Title: Les grands orateurs de la Révolution
Author: F.-A. Aulard
Release date: September 1, 2005 [eBook #8822]
Most recently updated: May 31, 2013
Language: French
Credits: Produced by Distributed Proofreaders
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par
[Illustration]
Nul homme ne fut peut-être mieux préparé que Mirabeau à la carrière oratoire. Ces conditions de savoir universel réclamées par les anciens, il les remplissait mieux que personne en 1789. Sa lecture était prodigieuse, grâce aux longues années qu'il avait passées en prison. Ni au château d'If, ni au fort de Joux, ni au donjon de Vincennes, les livres ne lui furent interdits. Il en demande et en obtient de toutes sortes: romans, histoire, journaux, pamphlets, traités de géométrie, de physique, de mathématiques affluent dans sa cellule, et, si on tente de les lui refuser, son éloquence irrésistible séduit et conquiert geôliers et gardiens. Loin d'être isolé, par sa captivité, du mouvement des idées, il reste en contact quotidien avec le développement intellectuel de son époque. C'est peu de lire: il prend des notes, fait des extraits, envoie chaque jour à Sophie un journal où ses impressions de lecteur tiennent autant de place que ses effusions d'amoureux, commente et traduit Tacite, compose son Essai sur les lettres de cachet et sur les prisons d'État, un essai sur la Tolérance, et, pour l'éducation de l'enfant que va lui donner sa maîtresse, une mythologie, une grammaire française, un cours de littérature ancienne et moderne; enfin, pour décider Sophie à vacciner cet enfant, un traité de l'inoculation. Ce ne sont là que ses griffonnages de prisonnier. Les livres qu'il publie attestent une diversité d'études plus grande encore: le commerce, la finance, les eaux de Paris, le magnétisme, l'agiotage, Bicètre, l'économie politique, la statistique, il n'est aucun sujet à la mode à la fin du XVIIIe siècle, même la littérature obscène, qu'il n'ait abordé et qu'il n'ait traité avec éclat, scandale, succès. Il n'ignorait rien de ce qui intéressait ses contemporains et ce qu'il avait appris, il se l'assimilait assez vite pour paraître l'avoir su de naissance. Oui, comme l'orateur antique, il pouvait discourir heureusement sur n'importe quel sujet et étonner l'Assemblée constituante de la variété de ses connaissances: qu'il s'agisse de politique générale, de finances, de mines ou de testaments, il paraît tour à tour spécialiste dans chacune de ces questions. Que dis-je spécialiste? Ceux-là même auxquels il doit sa science récente s'instruisent à l'entendre, et c'est ainsi que les rhéteurs d'Athènes et de Rome se représentaient l'orateur digne de ce nom: «Que Sulpicius, dit Cicéron, ait à parler sur l'art militaire, il aura recours aux lumières de Marius; mais ensuite, en l'entendant parler, Marius sera tenté de croire que Sulpicius sait mieux la guerre que lui.»
Mais si Mirabeau avait appris un peu de tout, ce n'était pas seulement pour devenir «un honnête homme» à la mode du XVIIIe siècle, ou, comme nous disons aujourd'hui, par curiosité de dilettante: le but de ces études ne cessa d'être, à son insu peut-être, l'art de la parole. Directement ou indirectement, tout ce qu'il lit, tout ce qu'il écrit ne va servir qu'à perfectionner en lui ce don de l'éloquence qui lui était naturel. Tous ses livres sont des discours, et il n'écrit pas une phrase qui ne soit faite pour être lue à haute voix, déclamée. Même dans ses lettres d'amour, même dans ses confidences à Sophie, il est orateur, il s'adresse à un public que son imagination lui crée, et, après avoir tutoyé tendrement son amie, il s'écrie: «Voyez la Hollande, cette école et ce théâtre de tolérance….». Disculpant sa maîtresse, il introduit par la pensée tout un auditoire dans sa cellule de Vincennes: «Voulez-vous, dit-il dans une lettre à Sophie, qu'elle ait fait une imprudence? elle seule l'a expiée. Personne au monde, qu'elle et son amant, n'a été puni de leur erreur, si vous appelez ainsi leur démarche. Mais comment nommerez-vous le courage avec lequel elle a soutenu le plus affreux des voeux? la persévérance dans ses opinions et ses sentiments? la hauteur de ses démarches au milieu de la plus cruelle détresse? la décence de sa conduite dans des circonstances si critiques?… Si ce ne sont pas là des vertus, je ne sais ce que vous appellerez ainsi.»
Il s'exerça plus directement à l'éloquence, du fond même de son cachot de Vincennes, dans les suppliques qu'il adressa aux ministres. N'est-ce pas une véritable péroraison que la fin de cette lettre à M. de Maurepas pour lui demander à prendre du service en Amérique ou aux Indes? «Ici, dit-il, j'ai cessé de vivre et je ne jouis pas du repos que donne la mort. J'y végète inutilement pour la nature entière. Laissez-moi mettre les mers entre mon père et moi. Je vous promets, Monsieur le comte, ah! oui, je vous jure qu'on ne rapportera de moi que mon extrait mortuaire, ou des actions qui démentiront bien haut mes lâches, mes perfides calomniateurs, et feront peut-être regretter les années qu'on m'a ôtées. Relégué au bout du monde, je ne serai pas moins prisonnier relativement à la France que je ne le suis ici; et le roi aura un sujet de plus qui lui dévouera sa vie.»
Le mémoire à son père, écrit de Vincennes, est un long plaidoyer qui marque un grand progrès dans l'éloquence de Mirabeau. C'est à la postérité qu'il s'adresse, c'est nous qui lui servons d'auditoire, et il nous charme et nous ravit, sans que jamais l'intérêt languisse. Tout est calculé avec un art surprenant pour rendre l'Ami des hommes odieux et son fils sympathique, et aucun effet ne manque, aucun trait ne tombe ou ne dévie. Son père l'avait exilé à Maurique, à cause des dettes qu'il avait contractées aussitôt après son mariage:
«Entière résignation de ma part, dit-il, profonde tranquillité, rigoureuse économie. Et ne croyez pas, s'il vous plaît, mon père, que ce fût impossible de trouver de l'argent. Non, je vous jure; je m'en fusse aisément procuré et à bon marché; la preuve en est qu'au moment où je crus madame de Mirabeau grosse pour la seconde fois, je m'assurai des fonds nécessaires pour la réception de mon enfant à Malte, si son sexe lui permettait d'y entrer. Je trouvai, à 4p. 100, cet argent, que je laissai en dépôt jusqu'à l'événement. Si je n'empruntais pas, c'est donc parce que je ne voulais pas emprunter; j'étais sévèrement résolu d'être invariablement rangé. Alors vous me fites interdire.»
Veut-on un exemple de narration rapide et de modestie oratoire? Les Parlements Maupeou avaient la faveur du père de Mirabeau: «On sait que les nouveaux parlementaires cabalaient avec véhémence contre nous (les nobles). Mon beau-père lutta vigoureusement contre eux dans l'assemblée de la noblesse. On prétendit que j'avais contribuée réchauffer et à le soutenir, ce dont assurément il n'avait pas besoin; car on ne peut être meilleur ami ni meilleur patriote. On opinait d'apparat. Le hasard fit que mon discours produisit quelque sensation. Nous triomphâmes. C'était un grand crime; mais enfin, ce crime m'était commun avec tous les honnêtes gens….»
La péroraison est longue et pathétique. Il faut en citer une partie pour montrer ce qu'était déjà Mirabeau dix ans avant son élection aux Etats généraux: «Je vous ai supplié d'être juge dans votre propre cause; je vous supplie de vous interroger dans la rigidité de votre devoir et le plus intérieur de votre conscience. Avez-vous le droit de me proscrire et de me condamner seul? de vous élever au-dessus des lois et des formes pour me proscrire? Quoi! mon père, vous, le défenseur célèbre et éloquent de la propriété, vous attentez, de votre simple autorité, à celle de ma personne! Quoi! mon père, vous, l'Ami des hommes, vous traitez avec un tel despotisme votre fils! Quoi! mon père, on ne peut statuer sur la liberté, l'honneur ou la vie du moindre de vos valets, que sept juges n'aient prononcé, et vous décidez arbitrairement de mon sort!»
Alors, par un procédé familier aux avocats, il suppose que l'Ami des hommes fait lui-même le plaidoyer de son fils. «Voilà, mon père, l'ébauche de ce que je pouvais dire. Ce n'est pas le langage d'un courtisan, sans doute; mais vous n'avez point mis dans mes veines le sang d'un esclave. J'ose dire: je suis né libre, dans les lieux où tout me crie: non, tu ne l'es pas. Et ce courage est digne de vous. Je vous adresse des vérités respectueuses, mais hautes et fortes, et il est digne de vous de les entendre et d'en convenir….
«Je ne puis soutenir un tel genre de vie, mon père, je ne le puis. Souffrez que je voie le soleil, que je respire plus au large, que j'envisage des humains; que j'aie des ressources littéraires, depuis si longtemps unique soulagement à mes maux; que je sache si mon fils respire et ce qu'il fait….
«Quoi qu'il en soit, je jure par le Dieu auquel vous croyez, je jure par l'honneur, qui est le dieu de ceux qui n'en reconnaissent point d'autre, que la fin de cette année 1778 ne me verra point vivant au donjon de Vincennes. Je profère hardiment un tel serment; car la liberté de disposer de sa vie est la seule que l'on ne puisse ôter à l'homme, même en le gênant sur les moyens.
«Il ne tient maintenant qu'à vous, mon père, d'user de ce droit qu'avaient les Romains, et qui fait frémir la nature. Prononcez mon arrêt de mort, si vous êtes altéré de mon sang, et votre silence suffit pour le prononcer. Rendez-moi la liberté, ce bien inaliénable, cette âme de la vie, si vous voulez que je conserve celle-ci….»
Ainsi, Mirabeau passa une partie de sa vie à plaider sa cause auprès de son père, à chercher le point faible de cet homme cuirassé d'orgueil et de préjugés, plus difficile à émouvoir que ne le sera jamais l'Assemblée constituante, même en ses jours de méfiance. C'est un discours que le futur orateur recommence chaque jour et à chaque lettre qu'il écrit soit à son père, soit à son oncle. C'est un thème éternel qu'il ne cesse de traiter, dont il refait cent fois la forme, essayant ses forces à cette tâche ardue, s'assouplissant à cette gymnastique quotidienne, épurant, fortifiant son génie. Inappréciable service que rendit à son fils, bien malgré lui, le jaloux et le plus intraitable des tyrans domestiques, auquel l'éloquence même et le génie de sa victime déplaisaient! Il se trouva que Mirabeau dut à son père, à l'escrime terrible qu'il lui imposa par sa rigueur muette, quelque chose de la prestesse et de la solidité de son jeu, et peut-être son attitude impassible à la tribune.
Telle fut la première école de Mirabeau: c'est ainsi qu'il préluda, par des déclamations dont le sujet était emprunté à sa vie, aux exercices de la tribune politique. Il lui arrivait, dans cette rhétorique, ce qui arrivait aux orateurs romains dans leurs suasories et leurs controverses: il n'évitait pas le mauvais goût, recherchait l'antithèse et le trait, tombait dans ces défauts dont le contact du public et la vérité des choses débarrassent plus tard les vrais orateurs, mais qui brillent comme des qualités dans toutes les conférences de jeunes avocats.
Une autre école plus sérieuse acheva de le former et de le mûrir; ce furent ses procès, dans lesquels il voulut se défendre lui-même. Le barreau l'attirait. En prison, chose singulière! il est l'avocat consultant de ses geôliers, par bon coeur et aussi pour satisfaire, ne fût-ce que par écrit, ses besoins oratoires. Ainsi, au château d'If, il compose un mémoire pour le commandant Dallègre, qui avait un procès; au fort de Joux, il écrit sur les affaires municipales de la ville de Pontarlier, et il rédige une défense d'un portefaix nommé Jeanret, sans compter un mémoire sur les salines de Franche-Comté. L'Avis aux Hessois, publié à Clèves (1777), pendant son séjour en Hollande, est un véritable plaidoyer contre la traite des blancs. Il collabora la même année à un mémoire publié par sa mère contre son père. Enfin, prisonnier volontaire à Pontarlier, il publie contre M. Monnier d'éloquents mémoires qui lui procurent une transaction honorable et dont il peut dire fièrement: «Si ce n'est pas là de l'éloquence inconnue à nos siècles barbares, je ne sais ce que c'est que ce don du ciel si précieux et si rare.» Son procès avec sa femme, qu'il ne perdit que parce qu'il le plaida lui-même, mit le dernier sceau à sa réputation par les qualités extrajuridiques qu'il y déploya. Il s'y montra, sinon bon avocat, du moins grand orateur, grand moraliste, grand acteur, soulevant et apaisant d'un geste les plus tragiques passions, tour à tour tendre et véhément, suppliant et impérieux, mêlant la modestie la plus gracieuse à des colères de Titan.
Il s'éleva si haut dans sa plaidoirie du 29 juin 1783, qu'il força l'admiration même de son père. Celui-ci écrivit au bailli: «C'est dommage que tous ne l'entendissent pas: car il a tant parlé, tant hurlé, tant rugi, que la crinière du lion était blanche d'écume et distillait la sueur.» Quant à son adversaire, Portalis, «qu'il a fallu, écrit le bailli, emporter évanoui et foudroyé hors de la salle, il n'a plus relevé du lit depuis le terrible plaidoyer de cinq heures dont il le terrassa».
Quelle préparation à la tribune que cette joute oratoire avec un homme comme Portalis, devant une foule immense et à moitié hostile, au milieu d'une ville agitée de passions déjà politiques et révolutionnaires! Et ce fut une bonne fortune pour Mirabeau de n'avoir remporté comme orateur, avant d'entrer dans la vie politique, que des succès difficiles. Quel piège en effet pour un homme public de débuter devant des auditoires bienveillants et gagnés d'avance, qui retrouvent et applaudissent leurs propres pensées sur ses lèvres, qui lui ôtent l'occasion de dissiper des préventions, de réfuter des interruptions, d'échauffer une atmosphère glacée, en un mot de s'instruire en luttant et de connaître toute l'étendue de ses forces! Ces favoris d'un collège électoral, un Mounier, un Lally, arrivent au parlement émoussés par les louanges, ignorants d'eux-mêmes, faciles à déconcerter. A la première contradiction, qu'ils prennent pour un échec, ils s'irritent, se dégoûtent, se taisent ou s'en vont. Mirabeau ne connut pas ces fortunes dangereuses: il avait appris à plaider sa cause, de vive voix ou la plume à la main, dans les conditions les plus défavorables, contre l'universelle malveillance dont son père menait le choeur. Il sera bien difficile d'intimider un athlète si habitué au péril, si cuirassé contre le découragement: les orages parlementaires, les interruptions, et, ce qui est plus dangereux aux novices, les conversations qu'on devine et qu'on n'entend pas, ces difficultés ne seront pour lui que jeux d'enfant.
Mais, quand même Mirabeau aurait apporté aux Etats généraux une instruction plus étendue encore, une expérience oratoire plus consommée, un génie plus éminent, tous ces avantages n'auraient pas suffi à faire de lui un grand orateur politique, s'il ne s'y était joint une qualité suprême dont l'absence cause et explique l'infériorité parlementaire de plus d'un homme d'esprit: je veux parler du goût passionné des affaires publiques. Bien avant la réunion des Etats, il se fait donner une mission diplomatique à Berlin, visite les ministres, leur écrit, les conseille, considère comme de son ressort tout ce qui intéresse la politique de la France, chef de parti sans parti, journaliste sans journal, orateur sans tribune, homme public dans un pays où il n'y avait pas de vie publique. Econduit, ridiculisé, calomnié, il ne se rebute pas: il faut qu'il fasse les affaires de la France, qu'il parle, qu'il écrive pour son pays. Il voit mieux et plus loin que les plus avisés; il conseille et prédit la réunion des Etats généraux quand personne n'y songeait encore. Prisonnier, l'avenir de la France l'intéresse plus que le sien. Plaideur malheureux, il s'occupe moins de son procès que du procès intenté par la nation au despotisme. Perdu de dettes, il s'inquiète, du fond de sa misère, des finances de son pays. En veut-on une preuve? Au moment où il songeait à forcer son père à rendre ses comptes de tutelle, il était venu de Liège à Paris pour consulter ses avocats et ses hommes d'affaires. Sa maîtresse, la tendre madame de Néhra, n'y tenant plus d'impatience et d'anxiété, court l'y rejoindre et lui demande des nouvelles de son procès: «Oui, à propos, me dit-il, je voulais vous demander où j'en suis?—Comment! lui dis-je, ce voyage a été entrepris en partie pour vous en occuper; vous avez vu MM. Treilhard et Gérard de Melsy?—Moi? dit-il; non, en vérité: j'ai vu à peine Vignon, mon curateur. J'ai eu bien d'autre chose à faire que de penser à toutes ces bagatelles. Savez-vous dans quelle crise nous sommes? Savez- vous que l'affreux agiotage est à son comble? Savez-vous que nous sommes au moment où il n'y a peut-être pas un sou dans le Trésor public? Je souriais de voir un homme dont la bourse était si mal garnie y songer si peu et s'affliger si fort de la détresse publique.»
Il accumulait dans son portefeuille les statistiques, les renseignements sur l'opinion des provinces, une correspondance énorme venue de tous les coins de la France, s'entourait de collaborateurs et d'agents politiques, préparation à la vie publique dont nous avons vu de nos jours un exemple célèbre, mais dont on ne pouvait s'expliquer la raison sous l'ancien régime. La seule carrière possible pour Mirabeau, c'était la carrière d'homme d'Etat, d'orateur. Que cette carrière ne s'ouvrît pas devant lui, que la Révolution tardât, ses vices ne suffisant plus à le distraire, il mourait maniaque ou fou, à la fois ridicule et déshonoré.
Cette vocation fatale, irrésistible, s'alliait à une santé de fer, à une figure imposante dans sa laideur, à une voix sonore et à un air de dignité noble et paisible. Ses défauts extérieurs, choquants chez un homme privé, devenaient autant de qualités chez un tribun. Son attitude et son costume, de mauvais ton dans un salon, [1] s'harmonisaient, au contraire, à la tribune, avec sa tête éloquente, ses regards extraordinaires. En réalité, il n'avait tout son prix, au moral et au physique, que quand il parlait en public. Le Midi seul forme ces natures merveilleuses, faites pour la représentation, pour la vie tumultueuse en plein air, pour le contact incessant de la foule, natures que la solitude rapetisse et enlaidit, que la publicité grandit et transfigure, et pour lesquelles l'éloquence est le plus impérieux des besoins.
Note:
[1] «En voyant entrer Mirabeau, M. de la Marck fut frappé de son extérieur. Il avait une stature haute, carrée, épaisse. La tête, déjà forte au delà des proportions ordinaires, était encore grossie par une énorme chevelure bouclée et poudrée. Il portait un habit de ville dont les boutons, en pierres de couleur, étaient d'une grandeur démesurée; des boucles de soulier également très grandes. On remarquait enfin dans toute sa toilette, une exagération des modes du jour, qui ne s'accordait guère avec le bon goût des gens de la cour. Les traits de sa figure étaient enlaidis par des marques de petite vérole. Il avait le regard couvert, mais ses yeux étaient pleins de feu. En voulant se montrer poli, il exagérait ses révérences; ses premières paroles furent des compliments prétentieux et assez vulgaires. En un mot, il n'avait ni les formes ni le langage de la société dans laquelle il se trouvait, et quoique, par sa naissance, il allât de pair avec ceux qui le recevaient, on voyait néanmoins tout de suite à ses manières qu'il manquait de l'aisance que donne l'habitude du grand monde….
«…. Mais, après le dîner, M. de Meilhan ayant amené la conversation sur la politique et l'administration, tout ce qui avait pu frapper d'abord comme ridicule dans l'extérieur de Mirabeau disparut à l'instant. On ne remarqua plus que l'abondance et la justesse de ses idées, et il entraîna tout le monde par sa manière brillante et énergique de les exprimer.» (Correspondance de Mirabeau et de La Marck, t. I. p. 86.)
[Illustration: HONORÉ GABRIEL COMTE DE MIRABEAU]
Député de la Sénéchaussée d'Aix à l'Assemblée Nationale en 1789. Elu président le 29 Janvier 1791. Mort le 2 Avril 1791.
A Paris, chez l'AUTEUR, Quay des Augustins No. 71 au 3e.]
Tel était Mirabeau à la veille d'entrer dans la vie publique, réunissant dans sa personne toutes les conditions d'éloquence parfaite qu'ont énumérées un Cicéron et un Quintilien. Il semble qu'un tel homme, porté par la nature et par les circonstances, va dépasser ce Cicéron, qu'il aimait à lire, et qui sait? atteindre Démosthène, d'autant plus que ces grandes vérités, ces admirables lieux communs qui ont fait vivre jusqu'à nous les harangues antiques, il aura la bonne fortune d'être le premier à les exprimer à la tribune française qu'il inaugure. Un public tout neuf au plaisir d'écouter, voilà son auditoire. Les passions et les idées de toute la France, et de la France du XVIIIe siècle encore philosophe, enthousiaste, héroïque, voilà la matière de ses harangues. Jamais le génie ne rencontra de si belles et de si faciles circonstances. Et pourtant, si sublimes que soient les accents du discours sur la banqueroute, si brillante que nous apparaisse la carrière oratoire de Mirabeau, nous rêvions mieux. Après ces élans sublimes, pourquoi ces chutes, ces langueurs, ces sommeils? Pourquoi la pensée du grand homme se dérobe-t-elle parfois comme à dessein, au lieu de se développer d'un discours à l'autre avec harmonie et clarté? Pourquoi la déclamation succède-t-elle tout à coup à l'accent sincère, aux beautés solides et simples? C'est qu'il manquait à Mirabeau un avantage que ses collègues de la Constituante possédaient presque tous: la considération publique. Aujourd'hui que nous ne voyons plus de l'orateur que le côté glorieux, nous ne pouvons nous figurer avec quel mépris il fut accueilli à Versailles. On ne lui parlait pas; on considérait, même à gauche, sa présence comme un scandale. Outre que ce transfuge de la noblesse n'inspirait nulle confiance, une légende déshonorante s'attachait à son nom. Les calomnies de son père avaient fait leur chemin, et tous les vices semblaient marqués hideusement sur cette figure ravagée. L'Ami des hommes, qui avait obtenu contre son fils jusqu'à dix-sept lettres de cachet, avait laissé publier, lors du procès d'Aix, un recueil de ses lettres intimes où il disait de Mirabeau tout ce que pouvaient lui inspirer la haine et une colère habilement attisée par M. de Marignane. Mauvais fils, disait-on, mauvais époux, mauvais père, Mirabeau pouvait-il être un bon citoyen? Et encore on lui eût pardonné ses vices et ses crimes, mais on l'accusait d'avoir manqué même à l'honneur. On parlait tout haut de sa bassesse et de sa vénalité. Son éloquence au début étonnait, effrayait, ne convainquait pas. On ne croyait pas ce qu'il disait.
Il parvint à séduire, à arracher l'assentiment, à décider certains votes par l'éclat éblouissant de la vérité; il obtint une grande influence, mais il n'atteignit jamais à l'autorité. Souvent son génie même se tournait contre lui, et plus les imaginations étaient flattées, plus les consciences résistaient. Déboires, affronts, mépris les moins déguisés, il subit tout, accepta tout, dans la pensée de se réhabiliter enfin. Il n'y parvint jamais tout à fait. «Dans certains moments, écrit Etienne Dumont, il aurait consenti à passer au travers des flammes pour purifier le nom de Mirabeau. Je l'ai vu pleurer, à demi suffoqué de douleur, en disant avec amertume: «J'expie bien cruellement les erreurs de ma jeunesse». Voilà pourquoi il tombait quelquefois dans la déclamation. Désireux de donner au public une bonne idée de lui-même, il n'y pouvait parvenir; le désaccord de sa vie et de ses paroles était trop flagrant. Or, le triomphe de l'orateur, comme le dit justement un philosophe ancien, c'est de paraître à ses auditeurs tel qu'il veut paraître en effet. Et c'était bien là le but secret de Mirabeau; il voulait paraître honnête. Mais, comme l'ajoute Cicéron en termes qui s'appliquent cruellement au pauvre grand homme, on n'arrive à cette éloquence suprême que par la dignité de la vie: id fieri vitae dignitate.
Quelle était la politique de Mirabeau? A cette question souvent posée, aucune réponse satisfaisante n'a été faite. Ceux qui ont écrit avant la publication de la correspondance de Mirabeau et de La Marck (1851) ne connaissaient, dans Mirabeau, que l'homme extérieur, que ses desseins avoués, que sa politique officielle. Ceux qui ont écrit depuis n'ont plus vu que l'homme intérieur, que l'intrigant payé, que le conspirateur mystérieux. Là, dit-on, c'est un tribun, presque un démagogue; ici c'est un Machiavel, un professeur de tyrannie. En public, excite et lance la Révolution; en secret il la retient et semble lui préparer des pièges. Comment démêler sa véritable pensée au milieu de ces contradictions?
Écartons d'abord une hypothèse qui se présente tout de suite à l'esprit. Mirabeau, pourrait-on dire, n'eut pas à proprement parler de politique: il vécut d'expédients, au jour le jour, éloquent si le hasard lui faisait rencontrer la vérité, languissant ou obscur quand il se trompait.—Sans doute il n'est pas d'homme politique dont chaque pas soit guidé par un dessein immuable: il n'en est pas non plus qui ne rêve un certain état de choses plus heureux pour ses concitoyens et pour lui. Eh bien, Mirabeau croyait que l'état politique le plus souhaitable pour la France et pour lui-même, c'était un état mixte, moitié absolutisme et moitié liberté, où subsisterait ce qui était supportable dans l'ancien régime et ce qui était immédiatement possible dans les systèmes nouveaux. Ce qu'il veut, c'est la monarchie parlementaire telle que nous l'avons eue vingt-cinq ans plus tard. Dans une note secrète pour la cour, écrite le 14 octobre 1790, il résume en ces termes les principes de sa politique:
«Que doit-on entendre par les bases de la Constitution?
«Réponse:
«Royauté héréditaire dans la dynastie des Bourbons; corps législatif périodiquement élu et permanent, borné dans ses fonctions à la confection de la loi; unité et très grande latitude du pouvoir exécutif suprême dans tout ce qui tient à l'administration du royaume, à l'exécution des lois, à la direction de la force publique; attribution exclusive de l'impôt au corps législatif; nouvelle division du royaume, justice gratuite, liberté de la presse; responsabilité des ministres; vente des biens du domaine et du clergé; établissement d'une liste civile, et plus de distinction d'ordres; plus de privilèges ni d'exemptions pécuniaires; plus de féodalité ni de parlement: plus de corps de noblesse ni de clergé; plus de pays d'états ni de corps de province:—voilà ce que j'entends par les bases de la Constitution. Elles ne limitent le pouvoir royal que pour le rendre plus fort; elles se concilient parfaitement avec le gouvernement monarchique.»
Dans sa pensée, le défenseur naturel des droits du peuple, c'est le roi, et le soutien du roi, c'est le peuple. Appuyés l'un sur l'autre, ils triomphent du clergé et de la noblesse, et à cette alliance le roi gagne son pouvoir, le peuple sa liberté. C'est la démocratie royale de Wimpffen, c'est l'idée de la Constituante et de la France en 1789.
Mais quelle est l'autorité la plus ancienne, la plus forte, celle du roi ou celle du peuple? Le 8 octobre 1789, cette question se pose, à propos de la formule à employer pour la promulgation des lois. Doit-on continuer à dire: Louis, par la grâce de Dieu…? Oui, dit Mirabeau.— Et les droits du peuple? «Si les rois, répond-il, sont rois par la grâce de Dieu, les nations sont souveraines par la grâce de Dieu. On peut aisément tout concilier.»—Opérer cette conciliation (non aisée, mais impossible), telle est la fonction du gouvernement, du ministère.— Conciliation? non: assujettissement de l'un des deux souverains à l'autre, du corps à la tête, du peuple au roi. Il faut flatter, duper, aveugler le peuple, lui faire accepter sa servitude comme une liberté, sous prétexte qu'elle est volontaire. Gouverner, c'est capter l'opinion publique, et pour cette capture les moyens les plus cachés sont les plus efficaces. Que l'on ne recule pas devant aucune fraude pour duper le peuple; c'est pour le bonheur du peuple.
Le mot de république, Mirabeau ne le prononce qu'avec horreur ou risée. La république, c'est pour lui le retour à l'état de barbarie; c'est le chaos; c'est la destruction de l'état social. Et il montre cependant plus de sens politique que les rares républicains qui existaient alors, en ce qu'il craint l'arrivée prochaine de la république, tandis que ceux-là ne l'espèrent même pas. Il voit clair dans l'avenir, et, comme cela arrive, il se trompe sur les desseins de ses adversaires en leur attribuant la clairvoyance qu'il est seul à posséder. En voyant combien les Constituants ont affaibli le pouvoir royal, il ne peut s'imaginer qu'ils ne préparent pas secrètement les voies à la république, et il écrit à la cour le 14 octobre 1790: «Je sais que … les législateurs, consultant les craintes du moment plutôt que l'avenir, hésitant entre le pouvoir royal dont ils redoutaient l'influence, et les formes républicaines dont ils prévoyaient le danger, craignant même que le roi ne désertât sa haute magistrature, ou ne voulût reconquérir la plénitude de son autorité; je sais, dis-je, qu'au milieu de cette perplexité, les législateurs n'ont formé, en quelque sorte, l'édifice de la constitution qu'avec des pierres d'attente, n'ont mis nulle part la clef de la voûte, et ont eu pour but secret d'organiser le royaume de manière qu'ils pussent opter entre la république et la monarchie, et que la royauté fût conservée ou inutile, selon les événements, selon la réalité ou la fausseté des périls dont ils se croiraient menacés. Ce que je viens de dire est le mot d'une grande énigme.»
C'est faire beaucoup d'honneur aux Lameth et à Barnave que de leur prêter des vues aussi profondes: les événements les menaient; ils ne se doutaient pas toujours du lendemain: comment croire qu'ils songeassent à un avenir, qui, en 1790, semblait éloigné d'un siècle.
Cette aversion de Mirabeau pour la démocratie pure et pour les théories du Contrat social s'exprime, dans sa bouche, par une apologie du pouvoir royal. Fortifier ce pouvoir, c'est son but, c'est son conseil sans cesse répété, à la tribune même (10 octobre 1789): «Ne multipliez pas de vaines déclamations; ravivez le pouvoir exécutif; sachez le maintenir, étayez-le de tous les secours des bons citoyens; autrement, la société tombe en dissolution, et rien ne peut nous préserver des horreurs de l'anarchie.»
Son royalisme n'est pas seulement théorique; il se considère personnellement comme le champion nécessaire de la royauté. Ne croyons pas que le besoin d'argent l'ait rapproché de la cour; il se sent né pour la servir et pour la bien servir, et, tout de suite, il s'offre. Quand cela? En 1790, quand il succombe à la misère et que la situation politique l'effraie? Non: à son arrivée dans la vie politique, à la première heure, à la première minute, au moment même où il songe à entrer aux États généraux, cinq mois avant les élections. Il écrit, le 28 décembre 1788, à M. de Montmorin:
«Sans le concours, du moins secret, du gouvernement, je ne puis être aux États généraux…. En nous entendant, il me serait très aisé d'éluder les difficultés ou de surmonter les obstacles; et certes il n'y a pas trop de trois mois pour se préparer, lier sa partie, et se montrer digne et influent défenseur du trône et de la chose publique.»
Ce rôle de défenseur du trône, si beau qu'il pût paraître en 1788, est- il vraiment celui auquel son genre d'éloquence semblait destiner Mirabeau? Pourquoi ne voulut-il pas être en effet un tribun populaire, le conseiller, l'interprète, l'initiateur de la démocratie? Pourquoi, victime de l'ancien régime, ne rêva-t-il pas une république dirigée par sa voix puissante?
Ses sentiments aristocratiques lui venaient, non de l'éducation, mais de la naissance. C'est à son père qu'il devait cet orgueil de caste qu'il ne prit jamais la peine de cacher. On sait qu'après l'abolition des titres de noblesse, il continua à se faire appeler Monsieur le comte, à sortir en voiture armoriée. Voilà la première raison pour laquelle il était royaliste.
La seconde, c'est que, si l'absolutisme l'avait mis à Vincennes, le régime démocratique l'aurait laissé de côté, dans les rangs obscurs. Il comprenait très bien que le dérèglement de sa vie lui aurait fermé la carrière politique dans un pays libre. La monarchie qu'on appelle parlementaire, ou plutôt cette monarchie qu'il imaginait, dans laquelle le peuple et le roi ne faisaient qu'un contre les ordres privilégiés, semblait lui assurer un rôle digne de son génie. Il excellait, nous le savons, dans l'éloquence et dans l'intrigue: la tribune du parlement lui permettait d'être orateur, et la nécessité de concilier deux choses inconciliables, la souveraineté populaire et la souveraineté royale, ouvrait un champ illimité à son habileté un peu policière. Éblouir par son éloquence, séduire par son adresse, jouer un beau rôle représentatif et, en secret, préparer par de petits moyens, par des hommes secondaires, de grands effets politiques, c'était là son idéal. Et que ne le réalisa-t-il? Les d'Orléans étaient sous sa main; il pouvait leur donner la royauté. C'était même le seul moyen de réaliser son rêve de monarchie mitigée. Mais dès qu'il vit le duc d'Orléans, en 1788, chez le comte de La Marck, il le jugea et dit «que ce prince ne lui inspirait ni goût ni confiance». Plus tard il répétait qu'il n'en voudrait même pas pour son valet. C'est donc avec la branche aînée qu'il veut fonder le seul régime dont il puisse être l'orateur et le ministre.
Ses opinions, on le voit, sont fondées sur son intérêt, ou, si on aime mieux, sur l'intérêt de son génie. Il lui faut, ce sont ses propres expressions, un grand but, un grand danger, de grands moyens, une grande gloire. C'est heureux sans doute qu'il ait préparé les conditions les plus favorables à l'épanouissement de son éloquence, mais avouons que sa politique ne reposait sur aucune conviction morale. Et voilà la troisième raison pour laquelle il n'embrassa pas franchement et complètement la cause du XVIIIme siècle. Ses contemporains, philosophes et politiques, précurseurs et acteurs de la révolution, diffèrent de doctrine et de système; mais ils se rapprochent en un point, c'est qu'ils ont une foi ardente en l'humanité; ils la croient bonne, raisonnable, perfectible; ils l'aiment et la plaignent. Leur but est de lui ôter ses chaînes, de lui rendre ses droits, de l'amener à la virilité par la liberté. Ils croient fermement à la justice: c'est là l'évangile de 1789, qu'aucune erreur, qu'aucun accident n'a encore obscurci. Cette foi est étrangère à Mirabeau: ce n'est ni sur la raison ni sur le droit qu'il compte pour établir son système, mais sur le génie, sur la ruse. Sa politique, toute florentine, est plus vieille ou plus jeune que cet âge. Quand, en décembre 1790, déjà payé par la cour, il présente son plan secret de résistance, le comte de La Marck écrit finement à Mercy-Argenteau: «Ce plan est trop compliqué, ainsi que vous l'avez remarqué, monsieur le comte, on dirait qu'il est fait pour d'autres temps et pour d'autres hommes. Le cardinal de Retz, par exemple, l'aurait très bien fait exécuter; mais nous ne sommes plus au temps de la Fronde.»
Si la foi lui manquait, il la niait ou ne la voyait pas chez les autres. Il se refusait, ce trop fin politique, à croire au désintéressement de ce peuple de 1789, affamé pourtant de justice. «Tous les Français, disait-il, veulent des places ou de l'argent; on leur ferait des promesses, et vous verriez bientôt le parti du roi prédominant partout.» Il calomniait son temps, et, osons le dire, le jugeait d'après lui-même. Non, ce n'est pas pour le seul bien-être que nos pères se levèrent contre la royauté. Le sens profond de la Révolution échappait à Mirabeau.
Dans les questions religieuses, il montrait la même ingéniosité et le même aveuglement. Croirait-on qu'il ne s'était jamais sérieusement demandé si la liberté était compatible avec le catholicisme? Il n'a pas de solution pour ce grave problème. Dans son Essai sur les lettres de cachet, il prétend montrer qu'une société civile peut vivre sans détruire une religion hostile au principe même de cette société. Il suffit, dit-il, que les «ministres des autels soient circonscrits dans leur état», et il passe. Le même homme vote et défend la constitution civile du clergé, et ce n'est que des circonstances qu'il apprend l'hostilité irréconciliable de l'Église. En décembre 1789, il disait à sa soeur, Mme du Saillant: «La liberté nationale avait trois ennemis: le clergé, la noblesse et les parlements. Le premier n'est plus de ce siècle, et la triste situation de nos finances nous aurait suffi pour le tuer.» Telles sont les vues de Mirabeau: il croit morts des hommes qui vont faire reculer la Révolution! C'est qu'au fond il est indiffèrent en religion. Les grands problèmes qu'il appelle dédaigneusement métaphysiques n'ont jamais préoccupé ce méridional. Les pensées hautes et générales sur la destinée de l'homme lui sont inconnues et répugnent à sa nature. Dans les discussions religieuses, il apporte une dextérité et un tact infinis, mais aucune idée supérieure.
Qu'en résulte-t-il? C'est qu'en éloquence comme en politique il ne demande pas ses succès à ce qu'on appelle l'éternelle morale. On ne trouvera pas dans ses discours un seul de ces lieux communs qui sont beaux dans tous les temps; nul appel à la conscience humaine; nul élan vers une justice plus haute; nul accent d'amour ou de piété pour les hommes. Ces mots se trouvent, il le faut bien, dans ses harangues; mais les choses mêmes n'y sont pas, puisqu'elles n'étaient pas dans son âme. Il y a des cordes que les orateurs de second ordre, un Rabaut Saint- Etienne, un Thouret, savent faire vibrer, et que Mirabeau ne touche jamais. Qu'on ne s'y trompe pas: c'est là le caractère de cet orateur, d'avoir été grand sans puiser son inspiration aux sources morales; ç'a été son originalité et sa faiblesse à la fois.
Comment donc se fait-il applaudir? D'abord par son incontestable patriotisme, par les paroles vraiment nationales qu'il sait prononcer avec un accent vrai, et puis par la manière émouvante dont il parle de lui, encore de lui, toujours de lui. C'est sans cesse son moi tragique et superbe qui occupe la scène. Ses discours ne sont qu'une vaste apologie de sa personne, un plaidoyer sans cesse renouvelé, une recherche acharnée et une revendication anxieuse de l'estime des hommes, qu'il va conquérir et qui lui échappe toujours. Le sentiment qui anime cette éloquence, ce n'est pas la dignité, c'est l'orgueil. Ange déchu, il vante ses fautes et justifie sa vie devant ses contemporains, exaltant dans un style passionné ses souffrances et ses colères. Que ce soit aux États de Provence, à l'Assemblée constituante, lors de l'affaire du Châtelet, ou encore dans sa correspondance secrète avec la cour, je retrouve partout cette même poursuite de la réhabilitation. C'est peu d'être admiré: il veut être estimé, et, naïvement, il intrigue pour forcer l'estime. L'Assemblée ne se lasse pas de cette magnifique apologie; elle applaudit sans accorder ce qu'on lui demande, pas même la présidence, qu'on n'obtiendra qu'une fois, et encore en mendiant les voix de l'extrême droite. Le jour où Mirabeau touche au ministère, à un honneur qui peut refaire sa réputation, l'Assemblée le précipite en souriant. Ses idées, elle les accueille, elle les vote; mais sa personne, elle n'en veut pas. Ses oreilles sont flattées de cette éloquence incomparable; sa raison en est satisfaite: son coeur n'en est pas touché. C'est un duel qui l'intéresse et qui désespère Mirabeau: il en meurt.
Justifions ces remarques générales sur la politique et l'inspiration oratoire de Mirabeau par quelques exemples empruntés à ses principaux discours.
Aux États de Provence, il défend le règlement royal contre la noblesse qui voulait faire les élections selon l'antique constitution de la «nation provençale». C'est là pour lui un admirable terrain, qui lui donne confiance et lui permet de lutter contre le mépris de ses collègues: «Si la noblesse veut m'empêcher d'arriver, disait-il, il faudra qu'elle m'assassine, comme Gracchus.» Cependant les outrages dont on l'abreuva, malgré sa bonne volonté, le forcèrent à prendre une allure d'opposition qui était bien loin de ses principes. «Ces gens-là, écrivait-il alors, me feraient devenir tribun du peuple malgré moi, si je ne me tenais pas à quatre.» Il tenait néanmoins à l'estime de la noblesse et il chercha à se justifier devant elle dans un discours que la prorogation des Etats l'empêcha de prononcer, mais qu'il fit imprimer et répandre. C'est la première en date de ses justifications publiques:
«Qu'ai-je donc fait de si coupable? J'ai désiré que mon ordre fût assez habile pour donner aujourd'hui ce qui lui sera infailliblement arraché demain; j'ai désiré qu'il s'assurât le mérite et la gloire de provoquer l'assemblée des trois ordres, que toute la Provence demande à l'envi…. Voilà le crime de l'ennemi de la paix! ou plutôt j'ai cru que le peuple pouvait avoir raison…. Ah! sans doute, un patricien souillé d'une telle pensée mérite des supplices! Mais je suis bien plus coupable qu'on ne suppose, car je crois que le peuple qui se plaint a toujours raison; que son infatigable patience attend constamment les derniers excès de l'oppression pour se résoudre à la résistance; qu'il ne résiste jamais assez longtemps pour obtenir la réparation de tous ses griefs; qu'il ignore trop que, pour se rendre formidable à ses ennemis, il lui suffirait de rester immobile, et que le plus innocent comme le plus invincible de tous les pouvoirs est celui de se refuser à faire…. Je pense ainsi; punissez l'ennemi de la paix.»
S'adressant aux nobles et aux membres du clergé, il profère ces paroles menaçantes et souvent citées:
«Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple, et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un de leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs; et de cette poussière naquit Marius: Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cambres, que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse!»
Dans une péroraison d'un caractère tout personnel, il tire de très grands effets de l'affirmation de sa sincérité, affirmation qui n'était pas inutile:
«Pour moi, qui dans ma carrière publique n'ai jamais craint que d'avoir tort; moi qui, enveloppé de ma conscience et armé de principes, braverais l'univers, soit que mes travaux et ma voix vous soutiennent dans l'assemblée nationale, soit que mes voeux vous y accompagnent, de vaines clameurs, des protestations injurieuses, des menaces ardentes, toutes les convulsions, en un mot, des préjugés expirants, ne m'en imposeront pas. Eh! comment s'arrêterait-il aujourd'hui dans sa course civique, celui qui, le premier d'entre les Français, a professé hautement ses opinions sur les affaires nationales, dans un temps où les circonstances étaient bien moins urgentes, et la tâche bien plus périlleuse? Non, les outrages ne lasseront pas ma constance; j'ai été, je suis, je serai jusqu'au tombeau l'homme de la liberté publique, l'homme de la Constitution. Malheur aux ordres privilégiés, si c'est là plutôt être l'homme du peuple que celui des nobles! Car les privilèges finiront, mais le peuple est éternel.»
Exclu de l'assemblée de la noblesse comme non-possédant, c'est avec déchirement qu'il se sépara des hommes de sa condition, et qu'il se vit forcé de prendre un masque de tribun. Cette aristocratie provinciale fut assez aveugle pour voir en Mirabeau un séditieux; elle le traitait volontiers d'enragé. A quoi il répondait: «C'est une grande raison de m'élire, si je suis un chien enragé; car le despotisme et les privilèges mourront de ma morsure.» Mais ce n'est là qu'un accès de colère: ce prétendu démagogue, quelques jours plus tard, calme le peuple de Marseille, soulevé contre une taxe du pain, par les conseils les plus sages, les plus modérés. Et pourquoi le peuple doit-il se résigner? Pour faire plaisir au roi. C'est le grand argument par lequel il termine une proclamation où il avait mis à la portée de tous quelques vérités économiques:
«Oui, mes amis, on dira partout: les Marseillais sont de bien braves gens; le roi le saura, ce bon roi qu'il ne faut pas affliger, ce bon roi que nous invoquons sans cesse; et il vous aimera, il vous en estimera davantage. Comment pourrions-nous résister au plaisir que nous lui allons faire, quand il est précisément d'accord avec nos plus pressants intérêts? Comment pourriez-vous penser au bonheur qu'il vous devra, sans verser des larmes de joie?»
Nous avons dit que Mirabeau ne partageait ni ne comprenait l'enthousiasme de ses contemporains, et qu'il traitait de métaphysique le culte des principes. Dans un des premiers discours qu'il prononça aux États généraux, il formula en ces termes son empirisme politique:
«N'allez pas croire que le peuple s'intéresse aux discussions métaphysiques qui nous ont agités jusqu'ici. Elles ont plus d'importance qu'on ne leur en donnera sans doute; elles sont le développement et la conséquence du principe de la représentation nationale, base de toute constitution. Mais le peuple est trop loin encore de connaître le système de ses droits et la saine théorie de la liberté. Le peuple veut des soulagements, parce qu'il n'a plus de forces pour souffrir; le peuple secoue l'oppression, parce qu'il ne peut plus respirer sous l'horrible faix dont on l'écrase; mais il demande seulement de ne payer que ce qu'il peut et de porter paisiblement sa misère….
