qui cherchait à orienter la conversation sur un sujet moins sec. Il sauta sur l’occasion que lui fournissait un bref silence de Mme Krag pour s’informer de Mlle Hansen. Quelle joie pour la mère de revoir sa fille après une aussi longue absence! L’avait-elle trouvée grandie? Avait-elle été satisfaite de ses progrès en français? Comme les Suisses s’y entendent pour l’éducation des jeunes filles! Mais certainement, par ce qu’il avait appris d’Einar Magnussen, les Norvégiens s’y entendent mieux encore. Mme Krag l’interrompit. --Avez-vous une philosophie de la vie, Jérôme? J’ai hâte de la connaître. --C’est-à-dire, fit Jérôme embarrassé, que... --Pour moi, je tiens pour vaine toute action qui ne porte pas dans ses fins le bonheur d’autrui. --Ah! Madame, je partage vos idées sur le bonheur du prochain. --Ma fille Uni,--mais vous a-t-elle dit qu’elle revenait de Lausanne? --Certes, puisque... --... a vu le cher Romain Rolland qui, pour avoir prêché l’amour... --L’amour!... --... souffre un exil injuste. Mme Krag avait une propension à la verbosité qui l’amenait à aborder plusieurs sujets à la fois, les développant par alinéas alternés, les reprenant à la virgule où elle les avait laissés, passant de Romain Rolland à l’Étoile Bleue, de l’Étoile Bleue à _Littérature_, revenant à Romain Rolland, comme un jongleur saisit de la main gauche, toujours dans le même ordre, le parapluie, la chaise, le cigare que libère sa main droite. --Mon troisième mari, le philosophe Kaï Kielland, disait-elle, enseignait que le bonheur réside dans l’absence de passion. Je n’ai pu supporter plus d’une année l’expérience de son impassibilité. C’est la forme la plus cruelle de l’égoïsme. Mon amie Sofie Paulsen, qui l’a épousé après moi, est sa femme depuis dix ans. Comment expliquez-vous cela? --Il est certain, dit Jérôme rêveusement, que le cœur a des raisons... --Le cœur n’a jamais de raisons. Et elle partit dans un discours d’un ordre si général que Jérôme put tout à loisir s’abandonner à ces conjectures d’un ordre particulier. Il fixait sur les portes du salon un regard chargé de rayons cathodiques. Derrière ces panneaux, son bonheur aux yeux bleus allait et venait. Uni respirait. Uni se mouvait. Elle avait retrouvé sa chambre de jeune fille, son lit étroit, ses photos de vacances, où il y avait des garçons en pantalon blanc, des filles grimaçant sous le soleil ardent des plages. Pensait-elle à lui? Mais oui... Il la voyait tenant à la main un journal du matin, prenant des ciseaux, découpant un des portraits de son ami, haussant les épaules en riant aux «opinions du Dr Jérôme», épinglant l’image à côté de la glace. Mme Krag, pendant ce temps, développait sur l’altruisme des vues très élevées où elle rejoignait Çakountala et Mme Séverine. Vint une servante qui prononça quelques mots dont Jérôme induisit que ce pouvait bien être du déjeuner qu’il s’agissait. --La diversité des langues, discourait Mme Krag, engendre les guerres. L’espéranto les abolira. Je suis espérantiste. Ne l’êtes-vous pas? Elle prit Jérôme par le bras et l’entraîna dans une pièce fleurie de jacinthes et de bégonias roses, où il y avait une table chargée de tranches de saumon, de pots de confiture, de homards froids, de salades, de harengs fumés, de plum-pudding, de langues de mouton, de galettes beurrées, de jambon, de fromage, avec diverses bouteilles de vin de Bordeaux, de bière et d’eau de Farris. Uni et son frère entrèrent par la porte opposée, lui la tenant par la taille, elle lissant à deux mains ses cheveux tirés. --Hello! fit la jeune fille en brisant les doigts de Jérôme, Axel a tout raconté à moi. Comme elle disait, Miss Régina, le hasard il dispose de nous... --Comme dans un roman, remarqua Jérôme transporté. --Non, c’est meilleur de dire comme dans un almanach. Je voulais demander à vous de venir faire le sport dimanche à Holmenkollen, et vous êtes chez maman: c’est une facilitation pour prendre le rendez-vous. Elle s’était assise, avait allumé une cigarette et mangeait une langue de mouton sur une tranche de pudding. Elle expliqua à sa mère que Monsieur était très fort en boxe française, qu’il voulait chasser l’élan, harponner la baleine, qu’il aimait par-dessus tout le sport et qu’il écrivait des comédies par passe-temps. --Vous n’avez pas dit à moi rien de _Littérature_, reprocha-t-elle à Jérôme. --Je pensais à autre chose, dit-il. Comme il n’avait pas les habitudes du pays et qu’autour de la table chacun se servait, il copiait ses gestes sur ceux d’Uni: il but d’un trait un verre de bière, étendit sur une feuille de galette une tranche de jambon qu’il enduisit de confitures. --C’est délicieux, disait-il. Mme Krag développait des considérations sur la doctrine végétarienne dont elle était fervente, subordonnait le génie de Pythagore à l’usage que ce philosophe faisait des épinards, et avançait sur la métempsychose des suggestions si hardies que Jérôme, en mordant son jambon, pensa planter la dent dans un de ses grands-oncles connu en famille pour sa paillardise. --Le végétarisme, enseignait-elle, allège et rafraîchit le corps, dont toute la force et la chaleur se portent à l’esprit. C’est un dogme qui exige de durs sacrifices: j’ai dû me démarier de Nils Hansen parce qu’il continua de pratiquer la chasse et la pêche après ma conversion. Jérôme regardait Axel qui extrayait la chair nacrée de la pince d’un homard, Uni qui roulait sur sa fourchette une lèche de saumon fumé. Il regardait aussi leur mère qui grignotait une grappe de raisin sec. «Cette dame végétarienne, pensait-il, est sans autorité sur ses enfants.» Et, comme elle ne lui apparaissait plus comme un obstacle sérieux au développement de ses amours, il se permit de la contredire, lança d’un ton léger quelques aphorismes sur la bonne chère, les plaisirs de la pêche, la belle humeur des vignerons et, se tournant vers Uni: --N’êtes-vous pas de mon avis, Mademoiselle? dit-il. --Moi, répondit-elle, j’aime beaucoup à pêcher le saumon. C’est un sport difficile et attractif. --N’est-ce pas? --Aimez-vous aussi cette pêche? --Beaucoup, fit Jérôme qui aimait tout ce qu’elle aimait. Puis, s’adressant à Axel qui se taisait mais buvait bien: --La bière de Norvège est remarquable. --Non, dit Axel, le whisky d’Écosse est absolument plus remarquable. Mme Krag souriait sans tristesse, respectant les convictions de ses enfants, comme ils respectaient les siennes, mais aussi sans que son zèle de propagandiste se relâchât. --L’eau de Farris, dit-elle d’une voix douce, est une boisson philosophique. C’est elle que boivent ici les professeurs, les ministres, le poète Olaf Olafsen, les peintres Sund, Larsen, l’élite... --Oui, maman, dit Axel, mais avec le whisky dedans. Il riait à gorge ouverte, tapotait familièrement sa mère sur l’épaule, l’enlaçait d’un bras, la secouait avec toutes les marques d’une tendresse vigoureuse. Quand Jérôme apprit qu’il s’agissait d’une eau minérale, jaillie du sol même de la Norvège, il désira la goûter et lui trouva, en effet, «quelque chose de tout à fait agréable». --Vous pratiquez le ski? lui demanda Uni sur ce ton d’interrogation qui décèle à l’avance une réponse affirmative. --J’y suis moyen, répondit Jérôme qui gardait quelques souvenirs de vacances de Noël passées à Chamonix. Mais, s’empressa-t-il d’ajouter, j’ai une bonne raquette au tennis. --Peuh! fit Uni, c’est un sport pour les bras. Le sport vrai, c’est avec les jambes. Elle lui fixa rendez-vous pour le dimanche suivant à Holmenkollen et quitta la salle à manger dans une pirouette, pour se rendre, dit-elle, à son cours d’astronomie. Axel sortit à son tour, laissant Jérôme en tête-à-tête avec Mme Krag et les problèmes de la métapsychique. Tandis que cette zélatrice infatigable l’entreprenait sur la clairaudiance, dont la pratique permet aux initiés d’entendre la pensée des autres, le cœur de Jérôme roulait sur les traces d’Uni et la rejoignait dans un paysage de neige, sous un sapin propice à un premier aveu. Il parlait à la jeune fille le langage des amants, lui posait des questions passionnées, lui adressait à la fois des prières et de tendres reproches, sans que Mme Krag, malgré la clairaudiance, perdît de la sérénité de ses traits. Tout à son ardente déclaration, il s’agenouillait dans la neige, s’y attardait, prenait un rhume. Il éternua. Mme Krag, aveugle comme toutes les mères, alla fermer la porte restée ouverte. Mais cette porte se rouvrit aussitôt et donna passage à un homme jeune, aux yeux rieurs, aux gestes vifs, qui s’inclina à plusieurs reprises devant Jérôme et lui tendit une main chaleureuse. --Mon mari, Ministre Henrik Krag, présenta Mme Krag. Par sa mimique et ses exclamations, il fit comprendre à Jérôme le plaisir qu’il avait à le saluer, et combien il était confus de ne pouvoir exprimer en français les sentiments dont son cœur débordait. Il prit sur la table une assiette et quelques feuilles de salade qu’il mangea, debout, sans plus s’occuper de son hôte ni de sa femme. V Jérôme était l’homme du jour. Le peuple norvégien lui faisait sentir de la façon la plus flatteuse l’orgueil qu’il avait à le posséder. L’Université l’invitait à prendre la parole sur Henry Becque au Grand Amphithéâtre, l’Académie Ouvrière à faire une leçon sur Barbusse, les Amis de l’Art français à traiter de la cinquième époque de Picasso. De nombreux particuliers le priaient à souper. Enfin le Directeur du Théâtre National, M. Johan Johannessen, lui adressait message sur message en le priant de venir s’entendre avec lui pour commencer les répétitions de «Littérature». Jérôme, embarrassé de répondre à tant d’inconnus, décida de faire visite à M. le Ministre de France, par courtoisie d’abord, ensuite pour s’informer des usages de la ville. Après avoir hésité longtemps devant une maison de modeste apparence, où il découvrit enfin, sur une plaque de cuivre oxydé les mots «Légation de France», il sonna et se fit annoncer. Un garçon somnolent le fit entrer dans une pièce sans beauté, où il le laissa dans la compagnie d’une Terpsichore en biscuit de Sèvres et d’un _Président Carnot inaugurant les travaux de l’Exposition de 1889_. Il entendit les pas s’éloigner, une porte s’ouvrir et tout retomba dans le silence. On le fit longtemps attendre. L’air sentait la poussière. Un jour gris tombait sur les sièges de reps usagé. La table de drap vert offrait comme nourriture à la persévérance des visiteurs des numéros périmés de l’_Exportateur Français_. Jérôme, au bout d’un instant, se crut chez le dentiste de Langeais: il attendait son tour en feuilletant des vieux _Monde Illustré_, maudissait le patient qui l’avait précédé et commençait à souffrir des dents, quand il fut introduit auprès de M. de la Boudinière, premier secrétaire, qui le pria de lui exposer brièvement l’objet de sa visite. Jérôme, pensant que le garçon avait omis son nom, se présenta et crut que cela suffirait pour que ce Français de Norvège se jetât dans ses bras, lui offrît ses services et le proposât sur-le-champ pour une distinction honorifique auprès du gouvernement de Sa Majesté. --M. Jérôme, fit M. de la Boudinière avec une sorte de familiarité, que désirez-vous? --Je désire, répondit Jérôme, présenter mes devoirs au Ministre. --M. le Ministre ne reçoit que sur demande écrite. Mais peut-être s’agit-il d’affaires commerciales? Dans ce cas, veuillez vous adresser à notre consul. --Monsieur, je suis auteur dramatique. Les journaux ont fait quelque bruit autour de mon arrivée... --Les journaux? Quels journaux? M. de la Boudinière ajusta son monocle, examina Jérôme, le trouva bien chaussé. Il le prit en sympathie. --Alors, vous êtes auteur dramatique? Hé! que diable venez-vous faire dans ce pays? Jérôme lui dit deux mots de _Littérature_, que cette pièce avait été jouée au Pigeonnier, que... --Le Pigeonnier? Attendez donc, fit M. de la Boudinière, n’est-ce pas une petite scène où l’on joue de temps à autre d’aimables loufoqueries? --Oui, dit Jérôme, de Vildrac, de Romains... --Connais pas. Vous savez, moi, les métèques... Il fit un geste qui signifiait qu’il ne pouvait les sentir. --Et, poursuivit-il, vous pensez donner votre comédie à Christiania? --Au Théâtre National. --Fichtre! Mais asseyez-vous donc. «Cet ignorant, pensait Jérôme, peut m’être utile. Je dois le ménager.» Il crut le flatter en lui faisant des compliments sur le pays où ce diplomate représentait la France. --La Norvège? interrompit M. de la Boudinière. Vous en déchanterez bien vite: pas de Cour, pas de société. Le roi vit en famille. Personne ne reçoit. --Je veux parler des beautés naturelles du pays: ces montagnes, ces lacs, ces forêts... --Oui, j’en ai entendu dire du bien par mes collègues de la légation britannique. L’un d’eux ne va-t-il pas jusqu’à parcourir les environs, chaussé de ces lames de bois qui font fureur ici! Il faut convenir que les Britanniques n’ont pas le sens du ridicule. Quand vous aurez vu les femmes se montrer en public affublées de ces instruments-là, nous reparlerons des beautés naturelles de la Norvège. --Ah! Monsieur, s’écria Jérôme, les Norvégiennes sont charmantes! M. de la Boudinière eut pour Jérôme un sourire de pitié. Ainsi renseigné, Jérôme pensa qu’il en savait assez ou qu’il valait mieux ne pas en écouter davantage. Il se leva; M. de la Boudinière voulut le retenir. --Jouez-vous le mah-jong? demanda l’attaché. --Je n’y entends rien, répondit Jérôme qui était peu habile à ce jeu chinois. M. de la Boudinière se leva à son tour, le reconduisit à la porte avec des grâces et des compliments et lui offrit ses services pour l’introduire dans les deux ou trois maisons de la ville où l’on avait quelques usages. * * * * * Quand il fut dans la rue, Jérôme respira largement l’air du pays d’Uni et se dirigea vers le théâtre. La route était difficile, bossuée de neige; les passants courbés sous les traits de la bise, marchaient d’un pas rapide; les arbres étaient durcis par le gel. Jérôme trouvait que tout était au mieux pourvu que les gens qu’il croisait ne lui proposassent pas une partie de mah-jong. Il parvint ainsi à un monument dont la façade à colonnes, la couverture à coupole et l’isolement magnifique annonçaient un théâtre d’importance. Par habitude, il y pénétra, gagna les couloirs de l’administration, franchit sans hésiter une porte entre dix autres, et entra dans une pièce où un homme, soudain jeté hors de son fauteuil, le reçut dans ses bras ouverts, le salua avec des exclamations, des interjections, tout le vocabulaire international de la surprise et de l’enthousiasme, le précipita dans un fauteuil de cuir et lui prépara un whisky and soda. Depuis deux jours et trois nuits, le directeur Johan Johannessen attendait Jérôme en buvant des alcools. Il ne s’exprimait qu’en norvégien, mais une longue pratique de la scène l’avait doué d’un sens de la mimique si varié que Jérôme, s’en tenant aux gestes et aux jeux de physionomie de cet homme volubile, saisissait tout au moins le thème général de ses discours: «Que bienvenu fût dans cette maison le jeune auteur Jérôme, l’ami de Clara Berg et de Coupeau... Ah! Clara Berg! (Ici, le directeur levait son verre.) Coupeau! (Ici, il le vidait.) Succès... Triomphe...» Suivaient des souvenirs de trente années de vie théâtrale où Jérôme percevait, comme les éclairs d’un phare tournant, les noms éblouissants de ses aînés et de leurs interprètes. Il prit la parole à son tour, découvrit son point de vue sur la mise en scène. Il allait et venait dans le cabinet directorial, plantait des décors sur la table, piquait le coupe-papier dans l’essuie-plume: c’était un arbre; couchait le classeur sur le dos: c’était un escalier; élevait un château en bouteilles de soda, déplaçait vivement sur le plateau les tampons de l’administration qui figuraient les personnages. Voici Clarisse, ici Florian. Là, la vieille bonne. Johannessen regardait, écoutait, buvait, s’exclamait, approuvait à grands mouvements de tête et de bras les explications qu’il ne comprenait pas. C’était la première fois qu’un directeur partageait sans discussion les idées de Jérôme. On convoqua par téléphone les deux principaux interprètes, Anita Bing et Alf Aasen, qui accoururent, et Mme Krag qui arriva sur leurs talons. Mais, en voyant entrer la mère d’Uni, Jérôme cessa de s’intéresser à sa pièce. L’activité de son esprit, à l’instant toute tendue vers la réalisation scénique de _Littérature_, lui échappa d’un coup, gagna la maison Krag, et, dans le cadre entrevu la veille, se plut à construire le décor de ses amours, sans même que le visage plein de grâce et de vivacité de Mlle Bing retînt son attention. VI «C’est beaucoup moins difficile que de lui dire que je l’aime», pensait Jérôme, ployant une jambe, tendant l’autre et s’arrêtant dans un nuage de neige aux pieds d’Uni Hansen. Chaussé de longues lattes jaunes, coiffé de laine, le bonnet sur l’œil, l’œil bridé par le froid, dans le tourbillon des skieurs et le carrousel des luges, Jérôme réalisait la Norvège, l’absorbait par tous les sens, goûtait enfin la joie de la retrouver telle qu’il se l’était imaginée au départ de Paris, sans qu’aucune sollicitation venue de son existence passée pût détacher son esprit de la colline où Axel et cinq ou six sauteurs rivalisaient avec l’oiseau, où tant de filles et de garçons se donnaient des plaisirs d’évasion, de fuite et de vitesse, où l’on riait pour rien, où l’on vivait pour vivre, dans la pureté élémentaire du froid. Une heure après avoir bouclé à ses talons les courroies de ses patins de frêne, il pouvait se croire de la même race qu’Axel et ses amis. Mêlé à leurs ébats, moins habile qu’eux à déjouer les perfidies de la neige, mais hardi à s’y entraîner, tout portait à le confondre avec un fils de juge cantonal, étudiant à l’Université, venu là, un dimanche, pour délasser son esprit en fatiguant son corps. --Hello! criait-il à Uni. Il la défiait à la course, s’élançait sur les pentes, suivi par la jeune fille qui le dépassait sans difficulté. Elle s’arrêtait brusquement en pivotant sur elle-même dans un nuage de poussière scintillante. Il la rejoignait, culbutait, s’ébrouait et recommençait. Son cœur participait à ces plaisirs innocents et n’en cherchait pas d’autres. --Si nous prenions par là? proposa-t-il. Il désignait un détour de la colline où les sapins étaient plus serrés, où les pistes étaient plus rares, où les difficultés du terrain plus nombreuses rendraient le sport plus attrayant. --Allons! dit Uni. Mais prenez garde de votre figure sur les arbres. Mis au défi, il passait où elle passait, glissait dans les traces mêmes de sa compagne, entre les arbres chargés de glace. «J’en ai fait bien d’autres», pensait-il. A travers les sensations présentes, il se composait des souvenirs d’enfance en transposant sur le plan de la réalité des aventures lues dans le _Robinson des Glaces_. S’il avait fait plus froid et que la solitude eût été complète, il se fût rappelé, avec l’aide de Nordenskjold et de Nansen, ses tentatives de traversée du glacier groenlandais. Il était donc très à l’aise dans ces paysages familiers. Il n’avait qu’à en appeler à sa mémoire pour que l’habileté lui vînt à se mouvoir sur ces lames volantes, à s’engager, par des sentiers semés d’embûches, dans la compagnie d’une camarade intrépide. Elle allait devant lui, les mains dans les poches de sa culotte, laissant traîner ses deux bâtons qu’un lacet de cuir retenait à ses poignets. Quand elle apercevait à droite, à gauche, un monticule, une dépression, un arbre couché qui formait une grosse bosse sous la neige, elle faisait un crochet, franchissait l’obstacle avec grâce, revenait, reprenait la bonne piste, multipliant à plaisir les jeux de son corps, comme un jeune animal. Jérôme suivait. Elle sifflait, il sifflait. Elle frappait avec son bâton les branches chargées de neige dont le fardeau tombait sur la nuque de Jérôme. Il lui jouait les mêmes tours. Elle riait, il riait. Ils passèrent auprès d’un châlet inhabité, construit en rondins sang-de-bœuf. --J’aimerais demeurer ici, remarqua Jérôme. --C’est une petite restauration ouverte dans l’été, dit Uni. On vient là pour boire la bière et manger les _smœrrebrœd_. --Les quoi? questionna Jérôme. --Les petites choses avec le pain, le beurre, le poisson, la salade, les _smœrrebrœd_, enfin! Tout ce qu’il y avait déjà de norvégien en Jérôme s’étonnait de ne pas connaître ce mot-là. «J’y viendrai en juin, se dit-il, avec des jeunes filles et de joyeux garçons. Nous chanterons dans la nuit d’été des romances de Sinding.» Il se découvrait une âme simple, un goût nouveau pour les plaisirs de l’amitié. Il ne désirait rien d’autre d’Uni que de la tenir par la main, de marcher auprès d’elle et, puisqu’elle était astronome, de lui poser des questions sur le soleil de minuit. Ils poursuivirent le chemin qui fuyait devant eux à travers la forêt blanche. A la cadence d’un air américain qu’ils sifflaient, ils marchaient d’un bon train. Ils arrivèrent à une vallée étroite, pleine de mystère, toute morte, où les arbres ressemblaient à des cierges affaissés et opposaient à leur course des obstacles variés. Ils devaient escalader les uns qui gisaient à terre, se glisser sous les autres qui courbaient leur échine accablée du poids des glaçons. Plus la forêt devenait mystérieuse, plus Jérôme sifflait faux. Le soleil déjà très bas glissait ses rayons entre les troncs, au ras du sol. L’ombre d’Uni dessinait derrière elle une longue traînée mauve qu’animaient les mouvements de son corps. De la pointe de ses skis Jérôme tantôt touchait l’ombre d’un bras, tantôt frôlait l’ombre du cou. Parfois, poussé par la vitesse, il piquait droit sur le cœur. C’était un jeu. Mais il était seul à jouer. L’ombre s’étirait de plus en plus, puis elle s’effaça tout à fait. Privé de cet attrait qui lui faisait trouver aisé un chemin difficile, Jérôme se rapprocha de la jeune fille. Elle penchait la tête à droite, à gauche pour éviter une branche, se courbait, se redressait, puis repartait à longues enjambées. Jérôme cessa de siffler. Elle s’arrêta brusquement au milieu d’une petite clairière. --Zout! s’écria-t-elle. Je ne connais plus où donc nous sommes. Elle planta ses bâtons dans la neige, ôta ses gants et son bonnet, lissa ses cheveux d’un geste qui lui était familier. L’essoufflement faisait battre ses narines, entr’ouvrait ses lèvres. Des larmes de froid roulaient sur ses joues. Elle en attrapa une avec le bout de sa langue. Jérôme laissa tomber ses bâtons. --Ah! Mademoiselle, s’écria-t-il, vous êtes ravissante. Il était redevenu Français. --Qu’est-ce que vous dites? demanda Uni d’une voix soudain grave. Elle ne souriait plus. Elle fixait sur lui des yeux si pénétrants que Jérôme baissa les siens. Il crut l’avoir offensée. Il fut au désespoir. --Je dis, balbutia-t-il, qu’il y a des jeunes filles ravissantes en Norvège. Elle continuait de le regarder. Elle semblait attendre qu’il ajoutât quelque chose. Et comme il se taisait, elle éclata de rire. --Les Français sont drôles! fit-elle. Elle remit ses gants, son bonnet, reprit ses bâtons et s’élança sur les traces qu’ils avaient creusées dans la neige en venant. «Elle ne le prend pas trop mal, se disait Jérôme. Mais, hélas! ai-je été maladroit!» Elle ne sifflait plus. Elle ne secouait plus les branches du bout de son bâton. Quand ils furent à la hauteur du petit restaurant, il la rejoignit, et pour tenter d’effacer sa mauvaise impression, lui demanda si elle venait ici l’été, si l’on s’y amusait. A quels jeux? Cache-cache? Colin-Maillard? La main-chaude? Cache-tampon? Il n’imaginait pas de jeux assez innocents pour cette enfant sortie de pension depuis huit jours. Elle répondit qu’elle ne connaissait pas ces jeux-là, qu’elle n’aimait d’ailleurs pas les jeux français, qui ont toujours pour règle quelque chose que l’on cache ou quelqu’un qui se cache, que les vrais jeux étaient la lutte, la course, le ballon, c’était à qui serait non pas le plus rusé mais le plus fort, le plus rapide. Ayant dit, elle fit plier ses bâtons sous l’effort de ses poignets, s’élança le corps en avant et disparut dans la forêt avant que Jérôme eût pu se tourner sur ses skis vers la direction qu’elle venait de prendre. VII Le soir de ce jour-là, Jérôme, courbaturé par ses efforts sportifs et l’esprit tout rempli de spéculations amoureuses, assistait à un dîner magnifique offert en son honneur par son ami Einar Magnussen, directeur du _Dagbladet_. Bien qu’il y eût des dames, c’était un dîner d’hommes. On fumait, on riait haut, on parlait d’abondance. On se faisait des politesses de boisson. Quelques convives s’exprimaient en français et, par égard pour l’hôte de Magnussen, donnaient à la conversation un tour littéraire qui ne laissait pas d’embarrasser Jérôme sur bien des points. Il avait pour voisine Mme la bourgmestre de Hvalstad, dame socialiste et sans beauté, qui refusait le vin que Jérôme lui offrait. Cette personne faisait grand cas de Jules Vallès dont elle disait qu’il était un des rares Français ayant eu des idées vraiment démocratiques. --Mais, fit-elle en s’adressant à Jérôme, Vallès n’était-il pas membre de la Commune, communiste? Jérôme, la pensée perdue vers la piste blanche où fuyait son amie et gardant juste assez de présence d’esprit pour ne pas planter sa fourchette dans l’assiette de sa voisine, souriait aux sourires qu’il rencontrait, hochait la tête aux questions qu’on lui posait et répondait à l’admiratrice de Vallès: --Oui, oui, communiste, en effet... --Ah! Monsieur, lui demanda la bourgmestre en le regardant longuement, êtes-vous communiste? --Je ne sais pas encore, dit Jérôme qui se demandait si Uni avait des idées politiques. Il expliqua qu’il était de Langeais, en Touraine, que c’était une petite ville paisible où les fabricants de rillettes ni les vignerons ne songeaient jusqu’à présent à distribuer les produits de leurs travaux à la communauté, mais que cela pouvait bien arriver, que les mouvements sociaux sont comme ceux du cœur à la merci d’un rien, d’une étincelle, d’une larme qui coule sur une joue... --D’une larme, s’écria la dame, comme c’est vrai! Continuez, Monsieur, continuez! Il continuait, c’est-à-dire qu’il pensait à haute voix: d’où vient qu’une jeune fille se révolte quand on lui dit qu’elle est jolie? Ne devrait-elle pas rosir, baisser les yeux, protester mollement, céder déjà un peu de son cœur? La dame entraînée dans un monde de symboles convenait que la beauté des idées neuves est rarement acceptée sans un premier mouvement de révolte, qu’ainsi rien n’était plus difficile que de décider les jeunes filles de Hvalstad à entrer dans la «Ligue d’abstinence totale des femmes de Norvège», dont elle était la présidente. Jérôme, obstiné à conserver, ce soir-là, sa liberté de rêver, posa d’un coup plusieurs questions à la bourgmestre, s’informa des statuts de la ligue qu’elle présidait, des coutumes de la ville qu’elle administrait et si l’on commettait des crimes passionnels à Hvalstad. Assuré d’une longue réponse, il cheminait dans un paysage rétrospectif où, pour la centième fois, il se répétait qu’Uni était ravissante, qu’il ne pouvait pas ne pas le lui dire, mais qu’il aurait dû l’insinuer et non pas l’affirmer si vivement. S’il n’avait eu à sa disposition une aussi singulière faculté d’évasion, il se fût morfondu à cette table, parmi ces hommes assis dans leur belle santé, bien mangeant, bien buvant, bien fumant, parmi ces dames gradées dans la politique, vice-présidentes d’_Étoiles bleues_, secrétaires de _Sociétés pour la paix_, d’_Associations pour la prospérité des ménages_, dont les idées positives l’eussent entraîné dans un monde sans rêve où il se défendait bien de pénétrer. Il n’osait lever les yeux de son assiette car, pour peu que son regard rencontrât celui d’un des convives, il fallait qu’il répondît à la santé qu’on lui portait en buvant au delà de sa capacité moyenne. --_Skaal_, disaient ces aimables buveurs. Ils prononçaient _skôl_, vidaient leur verre sans quitter Jérôme des yeux et exprimaient par ce mot et par ce geste qu’ils lui souhaitaient la santé, le bonheur, le succès. Mais il n’y avait pas apparence que ce fût également «à ses amours» qu’ils en eussent. Le bruit des conversations l’anesthésiait. De temps en temps un nom propre, d’un coup de bistouri, perçait la couche d’ouate qui l’enveloppait: Barbusse, Romain Rolland... Il semblait que ces noms-là eussent la faveur des hommes tandis que les dames se disputaient Proudhon et le professeur Richet. Il ne disait mot. Il paraissait stupide, de la stupidité souriante d’une figure de cire. Et il craignait par-dessus tout qu’on le questionnât sur lui-même, car de lui-même il ne savait plus rien, sinon qu’il était amoureux. Cependant l’insistance avec laquelle Magnussen le priait de goûter le fromage que l’on servait le fit sortir de sa rêverie. C’était un mets d’une odeur forte, appelé _gammelost_, auquel il avait vivement refusé de toucher. --Allons, fit Magnussen, il faut manger le _gammelost_, c’est le fromage national. «National», se dit Jérôme. Il en prit une large part et le trouva incomparable. --La passion criminelle est inconnue à Hvalstad, expliquait à ce moment la bourgmestre. --C’est dommage pour les journalistes, lança Jérôme mis en verve par le _gammelost_ arrosé d’eau-de-vie. Mais alors, que racontent les journaux de Hvalstad? --Ils annoncent les mariages, c’est meilleur, dit la dame en plissant les yeux. --Quoi? les maris n’y tuent pas l’amant de leur femme? --Nous ne leur en donnons pas l’occasion, Monsieur l’auteur. Nous n’avons pas d’amant. Elle avait dit «nous». Jérôme regardait cette bouche sans lèvres, ce nez sans narines, ce front aux plis sévères. --Dame! fit-il. --Nous avons des maris successifs. --C’est tout comme; vous légalisez l’adultère. --J’ai lu qu’en France tous les maris trompent leur femme, toutes les femmes trompent leur mari. C’est un grand désordre social. --Où avez-vous lu cela, Madame? --Dans vos romans, dans vos journaux, dans vos pièces de théâtre, dans votre histoire. C’est une spécialité française. --C’est, dit Jérôme, que les Français sont très amoureux. --Et les autres peuples, prononça la bouche sans lèvres, ne croyez-vous pas qu’ils sont très amoureux aussi? Il aurait bien voulu le croire des Nordiques. Il n’osait s’en informer auprès de cette dame qui se nourrissait de légumes et d’eau claire. Il prit des détours pour y arriver et, se rappelant les nombreux mariages de sa traductrice, il pensa qu’il pouvait y avoir un rapport entre eux et l’amour, que si Mme Krag était sensible et passionnée sa fille l’était peut-être aussi, et il demanda à sa voisine si elle connaissait la femme du ministre Krag. --C’est une très bonne amie, répondit-elle. J’ai épousé son troisième mari. --M. Kaï Kielland, le philosophe? --Justement lui, voyez-le, il est le voisin de Leda Magnussen. Elle interpella un beau garçon qui ressemblait beaucoup plus à l’athlète complet qu’à Épictète. --Kaï, M. Jérôme parle de l’amour. Le philosophe, impassible, leva son verre. --_Skaal_, fit-il. Et il retomba dans un silence magnifique. --Il semble, insista Jérôme, qu’en raison du nombre de ses mariages, Mme Krag ait eu une vie amoureuse exceptionnelle. --Exceptionnelle? s’étonna Mme Kielland. Quelle femme n’a pas plusieurs amours dans sa vie? --Oui, concéda Jérôme, des aventures. Des aventures! La dame s’animait, parlait de l’amour comme d’un sentiment solennel, qui ne saurait se cacher, et dont le mariage était l’expression même. Clara Berg comme tant d’autres, comme Leda Magnussen, comme la femme du président du Storthing, assise auprès de Magnussen, comme elle-même, ayant aimé plusieurs fois dans sa vie, s’était mariée plusieurs fois. Pour Jérôme, l’amour était un sentiment pathétique et qui ne saurait se réglementer. «Je suis, se disait-il, dans un milieu de puritains et de Mormons.» Et sa pensée s’envolait vers les pistes blanches de Holmenkollen. Mais sa voisine le ramenait bien vite par ses discours au niveau de la table. Elle apprit à Jérôme que Mme Krag était secrétaire de cette _Ligue d’abstinence totale des femmes de Norvège_ qu’elle-même présidait, que les membres de la ligue se réunissaient chaque mois en un banquet végétarien et abstinent, que l’abstinence était à la base du bonheur et de la paix sociale, qu’un homme dans sa position, capable de porter à la scène cette question capitale, devait assister au prochain congrès des sociétés d’abstinence et s’y faire acclamer membre d’honneur. «Ma foi, pensait Jérôme, elle s’exprime comme Mme Krag. Qu’elles aient épousé le même homme, voilà qui ne m’étonne plus.» Cependant, dans son exaltation prosélytique, l’abstinente penchait vers lui un visage coloré des feux les plus vifs, où des lèvres, des narines maintenant fleurissaient. --Hélas! Madame, dit-il, un peuple chez lequel de telles sociétés peuvent prospérer n’est pas un peuple d’amour. C’est bien ce que je craignais. Il exposa que l’amour était affaire géographique, qu’à chaque latitude correspondait une forme particulière de ce sentiment et que pour lui, enfant de la Touraine, il ne pouvait guère être question de s’entendre là-dessus avec une Nordique. Il poussait de profonds soupirs et le désespoir s’empara encore une fois de lui. A mesure qu’il parlait la dame s’agitait, battait des cils, exhalait elle-même des soupirs; il arrivait que sous la table son pied rencontrât celui de Jérôme. Tout au problème qui le tourmentait, il écartait du sien ce pied maladroit, cherchait à concilier les influences spirituelles des coteaux où la vigne fleurit avec celles des montagnes sur lesquelles le soleil ne se lève pas. --Parlez, murmurait Mme Kielland, vous êtes considérablement attrayant. Elle se penchait vers lui avec avidité. Bientôt le manège de son pied, la vivacité de ses regards ne laissèrent plus de doute à Jérôme. «Cette mairesse, se dit-il, me fait du pied.» Il jugea d’un coup d’œil ce corps nourri de farines et de verdures et replia ses jambes sous sa chaise. En face d’eux, le philosophe stoïcien regardait sans voir, écoutait sans entendre. --Il faut venir me visiter à Hvalstad, dit Mme Kielland sans se formaliser de la réserve de Jérôme. Je veux discuter votre systématique de l’amour. On se leva de table, on défila devant la maîtresse de maison, en la remerciant, avec une sorte de solennité, du bon repas que l’on venait de faire. Et la nuit se passa à soulever des problèmes politiques sans rapport avec les préoccupations de Jérôme. VIII Jérôme ne revit Uni que plusieurs jours après la promenade de Holmenkollen. Les études de la jeune astronome, qui la retenaient presque tous les après-midi à l’Université, parfois même le soir, quand la nuit était claire, les propres occupations de Jérôme pris entre les répétitions de sa pièce, les conférences et les banquets, les tenaient éloignés l’un de l’autre beaucoup plus que l’un des deux ne le désirait. Ce jour-là, Jérôme avait pris le tramway avec Axel pour se rendre chez Mme Krag. Il regardait les femmes, par habitude. Leurs yeux sans défense, leur teint de poupée, l’aisance avec laquelle elles portaient des chapeaux en retard de plusieurs années sur la mode lui donnaient des plaisirs d’une qualité que les autobus parisiens lui refusaient généralement. Il lui arrivait même de leur sourire comme on sourit à un joli enfant. Elles ne semblaient pas le prendre mal. Elles étaient claires comme des fontaines, fraîches comme des baigneuses, sans fard, sans mystère; on devait être bien vite leur ami, connaître à l’avance le petit nom familier qu’on leur donnerait. Mais elles descendaient en cours de route et, inquiètes des regards persistants de ce voyageur, elles se demandaient, étant sans miroir, quelle tache d’encre elles avaient sur la joue, quel bouton sur le nez. A l’un des arrêts du tramway, une toute jeune fille monta, à laquelle Axel dit familièrement bonjour. Elle s’assit en face de Jérôme qui fut pris, en la voyant, d’une agitation extrême. «Mais, se dit-il en battant des cils, cette jeune fille est le portrait d’Uni...» Mêmes yeux, même nez, même bouche, surtout cette petite moue des coins de lèvres... C’était l’aventure du _Jupiter_ qui recommençait. Vertiges, refroidissement des extrémités, pouls filant... Le tramway naviguait sur de l’ouate, tanguait, roulait. Axel, après avoir échangé avec elle quelques mots, se taisait en mâchant de la gomme. --Connaissez-vous donc cette jeune fille? lui demanda Jérôme d’une voix enrouée. --C’est ma sœur, répondit Axel. --Votre sœur? Axel prit un temps, changea sa gomme de joue. --C’est Hilda, la fille de ma mère. --Votre sœur! mais on ne la voit jamais à la maison. --Elle est à son père, Architecte Knut Dahl, et mes frères aussi, Peter et Dagfin. --Ah! vos frères aussi. Pour ne pas tomber amoureux de cette nouvelle Uni, Jérôme évitait de la regarder, levait les yeux au ciel, s’intéressait par le menu aux publicités du plafond, adoptait le chocolat Pelikan pour son petit déjeuner, la clé Sekuritas pour ses serrures. Il connut combien son amour pour la sœur aînée était fragile et qu’il était à la merci d’une rencontre dans un tramway. Il décida de brusquer les choses. Les yeux toujours levés, il descendit une station avant l’arrêt habituel, suivi par Axel qui courait derrière lui en riant de cette fantaisie. A sa grande joie, la servante le prévint que Mlle Uni l’attendait à la salle de gymnastique. Il s’y rendit et trouva son amie debout devant une glace, les poings enfermés dans des gros gants, les bras repliés, en posture de boxe. --Vous voilà! dit-elle. Je suis tellement contente. Il faut me donner une leçon de la boxe française. --Vous y tenez beaucoup? demanda Jérôme. --Oh! oui, je n’ai pas été à l’astronomie aujourd’hui pour réserver ce travail avec vous. Ses yeux brillaient de plaisir; elle donnait, en parlant, des coups de poing dans le vide. --J’aime bien, dit-elle, de boxer avec vous. --C’est que, dit Jérôme la langue sèche, je n’ai ni gants, ni... enfin rien de ce qu’il faut. Nous pourrions peut-être remettre cela à un autre jour. --Non, non, je veux maintenant. Vous taperez avec les mains nues, moi aussi, et les pieds sans les chaussures. C’est seulement une petite leçon. L’autre fois, nous ferons un combat. Pour gagner du temps et dans l’espoir de la faire changer d’idée, Jérôme lui conta sa rencontre avec Hilda Dahl, fit quelques allusions à la beauté de sa sœur en ayant soin d’appuyer sur les traits qui leur étaient communs. --Oui, oui, faisait Uni impatientée. Mais montrez à moi comment vous gardez votre figure quand j’attaque vous avec le droit au menton dans le même temps que je lance un chassé du pied gauche dans votre jambe gauche? --Hein? Quoi? --Tenez, j’attaque. Gardez-vous! Elle se dressait devant lui, poings et dents serrés, menaçante. Jérôme se garda en s’asseyant sur une table. --Voilà, dit-il en riant. Mais Uni s’indignait. --Je vous prie, gardez-vous. Jérôme n’aimait pas du tout ce jeu. Et puisqu’elle avait vacance et l’esprit porté au plaisir, il lui proposa de jouer aux devinettes, en attendant que Mme Krag le fît appeler au travail: elle penserait à quelque chose, à quelqu’un, il devrait deviner à quoi, à qui. --Qu’est-ce que c’est cela? fit Uni avec dépit. C’est un jeu pour les grand’mères! Elle tenait à son idée. --Si vous ne gardez pas vous, dit-elle, j’attaque. Elle se jeta sur lui, le bourra de coups de poing. Elle lui martelait les côtes, la nuque, le «travaillait» sans ménagement. Dans l’ardeur de son action, sa joue brûlante rencontrait celle de Jérôme, s’y appuyait, et quand elle le frappait au dos, elle l’étreignait d’un bras, elle le serrait en quelque sorte contre son cœur. --Grâce! soupirait Jérôme à qui ce corps à corps faisait perdre l’esprit. Elle frappait toujours, sans dire un mot. Il n’osait se défendre, craignait de la meurtrir. «Ah! se disait-il entre deux crochets au cœur, quelle enfant!» Enfin, elle recula. Elle fut magnanime. --Je ne veux pas, dit-elle, faire vous knock-out. Elle se tenait devant Jérôme, les poings sur les hanches comme un jeune vainqueur devant son adversaire abattu. A travers les mèches qui tombaient sur ses yeux, elle le regardait d’un air où Jérôme ne vit que la joie d’une victoire facile. --J’ai des swings assez bons, ajouta-t-elle. Mais le professeur à Lausanne il disait que je dois travailler mes uppercuts. Ils sont un peu faibles. Ne trouvez-vous pas? --Hé bien! mais... fit Jérôme en se frottant les côtes, je trouve que pour des poings aussi... aussi frêles... Il fut interrompu par l’arrivée d’un jeune garçon d’une dizaine d’années qui entra délibérément dans la pièce, vint à lui en lui tendant la main et en disant: --Bonjour. Puis s’adressant à Uni, il prononça quelques mots en norvégien. --Maman, traduisit Uni, envoie Dagfin chercher vous pour le travail du théâtre. --Dagfin? --C’est mon petit frère, Dagfin Dahl. --Il est bien joli, insinua Jérôme, il vous ressemble. Mais elle n’écoutait pas. --En garde, Dagfin! commandait-elle. Et elle reprit avec le petit bonhomme qui se défendait hardiment l’assaut auquel le Français s’était dérobé. * * * * * _Littérature_ était en répétitions. Jérôme et Mme Krag se livraient au travail des retouches, des suppressions, des raccords. Jérôme cédait généralement aux exigences de sa collaboratrice, consentait à ce qu’elle ajoutât deux ou trois répliques d’un sens végétarien et métapsychique, qu’elle supprimât le verre de porto du premier acte, mais il demeurait inflexible sur la question du baiser du deuxième acte. Au cours d’une scène, à laquelle il tenait beaucoup, Florian et Clarisse échangeaient un baiser. --Ils ne peuvent se baiser en public, soutenait Mme Krag. Ils ne sont pas fiancés. --Enfin, s’impatientait Jérôme, où voyez-vous qu’ils s’embrassent en public? Leur baiser n’a d’autres témoins que le banc du jardin, les arbres, les nuages. --Et les spectateurs. --Je me moque des spectateurs! Florian et Clarisse se trouvent dans un jardin. Ils ne sont pas dans une salle de théâtre. --Quand j’étais à Paris, il y avait des gens qui faisaient ces choses-là sur chaque banc dans les rues. --Vous voyez, s’écria Jérôme. A plus forte raison sur un banc de jardin. --Mais, en Norvège, on ne le fait pas. --Peut-être, dit Jérôme tout à ses pensées, les amoureux s’y expriment-ils leurs sentiments en échangeant des coups de poing? --C’est plus naturel. La mesure des forces n’est-elle pas une garantie du bonheur du couple? Mme Krag, toujours à l’affût d’une occasion de placer ses théories les plus chères, émit des idées singulières sur l’expression des sentiments amoureux: qu’ils se doivent manifester par des gestes de force et non point par les jeux misérables de la sensiblerie; que les agenouillements, les soupirs, les larmes sont bons à rejoindre au musée du Romantisme l’échelle de corde et le clair de lune; qu’une bourrade donnée joyeusement vaut un long baiser; qu’un match vaut une étreinte et qu’au reste, la santé étant le ferment de l’amour, il faut être végétarien pour faire un bon amoureux. --C’est bien, dit Jérôme, mais je tiens à mon baiser du second acte. Ma pièce est une pièce française; on s’y aime à la française dans un climat où il fait trop doux pour que Florian et Clarisse éprouvent le besoin d’échauffer leurs sentiments en se boxant. Finalement, ils se mirent d’accord sur un compromis: Florian saisirait les mains de Clarisse, l’attirerait à lui; elle baisserait le front et ses cheveux recevraient le baiser destiné à ses lèvres. Quant aux paroles de Mme Krag, Jérôme n’en fit guère plus de cas que de la clairaudiance et des vertus de l’eau de Farris. L’amour ne se manifeste pas par des coups de poing, hélas! Ils reprirent leur travail d’ajustement du texte norvégien au texte français. --J’ai rencontré Mlle Hilda, votre fille, dit Jérôme. --Hilda? fit Mme Krag. Oui, c’est Hilda Dahl, la fille de mon second mari. Son père est justement ici. --Comment?... --Il étudie avec le Ministre Krag le moyen de transformer notre chambre à coucher, afin que je puisse voir de mon lit, par une baie qui ouvrira sur l’orient, se lever chaque soir l’Étoile de l’Est. Je vous le présenterai à l’heure du thé. Mais travaillons... IX Invité à déjeuner chez Mme Kielland, bourgmestre de Hvalstad, Jérôme prit le train pour s’y rendre par un de ces matins de grand gel, où les pas font sur la neige un bruit de poulie qui grince. Il n’était pas fâché de revoir la dame qui lui avait fait du pied sous la table de Magnussen, non pas qu’il eût du goût pour elle, mais il pensait qu’une conversation avec une personne aussi tendre lui en apprendrait davantage sur les Norvégiennes que les discours à parti pris de Mme Krag. Car si, deux semaines après la rencontre sur le _Jupiter_, son amour pour Uni était plus vif que jamais, du moins jugeait-il n’avoir fait aucun progrès dans le cœur de la jeune fille. Pour qu’elle ne semblât même pas se douter qu’il l’aimait, c’est qu’il ne lui parlait pas le langage qui convient aux Nordiques. Aussi, tous les moyens lui paraissaient-ils bons, qui lui donneraient la clé de ce cœur étranger; il s’en allait, plein d’espoir, la demander aux bontés que Mme Kielland avait pour lui. Le voyage n’était pas long; il l’accomplit dans un compartiment de fumeurs, en compagnie d’une dame qui, dès le départ, tourna la manette de distribution de chaleur de _Varmt_ en _Koldt_, ouvrit la glace et déploya les gazettes. Le froid le pénétrait jusqu’aux os; il n’osait ni relever la glace, ni changer de compartiment; il eût risqué la pneumonie plutôt que de se montrer plus frileux qu’une Norvégienne. M. Kaï Kielland l’attendait sur le quai de la petite gare de Hvalstad. Le philosophe stoïcien avait les mains nues, la tête nue, le cou nu et était si légèrement vêtu que Jérôme se demandait, après l’expérience du compartiment, si le froid n’était pas un préjugé dont les Norvégiens s’étaient débarrassés comme de l’inégalité des sexes et de la diversité des classes sociales. Les politesses furent brèves entre ces deux hétéroglottes. Sur le terre-plein de la station, l’équipage attendait l’invité. C’était une étroite banquette, montée sur deux patins. Le philosophe s’assit à l’arrière, saisit Jérôme par les hanches, le cala entre ses cuisses et lança sa machine sur un chemin glacé, parmi les maisons de bois d’une petite bourgade, la guidant par le moyen d’une longue perche, qu’il laissait traîner derrière lui comme un rat sa queue. La _kjaelke_--c’est ainsi qu’Uni nommait ces tabourets volants--dévorait la route, fonçait sur le disque rouge du soleil bas de midi, franchissait par un pont aérien un torrent figé, et, en quelques instants, déposait son fardeau entre un mât, où flottait en signe de bienvenue le drapeau français, et un blanc châlet, dont le fronton portait, gravée en latin, la maxime stoïcienne: Supporte et abstiens-toi. Le repas fut frugal: herbages, laitages, eau. La bourgmestre fut abondante: Marx, Lénine, Sun-Ya-Tsen. Jérôme but peu, écouta beaucoup, fit à son hôtesse une cour discrète, bien décidé à l’accentuer, dès la première occasion, pour en arriver à ses fins, qui étaient d’étendre ses connaissances de la féminité norvégienne. Il remarqua bien vite que Mme Kielland aimait les idées pour elles-mêmes, les enveloppait d’une tendresse chaude, leur donnait de doux noms: «l’abstinence chérie»; «la bien-aimée socialisation des usines» se hérissait comme une mère poule, quand on les brutalisait; ronronnait comme une chatte, quand on les flattait. Guidé par le goût naturel qu’il avait de plaire aux femmes, il s’appliqua dès lors à ce que son langage fût systématique et abscons, fit un grand abus de suffixes en _isme_ et en _tion_, cita Fourier, le père Enfantin, Victor Considérant, dont il savait peu de chose, sinon qu’ils mettaient les attractions passionnelles à la base de leur système de bonheur social. Après deux ou trois échappées sur la municipalisation et le mutuellisme, il sentit se presser contre le sien le pied de la maîtresse de maison, et, comme il disait avec une conviction insinuante: «C’est par les chemins du cœur que le salariat et le patronat se rejoindront un jour», la pression du pied s’affirma jusqu’à devenir écrasante. --Ah! soupirait la dame, comme c’est bon! Comme vous me donnez du bonheur! Elle semblait vaincue par l’excès d’une émotion, dont Jérôme discernait mal la cause, car, plus le langage qu’il lui tenait devenait obscur, plus elle s’épanchait. Le mari, dont rien ne pouvait troubler le calme, posait de temps en temps sur sa femme en feu, sur Jérôme, sur lui-même, un regard souverain. Après le déjeuner, qui fut bref, ils gagnèrent un salon tout en rideaux blancs et en pitchpin clair, où la conversation s’engagea dans les voies où Jérôme cherchait à l’attirer. Mme Kielland était tombée auprès de lui sur un canapé, tandis qu’à l’autre bout de la pièce Kaï Kielland gardait, dans un fauteuil, une impassibilité proche du sommeil. --Que pensez-vous de l’amour? demanda Jérôme. La présidente de la «Ligue d’abstinence totale» répondit tout d’un trait que l’amour était l’expression la plus haute de l’intelligence, que les organes de son activité étaient la parole et l’écriture, que l’union de deux esprits dans une idée commune en était le terme final, d’autant plus désiré qu’il était peu souvent atteint. --Mais les sens? dit Jérôme. Elle lui saisit la main et, à travers des rougeurs et des soupirs, elle murmura: --Venez, je veux justement vous parler là-dessus sans déranger la méditation du philosophe. Elle l’entraîna dans une pièce voisine, encombrée de livres qui couvraient les murs, les tables, les sièges, le plancher. Elle prit un volume au hasard, l’ouvrit et montrant à Jérôme un des feuillets: --Les sens, dit-elle, c’est l’encre, le papier; l’amour, c’est l’idée. Elle guida Jérôme vers un divan où elle s’assit sur le _Traité de Métaphysique des Mœurs_. --Cette chambre, poursuivit-elle, est le vrai temple de l’amour, ne trouvez-vous pas? C’est ici que mon cœur s’ouvre aux pénétrants désirs de l’esprit... Elle glissa de nouveau ses doigts entre ceux de Jérôme. --C’est ici que je vis tout le jour, depuis cette soirée chez Magnussen, où votre pensée a rencontré la mienne. Elle leva sur lui des yeux chargés de langueur, soupira et baissa la tête. Jérôme était fort embarrassé, mais l’occasion de s’instruire était trop belle pour qu’il s’y dérobât. «Elle me prend pour une idée», se dit-il. --Cher penseur, reprit-elle, exposez-moi votre captivante théorie de l’amour climatérique. Elle se pencha vers ses lèvres, comme pour boire ses paroles, lui serra passionnément les poignets. Il se dégagea doucement de cette étreinte idéologique et demanda en souriant: --La théorie seulement? Il dut répéter ce qu’il avait dit dans un moment de désespoir: qu’à son sens le tempérament amoureux devait aller en s’affaiblissant de latitude en latitude, vers le Nord comme vers le Sud, en partant du 45°, non loin duquel se trouvait justement situé Langeais; que cette ville apparaissait donc comme un des lieux les plus amoureux de l’hémisphère nord; que les jeunes filles y étaient peu farouches; qu’on pouvait leur dire qu’elles étaient ravissantes sans qu’elles prissent la fuite; que, par ailleurs, on y buvait un vin blanc léger, spirituel et qui portait à l’amour. --Mais, ajouta-t-il vivement, je crois ma théorie en défaut depuis quelques instants. En effet, pendant qu’il parlait, Mme Kielland donnait auprès de lui les signes d’un grand désordre des sens: elle gémissait, joignait et disjoignait les doigts, se mordait les lèvres, les joues, la langue. --Encore! disait-elle, pâmée. Jérôme craignit, en continuant de développer une idée d’un effet aussi prodigieux, d’amener son hôtesse à perdre tout à fait la tête. Langeais lui paraissait battu par Hvalstad. Il fit sur les vertus du vin une digression que cette abstinente écouta tout aussi ardemment. Il posa en principe qu’il n’avait jamais été question que Don Juan fût un buveur d’eau, ni aucun des amants célèbres dont le nom est dans le cœur de toutes les femmes. --Ah! s’écria la dame prête à défaillir, je suis possédée par vos idées... L’abstinence est ennemie de l’amour... Langeais est la capitale du tempérament passionnel. Cher Langeais!... Comme je veux le connaître!... D’un mouvement brusque, elle fit tomber les _Fondements de la Morale_ qui surchargeaient un faible guéridon, et se dressant devant Jérôme: --Je veux, dit-elle, demander le divorce. N’êtes-vous pas d’accord? --Moi? fit Jérôme. Oh! oui, tout à fait d’accord. Il accordait tout, pourvu que la scène prît fin et qu’il pût s’esquiver. --N’est-ce pas? reprit-elle. Ah! cher Jérôme! Je veux me libérer d’Épictète pour me donner à Épicure. --C’est meilleur. --Oui, mais il faudra attendre maintenant une année. --Attendre une année? --C’est long, vous trouvez aussi? Mais la loi est faite comme cela. Elle enveloppa Jérôme d’un regard de tendresse. --Je vais, dit-elle en se dirigeant vers la porte, annoncer notre décision à mon mari. --Vous savez, fit Jérôme en riant, je décline toute responsabilité. «Après tout, se disait-il, que cette dame boive du vin, qu’elle divorce, qu’elle épouse un épicurien après un stoïcien, je n’en ai cure. Seulement, je voudrais bien m’en aller.» Au bout d’un instant, elle revint. --Le philosophe dort. --Ne le réveillez pas, fit Jérôme à voix basse. Elle reprit sa place sur le divan. --Parlez, cher Jérôme, parlez. Je veux prendre encore la conception de vos intimes idées. Quelle est votre pensée sur l’optimisme absolutiste de Leibniz? Jérôme vit luire une flamme dans ses yeux; il eut peur. --Quoi? s’écria-t-il en tirant sa montre, déjà trois heures! Et ma répétition? Il eut bien du mal à empêcher Mme Kielland de l’accompagner jusqu’à la gare. --Adieu, disait-elle. Je veux aller vous voir bientôt à la ville. * * * * * «Il est certain, pensait-il en regagnant la station, que les Norvégiennes possèdent une forte culture et se passionnent pour les idées.» Et il songeait qu’Uni n’aimait pas seulement les romans américains et les sports violents, mais aussi qu’elle étudiait l’astronomie, et qu’il serait bon pour lui de réacquérir quelques notions de cette science, bien oubliée depuis le baccalauréat. X Quelques jours plus tard, comme Jérôme dînait chez Mme Krag, Uni, qui était sortie vers le jardin, revint en disant: --C’est bonne neige, cette nuit. Ne voulez-vous pas faire le ski? --Oui, da! jeta Axel qui courut vers le téléphone. Jérôme accepta avec enthousiasme. Et l’on convint de se retrouver à la maison Krag, le temps, pour chacun, de s’équiper pour le sport. La nuit était claire. Le ciel ressemblait à une carte céleste. Jérôme bondit dans un taxi, bien décidé à entrer, ce soir-là, dans le cœur d’Uni. Il traversa le hall de l’hôtel en trois pas, s’inquiéta de ce que le groom de l’ascenseur ne lui fît pas sentir, par un sourire, la confiance qu’il avait dans sa prochaine victoire, et le gratifia d’un pourboire magnifique, afin de conjurer le mauvais œil. Dans sa chambre, il ouvrait trois fois un tiroir, avant de savoir ce qu’il y voulait prendre. Il se récitait les vers de Heine: «Oui, je t’enlace de mes bras, je te presse avec ardeur; le soir est si froid!» Il repassait sa cosmographie et les lois de Newton. Il ne trouvait aucune cravate assez seyante. Il envisageait cette équipée nocturne comme une aventure décisive pour son amour. Il connaissait l’âme des jeunes filles et savait qu’avec la complicité de la nuit, de la neige et des étoiles, on désarmait les plus vertueuses. Il revêtit un sweater d’un ton vraiment très séduisant, cerna son cou d’une écharpe bleu pâle, toucha ses cheveux d’une goutte de parfum et rejoignit ses amis. Il trouva le frère et la sœur dans le garage auprès de l’auto, fort attentifs à promener sur la plante de leurs skis un fer à repasser, qui soulevait des nuages de fumée à forte odeur de suif. --Ne voulez-vous pas mettre la paraffine dessous vos skis? demanda Uni. --C’est fait, répondit Jérôme qui jugeait ses semelles de bois suffisamment rapides dans leur état naturel. Uni était en culotte et veston de drap foncé, toute pareille à Axel. Tête nue, leurs cheveux jaunes rejetés en arrière, de même taille, ils étaient comme deux frères, penchés sur une même besogne, avec des gestes longs, sûrs et harmonieux. Quand ils eurent fini, on lia chaque paire de skis à ses bâtons, on fixa le tout au flanc de la voiture; Uni se mit au volant, Jérôme sauta auprès d’elle, Axel alluma une pipe et l’on partit sur la route bleue, sans phares, au clair de la nuit. Cette maison endormie, ces préparatifs silencieux, cette jeune fille en travesti donnaient à ce départ un air d’enlèvement. Jérôme tremblait d’amour, de bonheur et de froid dans la peau d’un Jérôme 1830. Avec cette aisance qu’il avait à transformer l’irréel en réel, il se jouait un scénario, auquel il était bien près de se laisser prendre: pour donner le change, la jeune fille enlevée menait elle-même l’équipage; il se taisait; il savait qu’en cours de rapt on se tait tant qu’on n’est pas à une bonne lieue de la maison spoliée. Mais tout le répertoire romantique était sur ses lèvres, avec