«Il est cette différence essentielle entre le métaphysicien, qui, dans la méditation du cabinet, saisit la vérité dans son énergique pureté, et l'homme d'État, qui est obligé de tenir compte des antécédents, des difficultés, des obstacles; il est, dis-je, cette différence entre l'instructeur du peuple et l'administrateur politique, que l'un ne songe qu'à ce qui est et l'autre s'occupe de ce qui peut être.
«Le métaphysicien, voyageant sur une mappemonde, franchit tout sans peine, ne s'embarrasse ni des montagnes, ni des déserts, ni des fleuves, ni des abîmes; mais quand on veut arriver au but, il faut se rappeler sans cesse qu'on marche sur la terre, et qu'on n'est plus dans le monde idéal [Note: Séance du 15 juin 1789.].»
Faut-il s'étonner que ce cours de politique appliquée n'ait pas été chaudement accueilli? Ce n'était certes pas le moment, en juin 1789, de se rappeler qu'on «marchait sur la terre», et de quitter le «monde idéal». Il fallait au contraire ne pas regarder les difficultés, les périls, les baïonnettes dont on était entouré, marcher la tête haute, les yeux fixés vers l'idéal populaire et vaincre, comme on le fit, par la foi. Que les communes, au contraire, eussent recours aux recettes d'une politique prudente, elles étaient perdues. N'est-ce pas d'ailleurs un piège que leur tend Mirabeau, quand, dans ce même discours, il propose à ses collègues de s'intituler représentants du peuple français? Comment fallait-il entendre le mot peuple? Était-ce populus ou plebs? N'y avait-il pas à craindre que la cour ne voulût comprendre plebs et que le Tiers ne se trouvât avoir consacré la distinction des ordres? L'abbé Siéyès vit le danger, retira sa formule (Assemblée des représentants connus et vérifiés) et se rallia à celle de Legrand (Assemblée nationale), qui contenait déjà la Révolution. Quant à Mirabeau, il affecta de ne pas comprendre le sens des objections et, en rhéteur, répondant à ce qu'on ne lui disait pas, il s'indigna du mépris où l'on tenait ce beau mot de peuple:
«Je persévère dans ma motion et dans la seule expression qu'on en avait attaquée, je veux dire la qualification de peuple français; je l'adopte, je la défends, je la proclame, par la raison qui la fait combattre.
«Oui, c'est parce que le nom du peuple n'est pas assez respecté en France, parce qu'il est obscurci, couvert de la rouille du préjugé; parce qu'il nous présente une idée dont l'orgueil s'alarme et dont la vanité se révolte; parce qu'il est prononcé avec mépris dans les chambres des aristocrates; c'est pour cela même, Messieurs, que nous devons nous imposer, non seulement de le relever, mais de l'ennoblir, de le rendre désormais respectable aux ministres et cher à tous les coeurs….
«Représentants du peuple, daignez me répondre. Irez-vous dire à vos commettants que vous avez repoussé ce nom de peuple? que si vous n'avez pas rougi d'eux, vous avez pourtant cherché à éluder cette dénomination qui ne vous paraît pas assez brillante? qu'il vous faut un titre plus fastueux que celui qu'ils vous ont conféré? Eh! ne voyez-vous pas que le nom de représentants du peuple vous est nécessaire, parce qu'il vous attache le peuple, cette masse imposante sans laquelle vous ne seriez que des individus, de faibles roseaux qu'on briserait un à un! Ne voyez- vous pas qu'il vous faut le nom du peuple, parce qu'il donne à connaître au peuple que nous avons lié notre sort au sien, ce qui lui apprendra à reposer sur nous toutes ses pensées, toutes ses espérances!
«Plus habiles que nous, les héros bataves qui fondèrent la liberté de leur pays prirent le nom de gueux; ils ne voulurent que ce titre, parce que le mépris de leurs tyrans avait prétendu les en flétrir, et ce titre, en leur attachant cette classe immense que l'aristocratie et le despotisme avilissaient, fut à la fois leur force, leur gloire et le gage de leur succès. Les amis de la liberté choisissent le nom qui les sert le mieux, et non celui qui les flatte le plus; ils s'appelleront les remontrants en Amérique, les pâtres en Suisse, les gueux dans les Pays-Bas. Ils se pareront des injures de leurs ennemis; ils leur ôteront le pouvoir de les humilier avec des expressions dont ils auront su s'honorer.» (Séance du 16 juin 1789.)
Ces déclamations furent accueillies par des murmures mérités, et le rôle que Mirabeau joua en cette circonstance critique ne contribua pas peu à éloigner de lui la confiance de l'Assemblée. Que voulait-il donc? Maintenir les ordres privilégiés? Nous avons vu qu'il les considère comme un obstacle à la liberté, et qu'il les supprime dans ses programmes secrets. Il voulait seulement embarrasser la marche des communes dont l'audace l'inquiétait déjà, comme elle inquiétait la cour. Le «défenseur du trône» tremblait, dès les premiers jours de la Révolution, pour le pouvoir royal. Il voulait que les communes soumissent leurs décrets à la sanction de Louis XVI. Cette sanction, ce veto était pour lui le palladium des libertés publiques: «Je crois, avait-il dit la veille, le veto du roi tellement nécessaire, que j'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'en France, s'il ne l'avait pas.»
A cette époque, Mirabeau n'avait encore aucune relation avec la cour; mais l'attitude qu'il venait de prendre semblait devoir le désigner à l'attention du roi. Il se posait en conciliateur entre les deux partis. Il marquait d'avance les limites de la Révolution. Voyant qu'on ne venait pas à lui, il alla, par l'entremise de Malouet, voir Necker. Il en reçut l'accueil le plus injurieux. Justement dépité, il changea d'allure, résolut de montrer sa force et sa popularité et de s'imposer en menaçant. C'est ainsi qu'il faut expliquer les discours démocratiques par lesquels il releva le courage de l'Assemblée, après la séance royale du 23 juin, et notamment l'apostrophe au marquis de Dreux-Brézé. Cette apostrophe si célèbre a donné le change sur la véritable politique de Mirabeau: l'attitude qu'il prit ce jour-là est restée fixée dans la mémoire populaire. La légende représente le prétendu tribun montrant du doigt la porte au courtisan terrifié, sortant à reculons comme devant le roi. Ce coup de théâtre fit de Mirabeau l'idole du peuple, comme s'il avait ce jour-là menacé le pouvoir absolu. La cour fut effrayée de cette infraction insolente à l'étiquette, si bien que de part et d'autre on se trompa sur les véritables intentions du grand orateur, et l'on vit une politique là où il n'y avait qu'une boutade, qu'un accès d'impatience et de colère.
Il fut inquiet lui-même d'avoir révélé d'un geste et d'un mot la fragilité du pouvoir royal, et dans la séance du 27 juin il essaya visiblement de réparer son imprudence:
«Messieurs, je sais que les événements inopinés d'un jour trop mémorable ont affligé les coeurs patriotes, mais qu'ils ne les ébranleront pas. A la hauteur où la raison a placé les représentants de la nation, ils jugent sainement les objets et ne sont point trompés par les apparences qu'au travers des préjugés et des passions on aperçoit comme autant de fantômes.
«Si nos rois, instruits que la défiance est la première sagesse de ceux qui portent le sceptre, ont permis à de simples cours de judicature de leur présenter des remontrances, d'en appeler à leur volonté mieux éclairée; si nos rois, persuadés qu'il n'appartient qu'à un despote imbécile de se croire infaillible, cédèrent tant de fois aux avis de leurs Parlements,—comment le prince qui a eu le noble courage de convoquer l'Assemblée nationale n'en écouterait-il pas les membres avec autant de faveur que des cours de judicature, qui défendent aussi souvent leurs intérêts personnels que ceux des peuples? En éclairant la religion du roi, lorsque des conseils violents l'auront trompé, les députés du peuple assureront leur triomphe; ils invoqueront toujours la liberté du monarque; ce ne sera pas en vain, dès qu'il aura voulu prendre sur lui-même de ne se fier qu'à la droiture de ses intentions et de sortir du piège qu'on a su tendre à sa vertu….»
Et il proposait une adresse aux commettants aussi rassurante pour le roi que pour le peuple:
«Tels que nous nous sommes montrés depuis le moment où vous nous avez confié les plus nobles intérêts, tels nous serons toujours, affermis dans la résolution de travailler, de concert avec notre roi, non pas à des biens passagers, mais à la condition même du royaume; déterminés à voir enfin tous nos concitoyens, dans tous les ordres, jouir des innombrables avantages que la nature et la liberté nous promettent, à soulager le peuple souffrant des campagnes, à remédier au découragement de la misère, qui étouffe les vertus et l'industrie, n'estimant rien à l'égal des lois qui, semblables pour tous, seront la sauvegarde commune; non moins inaccessibles aux projets de l'ambition personnelle qu'à l'abattement de la crainte; souhaitant la concorde, mais ne voulant point l'acheter par le sacrifice des droits du peuple; désirant enfin, pour unique récompense de nos travaux, de voir tous les enfants de cette immense patrie réunis dans les mêmes sentiments, heureux du bonheur de tous, et chérissant le père commun dont le règne aura été l'époque de la régénération de la France.»
Le lendemain de la prise de la Bastille, l'Assemblée résolut de demander pour la troisième fois au roi le renvoi des troupes, et Mirabeau, s'adressant à la députation, improvisa ce discours, qui porte à un si haut degré l'empreinte de son génie, et qui fut inspiré par une colère non jouée:
«Eh bien! dites au roi que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents; dites-lui que, toute la nuit, ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs voeux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale; dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy.
«Dites-lui que ce Henri dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté, qu'il assiégeait en personne, et que ses conseillers féroces font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé.»
Sur ces entrefaites, on annonce la visite du roi, et quelques historiens prétendent que ce fut Mirabeau qui conseilla de ne pas applaudir et ajouta: «Le silence des peuples est la leçon des rois.» Quand même il aurait prononcé ces paroles qui, avec l'apostrophe à la députation, sont les plus fortes qu'il se soit permises publiquement contre le roi, on ne peut pas dire qu'il ait manqué un instant à son rôle de «défenseur du trône». L'indignation et l'écoeurement que lui faisait éprouver la politique de la cour expliquent aisément ces sorties. Et puis, ne voulait-il pas faire peur à l'entourage de Louis XVI, affirmer une fois de plus son influence populaire, et, en se mettant au premier rang des révolutionnaires, se désigner plus nettement comme l'homme indispensable?
Cette intention s'accuse plus clairement, le 16 juillet, quand il présente un projet d'adresse au roi pour le renvoi des ministres. Mounier proteste, au nom de la séparation des pouvoirs, et s'attire cette réplique, où se trouvent les idées les plus sages, les plus vraies de Mirabeau, celles aussi qu'il a le plus à coeur:
«Vous oubliez que nous ne prétendons point à placer ni déplacer les ministres en vertu de nos décrets, mais seulement à manifester l'opinion de nos commettants sur tel ou tel ministre. Eh! comment nous refuseriez- vous ce simple droit de déclaration, vous qui nous accordez celui de les accuser, de les poursuivre, et de créer le tribunal qui devra punir ces artisans d'iniquités dont, par une contradiction palpable, vous nous proposez de contempler les oeuvres dans un respectueux silence? Ne voyez-vous donc pas combien je fais aux gouverneurs un meilleur sort que vous, combien je suis plus modéré? Vous n'admettez aucun intervalle entre un morne silence et une dénonciation sanguinaire. Se taire ou punir, obéir ou frapper, voilà votre système. Et moi, j'avertis avant de dénoncer, je récuse avant de flétrir, j'offre une retraite à l'inconsidération ou à l'incapacité avant de les traiter de crimes. Qui de nous a plus de mesure et d'équité?
«Mais voyez la Grande-Bretagne: que d'agitation populaire n'y occasionne pas ce droit que vous réclamez! C'est lui qui a perdu l'Angleterre…. L'Angleterre est perdue! Ah! grand Dieu! quelle sinistre nouvelle! Eh! par quelle latitude s'est-elle donc perdue, ou quel tremblement de terre, quelle convulsion de la nature a englouti cette île fameuse, cet inépuisable foyer de si grands exemples, cette terre classique des amis de la liberté? Mais vous me rassurez…. L'Angleterre fleurit encore pour l'éternelle instruction du monde: l'Angleterre développe tous les germes d'industrie, exploite tous les filons de la prospérité humaine, et tout à l'heure encore elle vient de remplir une grande lacune de sa constitution avec toute la vigueur de la plus énergique jeunesse, et l'imposante maturité d'un peuple vieilli dans les affaires publiques…. Vous ne pensiez donc qu'à quelques discussions parlementaires (là, comme ailleurs, ce n'est souvent que du partage, qui n'a guère d'autre importance que l'intérêt de la loquacité); ou plutôt c'est apparemment la dernière dissolution du parlement qui vous effraie.»
Nous avons dit que Mirabeau faisait peu de cas des «principes métaphysiques», et il le prouva en s'abstenant de paraître à la nuit du 4 août et en blâmant autant qu'il le pouvait sans se dépopulariser, non l'insuffisance des sacrifices consentis, mais l'enthousiasme avec lequel on avait procédé. Il n'en parle jamais qu'avec mauvaise humeur, comme d'une puérilité. Il fut cependant rapporteur du Comité chargé d'élaborer la Déclaration des droits, mais rapporteur plus docile que convaincu. Tantôt il demande l'ajournement, tantôt que la déclaration ne figure pas en tête, mais à la fin de la Constitution. Il faut lire dans Etienne Dumont combien Mirabeau et ses collaborateurs se moquaient du rapport qu'il déposa. Cette «métaphysique» leur semble un jouet d'enfant.
Il était encouragé dans son mépris pour l'idée révolutionnaire par Etienne Dumont et les Genevois pédants qui l'entouraient, mais surtout par son intime, le comte de La Marck, prince d'Arenberg, étranger député au parlement français par suite d'un vieux droit féodal, ancien serviteur de l'Autriche, conseiller de la reine, ami de Mercy-Argenteau et âme de ce que le peuple appelait justement le comité autrichien. «Le comte Auguste de La Marck, dit Madame Campan, se dévoua à des négociations utiles au roi auprès des chefs des factieux.» Ce fin diplomate, cet intrigant émérite capta bientôt la confiance de Mirabeau, quoiqu'il siégeât à l'extrême droite: «Avec un aristocrate comme vous, lui disait Mirabeau, je m'entendrai toujours facilement.» La Marck fut charmé de trouver si monarchique celui qu'il prenait pour un démagogue. Il caressa son rêve d'être ministre et lui reprocha son opposition: «Mais, répondait Mirabeau, quelle position m'est-il donc possible de prendre? Le gouvernement me repousse, et je ne puis que me placer dans le parti de l'opposition, qui est révolutionnaire, ou risquer de perdre ma popularité qui est ma force.»
C'est à ce moment, encore pur d'argent, qu'il prononce son discours sur le veto (1er septembre), qui reflète fidèlement ses hésitations et ses contradictions intimes.
Son raisonnement est celui-ci:
Le roi a les mêmes intérêts que le peuple: ce qu'il fait pour lui-même, il le fait pour le peuple. Or les représentants peuvent former une aristocratie dangereuse pour la liberté. C'est contre cette aristocratie que le veto est nécessaire. Les représentants auront aussi leur veto, le refus de l'impôt.
C'est la théorie de la démocratie royale que nous connaissons déjà.—
Voici l'objection telle que Mirabeau la présente:
«Quand le roi refuse de sanctionner la loi que l'Assemblée nationale lui propose, il est à supposer qu'il juge que cette loi est contraire aux intérêts nationaux, ou qu'elle usurpe sur le pouvoir exécutif qui réside en lui et qu'il doit défendre; dans ce cas, il en appelle à la nation, elle nomme une nouvelle législature, elle confie son voeu à ses nouveaux représentants, par conséquent elle prononce; il faut que le Roi se soumette ou qu'il dénie l'autorité du tribunal suprême auquel lui-même en avait appelé.»
Et il avoue la toute-puissance de cette objection en termes curieux, qui montrent combien peu il se laissait prendre à ses propres sophismes:
«Cette objection est très spécieuse, et je ne suis parvenu à en sentir la faiblesse qu'en examinant la question sous tous ses aspects; mais on a pu déjà voir et l'on remarquera davantage encore:
«1° Qu'elle suppose faussement qu'il est impossible qu'une seconde législature n'apporte pas le voeu du peuple;
«2° Elle suppose faussement que le roi sera tenté de prolonger son veto contre le voeu connu de la nation;
«3° Elle suppose que le veto suspensif n'a point d'inconvénient, tandis qu'à plusieurs égards il a les mêmes inconvénients que si l'on n'accordait au roi aucun veto.»
Si le roi n'a pas le droit de s'opposer à certaines lois, il les exécutera à contre-coeur; peut-être même usera-t-il de violence ou de corruption envers l'Assemblée. Si, au contraire, il a sanctionné des lois, il s'est engagé par cela même à les faire exécuter fidèlement. C'est ainsi que le veto devient le Palladium des libertés publiques, d'après Mirabeau.
Il reprend donc l'attitude qu'il avait prise lors de la discussion sur la dénomination de l'Assemblée. Ce n'est plus l'homme qui apostropha Dreux-Brézé, c'est un candidat à la faveur royale.
Le peuple de Paris, qui n'était pas dans le secret, ne voulut pas en croire ses oreilles: le soir même on répétait au Palais-Royal que Mirabeau avait parlé contre l'infâme veto.
Cependant La Marck prenait chaque jour plus d'influence sur l'idole populaire. En septembre 1789, peu après ce discours, il lui prêta cinquante louis et s'engagea à renouveler ce prêt chaque mois. Il acquit ainsi le droit de morigéner le grand orateur, et il en usa: «Dans plusieurs circonstances dit-il, lorsque je fus irrité de son langage révolutionnaire à la tribune, je m'emportai contre lui avec beaucoup d'humeur…. Eh bien! je l'ai vu alors répandre des larmes comme un enfant et exprimer sans bassesse son repentir avec une sincérité sur laquelle on ne pouvait se tromper.» Il est le mentor de Mirabeau, qui lui écrit: «Je boite sans soutien quand j'ai été vingt-quatre heures sans vous voir.» Et: «Allez, mon cher comte, et faites à votre tête, car vous en savez plus que moi, et votre jugement exquis vaut mieux que toute la verve de l'imagination ou les élans de la sensibilité toujours mobile.» Ce La Marck fut le mauvais génie de Mirabeau: il l'enfonça chaque jour davantage dans les idées de la réaction, lui faisant honte de ses tendances libérales, surveillant sévèrement son éloquence factieuse. Veut-on une preuve de cette influence? Dès que La Marck s'absente, voyage, Mirabeau s'émancipe, et La Marck écrit qu'il est affligé «de le voir rentrer de plus en plus dans les idées révolutionnaires». Mais dès que le tentateur revient, Mirabeau se modère et se calme.
Après les journées des 5 et 6 octobre (auxquelles il ne prit aucune part, puisqu'il passa ces deux jours chez La Marck), il remit à celui-ci un mémoire pour Monsieur, où il conseille au roi de se retirer en Normandie, d'y appeler l'Assemblée, et dans ses conversations avec son ami, il va jusqu'à demander et appeler de ses voeux la guerre civile «qui retrempe les âmes». Tout le mois d'octobre se passe en intrigues; on lui laisse entrevoir le ministère, et néanmoins la reine dit à La Marck: «Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau.» Cependant, il a besoin d'une grande place très lucrative. On lui propose l'ambassade de Constantinople: il refuse. La Fayette lui offre cinquante mille francs pris sur la partie de la liste civile dont il a la disposition. Mais ce qu'il veut, c'est le ministère. Enfin il va faire sauter Necker sur la question des subsistances et il espère le remplacer, quand ses espérances sont à jamais brisées par le décret de l'Assemblée du 7 novembre 1789, qui interdit l'accès du ministère aux députés. A cette occasion, il prononça un discours éloquent, ironique, désespéré. Après avoir brièvement résumé sa doctrine et montré l'utilité d'un ministère pris dans le Parlement, il déclara ces principes si évidents que la proposition devait avoir un but secret, qu'elle devait viser ou l'auteur de la motion ou lui-même: «Je dis d'abord l'auteur de la motion, parce qu'il est possible que sa modestie embarrassée ou son courage mal affermi aient redouté quelque grande marque de confiance, et qu'il ait voulu se ménager le moyen de la refuser en faisant admettre une exclusion générale. (Ironie écrasante: il s'agit d'un Blin!) …. Voici donc, Messieurs, l'amendement que je vous propose: c'est de borner l'exclusion demandée à M. de Mirabeau, député des communes de la sénéchaussée d'Aix.» Quel commentaire à ce discours que la lecture des lettres de Mirabeau de septembre à octobre, dont chaque ligne exprime son désir fiévreux d'être ministre! Le décret de l'Assemblée fut pour lui un coup terrible.
C'est en mars 1790 que la cour se décide enfin à faire demander à La Marck par l'intermédiaire de Mercy-Argenteau, de revenir en France (il était aux Pays-Bas), et d'offrir à Mirabeau, non pas le ministère, mais la fonction de conseiller secret. Menée à l'insu du cabinet, la négociation aboutit, et Mirabeau remet un plan écrit (10 mars 1790): il s'agit surtout de faire évader le roi et de traiter avec La Fayette, ou de l'écarter et de le perdre. La reine, enchantée, offre de payer les dettes de Mirabeau, 208.000 livres. Le roi remet à La Marck, pour Mirabeau, quatre bons de 250.000 livres chacun, payables à la fin de la législature. Mirabeau ne devait jamais toucher ce million, puisqu'il mourut avant cette date; mais il toucha des appointements fixes de 6.000 francs par mois, plus 300 francs pour son secrétaire et confident De Comps. Quand ces conditions furent fixées, «il laissa échapper, dit La Marck, une ivresse de bonheur, dont l'excès je l'avoue m'étonna un peu». Il prit, malgré les représentations de La Marck, un grand train de maison, chevaux, domestiques, table ouverte, et fit des achats considérables de livres rares, dont il avait la passion. Enfin, le 3 juillet 1790, il eut avec la reine, à Saint-Cloud, une entrevue secrète dont il sortit enthousiasmé pour «la fille de Marie-Thérèse … le seul homme que le roi ait près de lui». Il remit des notes secrètes pleines de conseils conformes à sa politique machiavélique, poussant le roi à renvoyer Necker, ce qu'on voulait bien, et à l'appeler lui-même au ministère, ce qu'on ne voulait à aucun prix. Il dut le comprendre, se résigna à son rôle mystérieux et resta le chef d'une camarilla obscure. Il voulait du moins que son autorité fût, sinon apparente, du moins sérieuse et durable, et il proposait en ces termes la formation d'un ministère secret:
«Puisqu'on est réduit à choisir de nouveaux ministres, on doublerait sur-le-champ leurs forces, ou plutôt on aurait un ministère secret à l'abri des orages, susceptible d'une grande durée, propre à correspondre et avec la cour et avec les conseillers du dehors, capable des combinaisons les plus habiles, et dont les ministres, sans que leur amour-propre en fût blessé, ne seraient que les organes; car l'art de s'emparer de l'esprit des chefs, l'art de les maîtriser sans qu'ils le voulussent, sans même qu'ils s'en doutassent, serait le premier trait d'habileté des hommes dont je veux parler…. De tels hommes pourraient avoir les rapports les plus étendus, sans qu'aucune de leurs liaisons éveillât la méfiance. Livrés à une longue carrière, ils conserveraient, d'un ministère à l'autre, le fil des mêmes idées, des mêmes projets, et l'on pourrait enfin établir l'art de gouverner sur des bases permanentes.»
Il n'obtint même pas ce ministère secret, il ne fut même pas un conseiller écouté; on lisait ses notes et on n'en tenait pas compte; on ne comprenait même pas à quel grand politique on avait affaire. «Eh quoi! disait-il amèrement, en nul pays du monde la balle ne viendra-t- elle donc au joueur?» Et voici comment il appréciait cette cour à laquelle il se vendait: «Du côté de la cour, oh! quelles balles de coton! quels tâtonneurs! quelle pusillanimité! quelle insouciance! quel assemblage grotesque de vieilles idées et de nouveaux projets, de petites répugnances et de désirs d'enfants, de volontés et de nolontés, d'amour et de haines avortées!… Ils voudraient bien trouver, pour s'en servir, des êtres amphibies qui, avec le talent d'un homme, eussent l'âme d'un laquais.»
Il méprise ceux qui sont aux affaires: «Jamais des animalcules plus imperceptibles n'essayèrent de jouer un plus grand drame sur un plus vaste théâtre. Ce sont des cirons qui imitent les combats des géants.» Quant à l'Assemblée, dont il ne peut obtenir l'estime, il la hait et, dans son grand mémoire de décembre 1790, qui est tout un plan de gouvernement par la corruption, il indique cyniquement les moyens de perdre l'Assemblée trop populaire: «J'indiquerai, dit-il, quelques moyens de lui tendre des pièges pour dévoiler ceux qu'elle prépare à la nation; d'embarrasser sa marche pour montrer son impuissance et sa faiblesse; d'exciter sa jalousie pour éveiller celle des corps administratifs; enfin, de lui faire usurper de plus en plus tous les pouvoirs pour faire redouter sa tyrannie.» Ici, ne craignons pas de le dire, il est un traître, et il excuse d'avance ceux qui expulseront ses cendres du Panthéon.
Ainsi, conseiller secret de la cour, mais conseiller à demi dédaigné, orateur payé, mais non vendu, en ce sens qu'il ne changeait pas d'opinion pour de l'argent, mais qu'il recevait le salaire de ses services, âprement désireux d'être ministre et désespérant de le devenir, à la fin ennemi haineux de cette assemblée dont il ne pouvait forcer la confiance, tel il fut depuis le 10 mars 1790 jusqu'à sa mort, et c'est à cette lumière qu'il faut lire ses discours. En voici trois, que nous examinerons rapidement à ce point de vue: le discours sur le droit de paix et de guerre (20 et 22 mai 1790); le discours sur l'adoption du drapeau tricolore (21 octobre 1790), et le discours sur le projet de loi relatif aux émigrés (28 février 1791).
On sait dans quelles circonstances la discussion fut ouverte sur le droit de paix et de guerre. L'Angleterre armait contre l'Espagne: le ministère français, alléguant le pacte de famille, demanda les fonds nécessaires pour armer quatorze vaisseaux. Mais à qui appartient le droit de déclarer la guerre? A la nation, d'après Lameth, Barnave et les patriotes. Au roi, d'après Mirabeau, et il prononce un discours confus, embarrassé, louche, où il met en lumière, l'inconvénient d'accorder ce droit au Corps législatif:
«Voyez les assemblées politiques; c'est toujours sous le charme de la passion qu'elles ont décrété la guerre. Vous le connaissez tous, le trait de ce matelot qui fit, en 1740, résoudre la guerre de l'Angleterre contre l'Espagne. Quand les Espagnols m'ayant mutilé, me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance a ma patrie. C'était un homme bien éloquent que ce matelot; mais la guerre qu'il alluma n'était ni juste ni politique: ni le roi d'Angleterre ni les ministres ne la voulaient; l'émotion d'une assemblée, quoique moins nombreuse et plus assouplie que la nôtre aux combinaisons de l'insidieuse politique, en décida….
«Ecartons, s'il le faut, les dangers des dissensions civiles. Eviterez- vous aussi facilement celui des lenteurs des délibérations sur une telle matière? Ne craignez-vous pas que votre force publique ne soit paralysée, comme elle l'est en Pologne, en Hollande et dans toutes les Républiques? Ne craignez-vous pas que cette lenteur n'augmente encore, soit parce que notre constitution prend insensiblement les formes d'une grande confédération, soit parce qu'il est inévitable que les départements n'acquièrent une grande influence sur le Corps législatif? Ne craignez-vous pas que le peuple, étant instruit que ses représentants déclarent la guerre en son nom, ne reçoive par cela même une impulsion dangereuse vers la démocratie, ou plutôt l'oligarchie; que le voeu de la guerre et de la paix ne parte du sein des provinces, ne soit compris bientôt dans les pétitions, et ne donne à une grande masse d'hommes toute l'agitation qu'un objet aussi important est capable d'exciter? Ne craignez-vous pas que le Corps législatif, malgré sa sagesse, ne soit porté à franchir lui-même les limites de ses pouvoirs par les suites presque inévitables qu'entraîné l'exercice du droit de la guerre et de la paix? Ne craignez-vous pas que, pour seconder le succès d'une guerre qu'il aura votée, il ne veuille influer sur sa direction, sur le choix des généraux, surtout s'il peut leur imputer des revers, et qu'il ne porte sur toutes les démarches du monarque cette surveillance inquiète qui serait par le fait un second pouvoir exécutif?
«Ne comptez-vous encore pour rien l'inconvénient d'une assemblée non permanente, obligée de se rassembler dans le temps qu'il faudrait employer à délibérer; l'incertitude, l'hésitation qui accompagneront toutes les démarches du pouvoir exécutif, qui ne saura jamais jusqu'où les ordres provisoires pourront s'étendre; les inconvénients même d'une délibération publique sur les motifs de faire la guerre ou la paix, délibérations dont tous les secrets d'un Etat (et longtemps encore nous aurons de pareils secrets) sont souvent les éléments?»
Le roi aura donc le droit de paix et de guerre, mais avec l'obligation de convoquer aussitôt le Corps législatif, qui siégera pendant toute la guerre et réunira auprès de lui la garde nationale.
Or, quel était le but de Mirabeau en prononçant ce discours? De trancher une question de «métaphysique» gouvernementale? Il la jugeait sans doute peu importante. Mais, attaché à la cour depuis le 10 mars, il cherchait à réaliser les plans secrets qu'il lui soumettait. Tous ces plans se résument en ceci: que le roi se retire dans une place forte, et qu'entouré de l'armée il commence, s'il le faut, cette guerre civile «qui retrempe les âmes». En attribuant au roi le droit de paix et de guerre, Mirabeau ne songe qu'à lui donner le commandement de la force armée. La Marck l'avoue: «L'autorité du roi, dit-il, ne pouvait être rétablie que par la force armée; il fallait donc mettre cette force à sa disposition. L'opinion de Mirabeau sur le droit de paix et de guerre, qui est sans doute, de tous ses travaux législatifs, celui qui lui a fait le plus d'honneur, n'avait pas d'autre but.»
Ce n'est pas sans hésitations que Mirabeau s'était décidé à cette démarche, exigée sans doute par la cour, et dont il sentait toute la gravité. La veille il avait sondé les dispositions de ses ennemis, les Triumvirs. «Il était venu, dit Alexandre de Lameth, s'asseoir sur le banc immédiatement au-dessus du mien, afin de pouvoir causer avec moi. —Eh bien! lui dis-je, nous allons donc être demain en dissentiment, car on assure que le décret que vous proposerez ne sera guère dans les principes….—Qui a pu vous dire cela? Je n'ai communiqué mon projet à personne.—Si l'on ne m'a pas dit la vérité, il ne tient qu'à vous de me détromper; montrez-le moi.—Si vous voulez nous coaliser, j'y consens, répond Mirabeau en se penchant vers moi.—Mais nous sommes tous coalisés, repris-je à mon tour, car si vous voulez sincèrement la liberté et le bien public, vous nous trouverez toujours à côté de vous. —Ce n'est pas ici le lieu de nous expliquer, ajouta-t-il; mais, si vous voulez aller dans le jardin des Feuillants, je vous y suivrai.» Je m'y rendis, et il vint promptement m'y rejoindre. Il me fit lire son décret; je ne le trouvais point clair, je le combattis. Il répliqua par l'exposition de ses motifs. Nous ne pûmes nous accorder et, comme il n'était pas sans inconvénient d'être aperçu en conversation suivie avec Mirabeau, je lui proposai de se rendre le soir chez Laborde, où il me trouverait avec Duport et Barnave.»
Là on chercha à séduire Mirabeau en lui offrant toute la gloire de la prochaine discussion. Il paraissait tenté, mais répétait qu'il avait des engagements, et disait qu'il avait fait le calcul des voix, qu'il était sûr de la victoire.
On sait comment, au contraire, il fut vaincu par Barnave, mais sut se ménager une retraite en faisant remettre la discussion au lendemain, et, le lendemain, obtint un succès d'éloquence qui masqua sa défaite.
Il fit plus: il trouva moyen de désavouer et d'altérer son discours pour ressaisir la popularité qui lui échappait. Impopulaire en effet, il était perdu, et la cour le repoussait dédaigneusement. Or, quand on sut au dehors dans quel sens il avait parlé, ce fut une explosion de surprise et de douleur. C'est alors qu'on cria dans les rues le fameux libelle: Grande trahison découverte du comte de Mirabeau, où on disait: «Prends garde que le peuple ne fasse distiller dans ta gueule de vipère de l'or, ce nectar brûlant, pour éteindre à jamais la soif qui te dévore; prends garde que le peuple ne promène ta tête, comme il a porté celle de Foullon, dont la bouche était remplie de foin. Le peuple est lent à s'irriter, mais il est terrible quand le jour de sa vengeance est arrivé; il est inexorable, il est cruel ce peuple, à raison de la grandeur des perfidies, à raison des espérances qu'on lui fait concevoir, à raison des hommages qu'on lui a surpris.»
Effrayé de son impopularité naissante, il modifia son discours pour l'impression et l'envoya, ainsi modifié, aux 83 départements. Dans le texte du Moniteur, il déniait formellement au Corps législatif le droit de délibérer directement sur la paix et sur la guerre; dans le texte destiné aux départements, il déplaçait la question et se demandait seulement s'il était juste que le Corps législatif délibérât exclusivement, et se bornait à proposer que le roi concourût à la déclaration de guerre. Mirabeau, évidemment, se rétractait, mais ne voulait point paraître le faire. Alexandre de Lameth publia alors une brochure intitulée: Examen du discours du comte de Mirabeau sur la question du droit de paix et de guerre, par Alexandre Lameth, député à l'Assemblée nationale, juin 1790. Il y dévoile la mauvaise foi de Mirabeau et publie, en deux colonnes parallèles, les deux éditions de son discours, en soulignant les passages modifiés.
Voici quelques-uns de ces passages:
Dans son discours, Mirabeau avait dit que les hostilités de fait étaient la même chose que la guerre, et que le Corps législatif, ne pouvant empêcher ces hostilités, ne pouvait empêcher la guerre. Il imprime maintenant état de guerre partout où il avait mis guerre et il prend état de guerre dans le sens d'hostilité de fait, disant que si le Parlement ne peut pas empêcher l'état de guerre, il peut empêcher la guerre, mais à condition d'être d'accord avec le roi, ce qui est juste l'opposé de ce qu'il avait dit à la tribune.
Dans la première édition on lit:
«Faire délibérer directement le Corps législatif sur la paix et sur la guerre…, ce serait faire d'un roi de France un stathouder, etc.»
2e éd.: «Faire délibérer exclusivement le Corps législatif, etc.»
1re éd.: «Ce serait choisir, entre deux délégués de la nation celui qui… est cependant le moins propre sur une telle matière à prendre des délibérations utiles.»
2e éd.: «… celui qui ne peut cependant prendre seul et exclusivement de l'autre des délibérations utiles sur cette matière.»
Ces contradictions peu honorables s'expliquent d'elles-mêmes sans se justifier, si l'on connaît la politique secrète de Mirabeau, qui est de tromper le peuple pour son bien, c'est-à-dire pour le roi, puisque le roi, c'est le peuple.
C'est pour reconquérir cette popularité qui lui échappe et pour masquer sa servitude que, parfois, il retrouve des accents de tribun, et, oubliant son rôle d'homme payé, soulage sa conscience par une magnifique apologie de la Révolution. Tel il apparaît quand, le 21 octobre 1790, il glorifie avec colère le drapeau tricolore que l'on hésitait à substituer au drapeau blanc sur la flotte nationale:
«Hé bien, parce que je ne sais quel succès d'une tactique frauduleuse dans la séance d'hier a gonflé les coeurs contre-révolutionnaires, en vingt-quatre heures, en une nuit, toutes les idées sont tellement subverties, tous les principes sont tellement dénaturés, on méconnaît tellement l'esprit public, qu'on ose dire à vous-mêmes, à la face du peuple qui nous entend, qu'il est des préjugés antiques qu'il faut respecter, comme si votre gloire et la sienne n'étaient pas de les voir anéantir, ces préjugés qu'on réclame! Qu'il est indigne de l'Assemblée nationale de tenir à de telles bagatelles, comme si la langue des signes n'était pas partout le mobile le plus puissant pour les hommes, le premier ressort des patriotes et des conspirateurs, pour le succès de leur fédération ou de leurs complots! On ose, en un mot, vous tenir froidement un langage qui, bien analysé, dit précisément: Nous nous croyons assez forts pour arborer la couleur blanche, c'est-à-dire la couleur de la contre-révolution … (Murmures violents de la partie droite; les applaudissements de la gauche sont unanimes), à la place des odieuses couleurs de la liberté! Cette observation est curieuse sans doute, mais son résultat n'est pas effrayant. Certes, ils ont trop présumé…. (Au côté droit:) Croyez-moi, ne vous endormez pas dans une si périlleuse sécurité, car le réveil serait prompt et terrible!…
(Au milieu des applaudissements et des murmures, on entend ces mots: C'est le langage d'un factieux.)
«Calmez-vous, car cette imputation doit être l'objet d'une controverse régulière; nous sommes contraires en faits; vous dites que je tiens le langage d'un factieux. (Plusieurs voix de la droite: Oui! oui!)
«Monsieur le président, je demande un jugement, et je pose le fait…. (Murmures.) Je prétends, moi, qu'il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas inconstitutionnel, je dis profondément criminel de mettre en question si une couleur destinée à nos flottes peut être différente de celle que l'Assemblée nationale a consacrée, que la nation, que le roi ont adoptée, peut être une couleur suspecte et proscrite! Je prétends que les véritables factieux, les véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu'il faut ménager, en rappelant nos antiques erreurs et les malheurs de notre honteux esclavage? (Applaudissements.)
«Non, Messieurs, non! leur sotte présomption sera déçue; leurs sinistres présages, leurs hurlements blasphémateurs seront vains! Elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales! Elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme le signe des combats et de la victoire, mais comme celui de la sainte confraternité des amis de la liberté sur toute la terre, et comme la terreur des conspirateurs et des tyrans!…»
Vertement tancé par son ami La Marck pour cette sortie «démagogique», il lui répond avec orgueil: «Hier, je n'ai point été un démagogue; j'ai été un grand citoyen, et peut-être un habile orateur. Quoi! ces stupides coquins, enivrés d'un succès de pur hasard, nous offrent tout platement la contre-révolution, et l'on croit que je ne tonnerai pas! En vérité, mon ami, je n'ai nulle envie de livrer à personne mon honneur et à la cour ma tête. Si je n'étais que politique, je dirais: «J'ai besoin que ces gens-là me craignent». Si j'étais leur homme, je dirais: «Ces gens- là ont besoin de me craindre». Mais je suis un bon citoyen, qui aime la gloire, l'honneur et la liberté avant tout, et, certes, Messieurs du rétrograde me trouveront toujours prêt à les foudroyer.»
Hélas! une des causes de cette grande colère, c'était aussi qu'il avait appris que la course faisait conseiller, à son insu, par Bergasse. Blessé, indigné, il fut pour un instant l'homme que le peuple croyait voir en lui. Mais cet accès d'indépendance tomba vite; on revint à lui, et il se justifia, s'excusa: «Mon discours, écrit-il à la cour, qu'une attaque violente rendit très vif, c'est-à-dire très oratoire, fut cependant tourné tout entier vers l'éloge du monarque. Voilà ma conduite; qu'on la juge!»
Dès lors, le ministre secret resta docile et ne prononça plus de discours révolutionnaires. Il rendit à l'Assemblée mépris pour mépris, toujours soupçonné, toujours applaudi, s'enfonçant davantage dans les intrigues secrètes et se faisant l'illusion qu'on allait exécuter ses plans. Quand le Comité de constitution proposa une loi contre les émigrés, il s'éleva avec force contre cette loi qui, à ses yeux, avait surtout l'inconvénient de mettre entre les mains de l'Assemblée une prérogative du pouvoir exécutif. Il combattit la motion avec hauteur:
«La formation de la loi, dit-il, ne pouvant se concilier avec les excès, de quelque espèce qu'ils soient, l'excès du zèle est aussi peu fait pour préparer la loi que tous autres excès. Ce n'est pas l'indignation qui doit proposer la loi, c'est la réflexion, c'est la justice, c'est surtout elle qui doit la porter; vous n'avez pas voulu faire à votre comité de constitution l'honneur que les Athéniens firent à Aristide, vous n'avez pas voulu qu'il fût le propre juge de la moralité de son projet de loi; mais le frémissement qui s'est manifesté dans l'Assemblée en l'entendant a montré que vous étiez aussi bons juges de cette moralité qu'Aristide lui-même, et que vous aviez bien fait de vous en réserver la juridiction. Je ne ferai pas à l'Assemblée cette injure, de croire qu'il soit nécessaire de démontrer que les trois articles qu'il vous propose auraient pu trouver une digne place dans le code de Dracon, mais que certes ils n'entreront jamais dans les décrets de l'Assemblée nationale de France.
«Ce que j'entreprendrais de démontrer peut-être, si la discussion portait sur cet aspect de la question, c'est que la barbarie même de la loi qu'on vous propose est la plus haute preuve de l'impraticabilité de cette loi. (On crie d'une partie du côté gauche: non; et applaudissements du reste de la salle.) J'entreprendrai de démontrer et je le ferai, si l'occasion s'en présente, que nul autre mode légal, puisqu'on veut donner cette épithète de légal, puisqu'on l'a donnée jusqu'ici du moins à toutes les promulgations faites par les autorités légitimes, et qu'aucun autre mode légal qu'une commission dictatoriale n'est possible contre les émigrations. Certes je n'ignore pas qu'il est des cas urgents, qu'il est des situations critiques où des mesures de police sont indispensablement nécessaires, même contre les principes, même contre les lois reçues: c'est là la dictature de la nécessité. Comme la société ne doit être considérée alors que comme un homme tout- puissant dans l'état de nature, certes, cette mesure de police doit être prise, on n'en doute pas. Or le corps législatif formera la loi; dès lors que cette proposition aura reçu la sanction du contrôleur de la loi ou du chef suprême de la police sociale, nul doute que cette mesure de police ne soit aussi sacrée, tout aussi légitime, tout aussi obligatoire que toute autre ordonnance sociale. Mais entre une mesure de police et une loi, il est une distance immense; et vous le sentez assez, sans que j'aie besoin de m'expliquer davantage.
«Messieurs, la loi sur les émigrations est, je le répète, une chose hors de votre puissance, d'abord en ce qu'elle est impraticable, c'est-à-dire infaisable; et il est hors de votre sagesse de faire une loi que vous ne pouvez pas faire exécuter, et je déclare que moi-même, en anarchisant toutes les parties de l'empire, il m'est prouvé, par la série d'expériences de toutes les histoires, de tous les temps et de tous les gouvernements, que, malgré l'exécution la plus tyrannique, la plus concentrée dans les mains des Busiris, une loi contre les émigrants a toujours été inexécutée, parce qu'elle a toujours été inexécutable. (Applaudissements, murmures.) Une mesure de police statuée et mise à exécution par une autorité légitime est sans doute dans votre puissance.
«Il resterait à examiner s'il est dans votre devoir, c'est-à-dire s'il est utile et convenable, si vous voulez appeler et retenir en France les hommes autrement que par le bénéfice des lois, autrement que par le seul attrait de la liberté. Car, encore une fois, de ce que vous pouvez prendre une mesure, il ne s'ensuit pas que vous deviez statuer sur cette mesure de police; c'est donc une toute autre question, et si je m'étendais davantage sur ce point, je ne serais plus dans la question. La question est de savoir si le projet que propose le comité est délibérable, et je le nie. Je le nie, déclarant que, dans mon opinion personnelle (ce que je demanderais à développer, si j'en trouvais l'occasion), je serais, et j'en fais serment, délié à mes propres yeux de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient eu l'infamie d'établir une inquisition dictatoriale. (Applaudissements; murmures du côté gauche.)
«Certes, la popularité que j'ai ambitionnée (murmures à gauche), et dont j'ai eu l'honneur de jouir comme un autre, n'est pas un faible roseau, c'est un chêne dont je veux enfoncer la racine en terre, c'est- à-dire dans l'imperturbable base des principes de la raison et de la justice.
«Je pense que je serais déshonoré à mes propres yeux, si, dans aucun moment de ma vie, je cessais de repousser avec indignation le droit, le prétendu droit de faire une loi de ce genre: entendons-nous; je ne dis pas de statuer sur une mesure de police, mais de faire une loi contre les émigrations et les émigrants: je jure de ne lui obéir dans aucun cas, si elle était faite. J'ai l'honneur de vous proposer le décret suivant:
«L'Assemblée nationale, ouï le rapport de son Comité de constitution, considérant qu'aucune loi sur les émigrants ne peut se concilier avec les principes de sa Constitution, passe à l'ordre du jour.» (Grands murmures du côté gauche.)