ses répliques rangées dans l’ordre de succession des événements: les soupirs étouffés des premiers tours de roue; puis le prénom chuchoté (_on lui prend la main_); puis quelques mots sans suite, mais non sans effet (_on l’enlace_); puis un silence prudent au premier relai; puis un juron modéré pour l’essieu qui se brise... --Zout! s’écria Uni. Une bougie qui se crasse. Elle arrêta la voiture, sauta dans la neige, souleva le capot. On entendait dans la nuit les tâtonnements de la clé autour de la bougie. --Nous pourrions vous aider, proposa Jérôme. Voulez-vous de la lumière? Il gratta une allumette que le vent eut vite éteinte. Il en gratta une seconde. Axel pouffa de rire. --Vous voulez allumer la bougie? demanda-t-il. Comme tous ceux dont le vocabulaire est limité, il était dans la joie d’avoir donné un double sens à un mot. Il tira une longue bouffée de sa pipe, se remit à rire pendant un bon moment et ne bougea pas de sa place dans l’auto. «Quel égoïste! pensait Jérôme. Il pourrait bien nous aider.» Il songeait à ces mains de jeune fille besognant dans l’huile noire, maculées par les chiffons gras de la boîte à outils, brûlées par le moteur. Il n’y tint plus. --Laissez-moi faire, dit-il à Uni. Mais il ne savait où placer son affairement, penchait sur la jeune fille occupée son zèle stérile, lui tendait ses gros gants inutiles. --Faire quoi? demanda-t-elle sans lever la tête. --Hé bien! nettoyer la bougie. --Pourquoi? Ce n’est pas un travail pour deux. Pourquoi? Parce qu’il y a des besognes qui reviennent aux hommes, d’autres à la femme; parce qu’une femme ne tourne pas la molette d’une clé à mâchoire, ne dévisse pas une bougie, ne la décrasse pas avec du crin d’acier; parce qu’un homme, dans ces circonstances-là, doit voler à son aide. Elle abaissa le volet du capot, tourna la manivelle, se réinstalla au volant, démarra, laissant à Jérôme tout juste le temps de sauter sur le marchepied et de reprendre sa place auprès d’elle. La voiture gravissait, dans la masse sombre des arbres, une route opalescente qui montait, tournait, s’étrécissait entre deux talus de neige, comme une piste de toboggan. Uni chantait gaîment. Axel, dans son dos, l’accompagnait en imitant le banjo. Jérôme cherchait à engager une conversation stellaire. --Où m’emmenez-vous? demanda-t-il à Uni. Dans les étoiles? --Oui, dans celle là-haut, dit-elle. Elle désignait du menton une petite lumière clignotant au sommet de la colline. --Je veux bien, dit Jérôme. Et qu’y ferons-nous? --Nous mangerons là les _smœrrebrœd_. --Vous croyez qu’on y mange? --On boit aussi. --Je n’aime pas votre étoile. Comment l’appelez-vous? Elle éclata de rire. --Son nom est: Frognersaeteren Restaurant. Elle appuya sur l’accélérateur, reprit sa chanson, dépassa à grands coups de klaxon une petite auto, qui grimpait lentement la pente et à laquelle Axel jeta de joyeux «Hello!» et d’amicales gesticulations. --Qui est-ce? demanda Jérôme. --C’est Gerda, la fiancée d’Axel. --Comment, fit Jérôme en se tournant vers Axel, vous êtes fiancé? --Je suis. --Et depuis quand? Vous ne m’en aviez rien dit, cachottier. --Ce n’est pas une chose très vieille. Uni raconta que son frère s’était mis d’accord, ce jour-là, avec Gerda Josefsen, la fille du professeur Josefsen, laquelle était philologue, parlant couramment la langue provençale, traduisait _Calendal_ en norvégien. Elle ajouta qu’Axel avait téléphoné à sa fiancée de venir les rejoindre à Frognersaeteren, que Gerda avait une électrique auto, de magnifiques dispositions pour le saut à ski et qu’elle serait enchantée, n’en ayant jamais rencontré, de connaître un Français. Après quelques détours, on s’arrêta devant un grand châlet, construit en rondins, coiffé d’un toit plat que soutenaient des colonnes de bois curieusement ouvragées, à l’intérieur duquel des garçons en habit noir couraient, portant des plateaux chargés de pots de bière. L’auto fut garée et chacun s’équipa. --Quoi pensez-vous? demandait Uni à Jérôme qui, assis sur la neige, regardait les étoiles. Il cherchait en vain, de ses doigts engourdis, à dénouer les courroies qui maintenaient ensemble ses skis et ses bâtons. --Je pense au nœud gordien, dit-il, et que si j’avais un canif... --Laissez faire moi, interrompit la jeune fille. En un instant, elle vint à bout des lanières, aida Jérôme à chausser ses patins, les lui fixa aux pieds, vérifia les boucles, les ardillons, chaque pièce de l’appareil, se releva et glissa vers l’auto silencieuse de la fiancée d’Axel. Une grande fille, vêtue comme un garçon, descendit de la petite voiture. Axel l’accueillit en lui manifestant sa joie par un croc-en-jambe, qu’elle évita de justesse, et en lui arrachant son bonnet de laine qu’il lança sur le toit du châlet. A son tour, elle cueillit un des longs stalactites de glace qui frangeaient les balcons, le lui plongea dans le cou, après un jeu de passes émouvant, puis, venant à Jérôme: --_Me fai gau_, dit-elle, _de vous veire, Moussu_. Elle lui serra la main. --_Mai_, ajouta-t-elle, _escusas-me un pichot moumen_. Elle remonta dans sa voiture, qu’elle dirigea au ras du châlet, se hissa sur le siège et, avec l’aide d’un bâton à ski, ramena à elle son bonnet. Jérôme s’était précipité pour lui venir en aide, tandis qu’Axel bourrait sa pipe. --_Leissas_, fit-elle en sautant à terre. Puis, elle s’agenouilla pour fixer ses skis à ses pieds. «Mon Dieu, se disait Jérôme, cette philologue s’exprime comme une Arlésienne. Les jeunes filles de ce pays sont prodigieusement instruites.» Il voulut lui faire part de son admiration. --Vous parlez à ravir la langue de Mistral, Mademoiselle. --_Que dias? Sabe pas parla franchiman._ Elle le laissa là avec son compliment et disparut derrière Axel. Uni, à son tour, s’élança dans la nuit. Jérôme glissa à la suite de cette ombre légère, mais, trompé par d’invisibles trous, il tombait, la perdait de vue, reprenait l’équilibre, retombait, maudissait ces ébats violents, ennemis de l’amour. Il entendait les clairs appels d’Uni, qui jetaient dans l’obscurité des lueurs de phare. --Hello!... Hello!... Il cherchait à s’y rallier, mais le sol déferlait sous ses pas comme une mer démontée, jouant à le chavirer. Et puis, tout à coup, son amie descendait du ciel sur un nuage de sucre en poudre, s’arrêtait auprès de lui. --_Godt foere!_ s’écriait-elle. Dans l’ardeur de son plaisir, elle reprenait les expressions de sa langue naturelle. Elle voulait dire: «N’est-ce pas, quelle bonne piste! Quelle bonne neige! quel bon sport! Comme la vie est bonne!» Mais cet enthousiasme ne trouvait pas son écho dans le cœur de Jérôme. Assis sur l’arrière de ses skis, les genoux sous le menton, il se préoccupait de modifier dans un sens favorable à son amour la réalité des faits, s’assurait des complicités: la beauté de l’heure, le silence de la Norvège endormie, le froid même qui, par son excès, atteignait un certain pathétique; et, pour se faire aimer, comptait plus sur sa maladresse qu’il trouvait attendrissante, que sur d’improbables prouesses. Aux pieds d’Uni, qui lui tendait un bâton secourable, il refusait de bouger. Il faisait le gentil, jouait, comme un chat, avec la rondelle de cuir et de jonc du bâton, arguait qu’il était trop fatigué pour se donner tant de mouvement, amorçait des questions sur la Grande Ourse, la Polaire, la Couronne boréale, qui n’obtenaient que des réponses impatientes. --Allons, en route! faisait Uni. Il finit par se lever. Elle le prit par la main, l’entraîna dans une glissade étourdissante. Elle allait, le corps penché en avant, le bras levé, le vent sifflant entre ses dents. Il s’abandonnait à cette force effrénée, s’y livrait avec une joie obscure d’être le plus faible, un espoir mal défini de se briser la jambe, de souffrir par la faute de cette audacieuse, d’attendre, seul avec elle dans la nuit, des secours qui ne viendraient que le lendemain. Au bas de la pente, ils culbutèrent dans un étroit ravin, où ils se trouvèrent mêlés l’un à l’autre dans l’enchevêtrement de leurs skis. --C’est bon! dit Uni. --Vous n’avez pas de mal? demanda Jérôme en dégageant ses jambes de celles de la jeune fille. Elle pencha vers lui sa tête décoiffée. --Avez-vous une cigarette? --Une cigarette? --Oui. Il tâta ses poches, où il pensait que tout était écrasé, en sortit un étui, une boîte d’allumettes. Il avait si froid aux doigts qu’il ne parvenait à ouvrir ni l’un ni l’autre. Uni les lui prit des mains, se servit. A chaque bouffée qu’elle tirait, ses joues s’éclairaient d’un feu rouge. --C’est bon! répétait-elle d’une voix chantante. Ils étaient étendus l’un auprès de l’autre, à moitié ensevelis sous la neige. --Oui, disait Jérôme, mais l’endroit est frais. --C’est, répliquait-elle, que vous êtes tellement si loin de moi. Mettez-vous contre. Il se rapprocha un peu, son coude touchant celui d’Uni. Il était fort gêné par ses skis, par l’agitation de son cœur, par l’onglée. --Non, ce n’est pas ainsi, fit-elle. Elle déboucla les courroies de ses skis, libéra ses pieds. En quelques coups de reins, elle fut contre Jérôme, moulée à lui des chevilles aux épaules. --Voilà comme il faut être, dit-elle. Elle tira de sa cigarette une bouffée plus longue que les autres. Jérôme vit qu’elle fermait les yeux, qu’elle souriait. «Ah! pensa-t-il, c’est le moment de parler.» Elle était contre son cœur; il sentait sa douce chaleur le pénétrer. Jamais occasion n’avait été plus favorable à une déclaration. Seulement, en raison même de cette intimité, née du hasard, et pour ne pas avoir l’air d’abuser de la situation, il devait agir avec prudence, se souvenir qu’une attaque brusquée, comme celle de Holmenkollen, pouvait à nouveau tout casser et que les Nordiques sont sensibles avec excès aux séductions de l’esprit. D’ailleurs, ses mains étaient gelées, ses lèvres étaient glacées, et il eût été bien incapable d’avoir recours à d’autres séductions que celles-là. --Oui, dit-il en claquant des dents, c’est comme cela qu’on est bien. Le corps s’engourdit, on pense en blanc, on ne voudrait prononcer que des paroles cristallines à travers lesquelles les sentiments transparaîtraient. Parce qu’on a froid, le cœur, comme l’aiguille d’une boussole, pointe vers les choses et vers les êtres du Nord dans un élan de découverte passionnée. L’esprit le suit. L’imagination s’en fait un guide et, quand un coup de bise comme celui-ci donne au froid une intensité nouvelle, on croit avoir enfin atteint ce pôle vers lequel tout l’être se tendait. Ranimé par son discours et emporté par cet élan dont il parlait, il saisit la main d’Uni. --Je pense pareil que vous sur le pôle, dit la jeune fille, et je veux tellement aller là, moi aussi. On est couché comme ça, les uns contre les autres. On fume. On ouvre l’oreille. On touche la main du voisin. On dit: «Les chiens aboient. C’est peut-être un ours. Prends ton fusil, Didrichsen. On aura la viande fraîche.» C’est, comme vous dites, une passionnée découverte. --Ah! soupira Jérôme, le pôle dont je parle s’éloigne, quand on croit l’atteindre. --C’est absolument une vérité: les courants qui viennent depuis la Sibérie emportent la banquise. Elle s’écarta de Jérôme, disposa ses skis et ses bâtons sur la neige, comme les lattes d’un banc, s’assit dessus, mit ses mains dans ses poches et parla du Pôle Nord avec une animation croissante. Elle avait jeté sa cigarette, sa voix avait perdu ce ton chantant, et comme alangui, qui l’amollissait un instant auparavant. Elle raconta qu’elle avait câblé de Lausanne à Roald Amundsen, en le priant de la prendre comme météorologiste dans son expédition aérienne et qu’il avait répondu par télégramme: «Regrets, équipage complet.» --Ce soir, ajouta-t-elle, je ne pensais pas tout ça, je pensais autre chose. Et puis, vous avez parlé du pôle, alors... Elle se mit à rire, comme si une image comique lui venait à l’esprit. --Alors, je crois maintenant que je suis sur la glace avec le vieux Amundsen. Le charme était rompu. Elle reprit ses skis et se lança dans des évolutions périlleuses, exécutant des descentes en S, des montées en V, tout un alphabet acrobatique, sous les yeux de Jérôme, qui, semblable à Sisyphe, hissait sur les traces de la jeune fille son cœur pesant comme un rocher, redescendait avec son fardeau, remontait, redescendait. Et l’inlassable Uni trouvait un plaisir toujours renouvelé à effectuer ces allers épuisants, ces retours foudroyants. Bientôt, Jérôme vaincu par la fatigue et le désespoir s’arrêta, quitta ses patins, alla s’asseoir sur le marchepied de la voiture. «Hélas! se disait-il. Quelle langue faut-il donc lui parler?» Au seuil de cette âme étrangère, il découvrait un labyrinthe. De temps en temps, la voix d’Uni l’appelait: --Hello! Il ne répondait pas. Il boudait. Il boudait la nuit d’être trop belle, Uni d’aimer le ski, lui-même d’y être maladroit. Il boudait l’amour. Enfin, elle apparut. --C’est bon, n’est-ce pas? --Non, dit Jérôme. --N’aimez-vous pas faire le ski dans la nuit? --Pas comme cela. --Je comprends, fit-elle. Vous préférez des grandes électriques lumières. Mais, c’est meilleur de glisser dans le noir avec du danger sous les pieds. A ces derniers mots, Jérôme se ressaisit vivement. --C’est dangereux surtout pour le cœur, insinua-t-il. --Pour le cœur? s’étonna Uni. --Oui, ça le trouble, ça l’agite... --Mais non. Le mien est bien tranquille. Elle prit la main de Jérôme, la posa contre sa poitrine. --Ne trouvez-vous pas? --Heu... --Il faut beaucoup de l’entraînement, vous savez. Montrez le vôtre comme il bat. A son tour, elle appuya sa main sur le cœur de Jérôme. --Oh! fit-elle effrayée, c’est un terrible agitement. --Ah! c’est que..., fit Jérôme perdu d’émoi. --Vous n’avez pas l’habitude. --Justement. --Hé bien! nous voudrons prendre le repos maintenant, en mangeant des _smœrrebrœd_. Elle se débarrassa de ses skis et pénétra avec lui dans le châlet-restaurant. Ils y retrouvèrent Axel et sa fiancée joyeusement attablés devant des pots de bière. Toute une jeunesse au teint animé, excitée par le sport, y buvait et mangeait avec allégresse. Uni arracha Jérôme à Gerda qui s’obstinait à lui tenir des discours en provençal. Elle choisit à une sorte de buffet plusieurs petits plats, tout préparés, qu’elle disposa sur une table devant laquelle elle s’assit auprès de lui. Elle était rêveuse; elle mangeait sans dire un mot et d’un air préoccupé. Elle s’interrompit pour aller mettre à sécher les gants de Jérôme et les siens près d’un poêle, autour duquel d’autres gants fumaient. --Je veux demander à vous quelque chose, dit-elle quand elle revint. --Demandez. --N’êtes-vous pas marié dans la France? --Moi? s’exclama Jérôme avec indignation. Mais non, je ne suis pas marié. Elle étendit du beurre sur une feuille de galette. --Je croyais que vous êtes marié, reprit-elle au bout d’un moment. Elle retomba dans un silence dont Jérôme avait toutes les peines du monde à la faire sortir. A la chaleur de la salle qui lui défigeait le cerveau, il se ranimait. Il la plaisantait sur cette idée qu’elle avait qu’il pût être marié à son âge. Il s’étonnait qu’Axel songeât si jeune à épouser Gerda. --Mais, dit Uni, il a déjà vingt ans. --Et elle? --Dix-huit ans, comme moi. --C’est prodigieux! * * * * * --Allons, dit Uni quand ils eurent terminé un souper maussade, il faut faire le retour maintenant. --Nous n’attendons pas Axel? --Il a Gerda. --Ils reviendront seuls? --Mais oui, bien sûr. --Nous aussi, remarqua-t-il. Cette réflexion rendit à Uni sa gaîté. --Oh! nous, ce n’est pas la même chose. --C’est vrai, dit Jérôme, ce n’est pas la même chose. Ils retrouvèrent l’auto. Uni se ganta, tourna la manivelle, se remit au volant et lança la voiture à vive allure sur le chemin de Christiania. Désinvolte, les reins enfoncés dans le cuir du siège, les cheveux au vent, elle caressait le volant du bout des doigts, passait les tournants en coup de fouet; aux carrefours, elle n’hésitait pas, piquait droit sur la bonne route, comme un pigeon sur son pigeonnier. Elle laissait derrière elle une poussière de neige; elle massacrait un paysage de conte d’amour dans un vacarme de moteur, de klaxon, de pneus chaînés. Aux premières lueurs de la ville, Jérôme se retourna, regarda avec désespoir ces forêts qu’ils quittaient, ces étoiles inutiles, tant de beauté gaspillée. --Ah! dit-il, Axel et sa fiancée ne reviendront pas aussi vite. Il imaginait les deux jeunes gens portés par leur petite voiture silencieuse, ne perdant pas une occasion d’en ralentir la marche, de s’arrêter, de s’embrasser dans l’ombre complice. --Peuh! fit Uni avec dédain, je pense pareil que vous: ces électriques machines n’avancent pas. XI Le lendemain, il y eut répétition de _Littérature_ dans les décors. Jérôme avait déjeuné chez les Krag avec Axel et sa fiancée, observant leurs gestes, leurs attitudes, cherchant à y découvrir les marques de l’amour. Axel s’était comporté comme à son habitude, avait parlé peu, ri beaucoup, mangé énormément; il avait joué au ping-pong avec Gerda, en lui envoyant d’un bout à l’autre de la table une pomme qui termina sa carrière dans le verre d’eau du ministre. La fiancée n’avait pas moins de goût que lui pour les jeux d’adresse et, quoique philologue et provençaliste, prenait un plaisir extrême à cet échange de pomme. Seule, Uni n’avait pas participé à cette gaîté et, dès la fin du repas, était partie pour l’Université. --Madame, dit Jérôme à Mme Krag en gagnant le théâtre, M. Axel et Mlle Josefsen ne sont-ils pas bien jeunes pour se marier? --Bien jeunes! Mais à quel âge commence-t-on l’amour en France? --Je parle du mariage, fit remarquer Jérôme. --C’est bien ce que j’entends quand je dis l’amour. Il faut commencer l’amour dans la jeunesse du corps. --Oui, dit Jérôme, on ne s’engage jamais trop tôt dans ses voies adorables. Mais le mariage!... --Hé bien, le mariage? --C’est une affaire sérieuse, une grande machine avec un notaire, un contrat, des apports, une corbeille, des dentelles anciennes, le bouquet des dames de la Halle. Il faut être sûr que ça durera, que... --Ach! interrompit Mme Krag, ce n’est tellement pas cela. N’êtes-vous pas marié, Jérôme? --Non, Dieu merci. --C’est un état contre la nature. --Mais... --La Société d’Eugénésie enseigne que l’homme doit commencer l’amour à dix-huit ans. --En effet, et j’en connais qui ont commencé plus tôt. Mais nous ne parlons pas le même langage. --Oui, nous parlons la même langue, car vous ne prétendez pas appeler amour cette chose que l’on fait sur les bancs à Paris. --Pourquoi pas? --Et dans les fiacres? --Eh bien? --L’amour? Mais l’amour, c’est Axel qui dit à tout le monde: «J’aime Gerda Josefsen.» C’est Gerda qui dit: «J’aime Axel Hansen.» Et ils se marient. C’est un acte franc. --Et si, un jour, Gerda dit à tout le monde: «Je n’aime plus Axel, c’est Sigurd que j’aime», si Axel ne dit rien et voit ses enfants aller vivre chez Sigurd, est-ce que ce sera aussi un acte franc? --Oui, et c’est mieux que si Gerda dormait dans le lit d’Axel en rêvant à Sigurd. «Un acte franc... un acte franc... pensait Jérôme. L’amour, ce n’est pas aussi simple que ça...» A ce moment, ils pénétraient dans le vestibule du théâtre, sous le sourcil hérissé d’un Ibsen de bronze. --Un acte franc..., dit Jérôme, bien sûr... Mais tout de même, quelquefois... Ainsi, tenez: Nora, de _Maison de Poupée_. Eh bien, en France, elle eût fait une très bonne petite épouse. Elle n’aurait rien cassé du tout. Elle aurait trompé son mari avec beaucoup de discrétion et de mesure... --Vous dites des horreurs. --Elle se serait plus vite lassée de ses amants que de son foyer. --... --Et ses enfants auraient conservé leur mère. --Les femmes françaises, conclut Mme Krag, ne savent pas aimer. Elle se dirigea vers le foyer des artistes. --Permettez, dit-elle, je vais rejoindre Sofie Kielland qui m’a donné un rendez-vous ici. «Il est vrai, se dit Jérôme en songeant à la bourgmestre de Hvalstad, qu’il y a dans ce pays des dames qui savent aimer, mais leur façon est toute idéologique et sans conséquence.» Il gagna la scène. * * * * * On voyait rarement Jérôme au théâtre. Uni marquait une certaine indifférence à _Littérature_ et ce qui n’intéressait pas Uni n’intéressait pas Jérôme. Il abandonnait donc habituellement à Mme Krag le soin de veiller sur les répétitions. Quand il apparut sur le plateau où l’on plantait les décors, le directeur Johannessen courut à lui, lui secoua les mains avec plus de vigueur que de coutume, les garda dans les siennes, débitant des tirades pleines de chaleur, auxquelles Jérôme n’entendait goutte. --..., déclamait le directeur. --Oui, oui, répondait Jérôme. --..., insistait l’autre. --Merci, très ému..., disait Jérôme à qui les mains cuisaient. «Voilà, pensait-il, un directeur qui prévoit des recettes fructueuses...» La petite Anita Bing s’avança à son tour. --Monsieur l’auteur, mes camarades et moi nous vous donnons la félicitation. --Mademoiselle, fit Jérôme, attendons la générale. --... et, poursuivit-elle, nos vœux de bonheur. «Ils sont bien gentils, se disait encore Jérôme, c’est peut-être la coutume du pays d’adresser des compliments à l’auteur, à la première répétition dans les décors. C’est bien différent de Paris où, ce jour-là, personne n’est à prendre avec des pincettes.» Son étonnement fut bien plus grand, quand il vit arriver une délégation des ouvreuses, conduite par l’ouvreuse en chef, portant une gerbe de fleurs. Cette personne s’inclina, débita un petit discours et lui remit le bouquet. --Que dit-elle? demanda Jérôme à Mlle Bing. --La délégation, répondit l’interprète, apporte à vous sa joie pour votre fiançaille. A ces mots, le plancher de la scène trembla, les frises descendirent sur les épaules de Jérôme, la trappe des apparitions féeriques s’ouvrit sous ses pieds. Votre fiançaille... Ce mot, chargé de printemps, le glaçait jusqu’aux moelles. Quoi! ces gens sans malice le fiançaient à Uni? Il tournait sur lui-même, son bouquet à la main, quand Mme Krag entra suivie de Mme la bourgmestre Sofie Kielland. --Ah! Madame, s’écria-t-il, en s’élançant vers Mme Krag, que dois-je croire? --Cher Jérôme, soupira Mme Kielland, en lui serrant les mains. Elle tomba assise sur le banc du premier acte. --Merci, dit Jérôme de plus en plus ému, merci. --Je partage votre bonheur à tous les deux, fit Mme Krag. Sofie vient de m’apprendre la bonne nouvelle. --Comment? Mme Kielland savait-elle donc?... --Cher Jérôme, interrompit la bourgmestre, je voulais que mes meilleurs amis savent les premiers notre décision et nous donnent la félicitation. --Notre décision? «Quoi? frémit Jérôme, c’est la mairesse qui veut m’épouser?» Il perdit complètement la tête. Il n’avait d’yeux que pour le trou du souffleur, trop étroit, pour les praticables encombrés d’ouvreuses, de machinistes. Par où fuir? Son hésitation le sauva du déshonneur. Il vit cette dame, dont il ne savait au juste s’il ne l’avait point séduite, ces fleurs, ces visages souriants, ces mains tendues. Peu à peu, les sens lui revinrent. L’odeur de poussière arrosée, qui montait du plateau, le ranima comme une bouffée d’éther; le tonique amer de la réalité lui redonna des forces. Il se rendait à l’évidence, comme un condamné vers le gibet, sans fuite, sans détour, sans délai possibles. Sans recours non plus: pas le moindre mot d’esprit qui vînt à ses lèvres pour le tirer de là. Bien mieux, un sourire niais donnait à ses traits un air de circonstance. Et, faute de savoir comment la tourner, il était tout près d’accepter la situation. Mais les forces obscures de la race veillaient. L’habitude de séduire ne va pas sans une certaine science de la rupture. Il pria Mme Kielland de lui accorder un instant d’entretien et l’entraîna dans les coulisses. --Madame, dit-il, la rencontre de nos idées est-elle à ce point matérialisée qu’elle ait pu faire tomber nos amis dans une erreur aussi aimable? La chose est à la fois plaisante et touchante, et j’en suis flatté. A vous maintenant de les détromper. La bourgmestre répondit sur un ton de grande sérénité: --Cher Jérôme, ne vous avez-vous pas fiancé avec moi dans la maison de Hvalstad? --Moi, Madame? --Vous m’avez demandé de me faire libre par le divorce. --Oui, comme ça, en jouant... --J’ai compris que vous voulez me posséder. C’était une très claire lumière pour moi. J’ai annoncé mon joie à nos amis. --Et votre mari? --Il est en accord et vous donne son compliment. --Mon Dieu! s’écria Jérôme, qu’avez-vous fait? Il s’enfonçait le poing dans les yeux, refoulait le flot d’images qui l’assaillait. Une, entre autres, l’obsédait: Uni, du beau sourire de ses dents blanches, le félicitait d’épouser cette dame sans lèvres. Alors, comme tout Français placé dans une situation dramatique, il prononça un discours. Il cita Schopenhauer,--la chasteté est la forme véritable de l’amour,--évoqua Abélard, exalta l’amitié amoureuse, fit une leçon sur le platonisme, brouilla et lia le tout, et de cet amas de mots tira un syllogisme, qui déterminait qu’il avait raison tout en ayant tort et qu’il eût épousé Sofie Kielland, si celle-ci ne lui avait fait sentir l’horreur qu’elle avait du mariage par le goût qu’elle avait du divorce. Tout en parlant, il portait la main à son cœur, la jetait en avant dans un geste de serment, l’ouvrait comme un livre, où il lisait les textes des philosophes. --Puisque vous ne pouvez pas m’épouser, conclut-il, épousez du moins mes idées. --Oui, cher Jérôme, dit Mme Kielland bouleversée par ce flot dialectique, oui, je marie vos idées et je divorce le stoïcisme. Elle voulut nouer ses bras au cou de Jérôme. --Non, non, protesta-t-il, ne me tentez pas encore une fois. Et il la reconduisit avec des soupirs vers la sortie. Puis, réapparaissant sur la scène: --Il s’agit, entre Mme Kielland et moi, d’une union tout idéologique. Au travail, mes amis! --Voilà, dit Mme Krag, une conception française de l’amour que je ne connaissais pas encore. XII Les difficultés sentimentales, où il se débattait, ne tenaient pas Jérôme à l’écart de la vie publique. La Norvège est un pays à l’hospitalité prodigue et ingénieuse, où l’homme du jour n’est pas l’homme d’un jour. Les journaux ne laissaient pas de s’occuper du jeune auteur, lui consacraient un écho, un entrefilet quotidiens, souvent une colonne ou deux. Jérôme s’en faisait donner la traduction par le portier de l’hôtel qui avait sa façon de résumer les articles. «M. l’auteur a dit ceci. M. l’auteur a fait cela... M. l’auteur n’aime pas la statue de M. Ibsen qui se trouve vis-à-vis le théâtre et lui préfère le groupe d’ichtyosaures du Jardin Royal... M. l’auteur est de plus en plus satisfait de Mlle Anita Bing dans le rôle de Clarisse: il est d’accord avec M. le directeur Lugné Poe de Paris pour saluer en elle la première artiste des pays scandinaves.» On citait les mots de ce joyeux garçon, que l’on donnait comme un exemple de la bonne humeur française. Seules, ses boutades étaient prises au pied de la lettre. Pour le reste, la légèreté de ses façons, les artifices de son langage, son amabilité souriante mettaient ses interlocuteurs en méfiance; l’excès même de ses enthousiasmes les leur faisait paraître suspects. «C’est adorable!» répondait-il à l’hôte qui lui faisait les honneurs de sa maison et lui demandait un avis de connaisseur sur une broderie du Telemarken; ou bien: «J’en suis fou», en parlant d’un petit poème de Wildenvei; ou encore: «Je n’ai jamais rien vu d’aussi émouvant», quand on lui montra la vieille barque viking du jardin de l’Université. Il faut dire que, quoi qu’il vît, quoi qu’il entendît de la Norvège, les images mentales qu’il s’était construites depuis son enfance avec les matériaux empruntés à la légende, aux affiches d’agences de la rue Scribe, au _Concerto_ de Grieg, s’interposaient entre elle et lui, de sorte qu’il la voyait plus Norvégienne que les Norvégiens eux-mêmes. Sa tendance à costumer la réalité à la façon romantique se donnait libre jeu dans ce pays où, dès le premier jour, il ne ressentit plus rien que d’un cœur prévenu par l’amour, et ce n’était certainement pas par déformation littéraire qu’il disait d’Uni qu’elle volait sur ses skis, du roi Haakon qu’il était d’une sombre et fatale beauté. Au jugement d’un peuple qui aime à descendre au fond des idées, à en peser les éléments, à en mesurer les trois dimensions, il passait pour un être superficiel, dispersé, incapable d’asseoir une opinion solide sur les deux grandes questions qui divisaient alors le pays: l’interdiction des boissons alcooliques et l’authenticité de deux têtes gothiques acquises par le musée à des marchands