Dans cette phrase souvent répétée: Je jure de ne lui obéir en aucun cas, la lecture des notes secrètes nous montre autre chose qu'une figure oratoire. Mirabeau tendait à déconsidérer les décrets de cette Assemblée qu'il voulait perdre et ruiner, parce qu'elle répugnait à sa politique contre-révolutionnaire. Ce discours est la formule parlementaire des théories dont il entretenait le comte de La Marck et la reine.
Nous avons dit que ce n'était pas aux principes de la morale éternelle, à la conscience humaine, que Mirabeau demandait son inspiration oratoire. Met-il en lumière une seule grande vérité dans les discours que nous avons cités? La forme est véhémente, le fonds est une série d'arguments ingénieusement combinés, mais tous empruntés au sentiment de l'intérêt. Prenons maintenant le discours le plus célèbre de Mirabeau, et, dans ce discours, les passages que l'on cite comme chefs-d'oeuvre d'éloquence.
Deux emprunts successifs avaient échoué. Necker propose un plan de finances réalisant diverses économies, mais dont la mesure la plus grave était un impôt provisoire d'un quart du revenu. Mirabeau, très habilement, propose de voter ce plan auquel on n'a rien à substituer immédiatement, et d'en laisser la responsabilité au ministre (26 septembre 1789):
«…. Deux siècles de déprédation, dit Mirabeau, et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir; et il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien! voici la liste des propriétaires français: choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens, mais choisissez; car ne faut-il pas qu'un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit; ramenez l'ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume; frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes, précipitez-les dans l'abîme; il va se refermer…. Vous reculez d'horreur … hommes inconséquents, hommes pusillanimes! Eh! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel; car, enfin, cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien? Croyez-vous que les milliers, les millions d'hommes qui perdront en un instant, par l'explosion terrible ou par ses contre- coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime? Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France; impassibles égoïstes qui pensez que les convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre, ni la délicatesse?… Non, vous périrez, et dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances….
Votez donc ce subside extraordinaire; puisse-t-il être suffisant! Votez- le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non éclairés, vous n'en avez pas sur sa nécessité, et sur notre impuissance à le remplacer, immédiatement du moins. Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que nous serions comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps, le malheur n'en accorde jamais…. Eh! Messieurs, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles, ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés: Catilina est aux portes de Rome, et l'on délibère! Et certes, il n'y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome…. Mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là; elle menace de consumer, vous, vos propriétés, votre honneur … et vous délibérez!»
Le succès de Mirabeau fut prodigieux. «Il parlait, dit son collègue, le marquis de Ferrières, avec cet enthousiasme qui maîtrise le jugement et les volontés. Le silence du recueillement semblait lier toutes les pensées à des vérités grandes et terribles. Le premier sentiment fit place à un sentiment plus impérieux; et comme si chaque député se fût empressé de rejeter de sur sa tête cette responsabilité redoutable dont le menaçait Mirabeau, et qu'il eût vu tout à coup devant lui l'abîme du déficit appelant ses victimes, l'Assemblée se leva tout entière, demanda d'aller aux voix et rendit à l'unanimité le décret.»
Assurément, ce discours si brillant, si animé, si rapide, n'est pas exempt de rhétorique; mais la rhétorique ne déplaisait pas toujours aux Constituants, et l'air de bravoure qu'on leur chanta les souleva de leurs bancs. S'ils se laissèrent aller à l'enthousiasme, c'est que Mirabeau leur demandait tout autre chose que leur confiance, un vote de salut public où sa personne n'était pour rien. Ces artistes, ces amateurs de beau langage ne furent-ils pas heureux d'applaudir au talent de l'orateur, sans avoir à donner à l'homme la marque d'estime qu'ils lui avaient toujours refusée? Quoi qu'il en soit, notons que, dans cette belle tirade sur la banqueroute, aucun principe de haute morale ni de haute politique n'est invoqué; c'est pourquoi, tout en l'admirant, nous ne craignons pas d'y trouver des traces de déclamation. Cet abîme, ces hommes qui reculent, toute cette rhétorique pouvait être cachée par l'attitude et le geste; elle paraît aujourd'hui et nous empêche d'assimiler cette tirade aux beaux endroits des orateurs antiques.
La vraie inspiration de Mirabeau, avons-nous dit, c'est son moi. Il est surtout grand, simple, sincère, quand il parle de lui pour se défendre et se louer. Nulle déclamation, nulle recherche; rien de factice ou d'apprêté. Écoutez-le, quand il répond à Barnave vainqueur, le 22 mai 1790:
«C'est quelque chose, sans doute, pour rapprocher les oppositions, que d'avouer nettement sur quoi l'on est d'accord et sur quoi l'on diffère. Les discussions amiables valent mieux pour s'entendre que les insinuations calomnieuses, les inculpations forcenées, les haines de la rivalité, les machinations de l'intrigue et de la malveillance. On répand depuis huit jours que la section de l'Assemblée nationale qui veut le concours de la volonté royale dans l'exercice du droit de la paix et de la guerre est parricide de la liberté publique; on répand les bruits de perfidie, de corruption; on invoque les vengeances populaires pour soutenir la tyrannie des opinions. On dirait qu'on ne peut, sans crime, avoir deux avis dans une des questions les plus délicates et les plus difficiles de l'organisation sociale. C'est une étrange manie, c'est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres des hommes qu'un même but, un sentiment indestructible, devraient, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir; des hommes qui substituent ainsi l'irascibilité de l'amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns les autres aux préventions populaires.
«Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe; et maintenant on crie dans les rues: La grande trahison du comte de Mirabeau…. Je n'avais pas besoin de cette grande leçon pour savoir qu'il est peu de distance du Capitole à la Roche Tarpéienne; mais l'homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. Celui qui a la conscience d'avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité, et qui dédaigne les succès d'un jour pour la véritable gloire; celui qui veut dire la vérité, qui veut faire le bien public, indépendamment des mobiles mouvements de l'opinion populaire, cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines et le prix de ses dangers; il ne doit attendre sa moisson, sa destinée, la seule qui l'intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui tait justice à tous. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon discours sans l'avoir compris, m'accusent d'encenser des idoles impuissantes au moment où elles sont renversées, ou d'être le vil stipendié des hommes que je n'ai pas cessé de combattre; qu'ils dénoncent comme un ennemi de la Révolution celui qui peut-être n'y a pas été inutile, et qui, cette révolution fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait là seulement trouver sa sûreté; qu'ils livrent aux fureurs du peuple trompé celui qui depuis vingt ans combat toutes les oppressions, qui parlait aux Français de liberté, de constitution, de résistance, lorsque ses calomniateurs suçaient le lait des cours et vivaient de tous les préjugés dominants: que m'importe? Les coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma carrière.»
Cet exorde superbe, digne de l'antique, força l'admiration des plus implacables ennemis de Mirabeau. Là, rien n'a vieilli, tout est vivant parce que tout est vrai.
Les mêmes qualités apparaissent dans la courte apologie qu'il fit de lui-même à propos des prétendues révélations de l'agent secret, Thouard de Riolles (11 septembre 1790):
«Depuis longtemps, dit-il, mes torts et mes services, mes malheurs et mes succès, m'ont également appelé à la cause de la liberté; depuis le donjon de Vincennes et les différents forts du royaume où je n'avais pas élu domicile, mais où j'ai été arrêté pour différents motifs, il serait difficile de citer un fait, un discours de moi qui ne montrât pas un grand et énergique amour de la liberté. J'ai vu cinquante-quatre lettres de cachet dans ma famille; oui, Messieurs, cinquante-quatre, et j'en ai eu dix-sept pour ma part: ainsi vous voyez que j'ai été partagé en aîné de Normandie. Si cet amour de la liberté m'a procuré de grandes jouissances, il m'a donné aussi de grandes peines et de grands tourments. Quoi qu'il en soit, ma position est assez singulière: la semaine prochaine, à ce que le Comité me fait espérer, on fera un rapport d'une affaire où je joue le rôle d'un conspirateur factieux; aujourd'hui on m'accuse comme un conspirateur contre-révolutionnaire. Permettez que je demande la division. Conspiration pour conspiration, procédure pour procédure; s'il faut même supplice pour supplice, permettez du moins que je sois un martyr révolutionnaire.»
Inutile de dire que, dans cette circonstance, Mirabeau ne jouait pas la comédie. La Marck s'y trompa cependant et le félicita cyniquement de son habile mensonge. Mais Mirabeau s'indigna que son ami n'eût pas senti la sincérité de son accent. «En vérité, mon cher comte, lui écrivit-il brutalement, je suis bien catin, mais je ne le suis pas à ce point.»
Quand il se défendit, à propos de la procédure du Châtelet, d'avoir pris part aux journées du 5 et du 6 octobre 1789, son éloquence triste et véhémente produisit une grande impression qu'aujourd'hui encore on ressent en lisant ce long et admirable plaidoyer (2 octobre 1790). L'exorde est un modèle de convenance et de dignité:
«Ce n'est pas pour me défendre que je monte à cette tribune; objet d'inculpations ridicules dont aucune ne m'est prouvée et qui n'établirait rien contre moi lorsque chacune d'elles le serait, je ne me regarde point comme accusé; car si je croyais qu'un seul homme de sens (j'excepte le petit nombre d'ennemis dont je tiens à honneur les outrages) pût me croire accusable, je ne me défendrais pas dans cette assemblée. Je voudrais être jugé, et votre juridiction se bornant à décider si je dois ou ne dois pas être soumis à un jugement, il ne me resterait qu'une demande à faire à votre justice, et qu'une grâce à solliciter de votre bienveillance: ce serait un tribunal.
«Mais je ne puis pas douter de votre opinion, et si je me présente ici, c'est pour ne pas manquer une occasion solennelle d'éclaircir des faits que mon profond mépris pour les libelles et mon insouciance trop grande peut-être pour les bruits calomnieux ne m'ont jamais permis d'attaquer hors de cette assemblée; qui, cependant, accrédités par la malveillance, pourraient faire rejaillir sur ceux qui croiront devoir m'absoudre je ne sais quels soupçons de partialité. Ce que j'ai dédaigné, quand il ne s'agissait que de moi, je dois le scruter de près quand on m'attaque au sein de l'Assemblée nationale, et comme en faisant partie.
«Les éclaircissements que je vais donner, tout simples qu'ils vous paraîtront sans doute, puisque mes témoins sont dans cette assemblée, et mes arguments dans la série des combinaisons les plus communes, offrent pourtant à mon esprit, je dois le dire, une assez grande difficulté.
«Ce n'est pas de réprimer le juste ressentiment qui oppresse mon coeur depuis une année, et que l'on force enfin à s'exhaler. Dans cette affaire, le mépris est à côté de la haine, il l'émousse, il l'amortit, et quelle est l'âme assez abjecte pour que l'occasion de pardonner ne lui semble pas une jouissance!
«Ce n'est pas même la difficulté de parler des tempêtes d'une juste révolution sans rappeler que, si le trône a des torts à excuser, la clémence nationale a eu des complots à mettre en oubli; car, puisqu'au sein de l'Assemblée le roi est venu adopter notre orageuse révolution, cette volonté magnanime, en faisant disparaître à jamais les apparences déplorables que des conseillers pervers avaient données jusqu'alors au premier citoyen de l'empire, n'a-t-elle pas également effacé les apparences plus fausses que les ennemis du bien public voulaient trouver dans les mouvements populaires, et que la procédure du Châtelet semble avoir eu pour premier objet de raviver?
«Non, la véritable difficulté du sujet est tout entière dans l'histoire même de la procédure; elle est profondément odieuse, cette histoire. Les fastes du crime offrent peu d'exemples d'une scélératesse tout à la fois si déshonorée et si malhabile. Le temps le saura, mais ce secret hideux ne peut être révélé aujourd'hui sans produire de grands troubles. Ceux qui ont suscité la procédure du Châtelet ont fait cette horrible combinaison que, si le succès leur échappait, ils trouveraient dans le patriotisme même de celui qu'ils voulaient immoler le garant de leur impunité; ils ont senti que l'esprit public de l'offensé tournerait à sa ruine ou sauverait l'offenseur…. Il est bien dur de laisser ainsi aux machinateurs une partie du salaire sur lequel ils ont compté: mais la patrie commande ce sacrifice, et, certes, elle a droit encore à de plus grands.
«Je ne vous parlerai donc que des faits qui me sont purement personnels; je les isolerai de tout ce qui les environne. Je renonce à les éclairer autrement qu'en eux-mêmes et par eux-mêmes; je renonce, aujourd'hui du moins, à examiner les contradictions de la procédure et ses variantes, ses épisodes et ses obscurités, ses superfluités et ses réticences, les craintes qu'elle a données aux amis de la liberté et les espérances qu'elle a prodiguées à ses ennemis; son but secret et sa marche apparente; ses succès d'un moment et ses succès dans l'avenir; les frayeurs qu'on a voulu inspirer au trône, peut-être la reconnaissance que l'on a voulu en obtenir. Je n'examinerai la conduite, les discours, le silence, les mouvements, le repos d'aucun acteur de cette grande et tragique scène; je me contenterai de discuter les trois principales accusations qui me sont faites, et de donner le mot d'une énigme dont votre comité a cru devoir garder le secret, mais qu'il est de mon honneur de divulguer.»
Ce discours dura plusieurs heures; mais il fut écouté dans un religieux silence, et l'Assemblée décréta qu'il n'y avait pas lieu à accusation. Jamais, à notre avis, Mirabeau ne fut plus éloquent que dans ce long plaidoyer: c'est que ce jour-là il fut honnête et sincère.
Parmi les discours de Mirabeau, il en est beaucoup dont nous savons qu'ils furent non seulement préparés, mais entièrement ou presque entièrement rédigés par des collaborateurs, le marquis de Cazaux, Durovenay, Pellenc, Reybaz et surtout Etienne Dumont. C'est le génie de Mirabeau qui inspirait et coordonnait les travaux. C'est le génie de Mirabeau qui, à la tribune, par l'action et la décision, leur donnait la vie [Note: J'ai longuement étudié cette part de la collaboration dans mon ouvrage sur Les Orateurs de la Constituante (2e éd., Paris, F. Rieder et Cie, 1905-07, in-8°, p. 137 à 168).].
Aujourd'hui que les contemporains ont disparu, comment se faire une idée de cette action oratoire? Est-il possible de montrer Mirabeau à la tribune? Pourrions-nous donner autre chose qu'une image de fantaisie? Bornons-nous à citer quelques souvenirs des contemporains.
Voici d'abord une impression de femme: «On remarquait surtout, dit Madame de Staël, le comte de Mirabeau, et il était difficile de ne pas le regarder longtemps, quand on l'avait une fois aperçu; son immense chevelure le distinguait entre tous. On eût dit que sa force en dépendait comme celle de Samson. Son visage empruntait de l'expression à sa laideur même; et toute sa personne donnait l'idée d'une puissance irrégulière, mais enfin d'une puissance telle qu'on se la représentait dans un tribun du peuple.» «Je vais, dit Dulaure, décrire la figure de Mirabeau. Sa stature était moyenne. Ses membres musclés, ses formes athlétiques, correspondaient à la force de son âme. Sa tête volumineuse, couverte d'une chevelure abondante; de plus son visage, dont les ravages de la petite vérole avaient déformé les traits, constituaient sa laideur. Mais la largeur de son front, l'évasement de ses temporaux, signes du génie, son oeil vif et perçant, la chaleur de son action, embellissaient sa figure, et lui composaient une physionomie éloquente qui subjuguait ses auditeurs, et les disposait d'avance à soumettre leur opinion à la sienne.»
Vergniaud, dans son Eloge funèbre de Mirabeau (p. 23), s'exprime ainsi: «D'abord sa prononciation était lente, sa poitrine semblait oppressée: on eût dit qu'il travaillait à forger la foudre. Bientôt son débit s'animait, des éclairs partaient de ses yeux, sa main menaçante balançait d'un geste terrible les honteux destins des ennemis de la patrie. Les voûtes du temple retentissaient des sons de sa voix devenue éclatante; il remplissait la tribune de sa majesté, il en était le dieu.»
Mais c'est Etienne Dumont qui nous donne les détails les plus précis:
«Il comptait parmi ses avantages son air robuste, sa grosseur, des traits fortement marqués et criblés de petite vérole. On ne connaît pas, disait-il, toute la puissance de ma laideur, et cette laideur il la croyait belle. Sa toilette était fort soignée. Il portait une énorme chevelure artistement arrangée, et qui augmentait le volume de sa tête. Quand je secoue, disait-il, ma terrible hure, il n'y a personne qui osât m'interrompre…
«A la tribune, il était immobile. Ceux qui l'ont vu savent que les flots roulaient autour de lui sans l'émouvoir, et que même il restait maître de ses passions au milieu de toutes les injures…. Dans les moments les plus impétueux, le sentiment qui lui faisait appuyer sur les mots, pour en exprimer la force, l'empêchait d'être rapide. Il avait un grand mépris pour la volubilité française… Il n'a jamais perdu la gravité d'un sénateur; et son défaut était peut-être un peu d'apprêt et de prétention à son début….
«La voix de Mirabeau était pleine, mâle, sonore; elle remplissait l'oreille et la flattait [1]; toujours soutenue, mais flexible, il se faisait entendre aussi bien en la baissant qu'en l'élevant; il pouvait parcourir toutes les notes, et prononçait les finales avec tant de soin, qu'on ne perdait jamais ses derniers mots. Sa manière ordinaire était un peu traînante. Il commençait avec quelque embarras, hésitait souvent, mais de manière à exciter l'intérêt. On le voyait, pour ainsi dire, chercher l'expression la plus convenable, écarter, choisir, peser les termes, jusqu'à ce qu'il fût animé, et que les soufflets de la forge fussent en fonction.»
[Note: Arnault parle de la voix argentine de Mirabeau apostrophant Dreux-Brézé. (Souvenir d'un sexagénaire, t. I, p. 179.)—Mme Roland dit au contraire: «Mirabeau lui-même, avec la magie imposante d'un noble débit, n'avait pas un timbre flatteur ni la prononciation la plus agréable.» (Mémoires particuliers, IIIe partie.)—Voir aussi, sur Mirabeau à la tribune, le témoignage du jeune Thibaudeau (le futur conventionnel), dans son écrit posthume: Biographie et Mémoires.]
On voit combien Victor Hugo a tort de prétendre que Mirabeau se démenait à la tribune et faisait de grands gestes: «Malheur à l'interrupteur! s'écrie le poète. Mirabeau fondait sur lui, le prenait au ventre, l'enlevait en l'air, le foulait aux pieds. Il allait et venait sur lui, il le broyait, il le pilait. Il saisissait dans sa parole l'homme tout entier, quel qu'il fût, grand ou petit, méchant ou nul, boue ou poussière, avec sa vie, avec son caractère, avec son ambition, avec ses vices, avec ses ridicules; il n'omettait rien, il n'épargnait rien, il ne manquait rien; il cognait désespérément son ennemi sur les angles de la tribune; il faisait trembler, il faisait rire; tout mot portait coup, toute phrase était flèche, il avait la furie au coeur; c'était terrible et superbe, c'était une colère bonne.»
Au contraire, Mirabeau répondait très mal aux objections. C'était là son point faible. «Ce qui lui manquait, dit Etienne Dumont, comme orateur politique, c'était l'art de la discussion dans les matières qui l'exigeaient: il ne savait pas embrasser une suite de raisonnements et de preuves; il ne savait pas réfuter avec méthode; aussi, était-il réduit à abandonner des motions importantes lorsqu'il avait lu son discours, et après une entrée brillante, il disparaissait et laissait le champ à ses adversaires; ce défaut tenait en partie à ce qu'il embrassait trop et ne méditait pas assez. Il s'avançait avec un discours qu'on avait fait pour lui, et sur lequel il avait peu réfléchi: il ne s'était pas donné la peine de prévoir les objections et de discuter les détails; aussi était-il bien inférieur sous ce rapport à ces athlètes que nous voyons dans le parlement d'Angleterre.»
Les colères léonines que prête à Mirabeau la légende inventée par Victor
Hugo n'ont jamais existé que dans l'imagination du poète. Mirabeau était
toujours calme et grave. Son sang-froid était imperturbable, et Etienne
Dumont en cite un exemple étonnant:
«Ce qui est incroyable, c'est qu'on lui faisait parvenir au pied de la tribune, et à la tribune même, de petits billets au crayon; qu'il avait l'art de lire ces notes tout en parlant, et de les introduire dans le corps de son discours avec la plus grande facilité. Garat le comparait à ces charlatans qui déchirent un papier en vingt pièces, l'avalent aux yeux de tout le monde, et le font ressortir tout entier.»
On sait maintenant tout ce que les contemporains nous ont dit de précis sur le physique et l'action de Mirabeau. On sait aussi quelle était sa politique. On peut entreprendre, avec ce fil conducteur, une lecture qui autrement ennuierait et rebuterait. Nous avons donc atteint notre but, qui était de mettre le lecteur à même de goûter les oeuvres du grand orateur: d'autres les ont jugées et les jugeront mieux et avec plus de loisir que nous ne pouvons le faire dans ce livre.
[Illustration]
Pierre-Victurnien Vergniaud appartenait, par son père et sa mère, à l'ancienne bourgeoisie du Limousin. «Sans posséder une grande fortune, dit son neveu Alluaud, le père de Vergniaud jouissait d'une honnête aisance, qu'il augmentait avec le produit de ses entreprises.» Comme fournisseur des armées du roi, il se trouvait en relations avec l'intendant de la province, Turgot, qui se prit d'amitié avec le petit Vergniaud et l'admit souvent à sa table. L'enfant avait reçu dans la maison paternelle une éducation soignée, sous la direction d'un Jésuite instruit, l'abbé Roby, ami de la famille, homme versé dans les langues anciennes et auteur d'une traduction limousine, en vers burlesques, de l'Enéide de Virgile. Vergniaud entra bientôt au collège de Limoges, et il était en troisième, d'après une tradition, quand «une fable que le jeune élève avait composée fit pressentir au célèbre administrateur quel serait un jour son talent». Lorsqu'il eut terminé avec succès ses cours de mathématiques et ses humanités, Turgot lui procura une bourse au collège du Plessis, où lui-même avait fait ses études. Ce bienfait vint d'autant plus à propos qu'à ce moment-là le père de Vergniaud eut de grands revers de fortune. La disette de 1770 à 1771 le ruina complètement, en l'empêchant de tenir ses engagements comme fournisseur des vivres du régiment de cavalerie en garnison à Limoges. Il dut vendre tout ce qu'il avait, «et ne se réserva pour toute ressource, dit Alluaud, que quatre maisons, sur lesquelles la fortune de sa femme était assise. La valeur de ces maisons représentait à peine le montant des dettes qui restaient encore à payer».
Cet événement changea la destinée du jeune Vergniaud. Après avoir fait sa philosophie au collège du Plessis, où il retrouva son compatriote Gorsas, il dut songer à une carrière où la pauvreté ne fût pas un obstacle, et il rentra au séminaire. Mais la vocation lui manqua, comme elle avait manqué à Turgot lui-même. Il ne put se dévouer à porter toute sa vie un masque sur le visage, et renonça bientôt à l'état ecclésiastique. «Je l'ai pris, écrivait-il à son beau-frère, sans savoir ce que je faisais; je l'ai quitté parce que je ne l'aimais pas.»
C'est probablement en 1775 qu'il faut placer la sortie de Vergniaud du séminaire. Il pouvait espérer que son protecteur, alors ministre, lui donnerait les moyens de gagner honorablement sa vie. On sait seulement que Turgot le présenta à Thomas, chez lequel il connut, en 1778, M. Dailly, directeur des vingtièmes, qui lui donna une place de surnuméraire dans ses bureaux, avec la promesse d'une recette en Limousin. Mais il perdit bientôt cette place, dont les occupations lui étaient antipathiques, dit son neveu, et, n'osant avouer la vérité, il inventa un prétexte, dont sa famille connut bientôt la fausseté. Il fit alors présenter à son père, par son beau-frère, ses excuses et ses regrets, mais du ton embarrassé d'un homme qui ne veut pas tout dire. «Quelque chose qu'on ait pu dire à mon père sur ma conduite, ce ne sont certainement pas les plaisirs qui m'ont détourné de mon devoir.» Et il se blâme d'avoir reculé l'instant où il ne sera plus un fardeau pour son père. «C'est assez d'en être un pour moi-même; je suis accablé par une mélancolie qui m'ôte l'usage de mes facultés. J'ai beau faire mes efforts pour la cacher aux yeux de ceux que je vois: elle reste toujours. Je vis par convulsion, et mon coeur partage rarement la fausse joie qui se peint sur ma figure. Vous voyez que je vous parle avec franchise. Je vous dévoile un caractère qui n'est pas fort aimable, mais qui, j'espère, ne changera pas vos sentiments.»
Est-ce un Obermann qu'il faut voir dans ce jeune homme de vingt-six ans, à la mélancolie pesante, au rire convulsif? Sans doute, on distinguera plus tard, en 1793, sur sa figure si noble, une ombre de tristesse vague et presque philosophique. Mais, en 1779, cet échappé de séminaire rime de petits vers faciles et riants, et semble plus préoccupé de la vie mondaine que de sa propre psychologie. Peut-être faut-il voir, dans ce cri douloureux, un écho d'un sentiment plus vrai et plus profond que ceux dont il faisait le sujet de ses madrigaux. En tout cas, de 1779 à 1780, Vergniaud semble avoir passé par une crise morale, au sortir de laquelle il sentit la stérilité et le vide de ses années de jeunesse. Il rougit d'être encore à la charge des siens, et revint à Limoges en 1780, repenti et confus, mais sans état et sans dessein. «Son beau-frère, dit M. Alluaud, le surprit un matin improvisant un discours. Étonné de la facilité de son élocution: «Que ne prends-tu donc l'état d'avocat, lui dit-il, si tu te sens les dispositions nécessaires pour y réussir?
«—Je ne demanderais pas mieux, répond Vergniaud; mais comment subvenir à ma dépense jusqu'à ce que je sois en état de plaider?—Je t'aiderai.» Et cette réponse décida de son avenir.
Il alla aussitôt faire son droit à Bordeaux, et, en août 1781, il était avocat. Le voilà sauvé, grâce au bon Alluaud, grâce à Dupaty, qui l'avait connu à Paris chez Thomas, et qui, nommé président à Bordeaux, se l'attacha comme secrétaire, aux appointements de 400 livres. Il fit plus, il révéla Vergniaud à Vergniaud lui-même, et, par ses écrits élevés, par sa conversation supérieure à ses écrits, animée de la belle philosophie humaine du XVIIIe siècle, il élargit le coeur et il féconda l'esprit de celui qui n'était encore qu'un versificateur et qui, à Bordeaux même, s'était rappelé au souvenir de son protecteur par un compliment en vers. Oui, quelque chose de la haute bonté de Dupaty a passé dans le génie de Vergniaud, et ce n'est pas la moindre gloire de ce disciple de Montesquieu, littérateur secondaire et oublié, mais philanthrope admirable, d'avoir préparé et nourri l'éloquence du plus grand des Girondins.
* * * * *
Vergniaud plaida sa première cause le 13 avril 1782. Ce n'était pas sans impatience qu'il avait subi tant de délais, abrégés cependant par la faveur de Dupaty. «Je ne vous cache point, écrivait-il à son beau-frère, dès le 13 juillet 1780, que l'habitude d'entendre plaider tous les jours me donne une envie démesurée de me mettre en mesure d'entrer le plus tôt possible en lice.» Quand enfin il entre en lice, quand il a parlé, il se sent orateur et ne peut contenir sa joie. «Enfin, mon cher frère, j'ai plaidé ce matin….» Il a eu des succès; presque tous les avocats lui ont fait compliment, et M. Dupaty l'a loué. Dès lors sa fortune s'annonce.
Il ne renonça pas cependant encore à ces exercices de versification qui avaient si souvent charmé sa paresse, et, la même année, il publia dans le Mercure de France une Épître aux astronomes, signée Vergniaud, avocat au Parlement de Bordeaux, badinage en vers libres, à la gloire de deux jolies femmes, Henriette et Nancy. Ce sont, dit le poète, deux astres plus agréables à observer que ceux du firmament; allons les surprendre dans le bocage où elles se cachent:
Là, regardez à travers l'ombre
Scintiller ces deux yeux fripons,
Et sur ces cols si blancs flotter ces cheveux blonds;
C'est en vain que la nuit est sombre:
Quand on est éclairé du flambeau de l'amour,
On voit la nuit comme le jour.
Il ne quitta cette veine médiocre qu'une fois député. Jusqu'en 1791, la littérature l'occupe autant que le barreau. Il est membre de cette brillante académie du Musée qui avait organisé des cours publics et des récitations. En 1790, il s'en sépare avec éclat, pour fuir l'intolérance des ultra-royalistes, et il fonde, avec Ducos, Fonfrède et un de leurs amis, Furtado, un cercle littéraire qu'on appela ironiquement le Comité des quatre. Mais Guadet, Gensonné et d'autres patriotes s'adjoignirent bientôt à Vergniaud et se groupèrent autour de lui. C'est le noyau de la future Gironde, qui se trouve ainsi avoir une origine littéraire dont elle gardera toujours la marque. Les membres du Musée firent des vers satiriques contre les transfuges. Vergniaud riposta par des épigrammes assez gaies, mais sans grande portée.
En pleine maturité, à 37 ans, le goût littéraire de Vergniaud n'était ni très pur ni très élevé. Dans ses papiers, saisis en 1793 et conservés à la bibliothèque de Bordeaux, il y a tout un cahier d'extraits poétiques, dont beaucoup sont copiés de sa main et qui dénotent les préférences les plus frivoles. On voit aussi qu'il tenta d'écrire un roman par lettres, une comédie, une bergerie. Mais ce ne sont que des esquisses à peine ébauchées. On lui prête un roman en deux volumes: Les amants républicains ou les Lettres de Nicias et de Cynire, qui parut en 1783 et qu'on attribue aussi à J.-P. Déranger de Genève. Il est probable que Vergniaud y collabora dans une certaine mesure, mais comme reviseur et correcteur du style: le fond, qui est une allusion continuelle à la révolution de Genève, ne peut être que d'un Genevois. On y trouve quelques descriptions de la nature, assez notables à cette date où Bernardin de Saint-Pierre n'avait pas encore paru, mais moins originales qu'on ne pourrait le croire, puisqu'elles sont très postérieures aux écrits de Jean-Jacques. De l'emphase, de la fadeur, avec quelque tendresse dans les sentiments, un style coloré, tel est le caractère de cette oeuvre médiocre, qui, si Vergniaud y a touché, n'ajoute rien à l'idée que ses vers nous avaient donnée de sa littérature.
Ainsi, ce grand orateur, en ses velléités littéraires, ne montra aucune originalité, aucune inspiration un peu virile. Alors que Mirabeau et Brissot abordaient dans leurs écrits les problèmes économiques, et que la plupart de ceux qui devaient briller après 1789 préparaient déjà, chacun dans son milieu, la Révolution, Vergniaud, indolent et gracieux, se laissait aller à la mode, et vivait en bel esprit, content de ses succès mondains et ne semblant pas écouter la voix sourde, mais déjà susceptible de la nation qui se réveillait.
* * * * *
Nous touchons là au trait dominant de ce caractère, à une apathie que les circonstances seules pouvaient secouer. Pour ce tempérament mou, penser était une fatigue, une lutte. Il préférait rêver.
Regarder couler l'eau, quel plaisir ineffable!
Ainsi débutait une pièce de vers composée par lui à Bordeaux et adressée à la famille Desèze. Un jour il arriva chez ses amis à la campagne, avec un gros porte-manteau. «Qu'avez-vous là? lui demanda Mme Desèze.—Des dossiers qu'il me faut étudier ces vacances, répond Vergniaud. Huit jours après, il faisait ses préparatifs de départ. «Mais vous n'avez pas délié vos paperasses», lui dit Mme Desèze. Vergniaud tire de sa poche deux écus: «J'ai encore six livres, répond-il: me croyez-vous assez sot pour travailler?» Le procureur Duisabeau racontait aussi «que, destinant un jour deux affaires importantes au jeune avocat, il se rendit dans son cabinet, et lui donnait une idée du premier procès, lorsque Vergniaud, qui bâillait depuis un instant, se lève, va ouvrir son secrétaire, et, s'apercevant qu'il lui reste encore quelque argent, engage le bienveillant procureur à s'adresser à un autre».
M. Vatel, dans l'importante biographie qu'il a consacrée à Vergniaud [1], croit que les contemporains prirent pour de la somnolence un travail constant et conscient de méditation intérieure. Les esprits distingués qui jugèrent Vergniaud ont-ils pu commettre cette méprise grossière? Mme Roland regrette qu'il lui manque «la ténacité d'un homme laborieux». Etienne Dumont l'appelle «un homme indolent, qui parlait peu et qu'il fallait exciter». Meillan dit: «Il me fallut un jour réveiller son amour-propre par des duretés, pour l'engager à combattre je ne sais quelle proposition atroce qui venait d'être faite à la tribune.» Paganel prétend que la paresse était son Armide. Louvet s'écrie dans ses mémoires: «Digne et malheureux Vergniaud, pourquoi n'as-tu pas plus souvent surmonté ton indolence naturelle?» Enfin Bailleul ajoute un trait de plus: «Après un admirable discours, il retombait dans son apathie accoutumée; il musait, jouait avec les petits enfants de Boyer- Fonfrède, et le moins enfant des trois n'était pas celui qu'on pensait.» Pour tout le monde il est l'indolent Vergniaud.
[Note: Recherches historiques sur les Girondins: Vergniaud, manuscrits, lettres et papiers, pièces pour la plupart inédites, classées et annotées, Paris, Bordeaux et Limoges, 1873, 2 vol. in-8.]
Il faut entendre par là qu'il ne travaillait que par accès, quand la nécessité brutale dissipait ses rêveries, quand il se sentait touché au vif par une injustice ou éperonné par un danger. Alors, les admirables facultés qui sommeillaient en lui entraient brusquement en jeu; sa torpeur se secouait d'elle-même; il pensait fiévreusement et vite; il faisait beaucoup en peu de temps. C'était comme une crise qui se dénouait à la tribune. Quand il en descendait, on retrouvait le Vergniaud des jours ordinaires, apathique, indulgent, plus fataliste encore qu'imprévoyant, sans haine des personnes, sans crainte des événements. Il assistait au drame de la Révolution comme un spectateur dans son fauteuil. L'effarement, la trépidation de ses amis le laissaient calme. Il fut imperturbable dans la journée du 10 mars 1793, prêt à s'offrir pour le gouffre au 31 mai. Quand ce fut son tour d'aller mourir, il se leva froidement de sa place et se laissa emmener, en continuant je ne sais quel rêve commencé.
Ainsi, nul ne fut plus actif que lui dans les moments où il préparait ses discours et où il les débitait; nul ne fut plus insouciant dans les nombreux entr'actes de sa vie politique. Son tempérament ne le portait ni à diriger, ni à prévoir. Son rôle lui semblait être de parler à la tribune: quand il ne parlait plus, il se considérait comme un acteur dans la coulisse, et il regardait jouer les autres, sans souffler et sans applaudir, comme si sa tâche était finie. Voilà pourquoi les nombreux efforts de son génie et ses «cent trente discours» ne le préservèrent pas de l'accusation de paresse: il la méritait en partie par les nombreux congés qu'il donnait à son activité.
Mais, sans ces congés, qui l'empêchèrent en effet d'être un homme d'État, son éloquence aurait-elle eu la même puissance, la même fraîcheur? Si l'historien doit lui reprocher ces abdications volontaires, qui nuisirent à son parti et à la Révolution, le critique littéraire doit-il essayer de les nier ou de les pallier? N'est-ce pas l'originalité de Vergniaud que cette tension subite de son génie, après de si complètes détentes? Cet homme, qui se réveille comme d'un songe pour faire entendre tout à coup une éloquence élevée et poétique, et qui, à la tribune, comme s'il rejetait loin de lui par un brusque effort tous les éléments un peu lourds de sa nature, devient sublime et terrible, sait exciter la colère et l'amour, mène à son tour cette tragédie qu'il écoutait tout à l'heure en spectateur, et dont il est maintenant premier rôle, n'a-t-il pas donné à ses contemporains, par la magie même d'une telle métamorphose, des jouissances intellectuelles qu'ils auraient vainement demandées à un autre orateur?
N'ôtons donc pas son indolence à Vergniaud: elle fait partie de son génie et de sa gloire; elle est la condition même de son éloquence. Admettons seulement que cette indolence n'était pas tout à fait oisive, qu'un travail latent s'opérait dans son âme à son insu, pendant qu'il regardait couler l'eau, et que cette secrète préparation aux luttes oratoires, analogue à cette vie intérieure de la nuit qui nous rend le lendemain nos idées de la veille plus nettes et plus fortes, était d'autant plus féconde que lui-même n'en avait nulle conscience. Aussi, quand le jour venu, il ouvrait en lui les sources mystérieuses de son inspiration, elles se trouvaient toutes remplies, et il y puisait à pleines mains les grandes idées, les belles formes, toute la matière de son éloquence. Pendant qu'il rêvait ou qu'il badinait, son oeuvre s'était comme cristallisée d'elle-même au plus profond de son âme.
De même, il voyait les événements sans les regarder; et lui qui se piquait de n'être pas observateur, recevait et gardait en lui des notions nettes et justes des hommes et des choses de son temps. Quoique son activité, pour ainsi dire extérieure, fût absorbée dans sa jeunesse par des soucis frivoles, il respirait à son insu la philosophie du temps, et il se formait en lui une expérience, qu'il ne dirigea pas, mais qui se trouva nourrie et prête la première fois qu'il eut à s'occuper de politique. Quand il écrit de Bordeaux à sa famille, le 6 mai 1780, qu'il ne peut donner de nouvelles, étant des plus ignorants en politique, il faut entendre par là, qu'il n'aimait pas à s'enquérir et que le menu détail lui déplaisait. Mais il était pénétré jusqu'au fond, sans qu'il s'en doutât peut-être, des généreuses colères qui fermentaient alors dans le coeur du peuple. A-t-il à plaider, en 1790, pour des paysans contre leur ancien seigneur? il lui échappe la peinture de l'état de la France en 1790, la plus philosophique qu'aucun écrivain de cette époque nous ait laissée.
C'est donc un caractère complexe et, je crois, mal compris. D'autres traits, plus apparents néanmoins, ont été méconnus ou exagérés. On a vu en lui un épicurien, un viveur. Rien, dans sa correspondance, ne révèle chez Vergniaud des vices même élégants. Tout indique une bonne santé morale et physique, une gaîté sociable. S'il écrit à son beau-frère, en 1789, qu'il craint de perdre une de ses causes, il ajoute: «Nous nous consolerons en buvant du Saint-Émilion.» Bailleul nous l'a montré jouant avec les enfants de Fonfrède. «Dis à Vergniaud, écrit Mme Ducos à son mari, qu'il n'oublie pas la jolie chanson de Nanette-Nanon, parce qu'elle servira à endormir notre enfant.» Il n'avait nul pédantisme, nulle morgue, mais plutôt la fantaisie d'un artiste. Il arrange mal ses affaires; ses dettes le poursuivent toute sa vie; en juillet 1792, il ne sait comment payer son boulanger; président de l'Assemblée législative, il vit en étudiant pauvre. De sa probité scrupuleuse, il ne faut rien dire. Les hommes de la Révolution n'étaient pas seulement probes; ils étaient, en matière d'argent, d'une délicatesse presque naïve. Ce n'est pas seulement vrai de Vergniaud, mais aussi de Marat, de Robespierre, de Billaud-Varenne, de presque tous. Quand le père de Vergniaud mourut, il laissa des dettes considérables que son fils dut payer et dont il ne paraît pas avoir pu s'acquitter complètement. Sa pauvreté ne vient donc pas uniquement de sa nonchalance.
Comment se comportait-il sur l'article des femmes, dirait Sainte-Beuve? Il les aima; et nous avons vu, par une de ses lettres, qu'il connut peut-être la passion. Mais il faut avouer que nous ne savons rien de précis là-dessus, et oublier les belles pages de Lamartine et de Michelet sur ses amours avec Sophie Candeille et sa collaboration à la Belle fermière. Non, la comédienne n'est pas responsable, devant la postérité, des distractions et des absences reprochées à l'orateur par ses amis: il est à peu près prouvé qu'elle ne lui a jamais parlé. On a retrouvé, dans le dossier des Girondins, des lettres de femme adressées à Vergniaud: elles sont tendres et assez gracieuses. Une personne qui signe E… remercie le conventionnel, alors prisonnier chez lui, de l'avoir choisie pour l'objet de ses distractions politiques. Ce sont liaisons légères et fragiles, qui n'altèrent pas son génie oratoire.
Il avait le culte de l'amitié, et il eut des amis passionnés Ducos et Boyer-Fonfrède, plus jeunes que lui, se disaient ses élèves et le regardaient comme un père. Ils voulurent mourir pour lui et avec lui.
Ses deux qualités éminentes étaient la franchise et la modestie. Baudin (des Ardennes), dans son éloge officiel des Girondins, montre «ce Vergniaud si modeste, si parfaitement étranger à toute intrigue, dont il ignorait les routes tortueuses….». Sa franchise paraîtra dans sa carrière politique. Sa modestie était peut-être un peu défigurée par son attitude distraite et songeuse; mais elle frappait ceux qui savaient observer, et elle éclate dans ses lettres.
Tel était Vergniaud, grand coeur, esprit supérieurement doué, caractère apathique, n'agissant que par intervalles et comme par crise. De manières affables et gaies, il aimait le monde, la littérature frivole, et cependant une gravité méditative était au fond de lui, et on a raison de le représenter dans une attitude rêveuse. Ses contemporains nous ont laissé peu de détails sur son physique. «Il n'était pas beau à voir, dit Rousselin de Saint-Albin; mais il était divin à entendre.» M. Chauvot, qui a interrogé les contemporains, dit que, dans la foule, il n'eût arrêté les regards de personne: sa figure était sans expression, sa démarche languissante. Mais Harmand (de la Meuse), son collègue, affirme que «sa physionomie, plutôt laide que belle, respirait l'esprit et la bonté».
Parmi les portraits de Vergniaud, un des plus authentiques est un dessin à la plume et à l'encre de Chine par Labadye. Il justifie le mot de Rousselin: «Vergniaud n'était pas beau à voir.» Et pourtant l'artiste a représenté l'orateur souriant d'un sourire un peu mélancolique, et il a mis dans ses yeux quelque animation. Le front est assez haut et renversé en arrière; le nez et le menton un peu forts, la figure usée, presque ridée. On dirait d'un homme de cinquante ans de tempérament maigre. L'ensemble laisse une impression confuse et peu satisfaisante [1]. Il est possible que l'artiste ait voulu montrer le véritable et intime Vergniaud sous le Vergniaud apparent et quotidien; mais ces deux hommes différaient trop pour qu'on pût les fondre en une même image.
[Note: M. Vatel, qui a donné une iconographie complète de Vergniaud dans ses Recherches historiques sur les Girondins, signale aussi un petit buste en terre cuite, qui fut sculpté d'après nature à la fin de mai 1793, et qu'Alluaud a attribué au fils de Dupaty (M. Vatel l'attribuait plutôt à Houdon ou à Pajou). Il se trouvait, en 1873, en la possession de Mme. veuve Abel Blouet, chez qui M. Vatel l'a vu. Cette dame est décédée eu 1887, et ses héritiers, interrogés par nous, ignorent ce qu'est devenu le buste, dont se sont inspirés Cartellier, auteur de la statue qui est maintenant au musée de Versailles, et Maurin, auteur de la lithographie qui se trouve dans l'Iconographie de Delpech. Ch. Vatel a donné, dans son livre sur Vergniaud, une reproduction photographique de l'oeuvre de Cartellier.]
[Illustration: VERGNIAUD]
A la tribune, ce physique se transformait. La carrure un peu lourde ne semblait que robuste; les larges épaules n'étaient plus massives, mais majestueuses. «Alors, dit M. Chauvot, l'historien du barreau de Bordeaux [Note: Le barreau de Bordeaux de 1775 à 1815, Paris, 1856, in-8.], il portait la tête haute; ses yeux noirs, sous des sourcils proéminents, se remplissaient d'éclat: ses lèvres épaisses semblaient modelées pour jeter la parole à grands flots.» Ajoutons «que le son de sa voix, d'une rondeur pleine, sonore et mélodieuse, saisissait l'oreille et allait à l'âme». Son geste, calme, réservé au début, était large et noble.