français. Mais il plaisait et on se le disputait. A tel point qu’au bout de trois semaines sa notoriété parvint aux oreilles du Ministre de France, qui se le fit présenter et l’honora d’un déjeuner de dix couverts, auquel assistait toute la colonie française de Christiania. * * * * * Jérôme ne tirait aucune vanité de cet état de choses; il comptait seulement sur la vogue dont il était l’objet pour l’aider à vaincre la désespérante froideur d’Uni. Il s’arrangeait pour que les articles de journaux qui le concernaient tombassent sous les yeux de la jeune fille et, dans ce dessein, il disposait les gazettes dans le salon de la maison Krag, en mettant en évidence la page où son nom apparaissait en caractères gras. Ou bien, il déployait le _Dagbladet_ devant elle. --Sont-ils ennuyeux, disait-il. Voilà qu’ils parlent encore de moi. --Faisez comme moi, répliquait Uni. Ne lisez pas les journaux. Un jour qu’il se rendait chez les Krag, il vit qu’on vendait une revue illustrée qui donnait un portrait de lui, tenant toute la couverture. Il eut soin d’en acheter aussitôt un numéro qu’il plia dans sa poche. Il s’y trouvait à son avantage. --Suis-je assez peu ressemblant! fit-il en déployant le magazine devant Uni. --Je pense le contraire, dit-elle. C’est votre figure vivante. --Vraiment? Il posa négligemment la publication sur un coin du piano, parla d’autre chose, conta à Mme Krag, pour les oreilles d’Uni, des anecdotes de théâtre où il ne manquait pas de glisser des: «Mon cher, me disait Duhamel...» des: «C’était l’année où l’Odéon donnait ma première comédie...» Quelques instants après, comme il se levait pour accompagner sa collaboratrice au théâtre, Uni lui demanda s’il ne voudrait pas se charger de porter à une boutique de la ville quelques disques de phonographe à échanger. Et elle prit pour les envelopper le premier papier qui lui tomba sous la main, c’est-à-dire le Jérôme du magazine. * * * * * On était dans la période des fêtes. Noël approchait. On dansait beaucoup et Jérôme était fort recherché. L’armateur B. J. Stav donna une soirée qui fit courir tout le monde. Cet homme, épris des belles choses de France, recevait dans une demeure ornée de tous les objets bons à lui rappeler les formes et les couleurs de cette maîtresse lointaine. Il accueillait ses hôtes dans des salons égayés de Beauvais, de brocarts fleuris, aimait à leur donner le plaisir d’admirer les pièces rares de ses collections, confiait à leurs mains faillibles ses plus beaux Rouen, ses cristaux, ses miniatures, leur offrait à danser parmi les baigneuses de Renoir, ruisselantes de lumière, les Tahitiennes de Gauguin, graves comme la volupté même. Entre les invités de cette soirée, Jérôme fut traité comme un hôte de choix par son amphytrion, promené de vitrine en vitrine, de toile en toile. Mais, si ravissant que fût ce Seurat, si musical ce Matisse, tant de beauté française n’arrivait pas à déchaîner son enthousiasme, esclave d’une curiosité uniquement tendue vers la beauté nordique. Pourtant, il saisit soudain B. J. Stav par le bras: --Ah! Monsieur, s’écria-t-il, quelle fête des yeux! Quel enchantement du goût! Ils étaient devant un Renoir. Mais, par l’embrasure d’une porte, Jérôme venait d’apercevoir, dans un salon voisin, le profil d’Uni se détachant sur le marbre d’un torse antique. Il s’exaltait. --Voilà le plus beau Renoir du monde. Et ce Manet, quel Manet! Il avançait, reculait en face du tableau, inclinait la tête de côté, fermait à demi les paupières, mais son enthousiasme avait pris sa source dans les yeux d’Uni. Dès qu’il put s’échapper, il courut la rejoindre. Elle n’était plus là. A la place qu’elle venait de quitter, un groupe de jeunes filles était à contempler le torse apollonien de la collection Stav. L’une d’elles promenait sa main sur le marbre, donnait un avis qu’une autre de ses compagnes ne paraissait pas partager. Elles discutaient vivement avec des _nei_ et des _ia_. Jérôme suivait des yeux cette belle main errant sur la poitrine de l’éphèbe grec. La seconde jeune fille, à son tour, creusait sa paume aux lignes à peine sinueuses de la hanche. Elles semblaient des vierges de bucolique se disputant les grâces d’un Dionysios impassible. Elles se tournaient vers Jérôme, comme pour lui demander de les soutenir l’une et l’autre dans leur opinion. «Où ai-je vu ce visage-là?» se disait-il, en regardant la plus ardente des deux jeunes filles. Bientôt, l’orchestre jeta par les salons des notes éclatantes et le groupe s’éparpilla, le laissant en tête à tête avec elle. Elle l’aborda. --Je veux bien danser avec vous, dit-elle. Et, sans lui donner le temps d’ouvrir la bouche, elle lui tendit la main et se présenta. --Directrice Lena Larsen. --Vous êtes sans doute attachée aux Beaux-Arts, Mademoiselle? lui demanda-t-il, quand elle fut dans ses bras. --Non, répondit cette ravissante personne; je suis médecin-légiste. --Ho! fit Jérôme en lui marchant sur les pieds. Elle dansait à ravir, sentait la violette d’Houbigant, s’exprimait dans le français le plus pur. --Danse-t-on toujours à la Rotonde, au Jockey? dit-elle. --Vous connaissez? --Comme je vous connais. --Allons donc! Moi? --Vous ne vous rappelez pas certain bal de l’Internat? Nous y avons dansé ensemble, Monsieur. Jérôme ne se rappelait rien de la France. Il avait perdu la mémoire de ces choses-là, un matin, sur le pont d’un navire, au milieu de la mer du Nord. --Mais oui, mais oui, fit-il par politesse. Où avais-je donc la tête? Et vous êtes médecin-légiste? C’est étonnant. --Étonnant, pourquoi? --Je ne sais pas... Vous sentez si bon... --Ah! vous êtes bien Français, fit-elle. Et elle ajouta d’un ton enjoué: --Vous me plaisez. En dansant, ils croisèrent Uni qui tournait au bras d’un grand garçon. Elle fit à Jérôme un petit bonjour de la tête. Elle avait les joues rouges, les lèvres entr’ouvertes, les yeux brillants. Elle ne parlait pas, ne riait pas: elle dansait. --Vous êtes directrice, Mademoiselle? poursuivit Jérôme. Directrice de quoi? --De l’Institut médico-légal. --Hein? De la Morgue? --Oui, de la Morgue. Cher vieux mot parisien! soupira-t-elle. Ses regards se perdirent dans des souvenirs. --C’était le meilleur temps de ma vie... Ce n’est pas drôle, vous savez, la Norvège. --Comment pouvez-vous dire cela? s’exclama Jérôme. --Aussi quand je tombe sur un Français, je ne le rate pas. --Vous aimez votre métier? --Oh! celui-là ou un autre... Pourtant, le mien a son bon côté; les clients sont silencieux. --Taisez-vous! --Oui, c’est cela. Mais parlez, vous. Soyez Français, faites-moi la cour. Jérôme était glacé. La Morgue... les clients silencieux... Il lui semblait qu’il dansait avec la Mort couronnée de violettes. --Ah! fit Lena Larsen, vous étiez plus aimable à Bullier. Si je vous avais écouté!... Mais, voilà, la Norvège commence à agir. Vous filez un mauvais coton, mon cher. Quand l’orchestre se tut, elle entraîna Jérôme auprès du torse grec, orgueil de B. J. Stav. --Tenez, dit-elle, c’est tout à fait l’homme coupé en morceaux de la rue du Bel-Air. C’est une affaire que j’ai bien étudiée; j’étais, à cette époque, élève de Balthazard... Mais elle parlait pour elle seule; Jérôme s’était enfui. Elle s’en aperçut; il entendit un éclat de rire. Il retrouva Uni au milieu d’un parti animé. Elle était essoufflée, se donnait de l’air avec son mouchoir, parlait et riait à la fois, s’appuyait familièrement sur l’épaule des garçons. Quand il s’approcha, elle lui lança son gentil «Hello!» --Elle danse bien, Lena Larsen, dit-elle. Elle fait tout pareil que les Françaises, ne trouvez-vous pas? --En effet, répondit Jérôme, elle connaît même certains Français en détail. Ils dansèrent ensemble. Uni n’était pas parfumée. Uni ne regrettait pas la Rotonde. Uni dansait mal. Il était heureux. «Comme elle est Norvégienne! se disait-il. Comme je l’aime!» Il sentait contre le sien ce corps indépendant, habitué aux sports de la neige, qui sont les plus individualistes de tous, ce corps qui obéissait mal, qui était à côté du rythme, qui donnait sa chaleur et n’en recevait pas. Lui, la musique, le mouvement, les lumières, le transportaient. L’orchestre suralimentait son imagination: un coup de cymbales éteignait les lustres, trois notes de flûte faisaient se lever la lune, les violons l’entraînaient dans leurs voies habituelles, qui sont celles de la séduction. --Ah! murmurait-il dans les cheveux d’Uni, la danse est comme ces rêves, où l’on se sent devenir aérien... --Oui, disait-elle. --Les pieds quittent la terre... --Oui. --On continue de danser, on tourne, on s’élève... --Oui. --Sur un nuage? Sur le tapis magique du voleur de Bagdad? On ne sait plus... --Oui, mais moi, je sais. Le plancher de cette maison est le plus bon dans la ville. Il est tellement si praticable à cause qu’il est en... Comment vous dites? Un arbre gros avec des petites glandes... --En chêne, laissait tomber Jérôme en reprenant contact avec le sol. «Elle me glisse entre les mains», se disait-il. Il savait, par l’expérience qu’il avait d’elles, que les jeunes filles courtisées usent d’un système de défensive bien innocent, mais souvent assez inextricable pour faire échouer indéfiniment les attaques dont elles sont l’objet: aux paroles voilées du séducteur, elles ouvrent de grands yeux étonnés: «Attendez donc... Je ne saisis pas... Ah! oui, oui, oui, je vois ce que vous voulez dire...» Il se plaint de l’état de son cœur, elles lui donnent l’adresse d’un médecin spécialiste. Jérôme résolut donc de parler désormais à Uni sans détour et de mettre fin par une franche explication à un état de choses qui ne pouvait se prolonger sans qu’il y perdît tout à fait la raison. Mais l’occasion lui en fut refusée de toute la soirée. Uni, très sollicitée, de plus en plus animée, de plus en plus rose, passait de bras en bras, comme une fleur fraîchement cueillie que l’on fait admirer à la ronde et dont chacun veut respirer le parfum. Il retrouva Lena Larsen, assise sur le canapé d’un boudoir, dans la compagnie de M. de la Boudinière. --Hé là! lui dit-elle, ne vous croyez pas obligé de faire danser toutes ces petites oies blanches. Venez donc vous asseoir ici. Puis s’adressant à l’attaché de légation: --Serrez-vous un peu, La Boudinière. Elle passa sans façon l’un de ses bras au bras du diplomate, l’autre au bras de Jérôme. --Et maintenant, auteur Jérôme, parlez-nous de la France. --Ah! répondit Jérôme, parlons plutôt de la Norvège. XIII --... --Allo, oui, lui-même. --... --Vous! oh! vraiment, c’est vous, votre vraie voix, votre voix à vous? --... --Ce qu’il y a d’extraordinaire à cela? Hé bien! mais une voix de jeune fille qui entre dans ma chambre, le matin, quand je suis à peine éveillé, est-ce que cela ne tient pas un peu de l’irréalité? --... --De votre lit? --... --Parce que... parce que rien. --... --Oui, c’est demain Noël, je le sais. Je sais aussi que vous souperez ce soir autour d’un sapin constellé, que vous poserez vos souliers devant la cheminée, les plus gros, les snow-boots. --... --Vous dites cela, mais on y croit tout de même un peu, ne fût-ce que pour être sa propre dupe. C’est si bon de se duper! --... --Ça, je ne le savais pas. Hé bien! si les restaurants sont fermés, aujourd’hui, je vivrai d’eau claire et d’a..., de..., de cigarettes. --... --Non, vrai? Vrai de vrai? Comme c’est gentil! J’ai peine à croire que ça soit vrai. --... --Drôle? Non, je ne suis pas drôle. J’ai seulement peur de la réalité quand elle est trop près du rêve... Je ne suis pas encore tout à fait réveillé. --... --Si, si, je le suis assez pour ne rien oublier: ce soir, à 10 heures, dans le petit chemin de gauche... --... --De droite? Ah! oui, de droite. Dans le petit chemin de droite, ce soir, à 10 heures. Jérôme sauta hors de son lit, bondit vers la fenêtre, tira les rideaux. Dans la pâle lumière de midi, la ville avait cessé de vivre; plus un bruit, plus un mouvement. La Karl Johansgate, avec ses jardins vides, ses monuments inanimés, offrait le spectacle d’un emplacement d’exposition, un lendemain de clôture. Un passant attardé, comme honteux d’être dehors, longeait les murs; un dernier rideau de boutique était abaissé dans un grand fracas. C’était _Juleaften_, c’était veille de Noël. Chacun avait terminé ses emplettes, porté à la poste ses cartes ornées de houx, de sapins et de vœux, dressé dans son salon l’arbre aux bougies roses, aux cheveux d’ange, garni sa table de lourdes viandes, d’oranges éclatantes, de gâteaux filigranés. Les magasins dépouillés de leurs corbeilles de muguet, de leurs étuis à cigarettes, de leurs ours en peluche, de leurs phonographes de poche, attestaient les prodigalités de chacun pour chacun et que l’amitié, là comme ailleurs, ne répugnait pas à s’entretenir par des petits cadeaux. L’étranger, ce jour-là, se sent abandonné de tous: de l’hôtel, garçon d’étage, sommelier, portier avaient disparu; ils étaient en famille où, renversés sur leur chaise, ils mangeaient de la cuisine bourgeoise et faisaient danser leurs enfants sur leurs genoux; de leur devanture, les agences de voyages, succursales imagées de la patrie lointaine, avaient supprimé leurs châteaux de la Loire, leurs Rivieras; de leur vitrine, les libraires leurs Barbusse, leurs Gide; de leur éventaire, les kiosques à journaux leurs _Figaro_. La France en exil s’était réfugiée dans une chambre d’hôtel; elle se trouvait là avec sa douceur de vivre, ses bords de Loire et sa Côte d’Azur, comme avec ses bijoux une dame que la révolution chassa; elle était tout entière dans une carte illustrée de Langeais, dans une botte de mimosa, dans la chanson légère que Jérôme brodait sur des réminiscences de romance populaire: _A dix heures, ce soir, Dans le chemin de droite._ Uni avait dit: «J’apporterai à vous un souper de Noël pareil qu’aux oiseaux...» «Pareil qu’aux oiseaux...» s’attendrissait Jérôme, en savonnant sa barbe. Elle avait dit aussi: «Vous auriez devenu mort de la faim, sûrement. Vous n’avez pas la pratique, jamais.» La pratique... la pratique... Non, bien entendu, il n’avait pas la pratique d’un pays qu’il habitait depuis un mois, mais il avait celle de son pays, à lui, d’après quoi il était constant que la nuit de Noël favorisait les choses de l’amour, et qu’un rendez-vous donné cette nuit-là était déjà presque un aveu. «Vous n’avez pas la pratique...» --Hé bien! oui, j’aurai la pratique! Il dit et se tailla la joue d’un coup de rasoir. * * * * * Mais, que faire jusqu’au soir dans cette ville morte, sinon tuer le temps, ajouter un cadavre de plus à ceux déjà gisants du bruit, du mouvement, du négoce? Le temps a la vie dure. Pour en venir à bout, il prit un feuillet blanc, une plume, mais l’encre, vingt fois renouvelée, vingt fois s’évapora avant qu’aucun mot ne s’y fût désaltéré. Il aurait voulu écrire un petit billet qu’il eût glissé dans la main d’Uni, au cas où ils auraient été surpris, séparés. Les mots ne venaient pas: depuis le temps qu’il les méditait, ils avaient pris racine dans son cœur. Il sortit. Les couloirs, l’escalier, le hall étaient déserts. Quand il fut dehors, il mit le pied gauche devant le pied droit, le droit devant le gauche, et persévéra dans cet exercice jusqu’à l’épuisement. Les rues centrales de Christiania, ville dix fois brûlée, sont banales et ennuyeuses comme du provisoire. Vouées à l’incendie, elles ont le morne aspect des victimes résignées. Les unes mènent au port, d’autres à la gare, d’autres au cimetière, qui est un port et une gare. Toutes, ce jour-là, menaient au néant. Il fallait, pour découvrir un peu de vie, gagner le quartier de Briskeby, qui a des maisons blanches dans des jardins crépusculaires et des moineaux qui faisaient un bruit d’ailes dans le silence de la cité. Ils volaient d’une porte à l’autre, très affairés, car, au seuil de chacune, ils trouvaient une petite botte d’avoine disposée là pour leur réjouissance: c’était le _Juleneg_, la gerbe de Noël. «Pareil qu’aux oiseaux... Voilà, se disait Jérôme, moi aussi, j’aurai mon avoine, ce soir.» Mais le temps a la mort lente. Il faisait nuit noire; il était trois heures. Jérôme regagna l’hôtel, changea de cravate, ouvrit la traduction anglaise d’un roman de Clara Berg dont le nébuleux héros, né sur les rives du Dnieper, était marchand de bonheur et laissait derrière lui un sillage de ruines, ferma le livre pour ne pas voir mourir de désespoir une Finlandaise de 18 ans, s’étendit sur son lit et s’endormit. Il avait trouvé le meilleur moyen de tuer le temps. Tuer?... Pas tout à fait: anesthésier, et garder le droit au rêve. Mais ne dépouillons pas ce dormeur. * * * * * Bien avant l’heure du rendez-vous, Jérôme se mit en route. Il y avait loin de l’hôtel à la maison Krag par le Drammensveien solitaire, par les trottoirs bossués de glace, par le froid qui durcissait le sang. Mais sa démarche était légère; le bruit de ses pas sur la route sonore battait le mur des maisons; son imagination le précédait comme une fanfare. Il marchait à travers un monde de tableaux littéraires. Ce n’est pas par des voies ordinaires que l’on s’achemine vers le rendez-vous d’une jeune fille, c’est par la prairie de Chloé, la forêt d’Iseult, le jardin de Marguerite, le balcon de Juliette. Quand il fut aux abords de la maison, il se glissa dans l’allée convenue, marchant sur la pointe des pieds, retenant son souffle, prenant dans cet endroit capitonné de neige des précautions de cambrioleur. Des rires, des éclats de voix traversaient les volets; des chocs de vaisselle réveillaient sa faim. Mais l’onglée qui l’amputait des doigts, des oreilles et du nez le distrayait de lui-même; il n’était plus qu’un cœur ouvert aux promesses de la nuit. Adossé à une barrière, immobile par crainte de faire crier la neige, il guettait le bruit, la lueur, le signal qui s’adresseraient à lui. De temps en temps, un rire frais franchissait les buissons, se plantait en lui comme un trait; les autres passaient à côté, se perdaient misérablement dans l’obscurité. «Elle n’ose pas s’échapper», pensait-il. Il maudissait ces gens assis autour d’une table, qui formaient une chaîne à laquelle Uni était liée. Ils avaient les joues en feu, les yeux gonflés, le souffle court. Ils suaient la bière, puaient le cigare. Lui, le pâle, le chevalier ténébreux, lui, l’attendu, le désiré... --Hello!... fit une voix joyeuse. Une fenêtre du rez-de-chaussée venait de s’ouvrir, vivement éclairée. Uni apparut sur le fond lumineux, tournant la tête à droite, à gauche. Épouvanté de la clameur de cette imprudente, Jérôme répondit par une petite toux. --Êtes-vous là? reprit la voix. Je veux venir aussitôt. Il tremblait. «Quelle idée de parler si fort! Elle va nous perdre.» Il se faisait ombre dans l’ombre, pieu dans la barrière, comme un malfaiteur que va trahir l’étourderie de son complice. Mais, au fond de lui, il prenait un plaisir aigu à ce danger, il souhaitait d’être épié par la duègne, suivi par le jaloux, menacé par le guet. La peur est une récréation de la volonté, la dilection des faibles. En un instant, elle fut là, la complice, enveloppée d’un lourd manteau, les pieds dans des bottes fourrées, les bras chargés de victuailles. --Voilà, dit-elle, il y a les _smœrrebrœd_, les petites saucisses, les raisins sèches, tout cela qu’il faut pour que vous ne mourez pas de la faim. Jérôme ne se hâtait pas de l’en débarrasser. Le geste de tendre la main vers Uni pour en recevoir de la nourriture lui paraissait difficile à faire. --J’accepte, dit-il enfin, mais nous partagerons. Venez. Allons plus loin. Nous ne pouvons rester ici; c’est d’une imprudence! --Oui, dit-elle, la neige est si froide ce soir. N’avez-vous pas les snow-boots? --Chut! pas si fort... --Vous pouvez venir à la vérandah; c’est moins froid pour manger. --A la vérandah? chuchota Jérôme. Vous n’y pensez pas. Gagnons plutôt le fond de l’allée. Elle éclata de rire. Jérôme fut atterré. Il pensa que tous les chiens du voisinage allaient aboyer, donner l’éveil à la famille. Il prit la jeune fille par un coude, l’entraîna. Au bout de quelques pas, ils durent s’arrêter: dans cette venelle, la neige accumulée leur barrait le chemin. Uni rit de plus belle. --C’est une drôle salle à manger ici. --Chut! vous allez nous trahir. Il parlait, les dents serrées, d’une voix sombre. Tout son maintien avait un air fatal. --J’ai une idée, reprit Uni. Nous allons dans le garage, nous faisons une table avec les caisses du pétrole. --Je me soucie bien de manger, soupira Jérôme. Quelle perspective, ce tête-à-tête sur des bidons d’essence, une nuit de Noël, en Norvège! Des flocons de neige commençaient à voleter, brodant le thème de leurs jeux légers sur l’enchantement de l’heure. --Voilà le mauvais temps, dit Uni. Venons au garage. --C’est si joli, dit Jérôme, ces flocons de Noël. Dans mon pays, on les appelle du duvet d’ange. --Oui, mais c’est mauvaise neige pour le sport. Je n’aime pas les plumes d’ange. Venez. Il la suivit à travers le jardin, tremblant d’être vu, maudissant l’idée qu’avait eue son amie de l’enfermer dans cette baraque en planches. --Vous serez très bien, dit-elle. Elle déposa les sandwiches entre les mains de Jérôme, courut vers la maison, revint avec des assiettes, un couvert, une serviette, dressa le tout sur deux caisses juxtaposées de la _Vacuum Oil Cy Ltd._ Ensuite, elle alluma les phares de l’auto. --Que faites-vous, malheureuse? s’écria Jérôme. --Je donne la lumière de gala. Dans son affairement, elle avait quitté son manteau. Elle se dépensait comme une servante, passant et repassant devant les faisceaux lumineux qui se brisaient sur le bleu de sa robe et projetaient ses mouvements en grands morceaux d’ombre mobiles sur les arbres du jardin. Quand le souper fut disposé, elle regarda Jérôme. --Je suis contente, dit-elle, j’aime que vous êtes heureux le soir de Noël. --Hélas, dit Jérôme, je ne le suis pas comme je voudrais. --Vraiment? fit-elle. Vous êtes fâché que vous ne soupez pas dans la maison avec nous. Vous savez, maman n’avait pas mis l’oubli sur vous, mais elle ne pouvait pas vous asseoir à la table de _Juleaftem_. --Elle a eu raison. --Oh! une raison très antique. Maman est fermée à clé sur la coutume de Noël: c’est la fête de la famille. Et vous, vous n’êtes pas dans la famille. C’est un dommage. --Un dommage? fit Jérôme. --Oui, parce que vous seriez été avec Axel, Gerda, le ministre, tout le monde qui rit, qui lève le verre. Aussi avec moi... Elle prononça ces derniers mots d’une voix où il passait comme un regret. Jérôme n’écouta pas davantage. L’heure était venue. Cette âme fermée s’entr’ouvrait et tout était possible. Il se jeta vers l’auto, éteignit la lumière des phares. La pièce ne fut plus éclairée que par la lueur laiteuse de la neige du dehors. --Uni, dit-il à voix basse. --Oui, dit-elle, je suis ici. Prenez garde de la table et du bouteille. Il s’approcha, la saisit par les poignets. --Je vous aime. --Oh! fit-elle en sursautant. Comment vous dites? --Je vous aime, Uni. --Oh! répéta-t-elle. --Je vous aime, Uni, poursuivit Jérôme en la maintenant. Ma vie est à vous. Elle dégagea vivement ses poignets. --Votre vie? dit-elle. Alors, vous voulez que je suis votre femme? --Oui, répondit Jérôme éperdu, je veux tout ce que vous voudrez. Elle se tut. Des flocons de neige pénétraient en voltigeant dans le garage. De temps en temps, un moineau attardé au festin de l’avoine, en regagnant son gîte, faisait choir d’une branche un paquet de neige; on entendait: plof! et le jardin retombait dans le silence. --Uni, insistait Jérôme, dites-moi que vous m’aimez. Elle jouait avec le bouchon du radiateur de l’auto qu’elle dévissait, revissait. Jérôme, penché sur le capot, cherchait dans la demi-obscurité à lire une réponse sur ses traits. --Oui, dit-elle enfin, oui j’aime de vous voir, de rire avec vous, de faire la boxe; j’aime de tomber avec vous sur les skis, de porter ici le souper de Noël, mais... --Mais? --Je ne pensais pas cette chose. --Cette chose? questionna Jérôme, la gorge sèche. Il y eut un silence. Le bouchon du radiateur grinçait dans son pas de vis. --Oui, dit-elle, d’être votre femme. Comment, c’est possible que vous m’aimez si vite comme ça? --Si vite! --Cher garçon, ce n’est pas une très vieille chose. N’est-ce pas, comme vous appelez ça, le coup de tonnerre? --Mais, je vous aime depuis que je vous connais, Uni. Elle s’était éloignée de lui, allait et venait le long de la voiture. Son visage avait pris un air grave que Jérôme ne lui connaissait pas. --C’est tard de dire ça maintenant, fit-elle, les yeux baissés. --Ne le saviez-vous donc pas? --Je sais seulement que vous m’avez dit une parole attractive, le premier jour, aux sports de Holmenkollen. Et puis après, c’était fini de vous: toujours des paroles fuyeuses. Jérôme l’écoutait, stupéfait. --Je pensais en dedans de moi: «Il est marié dans la France.»--«Mais non», vous avez dit. Alors, j’ai eu la peur que je n’étais pas assez plaisante pour vous ou pas assez forte à la boxe. J’ai pensé aussi que vous étiez amoureux sur Lena Larsen qui a les manières pareilles que les femmes françaises. Elle s’interrompit, cueillit un long stalactite de glace qui pendait au toit du garage, le brisa sur le sol. --Je la déteste, Lena Larsen, dit-elle les dents serrées. Elle reprit: --Et puis, vous aimez moi si soudain ce soir. C’est la façon comme on n’a pas en Norvège. Jérôme lui saisit de nouveau les mains. --Mais vous, Uni, m’aimez-vous? --C’est difficile de dire maintenant. Il était au désespoir. Les réticences d’Uni, son air préoccupé le déroutaient. Le phonographe dans la maison se mit à tourner un air de danse; on entendit des rires. Uni sursauta. --Il faut, dit-elle, que je vais danser. Et vous, il faut que vous soupez. Adieu. Bon nuit. --Uni, suppliait Jérôme, ne partez pas. Répondez-moi. M’aimez-vous? Elle le regarda dans les yeux. --Je veux dire ça au téléphone demain. Et elle s’enfuit vers la maison. XIV Il en était à sa seconde boite de cigarettes, quand le téléphone ouvrit son petit œil lumineux dans la pénombre de la chambre. Il bondit vers le récepteur. --C’est une dame qui demande M. l’auteur au fumoir. Une dame qui demande M. l’auteur au fumoir un jour de Noël, à 5 heures, c’est une étrangère sans famille, c’est Mlle Colas, lectrice à l’Université; c’est la voyageuse en articles de galalithe qui ne cesse de lui faire de l’œil depuis huit jours qu’elle est à l’hôtel. --C’est bon. Je descends. Ce n’était pas cet appel-là qu’il attendait depuis le petit jour. «Je descends.» Mais il tournait dans la chambre, allait à la fenêtre, tapotait les carreaux, lisait la température au thermomètre, s’asseyait, ouvrait sa troisième boîte de cigarettes. Et puis, il se chaussa, donna un coup de polissoir à ses ongles. «Je descends.» Mais il avait égaré son porte-mine; il explorait les tiroirs, les poches de ses vestons, glissait sa canne sous les meubles. Le téléphone alluma de nouveau son signal. Il s’élança. --C’est cette dame qui s’impatiente. --Oui, oui. Je descends. Il lut encore une fois le thermomètre: −20°. «Bigre, se dit-il, je vais mettre un sweater...» Lequel? Longue hésitation, choix incertain, essais devant la glace. Il avait un œil sur le miroir, l’autre sur le téléphone. Il espérait encore, il attendait, il était sûr de cet appel. «Elle a dû faire des visites de famille, voir des grand’mères, des vieilles tantes, recevoir avec des signes de joie des cadeaux qu’elle détestait. Elle téléphonera au retour...» On frappa vivement à la porte. --Heu... Entrez. C’était Lena Larsen. --Puisqu’il faut vous prendre de force, dit-elle en entrant, eh bien! je donne l’assaut. Bonjour, cher et brillant auteur. --Bonjour, docteur. Quelle... quelle agréable surprise. --Êtes-vous libre? Je vous enlève. --Libre? Heu?... c’est que j’attends un coup de téléphone. --Si ce n’est que ça! Laissez-moi faire. Elle décrocha l’appareil. --Allô! Si on appelle M. Jérôme, faites suivre la communication au 34.782. --Et maintenant, en route!... Ah! tout de même, mon cher, ils exagèrent avec leurs fêtes de famille. Moi, je pense aux orphelins. Quel chapeau mettez-vous? Celui-là?... Et vos gants? Où sont vos gants?... Je me suis dit: il y a dans la ville un Français que tout le monde aura oublié. Je ne me suis pas trompée. Venez. Mais, vous savez, ma voiture est ouverte et il fait un froid de banquise. Mettez trois pelisses et toutes vos écharpes. Quel pays! Vous en êtes toujours amoureux? --Moi, amoureux? De qui? --De la Norvège, parbleu. Oh! pas de ses habitantes, je suis tranquille là-dessus. Quand on arrive de Paris!... Comment trouvez-vous ma robe? D’une longueur ridicule, hein? Soyez franc. --Mais non, je vous assure... --Voyez-vous ça! «Mais non, je vous assure...» Avec sa petite voix sucrée... Ah! le gentil Français, comme il ment avec grâce! Elle emplissait la chambre de Jérôme de sa voix claire, de son animation enjouée. Jérôme ne se hâtait pas. Il mettait de l’ordre dans ses papiers épars, alignait ses stylos, ses crayons, empilait ses livres. Tous ces mouvements l’amenaient à ajouter bout à bout un délai à un autre. --Où m’emmenez-vous? dit-il. --Chez le vieux peintre Christiansen. C’est aujourd’hui la seule maison du pays où l’on ne mange pas le gâteau de Noël, en psalmodiant des chants de Noël sous un sapin de Noël. --A-t-il le téléphone? demanda Jérôme tout à ses pensées. --Il a même quelques bouteilles de Pernod, dit-elle, et quelques souvenirs sur ce cher vieux Paris. Pensez, il a connu la Sapho de Daudet, couru les guinguettes de Bougival avec Maupassant. Ah! c’est un lapin. Et il a la même femme depuis quarante ans. --Non? fit Jérôme. De surprise, il laissa échapper un paquet de feuilles manuscrites qu’il venait de trier avec soin. Il s’agenouilla et se mit à récolter, avec des précautions mesurées, les papiers dispersés. Lena Larsen s’assit sur le bord du lit. --Ce que vous devez vous embêter à Krisnia! dit-elle. Qu’est-ce que vous faites le soir? Pas une boîte où s’amuser, pas une femme à sortir dans des petits théâtres à baignoires grillagées. Et qu’est-ce que vous dites du _Juleaften_? --Heu... fit Jérôme. --Je vois d’ici votre réveillon: trois ronds de chocolat dans votre lit à 9 heures. Jérôme la regarda en souriant tristement. --Ajoutez des raisins secs et quelques flocons de neige, dit-il. Il se redressa, sa besogne terminée. --Et votre pièce, demanda Lena, quand passe-t-elle? --Mardi prochain. --Vous croyez qu’ils y comprendront quelque chose? --Qui ça? --Mes compatriotes. --Pourquoi pas? --J’ai peur que vos idées ne soient trop claires. Mais, j’y pense, la mère Krag a dû jeter un voile symbolique sur tout ça. Votre succès dépendra de l’épaisseur du voile. Elle se tut, les yeux fixés sur la pointe de ses pieds. Puis: --Alors, c’est pour mardi? Et après cela, naturellement, départ par le premier bateau? --Je ne sais pas encore, dit Jérôme en jetant un regard éperdu sur le téléphone. --Ah! fit Lena Larsen. Elle se leva. Jérôme nouait à son cou une écharpe bleu pâle. --Quelle jolie chose! dit-elle. C’est de la vigogne? Elle recula d’un pas, considéra Jérôme en hochant la tête. --Vous devez en faire des passions, vous! --Je ne crois pas, dit Jérôme. Je n’en ai pas le souvenir... --Naturellement, ingrat... Hé bien! reprit-elle vivement, est-ce que nous partons? Je commence à dire des bêtises et de là à en faire... * * * * * La maison de Christiansen était posée dans un vallon, au milieu d’un cercle de sapins graves et de bouleaux légers. Elle était blanche avec des portes et des volets bleus, petite, basse, sans proportion avec la gloire du vieux peintre dont les œuvres faisaient l’orgueil des musées scandinaves. Jérôme fut accueilli par la famille et les amis de l’artiste comme un jeune et joyeux compagnon. Lena le présenta: --Un ami de Montparnasse. Peter, le fils aîné, lui brisa les mains avec enthousiasme. La fille, Ragnhild, le dévorait des yeux, souriait avant qu’il eût ouvert la bouche. Christiansen, qui fumait la pipe auprès d’une vaste cheminée à hotte où flambaient des bûches de bouleau, le salua du fond de sa barbe avec des paroles gracieuses, toutes pleines du souvenir nostalgique de la France. Il n’eut de cesse qu’il eût appris si l’aveugle du Pont des Arts soufflait toujours dans une flûte avec le nez, si le marchand de moules cuites de la rue Lepic persévérait dans son bienfaisant métier, si les raccommodeurs de faïence et de porcelaine jouaient encore le _Bon Roi Dagobert_ sur leur petite trompette. Tranquillisé sur ces différents points, il invita Jérôme, Lena Larsen et quelques autres à descendre dans sa cave, où l’on serait plus à l’aise, disait-il, pour parler de la France. C’était une pièce meublée d’un billard, de quelques guéridons de marbre enlevés aux terrasses des cafés du boulevard, de tonnelets de bière qui tenaient lieu de siège. Les cendriers vantaient le quinquina Dubonnet, les carafes l’oxygénée Cusenier. «Je ne vois pas de téléphone» se disait Jérôme inquiet. D’une cachette dissimulée dans la muraille, derrière une chromo de l’Eléphant-qui-ne-fume-que-le-Nil, Christiansen tira une bouteille avec mille précautions. Un sourire de gourmet et de fraudeur plissait ses paupières vénérables. La cérémonie du Pernod, chère à sa génération, déroula ses rites sous les yeux d’une jeunesse qui n’en perdait pas un détail. Il y eut le dosage de la drogue verte, le morceau de sucre sur la cuiller ajourée, l’eau versée goutte à goutte, la transmutation de l’émeraude en opale. --A votre santé, jeune France, prononça Christiansen. --_Skaal_, fit Jérôme. --Oh! lui dit Lena, ne vous gênez pas, vous pouvez parler français. Et s’adressant à l’assistance: --M. Jérôme aime si tendrement la Norvège qu’il en oublie la langue de son pays. --Oui, répliqua Jérôme, mais Mlle Larsen manie si aisément le français qu’en sa compagnie je le réapprends sans difficulté. --Le français, dit le vieux Christiansen, c’est la langue même des dieux, la seule dans laquelle un homme puisse laisser entendre à une femme qu’il l’aime. --Croyez-vous? demanda Jérôme. --Hé bien! faites-moi la cour, lui dit Lena, nous allons en juger. Elle se rapprocha du tonneau sur lequel il était assis, elle pencha vers lui sa belle tête couronnée d’une natte épaisse. --Oui, oui, clamèrent les voix rieuses des jeunes femmes, faites la cour à Lena, faites-lui la cour. Jérôme était fort en peine de se composer un rôle qu’en d’autres circonstances il eût enlevé avec esprit. C’était trahir Uni. --Ensuite, insista Ragnhild la fille du peintre, nous vous dirons ce que nous pensons de votre manière. Un Français et une Norvégienne, ça va être passionnant! L’argument décida Jérôme. Il avala d’un trait son verre d’absinthe. --Baissez les lumières, dit-il. --Mais non, protesta Lena, nous sommes à Paris, dans un restaurant de nuit. On danse, on boit du champagne, on se lance d’une table à l’autre des petites balles de coton et des serpentins; vous me faites de l’œil, je n’y réponds pas; alors, vous employez les grands moyens, vous venez vous asseoir auprès de moi, pendant que mon cavalier danse avec une autre, et vous parlez. Allez-y. --Je n’aime pas beaucoup votre scénario, répliqua Jérôme. Je préférerais un autre décor, la Norvège, par exemple, une nuit de neige, une allée de jardin, un cœur qui veille dans la maison endormie, quelques minutes d’attente,--un siècle,--puis une ombre qui vient rejoindre une ombre... --Oh! non... pas ça... s’indigna le chœur des impatients. Ils réclamaient de l’amour à la française, hardi, prompt, sans détours ni scrupules. --Pourtant l’amour... commença Jérôme... --L’amour! dit une petite voix flûtée, c’est de prendre Lena sur vos genoux. --Oui, oui, très bien! applaudissaient les autres. Comme en France! --Alors, je renonce, dit Jérôme. --Mais, puisque c’est pour jouer, dit la petite voix. --Allons, appuya Lena, dites-moi, comme les Français savent si bien le faire: «Ah! Mademoiselle, vous êtes ravissante.» Voilà la langue des dieux. On n’y résiste pas. Vous n’avez plus qu’à m’ouvrir les bras. Jérôme flottait entre la réalité que lui offrait cette jolie fille et le souvenir d’Uni fuyant sur les neiges de Holmenkollen. --C’est bien dit, fit-il, mais jouez-vous la Norvégienne ou la Française? --Je joue la femme, c’est tout un. --Hélas! soupira Jérôme, ce n’est pas toujours vrai. Le public commençait à réclamer. On lui avait promis un restaurant de nuit, une belle soupeuse, des serpentins, une déclaration d’amour, bref une tranche de vie bien française. Le sketch tournait au dialogue philosophique. --Enchaînons, dit Lena. Vous êtes venu vous asseoir auprès de moi. Vous m’avez terrassée par les trois mots de séduction auxquels nulle femme ne saurait résister. Je ferme les yeux, j’attends. A vous, maintenant. --... --Ça ne vient pas. Je vois ça. Hé bien! faites quelque chose... Cherchez à m’embrasser. --Déjà! fit Jérôme d’un ton boudeur. Où? Sur le front? --Heu... Ou...i, si c’est mon front qui vous inspire... Hé bien? --Mais... --C’est tout! --Oui. Lena se tourna vers ses amis, vers Christiansen dont les joues souriantes brillaient comme deux pommes rouges. --Voilà, dit-elle, ce que quatre semaines de séjour dans notre cher pays ont fait d’un Français spirituel. --Pardon, répliqua Jérôme, vous me demandez de vous traiter comme un Cubain traite une demoiselle de Montmartre. Je n’ai pas la manière, voilà tout. Les spectateurs manifestèrent leur impatience. La cave s’élargissait, s’emplissait des rumeurs d’un public mécontent. L’absinthe agissait de dedans en dehors sur ces jeunes cerveaux, habitués aux histoires réalistes du vieux peintre, où dominaient les scènes de séduction à la Maupassant, les drames de la chair à la Zola. Comme chacun sait, le Français passe ses journées au café, ses soirées aux Folies Bergère, ses nuits à faire l’amour. De temps en temps, il gagne une guerre, découvre la télégraphie sans fil, traverse l’Afrique en auto. Mais, dans l’ordinaire, sa vie s’écoule aux pieds des femmes qu’il sert de la façon la plus galante du monde et aussi la plus ingénieuse. C’est lui que l’on fêtait, ce jour-là, par une bouteille de Pernod et une curiosité aiguë, dans la cave bien parisienne de Christiansen. Mais il ne rendait pas. Quelle déception pour ces jeunes gens, ces jeunes femmes, altérés par la promesse de Lena Larsen: «Je vous amènerai le Français. On va s’amuser.» --Je veux bien me prêter à ces jeux amoureux, dit Jérôme qui avait toujours son idée, mais à la condition que vous teniez le rôle d’une Norvégienne qui n’aura pas dansé à la Rotonde, reçu des balles de coton rose à l’Abbaye de Thélème, flirté dans les laboratoires du Dr Balthazard. --Jamais de la vie, s’écria Lena. En tout cas, pas avec vous. --Pourquoi pas avec moi? --Parce que... grattez le vernis français sous lequel je vous donne le change, vous ne trouverez plus devant vous qu’une Norvégienne d’une candeur que vous exploiteriez avec le sadisme que je devine. --Essayons tout de même. Une réplique, rien qu’une réplique. Il s’était levé de son tonneau, marchait de long en large avec un air préoccupé, passait sa main sur son front. --Ho! ho! fit la voix moqueuse de Ragnhild. --Ho! ho! reprirent toutes les voix en chœur. Christiansen, les yeux bridés par la joie, tirait de larges bouffées de sa pipe. --Allons bon! dit-il. Ils vont nous jouer du Strindberg. Mais Jérôme s’était arrêté. Il s’accouda à la bande du billard, le menton planté dans les poings, le regard rivé à celui de Lena. Puis d’une voix sourde: --Dites-moi que vous m’aimez. --Bravo! fit Ragnhild. Mais avant que Lena eût pris le temps de répondre, la porte s’ouvrit, la servante de la maison, apparut et prononça quelques paroles. --On vous demande au téléphone, traduisit Ragnhild. --Qui ça? Moi?... Il fit un tour sur lui-même, bouscula les tonneaux, fonça sur la porte, grimpa le petit escalier en vis derrière la servante dont les jupons lui battaient le nez. --Où est l’appareil? Le téléphone? La fille riait. «Sont-ils gais, ces messieurs français!» Elle désigna un nickel qui brillait au mur du vestibule. Jérôme allongea les deux bras, saisit le récepteur comme un naufragé une bouée. --Oui, balbutia-t-il, j’écoute. --Jérôme, n’est-ce pas vous? --Oui. Oh! oui, c’est lui, c’est moi... --Ici, Uni. --Uni, c’est vous! --Je veux parler quelque chose à vous sur votre question de hier soir. --Parlez, parlez. --Je dis oui. Je peux maintenant être votre fiancée. --Uni! s’écria Jérôme d’une voix à briser le microphone. --Alors vous venez demain dans la maison faire notre fiançaille. Je veux qu’il y a aussi Axel et Gerda, et, le soir, nous faisons un petit bombe à Rœde Lygte qui est une Montmartre boîte, où on rit pareil qu’à Paris. Jérôme frémit: un repas de famille, une bombe à Montmartre... --Non, non, dit-il. Je veux vous voir toute seule. Toute seule, Uni... Je vous écrirai une petite lettre. Je vous donnerai un rendez-vous. Chère petite lettre... Cher rendez-vous!... A demain, Uni, à demain. --A demain, Jérôme. * * * * * Il dégringola l’escalier, poussa la porte, pénétra en coup de vent dans le sanctuaire du Pernod. --Où en étions-nous? dit-il. Il sauta sur le billard, s’assit sur le rebord, prit deux morceaux de craie, se mit à jongler. --Vous me posiez d’une voix sombre, dit Lena, une question très claire. --Voulez-vous que nous reprenions? proposa Jérôme. Et il demanda d’un ton léger: --Dites-moi que vous m’aimez. Lena baissa les yeux, contrefaisant la jeune fille timide. --Oui, dit-elle, oui, j’aime votre cravate, la façon dont vous prononcez les _r_, votre talent de jongleur, mais... Jérôme s’exclama: --Oh! ce n’est pas cela, pas cela du tout. Vous n’entendez rien à votre rôle. --Laissez-moi du moins le jouer jusqu’au bout. Je reprends: Monsieur, je ne sais pas si je vous aime, mais j’ai une envie folle de vous sauter au cou. Et joignant le geste à la parole, elle embrassa Jérôme sur les deux joues. La salle trépignait de joie. --Je ne comprends plus, fit Jérôme en se dégageant. Est-ce la soupeuse de Montmartre ou la jeune fille de Christiania qui joue en ce moment? --C’est Lena Larsen, répondit-elle. Prenez-en ce que vous voudrez. Elle fit une pirouette, retourna s’asseoir sur son tonnelet. --Bien joué, Lena! fit Christiansen en levant sa pipe. Il lui prépara un nouveau verre d’absinthe. Puis, s’adressant à Jérôme: --Les filles du Nord sont ainsi, jeune homme. Méfiez-vous du feu qui dort sous la neige. XV ... Je peux maintenant être votre fiancée. «C’est bon, se dit Jérôme, quand il eut regagné sa chambre. Je vais écrire à ma mère.» Quoiqu’il se crût l’esprit indépendant, quoiqu’il se jugeât libéré des obligations familiales où le devoir a généralement plus de part que l’affection, il gardait à sa mère une tendresse véritable qui se traduisait une fois l’an par une visite à Langeais, qui se manifesta, ce jour-là, par une lettre exceptionnellement longue, pleine des beautés de la Norvège, des qualités de la bourgeoisie du pays et de l’excellente éducation des jeunes filles. «Enfin, ma chère Maman, écrivait-il en abordant la quatrième page, ma traductrice, la célèbre romancière Clara Berg, a une fille qui m’a sauvé la vie pendant la nuit de Noël, (je vous raconterai comment plus tard) et qui est ravissante. Mlle Hansen (elle se nomme comme son père, le célèbre chasseur de baleines) et moi, nous nous entendons sur toutes choses d’une façon qui ferait croire à l’intuition du Destin. Elle est astronome, j’adore les étoiles. Elle est sportive, j’étais né champion; votre tendresse craintive m’a seule empêché de le devenir. Elle a, comme moi, des goûts simples, des façons naturelles: elle porte, comme moi, les cheveux courts, (c’est, d’ailleurs, bien joli, et, quand elle viendra en France, toutes les Françaises l’imiteront.) En un mot, ma chère Maman, nous sommes faits l’un pour l’autre et, après avoir longuement réfléchi, nous avons décidé de nous fiancer. Mais je ne voudrais rien faire sans votre assentiment. Je l’attends. »Un mot aimable de vous à Mme Krag (c’est l’autre nom de Clara Berg, je vous expliquerai pourquoi plus tard), me ferait du bien auprès de cette dame, qui a quelque tendance à me juger d’après les personnages de mon théâtre. Dites-lui bien que je ne suis ni chasseur, ni pêcheur, et laissez-lui entendre que je ne bois du vin et ne mange de la viande que sur l’ordonnance des médecins.» Il ajouta en post-scriptum: »Cette jeune fille s’appelle Uni. C’est, comme vous le voyez, un nom français d’un heureux présage.» Il calcula qu’il faudrait bien dix jours pour avoir la réponse. C’étaient dix jours de mystère, dix jours sans avoir à prendre une décision pratique. * * * * * Le lendemain, dès la première heure, il lançait vers la maison Krag un groom volant, porteur d’un message pour Uni. «Trouvez-vous ce matin à 11 h. 30 à la boutique du marchand de fleurs, 34 Karl Johansgate. J’y serai. »J.» Ainsi commençait une existence qui l’enchantait: une jeune fille secrète, des rendez-vous, une correspondance sous le manteau... Il but une gorgée de chocolat, croisa les mains derrière la nuque. Il découvrait en lui les signes du bonheur: le besoin de sonner le valet de chambre pour une allumette, le sommelier pour un verre d’eau; le désir de remuer les bras, la langue, de courir la ville en vue d’emplettes inutiles, d’acheter un journal à chaque petit crieur pour ne faire de la peine à aucun. Il aimait une enfant du Nord, fille de la neige et d’un chasseur de baleines; elle l’aimait. Il fit table nette de ses souvenirs français, inconciliables avec sa vie nouvelle, supprima d’une chiquenaude Paris, d’un tour de commutateur le soleil de sa Touraine, d’un haussement d’épaules ses amours en cours. Comme la mariée, le garçon d’honneur, le maire, sous les balles du jeu de massacre, sous ses coups s’abattaient ses amis les plus chers: Lili Clairon, Jean Sarment, Coupeau. Désormais libre, maître du terrain, il prenait racine en Norvège, comme une graine continentale apportée par le vent sur la péninsule scandinave. Il s’adapterait à l’existence sous le 60° latitude nord; il s’entraînerait au froid, à ce froid incomparable qui donnait à Uni des joues roses, des yeux brillants, une chaleur d’expression inconnue dans les pauvres pays à climat tempéré. Dès maintenant, il quitterait cet hôtel où poussaient des palmiers, cette chambre incompréhensible avec son armoire à rinceaux Louis XVI, ses rideaux en soierie de Lyon. Il irait habiter hors de la ville un châlet de bois, où il y aurait un haut poêle en faïence imagée, des panoplies de skis et de harpons, des peaux d’ours blanc. Il sonna le maître d’hôtel. --Faites préparer ma note. Il téléphona à Lena Larsen. Était-elle son amie? Oui? Alors, elle lui trouverait pour aujourd’hui même le logement et la pension dans une famille norvégienne et à des conditions qui firent demander à Lena, au bout du fil, s’il n’était pas «un peu loufoque». Puis, il se mit à préparer ses malles. Son cœur, comme une boussole, marquait définitivement le Nord. * * * * * A 11 h. 1/2, comme il croisait devant chez la fleuriste de la Karl Johansgate, le col de son manteau relevé jusqu’au nez, il vit arriver Uni qui, de loin, lui fit des signes d’amitié. Il pénétra rapidement dans la boutique sans lui répondre, s’assura que la marchande ne comprenait pas le français, joua la surprise quand Uni entra à son tour. --Vous ici? lui dit-il avec un regard d’intelligence. Quel hasard! --Hello! fit-elle en riant et en le frappant sur l’épaule, ce n’est pas un absolu hasard. La marchande s’empressait en norvégien auprès d’elle, en anglais auprès de lui, proposait à Uni du lilas blanc, à Jérôme des œillets rouges. Mais lui désirait des roses-de-Noël, des perce-neige, des fleurs de Norvège, blanches, sans parfum, couleur du pays. La fleuriste interpellée dans une langue inconnue qu’elle ne voulait pas, par égard pour son client, avoir l’air d’ignorer, mettait son magasin sens dessus dessous, dégarnissait les étagères, la devanture, et offrait à Jérôme des hortensias bleus, quand il demandait des boules-de-neige. Il régnait dans la pièce une chaleur humide et lourde qui embuait les glaces, baignait le visage, les mains. Jérôme se rapprocha d’Uni. --Cette femme n’entend pas un mot de français. Et plus bas: --Vous m’aimez, Uni? --Oui, disait-elle d’une voix claire et rieuse. Il lui chuchotait d’agréables platitudes. --Ce ne sont pas ces roses, ces œillets, c’est vous, Uni, que je voudrais respirer... Ils allaient d’une corbeille à l’autre, penchés comme des myopes sur les azalées, les camélias, les cyclamens, signes colorés d’un pays que Jérôme ne voulait plus connaître, ne connaissait plus. --Il n’y a rien dans cette boutique, disait-il à haute voix. Pas une jolie fleur, pas le moindre edelweiss. Puis dans un murmure: --Donnez-moi votre main. Derrière un pot de cinéraire, leurs doigts se mêlaient passionnément. --Je veux vous embrasser, affirma-t-il avec une énergie naissante. Envoyez la marchande chercher de la monnaie, dites-lui qu’il y a le feu dans son arrière-boutique, faites-la sortir; je veux vous embrasser. Quoi qu’il en eût, les fleurs de son pays lui donnaient des preuves qu’on ne les renie pas aussi aisément. Elles encombraient le magasin de messages d’amour destinés à des papillons, à des abeilles; erreur de destinataire, c’était Jérôme qui les recevait. Il en venait de tous les coins de France, des sous-bois de Chantilly avec le muguet, des olivaies de Grasse avec les violettes. --Je veux vous embrasser. La fleuriste était toujours là, mettant en valeur ses corbeilles de coloquintes. Son petit chien grattait la porte pour sortir. Jérôme, pris d’une inspiration soudaine, la lui ouvrit et d’un coup de pied sans rudesse jeta dans la rue l’animal qui s’enfuit en hurlant au milieu des tramways. La femme s’élança sur ses traces, redoutant pour lui une mort affreuse, pour elle les conséquences des décrets sur les chiens non muselés. Jérôme referma la porte, se tourna vers Uni. Cette molle chaleur, ces parfums sucrés... Il l’entraîna sous une fougère des Antilles. --Uni... --Oh!... Un jardin de soupirs fleurissait sur leurs lèvres. Ils étaient entourés de rossignols, de pamplemousses et de berceuses nègres. Uni noua ses bras au cou de Jérôme. Elle n’avait pas cette pâleur des jeunes filles qui redoutent ce qu’elles désirent. Le sang courait sur ses joues. Elle tourna son visage vers lui, elle entr’ouvrit les lèvres et, comme il hésitait une seconde, elle lui saisit la tête et l’attira vers son baiser. Quand il revint à lui, les regards de Jérôme tombèrent sur une touffe d’azalées; son bonheur en fut un instant terni. Il eût aimé que l’air fût moins chaud, moins parfumé, qu’un peu de neige tombât, qu’un ours familier s’approchât d’eux, leur léchât les mains dans un décor qui rappelât davantage la proximité du cercle polaire. Mais du fond de son trouble, Uni murmura quelques mots norvégiens. --_Jeg elsker dig._ Elle rougit et répéta en français: --Je vous aime. --Non, non, s’écria Jérôme, répétez ces autres mots que je ne connais pas. Son cœur en avait bien vite saisi le sens. C’étaient des mots d’amour, venus des régions blanches de ses rêves d’enfant, du pays des Solveig, des Olaf et des timbres-poste à cor de chasse. Quand Uni, en riant, voulut les répéter, la fleuriste précédée de son essoufflement, suivie de son chien, revenait, se confondait en excuses sous les coups d’œil complices de ses deux clients. Jérôme fut magnanime, chargea Uni de l’assurer qu’on lui pardonnait et lui commanda quelques roses à l’adresse de Mme Krag. Ils sortirent. Au seuil du magasin, Uni voulut prendre le bras de Jérôme. --Maintenant, dit-elle, nous venons à la maison. Jérôme l’écarta doucement. --Prenez garde, on pourrait nous voir. --Je m’en fiche qu’on peut nous voir. La fiançaille, c’est tout pareil que le mariage. Ne sommes-nous pas des fiancés? --Pas encore, Uni. Il lui dit qu’il avait écrit en France à sa mère, qu’il valait mieux que rien ne fût officiel avant qu’elle eût répondu. Elle éclata de rire. --C’est drôle, la manière française! fit-elle. Vous donnez le baiser dans la boutique, vous ne donnez pas le bras dans la rue. Jérôme jura que c’était là la marque de l’amour et la quitta en lui fixant rendez-vous pour le surlendemain à l’embarcadère de Stillebach. * * * * * L’après-midi, à la répétition, Jérôme fut aux petits soins avec Mme Krag, qu’il n’avait pas vue depuis les fêtes de Noël. «Quelle femme charmante! se disait-il en lui avançant un siège, en lui couvrant les épaules d’une écharpe. Comme elle a dû être jolie!...» C’était de cette bouche qu’Uni tenait la petite moue qu’il aimait tant, de cette voix sa douce voix chantante. «Et intelligente! Voyez cette mise en scène; est-ce réussi?» Il était vrai que Mme Krag avait apporté autant d’activité dans ce travail que Jérôme y avait mis de nonchalance. D’une comédie légère, alerte, qui rejoignait Sarment par Marivaux, elle avait fait un chef-d’œuvre de lenteur qui déroulait sa carrière dans une décoration funèbre. Or, Jérôme n’était pas fâché d’être l’auteur d’une pièce qui, par les artifices de la traduction et les particularités de l’interprétation, l’apparenterait aux écrivains scandinaves. Il ne lui déplaisait pas de voir la subtile Anita Bing interpréter avec un symbolisme latent le personnage primesautier de Clarisse, ni de voir réaliser ici, par un jeu de rayons lumineux sur un fond de velours vert, le décor du jardin que Coupeau avait figuré à Paris avec deux ifs et une balustrade. En démarquant _Littérature_, Mme Krag l’avait rendue plus accessible à l’esprit nordique de la chère Uni et devait ainsi, sans le savoir, contribuer à renforcer l’amour de sa fille pour Jérôme. «Quelle intuition!» Dans un élan d’admiration, il se demandait s’il ne serait pas juste qu’il se convertît à la théosophie et au végétarisme, quand il se rappela qu’Uni ignorait jusqu’au nom de Swedenborg et mangeait, comme tout le monde, du saumon fumé et du filet de renne. Bien que la pièce dût passer le surlendemain, il s’en remit ce jour-là plus que jamais à sa collaboratrice pour lui donner les soins suprêmes, et après avoir indiqué, pour la forme, quelques insignifiantes modifications de mise en scène, il disparut et courut à l’hôtel terminer ses bagages. * * * * * Il trouva, en rentrant, un message de Lena Larsen. «Cher Ami, »J’ai votre affaire. Allez voir de ma part, ce soir, à 6 heures, Mlle Daa, Blaa Hus, à Lysaker. »A bientôt. »Lena L.» A 6 heures, il sonnait à la porte d’une petite maison de la banlieue, posée comme un jouet au milieu d’un jardin de neige. Elle était construite en bois rond, peinte en bleu avec des encadrements blancs aux fenêtres. Elle sentait le sapin verni, l’eau de cuivre, le blanc d’Espagne. Les joues de la servante brillaient comme le parquet. Des vues lithographiques de la Norvège ornaient les murs du salon de leurs torrents fougueux charriant des troncs d’arbres, de leurs scènes de chasse, de leurs scènes de pêche. Sur une tablette, entre les rideaux blancs et les vitres de chaque fenêtre, des pots de bégonias roses alternaient avec de fins asparagus. Le portrait d’Henrik Ibsen et celui de Bjoernstjerne Bjoernson se faisaient pendant sur le piano. L’impression était bonne. Elle fut meilleure encore lorsque Mlle Daa parut. Mlle Daa n’était ni jeune ni belle. Elle offrait au regard enchanté de Jérôme le visage d’un vieux chasseur lapon brûlé par le soleil de minuit, marqué par l’ophthalmie des neiges. Elle avait des cheveux en touffe d’herbe, des dents faites pour déchirer la chair crue du phoque et une grande douceur d’expression dans la voix. Malheureusement, elle s’exprimait en français, ce qui lui ôtait beaucoup de son charme. Jérôme lui exposa le dessein qu’il avait formé de prendre pour un temps le vivre et le couvert sous un toit norvégien, afin de se pénétrer des coutumes, usages et traditions d’un pays qui, chaque jour, lui devenait plus cher. La demoiselle se déclara flattée du choix qu’un Français de la qualité de M. l’auteur Jérôme avait fait de sa modeste demeure. Elle l’ouvrait toute grande, et son cœur avec, à cet ami de la Norvège et de Lena Larsen. Jérôme convint que Mlle Larsen en l’adressant à Mlle Daa avait agi envers lui comme une amie sincère. Après quoi, il visita la maison, la trouva en tous points conforme à ses vœux. La chambre qu’il devait occuper était blanche, meublée d’un lit à rideaux de mousseline, d’une armoire d’angle décorée de fleurs des champs aux couleurs vives, de guéridons, de sièges également coloriés et d’un poêle à bois, en fonte ornementée, qui touchait au plafond. En apercevant cet objet magnifique, Jérôme ne put retenir un mouvement d’enthousiasme et serra avec effusion les mains de Mlle Daa. --Enfin, s’écria-t-il, je foule le sol de la Norvège. Un arrangement fut conclu et l’on décida que Jérôme s’installerait à «Blaa Hus» le soir même. Quand il quitta Lysaker pour regagner la ville, il n’avait plus cette âme d’exilé des voyageurs d’hôtel. A la station du tram, il regardait les gens en homme qui prend, comme eux, la rame de Kl. 18.52, qui se rend, comme eux, à Majorstuen et, comme eux, prononce en s’adressant au receveur: _Maiôrstoueun_. A l’hôtel, il trouva les journalistes alertés par le portier. Comment? Il partait? Allait-il quitter Christiania à la veille d’y triompher? Les stylos tremblaient entre leurs doigts, les block-notes frémissaient. A cet émoi professionnel, Jérôme répondit en souriant, comme il avait fait un mois auparavant, sur le quai de la gare du Nord, au reporter de _Comœdia_: --Je pars pour la Norvège, où je compte séjourner quelque temps. Ensuite il écrivit à Uni une lettre toute remplie des charmes de Mlle Daa et des beautés de «Blaa Hus». «Figurez-vous, disait-il, un salon où il y a des tableaux de peintres norvégiens, une chambre chauffée par un poêle à bois, une vieille demoiselle qui ressemble à Nanouk... Uni, je vous adore!...» XVI Il s’établit entre eux, pendant la journée qui suivit, une correspondance secrète tout au goût de Jérôme. Au premier billet qu’il lui adressa, elle ne répondit pas. Au second, plein d’inquiétude et d’appels passionnés, elle fit la réponse suivante: «Cher Jérôme, »Vous demandez si je vous aime. C’est une très inutile question. Mais c’est tellement difficile à moi d’écrire des choses comme vous écrivez! Ce n’est pas elles qu’on apprenait au pensionnat, à Lausanne. J’aime mieux de parler qu’à écrire. »Je veux que vous savez une chose, Jérôme: je suis très fâchée que notre amour est un secret de nous deux. Ce veut être tellement plus bon si nous sommes des fiancés. On peut aller rire ensemble avec Axel et Gerda, promener sur les skis toute la nuit. On peut aussi donner des baisers beaucoup plus. J’aime que vous avez embrassé moi au boutique des fleurs, mais c’est peut-être encore plus praticable dans ma chambre. Maintenant, c’est la vacance à l’Université. On peut être toutes les heures ensemble. »Au lieu de quoi, hier soir j’étais triste. J’avais peur que vous faites de la noce avec L. L. que je hais. Je n’avais pas raison, mais L. L. était dans ma tête comme une mouche dans une bouteille. Axel disait que j’avais un flirt malheureux. J’ai fermé sa bouche avec un swing très dur. »C’est long à attendre demain pour nous voir... Répondez vite sur notre fiançaille. Je trouve ça drôle que vous avez écrit à votre mère sur cette chose-là. »Uni.» Jérôme répondit aussitôt: «Non, Uni chérie, je n’ai pas fait la noce hier soir avec deux majuscules. Je n’ai pas quitté «Blaa Hus». Je vous ai aimée tout le long de cette longue soirée, de cette longue nuit. Il n’y a plus personne au monde qui puisse occuper mes pensées que vous et vous et encore vous. Aussi, jugez de mon bonheur: pendant deux heures, cette chère Mlle Daa m’a parlé de votre pays. J’en ai appris des choses! Vous ne m’aviez jamais dit que la cascade de Valurfos tombe de 352 mètres de haut, qu’il gèle pendant 243 jours par an à Kautokeino,--nom adorable!