Comment Vergniaud se prépara-t-il à l'éloquence politique? Il n'eut certes pas, nous le savons déjà, l'éducation oratoire d'un Mirabeau. Il n'était pas curieux, et il laissa plutôt l'expérience venir à lui qu'il ne la provoqua. Toutefois, il ne faut pas se le représenter comme un ignorant. Il avait fait de bonnes études classiques. Il avait lu Montesquieu et le possédait, comme tous les Français instruits en 1789. Si ses tentatives poétiques ne lui avaient pas appris grand'chose, ses relations mondaines lui avaient fait connaître les hommes. Mais il manquait, sur presque toutes les questions économiques, de connaissances précises, et il y avait, dans son bagage intellectuel, des lacunes notables. Son instinct lui faisait sentir son insuffisance et le portait à préférer les idées générales aux faits et à user en toute occasion de cette philosophie généreuse et vague, qu'il devait à quelques lectures et à beaucoup de rêverie. En toutes circonstances, il comptait sur son génie, sur les rencontres heureuses de son imagination. Il n'avait travaillé sérieusement qu'une partie de l'éloquence, la forme, et il était devenu un artiste habile. Encouragé par les applaudissements du prétoire de Bordeaux, il avait pris une confiance presque naïve dans l'infaillibilité de sa rhétorique.
Il y a des traces de préciosité et de mauvais goût dans ses premiers plaidoyers, comme dans ses essais poétiques. «On m'accuse, fait-il dire à une fille accusée d'infanticide, on m'accuse d'avoir flétri le printemps de mes jours, d'avoir cédé au désir de devenir mère avant qu'un noeud sacré eût légitimé ce désir et que la religion l'eût épuré aux autels de l'hymen. Que dis-je? on m'accuse, non pas d'avoir perdu toute pudeur, outragé la vertu, offensé la religion; je ne suis pas seulement une marâtre injuste et cruelle; je suis un monstre, l'horreur de l'humanité! On m'accuse d'avoir porté des mains parricides sur le fruit de mes débauches, de lui avoir donné pour sépulture des lieux immondes qu'on ose à peine nommer, d'où il a été tiré ensuite par des animaux que la voracité appelait dans ce cloaque pour y chercher pâture.» C'est ainsi que Vergniaud parlait vers l'âge de trente ans. Quatre ans plus tard, plaidant contre un homme qui avait voulu enlever, de nuit, des bestiaux séquestrés, il est encore subtil et prétentieux. «S'ils vous appartenaient, dit-il, développez-nous les causes de cet enlèvement furtif que vous méditiez, les motifs de cette extraordinaire générosité par laquelle vous cherchiez à séduire le gardien d'une marchandise dont vous auriez été le propriétaire? N'aimez-vous à jouir que dans les ténèbres?»
Il se corrigea peu à peu de ces traits qui rappelaient trop l'Almanach des Muses ou les récitations du Musée.
En 1790, dans un plaidoyer pour des paysans d'Allassac, soulevés contre leur ancien seigneur, son génie paraît et s'élève assez haut pour interpréter les passions des misérables et des ignorants, étonnés d'être libres et grisés de cet air nouveau.
Quoique les succès de Vergniaud au barreau eussent été réels, quoiqu'on l'eût applaudi plus d'une fois, contrairement à l'usage, [1] il n'était pas, comme avocat, en possession de l'incontestable autorité qu'il exercera comme orateur. Nous avons entendu celui-là même qui devait demander la proscription des Girondins à la tête des sections de Paris, le fougueux Rousselin, déclarer qu'il était divin à entendre. Les Bordelais furent plus réfractaires à son éloquence, et il résulte du jugement porté par l'auteur du Barreau de Bordeaux, d'après les traditions locales, qu'à Bordeaux on trouvait les artifices de Vergniaud un peu trop visibles, et que les malveillants affectaient de voir en lui un charlatan. «Rhéteur admirable, dit M. Chauvot, simulant à merveille la conviction la plus profonde, Vergniaud tient surtout sa supériorité de la faculté qu'il possède de parler, avec l'imagination, le langage du coeur. Esprit plus étendu que juste, esprit poétique, enrichi par de sérieuses études et par la contemplation des beautés de la nature, qui eurent toujours pour lui tant de charmes, il devait au calcul, bien plus qu'à l'inspiration, ces formes éloquentes par lesquelles il excellait à rendre sa pensée: de là ces emprunts fréquents à l'histoire, à la mythologie, où il moissonnait avec bonheur; de là encore ce calme qui ne l'abandonne jamais, cette parole élégante et châtiée. On sent que son coeur s'échauffe rarement; mais, par une puissance que la nature a départie à peu d'hommes, il paraît que l'enthousiasme le plus vrai illuminait ses traits et voilait les combinaisons de son art. Aussi, quand la cause intéressait Vergniaud, son plaidoyer devenait-il un drame, et un drame joué par un merveilleux acteur.» [2]
[Note 1: C'est lui-même qui nous l'apprend dans sa correspondance;
Vatel, ouv. cité, t. I, p. 115, 129, 135.]
[Note 2: Le Barreau de Bordeaux, p. 99.]
Qu'il y eût du rhéteur dans cet avocat, il n'en faut pas disconvenir; mais c'était un rhéteur sincère. Ce qui donnait le change aux Bordelais, c'était le contraste qu'ils remarquaient entre le flegme ordinaire de Vergniaud et sa véhémence à la barre. Ce changement à vue leur semblait une comédie. Ils se trompaient, je crois: Vergniaud ne se masquait, ni ne se grimait en revêtant la toge; il montrait un côté de sa nature que le public ne pouvait connaître. Il était réellement autre quand il parlait, aussi naturel et aussi sincère dans sa surexcitation des grands jours que dans son apathie quotidienne.
* * * * *
Mais ce n'est pas seulement au barreau que Vergniaud put se préparer à l'éloquence politique. En 1790, les électeurs de la Gironde l'appelèrent à l'administration du département où il soutint, comme membre du Conseil, les mesures les plus populaires. C'est surtout aux Jacobins de Bordeaux qu'il préluda à son rôle futur d'orateur et de rédacteur de manifestes. Sa politique est alors d'interpréter la Constitution dans le sens libéral, [1] mais de s'y tenir, et, dans les questions religieuses, d'étaler une orthodoxie qui n'altéra en rien l'indépendance de ses opinions intimes.
[Note: Après la fuite à Varennes, il n'hésita pas, dans une adresse à la
Constituante, à demander la mise en jugement du roi.]
MM. Chauvot et Vatel ont dépouillé les procès-verbaux du club de Bordeaux et donné les extraits des principaux discours de Vergniaud. On voit qu'en 1791, plus artiste qu'homme de parti, il professait pour Mirabeau une admiration presque idolâtre, quoique celui-ci déviât visiblement de la ligne populaire. Mais, dans un voyage à Paris, il avait entendu l'orateur et vu en lui le dieu de l'éloquence. Il rêvait déjà de l'imiter, et en effet il l'imitera plus d'une fois. Le 7 février 1791, il décida les Jacobins de Bordeaux à commander au peintre Boze le portrait de Mirabeau et, le 17 avril, en qualité de président, il prononça un éloge funèbre du grand tribun, où je relève des indications curieuses sur l'idéal oratoire qu'il se proposait dès lors.
Pour lui, le génie est tout. Racontant le duel de tribune que la discussion sur le droit de paix et de guerre avait amené entre Barnave et Mirabeau, il admire si fort l'exorde de celui-ci qu'il s'aveugle sur la faiblesse et sur le peu de sincérité de ses arguments: il n'admet pas que tant d'éloquence puisse avoir tort. A ses yeux, le vrai politique est avant tout un poète. N'est-ce pas son rôle futur qu'il trace à grands traits dans ce portrait de l'homme de génie? «Il embrasse, dans sa pensée bienfaisante, tous les temps, tous les lieux, tous les hommes. Il n'est borné ni par la mer, ni par les montagnes. Les siècles futurs sont tous en sa présence, et il ne craint pas de régler leurs destinées. Quand il a posé les principes généraux, il en fait découler les principes secondaires….»
Ce n'est pas seulement, pour Vergniaud, une théorie politique de poser d'abord les principes; ce sera la forme même de son argumentation oratoire. L'amour des idées générales amène la pompe du style, et le Girondin loue précisément dans Mirabeau cette qualité dangereuse qui sera plus d'une fois l'écueil de son propre talent, «qui garantit la précision, dit-il, d'une sécheresse fatigante, qui embellit la raison, qui donne un coloris magique à la plus aride discussion et qui fait jeter un voile séducteur jusque sur les écarts d'une éloquence dominée quelquefois par la fougue du patriotisme.»
Ce coloris magique et ce voile séducteur seront précisément les artifices de Vergniaud, tour à tour agréables et fatigants. Il aime à orner ses sentiments les plus vrais. Sincèrement ému à l'idée de louer publiquement Mirabeau, pourquoi dit-il qu'il s'est senti frappé d'un saisissement religieux? Camille Desmoulins avait raconté avec son coeur la mort du grand homme. Vergniaud fait un récit d'écolier: «Mirabeau … c'est en vain que sa patrie l'appelle, il ne l'entend plus: celui qui invita l'univers à porter le deuil du génie tutélaire de l'Amérique, parvenu lui-même au faîte de la gloire, vient de tomber à son tour au milieu de l'univers en pleurs. Mirabeau!… Il est mort.» Le citoyen P.- H. Duvigneau s'était écrié dans la même séance:
Où va ce peuple en désespoir?
D'où naissent cet effroi, ces publiques alarmes?…
Vergniaud ne resta pas en arrière. Sur ce thème: «Mirabeau méritait les honneurs du Panthéon,» voici comment il brode: «Mais que vois-je? Un temple auguste s'élève vers les cieux: il est le chef-d'oeuvre des arts. J'approche pour admirer et je lis: Aux grands hommes la patrie reconnaissante. Ah! c'est un élysée qu'elle a créé pour ceux qui la rendirent heureuse.» Suit tout un développement selon les roueries de la rhétorique scolaire: P.-H. Duvigneau n'a pas fait mieux.
Il était temps, on le voit, que Vergniaud fût appelé sur un plus vaste théâtre et quittât cette école bordelaise. Il avait besoin d'aller respirer l'air de Paris: il n'y perdra pas toute sa rhétorique, mais il deviendra plus difficile sur le choix de ses artifices, et d'ailleurs le sentiment du danger, en élevant son âme, épurera son goût. Il trouvera, lui aussi, le plus pur de son éloquence, non dans ses recettes compliquées dont il est trop fier, mais dans son patriotisme qui lui inspire déjà, dans l'éloge de Mirabeau, cette parole simple et vraie: «Si, comme lui, nous voulons mourir avec gloire, il faut, comme lui, consacrer notre vie au bonheur de la patrie et à la défense de la liberté.»
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Le 31 août 1791, Vergniaud fut nommé à l'Assemblée législative, le quatrième sur douze, avant Guadet, Gensonné et Grangeneuve. Les députés de la Gironde partirent ensemble dans la même voiture publique. «Un témoin fort respectable, dit Michelet, nullement enthousiaste, Allemand de naissance, diplomate pendant cinquante ans, M. de Reinhart, nous a raconté qu'en 1791, il était venu de Bordeaux à Paris par une voiture publique qui amenait les Girondins. C'étaient les Vergniaud, les Guadet, les Gensonn, les Ducos, les Fonfrède, [Note 1: C'est une erreur: Fonfrède ne fit pas partie de la Législative.] etc., la fameuse pléiade en qui se personnifia le génie de la nouvelle assemblée. L'Allemand, fort cultivé, très instruit des choses et des hommes, observait ses compagnons, et il en était charmé. C'étaient des hommes pleins d'énergie et de grâce, d'une jeunesse admirable, d'une verve extraordinaire, d'un dévouement sans borne aux idées. Avec cela, il vit bien vite qu'ils étaient fort ignorants, d'une étrange inexpérience, légers, parleurs et batailleurs, dominés (ce qui diminuait en eux l'invention et l'initiative) par les habitudes du barreau. Et, toutefois, le charme était tel qu'il ne se sépara pas d'eux. Dès lors, disait-il, je pris la France pour patrie, et j'y suis resté.»
Cette ardeur des Girondins, si poétiquement dépeinte par Michelet, se montra, dès les premières séances de cette Assemblée composée d'hommes nouveaux et obscurs, qui se regardaient entre eux avec curiosité et inquiétude. Ce fut la députation de la Gironde qui rompit la glace, commença la bataille parlementaire et inaugura la tribune, établissant du coup son autorité sur l'Assemblée. Le 5 octobre 1791, Grangeneuve et Guadet ouvrent le feu, à propos du mode de correspondance entre le roi et le pouvoir législatif. Vergniaud prend deux fois la parole pour soutenir ses amis. C'est dans cette séance qu'on rendit le décret agressif sur le cérémonial avec lequel il convenait de recevoir le roi. Le rapport de ce décret, demandé le lendemain, fut combattu par Vergniaud en un petit discours fort applaudi. Le 7 octobre, il est nommé membre de la députation chargée d'aller au-devant du roi. Le 17, il est élu vice-président. Le 25, il prononce un grand discours sur la question des émigrés. Le voilà définitivement en scène. Il a la confiance et la sympathie de l'Assemblée. Désormais, sa biographie se confond avec l'histoire de la Législative, et ce serait nous écarter de notre but que de suivre pas à pas la carrière de Vergniaud. Examinons plutôt la matière de ses discours, c'est-à-dire sa politique; nous citerons ensuite des exemples de son éloquence, et nous étudierons sa méthode.
Quand on parle de la politique des Girondins, il faut entendre que l'on signale seulement quelques traits de ressemblance entre des hommes fort divers, et qui n'obéissaient ni à un chef, ni presque jamais à un dessein concerté. Or, ce parti sans discipline ne comptait peut-être pas de membre plus indiscipliné que Vergniaud. Si la Gironde était fière de le posséder, il lui appartenait moins, dit Paganel, «par sa propre ambition et par ses opinions politiques, que par les sentiments de l'honneur, que par une sorte de fraternité d'armes». Il vit à l'écart avec Fonfrède et Ducos, tous deux à demi montagnards. Gensonné parla, au Tribunal révolutionnaire, de réunions de «quelques patriotes» qui auraient eu lieu chez Vergniaud. Mais aucun contemporain n'a confirmé cette déposition, peut-être arrangée après coup dans le Bulletin du Tribunal, dont ce ne serait pas le seul mensonge. Les ennemis des Girondins avaient intérêt à leur prêter un concert qui leur manquait et à cacher l'indépendance de Vergniaud et son isolement relatif, qui l'eussent lavé trop visiblement de l'accusation de conspirer. Il n'allait guère chez Valazé, ni même chez M'me Roland. Il n'était donc ni un chef de parti, ni même un homme de parti; et Brissot, disculpant ses amis d'être d'une faction, disait de Vergniaud qu'il portait à un trop haut degré cette insouciance qui accompagne le talent et le fait aller seul.
Cette insouciance native de Vergniaud, il est difficile de n'y pas revenir dans une esquisse de sa politique. «C'était un Démosthène, dit son collègue Paganel, auquel on pouvait reprocher ce que l'orateur grec reprochait aux Athéniens, l'insouciance, la paresse et l'amour des plaisirs. Il sommeillait dans l'intervalle de ses discours, tandis que l'ennemi gagnait du terrain, cernait la République et la poussait dans l'abîme avec ses défenseurs…. Je n'ai pas connu d'homme plus impropre à jouer un premier rôle sur le théâtre de la Révolution. Dans l'imminence du danger, il se montra plus disposé à attendre la mort qu'à la porter dans les rangs ennemis.» Et Paganel ajoute cette comparaison piquante: «Représentez-vous un homme que d'autres hommes entourent et entraînent, qui ne cherche pas une issue pour s'échapper, mais qui resterait là, si le cercle se rompait et le laissait libre. Tel était Vergniaud parmi les Girondins.»
Il ne faut pas demander à ce rêveur nonchalant les idées pratiques d'un Mirabeau ou d'un Danton. Il n'a guère le sentiment de ce qu'il convient de faire aujourd'hui ou demain. Ses conseils ne sont jamais ni nets ni impérieux. Il dira, par exemple (3 juillet 1792): «Je vais hasarder de vous présenter quelques idées….» Ce n'est pas avec ces formules timides qu'on décide les hommes. Ne cherchez pas davantage, dans ses discours, une théorie suivie, un credo politique. Il ne parle jamais en oracle ou en possesseur de la vérité. Il aime au contraire à protester contre cette «théologie politique qui érige, dit-il, ses décisions sur toutes questions en autant de dogmes, qui menace tous les incrédules de ses autoda-fé et qui, par ses persécutions, glace l'ardeur révolutionnaire dans les âmes que la nature n'a pas douées d'une grande énergie».
On l'a présenté comme un disciple convaincu de Montesquieu. D'autre part, il appelle J.-J. Rousseau le philosophe immortel et lui emprunte, dans son discours du 25 octobre 1791, la distinction de l'homme naturel et de l'homme social, ce qui ne l'empêche pas, le 17 avril 1798, de réfuter cette distinction dans un débat sur la Déclaration des Droits dont l'interprétation du Contrat social était le point de départ. A-t-il même conscience de posséder une doctrine? En tout cas, ce n'est pas dans les idées religieuses qu'il faut chercher le point de départ de sa politique ou l'inspiration de son éloquence. Vrai fils du XVIIIe siècle, il croit qu'avec un sourire railleur il supprimera le problème religieux, n'en veut pas voir les côtés sociaux et passe outre avec dédain.
Son idéal est celui que l'on peut prêter à la Gironde en général: un état où les plus instruits, les mieux doués gouverneraient la masse ignorante; où les sciences, les arts, toute la floraison de l'esprit humain, se développeraient dans les conditions les plus libres et les plus favorables; où il s'agirait moins de rendre l'humanité plus vertueuse que de la rendre plus belle et plus heureuse; où le pouvoir viendrait aux plus éloquents et aux plus persuasifs, plutôt qu'aux plus impeccables et aux plus forts. C'est autre chose que la république puritaine de Billaud-Varenne et de Saint-Just. Si c'est une erreur de croire, avec un de ses collègues, qu'il ne fut jamais républicain, ni par goût, ni par conviction, il est vrai de dire qu'il ne fut jamais démocrate, même à la façon de Brissot. Il aima la plèbe comme galerie applaudissante; mais il ne prit jamais les artisans et les paysans au sérieux comme citoyens. Où plaçait-il donc la souveraineté? De qui son aristocratie de mérite tiendrait-elle ses pouvoirs? Il ne mettait pas de précision dans ses rêveries: pour lui, le génie devait se désigner tout seul et s'imposer par son rayonnement.
Ainsi, quoiqu'il fût pénétré, autant que ses contemporains, de Montesquieu et de Rousseau, ni le système anglais, ni la démocratie pure ne satisfaisaient son imagination. Il rêvait autre chose et se laissait hanter par une belle et vague chimère, irréductible en projets de loi, et qui le dégoûtait de la réalité. Il s'éprit, en artiste héroïque, du rôle le plus courageux, parce qu'il lui semblait le plus beau; et toute sa politique pratique ne fut en vérité que d'être chevaleresque. Tant que la cour sembla dangereuse, il la combattit; quand le parti populaire sembla le plus fort, il l'attaqua et périt dans la lutte. Le roi et la plèbe étaient en effet les deux ennemis de ses instincts libéraux, et il éprouvait une égale répugnance pour le despotisme des Tuileries et pour le despotisme de la rue. Aussi resta-t-il seul, charmant les oreilles, mais sans influence véritable sur les âmes.
Nous avons saisi dans son caractère un côté fataliste: sa conduite politique est inspirée aussi par un fatalisme que ses amis prenaient pour de l'aveuglement. «Pourquoi ses yeux, disait Louvet, ont-ils refusé de voir? Après le 10 mars, ils se fermaient encore. Ils ne se sont ouverts qu'au 31 mai, hélas! et trop tard.» Ses yeux voyaient, quoi qu'en dit Louvet, mais sa raison ne trouvait pas le remède. Il s'enveloppait alors dans sa rêverie et attendait. Ou bien, détournant ses regards de la politique, il se réfugiait dans la vie privée, dans la famille que lui formaient ses amis. Il était aussi l'hôte assidu de Sauvan dont la gracieuse fille Adèle le rassérénait, et de Talma, dont la Julie le captivait par son esprit et sa bonté. Il lui fallait une société brillante, et il aimait le théâtre avec passion. Il recherchait partout la beauté et le génie: je crois bien qu'au fond, c'était là toute sa politique.
Ai-je besoin de dire qu'avec toute sa nonchalance, il était patriote? Qui ne l'était, dans cet âge de foi? Mais le patriotisme de Vergniaud eut tout de suite une exubérance guerrière. Après Brissot, qui fut plus ardent à pousser la France dans son duel avec l'Europe? Je ne crois pas qu'il ait été sensible aux raisons politiques de cette déclaration de guerre héroïque: son imagination fut sans doute touchée de la beauté de cette lutte d'un seul peuple contre tous les rois; il aimait la guerre en poète.
En résumé, il rêve une république irréalisable et il s'abstient du maniement des affaires. Ce n'est pas assez pour lui de renoncer à toute influence directe: il considère son rôle de représentant du peuple comme purement oratoire. Puisqu'il ne peut réaliser ses rêves, il dira du moins de grandes et belles choses. «Gardons-nous des abstractions métaphysiques, dit-il le 9 novembre 1792. La nature a donné aux hommes des passions; c'est par les passions qu'il faut les gouverner et les rendre heureux. La nature a surtout gravé dans le coeur de l'homme l'amour de la gloire, de la patrie, de la liberté: passions sublimes, qui doublent la force, exaltent le courage et enfantent les actions héroïques qui donnent l'immortalité aux hommes et font le bonheur des nations qui savent entretenir ce feu sacré.» C'est son seul dessein pratique d'entretenir ainsi le feu sacré et d'encourager, par ses nobles périodes, l'énergie révolutionnaire. Il donna aux hommes de 1792 une haute idée d'eux-mêmes; il embellit à leurs propres yeux leurs actes et leurs passions; il leur fit voir l'harmonie et la beauté de ce désordre apparent où s'agitait la France. Dans cet ordre d'idées, plus il fut poète, plus il fut utile.
Comment ces idées et ces tendances un peu vagues, inspirent-elles son éloquence?
D'abord, cette république libérale qu'il rêvait se laisse entrevoir dans son discours sur la Constitution (8 mai 1793). Mais il ne pose aucun principe formel: il attaque la république de Saint-Just et de Robespierre, plus encore qu'il ne propose la sienne:
«Rousseau, Montesquieu, dit-il, et tous les hommes qui ont écrit sur les gouvernements nous disent que l'égalité de la démocratie s'évanouit là où le luxe s'introduit, que les républiques ne peuvent se soutenir que par la vertu, et que la vertu se corrompt par les richesses. Pensez-vous que ces maximes, appliquées seulement par leurs auteurs à des États circonscrits, comme les républiques de la Grèce, dans d'étroites limites, doivent l'être rigoureusement et sans modification à la république française? Voulez-vous lui créer un gouvernement austère, pauvre et guerrier, comme celui de Sparte? Dans ce cas, soyez conséquents comme Lycurgue: comme lui, partagez les terres entre tous les citoyens; proscrivez à jamais les métaux que la cupidité humaine arracha aux entrailles de la terre; brûlez même les assignats dont le luxe pourrait aussi s'aider, et que la lutte soit le seul travail de tous les Français. Etouffez leur industrie, ne mettez entre leurs mains que la scie et la hache. Flétrissez par l'infamie, l'exercice de tous les métiers utiles. Déshonorez les arts, et surtout l'agriculture. Que les hommes auxquels vous aurez accordé le titre de citoyens ne paient plus d'impôts. Que d'autres hommes, auxquels vous refuserez ce titre, soient tributaires et fournissent à vos dépenses. Ayez des étrangers pour faire votre commerce, des ilotes pour cultiver vos terres, et faites dépendre votre subsistance de vos esclaves.»
Il continue à réfuter par l'absurde le gouvernement puritain de ses adversaires:
«Ainsi ce législateur serait insensé, qui dirait aux Français: Vous avez des plaines fertiles, ne semez pas de grains; des vignes excellentes, ne faites pas de vin. Votre terre, par l'abondance de ses productions et la variété de ses fruits, peut fournir et aux besoins et aux délices de la vie, gardez-vous de la cultiver. Vous avez des fleuves sur lesquels vos départements peuvent transporter leurs productions diverses, et par d'heureux échanges établir dans toute la République l'équilibre des jouissances: gardez-vous de naviguer. Vous êtes nés industrieux: gardez- vous d'avoir des manufactures. L'Océan et la Méditerranée vous prêtent leurs flots pour établir une communication fraternelle et une circulation de richesses avec tous les peuples du globe: gardez-vous d'avoir des vaisseaux. Il ne manquerait plus que d'ajouter à ce langage: Dans vos climats tempérés, le soleil vous éclaire d'une lumière douce et bienfaisante, renoncez-y; et, comme le malheureux Lapon, ensevelissez- vous six mois de l'année dans un souterrain. Vous avez du génie, efforcez-vous de ne point penser; dégradez l'ouvrage de la nature, abjurez votre qualité d'hommes, et, pour courir après une perfection idéale, une vertu chimérique, rendez-vous semblables aux brutes.»
Après cette satire des discours montagnards, Vergniaud suppose à toute théorie constitutionnelle ce point de départ: «Je pense que vous voulez profiter de sa sensibilité, pour le porter aux vertus qui font la force des républiques; de son activité industrieuse, pour multiplier les sources de sa prospérité; de sa position géographique, pour agrandir son commerce; de son amour pour l'égalité, pour en faire l'ami de tous les peuples; de sa force et de son courage, pour lui donner une attitude qui contienne tous les tyrans; de l'énergie de son caractère trempé dans les orages de la Révolution, pour l'exciter aux actions héroïques; de son génie enfin, pour lui faire enfanter ces chefs-d'oeuvre des arts, ces inventions sublimes, ces conceptions admirables qui font le bonheur et la gloire de l'espèce humaine.»
Il part de là pour proposer l'établissement d'institutions morales, destinées, dit-il, à faire aimer le gouvernement, à corriger les défauts et perfectionner les qualités du caractère national, à inspirer l'enthousiasme de la liberté et de la patrie. Mais quelles seront ces institutions? Il n'en dit rien. Trace-t-il au moins l'esquisse d'une Constitution? Pas davantage. Il conclut en proposant une série de questions où il est impossible de démêler une pensée politique.
Mais n'avons-nous pas deviné son idéal dans ce passage, où il semble donner pour but à la politique «de faire enfanter ces chefs-d'oeuvre des arts, ces inventions sublimes, ces conceptions admirables qui font le bonheur et la gloire de l'espèce humaine»? Déjà ses préoccupations à ce sujet avaient paru, dès le 19 octobre 1791, dans la réponse qu'il fit, en qualité de vice-président de l'Assemblée législative, à une députation d'artistes demandant un règlement plus libéral pour l'exposition annuelle de peinture:
«La Grèce, dit-il, se rendit célèbre dans l'univers par son amour pour la liberté et pour les beaux-arts. Dans la suite, ces deux passions répandirent sur l'Italie un éclat immortel. Encore aujourd'hui, tous les hommes sensibles accourent à Rome pour y pleurer sur la cendre des Catons et admirer les chefs-d'oeuvre du génie. Le peuple français, chargé de chaînes, mais créé par la nature pour être grand, a vu s'élever de son sein des hommes qui ont rivalisé avec les artistes de la Grèce et de l'Italie, et qui ont conquis à leur patrie plusieurs siècles de gloire. Enfin, il est devenu libre, ce peuple généreux; et sans doute que son génie, prenant un essor plus hardi, va désormais, par des conceptions nouvelles, commander les respects de la postérité. Sans doute que, brûlant de l'amour de la patrie, avide de la liberté et de la gloire, le coeur encore palpitant des mouvements qu'imprima la Révolution, l'artiste heureux, avec un ciseau créateur ou un pinceau magique, va reproduire pour les générations futures le plus mémorable des événements, et les hommes qui, par leur courage ou leur sagesse, l'ont préparé et consommé. Croyez que l'Assemblée nationale encouragera de toutes ses forces des arts qui, par un si bel emploi, peuvent exciter aux grandes actions, et contribuer ainsi au bonheur du genre humain. Elle sait que les barrières qui vous séparent de l'Académie ne vous séparent point de l'immortalité. Elle sait que c'est étouffer le génie que de l'entraver par des règlements inutiles; et, dans le décret que vous sollicitez, elle conciliera les mesures à prendre pour les progrès des arts avec la liberté, qui seule peut les porter à leur plus haut degré de perfection. L'Assemblée nationale vous invite à sa séance.»
Vergniaud est à peu près le seul à parler ainsi des effets que doit produire la Révolution dans le domaine de l'art. Il est à peu près le seul à conserver des besoins esthétiques dans une crise qui absorbe toute l'imagination de ses collègues. Au milieu de la tourmente, quand l'émotion énerve ou affole tous les autres, il garde sa curiosité de dilettante et un vif sentiment du décorum parlementaire, même au point de vue du local où siège l'Assemblée. Ainsi, il souffre de la laideur de la salle du Manège: «L'homme qu'enflamme l'amour de la liberté, dit-il le 13 août 1792, et en qui la nature a gravé le sentiment du beau dans les arts, ne peut arrêter sa pensée et ses regards sur cette étroite enceinte, sans se demander à lui-même s'il est bien vrai que ce soit là le sanctuaire de nos lois….»
* * * * *
Avant le 10 août, Vergniaud attaque les intrigues de la cour; après le 10 août, il combat les excès populaires. Il y a donc deux périodes distinctes dans l'histoire de son éloquence.
Dans la première, il a pour lui le peuple, l'Assemblée, l'opinion. Dès le 25 octobre 1791, il s'est rendu célèbre par son discours sur les émigrations, discours soigneusement préparé, où il n'ose pas encore s'abandonner, comme plus tard, à toutes les inspirations de son génie, mais où il se montre vraiment indigné contre les intrigues de la famille royale, émigrée ou complice.
Il examine d'abord une première question: Est-il des circonstances dans lesquelles les droits naturels de l'homme puissent permettre à une nation de prendre une mesure quelconque relative aux émigrations? Il démontre que les doctrines mêmes du Contrat social, sagement interprétées, donnent à la société le droit de défendre sa vie menacée par des membres déserteurs. Alors il se demande si la France se trouve dans ces circonstances. «Je n'ai point l'intention, dit-il, d'exciter ici de vaines terreurs dont je suis bien éloigné d'être frappé moi-même. Non, ils ne sont point redoutables, ces factieux aussi ridicules qu'insolents, qui décorent leur rassemblement convulsif du nom bizarre de France extérieure! Chaque jour leurs ressources s'épuisent; l'augmentation de leur nombre ne fait que les pousser plus rapidement vers la pénurie la plus absolue de tous moyens d'existence; les roubles de la fière Catherine et les millions de la Hollande se consument en voyages, en négociations, en préparatifs désordonnés, et ne suffisent pas d'ailleurs au faste des chefs de la rébellion: bientôt on verra ces superbes mendiants, qui n'ont pu s'acclimater à la terre de l'égalité, expier dans la honte et la misère les crimes de leur orgueil, et tourner des yeux trempés de larmes vers la patrie qu'ils ont abandonnée! Et quand leur rage, plus forte que leur repentir, les précipiterait les armes à la main sur son territoire, s'ils n'ont pas de soutien chez les puissances étrangères, s'ils sont livrés à leurs propres forces, que seraient-ils, si ce n'est de misérables pygmées qui, dans un accès de délire, se hasarderaient à parodier l'entreprise des Titans contre le ciel? (On applaudit.)»
Mais à défaut de danger immédiat, il y a une conspiration criminelle contre laquelle il faut se prémunir. Attend-on d'avoir des preuves légales pour la combattre? «Des preuves légales! Vous comptez donc pour rien le sang qu'elles vous coûteraient! Des preuves légales! Ah! prévenons plutôt les désastres qui pourraient nous les procurer! Prenons enfin des mesures vigoureuses; ne souffrons plus que des factieux qualifient notre générosité de faiblesse; imposons à l'Europe par la fierté de notre contenance; dissipons ce fantôme de contre-révolution autour duquel vont se rallier les insensés qui la désirent; débarrassons la nation de ce bourdonnement continuel d'insectes avides de son sang, qui l'inquiète et la fatigue; rendons le calme au peuple! (Applaudissements.)»
Où tendent ces objections? A endormir le peuple dans une fausse sécurité. «On ne cesse depuis quelque temps de crier que la Révolution est faite; mais on n'ajoute pas que des hommes travaillent sourdement à la contre-révolution: il semble qu'on n'ait d'autre but que d'éteindre l'esprit public, lorsque jamais il ne fut plus nécessaire de l'entretenir dans toute sa force; il semble qu'en recommandant l'amour pour les lois, on redoute de parler de l'amour pour la liberté! S'il n'existe plus aucune espèce de danger, d'où viennent ces troubles intérieurs qui déchirent les départements, cet embarras dans les affaires publiques? Pourquoi ce cordon d'émigrants qui, s'étendant chaque jour, cerne une partie de nos frontières? Qu'on m'explique ces apparitions alternatives de quelques hommes de Coblentz aux Tuileries et de quelques hommes des Tuileries à Coblentz. Qu'ont de commun des hommes qui ont fait serment de renverser la Constitution avec un roi qui a fait serment de la maintenir?»
Quelles sont les mesures que la nation doit prendre? Il faut d'abord frapper les émigrés dans leurs biens. Il faut ensuite inviter les princes à rentrer, sous peine d'être déchus de leur droit. Louis XVI ne s'y refusera pas:
«Quels succès d'ailleurs ne peut-il pas se flatter d'obtenir auprès des princes fugitifs par ses sollicitations fraternelles, et même par ses ordres, pendant le délai que vous leur accorderez pour rentrer dans le royaume? Au reste, s'il arrivait qu'il échouât dans ses efforts, si les princes se montraient insensibles aux accents de sa tendresse en même temps qu'ils résisteraient à ses ordres, ne serait-ce pas une preuve aux yeux de la France et de l'Europe que, mauvais frères et mauvais citoyens, ils sont aussi jaloux d'usurper par une contre-révolution l'autorité dont la constitution investit le roi, que de renverser la constitution elle-même? (Applaudissements.) Dans cette grande occasion, leur conduite lui dévoilera le fond de leur coeur, et s'il a le chagrin de n'y pas trouver les sentiments d'amour et d'obéissance qu'ils lui doivent, que, défenseur de la constitution et de la liberté, il s'adresse au coeur des Français, il y trouvera de quoi se dédommager de ses pertes. (Longs applaudissements.)»
Cette habileté généreuse répondit aux sentiments du peuple, qui était tout prêt à acclamer Louis XVI, s'il se fût montré loyal. Le même souffle populaire se retrouve dans les discours de Vergniaud contre Duportail (28 octobre 1791), à propos de Saint-Domingue (17 novembre), contre les députés de la Droite qui troublent l'ordre pendant sa présidence, et dont «les étranges motions, les cris tumultueux sont plus dangereux pour la patrie que les rassemblements de Worms et de Coblentz», sur les prêtres réfractaires (18 novembre), contre la proposition d'imprimer le discours du ministre de la guerre (10 décembre).
Le 27 décembre, il lut un projet d'adresse au peuple, que l'Assemblée écarta comme déclamatoire, sur cette observation d'un des membres: «Sous certains points de vue, cette adresse est purement déclamatoire, et par conséquent inconvenante, puisque l'Assemblée ne doit parler que le langage des faits.» On voit que les collègues de Vergniaud faisaient, dès lors, plus de cas de son éloquence que de son tact politique.
Mais il excelle à flageller les hommes de la cour. Le 13 janvier 1792, le ministre de la marine, Bertrand, avait donné des explications peu franches sur les émigrations des officiers de marine. «Je ne veux point, dit Vergniaud, faire de discours. Je ne présenterai qu'un syllogisme fort simple. Le ministre a trompé l'Assemblée sur le nombre des officiers qui sont dans les ports: c'est un principe en morale qu'il faut adopter en politique, que tout homme qui trompe est indigne de la confiance.»
Le 18 janvier, il prononce un grand discours sur la nécessité de déclarer la guerre à l'empereur, et il est l'interprète, non seulement de la Gironde, mais de la France:
«Vos ennemis, dit-il, savent que la conquête de la liberté a exigé de vous de grands sacrifices pécuniaires, ils savent que vos préparatifs de défense sont ruineux, ils espèrent que des citoyens qui ont abandonné, à la voix de la patrie, leurs femmes, leurs enfants, qui ont préféré les périls et les travaux de la guerre aux douceurs paisibles qu'ils goûtaient dans leurs foyers, ils espèrent, dis-je, que ces citoyens dévoués et courageux, fatigués d'habiter un camp devant lequel il ne se présente pas d'ennemi, quitteront vos frontières et les laisseront sans défense; tandis que dans l'intérieur, quelques millions semés avec adresse précipiteront la chute de vos changes vers le terme le plus désastreux, augmenteront le prix des matières de première nécessité, susciteront des insurrections, où le peuple égaré détruira lui-même ses droits en croyant les défendre. Alors vos ennemis feront avancer une armée formidable pour vous donner des fers. Voilà la guerre qu'on vous fait; voilà celle qu'on veut vous faire. (On applaudit.)
«Le peuple a juré de maintenir la Constitution, parce qu'il est certain d'être heureux par elle; mais si vous le laissez dans un état qui demande chaque jour des sacrifices plus pénibles, des efforts plus courageux; si vous épuisez le trésor national par cette guerre de préparatifs, le jour de cet épuisement ne sera-t-il pas le dernier moment de la Constitution? L'état où nous sommes est un véritable état de destruction qui peut nous conduire à l'opprobre et à la mort. (On applaudit à plusieurs reprises.) Aux armes donc, aux armes! Citoyens, hommes libres, défendez votre liberté, assurez l'espoir de celle du genre humain, ou bien vous ne mériterez pas même sa pitié dans vos malheurs. (Les applaudissements recommencent.)»
Il n'est pas moins éloquent contre les ennemis de l'intérieur, contre la cour elle-même, quand, le 10 mars 1792, il appuie la demande d'accusation contre le ministre des affaires étrangères, Delessart. Il n'a peut-être pas prononcé de discours plus véhément, ni plus applaudi:
«J'ajouterai, dit-il, un fait qui est échappé à la mémoire de M. Brissot. Et, ici, ce n'est plus moi que vous allez entendre, c'est une voix plaintive—qui sort de l'épouvantable glacière d'Avignon. Elle vous crie: Le décret de réunion du Comtat à la France a été rendu au mois de novembre dernier; s'il nous eût été envoyé sur-le-champ, peut-être qu'il nous eût apporté la paix et eût éteint nos funestes divisions. Peut-être que le moment où nous aurions connu légalement notre réunion à la France nous aurait tous réunis au même sentiment; peut-être qu'en devenant Français, nous aurions abjuré l'esprit de haine, et serions devenus tous frères; peut-être, enfin, que nous n'aurions pas été victimes d'un massacre abominable, et que notre sol n'eût pas été déshonoré par le plus atroce des forfaits. Mais M. Delessart, alors ministre de l'intérieur, a gardé pendant plus de deux mois ce décret dans son portefeuille, et dans cet intervalle, nos dissensions ont continué; dans cet intervalle, de nouveaux crimes ont souillé notre déplorable patrie; c'est notre sang, ce sont nos cadavres mutilés qui demandent vengeance contre votre ministre. (On applaudit à plusieurs reprises.) «Permettez-moi une réflexion. Lorsqu'on proposa à l'Assemblée constituante de décréter le despotisme de la religion chrétienne, Mirabeau prononça ces paroles: «De cette tribune où je vous parle, on aperçoit la fenêtre d'où la main d'un monarque français, armée contre ses sujets par d'exécrables factieux, qui mêlaient des intérêts personnels aux intérêts sacrés de la religion, tira l'arquebuse qui fut le signal de la Saint-Barthélémy.» Et moi aussi je m'écrie: De cette tribune où je vous parle, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner, et préparent les manoeuvres qui doivent nous livrer à la maison d'Autriche. Je vois les fenêtres du palais où l'on trame la contre-révolution, où l'on combine les moyens de nous replonger dans les horreurs de l'esclavage, après nous avoir fait passer par tous les désordres de l'anarchie, et par toutes les fureurs de la guerre civile. (La salle retentit d'applaudissements.)
«Le jour est arrivé où vous pouvez mettre un terme à tant d'audace, à tant d'insolence, et confondre enfin les conspirateurs. L'épouvante et la terreur sont souvent sorties, dans les temps antiques, et au nom du despotisme, de ce palais fameux. Qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de la loi. (Les applaudissements redoublent et se prolongent.) Qu'elles y pénètrent tous les coeurs. Que tous ceux qui l'habitent sachent que notre Constitution n'accorde l'inviolabilité qu'au roi. Qu'ils sachent que la loi y atteindra sans distinction les coupables, et qu'il n'y sera pas une seule tête convaincue d'être criminelle, qui puisse échapper à son glaive. Je demande qu'on mette aux voix le décret d'accusation. (M. Vergniaud descend de la tribune au milieu des plus vifs applaudissements.)»
Les mêmes sentiments se retrouvent dans ses discours très démocratiques sur le licenciement de la garde du roi (29 mai) et sur la lettre de La Fayette. Mais il faut en venir à la grande harangue du 3 juillet 1792, sur la situation de la France, où son exaltation révolutionnaire est au plus haut point. Ce fut, dit justement Louis Blanc, un grand jour que celui-là dans l'histoire de l'éloquence.
A ce moment, la trahison de la cour était visible. Vergniaud fit frémir la nation en en rassemblant les preuves. Il parla d'abord de la politique de Louis XVI à l'intérieur:
«Le roi a refusé sa sanction à votre décret sur les troubles religieux. Je ne sais si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine erre encore sous les voûtes du palais des Tuileries; si l'hypocrisie sanguinaire des jésuites Lachaise et Letellier revit dans l'âme de quelque scélérat, brûlant de voir se renouveler les Saint-Barthélémy et les Dragonnades; je ne sais si le coeur du roi est troublé par des idées fantastiques qu'on lui suggère, et sa conscience égarée par les terreurs religieuses dont on l'environne.
«Mais il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser d'être l'ennemi le plus dangereux de la Révolution, qu'il veut encourager, par l'impunité, les tentatives criminelles de l'ambition pontificale, et rendre aux orgueilleux suppôts de la tiare la puissance désastreuse dont ils ont également opprimé les peuples et les rois. Il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser d'être l'ennemi du peuple, qu'il approuve ou même qu'il voie avec indifférence les manoeuvres sourdes employées pour diviser les citoyens, jeter des ferments de haine dans le sein des âmes sensibles, et étouffer, au nom de la Divinité, les sentiments les plus doux dont elle a composé la félicité des hommes. Il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser lui-même d'être l'ennemi de la loi, qu'il se refuse à l'adoption des mesures répressives contre le fanatisme, pour porter les citoyens à des excès que le désespoir inspire et que les lois condamnent; qu'il aime mieux exposer les prêtres insermentés, même alors qu'ils ne troublent pas l'ordre, à des vengeances arbitraires, que les soumettre à une loi qui, ne frappant que sur les perturbateurs, couvrirait les innocents d'une égide inviolable. Enfin, il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser d'être l'ennemi de l'empire, qu'il veuille perpétuer les séditions et éterniser les désordres et tous les mouvements révolutionnaires qui poussent l'empire à la guerre civile et le précipitent, par la guerre civile, à sa dissolution.»
Ces ironies redoutables faisaient tomber le masque de Louis XVI et le montraient trahissant la Révolution à l'intérieur et à l'extérieur. Là, Vergniaud affecte de séparer la cause du roi de celle de ses courtisans, et il commence ce tableau célèbre des intrigues royalistes et ces apostrophes terribles, où il donne toute la mesure de son génie. Citons entièrement ces paroles, qui ont eu la fortune rare de se graver dans la mémoire des contemporains:
«C'est au nom du roi, dit-il, que les princes français ont tenté de soulever contre la nation toutes les cours de l'Europe; c'est pour venger la dignité du roi que s'est conclu le traité de Pilnitz, et formée l'alliance monstrueuse entre les cours de Vienne et de Berlin; c'est pour défendre le roi qu'on a vu accourir en Allemagne, sous les drapeaux de la rébellion, les anciennes compagnies des gardes du corps; c'est pour venir au secours du roi que les émigrés sollicitent et obtiennent de l'emploi dans les armées autrichiennes, et s'apprêtent à déchirer le sein de leur patrie; c'est pour joindre ces preux chevaliers de la prérogative royale, que d'autres preux, pleins d'honneur et de délicatesse, abandonnent leur poste en présence de l'ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, travaillent à corrompre leurs soldats, et placent ainsi leur gloire dans la lâcheté, le parjure, la subordination, le vol et les assassinats; c'est contre la nation ou l'Assemblée nationale seule, et pour le maintien de la splendeur du trône, que le roi de Bohême et de Hongrie nous fait la guerre, et que le roi de Prusse marche vers nos frontières; c'est au nom du roi que la liberté est attaquée, et que, si l'on parvenait à la renverser, on démembrerait bientôt l'empire pour en indemniser de leurs frais les puissances coalisées; car on connaît la générosité des rois, on sait avec quel désintéressement ils envoient leurs armées pour désoler une terre étrangère, et jusqu'à quel point on peut croire qu'ils épuiseraient leurs trésors pour soutenir une guerre qui ne devrait pas leur être profitable. Enfin, tous les maux qu'on s'efforce d'accumuler sur nos têtes, tous ceux que nous avons à redouter, c'est le nom seul du roi qui en est le prétexte ou la cause.
«Or, je lis dans la Constitution, chap. II, section 1re, art. VI: «Si le roi se met à la tête d'une armée et en dirige les forces contre la nation, ou s'il ne s'oppose pas par un acte formel à une telle entreprise qui s'exécuterait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté.»
«Maintenant, je vous demande ce qu'il faut entendre par un acte formel d'opposition; la raison me dit que c'est l'acte d'une résistance proportionnée, autant qu'il est possible, au danger, et faite dans un temps utile pour pouvoir l'éviter.
«Par exemple, si, dans la guerre actuelle, 100.000 Autrichiens dirigeaient leur marche vers la Flandre, ou 100.000 Prussiens vers l'Alsace, et que le roi, qui est le chef suprême de la force publique, n'opposât à chacune de ces deux redoutables armées qu'un détachement de 10 ou 20.000 hommes, pourrait-on dire qu'il a employé des moyens de résistance convenables, qu'il a rempli le voeu de la Constitution et fait l'acte formel qu'elle exige de lui?
«Si le roi, chargé de veiller à la sûreté extérieure de l'Etat, de notifier au Corps législatif les hostilités imminentes, instruit des mouvements de l'armée prussienne, et n'en donnant aucune connaissance à l'Assemblée nationale; instruit, ou du moins, pouvant présumer que cette armée nous attaquera dans un mois, disposait avec lenteur les préparatifs de répulsion; si l'on avait une juste inquiétude sur les progrès que les ennemis pourraient faire dans l'intérieur de la France, et qu'un camp de réserve fût évidemment nécessaire pour prévenir ou arrêter ces progrès; s'il existait un décret qui rendît infaillible et prompte la formation de ce camp; si le roi rejetait ce décret et lui substituait un plan dont le succès fût incertain, et demandât pour son exécution un temps si considérable que les ennemis auraient celui de la rendre impossible; si le Corps législatif rendait des décrets de sûreté générale; que l'urgence du péril ne permît aucun délai; que cependant la sanction fût refusée ou différée pendant deux mois; si le roi laissait le commandement d'une armée à un général intrigant, devenu suspect à la nation par les fautes les plus graves, les attentats les plus caractérisés à la Constitution; si un autre général, nourri loin de la corruption des cours, et familier avec la victoire, demandait pour la gloire de nos armes un renfort qu'il serait facile de lui accorder; si, par un refus, le roi lui disait clairement: Je te défends de vaincre; si, mettant à profit cette funeste temporisation, tant d'incohérence dans notre marche politique, ou plutôt une si constante persévérance dans la perfidie, la ligue des tyrans portait des atteintes mortelles à la liberté, pourrait-on dire que le roi a fait la résistance constitutionnelle, qu'il a rempli, pour la défense de l'Etat, le voeu de la Constitution, qu'il a fait l'acte formel qu'elle lui prescrit?
«Souffrez que je raisonne encore dans cette supposition douloureuse. J'ai exagéré plusieurs faits, j'en énoncerai même tout à l'heure, qui, je l'espère, n'existeront jamais, pour ôter tout prétexte à des applications qui sont purement hypothétiques, mais j'ai besoin d'un développement complet pour montrer la vérité sans nuages.
«Si tel était le résultat de la conduite dont je viens de tracer le tableau, que la France nageât dans le sang, que l'étranger y dominât, que la Constitution fût ébranlée, que la contre-révolution fût là, et que le roi vous dît pour sa justification:
«Il est vrai que les ennemis qui déchirent la France prétendent n'agir que pour relever ma puissance qu'ils supposent anéantie; venger ma dignité, qu'il supposent flétrie; me rendre mes droits royaux, qu'ils supposent compromis ou perdus; mais j'ai prouvé que je n'étais pas leur complice; j'ai obéi à la Constitution, qui m'ordonne de m'opposer par un acte formel à leurs entreprises, puisque j'ai mis des armées en campagne. Il est vrai que ces armées étaient trop faibles, mais la Constitution ne désigne pas le degré de force que je devais leur donner. Il est vrai que je les ai rassemblées trop tard; mais la Constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les assembler. Il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir; mais la Constitution ne m'oblige pas à former des camps de réserve.
«Il est vrai que, lorsque les généraux s'avançaient en vainqueurs sur le territoire ennemi, je leur ai ordonné de s'arrêter; mais la Constitution ne me prescrit pas de remporter des victoires; elle me défend même les conquêtes. Il est vrai qu'on a tenté de désorganiser les armées par des démissions combinées d'officiers, et je n'ai fait aucun effort pour arrêter le cours de ces démissions, mais la Constitution n'a pas prévu ce que j'aurais à faire en pareil délit. Il est vrai que mes ministres ont continuellement trompé l'Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements; que j'ai gardé le plus longtemps que j'ai pu ceux qui entravaient la marche du gouvernement constitutionnel, le moins possible ceux qui s'efforçaient de lui donner du ressort; mais la Constitution ne fait dépendre leur nomination que de ma volonté, et nulle part elle n'ordonne que je donne ma confiance aux patriotes et que je chasse les contre-révolutionnaires. Il est vrai que l'Assemblée nationale a rendu des décrets utiles ou même nécessaires, et que j'ai refusé de les sanctionner; mais j'en avais le droit: il est sacré, car je le tiens de la Constitution. Il est vrai, enfin, que la contre-révolution se fait, que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer; que je vous punirai d'avoir eu l'insolence de vouloir être libres; mais j'ai fait tout ce que la Constitution me prescrit; il n'est émané de moi aucun acte que la Constitution condamne; il n'est donc pas permis de douter de ma fidélité pour elle, de mon zèle pour sa défense. (On applaudit à plusieurs reprises.)
«Si, dis-je, il était possible que, dans les calamités d'une guerre funeste, dans un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi des Français leur tînt ce langage dérisoire; s'il était possible qu'il leur parlât jamais de son amour pour la Constitution avec une ironie aussi insultante, ne seraient-ils pas en droit de lui répondre:
«—O roi qui sans doute avez cru, avec le tyran Lysandre, que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu'il fallait amuser les hommes par des serments, ainsi qu'on amuse les enfants avec des osselets; qui n'avez feint d'aimer les lois que pour parvenir à la puissance qui vous servirait à les braver; la Constitution, que pour qu'elle ne vous précipitât pas du trône, où vous aviez besoin de rester pour la détruire; la nation, que pour assurer le succès de vos perfidies en lui inspirant de la confiance: pensez-vous nous abuser aujourd'hui avec d'hypocrites protestations, nous donner le change sur la cause de nos malheurs, par l'artifice de vos excuses et l'audace de vos sophismes?
«Etait-ce nous défendre que d'opposer aux soldats étrangers des forces dont l'infériorité ne laissait pas même d'incertitude sur leur défaite? Etait-ce nous défendre que d'écarter les projets tendant à fortifier l'intérieur du royaume, ou de faire des préparatifs de résistance pour l'époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans? Etait-ce nous défendre que de choisir des généraux qui attaquaient eux-mêmes la Constitution, ou d'enchaîner le courage de ceux qui la servaient? Etait- ce nous défendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du ministère? La Constitution vous laissa-t- elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine? Vous fit- elle chef de l'armée pour notre gloire ou notre honte? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de grandes prérogatives pour perdre constitutionnellement la Constitution et l'Empire? Non, non, homme que la générosité des Français n'a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n'avez pas rempli le voeu de la Constitution; elle est peut-être renversée: mais vous ne recueillerez point le fruit de votre parjure: vous ne vous êtes point opposé par un acte formel aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberté; mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes: vous n'êtes plus rien pour cette Constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi. (Les applaudissements recommencent avec plus de force dans la très grande majorité de l'Assemblée.)»
Ou les mots n'ont aucun sens, ou le discours du 3 juillet 1792 signifie qu'il n'y a plus rien à faire avec le prince. Cependant, les conclusions de Vergniaud ne tendent ni à détruire la royauté, ni à changer de roi. Après avoir perdu Louis XVI moralement dans cette redoutable philippique, il se refuse à le perdre politiquement. Personne n'avait pu croire que cette hypothèse si magnifiquement déroulée fût autre chose qu'une habileté oratoire destinée à rendre plus sanglante l'accusation insinuée. O puissance de la rhétorique! Vergniaud en vient à prendre au sérieux cette figure, et, la crainte d'une victoire populaire aidant, il se dit que ce traître est peut-être moins incurablement traître qu'il ne l'a laissé entendre lui-même. Il s'oppose à une révolution parlementaire et paisible qui aurait économisé à la France le sang versé au 10 août, et, le 24 juillet, il décide l'Assemblée à passer à l'ordre du jour sur une pétition qui demandait la déchéance.
Il fait plus: il signe avec Guadet, dans les derniers jours de juillet, la fameuse consultation rédigée par Gensonné et envoyée aux Tuileries par l'intermédiaire du peintre Boze. Le 29 juillet, il écrit lui-même à Boze une lettre où il donne au roi les conseils les plus propres à le sauver. Sans désavouer son discours, il promet la paix à Louis s'il veut défendre sincèrement la Constitution et former un ministère où prendraient place des patriotes de la Constituante, par exemple Roederer et Petion. Assurément, il n'y eut pas là l'ombre d'une trahison ou d'une défection, et quand, le 3 janvier 1793, Gasparin et Robespierre jeune dénoncèrent cette démarche comme criminelle, la Convention eut raison de passer à l'ordre du jour. Toutefois, c'est un épilogue bien inattendu au discours du 3 juillet que ces conseils donnés secrètement au «tyran Lysandre» par celui-là même qui l'avait si sévèrement démasqué. Il n'était guère politique de chercher à raffermir un trône qu'on avait soi-même déclaré vermoulu. On avait provoqué une révolution, et maintenant on la redoutait. «Un nouveau ferment révolutionnaire, écrivait Vergniaud à Boze, tourmente dans sa base une organisation politique que le temps n'a pas consolidée. Ce désespoir peut en accélérer le développement avec une rapidité qui échapperait à la vigilance des autorités constituées et à l'action de la loi.» Vergniaud craignait ce ferment révolutionnaire; il essaya cette démarche imprudente, par excès de prudence et par défiance de l'insurrection imminente. La Commission extraordinaire attendit fiévreusement la réponse du roi, bien décidée à ne point faiblir, si la cour ne cédait pas. Thierry envoya des phrases évasives et presque dédaigneuses. Dès lors, on discuta sérieusement les avantages comparés de la déchéance et de la suspension. Mais ces hésitations avaient enlevé à la Gironde toute influence sur les événements. Le 10 août se fit en dehors d'elle, et elle ne put que le ratifier par la suspension, dont Vergniaud lui-même devait rédiger la formule.
Il sortit amoindri et blessé de ces démarches honorables, en somme, mais irréfléchies. Ce républicain, dans la crainte de voir surgir une autre république que la sienne, fut sur le point de croire à la parole du «tyran Lysandre». Heureusement pour lui qu'on ne répondit pas à ses avances: perdu dans l'opinion, il n'aurait pas pu rendre à la Révolution les services qu'elle reçut de lui dans le mois de septembre 1792.
Ces services consistèrent à aider Danton de son éloquence dans ses efforts pour dresser la France contre l'ennemi. Sans rancune contre l'homme du 10 août, et plus patriote en cela que ses amis politiques, Vergniaud joua un rôle utile en électrisant les âmes par ses paroles ardentes. Il s'agissait d'élever les courages au-dessus de la réalité, au-dessus même des impossibilités physiques. L'homme pratique, dans ces conditions critiques, fut justement le chimérique Vergniaud; et sa grandiose rhétorique exalta efficacement les volontés. Les deux appels au camp retentirent dans tous les coeurs:
«Pourquoi, disait-il, le 2 septembre, les retranchements du camp qui est sous les remparts de la cité ne sont-ils pas plus avancés? Où sont les bêches, les pioches, et tous les instruments qui ont élevé l'autel de la Fédération et nivelé le Champ-de-Mars? Vous avez manifesté une grande ardeur pour les fêtes, sans doute vous n'en aurez pas moins pour les combats; vous avez chanté, célébré la liberté; il faut la défendre. Nous n'avons plus à renverser des rois de bronze, mais des rois environnés d'armées puissantes. Je demande que la commune de Paris concerte avec le pouvoir exécutif les mesures qu'elle est dans l'intention de prendre. Je demande aussi que l'Assemblée nationale, qui, dans ce moment-ci, est plutôt un grand Comité militaire qu'un Corps législatif, envoie à l'instant, et chaque jour, douze commissaires au camp, non pour exhorter par de vains discours les citoyens, mais pour piocher eux-mêmes, car il n'est plus temps de discourir; il faut piocher la fosse de nos ennemis, et chaque pas qu'ils font en avant pioche la nôtre. (Des acclamations universelles se font entendre dans les tribunes. L'assemblée se lève tout entière, et décrète la proposition de Vergniaud.)»
Il est notable que, dans ces paroles inspirées par la politique dantonienne, Vergniaud prend la précision, la familiarité, le style de Danton. Le 16 septembre 1792, il répète cet appel au camp, en y mêlant un blâme discret des journées de septembre:
«O citoyens de Paris! je vous le demande avec la plus profonde émotion, ne démasquerez-vous jamais ces hommes pervers qui n'ont, pour obtenir votre confiance, d'autres droits que la bassesse de leurs moyens et l'audace de leurs prétentions? Citoyens, lorsque l'ennemi s'avance, et qu'un homme, au lieu de vous inviter à prendre l'épée pour le repousser, vous engage à égorger froidement des femmes ou des citoyens désarmés, celui-là est ennemi de votre gloire, de votre bonheur, il vous trompe pour vous perdre. Lorsqu'au contraire un homme ne vous parle des Prussiens que pour vous indiquer le coeur où vous devez frapper, lorsqu'il ne vous propose la victoire que par des moyens dignes de votre courage, celui-là est ami de votre gloire, ami de votre bonheur, il veut vous sauver. Citoyens, abjurez donc vos dissensions intestines; que votre profonde indignation pour le crime encourage les hommes de bien à se montrer. Faites cesser les proscriptions, et vous verrez aussitôt se réunir à vous une foule de défenseurs de la liberté. Allez tous ensemble au camp: c'est là qu'est votre salut.
«J'entends dire chaque jour: Nous pouvons éprouver une défaite. Que feront alors les Prussiens? Viendront-ils à Paris? Non, si Paris est dans un état de défense respectable; si vous préparez des postes d'où vous puissiez opposer une forte résistance: car alors l'ennemi craindrait d'être poursuivi et enveloppé par les débris des armées qu'il aurait vaincues, et d'en être écrasé comme Samson sous les ruines du temple qu'il renversa. Mais, si une terreur panique ou une fausse sécurité engourdissent notre courage et nos bras; si nous livrons sans défense les postes d'où l'on pourra bombarder cette cité, il serait bien insensé de ne pas s'avancer vers une ville qui, par son inaction, aurait paru l'appeler elle-même; qui n'aurait pas su s'emparer des positions où elle aurait pu le vaincre. Au camp donc, citoyens, au camp! Eh quoi! tandis que vos frères, que vos concitoyens, par un dévouement héroïque, abandonnent ce que la nature doit leur faire chérir le plus, leurs femmes, leurs enfants, demeurerez-vous plongés dans une molle oisiveté? N'avez-vous d'autre manière de prouver votre zèle qu'en demandant sans cesse, comme les Athéniens: Qu'y a-t-il aujourd'hui de nouveau? Ah! détestons cette avilissante mollesse! Au camp, citoyens, au camp! Tandis que nos frères, pour notre défense, arrosent peut-être de leur sang les plaines de la Champagne, ne craignons pas d'arroser de quelque sueur les plaines de Saint-Denis, pour protéger leur retraite. Au camp, citoyens, au camp! Oublions tout, excepté la patrie! Au camp, au camp!»
Le Journal des Débats et Décrets appelle ce discours «le plus beau morceau d'éloquence qu'on ait improvisé dans l'Assemblée actuelle». Celle-ci en fut si touchée qu'elle enjoignit à Vergniaud de donner à son improvisation la forme d'une adresse au peuple, et cette adresse fut décrétée le lendemain 17 septembre.
Son patriotisme n'était pas de la xénophobie. C'était un patriotisme large et humanitaire. Ainsi, plus tard, à la Convention, le 9 novembre 1792, à propos des victoires remportées en Belgique, il dira:
«…. Ne négligeons pas d'entretenir ce feu sacré par tous les moyens que nous offrent les circonstances.
«L'aliment le plus efficace pour le vivifier, ce sont les fêtes publiques. Rappelez-vous la fédération de 1790. Quel coeur n'a pas, dans ces moments d'enthousiasme et d'allégresse, palpité pour la patrie? Vous rappelez-vous les fêtes funèbres que nous célébrâmes pour les patriotes morts dans la journée du 10 août? Quel est celui d'entre nous qui, le coeur oppressé de douleur, mais l'âme exaltée par l'enthousiasme de la vraie gloire, ne sentit pas alors le désir, le besoin de venger ces héros de la liberté? Eh bien! c'est par de pareilles fêtes que vous ranimerez sans cesse le civisme. Chantez donc, chantez une victoire qui sera celle de l'humanité. Il a péri des hommes, mais c'est pour qu'il n'en périsse plus. Je le jure, au nom de la fraternité universelle que vous allez établir, chacun de vos combats sera un pas de fait vers la paix, l'humanité et le bonheur des peuples. (On applaudit.)»
Tel est le caractère de l'éloquence patriotique dans Vergniaud: on sent qu'il est heureux de s'élever au-dessus de la lutte des partis, et d'oublier, dans ces discours héroïques, la politique intérieure et ses propres contradictions.
En effet, il a déjà commencé sa lutte contre la Commune de Paris et les excès révolutionnaires. Nous avons vu que, patriotiquement, il avait d'abord jeté un voile sur les journées de septembre, qu'il alla même jusqu'à laisser tomber le mot d'insurrection légitime, et qu'il réserva toute sa colère contre les meneurs, surtout contre les signataires de la célèbre circulaire qui enjoignait aux départements d'imiter Paris. Dès le 17 septembre 1792, il s'était élevé en ces termes contre la tyrannie de la Commune:
«Il est temps de briser ces chaînes honteuses, d'écraser cette nouvelle tyrannie; il est temps que ceux qui ont fait trembler les hommes de bien tremblent à leur tour. Je n'ignore pas qu'ils ont des poignards à leurs ordres. Eh! dans la nuit du 2 septembre, dans cette nuit de proscription, n'a-t-on pas voulu les diriger contre plusieurs députés et contre moi? Ne nous a-t-on pas dénoncés au peuple comme des traîtres? Heureusement, c'est en effet le peuple qui était là; les assassins étaient occupés ailleurs. La voix de la calomnie ne produisit aucun effet, et la mienne peut encore se faire entendre ici; et, je vous en atteste, elle tonnera de tout ce qu'elle a de force contre les crimes et les tyrans. Eh! que m'importent des poignards et des sicaires! qu'importe la vie aux représentants du peuple, quand il s'agit de son salut! Lorsque Guillaume Tell ajustait la flèche qui devait abattre la pomme fatale qu'un monstre avait placée sur la tête de son fils, il s'écriait: Périssent mon nom et ma mémoire, pourvu que la Suisse soit libre! (On applaudit.)
«Et nous aussi nous dirons: Périsse l'Assemblée nationale et sa mémoire, pourvu que la France soit libre! (Les députés se lèvent par un mouvement unanime en criant: Oui, oui, périsse notre mémoire, pourvu que la France soit libre! Les tribunes se lèvent en même temps, et répondent par des applaudissements réitérés au mouvement de l'Assemblée.) Périsse l'Assemblée nationale et sa mémoire, si elle épargne un crime qui imprimerait une tache au nom français; si sa vigueur apprend aux nations de l'Europe que, malgré les calomnies dont on cherche à flétrir la France, il est encore, et au sein même de l'anarchie momentanée où des brigands nous ont plongés, il est encore dans notre patrie quelques vertus publiques, et qu'on y respecte l'humanité! Périsse l'Assemblée nationale et sa mémoire, si, sur nos cendres, nos successeurs plus heureux peuvent établir l'édifice d'une constitution qui assure le bonheur de la France, et consolide le règne de la liberté et de l'égalité! Je demande que les membres de la Commune répondent sur leur tête de la sûreté de tous les prisonniers. (Les applaudissements recommencent et se prolongent.)»
* * * * *
Ce sont les dernières paroles que Vergniaud prononça à la Législative. Il fut élu, à une grande majorité, député de la Gironde à la Convention, le premier d'une liste où il avait fait mettre les noms de Siéyès et de Condorcet. Il accepta son mandat avec résignation et tristesse: il se sentait impuissant et prenait déjà des attitudes de victime fière. «Quant à ma nomination, écrivait-il à son beau-frère, je vous avoue que l'épuisement de mes forces morales me la rend aussi pénible que flatteuse; et si les temps eussent été calmes, si l'horizon de Paris ne paraissait pas encore chargé d'orages, s'il n'y avait eu aucun danger à courir en restant, si je n'avais pas cru que je pouvais être utile pour lutter contre quelques scélérats dont je connais ou je soupçonne les projets, je n'aurais pas hésité à refuser. Mais, dans les circonstances actuelles, c'eût été une lâcheté et un crime, et je reste.»
Dès le 24 septembre 1792, il reprend la lutte contre la Montagne en appuyant un projet de loi de Kersaint contre ceux qui poussent à l'anarchie et à l'assassinat. Le 25, les écrits de Marat sont dénoncés. Marat se défend. «S'il est un malheur, répond Vergniaud, pour un représentant du peuple c'est, pour mon coeur, celui d'être obligé de remplacer à cette tribune un homme chargé de décrets de prise de corps qu'il n'a pas purgés.»
Cette pudeur et ce style de légiste soulevèrent des murmures. Marat cria: «Je m'en fais gloire.» Chabot dit: «Sont-ce les décrets du Châtelet dont on parle?» Et Tallien: «Sont-ce ceux dont il a été honoré pour avoir terrassé La Fayette?» Vergniaud reprit: «C'est le malheur d'être obligé de remplacer un homme contre lequel il a été rendu un décret d'accusation, et qui a élevé sa tête audacieuse au-dessus des lois; un homme enfin tout dégoûtant de calomnies, de fiel et de sang.» Il donne ensuite lecture de la circulaire de la Commune signée Sergent, Panis, Marat, etc. «Que dirai-je, s'écrie-t-il, de l'invitation formelle qu'on y fait au meurtre et à l'assassinat? Que le peuple, lassé d'une longue suite de trahisons, se soit enfin levé, qu'il ait tiré de ses ennemis connus une vengeance éclatante: je ne vois là qu'une résistance à l'oppression. Et s'il se livre à quelques excès qui outrepassent les bornes de la justice, je n'y vois que le crime de ceux qui les ont provoqués par leurs trahisons. Le bon citoyen jette un voile sur ces désordres partiels; il ne parle que des actes de courage du peuple, que de l'ardeur des citoyens, que de la gloire dont se couvre un peuple qui sait briser ses chaînes; et il cherche à faire disparaître, autant qu'il est en lui, les taches qui pourraient ternir l'histoire d'une si mémorable révolution. Mais que des hommes revêtus d'un pouvoir public qui, par la nature même des fonctions qu'ils ont acceptées, se sont chargés de parler au peuple le langage de la loi, et de le contenir dans les bornes de la justice par tout l'ascendant de la raison; que ces hommes prêchent le meurtre, qu'ils en fassent l'apologie, il me semble que c'est là un degré de perversité qui ne saurait se concevoir que dans un temps où toute morale serait bannie de la terre.»
Arrivons au grand discours de Vergniaud sur l'appel au peuple (31 décembre 1792), qui est en même temps son acte politique le plus important. Il n'est pas douteux qu'il n'ait voulu sauver Louis XVI; il n'admet pas un instant que les électeurs puissent voter la mort. Il donne contre le rejet de sa proposition toutes les raisons qui militent, d'après lui, contre la condamnation du roi.
«Il est probable, dit-il, qu'un des motifs pour lesquels l'Angleterre ne rompt pas ouvertement la neutralité, et qui déterminent l'Espagne à la promettre, c'est la crainte de hâter la perte de Louis par une accession à la ligue formée contre nous. Soit que Louis vive, soit qu'il meure, il est possible que ces puissances se déclarent nos ennemies; mais la condamnation donne une probabilité de plus à la déclaration, et il est sûr que si la déclaration a lieu, sa mort en sera le prétexte.»
Est-il possible de dire plus nettement que voter l'appel au peuple, c'est laisser la vie au roi? Et pourquoi veut-il donc le sauver? est-ce par sympathie? Il lui adresse de durs reproches à plusieurs reprises. Est-ce par souvenir des relations indirectes qu'il a eues avec lui par l'intermédiaire de Boze? Peut-être ne se sent-il pas le droit de faire périr celui qu'il a conseillé. La principale raison, c'est qu'il voit dans cette condamnation une victoire démagogique. Avec Brissot et toute la Gironde, il veut, par l'appel au peuple, submerger la volonté de Paris dans celle des départements. Ses amis furent enthousiasmés. «Vergniaud, dit le Patriote français, a fait preuve d'un prodigieux talent, en parlant d'abondance sur cette grande affaire, mais en parlant comme les fameux orateurs de l'antiquité, lorsqu'ils traitaient des intérêts de la république dans les assemblées du peuple.»
En terminant il avait dit: «En tout cas, je déclare que, quel que puisse être le décret qui sera rendu par la Convention, je regarderais comme traître à la patrie celui qui ne s'y soumettrait pas. Les opinions sont libres jusqu'à la manifestation du voeu de la majorité; elles le sont même après; mais alors, du moins, l'obéissance est un devoir.»
Cette déclaration explique son brusque changement d'attitude après le rejet de l'appel au peuple. Il avait voulu se soustraire à la responsabilité d'un juge. Mais, forcé de juger et convaincu de la culpabilité de Louis, il se croit obligé d'appliquer la loi telle qu'elle est, et vote la mort. Justement il présidait, et il eut à prononcer l'arrêt. «Citoyens, dit-il, je vais proclamer le résultat du scrutin. Vous allez exercer un grand acte de justice; j'espère que l'humanité vous engagera à garder le plus profond silence. Quand la justice a parlé l'humanité doit avoir son tour.» Il fut conséquent avec lui-même en votant contre le sursis.
Cette conduite à la fois loyale et complexe, qui devait suggérer aux royalistes les plus basses calomnies, ne fut pas comprise par le peuple de Paris. Vergniaud avait voulu faire juger Louis XVI par ces assemblées primaires, qui l'auraient acquitté sans doute: donc, il était royaliste. Cet homme franc et limpide prit, aux yeux des tribunes, la figure d'un traître à la solde des émigrés et des Autrichiens; et son hostilité envers les révolutionnaires avancés, en s'accentuant de jour en jour davantage, accrut ces soupçons, sincères chez la multitude, affectés chez les Robespierristes, et avivés avec art par tous ceux qui n'aimaient ni le génie, ni l'insouciance un peu dédaigneuse du plus éloquent des Girondins.
Dès lors, la vie de Vergniaud fut un combat à mort contre la Montagne. Le 10 mars 1798, il s'éleva contre l'institution du Tribunal révolutionnaire: «Lorsqu'on vous propose, dit-il, de décréter l'établissement d'une inquisition mille fois plus redoutable que celle de Venise, nous mourrons tous plutôt que d'y consentir.» Il reconnaissait pourtant (discours du 13 mars) que «ce tribunal, s'il était organisé d'après les principes de la justice, pourrait être utile».
Le lendemain de l'insurrection avortée du 10 mars, les Girondins sentirent le besoin de s'unir plus étroitement. Une vingtaine d'entre eux, dit Louvet, s'assemblèrent et chargèrent Vergniaud de dénoncer à la France le récent attentat contre la Convention. Ce ne fut pas sans peine que Vergniaud, interrompu par Marat, put commencer son discours. Il chercha surtout à montrer que c'était l'impunité des excès populaires qui avait amené cette dictature de l'émeute, et il protesta contre l'intolérance des terroristes:
«On a vu, dit il, se développer cet étrange système de liberté, d'après lequel on vous dit: Vous êtes libres; mais pensez comme nous sur telle ou telle question d'économie politique, ou nous vous dénonçons aux vengeances du peuple. Vous êtes libres; mais courbez la tête devant l'idole que nous encensons, ou nous vous dénonçons aux vengeances du peuple. Vous êtes libres; mais associez-vous à nous pour persécuter les hommes dont nous redoutons la probité et les lumières, ou nous vous désignerons par des dénominations ridicules, et nous vous dénoncerons aux vengeances du peuple. Alors, citoyens, il a été permis de craindre que la révolution, comme Saturne dévorant successivement tous ses enfants, n'engendrât enfin le despotisme avec les calamités qui l'accompagnent.»
Mais il évite avec soin, dans son récit des événements du 10 mars, toutes les récriminations personnelles qui auraient pu diviser davantage les patriotes. Sa péroraison n'a rien d'amer, et il prêche plutôt la réconciliation:
«Et toi peuple infortuné, seras-tu plus longtemps dupe des hypocrites, qui aiment mieux obtenir tes applaudissements que les mériter, et surprendre la faveur, en flattant tes passions, que de te rendre un seul service?…
«Un tyran de l'antiquité avait un lit de fer sur lequel il faisait étendre ses victimes, mutilant celles qui étaient plus grandes que le lit, disloquant douloureusement celles qui l'étaient moins pour leur faire atteindre le niveau. Ce tyran aimait l'égalité, et voilà celle des scélérats qui te déchirent par leurs fureurs. L'égalité, pour l'homme social, n'est que celle des droits. Elle n'est pas plus celle des fortunes que celle des tailles, celle des forces, de l'esprit, de l'activité, de l'industrie et du travail.
«On te la présente souvent sous l'emblème de deux tigres qui se déchirent. Vois-la sous l'emblème plus consolant de deux frères qui s'embrassent. Celle qu'on veut te faire adopter, fille de la haine et de la jalousie, est toujours armée de poignards. La vraie égalité, celle de la nature, au lieu de les diviser, unit les hommes par les liens d'une fraternité universelle. C'est celle qui seule peut faire ton bonheur et celui du monde. Ta liberté! des monstres l'étouffent, et offrent à ton culte égaré la licence. La licence, comme tous les faux dieux, a ses druides qui veulent la nourrir de victimes humaines. Puissent ces prêtres cruels subir le sort de leurs prédécesseurs! puisse l'infamie sceller à jamais la pierre déshonorée qui couvrira leurs cendres?
«Et vous, mes collègues, le moment est venu: il faut choisir enfin entre une énergie qui vous sauve et la faiblesse qui perd tous les gouvernements, entre les lois et l'anarchie, entre la république et la tyrannie. Si, ôtant au crime la popularité qu'il a usurpée sur la vertu, vous déployez contre lui une grande vigueur, tout est sauvé. Si vous mollissez, jouets de toutes les factions, victimes de tous les conspirateurs, vous serez bientôt esclaves.»
Patriotiquement, Vergniaud attribuait aux manoeuvres de l'aristocratie et de Pitt tous les excès du peuple, et en particulier le complot du 10 mars. Les Girondins furent très mécontents de ces ménagements, et le Comité Valazé chargea Louvet de réparer la prétendue maladresse de Vergniaud; mais Louvet ne put obtenir la parole.
On voit que Vergniaud planait toujours plus haut que les rancunes, les récriminations et les romans où se complaisaient la plupart de ses amis. Il n'attaque que pour se défendre, comme lorsqu'il répondit, le 10 avril 1793, aux accusations de Robespierre; mais alors son dédain est accablant:
«J'oserai répondre à M. Robespierre qui, par un roman perfide, artificieusement écrit dans le silence du cabinet, et par de froides ironies, vient provoquer de nouvelles discordes dans le sein de la Convention; j'oserai lui répondre sans méditation: je n'ai pas, comme lui, besoin d'art; il suffit de mon âme.
«Je parlerai non pour moi: c'est le coeur navré de la plus profonde douleur que, lorsque la patrie réclame tous les instants de notre existence politique, je vois la Convention réduite, par des dénonciations où l'absurdité seule peut égaler la scélératesse, à la nécessité de s'occuper de misérables intérêts individuels; je parlerai pour la patrie, au sort de laquelle, sur les bords de l'abîme où on l'a conduite, les destinées d'un de ses représentants, qui peut et qui veut la servir, ne sont pas tout à fait étrangères; je parlerai non pour moi, je sais que dans les révolutions la lie des nations s'agite, et s'élevant sur la surface politique, paraît quelques moments dominer les hommes de bien. Dans mon intérêt personnel, j'aurais attendu patiemment que ce règne passager s'évanouît; mais puisqu'on brise le ressort qui comprimait mon âme indignée, je parlerai pour éclairer la France qu'on égare. Ma voix qui, de cette tribune, a porté plus d'une fois la terreur dans ce palais d'où elle a concouru à précipiter le tyran, la portera aussi dans l'âme des scélérats qui voudraient substituer leur tyranie à celle de la royauté.»
Il passe ensuite en revue les dix-huit chefs d'accusation que Robespierre a portés contre la Gironde, et les réfute d'autant plus aisément qu'on avait choisi, non les plus vraisemblables, mais les plus redoutables. On avait dit, par exemple, que les Girondins calomniaient Paris et qu'ils étaient des modérés:
«Robespierre, répond Vergniaud, nous accuse d'avoir calomnié Paris. Lui seul et ses amis ont calomnié cette ville célèbre. Ma pensée s'est toujours arrêtée avec effroi sur les scènes déplorables qui ont souillé la Révolution; mais j'ai constamment soutenu qu'elles étaient l'ouvrage, non du peuple, mais de quelques scélérats accourus de toutes les parties de la république, pour vivre de pillage et de meurtre, dans une ville dont l'immensité et les agitations continuelles ouvraient la plus grande carrière à leurs criminelles espérances; et pour la gloire même du peuple, j'ai demandé qu'ils fussent livrés au glaive des lois.
«D'autres, au contraire, pour assurer l'impunité des brigands et leur ménager sans doute de nouveaux massacres et de nouveaux pillages, ont fait l'apologie de leurs crimes, et les ont tous attribués au peuple; or, qui calomnie le peuple, ou de l'homme qui le soutient innocent des crimes de quelques brigands étrangers, ou de celui qui s'obstine à imputer au peuple entier l'odieux de ces scènes de sang? (Applaudissements.—Marat: Ce sont des vengeances nationales!)»
La réponse à l'accusation de modérantisme est noble et juste:
«Enfin Robespierre nous accuse d'être devenus tout à coup des modérés, des Feuillants.
«Nous modérés! Je ne l'étais pas, le 10 août, Robespierre, quand tu étais caché dans ta cave. Des modérés! Non, je ne le suis pas dans ce sens que je veuille éteindre l'énergie nationale. Je sais que la liberté est toujours active comme la flamme, qu'elle est inconciliable avec ce calme parfait qui ne convient qu'à des esclaves. Si on n'eût voulu que nourrir ce feu sacré qui brûle dans mon coeur aussi ardemment que dans celui des hommes qui parlent sans cesse de l'impétuosité de leur caractère, de si grands dissentiments n'auraient pas éclaté dans cette assemblée. Je sais aussi que, dans des temps révolutionnaires, il y aurait autant de folie à prétendre calmer à volonté l'effervescence du peuple, qu'à commander aux flots de la mer d'être tranquilles quand ils sont battus par les vents. Mais c'est au législateur à prévenir autant qu'il peut les désastres de la tempête par de sages conseils; et si, sous prétexte de révolution, il faut, pour être patriote, se déclarer le protecteur du meurtre et du brigandage, je suis modéré.
«Depuis l'abolition de la royauté, j'ai beaucoup entendu parler de révolution. Je me suis dit il n'y en a plus que deux possibles: celle des propriétés ou la loi agraire, et celle qui nous ramènerait au despotisme. J'ai pris la ferme résolution de combattre l'une et l'autre et tous les moyens indirects qui pourraient nous y conduire. Si c'est là être modéré, nous le sommes tous: car tous nous avons voté la peine de mort contre tout citoyen qui proposerait l'une ou l'autre.
«J'ai aussi beaucoup entendu parler d'insurrection, de faire lever le peuple et je l'avoue, j'en ai gémi. Ou l'insurrection a un objet déterminé, ou elle n'en a pas: au dernier cas, c'est une convulsion pour le corps politique qui, ne pouvant lui produire aucun bien, doit nécessairement lui faire beaucoup de mal. La volonté de la faire naître ne peut entrer que dans le coeur d'un mauvais citoyen. Si l'insurrection a un objet déterminé, quel peut-il être? de transporter l'exercice de la souveraineté dans la république. L'exercice de la souveraineté est confié à la représentation nationale. Donc ceux qui parlent d'insurrection veulent détruire la représentation nationale; donc ils veulent remettre l'exercice de la souveraineté à un petit nombre d'hommes, ou le transporter sur la tête d'un seul citoyen; donc ils veulent fonder un gouvernement aristocratique, ou rétablir la royauté. Dans les deux cas, ils conspirent contre la république et la liberté, et s'il faut, ou les approuver pour être patriote, ou être modéré en les combattant, je suis modéré. (On applaudit.) Lorsque la statue de la Liberté est sur le trône, l'insurrection ne peut être provoquée que par les amis de la royauté. A force de crier au peuple qu'il fallait qu'il se levât, à force de lui parler, non pas le langage des lois, mais celui des passions, on a fourni des armes à l'aristocratie; prenant la livrée et le langage du sans-culottisme, elle a crié dans le département du Finistère: Vous êtes malheureux, les assignats perdent, il faut vous lever en masse. Voilà comment des exagérations ont nui à la République.
«Nous sommes des modérés! Mais au profit de qui avons-nous montré cette grande modération? Au profit des émigrés? Nous avons adopté contre eux toutes les mesures de rigueur que commandaient également et la justice et l'intérêt national. Au profit des conspirateurs du dedans? Nous n'avons cessé d'appeler sur leur tête le glaive de la loi; mais j'ai repoussé la loi qui menaçait de proscrire l'innocent comme le coupable. On parlait sans cesse de mesures terribles, de mesures révolutionnaires. Je les voulais aussi, ces mesures terribles, mais contre les seuls ennemis de la patrie. Je ne voulais pas qu'elles compromissent la sûreté des bons citoyens, parce que quelques scélérats auraient intérêt à les perdre; je voulais des punitions et non des proscriptions. Quelques hommes ont paru faire consister leur patriotisme à tourmenter, à faire verser des larmes. J'aurais voulu qu'il ne fît que des heureux. La Convention est le centre autour duquel doivent se rallier tous les citoyens. Peut-être que leurs regards ne se fixent pas toujours sur elle sans inquiétude et sans effroi. J'aurais voulu qu'elle fût le centre de toutes les affections et de toutes les espérances. On a cherché à consommer la révolution par la terreur, j'aurais voulu la consommer par l'amour. Enfin, je n'ai pas pensé que, semblablement aux prêtres et aux farouches ministres de l'Inquisition, qui ne parlent de leur Dieu de miséricorde qu'au milieu des bûchers, nous dussions parler de liberté au milieu des poignards et des bourreaux. (On applaudit.)
«Nous, des modérés! Ah! qu'on nous rende grâce de cete modération dont on nous fait un crime. Si, lorsque dans cette tribune on est venu secouer les torches de la discorde et outrager avec la plus insolente audace la majorité des représentants du peuple; si, lorsqu'on s'est écrié avec autant de fureur que d'imprudence: plus de trêve, plus de paix entre nous, nous eussions cédé aux mouvements de la plus juste indignation, si nous avions accepté le cartel contre-révolutionnaire que l'on nous présentait: je le déclare à mes accusateurs, de quelques soupçons dont on nous environne, de quelques calomnies dont on veuille nous flétrir, nos noms sont encore plus estimés que les leurs; on aurait vu accourir de tous les départements, pour combattre les hommes du 2 septembre, des hommes également redoutables à l'anarchie et aux tyrans. Nos accusateurs et nous, nous serions peut-être déjà consumés par le feu de la guerre civile. Notre modération a sauvé la république de ce fléau terrible, et par notre silence nous avons bien mérité de la patrie. (On applaudit.)»
Le discours de Vergniaud obtint, dit le conventionnel Baudin (des Ardennes), le silence de l'admiration, non seulement des Girondins, «mais aussi d'un auditoire évidemment dévoué à ses détracteurs».
Les événements se précipitent. Le 15 avril, les sections demandent
l'expulsion des Brissotins. C'est ici que se montra la grandeur d'âme de
Vergniaud. Ses amis proposaient un appel au peuple qui eût sauvé la
Gironde et compromis la France: il fit repousser cette mesure:
«La convocation des assemblées primaires, dit-il héroïquement, est une mesure désastreuse. Elle peut perdre la Convention, la République et la liberté; et s'il faut ou décréter cette convocation, ou nous livrer aux vengeances de nos ennemis; si vous êtes réduits à cette alternative, citoyens, n'hésitez pas entre quelques hommes et la chose publique. Jetez-nous dans le gouffre et sauvez la patrie!»
Rien de plus cornélien n'a été dit à la tribune, et il n'y a peut-être pas, dans l'antiquité, de trait de dévouement à la patrie qui soit plus sincère et plus sublime. Le grand coeur de Vergniaud lui montre ici la véritable nécessité politique où leurs fautes ont acculé les malheureux Girondins. La Révolution ne peut plus avancer, si deux partis d'égale force la tire en sens contraire. Il faut que le mieux organisé élimine l'autre, et c'est un Girondin qui par une divination de son patriotisme, offre de sacrifier la Gironde! Danton était-il présent? Entendit-il ces paroles magnanimes? Comme il dut frémir! C'était son style, son âme; c'était lui-même qu'il retrouvait, mais trop tard dans Vergniaud. Unis, ces deux hommes, le poète et le politique, auraient représenté les deux instincts de la révolution, et presque tout le génie de la France.
Sans doute, la Convention improuva la pétition comme calomnieuse; mais Vergniaud ne se fit aucune illusion et se prépara à tomber dans une attitude digne de lui. Pendant ces deux derniers mois, ce nonchalant développa une activité surprenante et parla sur les sujets les plus divers, sur les subsistances et sur le maximum (17 avril 1793), sur la liberté de conscience (19 avril), sur les secours aux familles des défenseurs de la patrie (4 mai), sur la formation d'une armée de domestiques (8 mai), enfin sur la Constitution (même jour).
Le 17 mai, il répond à Couthon, qui avait demandé aux Girondins leur démission:
«Celui d'entre nous qui se retirerait pour échapper à des soupçons calomniateurs serait un lâche; et certes Couthon a, là, suggéré à l'aristocratie un moyen infaillible de dissoudre l'Assemblée; il lui suffirait, pour la désorganiser, d'en attaquer successivement tous les membres par les mêmes impostures. Quant à moi et à ceux de mes collègues contre lesquels, peut-être, s'est dirigée la proposition de Couthon, je demande acte à la Convention de l'extrême modération avec laquelle j'ai parlé au milieu des interruptions les plus violentes; du serment que je fais d'employer constamment tous mes efforts pour prévenir cet incendie des passions qui nous fait tant de mal. Mais je déclare aussi, et il est bon que tous les Parisiens m'entendent, je déclare que si, à force de persécutions, d'outrages, de violences, on nous forçait en effet à nous retirer; si l'on provoquait ainsi une scission fatale, le département de la Gironde n'aurait plus rien de commun avec une ville qui aurait violé la représentation nationale, et rompu l'unité de la république. (Nous faisons tous la même déclaration! s'écrient un grand nombre de membres.)»
Cette menace de guerre civile n'est guère dans le ton du discours si généreux du 20 avril: ce n'est pas du Vergniaud, c'est du Guadet, du Buzot. Ici, il a cédé pour un instant à l'influence de ses amis, presque tous altérés de vengeance et inspirés par une femme.
Le 20 mai, il protesta contre les interruptions des tribunes et les désordres qui paralysent la Convention:
«Citoyens, nous avons deux ennemis puissants à vaincre: le despotisme armé au dehors, qui presse et attaque la République sur tous ses points extérieurs; l'anarchie au dedans, qui travaille sans relâche à la dissolution de toutes ses parties intérieures. Nous ne pouvons combattre nous-mêmes le premier de ces ennemis terribles. La gloire en est réservée à nos bataillons. Combattons corps à corps le second, c'est notre devoir: assez et trop longtemps il nous a tourmentés; assez et trop longtemps nous avons soutenu contre lui une lutte aussi pénible pour nous, que désastreuse pour la patrie; il faut voir enfin qui l'emportera, du génie de la liberté ou de celui des brigands: offrons, sans pâlir, nos coeurs aux poignards, mais délivrons la patrie d'un fléau qui la dévore. Nos bataillons versent, chaque jour, leur sang pour abattre les tyrans; versons le nôtre, s'il le faut, pour terrasser l'anarchie; triomphons enfin, ou périssons, ou ensevelissons-nous à jamais sous les ruines du temple de la liberté.»