--que la Norvège a 20.000 kilomètres de rivages, la moitié du tour de la terre, Uni! Vous m’aviez caché que les purs Norvégiens s’expriment en vieux langage landsmaal. Est-ce en landsmaal que vous pensez à moi, ma chérie? Saviez-vous qu’il y a des lynx dans vos forêts, des moustiques au cap Nord? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit? Tout ce qui me rapproche de vous, je veux le connaître. Je veux apprendre à danser le halling qui est votre danse nationale, à jouer du langeleik à huit cordes. Je vous aime. Et comme nous ne nous verrons pas aujourd’hui, je resterai ici. Mlle Daa me lira les sagas de vos anciens rois. Je lui poserai des questions, je m’instruirai de tout ce que vous savez et que je ne sais pas. »A demain matin 11 heures comme convenu. »C’est la petite bonne de Mlle Daa qui vous apporte mes lettres. Elle se nomme Mjofi. N’est-ce pas ravissant? »Adieu, ma douce neige, je vous serre dans mes bras. »J.» »Demain, nous parlerons de nos projets.» «Demain, se disait-il quand la lettre fut partie, demain, nous verrons...» Il n’était pas pressé d’aller rire avec Axel et Gerda, de recevoir une seconde fois les compliments d’Anita Bing, de Johannessen, le bouquet des ouvreuses. Il n’était jamais pressé de sortir du rêve pour entrer dans la réalité. Dans l’après-midi, il eut une seconde lettre d’Uni. «Maman est très fâchée de vous que vous n’avez pas venu au théâtre aujourd’hui. Moi, je sais un garçon qui a passé sa journée à la géographie au lieu de donner le courage aux acteurs pour demain. »Ça m’est égal que Valurfos est haut et je ne connais pas ce que c’est _langeleik_. Le _halling_, c’est une danse de la campagne où on lance le pied dans le plafond, c’est très ridicule. »Mlle Daa est un vieil nationaliste. On peut la mettre dans le musée de Bygdœ sous un verre avec les costumes antiques. »Moi, je veux que vous serez célèbre demain dans la Norvège, qu’on tapera les mains très fort à _Littérature_. Je veux être dans la salle et que tout le monde sait qu’il tape aussi mon cœur dans le même temps que ses mains. »Je viendrai au embarcadère de Stillebach demain matin à 10 h. 30. Il faut qu’on a le temps libre pour faire notre fiançaille avant la répétition. »Uni.» Jérôme venait à peine de glisser cette lettre sur son cœur que Mme Krag se fit annoncer et entra en bourrasque dans sa chambre. --Hé bien! n’êtes-vous pas malade? Non? Que se passe-t-il? Dernière répétition aujourd’hui. Pas de Jérôme. Johannessen bouleversé boit le whisky sous mes yeux pour se remettre. La petite Bing sans voix, sans allant;--je la soupçonne d’ailleurs de vous aimer; nous en reparlerons.--Et, c’est le comble, pas de téléphone dans cette maison de Lysaker. Alors? Elle tournait dans la pièce, inspectant chaque objet, s’arrêtant aux gravures qui décoraient les murailles, posant ses questions au roi-Haakon-acclamé-par-la-jeunesse-universitaire, à Roald-Amundsen-plantant-au-Pôle-Sud-le-drapeau-norvégien. --J’ai eu beaucoup à faire, expliqua Jérôme, des lettres à écrire... --Ta ta ta... Le bruit est venu à mes oreilles que vous étiez amoureux. --Moi, Madame? --Il va faire l’étonné! Vous savez bien de qui je veux parler. --Je vous affirme, balbutia Jérôme... Dans sa poche, les lettres d’Uni craquetaient. Il poussa un profond soupir et baissa la tête comme un enfant coupable. --Vous connaissez, ajouta vivement Mme Krag, mes idées sur le droit au bonheur. Mais est-ce bien le bonheur qui vous attend de ce côté? --Oui, Madame, oui, s’écria-t-il dans un élan. Elle le considéra avec ses petits yeux bordés de cils roux. --Écoutez, Jérôme. J’ai l’horreur des demi-mots. Laissez-moi vous parler clairement. Tagore a dit: La passion est la lanterne qui nous guide. Moi, je vous dis: Prenez garde, votre lanterne vous conduit dans un chemin détestable. Jérôme, peu entraîné à recevoir les reproches d’une mère, était prêt à se jeter à ses genoux, à tout avouer. --Quelle idée vous faites-vous, poursuivait-elle, d’une jeune fille que l’on rencontre partout dans la compagnie d’un étranger dont on sait qu’il n’est pas son fiancé... --Hé bien mais... --... dont on dit qu’il est son amant? Jérôme bondit, la main en avant dans un geste de serment. --Oh! sourit Mme Krag en l’arrêtant, ce sont là des mœurs françaises. Pourquoi vous indigner? Vous allez me prouver qu’il est tout naturel que Mlle Larsen soit au mieux, comme on dit à Paris, avec un attaché de légation. --Quel rapport?... --Comment, quel rapport? Cela vous laisse indifférent que Mlle Larsen soit l’amante de votre ami M. de la Boudinière? --Tout à fait indifférent. --Comme vous êtes intéressant! Et vous songez quand même à l’épouser? --Qui? --Hé bien! Mlle Larsen. Comme deux couleurs complémentaires en se mêlant produisent du blanc, de même la joie, rencontrant brusquement l’inquiétude sur le visage de Jérôme, donnait à ses traits une expression neutre, le masque de la sérénité. --Je ne songe pas à épouser Mlle Larsen, dit-il tranquillement. --De mieux en mieux! Ah! les Français ont du relief. Pas de morale, mais du relief. Il eut bien de la peine à convaincre cette véhémente de l’innocence de ses relations avec la directrice de l’Institut médico-légal. Il lui conta en termes obscurs une histoire où se trouvaient mêlés une jeune fille qu’il ne nomma point, une marchande de fleurs, le vieux peintre Christiansen, des pots d’azalée, des tonnelets de bière; fit allusion à un baiser donné par comédie et se disculpa de Lena en songeant à Uni. Il désirait une absolution; il obtint un sermon. Il apprit que Lena Larsen ne se cachait pas du goût qu’elle avait pour l’auteur de _Littérature_, que cette inclination avait pris naissance à Paris dans un bal-musette de Montparnasse, qu’au demeurant c’étaient là des mœurs de brasserie dont il n’y avait pas lieu de s’étonner, cette jeune fille ayant vécu en France sans s’y marier, à l’âge que la «Société d’Eugénésie» désigne comme le plus favorable à la conjonction de l’homme et de la femme. --Mais, fit en terminant Mme Krag, me direz-vous pourquoi vous n’êtes pas venu à la répétition? --... Vraiment impossible, je vous assure... Correspondance imprévue... travaux d’ethnographie... A ce propos, comment trouvez-vous mon logement? --Antique, chauffage primitif, pas de téléphone. Je ne vous demande pas ce qui vous a attiré dans ce coin perdu de la banlieue... Elle se dirigea vers la porte. --Je compte sur vous pour demain matin. Anita Bing sera chez moi à 10 h. 1/2. Elle vous fera entendre quelques répliques de sa grande scène du second acte. Elle désire avoir vos conseils. Elle y tient beaucoup. Moi aussi. A demain. Elle avait déjà un pied dans la rue. Jérôme cherchait éperdûment une excuse à ne pouvoir _justement_ pas se rendre chez elle à cette heure-là. Il perdait, de jour en jour, cette aisance, dont il était jusqu’alors naturellement doué, à trouver en un tournemain une allégation à refuser un rendez-vous intempestif, à éluder une question inopportune. Et quand il ouvrit la bouche pour répondre, il ne trouva rien de mieux que cette phrase sans artifice: --Je ne viendrai pas demain matin chez vous. Mme Krag le regarda avec consternation. --C’est bon, dit-elle, je n’insiste pas. L’âme d’un Français est un labyrinthe où je m’égare. Elle s’éloigna, tandis qu’il murmurait: «Demain matin, je rejoindrai votre fille à l’embarcadère de Stillebach. Nous prendrons un petit bateau à vapeur. Nous irons, en brisant les glaces du fjord, jusqu’à Oskarshall, où il y a un parc, un vieux château, du silence, un banc...» XVII Cette promenade à Oskarshall avait laissé à Jérôme plus de courbature dans les jambes que d’ivresse dans le cœur. Il attendait autre chose de ce sombre château, assis dans la neige au bord d’un fjord glacé, que le souvenir d’une course à pied, avec saut d’obstacles, entre le débarcadère de Dronningen et la loge du gardien; de l’ascension chronométrée, et plusieurs fois répétée, d’une tour détestablement haute; d’un match de boules de neige, à qui, d’Uni et de lui, en placerait le plus grand nombre, à vingt pas, dans la gueule d’un canon danois. De faciles victoires l’avaient trouvé modeste. Mais le style de ses foulées, l’aisance de ses sauts avaient transporté son amie au comble de ce plaisir sportif qu’il jugeait incompatible avec l’amour. Et quand il avait dû, après un défi, franchir ce banc sur lequel il aurait tant aimé s’asseoir auprès d’elle, elle lui avait saisi les deux mains et, d’une voix qu’il ne lui connaissait pas, grave, presque dure, elle l’avait sommé de l’accepter pour fiancée. Sans lui répondre précisément, il lui avait donné à entendre qu’il précipiterait peut-être les choses et que leurs fiançailles pourraient avoir lieu plus tôt qu’elle ne pensait. En lui-même, il avait décidé de mettre fin à cette incomparable impatience en demandant, dès le lendemain, à Mme Krag, la main de sa fille. Mais il souhaitait obscurément qu’elle la lui refusât, qu’un enlèvement s’ensuivît, que la blanche aventure se terminât par un mariage romanesque. Tel était l’objet de sa méditation, quand le rideau se leva sur le premier acte de _Littérature_. * * * * * Du strapontin où il s’était réfugié pour échapper aux effusions de Mme Krag, il lui apparut, dès les premières répliques, qu’on jouait une pièce bien ennuyeuse. Le mouvement était lent, les silences étaient interminables, les personnages se déplaçaient dans la glycérine avec de la glu sous chaque pied, comme dans un film au ralenti. Quand il vit Anita Bing pénétrer sur la scène en costume de tennis, il reconnut son ouvrage, mais le personnage lui demeurait étranger. La Clarisse de _Littérature_ était toute vivacité, celle de _Litteratur_ était toute langueur; l’une jetait sa raquette en l’air, la rattrapait par le manche; l’autre, les yeux baissés, en comptait les cordes. Jérôme avait assez de sujets de préoccupation pour ne point s’en créer de nouveaux. Il jugea que sa pièce allait à un four, que Mme Krag ne le lui pardonnerait pas et qu’il devait se préparer, dès lors, à enlever Uni. Il assista donc sans angoisse, et presque avec plaisir, au dépeçage d’une comédie qu’il ne tenait plus pour sienne. L’acteur Alf Aasen parut à son tour. Il était chargé du personnage primesautier, hâbleur et infidèle de Florian. Il l’interprétait comme si l’apostolat avait été sa vocation. Les tirades joyeusement cyniques de ce mauvais sujet, il les tournait en conférence salutiste. Et rien n’était plus étranger au personnage de Jérôme que le ton sur lequel il contait aux amis de Clarisse son équipée à bord d’un transatlantique, où il s’était engagé comme groom pour découvrir, après tant d’autres, l’Amérique: il avait le regard rentré derrière le subconscient, et sa voix assourdie paraissait sombrer dans les linéaments d’une confession psychanalytique. Du coup, Jérôme sentit ses projets d’enlèvement prendre de la consistance. D’ailleurs, le public marquait de la froideur. Jérôme avait pour voisin un homme aux épaules larges, aux poings puissants, dont l’apparence brutale était démentie par des yeux clairs, chargés de rêve. Pas une seule fois, cet homme ne sourit, ne soupira, ne hocha la tête, ne fronça les sourcils, ne se pencha vers sa voisine. Les répliques le traversaient comme les rayons X un corps mou. «Jamais sa mère ne me la donnera, se disait Jérôme. Elle me tient pour un débauché, un buveur, une calamité sociale, et, dès ce soir, elle me rendra responsable de son échec ici... J’enlèverai donc Uni...» Déjà il tournait la manivelle de l’auto, quand un vacarme prodigieux l’arrêta net: au rideau qui s’abaissait sur la fin du premier acte, son voisin se mit à frapper l’une contre l’autre ses fortes mains; la salle entière fit comme lui. Et c’est Jérôme qui fut enlevé. Axel l’entraîna vers les coulisses. --Bon sport, ce soir, disait le frère d’Uni en montrant ses larges mains: j’ai tapé durement mes deux battes de cricket! Mme Krag se jeta dans ses bras. --Comment trouvez-vous Alf Aasen? --Hé bien! mais... --N’est-ce pas? Quel sens du symbole! Et Anita? Venez saluer Anita... Les amis accouraient. Einar Magnussen, le ministre Krag, Sofie Kielland, le philosophe, l’architecte Dahl, l’entouraient, le félicitaient en termes abondants, sinon toujours clairs. Le ministre lui donnait sur le dos des tapes enthousiastes; le stoïcien lui souriait de la moitié d’une lèvre, du quart d’un œil; Magnussen l’engageait comme correspondant du _Dagbladet_, à des émoluments magnifiques. Mme Kielland était défaillante. Elle l’enveloppa d’un regard chavirant. --Ah! soupirait-elle, c’était tellement bon cette idée du sexualisme sportif, ce symbolique tennis, cet échange des fluides amoureux par le jet des balles!... Uni parut à son tour. Peter, le fils du vieux Christiansen, l’accompagnait. --Hello! fit-elle en lui secouant la main, le premier set, il est gagné. Peter Christiansen demanda à Jérôme: --Est-ce que c’est une habitude française d’embrasser les jeunes filles à travers les cordes d’une raquette? --Mon Dieu, fit Jérôme, on s’embrasse comme on peut quand on s’aime. --Aussi, derrière les pots des fleurs, dit Uni. --Moi, continua le jeune homme, je les aurais fiancés tout de suite et j’aurais supprimé la raquette. --Attendez la fin de la pièce, répliqua Jérôme, Clarisse et Florian ne se marieront pas. --Qu’est-ce que cela peut faire? dit Peter Christiansen. Uni ne quittait pas Jérôme des yeux. Entouré d’admiration, assailli par la curiosité, il était là comme un jeune vainqueur, étonné de sa victoire. Mme Krag le prit par la main, l’entraîna jusqu’à la loge de Mlle Bing. Anita le reçut avec une modestie effarouchée. Elle avait été, disait-elle, constamment au-dessous de son rôle. C’était si difficile d’exprimer des sentiments français avec un cœur norvégien! Elle avait senti le danger, la diabolique tentation de jouer le jeu extérieur à la façon française. Elle n’y avait échappé qu’en fermant toutes les portes et toutes les fenêtres de sa maison d’âme. On alla porter des compliments à Alf Aasen, aux autres interprètes. Le quartier des artistes rappelait à Jérôme le vestiaire du Racing-Club. On y croisait des hommes de belle prestance à qui un teint éclatant tenait lieu de fard. A l’appel du régisseur, ils semblaient des athlètes prêts à s’élancer sur le gazon de la piste. Comme Jérôme s’étonnait, auprès de Mme Krag, de rencontrer des comédiens qui pussent se passer de rouge: --C’est, dit-elle, qu’ils sont abstinents. --J’aurais cru que le régime de l’eau... --Écoutez, Jérôme, je veux vous parler très fraternellement de l’abstinence. --Je le désire beaucoup; nous en parlerons demain, dit Jérôme qui songeait à se ménager pour le lendemain les bonnes grâces de la mère d’Uni. Il pénétra dans la salle pour regagner son strapontin; mais Axel le guettait. --Par ici, mon garçon! Il s’empara de Jérôme et le fit entrer dans une loge, où se trouvaient déjà sa sœur Hilda, Gerda Josefsen, Peter Christiansen et Uni. Peter soufflait dans les cheveux d’Uni au moyen de son programme roulé en tube. Mais le jeu n’était pas au goût de la jeune fille qui se défendait d’un air irrité. --Uni, elle est malade, glissa Axel à l’oreille de Jérôme. --Quoi? fit Jérôme. Votre sœur est souffrante? Axel posa un doigt sur son cœur. --Elle a une petite maladie là. Gerda, qui les écoutait, se fit traduire ce qu’ils disaient et échangea, en riant, une remarque avec Axel. --Gerda, elle dit qu’Uni a pris le mal dans la nuit de Noël. --C’est peut-être un rhume, expliqua Jérôme en baissant les yeux. --Cher vieux garçon! s’exclama Axel. N’êtes-vous pas enrhumé aussi? Jérôme l’aurait embrassé. «Cet Axel, se disait-il, avec ses records, son embrocation, sa chewing gum, c’est lui le premier qui lit dans mon cœur.» Et dans un élan tout intérieur, il lui voua une amitié qui ne prendrait fin qu’avec sa vie. * * * * * Cependant les lumières s’éteignirent et Jérôme suivit, cette fois avec intérêt, la partie qui se jouait sur la scène. Il s’agissait, pour faire plaisir à Uni, de gagner le second set. Il attendait avec curiosité la scène du baiser. Anita Bing y mit beaucoup d’adresse. Clarisse chaste, ne laissant rien voir du feu intérieur qui la consumait, elle apparaissait dans le rayon lunaire d’un projecteur, comme l’image même de l’amour des jeunes filles qui refusent éperdument ce qu’elles brûlent de donner. Florian lui ouvrait les bras. Elle faisait trois pas vers lui, s’arrêtait, souriait. On voyait un élan qui tendait ses chevilles, une hésitation qui courbait ses épaules. Lui, à son tour, s’approchait d’elle; le rayon lunaire s’éloignait discrètement. Alors, elle prenait entre ses mains la tête de Florian et, baissant la sienne dans le même temps, elle dirigeait elle-même je baiser du jeune homme vers ses cheveux. Puis, elle s’enfuyait en levant les bras vers le ciel, en un geste qui signifiait à la fois: «Comme je suis heureuse!» et «Qu’ai-je fait?» Ainsi se trouvaient satisfaits Mme Krag et les membres de l’«Association pour le relèvement moral de la femme». A ce moment, Uni s’était tournée vers Jérôme et l’avait regardé en souriant. Quand l’acte fut terminé, elle lui dit, en sortant de la loge: --Anita Bing, elle ne connaît pas la manière pour donner un baiser. Dans les couloirs, Jérôme croisa M. de la Boudinière, monocle, vernis, empesé, tout en grâces et en ronds de jambe auprès de Lena Larsen. --Compliments, mon cher auteur, compliments. Je n’entends rien à la langue de ce pays, mais l’esprit français, ce vieil esprit du boulevard, transparaît à chaque réplique de votre comédie. Vous souvenez-vous de _Dodoche_, aux Variétés? Ça me rappelle _Dodoche_, moins Jules Berry et Maud Loty. Ah! Maud Loty, quel chou! Tandis que cette petite Bing... Jolie, la jambe pas trop mal, mais pas de tempérament, pas de tempérament... Lena Larsen haussa les épaules. --Taisez-vous, Boudinière. Vous dites des choses stupides. Et, s’adressant à Jérôme: --Qu’est-ce que je vous disais? La mère Krag a défiguré votre pièce. Encore si c’était d’un coup de vitriol, par jalousie, à la française... Mais non, pas même. C’est raboté, démembré, couvert de feuilles de vigne. --Vous exagérez, fit Jérôme avec douceur. --J’exagère? Allons donc! Pas un mot d’amour, pas une étreinte. Je suis bien sûre que dans votre pièce, à vous, il y a du mouvement, des coups de téléphone, des chutes à deux sur un divan, de la musique à la cantonade, un mari qui surgit, du revolver, des larmes, du pardon... De l’amour, quoi! --Mais, pas du tout, protesta Jérôme. La version Clara Berg est remarquable. N’avez-vous pas senti tout ce qu’il y avait de sexualisme sportif dans cette partie de tennis?... Il s’éloigna. --Il est touché, murmura Lena à son compagnon. Cherchez la femme... Sur son passage, des personnes inconnues de lui l’arrêtaient, lui serraient la main. Bjoern Bjoernson, fils de Bjoernson, l’interpella de loin. --Hé bien! Monsieur, n’êtes-vous pas Normand? Je veux dire homme du Nord, Scandinave? --Je me croyais Tourangeau, mais... Il rencontra Uni. Elle allait de groupe en groupe, posait des questions, écoutait, revenait vers lui. --Le second set, il est gagné, disait-elle. Ou bien: --C’est un grand enthousiasme partout. J’écoute beaucoup ce qu’ils disent les personnes dans mon dos: c’est des paroles longues comme ça. Très entourée, la bourgmestre Kielland discourait auprès d’eux, au milieu d’un cercle de dames mûres. Uni regarda de son côté en riant. --Vous ne savez pas comment elle dit? «Ce petit Français, il a des idées grandes mais il n’est pas un mari pour moi...» Ils retournèrent à la loge. Le troisième set fut enlevé de haute main. La partie était gagnée. Quand le rideau s’abaissa, il n’y eut pas d’ovation, on ne réclama point l’auteur, mais la satisfaction se lisait sur le visage de tous ces gens qui avaient fait leur provision d’idées et s’en allaient les ruminer dans le calme de leurs petites maisons, silencieuses sous la neige. C’est ce moment-là qu’attendait le directeur Johan Johannessen pour donner à Jérôme une chaleureuse accolade et, entouré de tout le personnel de la maison, lui adresser un discours en proportion avec le succès de la soirée. Sa voix d’ancien jeune premier montait vers les frises, flexueuse, fleurie et parfumée comme une glycine, dont Jérôme sentait les grappes couronner son jeune front. Mme Krag lui succéda et profita de la circonstance pour déplorer qu’un écrivain si doué et un directeur si heureux ne fissent encore partie d’aucune société d’abstinence. Puis ce fut le tour d’Alf Aasen, au nom de ses camarades; celui d’Anita Bing qui voulut dire son petit mot en français, d’une voix de colombe blessée; celui du président de l’Association des machinistes et accessoiristes. Les journalistes ne manquèrent pas d’accourir. Ils entourèrent Jérôme, le pressèrent de questions, en exprimèrent, comme d’un citron le jus, les dernières idées qu’il avait encore sur l’amour, qu’il emprunta, d’ailleurs, aux spécialistes de la question, à la Religieuse portugaise, à Étienne Rey, et s’en furent en ne lui laissant que sa peau et l’espoir de revoir Uni au souper qui allait suivre. XVIII Quand il s’éveilla, vers le milieu du jour, il aperçut d’abord, par la fenêtre, le jardin de Mlle Daa, qu’un rayon de soleil teintait uniformément, de sorte que chaque arbuste et même la barrière étaient fleuris de petites houppes roses. Ses regards rencontrèrent ensuite le dos courbé de Mjofi, la servante, qui jetait des bûchettes dans le poêle. --Ah! Mjofi, fit-il en s’étirant, je crois au bonheur. Comme elle ne comprenait pas ce que demandait le monsieur français, elle lui fit un sourire de pomme d’api, ajouta quelques bûches au feu, ouvrit toute grande la clé du tirage et sortit. «Un vrai temps de fiançailles», se disait Jérôme. La chambre sentait le sapin chaud et la mousseline amidonnée. Des petites phrases de Grieg la traversaient, avec des ailes; les gouttes d’eau qui tombaient des stalactites du toit ponctuaient les instants. Il est doux de se donner à un pays dont on porte en soi, depuis l’enfance, les paysages et le folklore. «Vous êtes des nôtres,» avait répété Bjoern Bjoernson au souper de la veille. «Parbleu, je suis des leurs», pensait Jérôme. Sous ses paupières à demi-closes, il se découvrait un ancêtre viking, séduit par les yeux noirs d’une fille de Touraine, entre le sac de Nantes et le pillage de Tours. Il voyait bien la scène: les longues barques, hérissées de lances, remontaient la Loire; les filles du pays, déjà curieuses de spectacles militaires, étaient accourues sur les rives. Jamais les guerriers blonds n’avaient vu pareille guirlande de fleurs; ils laissèrent là lances et boucliers pour aller les cueillir. Frappé par cette révélation issue des profondeurs de son être, il admirait que le succès d’une comédie, jouée sur la scène du Pigeonnier, l’eût amené à renouer par un mariage le fil qui le rattachait à la Norvège. Il ouvrit de nouveau les yeux. Il vit, sur le mur, Amundsen conquérant le Pôle Sud. Il en ressentit de la fierté. Rien ne coûte à un homme qui a perdu sa personnalité; il reçoit plus qu’il ne donne. Sur ce terrain défriché, retourné, hersé, toute graine semée croît rapidement. A l’aide d’éléments puisés au chantier le plus réduit, il se construisait tout un avenir. Il s’accouda sur son oreiller, considéra les proportions de la pièce, la disposition du mobilier, comment s’ouvraient les fenêtres doubles, se jointoyaient les planches des cloisons. Le châlet, où il vivrait avec Uni, ne serait pas plus grand que celui-là. Seulement, il le ferait peindre en blanc avec des chambranles rouges vif. Il aurait un étage. Au rez-de-chaussée, une grande pièce ornée de trophées de chasse: mâchoires de morse, massacres d’élan, peaux de lynx, où il travaillerait; ici, sa table; là, le fauteuil d’Uni; aux murs, des rayons portant les œuvres des écrivains scandinaves;--déjà, il s’attaquait à la traduction des poésies de Wergeland.