Le 24, il appuie en ces termes les mesures énergiques proposées par la Commission des Douze: «Citoyens, montrez-vous dignes enfin de votre mission, osez attaquer de front vos assassins; vous les verrez rentrer dans la poussière. Voulez-vous attendre lâchement qu'ils viennent vous plonger le poignard dans le sein? S'il en est ainsi, vous trahissez le plus sacré de vos devoirs! vous abandonnez le peuple sans constitution à la fureur de vos meurtriers; et vous êtes les complices de tous les maux qu'ils lui feront souffrir. L'unité de la République tient à la conservation de tous les représentants du peuple. On ne saurait le publier à cette tribune, aucun de nous ne mourra sans vengeance, nos départements sont debout. Les conspirateurs le savent; et c'est parce qu'ils le savent, c'est pour faire naître une guerre civile générale, qu'ils conspirent. Sans doute, la liberté survivrait à ces nouveaux orages; mais il pourrait arriver que, sanglante, elle fut contrainte à chercher un asile dans les départements méridionaux. Pourquoi vous rendriez-vous coupables de l'esclavage du Nord? n'a-t-il pas versé assez de sang pour la liberté, et ne devez-vous pas lui en assurer la jouissance? Sauvez, par votre fermeté, l'unité de la République; sauvez, par votre fermeté, la liberté pour tous les Français, surtout ne vous y méprenez pas, la faiblesse ici serait lâcheté. Frappez les coupables: vous n'entendrez plus parler de conjuration, la patrie est sauvée. N'en avez-vous point le courage? Abdiquez vos fonctions, et demandez à la France des successeurs plus dignes de sa confiance.
* * * * *
Nous sommes au 31 mai. Au début de la séance, il s'oppose à la discussion immédiate sur la suppression de la Commission des Douze:
«La Convention ne doit pas à mon avis, s'occuper en ce moment de cette délibération. Elle ne doit pas entendre le rapport, parce que ce rapport heurterait nécessairement les passions, ce qu'il faut éviter dans un jour de fermentation. Il s'agit de la dignité de la Convention. Il faut qu'elle prouve à la France qu'elle est libre. Eh bien! pour le prouver, il ne faut pas qu'elle casse aujourd'hui la Commission. Je demande donc l'ajournement à demain. Il importe à la Convention de savoir qui a donné l'ordre de sonner le tocsin, de tirer le canon d'alarme. (Quelques voix: La résistance à l'oppression!) Je rappelle ce que j'ai dit en commençant: c'est que s'il y a un combat, il sera, quel qu'en soit le succès, la perte de la République. Je demande que le commandant général soit mandé à la barre et que nous jurions de mourir tous à notre poste.»
Au même moment, on entendit le canon d'alarme que les violents avaient réussi à faire tirer. Paris s'était déjà mis aux portes pour voir passer l'insurrection. Mais les heures s'écoulaient, l'après-midi se passait, et la tranquillité régnait encore quoique tout fût préparé pour une révolution, Vergniaud crut habile et juste de constater, par un hommage rendu à Paris, l'échec du gouvernement: «Citoyens, dit-il, on vient de vous dire [1] que tous les bons citoyens devaient se rallier: certes, lorsque j'ai proposé aux membres de la Convention de jurer qu'ils mourraient tous à leur poste, mon intention était certainement d'inviter tous les membres à se réunir pour sauver la République. Je suis loin d'accuser la majorité ni la minorité des habitants de Paris; ce jour suffira pour faire voir combien Paris aime la liberté. Il suffit de parcourir les rues, de voir l'ordre qui y règne, les nombreuses patrouilles qui y circulent, pour décréter que Paris a bien mérité de la patrie. (Oui, oui, aux voix! s'écrie-t-on dans toutes les parties de la salle.) Oui, je demande que vous décrétiez que les sections de Paris ont bien mérité de la patrie en maintenant la tranquillité dans ce jour de crise, et que vous les invitiez à continuer d'exercer la même surveillance jusqu'à ce que tous les complots soient déjoués.»
[Note: Couthon avait dit: «Que tous ceux qui veulent sauver la République se rallient; je ne suis ni de Marat ni de Brissot, je suis à ma conscience. Que tous ceux qui ne sont que du parti de la liberté se réunissent et la liberté est sauvée.»]
Ces propositions, dit le Procès-verbal de la Convention, sont vivement applaudies et décrétées dans les termes suivants:
«La Convention nationale déclare à l'unanimité que les sections de Paris ont bien mérité de la patrie, par le zèle qu'elles ont mis aujourd'hui à rétablir l'ordre, à faire respecter les personnes et les propriétés et à assurer la liberté et la dignité de la représentation nationale. La Convention nationale invite les sections de Paris à continuer leur surveillance jusqu'à l'instant où elles seront averties par les autorités constituées du retour du calme et de l'ordre public.»
Mais bientôt la situation se modifie. Une députation de la Commune réclame le décret d'accusation contre les vingt-deux. Puis le directoire du département de Paris paraît à la barre et demande par la bouche de Lulier, procureur général syndic, le même décret d'accusation. Alors Barère, au nom du Comité de Salut public, présente un projet de décret contre la Commission des Douze. A ce moment plusieurs membres du côté gauche passent au côté droit et y siègent pour céder leurs places aux pétitionnaires, qui, tout à l'heure, voteront avec la Montagne. La Convention est entourée par la force armée. Vergniaud ne perd pas courage; et, comme Osselin soutient «l'adoption en masse des projets de Barère», il interpelle le président Mallarmé et demande qu'il consulte l'assemblée pour savoir si elle veut délibérer. Repoussé, il propose que, conformément à l'article 1er du projet de Barère, le commandant de la force armée, de service auprès de la Convention, soit mandé pour recevoir les ordres du président. On lui ferme la bouche en criant: Aux voix! Alors il tente une démarche très hardie et qui aurait eu de graves résultats, si elle avait réussi: «La Convention nationale ne peut pas délibérer, dit-il, dans l'état où elle est. Je demande qu'elle aille se joindre à la force armée qui est sur la place, et se mette sous sa protection.» Et il sort. Quelques membres du côté droit le suivent. Il y eut alors une seconde d'hésitation, mais presque tous restèrent, intimidés par ce cri de Chabot: «Je demande l'appel nominal afin de connaître les absents!» Si la majorité de la Convention avait suivi Vergniaud, la face des événements changeait. Mais, laissé seul, il rentra bientôt au milieu des huées des galeries. Déjà Robespierre était à la tribune. En voyant rentrer Vergniaud, il dit: «Je n'occuperai point l'assemblée de la fuite ou du retour de ceux qui ont déserté ses séances.» Vergniaud indomptable s'écria: «Je demande la parole.» Robespierre continua en défendant avec prolixité le projet Barère. Vergniaud l'interrompit avec son dédain: «Concluez donc», dit-il. Oui, repartit Robespierre, je vais conclure, et contre vous, contre vous qui….» Et il improvisa ce célèbre mouvement qui porta le coup de grâce à la Gironde. Le projet de Barère fut voté. Alors le véritable peuple envahit la salle et fraternisa avec les représentants.
Le lendemain, 1er juin, les hostilités recommencèrent par une proposition de Vergniaud lui-même, qui demanda que le Comité de Salut public fût chargé de faire un rapport sur ce pouvoir révolutionnaire «que nous ne reconnaissons pas, dit-il, puisqu'il n'y a plus de révolution à faire». La Convention vota aussitôt cette motion. Elle s'occupa, quelques instants, de la fixation de l'ordre du jour. Puis Barère apporta à la tribune, non plus le rapport demandé par Vergniaud, mais un projet de proclamation aux Français, où il présentait sous un jour favorable les événements de la veille, allant jusqu'à dire que la liberté des opinions avait régné «même dans la chaleur des débats de la Convention».
Vergniaud proposa d'envoyer, pour toute adresse, le décret portant que les sections ont bien mérité de la patrie. C'était sagement décréter l'oubli des excès commis. C'était, au fond, dire la même chose que Barère. Mais les Girondins désavouèrent encore une fois Vergniaud. Louvet traita le projet de Barère de projet de mensonge. Lasource proposa une adresse très courte, mais où les divisions des patriotes étaient imprudemment constatées et où étaient dénoncés «les malveillants qui ont formé un complot». Legendre s'écria: «Ce sont tous les patriotes qui ont sonné le tocsin!» Et Chabot insulta les Girondins. Se tournant du côté de Vergniaud, il parla de ceux «qui avaient abandonné lâchement leur poste après avoir fait serment d'y mourir». Vergniaud, harcelé à la fois par ses adversaires et ses amis, se rallia par point d'honneur au projet de Lasource. Il parla, suivant l'expression du Patriote français, avec une énergie qui semblait croître avec le danger:
«On parle sans cesse d'étouffer les haines et sans cesse, on les rallume. On nous reproche aujourd'hui d'être des modérés; mais je m'honore d'un modérantisme qui peut sauver la patrie, quand nous la perdons par nos divisions.
«Je pense que faire une adresse au peuple français serait prendre une mesure indiscrète. Je respecte la volonté du peuple français; je respecte même la volonté d'une section de ce peuple; et, si les sections de Paris avaient elles-mêmes sonné le tocsin et fermé les barrières, je dirais à la France: C'est le peuple de Paris; je respecte ses motifs; jugez-les.
[Illustration: JOURNÉES DES 31 MAI, 1ER ET 2 JUIN 1793. ou 12, 13 et 14
Prairial An 1er de la République]
«Mais pouvons-nous dissimuler que le mouvement opéré ne soit l'ouvrage de quelques intrigants, de quelques factieux? Vous en faut-il la preuve? Un homme en écharpe, j'ignore s'il est de la municipalité, alla dire aux habitants du faubourg Saint-Antoine: Eh quoi! vous restez tranquilles, quand la section de la Butte-des-Moulins est en contre-révolution, que la cocarde blanche y est arborée! Alors les généreux habitants de ce faubourg, toujours amis de la liberté, sont descendus avec leurs canons pour détruire ce nouveau Coblentz. Cependant on excitait à la défiance les habitants de la section de la Butte-des-Moulins. Bientôt on est en présence, mais on s'explique, on reconnaît la ruse, on fraternise, et l'on s'embrasse. Les sentiments du peuple sont bons, tout nous l'a prouvé; mais des agitateurs l'ont fait parler. Il ne faut rien dire qui ne soit vrai.»
On sait le reste: la Commune revint à la charge, et, le lendemain, la
Convention, violentée, vota l'arrestation des Girondins.
Vergniaud, arrêté, écrivit le lendemain, au président de la Convention, une lettre qui n'est pas seulement instructive pour l'histoire du 2 juin; elle est aussi éloquente que ses plus beaux discours:
«Citoyen président, je sortis hier de l'Assemblée entre une et deux heures. Il n'y avait alors aucune apparence de trouble autour de la Convention. Bientôt on vint me dire dans une maison où j'étais avec quelques collègues que les citoyens des tribunes s'étaient emparés des passages qui conduisent à la salle de nos séances, et, que là ils arrêtaient les représentants du peuple, dont les noms se trouvent sur la liste de proscription dressée par la Commune de Paris. Toujours prêt à obéir à la loi, je ne crus point devoir m'exposer à des violences qu'il n'est plus en mon pouvoir de réprimer.
«J'ai appris, cette nuit, qu'un décret me mettait en arrestation chez moi: je me soumets.
«On a proposé comme moyen de rétablir le calme, que les députés proscrits donnassent leur démission. Je n'imagine pas qu'on puisse me soupçonner de trouver de grandes jouissances dans les persécutions que j'éprouve depuis le mois de septembre; mais je suis tellement assuré de l'estime et de la bienveillance de tous mes commettants, que je craindrais de voir ma démission devenir, dans mon département, la source de troubles beaucoup plus funestes que ceux que l'on veut apaiser et qu'il était si facile de ne pas exciter. Dans quelque temps, Paris sera bien étonné qu'on l'ait tenu trois jours sous les armes pour assiéger quelques individus dont tous les moyens de défense contre leurs ennemis consistent dans la pureté de leurs consciences.
«Puisse, au reste, la violence qui m'est faite n'être fatale qu'à moi- même. Puisse le peuple, dont on parle si souvent et qu'on sert si mal, le peuple qu'on m'accuse de ne pas aimer, lorsqu'il n'est aucune de mes opinions qui ne renferme un hommage à sa souveraineté et un voeu pour son bonheur; puisse, dis-je, le peuple n'avoir pas à souffrir d'un mouvement auquel viennent de se livrer mes persécuteurs! Puissent-ils eux-mêmes sauver la patrie! Je leur pardonnerai de grand coeur et le mal qu'ils m'ont fait, et le mal plus grand peut-être qu'ils ont voulu me faire.»
La Convention avait décrété que le Comité de Salut public lui ferait, sous trois jours, un rapport sur les complots dont les Girondins étaient accusés. Mais ce rapport fut indéfiniment ajourné et Vergniaud écrivit, le 6 juin 1793, au président de la Convention, une lettre d'un tout autre ton que la précédente, où il traite ses accusateurs d'imposteurs et demande leur tête pour leurs crimes contre la Convention et contre la patrie. Le 28 juin, il rédigeait encore une Lettre à Barère et à Robert Lindet, membres du Comité de Salut public, sorte d'appel à l'opinion, où toute sa douleur se donne carrière avec une sorte d'âpreté à la manière d'André Chénier.
«Hommes qui vendez lâchement vos consciences et le bonheur de la République pour conserver une popularité qui vous échappe, et acquérir une célébrité qui vous fuit!
«Vous peignez dans vos rapports les représentants du peuple, illégalement arrêtés, comme des factieux et des instigateurs de la guerre civile.
«Je vous dénonce à mon tour à la France comme des imposteurs et des assassins.
«Et je vais prouver ma dénonciation:
«Vous êtes des imposteurs, car si vous pensiez que les membres que vous accusez fussent coupables, vous auriez déjà fait un rapport et sollicité contre eux un décret d'accusation, qui flatterait tant votre haine et la fureur de leurs ennemis.
«Vous êtes des imposteurs car, si ce que vous dites, si ce que vous avez à dire était la vérité, vous ne redouteriez pas de les rappeler pour entendre les rapports qui les intéressent, et de les attaquer en [leur] présence.
«Vous êtes des assassins; car vous ne savez les frapper que par derrière; vous ne les accusez pas devant les tribunaux où la loi leur accorderait la parole pour se défendre; vous ne savez les insulter qu'à la tribune, après les en avoir écartés par la violence, et lorsqu'ils ne peuvent plus y monter pour vous confondre.
«Vous êtes des imposteurs; car vous les accusez d'exciter dans la république des troubles que vous seuls et quelques autres membres dominateurs de votre Comité avez fomentés.»
Et il continue sa dénonciation vengeresse en répétant toujours, comme un refrain, ces deux mots: assassins, imposteurs. C'est un véritable discours, un des plus oratoires même que Vergniaud ait composés, le plus nerveux peut-être. Voici sa péroraison:
«Je reprends. Vous n'aviez aucune inculpation fondée à présenter contre les membres dénoncés.
«Vous avez dit:
«Si nous faisons sur-le-champ un rapport, il faut proclamer leur innocence et les rappeler.
«Mais alors qu'est-ce que notre révolution du 31 mai?
«Que dirons-nous au peuple et aux hommes dont nous nous sommes servis pour la mettre en mouvement?
«Comment, dans le sein de la Convention, soutiendrons-nous la présence de nos victimes?
«Si nous ne faisons point de rapport, l'indignation soulèvera plusieurs départements contre nous. Eh bien! nous traiterons cette insurrection de rébellion. Il ne sera plus question de celle que nous avons excitée à Paris, ni de justifier ses motifs.
«L'insurrection des départements, qui ne sera que le résultat de notre conduite, nous en accuserons les hommes que nous avons si cruellement persécutés.
«Leur crime, ce sera la haine que nous aurons méritée, en foulant aux pieds, pour mieux les opprimer, et les droits des représentants du peuple et ceux même de l'humanité.
«Lâches! voilà vos perfides combinaisons!
«Ma vie peut être en votre puissance.
«Vous avez dans les dilapidations effrayantes du ministère de la guerre, pour lesquelles vous vous montrez si indulgents, une liste civile qui vous fournit les moyens de combiner de nouveaux mouvements et de nouvelles atrocités.
«Mon coeur est prêt: il brave le fer des assassins et celui des bourreaux.
«Ma mort serait le dernier crime de nos modernes décemvirs.
«Loin de la craindre, je la souhaite: bientôt le peuple éclairé par elle, se délivrerait enfin de leur horrible tyrannie.»
Incarcérés d'abord au palais du Luxembourg, Vergniaud et ses amis furent répartis entre les prisons ordinaires, après que la Convention les eut décrétés d'accusation, le 28 juillet 1793. Vergniaud fut transféré à la Force avec Valazé, et le 12 août, il écrivit à la Convention pour demander des juges. Cette fois, son ton est calme; il ne se plaint pas du décret d'accusation porté contre lui; il veut seulement parler à des juges et au peuple:
«Je veux enfin, dit-il, développer devant le peuple toute mon âme, toutes mes pensées, toutes mes actions. Son estime est tout pour moi. On a voulu me la ravir; peut-être a-t-on réussi. Eh bien, je veux la reconquérir, et j'ai dans ma conscience la certitude du succès.
«Si ensuite mes ennemis veulent ma vie, je la leur abandonnerai volontiers.
«Ils m'ont exclu de la Convention parce que mes opinions n'étaient pas toujours conformes aux leurs.
«Ils n'ont voulu gouverner que d'après leurs vues politiques.
«Qu'ils gouvernent! qu'ils assurent le triomphe de la liberté sur les despotes coalisés contre elle! qu'ils fassent le bonheur du peuple! qu'ils fassent fleurir la France par de sages lois!
«Je ne me vengerai du mal qu'ils m'ont fait qu'en proclamant moi-même le service qu'ils auront rendu à la patrie!»
Cette lettre ne fut ni lue ni publiée: faire connaître ces patriotiques paroles, ce désintéressement si noble, c'eût été sauver Vergniaud.
Le 6 octobre 1798, il fut transféré à la Conciergerie et le 18, Dumas l'interrogea. Il répondit nettement à des questions perfidement posées. Il nia avoir provoqué un soulèvement départemental, et, en effet, dans sa correspondance avec les Jacobins de Bordeaux, tant incriminée, il n'y a qu'une demande éventuelle d'un secours pour venir, en cas d'insurrection parisienne, «forcer à la paix les hommes qui provoquent à la guerre civile». Il entra, à ce sujet, dans des développements qui embarrassèrent tellement Dumas, qu'il refusa de les insérer dans le procès-verbal de l'interrogatoire où ce refus est constaté. Déjà on fermait la bouche à Vergniaud.
Cependant il préparait soigneusement sa défense. Il se croyait presque sûr d'un acquittement, si on le laissait parler, tant était grande la confiance des Girondins en la toute-puissance de la parole! Un contemporain raconte qu'ils trépignaient de joie, dans leur prison, quand ils avaient trouvé un bon argument.
On sait comment les choses se passèrent. Vergniaud n'eut la parole que pour répondre aux dépositions des témoins, et encore ses réponses furent-elles tronquées et peut-être défigurées dans le compte-rendu officiel. La plupart cependant paraissent dignes de son caractère.
D'abord, à la déposition de Pache, maire de Paris, qui avait reproché aux Girondins leur projet de garde départementale, il répond en rappelant qu'il a voté contre ce projet, et il réfute brièvement d'autres inculpations du même témoin.
Chaumette déposa ensuite. «Il est étonnant, s'écria Vergniaud, que les membres de la municipalité et ceux de la Convention, nos accusateurs, viennent déposer contre nous.» Puis il justifia son rôle au 10 août; dans les explications qu'il donne sur les termes dans lesquels il proposa la suspension, il y a une obscurité, qui n'est évidemment pas la faute de son talent, mais celle des perfides rédacteurs du compte-rendu. Serré de près par Chaumette, qui objectait l'article du projet de décret relatif au gouverneur du prince royal, il repartit: «Lorsque je rédigeais cet article, le combat n'était pas fini, la victoire pouvait favoriser le despotisme, et, dans ce cas, le tyran n'aurait pas manqué de faire le procès aux patriotes; c'est au milieu de ces incertitudes que je proposai de donner un gouverneur au fils de Capet, afin de laisser entre les ennemis (sic: les mains?) du peuple un otage qui lui serait devenu très utile dans le cas où il aurait été vaincu par la tyrannie.»
Mais il prononça un véritable discours, qui dura plus d'une heure, en réponse à la déposition de Hébert. Le Bulletin du Tribunal a beau le mutiler et en éteindre la flamme, l'extrait qu'il en donne est admirable.
«Le premier fait que le témoin m'impute est d'avoir formé, dans l'Assemblée législative, une faction pour opprimer la liberté. Était-ce former une faction oppressive de la liberté que de faire prêter un serment à la garde constitutionnelle du roi et de la faire casser ensuite comme contre-révolutionnaire? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté que de dévoiler les perfidies des ministres, et, particulièrement celles de Delessart? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté lorsque le roi se servait des tribunaux pour faire punir les patriotes, que de dénoncer le premier ces juges prévaricateurs. Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté que de venir au premier coup de tocsin, dans la nuit du 9 au 10 août, présider l'Assemblée législative? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté que d'attaquer La Fayette? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté, que d'attaquer Narbonne, comme j'avais fait de La Fayette? Je l'ai fait. Était-ce former une faction oppressive de la liberté, que de m'élever contre les pétitionnaires désignés sous le nom des huit et des vingt-mille, et de m'opposer à ce qu'on leur accordât les honneurs de la séance? Je l'ai fait, etc.»
Vergniaud continue cette énumération de faits qui prouvent la division qui existait, en 1791 et au commencement de 1792, entre son parti et celui de Montmorin, Delessart, Narbonne, La Fayette; il allègue que cette conduite doit le dispenser de répondre aux reproches qui lui sont faits pour sa conduite postérieure au 10 août; il pense qu'il ne doit pas être soupçonné d'avoir, comme on l'en accuse, varié dans les principes, pour former une coalition nouvelle sur les débris de celle que l'insurrection du peuple avait renversée. En effet, dit-il, «j'ai eu le droit d'estimer Roland, les opinions sont libres, et j'ai partagé ce délit avec une partie de la France. J'atteste qu'on ne m'a vu dîner que cinq à six fois chez lui, et ceci ne prouve aucune coalition.» Il se défend même d'avoir eu des intimités avec Brissot et Gensonné. Il répond aussi au reproche de s'être opposé obstinément à la déchéance, quand on pouvait la décréter.
«Le 25 juillet, un membre, ajoute-t-il, emporté par son patriotisme, demanda que le rapport sur la déchéance fût fait le lendemain. L'opinion n'était pas encore formée; alors, que fis-je? Je cherchai à temporiser, non pour écarter cette mesure que je désirais aussi, mais pour avoir le temps d'y préparer les esprits.
«Le témoin a encore parlé de la réponse que j'ai faite au tyran, le 18 avril, et de la protection que je lui ai accordée. J'ai déjà répondu à cette inculpation, et certes il est étonnant qu'on veuille faire de cette réponse un acte d'accusation contre moi, quand l'Assemblée elle- même ne l'improuva pas.
«Le témoin nous a accusés d'avoir voulu dissoudre et diffamer la municipalité de Paris. Qu'on ouvre les journaux, et l'on verra si jamais j'ai fait une seule diffamation.
«Voilà ce que j'avais à répondre à la déposition du citoyen Hébert.»
Quel dommage qu'une prétendue raison d'État ait ainsi mutilé cette défense de Vergniaud! Encore ne lui prête-t-on, dans cette analyse, que des paroles conformes à son caractère et à la vérité. Mais la perfidie du rédacteur s'exerce sur la réponse qu'il fit à l'accusation d'avoir adressé aux Jacobins de Bordeaux, après le 31 mai, de véritables appels à la guerre civile. On sait que Vergniaud, resta, jusqu'au bout, observateur formaliste des lois, tout comme Robespierre; et on peut voir que ses lettres aux Bordelais n'ont rien de séditieux. Son patriotisme était opposé au soulèvement de la province contre Paris. Pour le perdre, il fallait lui prêter la réponse ambiguë que voici:
«Citoyens jurés, vous avez entendu la lecture de deux copies de lettres que le désespoir et la douleur m'ont fait écrire à Bordeaux. Ces deux lettres, j'aurais pu les désavouer, parce qu'on ne reproduit pas les originaux; mais je les avoue parce qu'elles sont de moi. Depuis que je suis à Paris, je n'avais écrit que deux lettres dans mon département, jusqu'à l'époque du mois de mai. Citoyens, si j'avais été un conspirateur, me serais-je borné d'écrire à Bordeaux, et n'aurais-je point tenté de soulever d'autres départements? Et si je vous rappelais les motifs qui m'ont engagé d'écrire à Bordeaux dans cette circonstance, peut-être paraîtrais-je plus à plaindre qu'à blâmer.»
Non, Vergniaud n'a pas pu prendre cette attitude contrite d'un coupable surpris et convaincu. Il n'a pas fait ce plaisir à ses ennemis, ni ce tort à sa cause. La preuve, c'est que, quelques heures plus tard, comme on revenait sur sa correspondance avec Bordeaux, il dit fièrement: «Depuis mon arrestation, j'ai écrit plusieurs fois à Bordeaux. Dire que dans ces lettres j'ai fait l'éloge de la journée du 31 serait une lâcheté, et, pour sauver ma vie, je n'en ferai point. Je n'ai pas voulu soulever mon pays en ma faveur; j'ai fait le sacrifice de ma personne.» Voilà le véritable Vergniaud: les mensonges du compte-rendu ne peuvent le défigurer complètement.
Mais s'il ne put prononcer la longue apologie qu'il avait préparée, il laissa du moins des notes qui nous permettent de retrouver son plan et ses arguments. [Note: Arch. nat., W, 292. Ces notes ont été publiées pour la première fois par M. Vatel, Vergniaud, t. II, p. 253.]
Il avait divisé son discours en cinq parties où il répondait à cinq chefs d'accusation:
«Je suis accusé, dit-il:
1° De royalisme;
2° De fédéralisme;
3° D'avoir voulu la guerre civile;
4° La guerre avec toute l'Europe;
5° D'avoir tenu à une faction.»
1° Royalisme. Il trouve des arguments en sa faveur dans son attitude du 6 octobre 1791 à propos du cérémonial à observer avec le roi, dans ses discours sur le serment de la garde royale (20 avril 1792), sur la sanction du décret relatif à la Haute-cour nationale, sur Delessart, sur la cassation de la garde du roi, sur l'affaire Larivière, sur la situation générale (3 juillet); dans sa présidence du 9 au 10 août; dans la proposition qu'il fit du décret de suspension; enfin dans ses travaux depuis le 10 août à la Commission des Vingt-et-un. Il réfute ensuite ce qu'on a dit sur son attitude royaliste aux approches du 10 août. Quant à la lettre à Boze, il rappelle combien la dénonciation de Gasparin a été tardive. Ses intentions patriotiques sont prouvées par les circonstances dans lesquelles il a signé cette lettre, par son ignorance du mouvement révolutionnaire, par sa conduite postérieure. S'il ne proposa que la suspension et non pas la déchéance, c'était pour éviter la nomination d'un régent; et si un article du décret portait qu'il sera nommé un gouverneur au prince royal, c'était à la fois pour donner un otage au peuple et «pour ne pas manifester l'envie de renverser la Constitution». On lui a reproché la manière dont il présenta le décret de suspension: «Si j'avais eu des regrets monarchiques, me serais-je mis en avant?»— S'il a voté l'appel au peuple, c'était pour éloigner de la Convention la responsabilité du jugement; mais il a voté pour la mort et contre le sursis. Et Dumouriez?—Il n'a eu aucune relation avec lui ni pendant son ministère, ni pendant son généralat. Il ne l'a jamais défendu comme l'ont fait certains Montagnards. «Nous avons parlé comme Dumouriez?— Oui, quand il a parlé comme les patriotes.» Il répond avec dédain et en peu de mots à l'accusation d'avoir voulu rétablir «le petit Capet» sur le trône, à celle d'être le complice de Dillon. Lui royaliste! Quels étaient ses moyens pour faire un roi? Lui ambitieux! «Je n'ai eu ni l'ambition des places, ni celle du crédit, ni celle de la fortune: j'ai vécu pauvre. Quel titre au-dessus de celui de Représentant du peuple?»
2° Fédéralisme. «Quel intérêt? N'est-il pas plus beau pour un ambitieux de gouverner une grande République qu'un département?» Mais il a voulu la garde départementale? C'est faux. Mais il a calomnié Paris pour l'isoler des départements? C'est faux. Qui a plus calomnié Paris qu'un de ses adversaires, Barère? «Personne plus que moi n'idolâtre la gloire de Paris. Si j'ai parlé contre les provocations au pillage, c'était pour éviter que, lorsque Paris serait appauvri, on ne nous accusât.» Et il rappelle le décret qu'il fit rendre au 31 mai en l'honneur de Paris. Mais, dit-il, «nous faisons une révolution d'hommes libres, et non pas de brigands. Peut-être ne serait-il pas difficile de prouver que l'on connaissait les préparatifs de ce pillage que quelques prétendus amis de la liberté appellent du saint nom d'insurrection.—Si je voulais salir ma bouche des paroles d'un journaliste atroce ou insensé, trop connu parmi nous pour que je veuille le nommer, vous verriez que, sans être ni sorcier ni prophète, on pouvait présager ce qui vient d'arriver.—Disons toute la vérité. Il est des hommes qui veulent légitimer le vol, qui flagornent et bercent les citoyens peu fortunés de je ne sais quelles idées subversives de tous les principes sociaux.»
3° Guerre civile. «L'ai-je voulue, avant ou depuis le 31 mai? Avant? quel but? Pour un roi? Pour le fédéralisme? Quelles de mes actions induisent à le croire? Mon opinion sur l'appel? J'y déclare que je regarde comme traîtres [ceux qui pousseraient à la guerre civile].»
«On dit que j'ai mis le trouble dans la Convention. Jamais je n'ai dénoncé, jamais je n'ai répondu aux injures. J'ai pu montrer quelquefois de l'aigreur, mais j'ai toujours ramené le calme.»
Il prouve ensuite, par un récit détaillé de sa conduite avant le 31 mai, que, dénoncé, menacé, en danger de mort, il n'a jamais provoqué à la guerre civile. Quant à Toulon livré, c'est la faute du 2 juin, et non celle de Vergniaud.
4° Guerre avec toute l'Europe. Il justifie la déclaration de guerre, et montre que Danton et Barère y ont contribué.
5° Faction. Il y avait entre les Girondins des relations d'estime, aucune coalition d'opinions. Et Vergniaud rappelle la diversité de leurs votes dans le procès de Louis XVI. Quant à sa camaraderie avec Fonfrède et Ducos, elle n'a jamais influencé leurs opinions. «Leur crime et ma consolation [c'est] de m'avoir aimé.» Et il plaide généreusement leur cause: «S'il faut le sang d'un Girondin, que le mien suffise. Ils pourraient réparer par leurs talents et leurs services [les torts qu'on leur a faits dans l'esprit du peuple]. D'ailleurs ils sont pères, époux. Quant à moi, élevé dans l'infortune…, ma mort ne fera pas un malheureux.»
Conclusion. «Comment tant d'accusations, si nous sommes innocents?» Il reconnaît là les haines aveugles de l'esprit du passé: «On nous a assimilés au côté droit de l'Assemblée constituante et à celui de l'Assemblée législative. Quelle erreur! Aucun décret contraire au peuple n'a été appuyé par nous.» Il s'est élevé contre les arrestations arbitraires, qui sont maintenant des couronnes civiques; il a voulu défendre l'innocence: c'est pour cela qu'on l'a accusé de modérantisme. Mais «existe-t-il une représentation nationale sans liberté d'opinions?» L'Assemblée se détruira elle-même, si elle fait le procès à la minorité. «Que d'hommes timides n'oseront plus défendre les intérêts du peuple! Point de parti d'opposition dans un sénat, point de liberté.» Pour lui, il a voté tantôt avec la Montagne, tantôt contre.
Pourquoi rendre les Girondins responsables des malheurs de la France? Après tout, quand nous avons eu de l'influence, il y a eu des victoires, tandis que, «par un hasard singulier, les échecs d'Aix-la-Chapelle, la guerre de la Vendée, l'affaire du 10 mars ont éclaté dans le même temps».
Lui aristocrate! Ce n'est ni son intérêt, ni son caractère. «Je n'ai pas flatté pour mieux servir.» «J'ai préféré quelquefois déplaire au peuple et ouvrir un bon avis. Malheur à qui préfère sa popularité!» Et il énumère tous les services qu'il a rendus au peuple. Il lui a aussi consacré sa vie; «vous la lui devez, s'il la veut.—S'il faut des victimes à la liberté, nous nous honorerons de l'être (sic). Vous la lui devez encore [ma vie], si la liberté court des dangers.—Sauvez-moi de la tache de la Vendée.—Je mourrai content si c'est pour les républicains.»
Si habile que soit cette défense, quand même Vergniaud aurait pu la prononcer, elle n'aurait pas sauvé sa tête. Mais telle qu'elle est, dans sa forme rudimentaire, elle préserve sa mémoire des reproches qu'ont mérités d'autres Girondins. Si Buzot et Guadet ont paru préférer le soin de leur vengeance au salut de la Révolution, on voit que Vergniaud resta toujours, même dans les misères et dans les tentations d'une injuste captivité, le patriote sublime qui disait aux Montagnards: «Jetez-nous dans le gouffre et sauvez la patrie.» C'est avec douleur qu'il a connu les commencements de guerre civile tentés par ses amis fugitifs. C'est avec angoisse qu'il a vu comme une ombre de déshonneur se projeter sur tout le parti de la Gironde. Les Girondins pactisant avec les royalistes et l'étranger! Il n'a pu supporter cet opprobre et il a écrit noblement: «Sauvez-moi de la tache de la Vendée!» Cet orateur à la conduite politique un peu flottante, à l'idéal trop élevé, aux dégoûts de rêveur raffiné, s'est senti, dans sa prison, délivré des laideurs de la réalité, séparé du spectacle écoeurant des hommes et des choses, et il a pu réaliser en son coeur sa chimère, assouvir dans l'infortune sa soif d'héroïsme, et mourir en républicain.
On connaît l'issue du procès. Mais ce qu'on sait moins, c'est que l'opinion, quoi qu'en dise Michelet, ne fut pas indifférente au sort des Girondins. On a cinq lettres de Pache à Hanriot, datées du 3 au 10 brumaire, et qui témoignent de l'inquiétude inspirée à la Montagne et à la Commune par les sympathies qui restaient aux accusés. Pache prévient d'abord Hanriot qu'il y a beaucoup de monde dans la grande salle du palais de justice, et l'invite à envoyer un renfort pour maintenir la tranquillité et le silence. Le 6 brumaire, il l'engage à surveiller les abords de la Conciergerie. Le 9 brumaire, la parole des Girondins et de Vergniaud produit sans doute un grand effet; car, dit Pache, «il serait possible que les malveillants redoublassent d'efforts aujourd'hui pour occasionner du mouvement». Le 10 brumaire, quand le jugement est rendu, Pache demande qu'on prenne des précautions pour assurer la tranquillité, et donne l'ordre de ne pas faire de visites domiciliaires, vu les circonstances. Ce luxe de précautions permet-il de dire, avec Michelet, que l'attention de Paris était ailleurs? Et n'est-ce point une satisfaction de penser que les accents suprêmes de Vergniaud ne restèrent pas sans écho?
Il demeura impassible en présence de la scène émouvante qui suivit le prononcé du jugement: il paraissait, dit Vilate, ennuyé de la longueur d'un spectacle si déchirant. Riouffe, qui a laissé des détails sur les derniers instants des Girondins, dit de Vergniaud: «Tantôt grave, tantôt moins sérieux, il nous citait une foule de vers plaisants dont sa mémoire était ornée, et quelquefois il nous faisait jouir des derniers accents de cette éloquence sublime, qui était déjà perdue pour l'univers, puisque les barbares l'empêchaient de parler.» Il s'était muni d'un poison très subtil que lui avait donné Condorcet; «mais lorsqu'il vit que ses jeunes amis (Fonfrède et Ducos), pour lesquels il avait eu des espérances partageaient son malheur, il remit sa fiole à l'officier de garde et résolut de périr avec eux». L'aumônier de l'Hôtel-Dieu essaya vainement de le confesser: il mourut en philosophe.
Nous connaissons maintenant les principaux traits de la carrière oratoire de Vergniaud. Il reste à parler de sa méthode et de son style.
Et d'abord, improvisait-il?
Comme avocat, il écrivait et lisait ses plaidoiries: on le voit et on le sait. Il ne fit d'ailleurs que suivre en cela les usages du barreau de Bordeaux.
A la tribune, il ne lisait pas. Mais récitait-il? Mme Roland, dans le portrait qu'elle a tracé de lui, parle de ses discours préparés, et dit qu'il n'improvisait pas, comme Guadet. Cependant il parla sans préparation, le 16 mai 1792, sur les prêtres insermentés, et dit lui- même de la motion qu'il fit dans cette occasion: «Au reste, je la livre à votre réflexion; n'ayant pu prévoir que cette matière serait mise inopinément à l'ordre du jour, je n'ai pu moi-même la méditer ni en préparer les développements.» Son grand discours du 31 décembre 1792, sur l'appel au peuple, donna aux contemporains l'impression d'une éloquence improvisée. Il en fut de même de son opinion du 13 mars 1793. La Convention en avait voté l'impression. Craignant qu'il n'en atténuât les phrases les plus vives et les plus compromettantes pour la Gironde, Thuriot et Tallien demandèrent qu'il déposât son manuscrit sur le bureau de l'Assemblée. Vergniaud laissa entendre qu'il avait improvisé: «S'il fallait donner la copie littérale, dit-il, de ce que j'ai prononcé, j'avouerai que cela ne me serait pas possible: ainsi, à ce sujet, je demande moi-même le rapport du décret qui en a ordonné l'impression.» Enfin sa longue réponse à Robespierre (10 avril 1793), qu'il prononça séance tenante, est généralement considérée comme une improvisation.
On hésite cependant à appeler Vergniaud un improvisateur dans le sens propre du terme. Sans doute, il imagina brusquement, pour le fond et pour la forme, nombre de petites harangues dont il ne pouvait avoir prévu ni l'occasion ni le sujet, comme celles que lui inspirèrent, sur- le-champ, les événements du 31 mai. Mais est-il possible d'admettre qu'il inventa de même les développements si méthodiques, si combinés, si proportionnés entre eux, qui forment le fond des discours sur l'appel au peuple, sur la journée du 10 mars, sur les accusations de Robespierre? Sans doute il n'est pas en état, le 13 mars 1793, de déposer son manuscrit sur le bureau de la Convention; mais il avait été chargé, par le Comité Valazé, quarante-huit heures auparavant, de prendre la parole dans cette circonstance au nom des Girondins. Il avait donc eu le temps de se préparer. Le discours sur l'appel au peuple fut peut-être débité sans le secours d'un manuscrit; mais s'il est un sujet que Vergniaud ait eu le temps de méditer, c'est le procès de Louis XVI. L'occasion de sa réponse à Robespierre ne pouvait être prévue; mais l'accusation même flottait, pour ainsi dire, dans l'air; il avait pu la saisir dans toutes les feuilles montagnardes. Son apologie s'était préparée d'elle-même dans sa tête; son discours était fait; il ne restait plus qu'à l'adapter à la circonstance qui le forcerait à le prononcer, ce qu'il fit d'ailleurs avec une prestesse heureuse.
Il n'improvisait qu'à moitié ses grands discours. Il les avait préparés fortement, et parlait d'ordinaire sur des notes.
Nous savons déjà, grâce au manuscrit de sa défense, quel était le caractère de ces notes. La charpente du discours s'y trouvait marquée avec beaucoup de relief, dans un plan solide, clair, classique. Tout s'y ramenait à cinq ou six idées maîtresses, comme dans la rhétorique de la chaire. On voit que la première préoccupation de l'orateur était de répartir en des paragraphes nettement délimités les principaux chefs de son argumentation. Ainsi, pour sa défense, cinq points, comme dans un sermon de Bourdaloue, et un numérotage dont il n'aurait sans doute pas fait grâce à l'auditeur: 1° royalisme; 2° fédération; 3° guerre civile; 4° guerre étrangère; 5° faction. Et chacun de ces développements aura un certain nombre de subdivisions. Ainsi le premier développement, royalisme, comprend seize paragraphes, soit neuf arguments et sept objections avec réponse. Peu de phrases complètes: des indications sommaires faciles à distinguer d'un coup d'oeil et qui guideront la mémoire de l'orateur ou dont la présence le rassurera, sans qu'il ait presque besoin de baisser les yeux sur son papier.
Vergniaud montait donc à la tribune avec un plan écrit, dont les divisions et les subdivisions se détachaient et où les arguments étaient rangés selon une graduation rigoureuse: d'abord le dessein général du discours, puis les groupes d'idées qui forment ce dessein, puis les idées isolées, enfin les faits complexes et les faits simples sur lesquels s'appuient les arguments. On dirait d'un ouvrage de menuiserie compliqué, dans lequel cinq ou six tiroirs, ouverts l'un après l'autre, laisseraient voir des cases qui contiendraient d'autres boîtes plus petites, lesquelles, ouvertes à leur tour, en renfermeraient de minuscules. C'est dans ces dernières seulement que l'ouvrier a placé les faits, ces faits qui, dans notre éloquence contemporaine, viennent en première ligne, et auxquels, à cette époque, Danton fut le seul à donner une place d'honneur.
Aidé de cette machine savante, mais dont il a le secret, Vergniaud n'a pas de crainte de s'égarer: il n'a qu'à toucher dans un ordre déterminé les différents ressorts; les compartiments s'ouvrent et se ferment tour à tour, et toute l'argumentation en sort, sans encombre et sans erreur. L'orateur est sûr de ne rien oublier, de ne rien intervertir, de donner à chaque argument toute sa valeur. Son esprit se tranquillise sur la conduite même de son discours: toute son imagination peut jouer, sans inquiétude, le rôle qu'il lui a assigné.
Ce rôle, c'est l'élocution proprement dite, et c'est ici que Vergniaud improvise davantage; c'est ici qu'il dépend des circonstances, du hasard, de son humeur. Il s'agit de trouver sur l'heure même, la forme de ces arguments, encore nus sur le papier et dessinés d'un trait sommaire. Ou plutôt les idées, dans le manuscrit, sont présentées sous forme implicite; il s'agit de les dérouler et de leur donner tout leur lustre. C'est alors que Vergniaud écoute son démon intérieur et qu'il met en jeu ses plus hautes facultés. Si le plan est fait d'avance, le style et l'action sont en partie improvisés, et, comme l'orateur n'est pleinement lui-même qu'à la tribune, ce second effort se trouve être plus heureux que le premier; l'exécution vaut mieux que la matière, et il y a plus d'art inspiré dans la draperie que dans le corps même du discours.
Mais cette part laissée à l'imprévu, Vergniaud la restreint encore, en joueur habile qui se défie de la fortune. Ainsi tout le style n'est pas improvisé. Certains ornements sont esquissés d'avance; il ne reste plus qu'à en finir le détail. Par exemple, ces comparaisons antiques, qui semblent suggérées au girondin dans la chaleur même de la parole et de l'action ne lui échappent jamais: il les a prévues; il en a calculé le nombre et fixé la place. Sa défense devait renfermer quatre allusions à l'antiquité. 1° Première partie, paragraphe septième: «Sur le reproche de Billaud-Varenne d'avoir voté pour l'appel et pour la mort, voyez l'histoire de la soeur de Caligula.» Vergniaud veut dire: «Vous m'avez fait voter la mort du roi, et vous me reprochez ce vote. Vous faites comme Caligula qui, après avoir débauché ses soeurs, les exila comme adultères.» 2° Troisième partie: Il veut dire qu'il saurait souffrir pour ses opinions, et il ajoute cette indication à développer: «Présentez-moi le réchaud de Scaevola.» 3° Un peu plus loin, il écrit les noms de Rutilius et d'Aristide, qui furent exilés pour leur vertu, comme Vergniaud va être guillotiné pour son amour de la justice. Mais il s'aperçoit que l'exil à Smyrne de P. Rutilius Rufus n'est pas assez connu du public, et, en marge de ses notes, il remplace ce nom par celui de Thémistocle. 4° Enfin, dans la cinquième partie, à l'appui de cette idée qu'il ne faut pas préférer sa popularité à la vérité, il se proposait d'alléguer les grands hommes de l'antiquité victimes de leur droiture.
Le même nombre d'allusions, comme l'a justement remarqué M. Vatel, se retrouve dans les quatre grands discours de Vergniaud, où elles sont espacées à peu près de la même manière que dans le projet de défense, amenées avec art et sobrement développées.
Ainsi, dans le discours du 3 juillet 1792, il représente les députés comme «placés sur les bouches de l'Etna pour conjurer la foudre». Il compare Louis XVI au tyran Lysandre. Il se demande si le jour n'est pas venu «de réunir ceux qui sont dans Rome et ceux qui sont sur le mont Aventin». Il offre à ses collègues un moyen de vivre dans la mémoire des hommes: «Ce sera d'imiter les braves Spartiates qui s'immolèrent aux Thermopyles; ces vieillards vénérables qui, sortant du sénat romain, allèrent attendre, sur le seuil de leurs portes, la mort, que des vainqueurs farouches faisaient marcher devant eux.» L'orateur avait fait en sorte que chaque développement reçût un ornement antique.
Dans le discours sur l'appel au peuple, il est question de Catilina et de la minorité insolente qui le suivait; les Montagnards sont appelés des «Catilinas» et ironiquement «ces vaillants Brutus». Si les Girondins sont dénoncés au peuple, ils savent «que Tiberius Gracchus périt par les mains d'un peuple égaré qu'il avait constamment défendu». Il n'y a pas grand courage à frapper Louis vaincu: «Un soldat cimbre entre dans la prison de Marius pour l'égorger. Effrayé à l'aspect de sa victime, il s'enfuit sans oser le frapper. Si ce soldat eût été membre d'un sénat, doutez-vous qu'il eût hésité à voter la mort du tyran?»—Même nombre, même distribution d'allusions classiques que dans le projet de défense.
Le 13 mars 1793, alors que «les émissaires de Catilina ne se présentent pas seulement aux portes de Rome, mais qu'ils ont l'insolente audace de venir jusque dans cette enceinte déployer les signes de la contre- révolution», il ne peut garder un silence qui deviendrait une véritable trahison. Il montre la Révolution, «comme Saturne, dévorant successivement tous ses enfants [1]». Si la Convention a échappé au péril, c'est que «plus d'un Brutus veillait à sa sûreté et que, si parmi ses membres elle avait trouvé des décemvirs, ils n'auraient pas vécu plus d'un jour». «Un tyran de l'antiquité, dit-il au peuple, avait un lit de fer sur lequel il faisait étendre ses victimes, mutilant celles qui étaient plus grandes que le lit, disloquant douloureusement celles qui l'étaient moins pour leur faire atteindre le niveau. Ce tyran aimait l'égalité; et voilà celle des scélérats qui te déchirent par leur fureur.» [Note: Cette comparaison avait déjà été plus d'une fois apportée à la tribune. Ainsi Français (de Nantes), s'adressant à la Rome papale, avait dit; «Es-tu donc comme Saturne à qui il faut tous les soirs des holocaustes nouveaux?» Moniteur, réimpression, t. XII, p. 305.]
Enfin, dans sa réplique à Robespierre (10 avril 1793), il s'élève contre ceux «qui s'efforcent de nous faire entr'égorger comme les soldats de Cadmus, pour livrer notre place vacante au premier despote qu'ils ont l'audace de vouloir nous donner». Repoussant l'accusation de haïr Paris, il rappelle qu'il a dit dans la Commission des Vingt-et-un: «Si l'Assemblée législative sortait de Paris, ce ne pourrait être que comme Thémistocle sortit d'Athènes, c'est-à-dire avec tous les citoyens, etc.» A propos de Fournier, l'Américain mandé au Tribunal révolutionnaire comme témoin et non comme accusé: «C'est à peu près comme si, à Rome, le sénat eût décrété que Lentulus pourrait servir de témoin dans la conjuration de Catilina.»
Il est à remarquer que, dans ces quatre exemples, les allusions antiques offrent comme un résumé de toute l'argumentation: c'est que Vergniaud, à dessein, en a orné de préférence les points les plus saillants de son discours. Son but est de laisser dans la mémoire de l'auditeur une formule élégante et classique qu'il ne puisse oublier et qui fasse vivre l'idée qu'elle contient. Il y a réussi dans la comparaison de la Révolution avec Saturne, qui est restée populaire. Il a été moins heureux dans les autres comparaisons, comme dans celle des soldats de Cadmus. Ce sont de froides et laborieuses élégances.
S'il allègue aussi les modernes, Cromwell, quelques orateurs contemporains, et Mirabeau, qu'il imite ou cite à plusieurs reprises, c'est aux orateurs anciens, c'est à Démosthène qu'il fait allusion plus volontiers. Le 16 septembre 1792, il dit aux Athéniens de Paris: «N'avez-vous pas d'autre manière de prouver votre zèle qu'en demandant sans cesse, comme les Athéniens: Qu'y a-t-il de nouveau aujourd'hui?» Le 18 janvier de la même année, à propos de la guerre, il avait récité un des passages les plus célèbres des Philippiques: «Je puis appliquer à vos mesures le langage que tenait en pareille circonstance Démosthène aux Athéniens: «Vous vous conduisez à l'égard des Macédoniens, leur disait-il, comme ces barbares qui paraissent dans nos jeux, à l'égard de leurs adversaires. Quand on les frappe au bras, ils portent la main au bras…» Et, après avoir cité tout le passage, il reprend: «Et moi aussi, s'il était possible que vous vous livrassiez à une dangereuse sécurité, parce qu'on vous annonce que les émigrés s'éloignent de l'Electorat de Trêves, si vous vous laissiez séduire par des nouvelles insidieuses, ou des faits qui ne prouvent rien, ou des promesses insignifiantes, je vous dirais: Vous apprend-on qu'il se rassemble des émigrés à Worms et à Coblentz? vous envoyez une armée sur les bords du Rhin. Vous dit-on qu'ils se rassemblent dans les Pays-Bas? vous envoyez une armée en Flandre. Vous dit-on qu'ils s'enfoncent dans le sein de l'Allemagne? vous posez les armes.
«Publie-t-on des lettres, des offices dans lesquels on vous insulte? alors votre indignation s'excite, et vous voulez combattre. Vous adoucit-on par des paroles flatteuses, vous flatte-t-on de fausses espérances? alors vous songez à la paix. Ainsi, Messieurs, ce sont les émigrés de Léopold qui sont vos chefs. Ce sont eux qui disposent de vos armées. Ce sont eux qui en règlent tous les mouvements. Ce sont eux qui disposent de vos citoyens, de vos trésors: ils sont les arbitres de votre destinée. (Très vifs applaudissements réitérés. Bravo! bravo!)»
Certes, il faut savoir gré à Vergniaud de n'avoir pas prodigué davantage ces ornements chers à son temps. On peut même, à tout prendre, le ranger parmi ceux qui, à la tribune, ont le moins abusé de la Grèce et de Rome. Mais qu'il est loin, sous ce rapport, de la discrétion de son rival Danton! L'orateur cordelier rencontre les allusions classiques, tandis que l'orateur girondin les cherche. Celui-là mêle des noms romains ou grecs à quelques passages de ses discours, parce que c'est la langue courante de ses contemporains, parce que ce pédantisme est une manière d'être plus clair; celui-ci ajoute après coup une parure antique savamment choisie. C'est un peu le procédé laborieux d'André Chénier dans ses oeuvres en prose. Ce n'est pas la spontanéité et l'exubérance de Camille Desmoulins, qui a su, par son génie, raviver ces fleurs fanées, en semer tout son style, sans ennuyer, et rendre agréables, même pour nous, tant de Brutus, de Thémistocles, de Publicolas, de Nérons, si fastidieux chez les autres.
La prose de Vergniaud n'a pas cette verve et ce naturel. Tout y est calculé pour émouvoir dans les règles et plaire de la bonne façon, c'est-à-dire avec la méthode des orateurs antiques et des grands sermonnaires français. La noblesse et la majesté sont les deux qualités que recherche l'orateur et qu'il rencontre le plus souvent. Il excelle à élever le débat au-dessus des misères et des laideurs de la réalité. Il emporte les esprits dans les régions sereines où sa propre rêverie le fait vivre d'ordinaire. Ce ne sont qu'idées sublimes ou délicates, que périodes harmonieuses comme celles d'un Massillon, que beaux mots et beaux sons dont jouissent l'oreille et l'esprit tout à l'heure blessés par les cris brutaux des tribunes ou les balbutiements diffus des orateurs sans génie. L'orateur écarte avec adresse tout ce qui, dans les choses dont il parle, peut donner des impressions chagrines, ou triviales, ou écoeurantes. Son art n'admet aucune idée qui ne soit belle ou haute, aucune forme qui ne soit élégante ou splendide et ici son art est d'accord avec son âme.
Mais trop souvent, si ses idées paraissent élevées, elles sont vagues et abstraites; si ses mots sont souvent nobles, ils sont rarement précis et vrais. Lui aussi, dans la tourmente révolutionnaire, il veut sacrifier aux grâces académiques. Il nomme les objets par les termes les plus généraux; il désigne par des périphrases décentes les hommes et les choses qui lui semblent indignes d'entrer sans parure dans sa trop belle prose oratoire. A-t-il à préciser un détail technique? Sa délicatesse s'effarouche, et, dans un discours sur les subsistances (17 avril 1793), il prend des précautions presque pudiques pour parler de la nécessité de restreindre la consommation des boeufs: «Une autre mesure, dit-il, que je vais vous soumettre vous paraîtra peut-être ridicule au premier aspect…» Il fallait que le bon goût classique exerçât encore une tyrannie bien puissante pour qu'un homme si grand, en de si grandes circonstances, en avril 1793, eût encore peur du ridicule littéraire!
Certes, Marat fut injuste, quoique fin connaisseur en exercices de style, quand, à la tribune, le 13 mars 1793, il traitait l'éloquence de Vergniaud de vain batelage. Mais avait-il complètement tort quand il souriait des «discours fleuris» et des «phrases parasites» de son adversaire? N'y a-t-il pas trop de fleurs et trop de fard dans le discours du 3 juillet 1792? Partout, n'y a-t-il pas trop d'épithètes, trop de synonymes, trop de mots placés là pour compléter plutôt le son que l'idée? Sauf dans les passages où l'indignation lui fait oublier l'art, rarement Vergniaud rencontre du premier coup le mot juste. C'est par une accumulation de termes qu'il approche de la clarté, qu'il en donne l'illusion et qu'il séduit son auditeur plus encore qu'il ne l'éclaire et le convaincre.
C'est la faute de sa méthode. Ses notes sont si complètes, à en juger par celles de sa défense, que la part laissée à l'improvisation est vraiment trop réduite. L'écrivain, par la multiplicité et la précision des traits qu'il a fixés sur le papier, n'a laissé à l'improvisateur qu'une besogne d'arrangeur, je ne dis pas de phrases, mais de mots. Parfois cette besogne est capitale, tant la forme importe dans l'art de l'éloquence. Parfois, nous l'avons vu, Vergniaud s'y montre artiste de génie. Mais trop souvent, empêché, par la rigueur de son plan, d'improviser des idées, il ne peut satisfaire son imagination que par un exercice stérile de paraphrase: alors il tourne sans fin et sans fruit sa période, démesurément chargée de mots inutiles, quelquefois impropres, souvent emphatiques, sans que l'idée progresse d'un pas; alors, avec toute sa sincérité, il est rhéteur, et Marat a raison de sourire.
Il est rare, toutefois, qu'il paraisse franchement déclamateur. A le lire, on hésite souvent sur le sentiment qu'on éprouve. Plus d'un passage de Vergniaud, même parmi les plus célèbres, semble à égale distance du bon et du mauvais goût, de l'éloquence et de la mauvaise rhétorique, comme l'apostrophe aux émigrés dans le discours du 25 octobre 1791. Il abuse aussi des expressions qu'on ne peut ni proscrire ni louer, et il dira volontiers: «Ouvrez les annales du monde…» Il aime ces métaphores trop communes et trop vagues. A vrai dire, ses comparaisons un peu prolongées sont rarement justes dans toutes leurs parties. Je sais bien qu'il a heureusement rapproché les inquiétudes causées par les émigrés à la nation du bourdonnement continuel d'insectes avides de son sang; mais cette justesse familière n'est qu'une exception dans son style: trop souvent il se mêle à ses comparaisons autant d'inexactitude que de noblesse, comme quand il dit, dans son discours sur l'appel au peuple: «Craignez qu'au milieu de ses triomphes, la France ne ressemble à ces monuments fameux qui, dans l'Égypte, ont vaincu le temps. L'étranger qui passe s'étonne de leur grandeur; s'il veut y pénétrer, qu'y trouve-t-il? des cendres inanimées et le silence des tombeaux.»
On voit que ce mauvais goût consiste moins dans l'exagération des pensées que dans le vague et dans l'inexactitude des comparaisons. C'est un mauvais goût propre à Vergniaud. Il ne donne guère toutefois dans le genre d'emphase qui est à la mode autour de lui, excepté dans ce passage du même discours:
«Irez-vous trouver ces faux amis [les inspirateurs de septembre], ces perfides flatteurs, qui vous auraient précipités dans l'abîme? Ah! fuyez-les plutôt; redoutez leur réponse; je vais vous l'apprendre. Vous leur demanderiez du pain, ils vous diraient: Allez dans les carrières disputer à la terre quelques lambeaux sanglants des victimes que nous avons égorgées; ou voulez-vous du sang? prenez, en voici. Du sang et des cadavres, nous n'avons pas d'autre nourriture à vous offrir… Vous frémissez, citoyens! O ma patrie! je demande acte à mon tour des efforts que je fais pour te sauver de cette crise déplorable.»
Mais les figures de rhétorique que Vergniaud aime ne déplaisent pas toujours. Il en est une qui revient sans cesse dans ses discours, qu'il ramène avec insistance toutes les fois qu'il veut frapper un grand coup, et qui ne laisse pas, si visible que soit l'artifice, de produire, même sur nous, le plus grand effet. Je veux parler de la répétition, qu'il avait employée déjà avec prédilection dans ses plaidoyers et qui devait jouer un grand rôle, on le voit, dans le développement de sa défense. Rien de plus brillant et de plus fort que ce procédé tel qu'il le renouvelle par son génie. Rien de plus calculé et rien qui sente moins le calcul que ce refrain ramené en tête ou à la fin d'une dizaine de développements tantôt ironiques, tantôt indignés, comme lorsque, le 10 avril 1793, il répète chaque grief de Robespierre en s'élevant à chaque reprise d'un degré plus haut dans la colère et dans le dédain. Nous modérés!… et cette exclamation retombe, chaque fois plus lourdement, chaque fois de plus haut, sur la calomnie qu'elle écrase. Une autre répétition qui souleva un vif enthousiasme, ce fut quand, le 17 septembre 1792, Vergniaud s'écria trois fois: «Périsse l'Assemblée nationale et sa mémoire…» et posa trois hypothèses dans lesquelles ce sacrifice sauvait la patrie. On se rappelle que tous les députés se levèrent et répétèrent le cri de Vergniaud. Mais c'est dans le grand discours du 3 juillet 1792 que cette figure est employée avec le plus d'art. Qu'on se souvienne de ce trait: C'est au nom du roi, lancé à tant de reprises sur le masque de Louis XVI qu'il brise et fait tomber. Et que dire de cette ironie redoutable qui revient quatre fois de suite et quatre fois couvre Louis XVI de confusion: Il n'est pas permis de croire sans lui faire injure… qu'il agisse comme il agit. De tels artifices portaient l'effroi dans les Tuileries et la colère dans le coeur des patriotes; il y faut voir autre chose qu'un calcul de rhéteur: c'était une inspiration du coeur et, chez Vergniaud, les mouvements les plus passionnés revêtaient aussitôt une forme compliquée.
Ces répétitions, en effet, ne sont pas seulement propres à ses discours préparés; elles se retrouvent jusque dans ses improvisations, avec la même symétrie, la même gradation. Ainsi, le 6 mai 1793, Marat s'opposait à l'admission, aux honneurs de la séance, des pétitionnaires de la section de Bonconseil venus pour se plaindre de l'anarchie. Vergniaud répond à l'improviste:
«Je conviens, citoyens, que lorsque des hommes parlent de respect pour la Convention nationale, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui cherchent sans cesse à l'avilir. Je conviens que lorsque des hommes parlent de maintenir la sûreté des personnes, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui provoquent sans cesse au meurtre. Je conviens, que lorsque des hommes parlent de maintenir les propriétés, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui provoquent sans cesse au pillage. Je conviens que lorsque des hommes parlent d'obéissance aux lois, ils doivent être appelés intrigants par ceux qui ne veulent que l'anarchie. Je conviens que lorsque des hommes viennent ici prêter des serments de l'exécution desquels dépend le bonheur du peuple, ils doivent être appelés intrigants par ceux-là qui veulent perpétuer la misère du peuple….»
On peut conclure de ces exemples, d'abord que les idées s'offraient à Vergniaud, intérieurement, sous la forme de figures savantes et que, parmi ces figures, la répétition s'adaptait davantage à la nature de son esprit. Nul orateur, dans la Révolution, n'en a fait un tel usage. Ce qui lui convenait et ce qui lui plaisait dans ce procédé, c'était qu'il facilitait la gradation ascendante des sentiments et des mots: l'orateur pouvait ainsi s'élever, par bonds successifs, toujours plus haut, et planer enfin sans paraître avoir perdu pied. A ces exclamations répétées succédait un développement large, brillant, harmonieux, où il mettait ses plus nobles abstractions et sa plus suave musique.
Enfin, si l'on considère la suite de ses discours depuis le 5 octobre 1791 jusqu'au 31 mai 1793, c'est toujours la même méthode qu'on y retrouve, mais ce n'est pas le même succès. Tandis que d'autres, comme Isnard, vont en déclinant et ne peuvent se maintenir au niveau d'un trop heureux début, Vergniaud, au contraire, ne cesse de se perfectionner et de grandir. Il est meilleur le 3 juillet 1792 qu'il ne l'a été huit mois auparavant dans son discours sur les émigrés; et son dernier grand discours, sa réponse à Robespierre (10 avril 1793), surpasse tous les autres. La lecture de ses notes nous donne à croire qu'au Tribunal révolutionnaire il se serait encore élevé au-dessus de lui-même. C'est que les circonstances l'avaient dépouillé de plus en plus de son caractère d'avocat. Dans les commencements il plaidait une cause qu'il croyait gagner, et il la plaidait avec tout l'artifice qui lui avait valu ses succès de barreau. Bientôt il désespère de gagner cette cause noble et chimérique de la Gironde: ce sont alors, dans des plaidoiries prononcées sans confiance, des élans plus spontanés, une vraie douleur, de beaux cris de fierté. Enfin il ne plaide même plus, il renonce même à un simulacre de lutte pour la victoire: du haut de la tribune il s'adresse à la postérité; il arrache le masque à ses adversaires et il montre toute son âme. Alors, on voit à plein son dévouement stoïque à la patrie, sa grande et sereine bonté, la pureté de son coeur, la force de son génie qui s'exerce sans les entraves d'une discipline de parti. Alors Vergniaud n'est plus un girondin: aucune haine ne l'agite. Il n'est plus un conventionnel: aucun vote ne peut sanctionner son éloquence. Tourné vers le siècle à venir, c'est à nous qu'il parle; c'est nous qu'il fait jouir de toute la poésie de son âme en chantant ses illusions mortes et son désir ardent de mourir pour la Révolution. C'est dans ces moments-là qu'il est le plus orateur, parce qu'il n'y parle que de lui, et, comme il arrive à Mirabeau, comme il arrive à tous les orateurs, c'est son moi qui a inspiré à Vergniaud son éloquence la plus sublime.
Si donc il est de moins en moins rhéteur, c'est que les circonstances l'ont amené à être de plus en plus lui-même et à se dégager tout à fait de son parti et même de son temps. Mais, je le répète, sa méthode ne change pas avec son inspiration. Jusque dans ces lettres si vivantes qu'il écrivait à la Convention du fond de sa captivité, on retrouve le même ordre dans les idées, le même choix dans les ornements, les mêmes procédés dans le style. Cette rhétorique lui venait sans doute moins de l'école que de son caractère et c'est là le trait qui le distingue si nettement de ses rivaux en éloquence: ses émotions les plus sincères s'exprimaient dans des formes aussi artificielles que ses idées d'homme de parti ou d'avocat. Seulement, ces formes nous plaisent quand Vergniaud est sous l'empire d'un sentiment violent; elles nous fatiguent et nous importunent quand il plaide sans passion.
Il y avait probablement autant d'art dans son action que dans son style. En parlant de son physique, nous avons dit à peu près tout ce qu'on sait sur ce point si important et si mal connu. Baudin (des Ardennes), dans son éloge des Girondins, dit qu'il était ravissant à entendre et il ajoute: «Son geste, sa déclamation, tout le rendait entraînant.» Nous ne savons rien de plus et, si nous pouvons dire que son action était à la fois savante et naturelle, c'est par conjecture. Toujours est-il qu'elle entraînait l'auditoire et qu'elle devait être en parfait accord avec le style et la pensée pour produire les effets qu'enregistrent les journaux. Ainsi, au milieu du discours sur l'appel au peuple, Vergniaud s'arrêta un instant: il y eut alors, dit le Journal des Débats, «un moment d'admiration silencieuse». A un passage de son opinion sur la guerre (18 janvier 1792), le Logographe signale cette interruption naïve d'un collègue: Voilà la vraie éloquence! Plusieurs fois l'Assemblée entière, ravie d'un art si complet, se leva dans un accès d'admiration enthousiaste. Presque toujours, on était suspendu aux lèvres de Vergniaud. «Lorsqu'il montait à la tribune, dit un de ses collègues, l'attention était universelle: tous les partis écoutaient et les causeurs les plus intrépides étaient forcés de céder à l'ascendant magique de sa voix.» Il reposait les âmes des inquiétudes de la lutte et leur offrait de nobles intermèdes aux difficultés de la Révolution. Et les moins sensibles à ces chants de sirène ne furent pas ceux qui se bouchèrent les oreilles pour ne pas l'entendre et lui fermèrent la bouche pour le tuer. A ce point de vue, c'est au Tribunal révolutionnaire que le génie de Vergniaud reçut le plus précieux hommage.
Voilà tout ce que nous savons sur l'éloquence de ce grand orateur, et nous sentons toute l'insuffisance, toutes les lacunes du portrait que nous venons d'esquisser. Mais l'histoire ne nous a pas fourni d'autres traits: ceux qu'on rencontre en plus dans les écrits de Nodier et de Lamartine ont été imaginés par ces deux poètes. Notre grand Michelet lui-même a souvent rêvé à propos de Vergniaud. Il est difficile, quand on parle d'un des Girondins, d'oublier les belles fantaisies dont leur légende a été brodée. Y avons-nous réussi tout à fait? En tout cas, nous avons préféré d'être incomplet, plutôt que de rien produire qu'un document certain ne nous suggérât. Mais il est un trait de la physionomie de Vergniaud que nous avons rencontré plus d'une fois et qu'il valait mieux réserver pour la fin de cette étude, parce que c'est là le meilleur Vergniaud, le Vergniaud le plus intime et le plus vrai. Son protecteur Dupaty avait dit un jour: «L'humanité est une lumière.» L'humanité fut la religion de Vergniaud, comme elle avait été sans doute celle de l'auteur de Don Juan. Son mot caractéristique, c'est humanité. Il revient cent fois dans ses plaidoiries. Il résonne sans cesse dans ses discours. Le 6 octobre 1792, il félicite Montesquieu d'avoir fondé la conquête de la Savoie «sur l'humanité, sur l'humanité sans laquelle il n'y a pour les hommes d'autre liberté que celle dont jouissent les tigres au sein des forêts». Et le 9 novembre il s'écrie: «Chantez donc, chantez une victoire qui sera celle de l'humanité.» Enfin c'est l'humanité qui inspire presque toute l'admirable réplique à Robespierre. C'est là que se trouve ce mot qu'il faut répéter, parce que Vergniaud y a mis son âme: On a cherché à consommer la révolution par la terreur; j'aurais voulu la consommer par l'amour.
[Illustration]
[Illustration]
A lire ce qui reste des discours de Danton, à étudier dans les faits l'influence de sa parole, on devine que cette éloquence fut plus originale que celle de Mirabeau, de Robespierre et de Vergniaud, et on sent qu'il n'y eut pas, dans toute la Révolution, d'orateur plus grand que ce véritable homme d'État. Mais sa gloire fut aussitôt obscurcie par le peu de soin qu'il en prenait, et surtout par une légende calomnieuse à laquelle concoururent à l'envi royalistes, girondins et robespierristes: tous les vices, toutes les erreurs, toutes les bassesses furent prêtés jusqu'à nos jours à ce vaincu, et, pour déshonorer l'homme du 10 août, le mensonge usurpa une précision effrontée. Villiaumé le premier, en 1850, opposa à cette légende quelques faits; puis vint M. Bougeart, qui écrivit tout un livre pour réhabiliter Danton; mais son mauvais style nuisit à ses arguments. C'est à M. le docteur Robinet que revient l'honneur d'avoir trouvé et réuni avec méthode d'irrécusables documents, d'une authenticité éclatante et parfois notariée, propres à établir la certitude dans les esprits les plus méticuleux. Il faudrait un volume entier, ne fût-ce que pour esquisser la biographie de Danton, telle que la critique vient de la renouveler, pour faire connaître, même sommairement, l'homme, le politique et l'orateur. Ce grand sujet nous tente depuis longtemps, mais dans une histoire générale de l'éloquence parlementaire, on ne peut qu'en indiquer les principaux points, et fixer quelques-uns des caractères de cette parole, où revit toute la Révolution.
La première remarque à faire, et elle explique le caractère équivoque de la réputation oratoire de Danton, c'est que ses discours furent reproduits d'une manière encore plus défectueuse que ceux de ses rivaux.
Cet orateur qui n'écrivait jamais, qui n'avait pas même, disait-il, de correspondance privée, se livrait entièrement à l'inspiration de l'heure présente. Ni ses phrases, ni même l'ordre de ses idées n'étaient fixés dans son esprit, quand il se mettait à parler, comme le prouve la soudaineté imprévue de presque toutes ses apparitions à la tribune et le perpétuel défi que ses plus belles harangues semblent porter à ces règles de la rhétorique classique. Il était improvisateur dans la force du terme, pour le fond comme pour la forme, jusqu'à ne prendre aucun soin de sa réputation auprès de la postérité. Je ne crois même pas qu'il existe une seule opinion de lui imprimée par ordre de la Convention. Quant à la manière dont les journaux reproduisaient ses paroles, il ne s'en inquiétait point et ne daignait pas rectifier: toute son attention était réservée à la politique active, et ses rares loisirs absorbés par la vie de famille. Nul ne fut plus indifférent à cette gloire littéraire si fort prisée par ses contemporains, depuis Garat jusqu'à Robespierre.
Nous souffrons aujourd'hui de cette négligence. Ses paroles, aux Jacobins notamment, furent longtemps résumées en quelques lignes sèches et obscures, et le plus souvent en style indirect, par le journal du club, si indigent et si infidèle. Plus tard, le Journal de la Montagne, qui reproduit si complaisamment les paroles de Robespierre, affecte d'abréger les plus importantes harangues de son fougueux rival.
Un des principaux discours de Danton, celui du 21 janvier 1793, fut énormément mutilé par le Moniteur: on n'en trouvera un compte rendu développé que dans le Logotachygraphe et dans le Républicain français. Le discours sur Marat (12 avril 1792) n'est reproduit en détail que par le Logotachygraphe. Les dernières paroles que Danton prononça à la tribune de la Convention sont étrangement dénaturées par le Moniteur. Le Républicain français a seul pris la peine ou eut le courage d'y mettre un ordre clair. Le 26 août 1793, aux Jacobins, Danton prononça une longue apologie personnelle où, à propos de son second mariage, il rendait compte de sa fortune de manière à se faire applaudir du plus soupçonneux des auditoires: les journaux n'insérèrent qu'une analyse insignifiante.
Nous avons pu suivre, dans les plaidoyers de Vergniaud, les progrès de son éducation oratoire: l'insouciance de Danton laissa dans l'oubli son oeuvre d'avocat. On a cependant retrouvé quelques mémoires judiciaires de lui. Mais on n'a publié aucun de ses plaidoyers.
Voici une lacune plus sérieuse dans la collection des discours de Danton. Nous n'avons pas la harangue qui fut sans doute son chef- d'oeuvre, à en juger par les effets qu'elle produisit, je veux parler de sa défense au Tribunal révolutionnaire. L'officieux Bulletin l'altéra, la réduisit à quelques phrases incohérentes, et les notes de Topino- Lebrun, qui font paraître ces altérations et rectifient plus d'un point capital, sont trop informes pour nous permettre de restituer le vrai texte. Les détails qu'on a sur cette tragédie disent assez de quel miracle d'éloquence le tribun étonna des oreilles prévenues et malveillantes. Le président tenta d'éteindre avec sa sonnette la voix de l'accusé, comme Thuriot étouffera, au 9 thermidor, la voix de Robespierre: il n'y put parvenir: «Un citoyen qui a été témoin des débats, écrit un contemporain, nous a rapporté que Danton fait trembler juges et jurés. Il écrase de sa voix la sonnette du président. Celui-ci lui disait: «Est-ce que vous n'entendez pas la sonnette?—Président, lui répondit Danton, la voix d'un homme qui a à défendre sa vie et son honneur doit vaincre le bruit de la sonnette.» Le public murmurait pendant les débats; Danton s'écria: «Peuple, vous me jugerez quand j'aurai tout dit: ma voix ne doit pas être seulement entendue de vous, mais de toute la France.» Cette voix surhumaine se faisait entendre par les fenêtres, de la foule amassée sur le quai de la Seine, et déjà cette foule s'émouvait. L'auditoire intérieur, composé d'âmes dures et hostiles, robespierristes, royalistes ou indifférents, ne put résister à la vue de l'homme, au son de sa voix, à la vérité de ses raisons. Il éclata en applaudissements, et le président dut ôter la parole à Danton et demander une loi contre lui. Croit-on que l'éloquence ait jamais remporté un triomphe plus surprenant? Et quelle perte irréparable que celle du suprême discours de Danton?
Si incomplète, si mutilée que soit cette oeuvre oratoire, telle était la force des formules de Danton, telle était la vie de son style, que beaucoup de ses phrases s'incrustèrent dans la mémoire indifférente ou hostile des faiseurs de comptes rendus, et nous sont ainsi parvenues, presque malgré eux, dans leur beauté originale. [Note: Ces lignes ont été écrites avant que parût la bonne édition critique des discours de Danton que M. André Fribourg a donnée dans la collection de la Société de l'histoire de la Révolution.]
Sur l'homme même, allons au plus pressé, et disons par quels traits précis la critique a remplacé la caricature légendaire où Danton apparaissait crapuleux, vénal et ignorant.
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C'était, à coup sûr, une nature énergique, violente même, dont l'exubérance fougueuse étonnait au premier abord. Mais cette fougue se connaissait, se modérait, se raisonnait au besoin, et, en somme, se tournait toujours au bien. Depuis longtemps Danton avait su se discipliner et devenir maître de ses passions. Sa mère, puis sa femme, l'y avaient aidé, sans doute; mais c'est surtout sa propre volonté, éclairée et fortifiée par les souvenirs scolaires des grands Romains, par les leçons de la philosophie, qui avait opéré cette réforme merveilleuse. A voir cette figure ravagée, à entendre cette parole parfois brusque, cette gaîté souvent gauloise, des observateurs superficiels ou prévenus s'imaginaient un fanfaron grossier, libertin, crapuleux. Rien de plus faux que ces suppositions: cet homme de famille et de foyer vécut avec pureté et modestie, sans qu'on lui connût d'autre amour que celui de sa femme, sans autres plaisirs que ceux qu'il partageait avec les siens. Ajoutons que, bon camarade au collège, il resta tel toute sa vie avec ses amis. Il avait le culte de l'amitié, et le don, si précieux, de la cordialité: sa joie était de réunir à sa table ses condisciples, ses compagnons de lutte. Son grand coeur s'ouvrait à des sentiments plus larges encore: il aimait ses concitoyens, la vue du peuple le réjouissait. Durant les courts séjours qu'il fit à Arcis, dans sa maison natale qui donnait sur la place principale, il se plaisait à dîner, fenêtres ouvertes, à la vue de tous, non par ostentation, mais par bonhomie et fraternité. Loin de haïr ses ennemis, il ne pouvait pas leur garder rancune: il avait toujours la main tendue vers ceux qui l'insultaient le plus grièvement, vers les Girondins comme vers les Robespierristes. Il ne voyait que la patrie, l'humanité. Les autres le comprenaient mal; ils cherchaient à expliquer par de bas calculs ce patriotique oubli des injures. La vérité n'éclata que plus tard. En 1829, quelqu'un disait à Royer-Collard, qui avait connu Danton, mais qui n'aimait pas sa politique: «Il paraît que Danton avait un beau caractère». «Dites magnanime, monsieur!» s'écria le froid doctrinaire avec une sorte d'enthousiasme.
On a dit que Danton avait trafiqué de sa conscience et s'était vendu à la cour. Il faut réfuter cette accusation qui fait de lui un déclamateur. Où prit-il, dit-on, les 71.000 francs avec lesquels il paya sa charge d'avocat au conseil? Voici où il les prit. Grâce à une action hypothécaire de 90.000 livres que ses tantes lui donnèrent sur leurs biens, il put emprunter loyalement à diverses personnes, notamment à son futur beau-père. Mais, le jour de son mariage, il toucha en espèces la moitié de la dot de sa femme, soit 20.000 francs; il avait 15.000 francs en argent, provenant d'un reliquat de patrimoine, et 12.000 francs en terres; total: 47.000 francs. Il lui restait à trouver 24.000 francs pour se libérer complètement. Or, il paya son office en plusieurs fois et son dernier paiement n'eut lieu que deux ans après son entrée en fonctions, le 3 décembre 1789. Put-il économiser cette somme en deux ans et demi sur le revenu annuel de sa charge que tout le monde évalue à 25.000 francs environ? En d'autres termes, sur 72.000 ou 73.000 francs qu'il gagna dans ces trente-deux mois, put-il, avec ses goûts simples, économiser 24.000 francs? Poser la question, n'est-ce pas la résoudre?
Ceux qui veulent à tout prix que Danton soit un malhonnête homme affirment qu'en 1791, lors de la suppression de ces offices d'avocats au conseil, il fut remboursé deux fois: une première fois par la nation, légalement; une seconde fois par le roi, secrètement. Certes, le roi aurait bien mal placé son argent: car Danton ne cessa d'agir en franc révolutionnaire. Mais on objecte qu'à l'infamie de ce marché scandaleux, Danton put ajouter celle de manquer de parole à son corrupteur. Et sur quoi l'accuse-t-on de cette double perfidie? Sur ce qu'il acheta quelques biens nationaux. Mais quand il fut remboursé des 71.000 francs que lui avait coûté sa charge, il n'avait pas de dettes et il avait même pu faire des économies sur les 50.000 francs qu'il gagna pendant les deux dernières années qu'il fut avocat au conseil. Voilà donc les dépenses de Danton expliquées, contrôlées. Ces choses ont été dites déjà. Mais la passion politique ne veut rien entendre.
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Dans les oeuvres posthumes de Roederer, il y a deux morceaux sur Danton. Après l'avoir traité de dogue et de crapule, Roederer ajoute ce trait bien naturel de la part d'un pédant: «Sans instruction!»—Au contraire, Danton avait fait de bonnes études classiques à Troyes, dans une pension laïque dont les élèves suivaient les cours du collège des Oratoriens. Son ami Rousselin et son camarade Béon nous ont laissé de curieux détails sur ces années scolaires. «Il préférait, dit Béon, à toute autre lecture celle de Rome républicaine. Il s'exerçait à chercher des expressions énergiques, des tournures hardies, des expressions nouvelles; car il aimait à franciser les mots latins, dans les traductions à faire de Tive-Live et autres historiens romains.» Rousselin ajoute que ses amplifications renfermaient toujours quelques traits saillants et originaux, qui provoquaient les applaudissements de ses camarades et du maître. «Toute la classe attendait avec impatience que le professeur désignât Danton pour lire lui-même ses compositions.» Il obtint en rhétorique les prix de discours français, de narration et de version latine. Ce bagage classique, auquel on attachait tant de prix alors, il en possédait donc tout ce qu'il en fallait avoir, et sa scolarité avait été la même que celle de Mirabeau, de Camille, de Vergniaud, de Robespierre, des plus lettrés d'entre les hommes de la Révolution.
Ce n'est pas au collège seulement que Danton avait appris le latin, dont la connaissance semblait à l'esprit ultra-classique des Jacobins une condition indispensable de la parole et de l'action politique. «Son neveu, M. Marcel Seurat, dit le Dr Robinet, se rappelle que son oncle parlait volontiers cette langue, suivant l'habitude des lettrés du temps, notamment avec le Dr Senthex, qui s'était profondément attaché à lui et qui l'accompagnait souvent à Arcis.» Rousselin conte même à ce sujet une anecdote caractéristique. Quand Danton, dit-il, eut acheté sa charge d'avocat au conseil, ses collègues, sans l'avoir averti d'avance, lui demandèrent, à brûle-pourpoint et comme par gracieuseté, de pérorer «sur la situation morale et politique du pays dans ses rapports avec la justice», et d'improviser séance tenante ce discours en langue latine. C'était, dit plus tard le récipiendaire lui-même, lui proposer de marcher sur des charbons, mais il ne recula point et il vivifia, de son souffle déjà puissant, les vieilles formes qu'on lui imposait. «Il dit que, comme citoyen ami de son pays, autant que comme membre d'une corporation consacrée à la défense des intérêts privés et publics de la société, il désirait que le gouvernement sentît assez la gravité de la situation pour y porter remède par des moyens simples, naturels et tirés de son autorité; qu'en présence des besoins impérieux du pays, il fallait se résigner à se sacrifier; que la noblesse et le clergé, qui étaient en possession des richesses de la France, devaient donner l'exemple; que, quant à lui, il ne pouvait voir, dans la lutte du Parlement qui éclatait alors, que l'intérêt de quelques particuliers, mais sans rien stipuler au profit du peuple. Il déclarait qu'à ses yeux l'horizon apparaissait sinistre, et qu'il sentait venir une révolution terrible. Si seulement on pouvait la reculer de trente années, elle se ferait aimablement par la force des choses et le progrès des lumières. Il répéta dans ce discours, qui ressemblait au cri prophétique de Cassandre: Malheur à ceux qui provoquent les révolutions, malheur à ceux qui les font!»
Les jeunes avocats, frais émoulus du collège, comprenaient et se gaudissaient. Les vieux avaient saisi au passage des mots inquiétants, tels que motus populorum, ira gentium, salus populorum, suprema lex; méfiants, ils demandèrent à Danton d'écrire et de déposer cette déclamation aussi séditieuse que cicéronienne. Mais, déjà, Danton n'écrivait pas, ne voulait pas écrire: il proposa de répéter sa harangue, pour qu'on pût la mieux juger: «Le remède, dit Rousselin, eût été pire que le mal. L'aréopage trouva que c'était déjà bien assez de ce qu'on avait entendu, et la majorité s'opposa avec vivacité à la récidive.»
Mais ce n'est que par malice et ébaudissement que, ce jour-là, le futur orateur se barbouilla de latin. Certes, les Diafoirus ne manquèrent pas dans la Révolution, il leur laissa leurs grimaces et leur culte puéril pour l'antiquité scolaire. Il prit l'attitude d'un homme moderne, franchement tourné vers l'avenir, non sans traditions, mais sans pédantisme, qui se sert du passé et en profite sans en subir l'étreinte rétrograde. Il est de son temps, aussi franc de pensée et aussi libre de scolastique que l'élève fabuleux de Rabelais. Sa toute première enfance paraît avoir été formée par des exercices plus physiques encore qu'intellectuels, selon Jean-Jacques, et au sortir du collège, il put dire comme cet autre: J'aime bien les anciens, mais je ne les adore pas. Laissant là l'école, il voulut être français. Par-dessus tous les poètes, il aima Corneille, dans lequel il se plaisait à voir un précurseur de la Révolution: «Corneille, disait-il à la tribune de la Convention (13 août 1793), Corneille faisait des épîtres dédicatoires à Montauron, mais Corneille avait fait le Cid, Cinna; Corneille avait parlé en Romain, et celui qui avait dit: Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose, était un vrai républicain.»
Sur ses lectures françaises, Rousselin donne des détails précis. A Paris, faisant son droit et retenu au lit par une convalescence longue, il voulut lire et lut toute l'Encyclopédie. Il n'est pas besoin de dire qu'il se nourrissait, comme tous ses contemporains, de Rousseau, de Voltaire et de ce Montesquieu dont il disait: «Je n'ai qu'un regret, c'est de retrouver dans l'écrivain qui vous porte si loin et si haut, le président d'un Parlement.» Et pourtant cet esprit si peu académique était assez souple pour goûter même les grâces académiques de Buffon, dont sa puissante mémoire retenait des pages entières.
Mais ce qui caractérise le mieux le tour qu'il voulut donner à sa culture intellectuelle, c'est la composition de sa bibliothèque, dont M. Robinet a publié le catalogue d'après l'inventaire de 1793. Presque aucun auteur ancien ne s'y trouve en original, quoique Danton fût, on l'a vu, en état de comprendre au moins les latins. Voici deux Virgiles, l'un italien par Caro, l'autre anglais par Dryden. Voici un Plutarque en anglais, un Démosthène en français. Le hasard n'a certes pas présidé à ce choix de livres, d'ailleurs peu nombreux: on sent des préférences d'humoristique, une fantaisie personnelle et antipédante, surtout un vif sentiment de la modernité française et étrangère.
Il savait et parlait l'anglais, cette langue de la politique indispensable à l'homme d'Etat, si familière à Robespierre et à Brissot. C'est en anglais qu'il converse, d'après Riouffe, avec Thomas Paine. Il a dans sa bibliothèque Shakespeare, Pope, Richardson, Robertson, Johnson, Adam Smith, dans le texte anglais. Il a aussi, par un caprice, du même goût, la traduction anglaise de Gil Blas; et il ne faut pas croire qu'à la fin du XVIIIe siècle, cette anglomanie littéraire fût aussi fréquente que l'anglomanie somptuaire ou politique, qui courait les rues.
A côté de Rabelais, que son époque ne lisait guère, Danton avait placé quelques livres italiens sévèrement choisis. «Tout en dédaignant la littérature frivole, dit Rousselin, et n'ayant jamais lu de roman que les chefs-d'oeuvre consacrés qui sont des peintures de moeurs, il apprit en même temps la langue italienne, assez pour lire le Tasse, Arioste et même le Dante.» M. Manuel Seurat ajoutait, d'après le docteur Robinet, qu'il parlait souvent l'italien avec sa belle-mère, Mme Soldini- Charpentier, dont c'était la langue maternelle.—Telle était la variété originale que ce prétendu ignorant avait su mettre dans son savoir.
Cherchons quelle était l'inspiration oratoire de Danton, c'est-à-dire à quelles idées religieuses, philosophiques et politiques se rattacha l'ensemble de ses discours.
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Si Robespierre se trompa en voulant, d'après Rousseau, créer une religion d'Etat, il eut raison de placer au premier plan de sa politique la solution des questions religieuses. Son erreur même atteste qu'il voyait la vraie difficulté de la Révolution, et que le dénouement, bon ou mauvais, dépendrait de l'attitude prise vis-à-vis des religions. Danton ne parut pas se soucier de ce grand problème, et il n'avait pas, à proprement parler, de politique religieuse. Ses apologistes font de lui (mais sans preuves) un disciple de Diderot. Etait-il athée avec délices, comme le fut, dit-on, André Chénier? Non, ces voluptés de la raison satisfaite ou égarée et de la pensée qui s'exerce spécialement furent étrangères à ce Français actif et heureux de vivre. Il ne philosophe que dans la crise finale, en face de la mort, et, là, d'un mot net, il proclame avec sécurité son sentiment. «Ma demeure sera bientôt dans le néant….» dit-il au Tribunal révolutionnaire et, au commencement de sa défense, il reprend cette courte profession de foi: «Je l'ai dit et je le répète: Mon domicile est bientôt dans le néant et mon nom au Panthéon.» Ce fier aveu ne dut-il pas soulager à demi la conscience du véritable meurtrier de Danton, de ce Robespierre, inquisiteur du Dieu de Jean-Jacques? Il put se dire qu'évidemment sa victime n'était pas orthodoxe.