--Au premier étage... Il sauta hors de son lit et fit sa toilette en chantant. * * * * * A mesure qu’il approchait de la maison Krag, il trouvait le sol plus glissant et la vie plus difficile. Toutes les formules de demande en mariage qui lui passaient par la tête lui paraissaient misérables, prosaïques, sans portée. Jérôme était le seul écrivain de sa génération qui doutât de lui-même. N’ayant point la formule, il se donna la contenance. Il sourit à la servante qui lui ouvrait la porte. Il sourit à la Vénus d’or du vestibule. Il sourit aux fleurs qui ornaient le salon, à la gerbe de boules de neige qui primait toutes les autres. Il sourit au bruit des pas qui accouraient. --Vous m’avez gâtée, fit Mme Krag en surgissant les deux mains tendues. Ces boules blanches ne sont-elles pas le signe de l’affection que vous me portez, Jérôme? --En effet, appuya Jérôme pour s’ouvrir des voies favorables, une affection très pure et... --Très pure! Oh! ce n’est pas ce que je veux dire, mais, comme l’infini d’Einstein, une affection à la fois sphérique et sans limites. Jérôme jura que cela était l’expression même du sentiment qu’il éprouvait, qu’en effet son affection était ronde et qu’il s’en était toujours douté à sentir la place qu’elle occupait dans son cœur, où un sentiment d’une autre forme eût laissé des vides. Par les détours de cette géométrie sentimentale, il espérait arriver au but même de sa visite. Mais Mme Krag reprit avec sa vivacité coutumière: --Ce que vous dites est d’un intérêt extraordinaire. L’expression des sentiments par des figures géométriques permettrait d’en faire une classification claire, logique: les sentiments cylindriques, les coniques, les pyramidaux. Ainsi, l’orgueil, quel cylindre! Quelle tour de Babel! Et l’égoïsme, Jérôme, l’angle rentrant du polygone affectif. La haine... --Oui, dit Jérôme, mais l’amour? --L’amour? Le plus court chemin d’un cœur à un autre: la ligne droite. «Elle a raison, se dit Jérôme, pas de détours!» Il se leva, s’inclina devant Mme Krag. --Madame... --Comment, vous partez? --Oh! non, je reste... Je reste même à tout jamais, si... Sur ce _si_, il eut un sourire chargé de prière et de mélancolie, dont il espérait qu’il lui éviterait d’en dire plus long. Mais le si demeura en suspension. Il reprit avec des balbutiements que, seule, pouvait excuser la solennité de la démarche: --... Si les liens du mariage pouvaient me retenir dans un pays qui m’est cher entre tous. --Hé bien! asseyez-vous. Je veux vous parler d’Anita Bing. Elle a vingt-deux ans, vous en avez vingt-cinq. Ce sont des âges qui... --Ah! Madame, interrompit Jérôme, ne me parlez pas de Mlle Bing. Il s’inclina de nouveau, sentit sa tête se vider d’un coup et, libéré du contrôle de sa raison, récita la seule formule à laquelle il n’avait pas songé: --J’ai l’honneur de vous demander la main de Mademoiselle votre fille. --Ma fille? Laquelle? --Mademoiselle Uni. Mme Krag mit ses lunettes sur son nez, examina Jérôme des pieds à la tête. --Comme c’est intéressant! fit-elle du ton d’un clinicien devant un cas nouveau. Vous voulez épouser Uni? Vous l’aimez donc? --Ah! soupira Jérôme en fermant les yeux. --Et elle vous aime? --Oh! --C’est véritablement intéressant, répéta Mme Krag. Et quelle curieuse façon française de me demander ce que je ne peux pas vous donner! --Quoi, Madame? Vous ne... Ah! si vous me refusez Uni, je suis... je me... je suis prêt à tout. --Mais, cher Jérôme, je ne dispose pas de la personne de ma fille. Je n’ai aucun droit sur elle. Dans quel pays les parents ont-ils ce droit? C’est une cruelle coutume des temps antiques, depuis longtemps abolie en Norvège. Vous vous aimez. Il faut vous marier ensemble. Voilà. Jérôme se jeta sur la main de Mme Krag, la baisa avec fureur. --Ah! Madame... Madame... --L’union d’un Français avec une Norvégienne, poursuivait-elle avec sérénité, est un fait assez rare. La plus récente est celle de l’ingénieur Dubuisson avec la fille du conseiller Ebbe Heiberg. Elle a duré trois ans. C’est une jolie performance. --Oh! oui, mais nous, affirma Jérôme, nous nous aimons. --Est-ce que vous vous marierez bientôt? --Nous marier? Je ne sais pas. Nous n’en avons pas encore parlé. L’étonnement, la joie animaient sa langue. Il était prêt à prendre cette mère pour confidente, à tout lui raconter: le _Jupiter_, Holmenkollen, le chien de la fleuriste... Mais elle avait hâte de revenir à des affaires sérieuses. --Il faut, dit-elle, que vous partiez maintenant pour Copenhague. --Pour Copenhague? Elle lut à Jérôme un télégramme du directeur du Dagmarteatret de cette ville, qui demandait à monter _Litteratur_, dont le succès lui était connu par les dépêches de la nuit. Jérôme était prié de se rendre d’urgence au Danemark avec un projet de contrat. --Vous avez un train, ce soir, à 9 heures, lui indiqua Mme Krag. --Non, non, cent fois non, protesta-t-il. Je ne quitterai pas Christiania... --Oslo, rectifia-t-elle. --Vous dites? Elle lui apprit,--car il vivait dans un rêve,--que depuis la veille, ce petit nom jaune, en forme de citron, avait remplacé le grand nom, noir et blanc, roc et neige, de la ville. --Je ne quitterai, reprit-il, ni Christiania, ni Oslo. Songez, Madame, qu’aujourd’hui se jouent mon bonheur et celui de Mlle Uni, que cette pauvre petite doit attendre dans l’angoisse le résultat d’une démarche qu’elle pressent certainement. --Hé bien! partez ensemble. --Ensemble? --Ne m’avez-vous pas dit que vous alliez vous fiancer? Copenhague est une ville très gaie. Vous y trouverez tout ce qui réjouit les Français, les restaurants de nuit, la musique de danse, les femmes à talons hauts. Parlez-en à Uni. Elle est dans sa chambre. Et donnez-moi une réponse rapide. Je dois câbler aujourd’hui au théâtre Dagmar. Jérôme se dirigea, le cœur battant, vers la chambre de la jeune fille. Il frappa à la porte. --Io! fit la voix d’Uni. Et elle reprit le petit air qu’elle sifflait. C’était une chanson américaine, qui lui venait volontiers aux lèvres, quand les choses allaient à son goût, quand la neige était skiable, quand la nuit s’annonçait claire pour l’étude des étoiles. Jérôme la trouva étendue à terre, les coudes au parquet, les mains sous le menton, un livre sous les yeux. Elle tourna la tête vers lui. --Vous le connaissez, ce Montherlant? --Heu... Oui. Bonjour, Uni. --Il a une magnifique science sur la course à pied. C’est un sportif auteur, comme vous. Elle se leva et s’assit sur une sorte de lit-divan, surmonté d’une panoplie de skis et de raquettes. Elle enfonça sa tête dans un coussin, croisa ses jambes, alluma une cigarette, lança une bouffée de fumée au plafond. --Bonjour, Jérôme, dit-elle. Asseyez-vous ici. Je veux demander à vous quelque chose. --Moi aussi, dit Jérôme éperdu. Elle l’attira contre elle. --Il faut nous fiancer maintenant. --C’est fait, s’écria-t-il joyeusement. Il lui conta d’un trait la visite à sa mère et que celle-ci ne mettait aucune entrave à leurs fiançailles. Uni s’écarta, jeta ses cheveux en arrière d’un air mécontent. --Non, ce n’est pas fait, dit-elle. Ce n’est pas une question pour maman. Je suis libre d’elle. --C’est bien aussi ce qu’elle pense, dit Jérôme. Elle lui prit la main, fixa sur lui son regard clair. --Je veux vous pour mon fiancé, dit-elle. Voulez-vous moi? --Oh! oui, dit-il d’une voix qui tremblait. Ses paupières battaient; derrière elles, s’enfuyaient les dernières images de son passé. --Je veux vous pour mon fiancé, reprit Uni, parce que je veux donner à vous tout ça qui est dans moi, parce que c’est bon ainsi, parce que... Elle tomba dans ses bras. --... parce que j’aime toi. XIX Mme Krag, le directeur Johan Johannessen, Axel, Gerda, des amis, des reporters accompagnèrent les fiancés à la gare, avec des fleurs, des bonbons, des interviews. Le directeur glissa dans la poche de Jérôme un flacon de whisky. Mme Krag lui donna à lire, pour la route, le _Traité de Royal Yoga_ du sage Içvaracharya Brahmachari. Axel lui remit un mot de recommandation pour le professeur Nielsen, de Copenhague, champion européen de figures sur la glace. Uni reçut, de son côté, divers petits cadeaux: Axel lui offrit un étui de caporal, Gerda un fume-cigarette gravé au nom nouveau d’Oslo. Elle était, par ailleurs, fort affairée, dirigeait les porteurs, faisait disposer les bagages dans les filets, abaisser les glaces. Elle donnait les ordres d’une voix précise, exigeait qu’ils fussent exécutés à son gré, que la mallette en crocodile restât sur la banquette, que la pelisse de Jérôme fût accrochée ici et non là. Quand elle eut distribué les pourboires, elle rejoignit les autres sur le quai. Gerda s’était assise sur un chariot à bagages qu’Axel cherchait à faire chavirer; Mme Krag répondait aux questions que les journalistes posaient à Jérôme. Johan Johannessen dépouillait le marchand de friandises, offrait à chacun un présent sucré. Au dernier moment, on vit arriver Mme Kielland le bras chargé d’un paquet de journaux qu’elle remit à Jérôme. --Ce sont, dit-elle, des articles de George Brandès contre la France militariste. Il faut les lire pendant le voyage, Uni les traduira. Il faut, ensuite, aller voir mon ami Brandès à Copenhague, le discuter, le répliquer. Elle prédisait à Jérôme des plaisirs incomparables. Il empocha les journaux et promit à la bourgmestre de Hvalstad de se consacrer, chez les Danois, à une étude documentée de l’impérialisme français. Les effusions terminées, Uni et Jérôme gagnèrent leur compartiment. Le train partit. Ils étaient seuls. L’obscurité empêchait Jérôme de découvrir des paysages qui lui eussent été chers. Mais le nom des stations frappait agréablement ses oreilles; annoncé par les employés, chacun se condensait en une résultante musicale: «Frrriksta!» «Ssbôg!» «Frrrikshha!», qui allait au cœur de ce néophyte. Uni ne participait pas à cette curiosité géographique. Son allégresse se manifestait par une agitation de jeune animal en cage. Elle s’allongeait sur la banquette, se relevait, se suspendait par les mains aux barreaux des filets, tentait divers mouvements gymnastiques, revenait à Jérôme, lui donnait à croquer un chocolat qu’elle partageait d’un coup de dents, à fumer une cigarette qu’elle allumait à ses lèvres. --Je suis tellement si contente qu’on va à Copenhague, disait-elle. C’est une ville très bonne pour nous. On danse là, on boit le champagne. Nous trouverons aussi Helen Gude. C’était ma préférée amie au pensionnat de Lausanne. Elle avait de l’amour pour un officier italien de Milano. C’était si drôle! Il écrivait à elle secrètement sous les timbres des poste-cartes. Elle était bavarde. Elle embrassait Jérôme à chaque virgule de son discours. A chaque point, elle le serrait contre son cœur. Au bruit que fit le train en passant sur un pont métallique, Jérôme, qui cherchait à connaître son pays d’adoption, demanda: --Est-ce un fleuve? Y a-t-il des fleuves en Norvège? --C’est la rivière Glommen, répondit Uni qui avait coiffé un de ses pieds avec sa petite cloche de feutre, la lançait en l’air et la rattrapait sur son index levé. --Vous la connaissez? --Oh! oui, fit-elle en riant, et elle connaît moi aussi très bien. Elle se mit à conter des histoires de flottage de bois qui passionnèrent Jérôme. Son cousin Jens Hansen était chef d’un district de flottage. A l’époque de la fonte des neiges, elle allait le retrouver avec Axel. Ils aidaient les flotteurs dans leur travail, couraient avec eux sur ces îles mouvantes, faites d’arbres sans écorce, veillaient à empêcher l’enchevêtrement des rondins. Souvent, dans les passes étroites, un de ces ébranchés se mettait par le travers, arrêtait la masse des suivants; il fallait l’atteindre, l’attaquer à la hache; c’était un travail magnifique. Une fois, elle était tombée à l’eau. C’est alors que le Glommen avait fait connaissance avec elle. --C’était tellement bon, racontait-elle. Le cousin Jens, Axel et Peter Christiansen avaient allumé un feu dans le bord de l’eau pour sécher moi. J’ai ôté mes habillements, mon chemise, tout. Ma peau faisait de la fumée comme une soupe. Jens disait: «Quand elle sera cuite, on mangera elle.» Et il jetait des grandes branches dessus le feu. --Vous étiez petite fille, alors. --Oh! non, c’était le printemps avant le dernier. Il faut être une fille déjà grande pour faire ces choses-là. --Quoi? Quelles choses? --Hé bien! le travail du flottage. Une fois lancée sur le chemin des souvenirs, elle ne s’arrêta plus. Bien qu’elle progresse à reculons, c’est la course qui se soutient le plus longtemps sans fatigue. Toute son enfance y passa. Sa mère avait eu tant de maris que le décor familial changeait sans cesse. Il y eut l’incendie de la maison Hansen au cours duquel Uni, qui avait sept ans et déjà tous les courages, pénétra par deux fois dans sa chambre pour sauver ses poupées. Il y eut l’histoire de la clavicule qu’elle s’était brisée dans le jardin de l’architecte Dahl, en voulant atteindre la plus haute branche du plus haut bouleau. --Tenez, dit-elle, on sent la petite bosse encore dessus l’os. Elle ouvrit l’échancrure de son sweater, prit la main de Jérôme, la promena sur le tiède territoire de la blessure. --Vous sentez? demanda-t-elle. --Ou...i, dit Jérôme. Elle poursuivit son récit. Tous ses souvenirs de petite fille sans peur étaient marqués de plaies et de bosses. --Un jour, contait-elle, Axel était un chasseur; moi, j’étais un ours. Alors, il vient à moi avec un grand couteau en criant: «Till doeds! Till doeds!» ce qui est de dire: «A la mort, à la mort!» Et il fonce le couteau dans moi, ici. Elle désignait la place de son cœur. --Mon Dieu, s’écria Jérôme, est-ce qu’on en voit aussi la marque? --Oui, répondit-elle, je veux montrer la petite cicatrice à vous tout à l’heure. Jérôme jeta un coup d’œil effrayé vers le couloir: il redoutait tout de la candeur d’Uni. --Et vous? questionna-t-elle. Il faut dire à moi tout ce qui est de vous, du petit garçon dans la France, là-bas. Lui? Il n’avait que des souvenirs vagues. Pas de belles histoires de flottage, d’incendie, de chasse à l’ours. Pas une blessure à montrer. Il préférait ne pas s’aventurer dans une rétrospection où les sentiments tenaient plus de place que les actes. Le contrôleur le tira d’embarras en annonçant qu’un wagon-restaurant venait d’être accroché au train. --Hello! fit Uni. J’ai une faim grande. La frontière suédoise franchie, on passait de pays demi-sec en pays quart-de-sec. Chaque voyageur, en s’attablant, sortit de sa poche un flacon frauduleux, en versa le contenu dans un verre et l’avala d’un trait avec une grande satisfaction. Jérôme fit comme les autres. Il est bon d’adopter en public les façons du peuple dont on est l’hôte. C’est une forme de la politesse. Dans les pays de prohibition, cette forme se traduit par un usage répété de l’alcool. --_Skaal_, fit Uni, fille d’abstinente. --_Skaal_, répondit Jérôme qui avait partagé avec elle le whisky de Johannessen. Ils burent, les yeux dans les yeux, comme il sied; Uni avec un peu de trouble dans le regard, Jérôme avec un pli au front. Cette course vers le sud le désenchantait. Dans le wagon-restaurant, les voyageurs suédois tranchaient sur les Norvégiens par leurs façons gourmées et l’élévation de leur faux-col. Au ton dont ils commandaient les serveurs, Jérôme jugea que, sous le gouvernement socialiste de Branting, l’inégalité des classes n’était pas abolie. Et, quand il apprit que ses _companjon_[1], assis dans leur _fåtölj_, devant une tasse de _buljong_, étaient des _affärsman miljonär_, qui laissaient leur _familj_ et leur _byrå_ pour aller passer la _säsong_ des _fest_ à Copenhague, il eut une pensée pour sa Norvège, pour Mlle Daa et son châlet bleu. [1] En suédois, å = o; ä = é; ö = œ; u = ou; y = u; j = i mouillé. --Ah! dit-il, comme il doit faire bon ce soir dans le petit chemin de droite! Uni n’entrait pas dans des considérations aussi spécieuses. Elle étendait de la viande fumée sur une tranche de pain noir, buvait de la bière de la main gauche, du Beaune-export de la main droite. Elle mangeait de tout son cœur. Elle fumait de même; elle riait de même. La joie de vivre, de voyager, de faire des tartines de moutarde, dépouillait son âme de tout apprêt. --Ce soir, dit-elle, ce veut être plus bon au sleeping qu’au chemin de neige. D’une cheville habile, elle alla s’emparer d’une des jambes de Jérôme sous le siège où elles étaient repliées, l’attira vers elle et, trouvant de la résistance, la noua en quelque sorte avec les deux siennes. C’était un jeu, une projection de son bonheur. Elle lançait sa joie sur Jérôme comme un harpon. --Tu es prisonnier à moi, dit-elle en se cramponnant des deux mains aux côtés de la table. Elle mêlait sur ses lèvres le tu et le vous, comme, dans son assiette, la confiture et les œufs brouillés. Mais elle prononçait «tou», ce qui donnait un tu émoussé, et comme elle le faisait sans baisser d’un ton le son de sa voix, cette façon marquait plutôt la confusion de l’amour et de l’amitié que le timide essai d’un premier tutoiement. Jérôme, qui adaptait miraculeusement les choses à la convenance de son amour, voyait dans cette brusquerie les signes touchants de l’innocence et, la jambe emprisonnée entre les genoux d’Uni, il songeait à Virginie. Le souper terminé, ils avaient regagné leur compartiment, quand l’homme des wagons-lits les prévint qu’ils pouvaient prendre possession de leurs couchettes. Jérôme lui remit les coupons de location, et ils suivirent cet homme chargé de leurs bagages. Arrivé au couloir du sleeping-car, il ouvrit deux portes et posa à Uni une question qui la fit sauter en l’air. --Il demande, traduisit-elle, quelle cabine est pour vous, quelle pour moi. --Choisissez, dit Jérôme, je n’ai pas de préférence. --Comment? fit-elle désappointée. N’avez-vous pas réservé une cabine pour nous deux ensemble? --Mais... non. C’est une idée qu’il n’avait pas eue. --Prenez celle-ci, dit-il, elle n’est pas sur les roues. * * * * * Ils se retrouvèrent, le lendemain matin, dans le couloir, au moment où les wagons transbordés sur un bac à vapeur franchissaient le Sund. Jérôme était pâle, casqué de migraine, indifférent au shakespearisme du décor, à la forte silhouette du château d’Elseneur qui se dessinait dans la brume de la côte danoise. Uni, au contraire, le teint frais, les yeux bien ouverts, apparaissait comme une image inédite du réveil en chemin de fer. Elle secoua la main de Jérôme. --Bonjour. Vous avez dormi bien? --Je suis mal réveillé, dit-il. Toute la nuit, j’ai rêvé. --Moi aussi, dit Uni. Quoi vous avez rêvé? Il ne se rappelait pas au juste... --Et vous, Uni? --Moi, j’ai rêvé une chose très bonne. --Quelle? Suspendue par les poignets à la barre d’appui du couloir, les talons contre la plinthe, elle tendait son corps comme un arc, regardait Jérôme sous les paupières, se redressait, se ployait de nouveau, toujours regardant Jérôme. --Venez, dit-elle brusquement. Elle l’entraîna dans sa cabine, ferma la porte. Elle se jeta à son cou, tomba avec lui sur la couchette aux draps défaits, le couvrit de baisers. A moitié endormi, il se laissait faire avec la passivité d’un grand frère harcelé par sa petite sœur. Elle s’amusait de cette faiblesse, ceinturait son adversaire, le couvrait de tout son corps, montrait ses dents dans un sourire de pugiliste vainqueur. --Je veux réveiller toi, disait-elle. Et, pour mieux réussir, elle lui appliquait sur les oreilles des baisers explosifs. Cependant, le bac avait accosté le royaume d’Hamlet; le train glissait par les forêts où la fiancée du prince avait promené sa folie; les daims de Fredensborg bondissaient sous les hêtraies. C’était un de ces instants que l’on cueille entre deux doigts comme une fleur d’herbier. XX Ils traversèrent une grande ville, qui sentait le gazon humide et le légume frais. L’air y était doux, mouillé. Les rues étaient sillonnées d’autobus, de taxis, qui dérapaient sur l’asphalte. Les fruitiers exposaient en éventaire des poires d’Angoulême, des endives de Chambourcy. Les passants flânaient, le cigare aux lèvres. --Curieux pays! disait Jérôme le nez à la portière du taxi. Ils descendirent à l’hôtel d’Angleterre, où le premier visage qu’il aperçut fut celui d’un Français. José Germain, en tournée de conférences, lui tomba dans les bras, lui fit des compliments sur son succès d’Oslo et des questions sur sa présence à Copenhague. Pendant ce temps, Uni se chargeait du choix des appartements, de la rédaction des feuilles de police et disparaissait dans l’ascenseur. --Norvégienne? interrogea Germain sur le ton d’une discrète curiosité. --Oui, dit Jérôme. Il allait ajouter: «Ma fiancée.» Il se retint. Comme tout Français qui rencontre un Français en voyage, José Germain prenait plaisir à lui parler de la France, de Paris, de leurs amis communs. --Avez-vous des nouvelles de Sarment? --De?... Ah! de Sarment?... Non. --Savez-vous qui j’ai rencontré à Stockholm? --Non. --Duhamel. --Ah? --Mais, parlons de vous. --Moi? Je ne sais plus trop où j’en suis. --La Norvège? --Pays froid. --Et les habitants? Froids? --Hé bien! pas autant qu’on le croit généralement. --Les femmes? Jérôme tourna les yeux du côté de l’ascenseur. --Déroutantes, dit-il. Il gardait dans les oreilles la sonorité des baisers d’Uni, aux côtes la ceinture douloureuse de ses bras. José Germain glissa son fin regard sous les paupières baissées de Jérôme. --Renversez les rôles, dit-il. Déroutez-les. Il l’accompagna jusqu’à l’ascenseur. --Alors, fit-il, à bientôt... A Paris. --Peut-être, répondit Jérôme. * * * * * «Appartements 212 et 213», lui indiqua le garçon qui l’accompagnait. Il frappa au 212. --Io! répondit une voix lointaine. Il se fit ouvrir la porte, pénétra dans la chambre, entendit des clapotis d’ablution qui venaient de la salle de bain et la voix d’Uni qui disait: --Jérôme, n’est-ce pas vous? --C’est moi. --Je suis dans le bain. Il resta planté là, le cœur battant. Ces bruits d’eau donnaient une forme, des contours au corps de la jeune fille, comme le bruissement qui naît, dans la forêt, d’un ruisseau invisible, révèle au promeneur les accidents de son cours. Soit que les mouvements de la baigneuse fussent vifs et à fleur d’eau, soit qu’ils donnassent naissance à de sourdes lames de fond, Jérôme voyait les mains exprimer l’eau de l’éponge sur les épaules ruisselantes, ou bien les genoux se ployer et se détendre dans l’épaisseur liquide. Il s’appuya à la muraille. Brusquement, se précisait devant ses yeux une image d’Uni jusqu’alors refoulée, d’une Uni sans sweater, sans lainages, nue et livrée aux caresses de l’eau. Avec la même soudaineté, le froid décor de la Norvège, ses pistes blanches, ses châlets frangés de glace faisaient place à une chambre tiède où le soleil du matin pénétrait hardiment. D’une valise ouverte, du linge léger se répandait. L’air sentait le tapis chaud et le radiateur. Sur le lit, jetée par le travers, la robe qu’Uni venait de quitter avait une attitude abandonnée de sieste. --Jérôme, appela la voix d’Uni, ne voyez-vous pas l’eau de Cologne dans un petit bouteille dedans mon sac? --Dans votre sac? demanda-t-il en rougissant à la voix de cette jeune fille nue. --Donnez-la-moi, je vous prie. --Mais... Oui, tout de suite. Il était si troublé qu’il ne parvenait pas à ouvrir la trousse et que, l’ayant ouverte, il n’osait toucher le flacon. «Je ne peux pourtant pas le lui donner moi-même», se disait-il. Comme il était à méditer, les jambes défaillantes, le cœur battant dans la gorge, Uni renouvela sa demande. --Je n’arrive pas à mettre la main dessus, dit-il en refermant la trousse. Un grand bruit d’eau se fit entendre du côté de la salle de bain et Uni apparut, quelques secondes après, enveloppée d’un peignoir en tissu éponge, une serviette nouée autour de la tête, les pieds nus dans des sandales en paille de riz. Elle ouvrit le sac, y prit l’objet, le posa sur la table. --Voilà, dit-elle. Ses chevilles mouillées brillaient dans un rayon de soleil. Elle sentait le hammam, l’ondée de printemps. L’instant était poudré de vapeur d’eau. Au même moment, la musique de la Garde Royale, fifres et tambours, défilait sur la place. C’était à perdre la tête. --Maintenant, dit Uni, un bon frictionnement et après ça la gymnastique. Elle tira d’une mallette deux moufles de crin dont elle se ganta. --C’est Peter Christiansen qui a appris à moi la manière des boxeurs pour le frictionnement. C’est de commencer les jambes d’abord, ensuite les genoux, et puis... --Et puis? fit Jérôme avec ce qui lui restait de voix. --Et puis, on va vite aux bras, aux épaules, pour que le sang il fait la course à travers le corps. C’est très bon. N’est-ce pas la manière que vous avez? Elle versa de l’eau de Cologne sur ses gants et dénoua la ceinture de son peignoir. Jérôme se tourna vers la fenêtre, s’aplatit comme une mouche contre la vitre et donna une attention passionnée aux dolmans écarlates de la Garde. L’odeur de la friction emplissait la pièce. On commence les jambes d’abord... Les soldats danois manœuvrent aussi bien que les soldats de bois de Balieff. Ensuite les genoux... Mais les fifres conviendraient mieux à la conduite d’un troupeau de chèvres qu’à l’entraînement d’une troupe guerrière... Et puis, on va vite aux bras... --Ne voulez-vous pas voir, dit Uni, la cicatrice sur mon cœur que je vous parlais dans le train? --Oh! s’exclama Jérôme, le nez sur le carreau. Comme c’est curieux! Le tambour-major est boiteux. Tous les moyens étaient bons pour tirer son amour d’un danger mortel. Un trouble détestable était en lui. S’il se retournait, c’en était fait de sa blanche aventure, de ce chef-d’œuvre de cristallisation romanesque. Ce fut une bataille difficile entre des dolmans rouges et un peignoir blanc. --Elle n’est pas tellement si grande, insistait Uni, mais elle est justement ici où il bat mon cœur. --Il ne boite pas beaucoup, disait Jérôme, mais pour un tambour-major... Ce fut la Garde qui l’emporta. Uni voulut voir ce qui captivait l’attention de son fiancé au point qu’il se désintéressât des traces d’une blessure qui eût pu lui être fatale, et, pour s’approcher de la fenêtre, elle renoua la cordelière de son peignoir. Jérôme sauta dans la chambre voisine, tomba dans un fauteuil. Il était touché. Une fourmilière dans le cerveau, un tison sous chaque paupière, il sentait courir dans son sang des feux nouveaux. * * * * * Quand ils eurent terminé, lui sa toilette, elle sa gymnastique, ils s’en furent, chacun de son côté; Uni chez ses amis Gude, Jérôme vers le théâtre Dagmar. Il allait par les rues, le nez au vent, le chapeau sur l’œil. Il goûtait la douceur de cette ville sans neige, sans verglas. Les dalles du trottoir sonnaient clair sous ses talons. Il s’arrêtait aux devantures des chemisiers, des bottiers. Il reçut un choc agréable au cœur en apercevant à l’agence Bennett une affiche des _Loire’s Castles_. Il dévisageait les femmes. Elles étaient élégantes, bien chaussées; beaucoup étaient jolies, avec des cheveux châtains, des yeux bleus. Il reçut des regards furtifs, aussi vite effacés qu’esquissés; il en gardait un émoi à fleur de peau qu’il tentait de renouveler à chaque jolie passante. Il prit un porto au Bodega de l’Oestergade, s’informa des plaisirs de Copenhague auprès du barman, apprit qu’on ne s’y ennuyait pas, qu’on y trouvait des dames serviables avec des dessous de soie, des joues peintes et de secrètes spécialités comme à Paris. Chez le directeur du Dagmar, il discuta son contrat point par point, traita en couronnes ce que l’autre lui offrait en francs, s’assura un nombre élevé de représentations, des décors dont il esquissa le projet, une distribution de choix. Il désira voir le portrait des comédiennes qui joueraient sa pièce, élimina la première à cause de son nez, «trop long, disait-il, pour un rôle aussi court», fit des réserves sur l’âge de la seconde, mit dans sa poche la photographie de la troisième qu’il jugea ravissante. Il retrouva Uni chez les Gude, à l’heure du déjeuner. La table était servie à la française, c’est-à-dire qu’on mangea les huîtres avant le rôt et la confiture au dessert. Il fut abondant, spirituel, aimable, prodigua des compliments à M. Gude sur la qualité de ses vins, à Mme Gude sur l’élégance des Danoises. Uni et son amie Helen se rappelaient, avec des éclats de rire, des souvenirs de Lausanne. M. Gude avait habité longtemps Paris. --La plus belle ville du monde, dit-il. --N’est-ce pas? fit Jérôme. --Je demeurais à Montparnasse. --C’est comme moi. Ils évoquèrent le quartier qui leur était cher, la rue Boulard où il y a, au printemps, des pruniers en fleurs dans les jardins, la fête du Lion de Belfort, la boutique du marchand de poissons rouges de la rue de Rennes, où l’on rencontre Matisse. M. Gude, enchanté, trinquait avec Jérôme, lui promettait de l’aller voir à Paris. --Vous y rentrerez bientôt? demanda-t-il. --Oui, dit Jérôme, dans quelques jours. --Après votre mariage, peut-être? --Oui, oui, après mon... Il ne pensait déjà plus au petit châlet blanc avec des chambranles rouge vif. * * * * * Tout le reste de la journée, il parla de M. Gude à Uni avec enthousiasme. Il y avait longtemps qu’il n’avait rencontré un homme ayant autant de goût. D’ailleurs, Copenhague était une ville où régnait le bon ton. «Par moments, disait-il, on se croirait à Paris.» Ils dînèrent dans un restaurant de musique et de fleurs, où des jeunes gens et leurs compagnes buvaient à la même coupe et mêlaient leurs jambes sous les tables. Uni n’était pas la plus jolie, mais elle avait le teint le plus frais, et le champagne mettait des étoiles dans ses yeux. Ils dansèrent. Et quand la musique eut joué cette valse, _What I’ll do?_ qui mêle et noue les corps comme de souples rubans, Jérôme dit en s’asseyant: --Il n’y a pas d’exercice du corps plus agréable que la danse. --Même la boxe? s’étonna Uni. --La boxe? Je n’y entends rien de rien. --Comment vous dites? Je croyais que vous êtes un fort boxeur. --Oui. C’est-à-dire que... enfin... Mais la danse! --Moi, dit Uni, je préfère à boxer qu’à danser. «Il est vrai, pensait Jérôme, qu’elle ne danse pas très bien.» Il regardait les autres couples qui rythmaient un tango. Dans cette salle à girandoles, les plaisirs de la vie lui paraissaient n’avoir de valeur qu’autant qu’ils résultaient d’une foule de combinaisons difficiles, minutieuses et appliquées comme les pas de ce tango. Il déplorait qu’on ne se lançât pas d’une table à l’autre des balles de coton multicolores, prétextes à intrigues, qu’un danseur ne vînt pas inviter Uni, tandis que lui-même ferait danser la petite brune en robe cyclamen de la table voisine. Il éprouvait de la lassitude à vivre dans un sentiment simple. Uni manifestait, au contraire, un plaisir bruyant à s’amuser de peu. Comme elle ne pouvait mêler, à son habitude, les éléments du dessert à ceux des hors-d’œuvre, elle associait dans son verre le Saint-Estèphe au Moët et Chandon. --Peter Christiansen, disait-elle, il met le tabac pour le nez dans le champagne. Il dit que c’est la façon la plus bonne à se cuiter. Elle avait trouvé un jeu: elle plantait son coude sur la table, Jérôme devait lui rabattre le bras à droite ou à gauche. Il n’y parvenait naturellement pas. Elle tirait de sa victoire une fierté qui se traduisait par des exclamations dont la salle s’amusait. --J’aime de faire la bombe, disait-elle. Jérôme sentait entre elle et lui la présence d’un danger. Il glissait dans ce malaise qui saisit les gens du désert à l’approche du simoun. Il était partagé entre l’envie de pleurer, l’envie de tout casser et l’envie de danser avec la robe cyclamen. C’est à ce dernier parti qu’il s’arrêta. Il lia conversation avec son voisin, qui se trouva enchanté de rencontrer un Parisien, présenta sa compagne et parla de Montmartre. La jeune femme, invitée, accepta de danser. Elle le faisait avec grâce. Elle dansait, les yeux mi-clos, la taille renversée; on eût dit qu’elle faisait à un ravisseur l’abandon de son corps fragile. Elle répondait avec confusion aux compliments de Jérôme. Il lui posa des questions; il apprit qu’elle aimait la musique de Massenet, les romans qui font pleurer, qu’elle ne pratiquait aucun sport. «Elle est charmante», se disait-il. Il avait beaucoup moins envie de briser la vaisselle. Il la reconduisit à sa table et lui donna la plus grande part de son attention pendant le reste de la soirée. * * * * * Il était tard quand Jérôme et Uni rentrèrent à leur hôtel. Uni passa par la chambre de Jérôme pour gagner la sienne. --Bonsoir, Uni, dit Jérôme. --Je n’ai pas l’envie pour dormir, fit-elle. Elle jeta son manteau sur le lit de Jérôme, alluma une cigarette. --Quel bon soirée! Elle allait d’une chambre à l’autre, disparaissait un instant, revenait, les pieds nus dans des mules. Elle sifflait _What I’ll do?_ disparaissait de nouveau, se taisait. Jérôme n’entendait plus alors que des bruits légers de linge froissé, de jarretelles heurtées. Puis elle apparaissait dans un déshabillé blanc qui lui descendait jusqu’aux pieds; elle ressemblait à l’ange de l’Annonciation. --Bon soirée! répétait-elle. On s’a bien amusé. Elle s’asseyait sur le lit. --Ne faites-vous pas la toilette, maintenant? demandait-elle. --Tout à l’heure... Elle retournait à d’autres apprêts, remuait de l’eau dans la salle de bain, s’y attardait. «Mon Dieu! se disait Jérôme, va-t-elle me demander l’eau de Cologne?...» Non. Mais elle revenait, enveloppée de ce parfum de pluie tiède, qui était comme une émanation de son corps. Elle était parée pour la nuit. Elle s’inquiétait de ce que Jérôme ne le fût pas. --Dormez-vous dans le smoking? dit-elle en riant. Elle lui dénouait sa cravate; elle dévissait la perle de son plastron. Puis, elle sautait sur le lit, s’y étendait, les jambes pendantes; ses mules tombaient. Jérôme n’avait pas la ressource d’aller voir manœuvrer la garde; il baissait les yeux, fixait la pointe de ses escarpins. Il était ailleurs. Des images disparaissaient l’une après l’autre au tournant de sa mémoire. C’était d’abord une Uni accoudée au bastingage d’un navire: un rayon de lune lui touchait les cheveux; elle s’évaporait, pour réapparaître dans un couloir de chemin de fer, elle croquait du chocolat, elle sortait de pension, elle avait encore de l’encre aux doigts; et puis elle fixait sous ses pieds des planchettes magiques, elle sautait par dessus les montagnes, elle montait jusqu’aux astres, elle retombait sans bruit dans un jardin de neige; celle-là mit plus de temps que les autres à disparaître, elle se retourna, agita la main, et puis il ne la vit plus. Il y en avait d’autres qui passaient vite, comme des silhouettes d’ombres chinoises, une qui dansait sur les parquets de chêne d’une maison opulente, une qui se glissait derrière des pots de fleurs, une autre qui battait des mains dans un théâtre. La dernière qui apparut était étendue sur le divan d’une chambre de jeune fille, elle lui ouvrait ses bras, elle le tutoyait. --Jérôme, dit Uni, en s’accoudant sur l’oreiller, tu es dans le rêve? Il leva les yeux sur elle. --C’était donc un rêve? fit-il. Elle éclata de rire, sauta sur le tapis et passant son bras autour du cou de Jérôme: --Hello! Jérôme, vous n’avez pas la tête forte pour le champagne. Elle ajouta d’une voix presque dure: --Embrasse-moi. Jérôme lui baisa les joues. --Allons, bonsoir, dit-il avec une sorte de brusquerie. --Oh! fit-elle en laissant tomber les bras. Qu’est-ce que vous dites? Elle vit que ce n’était pas par plaisanterie qu’il parlait ainsi. Elle mit ces façons singulières sur le compte de la «bombe», et passa dans sa chambre sans fermer la porte. * * * * * Quand il fut couché, il se laissa aller à la douceur d’être seul. Il songeait aux Danoises dans leurs vertes îles plates. Elles devaient avoir des grâces d’algue marine, une voix comme celle du vent de mer au creux des coquillages. Il avait toujours eu pour elles une secrète préférence... Il soupira en songeant à toutes ses préférées qui reposaient maintenant dans Copenhague endormie. --Eho!... eho!... eho!... fit la voix d’Uni dans la chambre à côté, Jérôme, ne dormez-vous pas? --Non... --Il fait tellement si chaud à ce pays... --N’est-ce pas? C’est délicieux. Elle n’était pas de cet avis. Elle cuisait. Elle avait rejeté ses couvertures, ôté _son_ chemise; elle brûlait encore. Elle avala un verre d’eau. Puis elle se tut. Jérôme reprit le fil de sa rêverie. ... Ce sont des sentimentales. D’ailleurs, Ophélie... Ophélie était une Danoise, une Danoise qui dénouait ses cheveux sur le miroir des fontaines, qui s’exprimait en vers, qui est morte d’amour. Elle aurait, elle aussi, aimé la musique de Massenet, les romans qui font pleurer... --Eho!... eho!... eho!... --Oui... --Jérôme, je pense une chose. Peut-être vous n’avez jamais été fiancé. --Moi, fiancé? Mais non, voyons! Il fit cette réponse avec une impatience si vive dans la voix qu’il en eut de la confusion. Il se reprit et dit avec une douceur mal ajustée à son état d’âme: --Je vous attendais, Uni, comme vous m’avez attendu. Uni eut, derrière la cloison, un petit rire en trois notes, flûté comme un chant de fauvette. --Oh! moi, j’ai eu un fiancé déjà. Jérôme cessa tout à fait de penser à Ophélie. Il se dressa sur son oreiller. --Quoi? que dites-vous? Vous avez été fiancée? --Mais oui, fit-elle étonnée de cet éclat, avec Peter. --Peter? --Hé bien! Peter Christiansen. --Quoi! vous l’avez aimé? --Mais oui. Et après, je ne l’ai plus aimé. Il s’est fiancé à Gerda. --Quelle Gerda? --Gerda, la fiancée d’Axel. Elle répondait avec une voix d’eau de source. Elle racontait ses fiançailles avec le fils du vieux peintre, comme s’il s’agissait d’une histoire de flottage de bois. C’était avant son départ pour Lausanne. Ils avaient été fiancés pendant quelques semaines; ç’avait été un bon temps. Ils avaient fait ensemble le voyage de Stockholm, visité la Dalécarlie, et puis... «Et puis, un jour, on avait déjeuné à la forêt, dans la saison que la Norvège est en fleurs. Ils étaient beaucoup des amis avec nous, et Gerda Josefsen était là. Elle a ri avec Peter. Elle a fait la course avec lui, monté dessus les arbres. Et après, Peter m’a dit: «J’aime Gerda, je te rends la parole.» Elle s’arrêta, comme si l’histoire était terminée. --Comment, fit Jérôme, c’est tout? --Bien sûr. Il n’aimait plus moi. J’ai rendu la parole, mais... --Mais? --Mais dans les jours avant Noël, il a rendu la parole à Gerda et il a voulu reprendre sa fiançaille avec moi. C’est le moment que vous avez demandé que je suis votre femme, alors... Il y eut un instant de silence dans l’obscurité des deux chambres. Puis elle reprit: --Mais si vous n’avez pas été fiancé jamais, peut-être vous ne connaissez pas ce que c’est l’amour. --Non, dit Jérôme rageusement, je vous attendais pour me l’apprendre. --Oh! je veux bien, dit-elle de sa voix transparente. Il entendit qu’elle se levait. Il se jeta vers la porte qu’il ferma au verrou, retomba sur son lit et, serrant dans ses bras le manteau qu’elle avait laissé là, le couvrit de ses larmes comme la dépouille inerte d’une fiancée morte. XXI Il passa la nuit à récupérer et à réadapter les éléments de sa personnalité dispersés entre la Mer du Nord, Oslo, Lysaker et le Sund. Comme un archéologue rassemble les débris d’une statue, épars sur un champ de fouilles, ainsi Jérôme faisait d’émouvantes découvertes: il retrouvait sur le pont d’un navire l’inconstance de son cœur; sous la neige d’une allée son sensualisme; dans le studio d’une romancière sa vanité d’auteur, dans une chambre de jeune fille son culte de l’indépendance; sous une armoire à glace son affection pour Jean Sarment; ici et là, un peu partout, sur les coussins d’un compartiment de chemin de fer, sous diverses tables de banquet, tout ce qu’il avait renié de ses goûts les plus chers. Après quoi, réajusté aux formes de son moi véritable, décidé à mettre fin à son erreur norvégienne et tout prêt à se jeter dans une aventure dont le folklore danois ferait les frais, il frappa à la porte d’Uni. --Io! --Bonjour, Uni. --Hello, Jérôme! Il se trouva en face d’une grande fille aux cheveux pâles, aux yeux d’anisette à l’eau, d’un type nordique assez banal, qui fumait un grossier tabac français en se livrant devant la glace à des mouvements de gymnastique. Elle lui tendit une main franche. --Comment vous allez, pauvre petit? Et elle reprit ses mouvements d’extension latérale des jambes. Jérôme, intimidé par cette gymnaste qu’il reconnaissait mal, bredouilla qu’il avait peu dormi, qu’il se sentait fatigué, que ces climats du Nord ne lui réussissaient pas... --Il faut que vous faites beaucoup de la gymnastique, interrompit Uni, vous n’êtes pas un homme fort. --Moi? fit Jérôme froissé. Je vous assure bien qu’en France... Uni s’arrêta dans ses exercices et posa sur lui un regard chargé d’une sorte de pitié. --Jérôme, vous dites beaucoup des choses, mais vous ne faites pas. Et quand vous devez faire, vous connaissez seulement de pleurer. Vous n’êtes pas un fiancé pour moi. Je vous rends la parole. --Uni!... s’écria-t-il, comme s’il jouait une scène de troisième acte. Il avait du dépit. Il espérait des larmes, des supplications, du pathétique. Il obtenait des conseils de culture physique. Il ne parvenait même pas à s’attendrir sur lui-même, à extérioriser du chagrin, à mettre de la tristesse dans l’air. Pour tout dire, il aurait bien voulu faire de cette grande fille son amie, lui raconter sa blanche aventure au pays des neiges. «Figurez-vous... Elle s’appelait Uni, comme vous...» De tomber amoureux d’elle, il n’était pas question. On ne saurait aimer une jeune fille qui s’adonne à la gymnique et au tabac caporal. Mais d’avoir une amie forte, bien équilibrée, et dont il ne risquait pas de s’éprendre avait toujours été son rêve. Quand elle eut fini d’assouplir ses épaules et les ligaments de ses genoux, elle ouvrit l’armoire, en sortit des mouchoirs, des lingeries qu’elle jeta sur la table, des robes qu’elle posa sur le lit. Elle faisait ses bagages. --Vous partez? demanda Jérôme, déçu qu’elle le quittât au moment où il sentait naître ce besoin d’amitié. --J’irai maintenant à la maison Gude, répondit-elle. Elle enfouissait dans ses valises, pêle-mêle, dans l’ordre où ils tombaient sous sa main, les souliers, les chapeaux, les gants de crin. --Ils sont charmants, ces Gude, fit remarquer Jérôme pour dire quelque chose. Et leur fille est ravissante. Uni interrompit sa besogne, s’assit sur un coin de la table. Une lumière soudaine semblait s’être faite dans son esprit. --Trouvez-vous Helen ravissante? --Oui, enfin... Elle est gentille. --Je veux bien lui dire cela. --Pourquoi donc? --Je pense parce que vous avez de l’amour pour elle. --Quelle idée! --Pourquoi vous n’avez pas dit cette chose à moi hier? --Mais, voyons, à quoi pensez-vous? Je trouve votre amie jolie, voilà tout. Uni l’observa un long moment. --Comme les Français ils sont drôles! fit-elle. Elle n’en savait pas plus sur cette race déconcertante qu’au jour de sa première sortie à skis avec Jérôme. Les Français, ce sont des hommes qui disent aux jeunes filles qu’elles sont ravissantes et puis... voilà tout. Elle pressa ses préparatifs de départ. Une à une furent ensevelies dans les valises longues et étroites comme des cercueils, en robe de mousseline bleue l’Uni de la nuit de Noël, en sweater jaune l’Uni du _Jupiter_, en peignoir éponge l’Uni de Copenhague, sans que Jérôme éprouvât, devant un spectacle aussi cruel, d’autre sentiment que la déception de perdre une camarade qui poussait l’abnégation jusqu’à lui offrir sa meilleure amie en échange d’elle-même. Quand les bagages furent enlevés, qu’elle eut mis son manteau, son chapeau, qu’elle fut redevenue Mlle Hansen, étudiante en astronomie, elle dit à Jérôme, en lui tendant la main: --Vraiment, ne voulez-vous pas souper ce soir avec Helen et moi? Elle aime les garçons du Sud, elle sait de rire avec eux. Jérôme répondit qu’il partirait le soir même pour Oslo. --C’est dommage, dit-elle, on s’aurait bien amusé. XXII Il traversa Oslo sans reconnaître Christiania et s’en fut droit chez Mme Krag chercher auprès de cette mère compréhensive des clartés sur les événements de Copenhague. Il lui conta comment, après avoir passé la soirée ensemble au restaurant, Uni et lui étaient rentrés à leur hôtel; comment Uni, vêtue d’une légère chemise de linon et d’une paire de mules, l’avait bientôt rejoint dans sa chambre; comment elle lui avait dénoué sa cravate, comment il l’avait renvoyée chez elle, comment elle lui avait avoué à travers la cloison qu’elle avait été fiancée à Peter Christiansen, duquel elle tenait la façon de se frictionner le corps depuis les pieds jusqu’aux épaules, de mêler le tabac à priser au champagne et de consacrer le temps des fiançailles à des études qu’elle lui proposa d’aborder le soir même avec elle; comment il avait refusé la leçon et comment Uni, le lendemain, lui avait rendu sa parole. --En somme, dit Mme Krag, vous avez manqué à tous vos devoirs. --Ah! par exemple... --Jérôme, toute sagesse vient de l’Orient. Écoutez l’enseignement de Tagore: ce qui importe ce sont nos actions, non le résultat de nos actions. --Hé bien? --Dans la pratique de l’amour, vous vous rencontrez à chaque tournant avec la nature humaine et vous croyez tout arranger en fermant les yeux. --Devais-je les ouvrir? --Oui, Jérôme, quand tombaient les vêtements de la coutume, quand s’ouvraient les voiles de l’habitude. --Mais, Madame, c’étaient des voiles de jeune fille. --Hé bien! cher garçon, cette jeune fille n’était-elle pas votre fiancée? «Quoi? se disait Jérôme. Cette mère me reproche d’avoir respecté sa fille!» Mme Krag développa des principes d’eugénisme qui déroutèrent toutes les idées que Jérôme se faisait des fiançailles. Elle posa qu’à la base du mariage était la vérité, que rien ne saurait demeurer caché entre deux êtres qui se choisissent librement. Elle n’eut pas de mot pour qualifier cette coutume des vieilles civilisations qui consiste à unir pour la vie deux inconnus, à jeter dans le lit nuptial un homme en habit noir et une jeune fille voilée, à dire à celle-ci: «Tu es sa femme», à celui-là: «Tu es son mari», avant que leurs goûts, leurs affinités, leurs convenances physiques se soient affrontés dans un essai loyal. --L’amour, répéta-t-elle, est un acte franc, qui se développe dans le mariage entre ces deux garanties du bonheur individuel: les fiançailles et le divorce. Jérôme détestait ce langage. Prend-on des garanties envers un sentiment qui se meut dans le sublime? Risquer l’aventure du bonheur avec une femme lui paraissait un but qui se suffit à lui-même. --Madame, dit-il, je n’ai pas la pratique d’un amour qui s’entoure de garanties. --Vous préférez le pratiquer dans le mensonge et la trahison. --Vous êtes excessive. --Et dans le meurtre, ajouta-t-elle. Elle quitta brusquement la pièce et revint, un instant après, portant un dossier d’où s’échappaient des coupures de journaux. --Tenez, lisez, fit-elle en jetant ces papiers entre les mains de Jérôme. Jérôme avait sous les yeux une collection de ces récits qui sont un des attraits de la presse française et la nourriture littéraire préférée des classes moyennes. _Jaloux, il blesse grièvement sa maîtresse et tente de se suicider.--Affreuse vengeance d’une délaissée.--Abandonnée, elle se jette à la Seine avec son enfant.--Drame de la jalousie.--Drame du revolver.--Drame du vitriol._ --Hé bien? fit Jérôme du ton le plus naturel. C’est ça, l’amour. Mme Krag le regarda avec horreur, referma son dossier et mit la conversation sur le théâtre Dagmar et les chances de succès de _Litteratur_ à Copenhague. Bientôt arrivèrent Axel et sa fiancée. --Bonjour, dit Axel. Uni est bien? --Ne me parlez pas de votre sœur, répondit Jérôme. Nous ne sommes plus fiancés. --Véritablement? fit Axel en ôtant sa pipe de ses dents. Je sais une qui va être contente: c’est Ragnhild. --Ragnhild? --Ragnhild, la sœur de Peter. Mon cher, elle aime vous à crever. Courez vite la voir. Jérôme se leva. --Voulez-vous l’auto? proposa Axel. --Non, merci, fit Jérôme. Je vais prendre le bateau. Il prit congé des uns et des autres et quitta sans se retourner, cette maison où l’amour était bafoué. Il courut vers une agence, retint une cabine sur le premier paquebot partant pour le continent et téléphona à Lena Larsen en lui annonçant sa visite pour le soir. * * * * * A «Blaa Hus», il trouva une lettre de sa mère, toute remplie du souci où la mettait ce projet de fiançailles dont il lui mandait la nouvelle; elle lui conseillait la prudence et de ne s’engager en rien avant que le Consul de France en Norvège eût pris des renseignements sur les parents de la jeune fille et que les notaires des deux familles fussent entrés en contact. Vers le soir, il reçut un message de Mme Kielland. «Cher Jérôme, _Aftenposten_ annonce que vous avez retourné de Copenhague. Me venez voir aussitôt sur la capitale question du militarisme français. Je trouvai un moyen pour le désarmement. Nous fallons l’écrire ensemble et l’envoyer au Dr Blum. J’attends à avoir un large plaisir sur ce communicatif travail. »Vôtre. »Sofie.» Jérôme eut une pensée attendrie pour la bourgmestre de Hvalstad. «Du moins, se dit-il, celle-là se jetait dans le mariage sans autre garantie de bonheur que l’élévation de mes vues sociologiques, érotologiques et climatologiques.» * * * * * Après avoir soupé en tête à tête avec Mlle Daa qu’il trouva bornée, rabâcheuse et d’une laideur insupportable, il prit à pied le chemin de l’Institut médico-légal. C’était un long trajet, d’abord à travers les jardins de la banlieue, puis par les faubourgs. Il s’orientait difficilement. Les cottages de Lysaker ressemblaient aux villas du Vésinet, un soir de neige. Il suivait, dans l’obscurité, des avenues Paul-Déroulède, bordées de villas Cyrano, de châlets des Églantines. «Mon Rêve», «le Clos des Mésanges» dormaient dans leurs meulières jointoyées, sous leur crépi rose, veillés par l’œil en boule de verre de la pelouse. A chaque porte, la boîte aux lettres entr’ouvrait son petit coffre où le facteur jetterait demain matin le catalogue du «Bon Marché», l’avertissement des contributions. De rue Charles-Gounod en rue Armand-Silvestre, il arrivait à de mornes faubourgs sans cinémas, sans cafés Biard, que n’égayaient pas même les bocaux d’un pharmacien; il arrivait à Bécon-les-Bruyères. On avait donné le nom de Majorstuen à la place Gambetta; on avait peint en bleu les tramways verts; mais le bébé Cadum était là, inchangé. Il y avait aussi les taxis Citroën, les passants en casquette, en chapeau melon. Où donc avait-il rencontré des traîneaux à clochettes, des bonnets de fourrure? «C’est ça, la Norvège?» se dit-il. Quand il fut aux environs de l’institut que dirigeait Lena Larsen, il n’hésita pas, piqua droit sur ce bâtiment aux murs bas, aux larges baies grillagées, sur cette Morgue qu’il avait déjà vue derrière le chevet de Notre-Dame. Il sonna sans trop appuyer sur le timbre, avec l’envie panique de s’enfuir, d’éviter le concierge à ventre de noyé, à langue de pendu. Mais la porte s’ouvrit d’elle-même et, dans un vestibule à fresques mythologiques, consacrées aux agréments de la vie, à la danse, à l’amour, à la musique, une jeune employée vêtue de lin bleu tendre, coiffée de voiles blancs, l’accueillit et le conduisit auprès de Mlle la Directrice par des couloirs qui sentaient la lavande. --Ça, c’est gentil! dit Lena Larsen en lui tendant la main. L’amour ne vous fait pas oublier les amis. --L’amour! fit Jérôme avec amertume. --Allons, bon! Il y a un cheveu! --Ah! Mademoiselle... --D’abord, appelez-moi Lena. Ensuite, asseyons-nous. Il n’y avait pas d’autre siège dans la pièce qu’un vaste divan sur lequel Lena s’allongea, un coussin sous chaque bras. Jérôme s’assit auprès d’elle. Cette sorte de boudoir était tout encombré de souvenirs de Paris. Des cartes de bal de l’Internat, de bal des Quat’z-Arts, ornaient la glace. Des statuettes en plâtre patiné, vendues sur le pont Saint-Michel par des petits Napolitains, voisinaient sur les étagères avec des Dolly sisters en bourre de son, des Fratellini en savon peint. Aux murs, héliogravés par Braun-Clément, les chefs-d’œuvre de la peinture française: la _Liseuse_ de Henner, la _Naissance de Vénus_ de Bouguereau, _Sourire d’Avril_ de Tony Robert-Fleury, et, dans un passe-partout en éventail, épanouissant leurs sourires comme les roses d’un bouquet du dimanche, Maurice Chevalier, Harry Pilcer, Mayol, la fleur de l’élégance française. --Alors, mon pauvre ami, qu’est-ce qui ne va pas? reprit Lena. --Les Norvégiennes sont décevantes. --Vous voulez dire qu’elles sont sans artifices. --J’ai... Nos fiançailles se sont rompues. --Prévu. --Si vous saviez pourquoi! --Je sais. --Comment, vous savez? --Parbleu. Ça peut surprendre un Français, mais je vous répète que nous sommes sans artifices: quand nous avons envie d’un homme, nous l’épousons. Quelquefois, ça ne dépasse pas les fiançailles, mais le principe reste le même. Elle glissa un coussin derrière sa nuque après l’avoir pétri de ses mains pour l’amollir. --Quand je dis _nous_, poursuivit-elle, c’est une façon de parler. Moi, je trouve ça à la fois trop simple et trop compliqué. Lorsqu’on a envie d’un homme, ou c’est par toquade, ou c’est pour la vie. Dans le premier cas, pourquoi s’encombrer de trucs officiels, de cérémonies?... Ça se fait bien plus agréablement en catimini. Dans le second cas, ah! c’est différent. Elle fit une pause, puis: --La famille, les gosses, c’est quelque chose! Ça se construit avec des matériaux solides, durables. --Alors, vous croyez, Mademoiselle... --Lena. --Vous croyez... Lena, que Uni Hansen? --Elle, comme les autres, comme la mère Krag, comme son baleinier de père, ses philosophe, architecte, ministre de beaux-pères, elle ne voulait que régulariser un béguin. --Ah! c’était bien l’amour, je vous jure. Lena le regarda entre les cils. --Je vous dis que ces gens-là se fiancent, se marient au premier oui, divorcent au premier non. J’appelle ça des passades légales. Écoutez, mon vieux, j’aime mieux un bon petit adultère à la française, avec ses cinq à sept essoufflés, ses dépistages en taxi, ses lettres poste restante, que toute cette morne légalité. Ah! parlez-moi d’un pays où l’amour se règle à coups de revolver; ça a une autre allure que le règlement par commun accord, instance et séparation. Vous croyez que c’est drôle d’exercer un métier comme le mien dans un pays où la jalousie s’en remet à la décision d’un juge de paix? --Oui, mais Uni Hansen... --Hé bien! Uni Hansen? Ah! tenez, quand on a la chance comme vous d’habiter Paris, je me demande ce qu’on vient chercher au pays de la mère Krag. --Est-ce qu’on sait?... Des petites filles qui s’appellent Solveig... des traîneaux qui glissent dans le silence des forêts sans fin... du rêve... --Dites donc, si nous parlions d’autre chose? Elle quitta le divan, ouvrit un meuble, en sortit un narghilé, un pot à tabac qu’elle disposa sur un guéridon de bazar oriental, incrusté de coupoles et de minarets en nacre. --Vous allez me faire le plaisir, dit-elle, de vous abandonner à ces coussins et de n’ouvrir la bouche que pour tirer sur ce tuyau ou pour me parler comme un bon petit Français, léger, spirituel et galant. --Je n’y ai guère le cœur. --Hé bien! n’y mettez que la tête. Elle bourra la pipe d’un tabac qui sentait les épices et le miel, et reprit sa place sur le divan, en ne laissant allumée qu’une petite lampe de chevet. --Vous voyez, j’ai mes vices. Ce n’est pas bien méchant, mais ça crée une atmosphère. Quand j’ai le spleen, je tire là-dessus en relisant l’_Invitation au voyage_. Avec une lumière voilée, des babouches aux pieds et un peu d’imagination, je vous assure qu’on s’y laisse prendre. Assise sur ses talons, le dos courbé, le tuyau entre les dents, elle procédait à l’allumage de la pipe. --A Paris, j’habitais une chambre, rue des Écoles, tout à fait pareille à celle-ci. Parfois, le soir, un camarade montait. On discutait Einstein, on se chamaillait à propos de la Pologne, du spiritisme, de la dernière pièce de Géraldy,--moi, j’adore Géraldy,--mais on finissait toujours par s’entendre, quand on allumait cet instrument-là. Jérôme se laissait aller aux évocations de Lena. Le quartier latin, les discussions passionnées autour d’une idée, d’un nom... --Vous aimez beaucoup Géraldy? fit-il. --Ah! que voulez-vous, c’est un garçon qui a écrit: _Ne soyons pas trop exigeants... C’est déjà beaucoup d’être deux, Deux côte à côte sur la terre... Etc... etc..._ Alors, n’est-ce pas, c’est mon poète. --Oui, mais il est un peu... comment dirai-je?... --C’est bon, tirez sur la pipe, vous verrez comme il a du talent. La pièce s’emplissait d’une fumée bleuâtre, sans âcreté. Ils se taisaient. C’était un de ces instants que Jérôme aimait, plein de possibilités, où les cœurs flottent au fil des minutes, où il suffira d’un remous pour les rapprocher. Il laissa tomber sa tête sur les coussins, ferma les yeux. Lena se pencha vers lui. --Ah! dit-elle, si le temps pouvait s’arrêter... Elle se reprit vivement. --Tirez, mais tirez donc. Elle lui replaça entre les lèvres le tuyau qu’il avait abandonné. Et donnant l’exemple, elle aspirait de longues bouffées qui glougloutaient en passant dans l’eau de rose. --Ce n’est pas si facile qu’on le croit, disait Jérôme, heureux d’être là, ennemi de tout effort. --Vous êtes novice. La Boudinière qui vient ici quelquefois, s’y prend mieux que cela. --Est-ce vrai, Lena, ce qu’on dit de lui et... de vous? --Oui, bien sûr. De temps en temps, quand la fantaisie m’en prend, il vient, il me raconte des histoires de Paris, toujours les mêmes d’ailleurs... Mais je fume, j’écoute d’une oreille distraite, je me donne des illusions... Tout cela reste léger, très léger. Avec lui mon cœur est sans passé, ni futur. Il n’y eut bientôt plus de tabac dans le fourneau du narghilé. Ils se laissèrent aller l’un et l’autre à leur rêverie. Mais le fil des minutes hâtait son cours; il y eut un remous, puis un autre. Il y eut un soupir de Lena. --A quoi pensez-vous, Lena? --Je me figure des tas de choses... que j’habite encore le Quartier... --C’est comme moi. --... qu’un camarade est venu me voir... C’est le printemps, dehors... Il y a des marchands de lilas dans les rues. Un merle siffle dans les platanes du Luxembourg... --Je l’entends. --... Des amoureux s’enlacent sur les bancs de la Fontaine Médicis. --Je les vois. --Alors, ma volonté s’amollit. Et si je la laisse faire... --Lena... --Vous voyez, ça commence par une main... Et puis c’est le cou... ensuite les lèvres... --Ma petite Lena... --... enfin,--éteignez la lampe, Jérôme,--enfin, tout ce pauvre corps qui aime trop l’amour. Et alors... --Alors? --Il n’y a plus de Norvège. --Il n’y a plus de Norvège. ACHEVÉ D’IMPRIMER EN FÉVRIER 1928, PAR PAUL DUPONT, PARIS *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JÉRÔME 60° LATITUDE NORD *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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