[Illustration: ATTAQUE DES TUILERIES, LE 10 AOUT 1792]
Il est probable que Danton n'attachait qu'une importance secondaire à ce qui préoccupait si fort son rival. Il semble vouloir ignorer les rapports de la religion et de la politique, par dédain philosophique ou par impuissance naturelle. Quand la question se présente, il l'ajourne systématiquement. Ainsi, le 25 septembre 1792, il répond à Cambon, qui avait proposé de réduire le traitement du clergé: «Par motion d'ordre, je demande que, pour ne pas vous jeter dans une discussion immense, vous distinguiez le clergé en général des prêtres qui n'ont pas voulu être citoyens; occupez-vous à réduire le traitement de ces traîtres qui s'engraissaient des sueurs du peuple, et renvoyez la grande question à un autre moment. (On applaudit.)» Le 30 novembre suivant, il s'oppose à la suppression du salaire des prêtres: «On bouleversera la France, dit-il, par l'application trop précipitée des principes que je chéris, mais pour lesquels le peuple, et surtout celui des campagnes, n'est pas mûr encore.» Et, avec une attitude toute girondine, il affirme sa libre- pensée, et déclare en même temps la religion provisoirement utile au peuple: «On s'est appuyé sur des idées philosophiques qui me sont chères, car je ne connais d'autre bien que celui de l'univers, d'autre culte que celui de la justice et de la liberté…. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale qui auront fait pénétrer la lumière auprès des chaumières, alors il sera bon de parler au peuple morale et philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c'est un crime de lèse-nation que d'ôter au peuple des hommes dans lesquels il peut trouver encore quelque consolation». Quand on tente une solution radicale, quand les hébertistes veulent continuer Voltaire et détruire le christianisme par le ridicule, il accueille mal cette tentative, et parle avec mauvaise humeur contre ces «mascarades antireligieuses», où il ne voit qu'une infraction aux convenances parlementaires. «Il y a un décret, dit-il le 6 frimaire an II, qui porte que les prêtres qui abdiqueront iront apporter leur renonciation au comité. Je demande l'exécution de ce décret; car je ne doute pas qu'ils ne viennent successivement abjurer l'imposture. Il ne faut pas tant s'extasier sur la démarche d'hommes qui ne font que suivre le torrent. Nous ne voulons nous engouer pour personne. Si nous n'avons pas honoré le prêtre de l'erreur et du fanatisme, nous ne voulons pas non plus honorer le prêtre de l'incrédulité: nous voulons servir le peuple. Je demande qu'il n'y ait plus de mascarades antireligieuses dans le sein de la Convention. Que les individus qui voudront déposer sur l'autel de la patrie les dépouilles de l'Eglise ne s'en fassent plus un jeu ni un trophée. Notre mission n'est pas de recevoir sans cesse des députations qui répètent toujours les mêmes mots. Il est un terme à tout, même aux félicitations. Je demande qu'on pose la barrière.» Ici la rondeur et la franchise du langage cachent mal l'incertitude de la pensée. Faute d'idées personnelles sur le problème religieux, Danton incline en apparence vers les sentiments de Robespierre. Le même jour, sa nonchalance à prendre un parti raisonné sur ce point l'entraîne à se prononcer contre les tendances qu'il manifestera au Tribunal révolutionnaire, et à accepter officiellement la croyance à l'Être suprême. Que dis-je, à accepter? c'est lui qui le premier proposa la religion d'Etat rêvée par Robespierre, et, dans un instant de défaillance morale ou par une tactique parlementaire vraiment trop compliquée, se fit l'interprète des conceptions mystiques de son adversaire. Oui, seize jours après la fête de la Raison, où certains dantonistes avaient déployé le même zèle que les hébertistes, quand les échos de l'hymne philosophique retentissaient encore à Notre-Dame, Danton, sous prétexte de donner une centralité à l'instruction publique, demanda que le peuple pût se réunir dans un vaste temple, orné et égayé par les arts, et il ajoutait: «Le peuple aura des fêtes dans lesquelles il offrira de l'encens à l'Être suprême, au maître de la nature: car nous n'avons pas voulu anéantir la superstition pour établir le règne de l'athéisme.» Et, avec un visible embarras, il vantait l'influence des fêtes nationales et les bons effets de l'instruction publique, en termes contradictoires avec sa proposition jacobine d'organiser une religion d'Etat déiste, en termes qu'on eût dit empruntés à Diderot ou à Condorcet.
Il y eut alors, parmi les dantonistes qui ne faisaient pas partie de l'entourage intime, un instant d'étonnement, de stupeur. Thuriot, sur la motion duquel la Convention avait assisté à la fête de la Raison, feignit de n'avoir pas entendu la motion robespierriste de son ami: «Mais ce que demande Danton est fait, dit-il. Le Comité d'instruction publique est chargé de vous présenter des vues sur cet objet». Et il fit mettre à l'ordre du jour d'une prochaine séance le débat sur l'organisation de l'instruction publique. Quant à la proposition de Danton, on la renvoya au Comité, sans spécifier qu'il s'agissait du culte de l'Être suprême ou de la tenue des fêtes nationales. C'est ainsi que les dantonistes firent échouer l'intrigue si habile de Robespierre et réparèrent la défaillance de leur chef. Il y eut là, semble-t-il, un incident vif et grave, où il faut voir, non un acte d'hypocrisie de Danton, mais cette incapacité religieuse qui lui a été si durement reprochée par Edgar Quinet.
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La métaphysique, comme on disait alors, n'était pas moins étrangère à la politique de Danton que les idées religieuses. Il n'affectait pas, à proprement parler, de principes. Il laissait Robespierre prêcher à son aise l'Evangile de Jean-Jacques et ne semblait pas croire aux vérités sociales, pas plus qu'au déisme, dont ces vérités étaient pour Robespierre la conséquence naturelle. Les idées morales, telles que les entendaient les adeptes du Contrat social, n'inspirent nulle part son éloquence. Il ne catéchise jamais. A l'expérience seule il emprunte ses vues et ses conseils, et son empirisme était bien fait pour plaire à nos modernes positivistes.
Ceux-ci, cependant, exagèrent: si l'éloquence de Danton n'avait jamais procédé que de faits tangibles ou démontrables, elle n'eût pas agi sur ses contemporains. Danton repoussait, je l'admets, Dieu et l'immortalité de l'âme: mais il croyait d'instinct, et comme on croit en religion, aux deux divinités incontestées de la Révolution: la Justice et la Patrie. Ce sont les deux idées indémontrées grâce auxquelles son éloquence touche les coeurs et pousse les hommes au seul genre d'action que ne puisse conseiller une philosophie utilitaire: au sacrifice. Lui-même est prêt à donner sa vie pour le succès de la Révolution, et il ne croit pas faire un marché de dupe, quoiqu'il n'espère aucun salaire ultérieur. Il avait donc certaines croyances irraisonnées, contraires ou supérieures au bon sens, par lesquelles il réchauffait sa parole et faisait germer dans les âmes l'enthousiasme et le goût de cette générosité absurde et divine qui porta nos pères à mourir pour cette abstraction, la Patrie, et pour cette chimère, la justice.
Ainsi, les robespierristes calomniaient ce juste et ce patriote quand ils l'accusaient de ne point croire à la morale. Il avait, lui aussi, une morale; sans morale eût-il pu se faire entendre du peuple qui, réuni, ne comprend pas la langue de l'intérêt? Mais cette morale de Danton, plus sommaire que celle de Robespierre, se réduisait à un double postulatum, sur lequel il évitait même de disserter. Robespierre, du haut de la tribune, raisonne sa morale, la professe, la prêche et ne craint pas d'être pédant. Danton constate en lui-même et chez autrui l'existence des deux sentiments dont nous avons parlé, et il en fait l'inspiration, la flamme de son éloquence, sans chercher à les démontrer, à les expliquer.
Si les principes diffèrent chez ces deux orateurs, leur but n'est pas le même. Robespierre, à l'exemple de Rousseau, rêve de moraliser le monde. Danton n'a pas ces visées ambitieuses: il ne cherche pas à réformer l'homme intérieur, mais à entourer ses concitoyens des meilleures conditions matérielles pour vivre dans la liberté, l'égalité et la fraternité. Il ne tend pas à faire violence au génie de la nation et à changer Athènes en Sparte, comme on disait alors. Il conseillerait plutôt à la race française d'abonder dans son propre sens, de développer ses qualités héréditaires et d'être heureuse conformément à son caractère. Mais il ne croit pas que les gouvernants aient charge d'âme ni que les députés à la Convention soient des professeurs de morale. Ils auront, d'après lui, rempli leur tâche, s'ils résolvent les difficultés de l'heure présente, s'ils chassent l'ennemi du sol français, s'ils abattent à l'intérieur les partisans de l'ancien régime, s'ils donnent à la France l'indépendance et la liberté.
Il suit de là que la politique de Robespierre se meut tout entière dans le passé et dans l'avenir, qu'elle tient un compte énorme des idées, un compte médiocre des faits. La politique de Danton ne s'occupe que des sentiments et des choses de l'heure présente. Robespierre donne une direction aux hommes. Danton leur indique le moyen de se tirer d'affaire le jour même. Rarement Robespierre dit ce qu'il faut faire, dans telle circonstance. Toujours Danton indique la mesure à prendre immédiatement.
C'est sa force, c'est la raison de son influence décisive en vingt conjonctures importantes. Mais c'est aussi le secret de sa faiblesse et la raison de sa chute. Il se condamnait, par son affectation d'empirisme, à toujours réussir. Les échecs de Robespierre le relevaient: c'était méchanceté des hommes et nouvelle preuve de la nécessité de les rendre meilleurs. Les échecs de Danton le diminuaient: c'était un démenti à sa perspicacité, à son génie. La morale dont se couvrait Robespierre fut son bouclier: si on n'eût fait croire que c'était là un masque, si on n'eût montré en lui le Tartufe, eût-on jamais pu lui ôter l'amour de ce peuple si sensible aux idées morales? Eût-on jamais pu, si coupable qu'il fût, le vaincre et l'abattre sans le calomnier? Au contraire, le peuple abandonna Danton dès qu'il fut vaincu, parce que sa politique affectait de reposer en partie sur l'habileté et l'audace. Il ne fut pleuré que d'une élite qui avait compris sa pensée et pénétré son coeur.
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Précisons maintenant et demandons à Danton lui-même les éléments de sa politique. Nous savons en général quelle fut son invention oratoire: empruntons des exemples à ses discours.
Voici d'abord une protestation formelle contre la «métaphysique» en politique: «Une révolution, dit-il le 5 pluviôse an II, ne peut se faire géométriquement.» La Convention n'est pas pour lui un concile destiné à définir la morale, à incliner ou contraindre les âmes dans un sens meilleur: «Nous ne sommes, sous le rapport politique, dit-il, qu'une commission nationale que le peuple encourage par ses applaudissements.»
Robespierre, dépositaire de l'orthodoxie, admet ou rejette, selon la nuance des opinions. Il ne faut être à ses yeux ni en deçà ni au delà de la vérité. Cette ferme certitude exclut la tolérance, la conciliation: ceux qui pensent autrement sont les méchants: point de pacte avec eux. Danton, en sceptique, provoque au contraire les adhésions, appelle et attire toutes les bonnes volontés: c'est que la Patrie et la Justice sont des divinités bienveillantes: «Rapprochons-nous, rapprochons-nous fraternellement….» «Je ne veux pas que vous flattiez tel parti plutôt que tel autre, mais que vous prêchiez l'union.» Il n'a de colère que contre ceux qui se cantonnent et s'excluent les uns les autres: «Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut de la République, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie; je vous mets tous sur la même ligne.» C'est au nom de la raison qu'il affecte de convoquer les hommes, recherchant les mots de ralliement les plus généraux, les bannières les plus larges: «L'énergie, dit-il, fonde les républiques; la sagesse et la conciliation les rendent immortelles. On finirait bientôt par voir naître des partis. Il n'en faut qu'un, celui de la raison….». Robespierre aurait dit: «Il n'en faut qu'un, celui de la vertu», et Robespierre ne voyait de vertu que dans l'évangile du Vicaire savoyard.
La défaite ou la victoire de la vertu, voilà le cheval de bataille de Robespierre. Contre qui les ennemis intérieurs sont-ils coalisés? Contre le peuple? Contre la Révolution? Dites plutôt: contre la vertu. Par ce terme abstrait, que désigne au fond l'orateur moraliste? Ses partisans, ou mieux ses coreligionnaires en Jean-Jacques. Partout où il dit la vertu, Danton dit plutôt la France; par exemple, le 30 mars 1793: «Non, la France ne sera pas réasservie», ou le 21 janvier de la même année: «La France entière ne saura plus sur qui poser sa confiance.» Aux entités de son rival il oppose des réalités vivantes et actuelles. La patrie, pour lui, est-ce, comme Robespierre, une réunion idéale d'âmes possédées de la vérité, est-ce une patrie mystique? Non, ce sont des personnes, des villes, un sol, c'est Paris, c'est Arcis-sur-Aube, c'est la France, cette France qu'on ne peut quitter. Qui ne se représente, sans effort, Robespierre, en exil, se consolant avec sa pensée, jouissant de sa cité idéale qu'il a emportée avec lui et y vivant comme à Paris ou à Arras? Mais s'imagine-t-on Danton loin de la France? Emporte-t-on sa patrie sous la semelle de ses souliers? [Note: Convention, séance du 18 nivôse, an III: «Legendre: Ecoutez ce mot d'un de vos collègues qui a été guillotiné. Il avait été prévenu du sort qui l'attendait; quelques jours avant qu'il fut arrêté, on lui conseillait de fuir: «Eh quoi! répondit-il, emporte-t-on sa patrie sous la semelle de ses souliers?» Plusieurs voix: C'est Danton! Legendre: L'histoire et la postérité jugeront l'homme qui a prononcé ces paroles.»]
Il suit de là que, si Robespierre s'inquiète surtout des ennemis intérieurs, des hétérodoxes, Danton s'inquiète davantage de repousser l'invasion allemande. Ces disputes sur les principes, si chères à Robespierre, il les écarte comme byzantines. «Toutes nos altercations tuent-elles un Prussien?» Il n'est rien, d'après lui, qui ne doive tendre à fonder d'abord l'indépendance du pays en chassant l'étranger. S'il dit, avec la brutalité du temps: Il faut tuer les ennemis intérieurs, il ajoute aussitôt: pour triompher des ennemis extérieurs. Plus son pâle et mystique rival se tourmente des progrès de l'erreur et du vice, plus Danton s'exalte pour sauver la patrie. On sait comment il arma la nation, excita l'enthousiasme, et parla aux Français au nom de la France. Ses paroles vivent encore: «Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie. (On applaudit.) Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée.» C'est dans ce sens qu'il pouvait dire: «Faisons marcher la France, et nous irons glorieux à la postérité.» Il apparaît à nos yeux, en effet, comme la personnification de la patrie en danger, de la patrie sauvée.
Cette patrie, il en affirme la personnalité à toute occasion, et il aime à en proclamer l'unité, et cela par des images sensibles, sans mysticisme de langage: «Les citoyens de Marseille, dit-il, veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque.» Et il venait de s'écrier dans le même discours: «Aucun de nous n'appartient à tel ou tel département: il appartient à la France entière.»
Il voit volontiers la France sous les traits de Paris, et il comprend qu'à cette heure de crise la capitale doit réellement commander au reste du corps. Sans aller jusqu'à la naïve adoration du bon Anacharsis Cloots, qui regardait Paris comme la Mecque du genre humain, Danton défend et loue «le peuple de Paris, peuple instruit, peuple qui juge bien ceux qui le servent, peuple qui se compose de citoyens pris dans tous les départements…, qui sera toujours la terreur des ennemis de la liberté. Paris est le centre où tout vient aboutir; Paris sera le foyer qui recevra tous les rayons du patriotisme français, et en brûlera tous les ennemis. On n'entendra plus de calomnies contre une ville qui a créé la liberté, qui ne périra pas avec elle, mais qui triomphera avec la liberté et passera avec elle à l'immortalité».
Telle est l'idée que Danton se fait de la patrie et de Paris qui en est la tête, idée nette et concrète. De même, le peuple n'est pas pour lui une force mystérieuse, une abstraction: ce sont des Français, ouvriers et paysans, répandus sur les places publiques, dans leur costume de travail, ou courbés sur leurs outils, ou en marche vers la frontière. Tandis que Robespierre divinise le peuple, comme un instrument de Dieu, et s'abîme devant lui en méditations, Danton le coudoie dans les rues de Paris, le voit en chair et en os, lui parle familièrement. La fraternité n'est pas pour lui, comme pour Robespierre, un agenouillement devant le dieu du Vicaire savoyard: c'est un repas en commun, entre braves gens du même pays. On dit qu'à Arcis il mangeait fenêtres ouvertes, mêlé à tous. C'est ainsi qu'il comprend la fraternité, et qu'il l'explique à la Convention: «Il faut, dit-il, que nous ayons la satisfaction de voir bientôt ceux de nos frères qui ont bien mérité de la patrie en la défendant, manger ensemble et sous nos yeux à la gamelle patriotique.» Et il aime à dire à ses collègues: «Montrez-vous peuple…. Il faut que la Convention soit peuple.»
Il sut donc parler au coeur de ses contemporains, quoiqu'il ait dit une fois: «Je ne demande rien à votre enthousiasme, mais tout à votre raison.» Il prétend, en effet, à une politique purement raisonnable, uniquement inspirée de l'expérience et du bon sens, et c'est là l'autre face de son génie. Lui-même, au lendemain des plus nuageuses dissertations de Robespierre, se plaît à exagérer son empirisme, à parler de la machine politique, dont le gouvernement est la grande roue à laquelle il faut, en cas de besoin, adapter une manivelle. S'il conseille une mesure, c'est sous une forme aussitôt applicable, c'est à un besoin de l'heure même qu'il répond, c'est à l'instant même qu'on devra exécuter le décret proposé. Ainsi, à propos de la défense de la Belgique: «Je demande, dit-il, par forme de mesure provisoire, que la Convention nomme des commissaires qui, ce soir, se rendront dans toutes les sections de Paris, convoqueront les citoyens, leur feront prendre les armes, et les engageront, au nom de la liberté et de leurs serments, à voler à la défense de la Belgique.» De même, quand il s'agit de révolutionner la Hollande: «Faites donc partir vos commissaires; soutenez-les par votre énergie; qu'ils partent ce soir, cette nuit même.» Et il répète dans la même séance: «Que vos commissaires partent à l'instant…, que demain vos commissaires soient partis.» Par là, il ne donne pas seulement à la Convention le goût de la promptitude, si utile à une politique de défense nationale, il rassure aussi les esprits effrayés par les désastres récents, il ôte aux hommes le temps de la réflexion, du découragement, il remplit sans cesse par de nouveaux actes le vide que tant de mécomptes faisaient dans les coeurs. Ce politique habile ne laissa pas à la nation un instant pour douter et, tant que dura sa toute-puissance, la France fut heureuse, car elle ne cessa d'agir.
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Ainsi, l'âme de l'éloquence de Danton était le patriotisme; ses moyens, l'expérience et le bon sens. Est-ce tout? N'y a-t-il pas à démêler d'autres éléments? On a parlé souvent, à propos de ce tribun, de terrorisme et de modérantisme. Peut-on juger son éloquence, sans savoir s'il était un homme de sang ou un homme de réaction et s'il méritait ces deux reproches qui, partis de camps opposés, ne s'excluent pas forcément entre eux? La réponse se trouve dans les livres de MM. Bougeart et Robinet, après qui l'histoire et l'apologie de Danton ne sont plus à faire. Mais toute politique a deux faces: action et réaction. Après avoir provoqué, on arrête ou on ramène. Après avoir détruit, on fonde. Quel rôle ces tendances diverses jouent-elles dans l'éloquence de Danton?
Nous savons qu'il n'était pas haineux, et les mémoires du royaliste Beugnot nous le montrent humain et obligeant. L'effusion du sang est- elle un de ses motifs oratoires? Voici les journées de septembre: Marat les loue, les Girondins les excusent. Que fait Danton, je ne dis pas dans la légende, mais dans l'histoire? Il y assiste avec tristesse, reste à son poste, tandis que Roland et les autres ministres veulent déserter, et se garde de toute parole d'approbation. C'est une calomnie trop légèrement acceptée, même par ses apologistes, que de lui prêter cette distinction cynique entre le ministre de la Révolution et le ministre de la justice. Le propos n'est pas prouvé: j'ai le droit de le dire inventé. Et à la tribune? A la tribune, il ne parla qu'une fois des journées de septembre (10 mars 1793), et voici en quels termes: «Puisqu'on a osé, dans cette assemblée, rappeler ces journées sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que si un tribunal eût alors existé, le peuple, auquel on a si souvent, si cruellement reproché ces journées, ne les aurait pas ensanglantées; je dirai, et j'aurai l'assentiment de tous ceux qui auront été les témoins de ces mouvements, que nulle puissance humaine n'était dans le cas d'arrêter le débordement de la vengeance nationale.»
Mais ne poussa-t-il pas, dans cette même séance, à l'organisation du Tribunal révolutionnaire? N'est-il pas un complice du système terroriste? Il le fut, mais à son corps défendant, quand d'autres s'y complaisaient. Loin de nous l'idée de glorifier aucun des meurtres de la Révolution: l'usage de la peine de mort fut, si l'on veut, sa tache et sa perte. Mais enfin comment ne pas distinguer Danton et Marat, dont la sensibilité barbare se réjouit de la mort des anciens oppresseurs du peuple, ou de Robespierre qui, quoi qu'en dise M. Hamel, parait avoir allègrement remercié son Dieu quand l'échafaud le délivrait des ennemis de la vertu?
Quand Danton parlait du débordement de la vengeance nationale, il disait le fond de sa pensée politique. Il lui semblait que, si l'on voulait garder la direction du mouvement, il fallait faire une part à la colère du peuple, à ces haines héréditairement transmises depuis tant de siècles et accrues encore par la permanence des griefs. Faire la part du sang! Chose horrible, qui n'était pas nécessaire, mais qu'il crut, avec ses contemporains, indispensable. Sa politique fut d'élever un échafaud pour empêcher des massacres, pour porter du moins quelque lumière et quelque choix dans la «vengeance nationale». Et, ce qui condamne cette mesure, c'est qu'au lieu de vengeance, on fut obligé de dire justice! Quoi qu'il en soit, reconnaissons que Danton, de bonne foi, fit le possible pour que la Révolution gardât quelque mesure envers ses ennemis, et, dès la première séance de la Convention, il développa cette idée qu'il faut faire faire justice au peuple pour qu'il ne la fasse pas lui-même. Il combat généreusement le soupçon, ce pourvoyeur de la guillotine qu'encourage sans cesse l'orthodoxie défiante de Robespierre: «Je vous invite, citoyens, à ne pas montrer cette envie de trouver sans cesse des coupables…. Laissons à la guillotine de l'opinion quelque chose à faire.»
Et les Girondins? et le 31 mai?—Danton n'est pas homme à reculer devant les responsabilités: «Je le proclame à la face de la France, dit-il peu de jours après ces événements, sans les canons du 31 mai, sans l'insurrection, les conspirateurs triomphaient, ils nous donnaient la loi. Que le crime de cette insurrection retombe sur nous; je l'ai appelée, moi, cette insurrection, lorsque j'ai dit que s'il y avait dans la Convention cent hommes qui me ressemblassent, nous résisterions à l'oppression, nous fonderions la liberté sur des bases inébranlables.» Mais s'il condamnait la politique des Girondins, il aimait leurs personnes, il estimait leurs talents, il avait fait le possible pour les rallier: «Vingt fois, disait-il à Garat, je leur ai offert la paix; ils ne l'ont pas voulue: ils refusaient de me croire, pour conserver le droit de me perdre.» Il se résigna à les écarter des affaires, dans l'intérêt public. Mais les destinait-il à l'échafaud? Garat, qui alla le voir au moment où il fut question de juger la Gironde, lui prête une attitude bien conforme à son caractère: «J'allai, dit-il, chez Danton: il était malade; je ne fus pas deux minutes avec lui sans voir que sa maladie était surtout une profonde douleur et une grande consternation de tout ce qui se préparait. Je ne pourrai pas les sauver, furent les premiers mots qui sortirent de sa bouche, et, en les prononçant, toutes les forces de cet homme qu'on a comparé à un athlète, étaient abattues, de grosses larmes tombaient le long de ce visage dont les formes auraient pu servir à représenter celui d'un Tartare: il lui restait pourtant encore quelque espérance pour Vergniaud et Ducos.» [Note: Garat, Mémoire sur la Révolution ou exposé de ma conduite dans les affaires et dans les fonctions publiques, Paris, an III, in-8°, p. 187.—Il ne savait pas haïr, et un jour, à propos d'un homme qu'il fréquentait sans l'estimer, il disait ces paroles fraternelles, dignes de Térence: «Je vois souvent X…, dont le caractère atrabilaire ne m'inspire aucune confiance; je sais qu'il me dénigre toutes les fois qu'il en trouve l'occasion; je pourrais au besoin produire plus d'un témoin: en voilà plus qu'il ne faut sans doute pour cesser de voir cet homme. Eh bien, quand je pense que je l'ai vu dès l'enfance lutter contre sa mauvaise fortune; que je lui ai fait un peu de bien; que je puis encore lui être utile, alors je m'oublie moi-même pour le plaindre d'être si malheureusement né; sa présence devient une espèce d'étreinte qui m'ôte jusqu'à la force d'examiner sa conduite envers moi.» Notes et souvenirs de Courtois (de l'Aube), publiés par le Dr Robinet dans la revue La Révolution française, t. XII, p. 1.000.]
Il accepte donc la terreur comme une nécessité, il ne l'aime pas. Il parle de ces mesures de salut public d'un tout autre accent que Robespierre et que Marat. Quant aux chimères politiques, ce prétendu démagogue les écarte en toute occasion; il s'oppose énergiquement à l'adoption de lois agraires et rassure les propriétaires du haut de la tribune. La République qu'il rêve n'est point une Sparte, encore moins une démagogie. On l'a appelé barbare. Danton barbare! Ecoutez-le lui- même: «Périsse plutôt le sol de la France que de retourner sous un dur esclavage! Mais qu'on ne croie pas que nous devenions barbares: après avoir fondé la liberté, nous l'embellirons.» Il croit que quand le temple de la liberté sera assis, il faudra le décorer. Et il ajoute: «Nous n'avons point fondé une république de Wisigoths; après l'avoir solidement instruite, il faudra bien s'occuper de la décorer.»
Si, au fond du coeur, il n'est pas terroriste, ne serait-il, comme le veulent Saint-Just et Robespierre, qu'un modérantiste, qu'un faux révolutionnaire? Il a répondu d'avance à cette accusation hypocrite, le jour où il s'est écrié à la tribune: «Il vaudrait mieux outrer la liberté et la Révolution, que de donner à nos ennemis la moindre espérance de rétroaction.» Et il avait dit déjà: «Faites attention à cette grande vérité, c'est que, s'il fallait choisir entre deux excès, il vaudrait mieux se jeter du côté de la liberté que de rebrousser vers l'esclavage.» Voici d'ailleurs la nuance exacte de son prétendu modérantisme: «Déclarons, dit-il à la tribune de la Convention, que nul n'aura le droit de faire arbitrairement la loi à un citoyen; défendons contre toute atteinte ce principe: que la loi n'émane que de la Convention, qui seule a reçu du peuple la faculté législative: rappelons ceux de nos commissaires qui, avec de bonnes intentions sans doute, ont pris les mesures qu'on nous a rapportées, et que nul représentant du peuple ne prenne désormais d'arrêté qu'en concordance avec nos décrets révolutionnaires, avec les principes de la liberté, et d'après les instructions qui leur seront transmises par le comité de salut public. Rappelons-nous que, si c'est avec la pique que l'on renverse, c'est avec le compas de la raison et du génie qu'on peut élever et consolider l'édifice de la société…. Oui, nous voulons marcher révolutionnairement, dût le sol de la République s'anéantir, mais, après avoir donné tout à la vigueur, donnons beaucoup à la sagesse; c'est dela constitution de ces deux éléments que nous recueillerons les moyens de sauver la patrie.» Si nous faisions une histoire suivie de la politique de Danton, nous rappellerions que ses amis, d'accord avec lui, voulaient, il est vrai, un Comité de clémence. Mais était-ce réaction,—ou justice? Et les robespierristes eux-mêmes n'y songeaient- ils pas? La clémence ne devait-elle pas être le don de joyeux avènement du pontife-dictateur? La clémence! chaque parti ne l'ajournait que parce qu'il voulait la confisquer à son profit, parce qu'il comprenait que par elle seule un gouvernement pourrait s'établir. Robespierre voulait, lui aussi, la clémence: mais il la voulait robespierriste, et non dantonienne. Toutefois, ces considérations sont étrangères à l'étude des idées oratoires de Danton: nulle part, dans ses discours, il n'use de cet argument; jamais, en public, il n'aborde ce thème, même par voie d'allusion. Il parle de raison, de sagesse, non de clémence: il sait trop bien le parti terrible que ses rivaux tireraient contre lui, aux yeux du peuple encore altéré de vengeance et affolé de peur, d'un mot que tout homme éclairé portait alors gravé au fond du coeur et que, seul, le pauvre Camille Desmoulins osa prononcer.
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Tels sont les éléments de l'inspiration oratoire de Danton. Sa force, on le voit, fut dans son patriotisme et dans son bon sens pratique. Sa faiblesse, nous l'avons déjà indiqué, fut précisément d'affecter l'empirisme, de se taire sur les principes, d'appeler le gouvernement une roue, une manivelle, de se condamner, en ne s'appuyant pas sur les idées supérieures dont vit le peuple, à une infaillibilité perpétuelle de prévision et de succès. Il semble presque, à lire ses discours que les échecs ne viennent jamais des torts, mais des fautes, que l'habileté est la reine du monde, que la vertu n'est pas indispensable pour fonder et faire vivre un gouvernement. Et puis cet homme si moral, si désintéressé, prête aux autres les vices et les bassesses dont lui-même est exempt. Il croit trop à la puissance de l'argent; il parle trop souvent d'argent à la tribune, quand Robespierre n'y parlait que des principes. Le 18 octobre 1792, à propos de sa reddition de comptes, n'est-il pas forcé de reconnaître qu'il a plus dépensé que ses collègues pour de secrètes mesures révolutionnaires? En septembre 1793, il croit et il déclare qu'avec de l'or on vaincra l'insurrection lyonnaise: «Les revers que nous éprouvons, dit-il, nous prouvent qu'aux moyens révolutionnaires nous devons joindre les moyens politiques. Je dis qu'avec trois ou quatre millions nous eussions déjà reconquis Toulon à la France, et fait pendre les traîtres qui l'ont livrée aux Anglais. Vos décrets n'y parvenaient pas. Eh bien! l'or corrupteur de vos ennemis n'y est-il pas entré? Vous avez mis cinquante millions à la disposition du comité de salut public. Mais cette somme ne suffit pas. Sans doute, vingt, trente, cent millions seront bien employés, quand ils serviront à reconquérir la liberté. Si à Lyon on eût RÉCOMPENSÉ le patriotisme des sociétés populaires, cette ville ne serait pas dans l'état où elle se trouve. Certes, il n'est personne qui ne sache qu'il faut des dépenses secrètes pour sauver la patrie.» Tout le monde le savait, en effet. Mais dans ces premiers temps de la liberté, on rougissait de parler d'argent à la tribune. Corrompre ses ennemis, c'était un expédient sur lequel on aimait à se taire. Quant à reconnaître pécuniairement le zèle des républicains, un tel cynisme n'était pas encore entré dans les moeurs. On eut honte, quand on entendit Danton regretter à la tribune qu'on n'eût pas récompensé le patriotisme des sociétés populaires. C'était là un langage nouveau, que personne encore n'avait tenu dans la Révolution, pas même Mirabeau. Danton n'effleura ce thème que deux fois; mais son éloquence l'y déconsidéra.
Il parut corruptible, lui qui se vantait de corrompre. Ceux qui lancèrent contre lui l'accusation mensongère de vénalité, accusation aujourd'hui réfutée, mais indélébile, connaissaient trop la nature humaine pour ignorer qu'un homme vénal prodigue au contraire les protestations vertueuses et parle plus qu'un autre de conscience et de probité. Qui avait fait sonner plus haut son désintéressement que Mirabeau? Si Danton, lui aussi, eût été payé, ne se fût-il pas gardé de parler de vénalité, de corruption? Mais la calomnie n'en fit pas moins son chemin, et le peuple ne pardonna pas à Danton son goût pour les dépenses secrètes et l'argent qu'il avait manié pendant son ministère. Le préjugé vulgaire qu'à toucher de l'or on s'enrichit diminua le prestige du grand tribun, et, en ouvrant la voie à la calomnie, ôta de l'autorité à son éloquence.
Il faut reconnaître, avant de passer de l'étude des idées à celle du style, que cette unanimité des contemporains à refuser aux discours de Danton un mérite littéraire qu'on accordait à Robespierre, que ce soin que prennent tous les mémorialistes de l'appeler, ou à peu près, le Mirabeau de la populace, qu'un tel accord dans l'appréciation de son éloquence ne peut être entièrement l'effet d'une entente mensongère. L'éloquence de Danton déconcertait, sinon le peuple, du moins ses collègues, et surtout les lettrés, qui étaient nombreux encore à la Convention. Est-ce un effet de ce cynisme qu'on lui attribue? Emaillait- il ses discours d'apostrophes à la Duchesne? Il est impossible d'extraire de ses oeuvres oratoires une seule parole, je ne dis pas obscène ou grossière, mais simplement déplacée. Manqua-t-il jamais aux convenances parlementaires? Il en semble au contraire le gardien intolérant. Il s'oppose aux mascarades anticatholiques dans la Convention et à ces défilés incessants de processions chantantes ou hurlantes. L'antipathie des lettrés pour son éloquence ne venait donc pas des motifs qu'ils alléguaient, mais, sans qu'ils s'en rendissent bien compte, de ce que Danton rejetait les règles de la rhétorique traditionnelle. Ses harangues ne sont ni composées, ni écrites comme celles des anciens ou même de Mirabeau et de Robespierre.
D'abord, les idées chez Danton ne sont pas distribuées comme on le veut au collège. Les orateurs classiques ne traitent qu'un sujet à la fois et recherchent avant tout l'unité d'intérêt. L'improvisateur Danton n'observe pas toujours cette loi: il lui arrive de traiter toutes les questions du jour, dans le même discours, en les plaçant d'après leur ordre d'urgence. Il veut répondre, en une seule fois, à toutes les préoccupations présentes, et donner des solutions à toutes les difficultés pendantes. Ainsi le 21 janvier 1793, il traite, à propos de l'assassinat de Le Peletier, dans un discours de moyenne étendue, jusqu'à sept sujets différents:
1° Eloge funèbre de Le Peletier; 2° opinion de Danton sur Petion; 3° attaques violentes contre Roland; 4° des visites domiciliaires; 5° nécessité d'augmenter les attributions du Comité de sûreté générale; 6° nécessité de faire la guerre à l'Europe avec plus d'énergie; éloge du courage des soldats; 7° proposition d'enlever au ministre de la guerre une partie de ses fonctions qui l'écrasent.
Et cependant l'incohérence n'est ici qu'apparente: toutes ces questions si diverses se tiennent, dans l'esprit de l'auditeur, par un lien que Danton croit inutile de lui montrer. Ces mesures multiples répondent toutes à une même préoccupation et tendent à un seul but: le salut immédiat de la Révolution. A distance, il nous semble que les transitions manquent: mais pour l'auditeur de 1793, dont ces idées étaient toute l'âme, point n'était besoin d'artifice pour que son attention passât d'un objet à un autre. Au contraire: les lenteurs, parfois utiles, de la rhétorique, l'eussent fait languir. Dans cette époque de crise (et quelle époque! le jour même de la mort de Louis XVI!) où des soucis bien divers s'éveillaient au même instant dans le même esprit, quelle satisfaction n'était-ce pas d'obtenir à la fois autant de réponses rassurantes qu'on se faisait de questions anxieuses! Quelle source d'autorité pour un orateur que de pouvoir, par cette simultanéité des arguments, faire taire les doutes et calmer les inquiétudes à l'instant même où on les sentait naître!
Parfois aussi, par un procédé contraire, Danton sait concentrer sur un seul point l'attention perfidement dispersée par un orateur ennemi. Citons intégralement, comme un modèle d'unité apparente et réelle, le discours qu'il prononça dans la séance du 25 septembre 1792, en réponse aux accusations girondines si variées et si incohérentes:
«C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la République française, que celui qui amène entre nous une explication fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu'il sera démasqué. On parle de dictature, de triumvirat. Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et indéterminée; celui qui l'a faite doit la signer; je le ferais, moi, cette imputation dût-elle faire tomber la tête de mon meilleur ami. Ce n'est pas la députation de Paris prise collectivement qu'il faut inculper; je ne chercherai pas non plus à justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai donc que de moi.
«Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la vigueur de mon caractère, j'ai apporté dans le conseil toute l'activité et tout le zèle du citoyen embrasé de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser à cet égard, qu'il se lève, et qu'il parle. Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti républicain, ce qu'étaient celles de Royou pour le parti aristocratique: c'est Marat. Assez et trop longtemps, l'on m'a accusé d'être l'auteur des écrits de cet homme. J'invoque le témoignage du citoyen qui vous préside [Petion]. Il lut, votre président, la lettre menaçante qui m'a été adressée par ce citoyen; il a été témoin d'une altercation qui a eu lieu entre lui et moi à la mairie. Mais j'attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été enfermé ont ulcéré son âme…. Il est très vrai que d'excellents citoyens ont pu être républicains par excès, il faut en convenir; mais n'accusons pas pour quelques individus exagérés une députation tout entière. Quant à moi, je n'appartiens pas à Paris; je suis né dans un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir; mais aucun de nous n'appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l'intérêt public.
«Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. Eh bien! portons-la, cette loi, portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais, après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l'égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu'il est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs. La France doit être un tout indivisible. Elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l'unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu'elle va établir l'unité de représentation et d'exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous le jure, nos ennemis sont morts. (On applaudit.)»
Ce n'est peut-être pas là le plus beau discours de Danton: mais nulle part il n'a montré plus de simplicité, une éloquence plus familière, une aversion plus marquée pour la rhétorique scolaire.
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C'est pourquoi, j'imagine, on le traitait ainsi d'orateur populaire, non qu'il montât sur les bornes (c'est une vision de Michelet), mais parce qu'il pratiquait une rhétorique nouvelle, née des besoins de l'heure présente. Autre audace littéraire, qui devait scandaliser l'académicien d'Arras! il supprimait souvent avec l'exorde toute indication préalable du sujet. Il se levait pour la riposte ou l'attaque à la seconde même où l'occasion le voulait et entrait aussitôt au milieu des choses. C'est une règle de la rhétorique qu'à un sujet important il faut un exorde grave et de haut style. Or, quel sujet plus tragique que la discussion sur la manière de juger Louis XVI? Voyez comme Danton débute simplement: «La première question qui se présente est de savoir si le décret que vous devez porter sur Louis sera, comme tous les autres, rendu à la majorité.» Le 8 mars 1793, on discutait le rapport de Delacroix. Les circonstances étaient tristes et les affaires de Belgique allaient mal. Robespierre parla et débuta par un exorde classiquement adapté aux circonstances: «Citoyens, quelque critiques que paraissent les nouvelles circonstances dans lesquelles se trouvent la république, je n'y puis voir qu'un nouveau gage du succès de la liberté….» Danton, qui lui succéda à la tribune, affecta au contraire une simplicité nue dès les premiers mots: «Nous avons plusieurs fois, dit-il, fait l'expérience que tel est le caractère français, qu'il lui faut des dangers pour trouver toute son énergie. Eh bien! ce moment est arrivé.»
Mais il commit, en matière d'exorde, de plus fortes hérésies littéraires. Le croira-t-on? Il commença souvent ses discours par la conjonction et,—en démagogue qu'il était! Ainsi le 15 juillet 1791, aux Jacobins, il débute en ces termes: «Et moi aussi, j'aime la paix, mais non la paix de l'esclavage.» Et à la Convention, le 29 octobre 1792, à propos d'une proposition d'Albitte et de Tallien: «Et moi, je demande à l'appuyer. J'ai peine à concevoir….» Suit un des plus longs discours qu'il ait prononcés. Enfin, le 2 décembre 1793, un citoyen se présente à la barre et commence la lecture d'un poème à la louange de Marat: Danton l'interrompt: «Et moi aussi j'ai défendu Marat contre ses ennemis, et moi aussi j'ai apprécié les vertus de ce républicain; mais, après avoir fait son apothéose patriotique, il est inutile d'entendre tous les jours son éloge funèbre et les discours ampoulés sur le même sujet:
Il nous faut des travaux, et non pas des discours.
«Je demande que le pétitionnaire nous dise clairement et sans emphase l'objet de sa pétition.»
Clairement et sans emphase, c'est bien là la devise littéraire de Danton. Mais s'il supprime souvent l'exorde, ce n'est pas négligence chez lui, c'est habileté consommée: il se fait plus bref pour frapper plus fort. Quand l'exorde est nécessaire, nul ne sait en user avec plus d'art. Violemment accusé par Lasource (26 septembre 1792), il n'entre pas tout d'un coup dans sa justification, mais il prépare les auditeurs par ce préambule ironique: «Citoyens, c'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la République française, que celui qui amène entre vous une explication fraternelle.»
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On pourrait appliquer les mêmes remarques aux autres parties du discours. Ainsi, pas de péroraison. Dans les preuves, Danton viole à plaisir les règles adorées de Robespierre. Sa dialectique est décousue. Ses arguments ne se succèdent pas dans l'ordre enseigné dans les manuels. Il effleure un motif, passe à un autre, puis revient au premier qu'il quitte pour y revenir une dernière fois et s'y fixer. D'autres convainquent d'abord la raison, puis touchent le coeur: il s'adresse à la fois à toutes les facultés. C'est le désordre d'une conversation familière. Ce sont à la fois des élans de bon sens et de sensibilité. On est déconcerté. Roederer, ahuri, se plaint que Danton soit sans logique, sans dialectique…. «Jamais de discussion, jamais de raisonnement!» s'écrie douloureusement le littérateur, et il ajoute, sans se rendre compte de la portée de l'éloge: «Tout ce qui pouvait s'enlever par un mouvement, il l'enlevait.» C'est que, dans ses discours, circulait une logique secrète, d'autant plus efficace qu'elle se cachait, menant d'un bond les esprits à la conviction agissante. L'effet de cette dialectique n'était pas de faire penser, de jeter des doutes, d'indiquer des probabilités, de mettre en jeu tout l'appareil intime de la réflexion et du raisonnement: on était au contraire dispensé de peser le pour et le contre; on se levait et on faisait ce que l'orateur avait dit de faire.
Avouons-le cependant: cette absence de transition, qui est le caractère le plus frappant de ses discours, nous fatigue parfois à la lecture. Nous, qui avons appris ces événements, nous n'en possédons pas les rapports comme ceux qui les vivaient. Il nous faut, pour ne pas perdre le fil, une certaine tension d'esprit dont les contemporains étaient dispensés par la présence même des faits indiqués, et aussi, ne l'oublions pas, par l'action de l'orateur, qui, d'un geste ou d'une inflexion, donnait la transition aujourd'hui absente.
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Si des lettrés du temps étaient choqués de la manière peu classique dont Danton disposait ses idées, que devaient-ils penser de son style? La période continuelle chez Mirabeau, chez Barnave, chez Robespierre, est rare chez Danton. Ce sont de courtes phrases, hachées, abruptes, dont les vides étaient comblés par l'action. Dire l'indispensable dans le moins de mots possible, voilà le but de cet orateur. Ce n'est pas seulement vitesse de l'homme d'action, c'est aussi délicatesse d'un goût pur. Danton a horreur du banal, du convenu. Il évite ces fleurs de rhétorique, si vite fanées, dont se paraient à l'envi Girondins et Montagnards. Et, d'abord, il ne cite que modérément l'antiquité. Rome et Sparte, qui fournissent à ses collègues tout un arsenal d'exemples et de traits, n'apparaissent que rarement dans ses discours, et sans nul pédantisme. Nous avons relevé en tout une dizaine d'allusions à l'antiquité: on va voir si elles sont sobres.
D'abord, dans son discours d'installation comme substitut en janvier 1792, il rappelle le mot de Mirabeau qu'il n'y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne, et il emploie les termes de plébiscite et d'ostracisme.
Aux Jacobins, le 5 juin 1792, «après avoir, dit le journal du club, rapporté la loi rendue à Rome contre l'expulsion des Tarquins par Valérius Publicola, loi qui permettait à tout citoyen de tuer, sans aucune forme judiciaire, tout homme convaincu d'avoir manifesté une opinion contraire à la loi de l'Etat, avec obligation de prouver ensuite le délit de la personne qu'il avait tuée ainsi, M. Danton propose deux mesures pour remédier aux dangers auxquels la chose publique est exposée».
Il reprend cette comparaison à la Convention, 27 mars 1793: «A Rome, Valérius Publicola eut le courage de proposer une loi qui portait la peine de mort contre quiconque appellerait la tyrannie.» Et quant aux autres passages où il est question de l'antiquité, les voici tous: «Que le Français, en touchant la terre de son pays, comme le géant de la fable, reprenne de nouvelles forces.» «Le peuple, comme le Jupiter de l'Olympe, d'un seul signe fera rentrer dans le néant tous les ennemis.» «Nous avons fait notre devoir, et j'appelle sur ma tête toutes les dénonciations, sûr que ma tête, loin de tomber, sera la tête de Méduse qui fera trembler tous les aristocrates.» «Ainsi un peuple de l'antiquité construisait ses murs, en tenant d'une main la truelle et de l'autre l'épée pour repousser ses ennemis.» «Nos commissaires sont dignes de la nation et de la Convention nationale, ils ne doivent pas craindre le tonneau de Régulus.» «Les Romains discutaient publiquement les grandes affaires de l'Etat et la conduite des individus. Mais ils oubliaient bientôt les querelles particulières, lorsque l'ennemi était aux portes de Rome.» «Après une guerre longue et meurtrière, les législateurs d'Athènes, qui s'y connaissaient aussi, pour réparer la perte que l'Etat avait faite de ses concitoyens, ordonnèrent à ceux qui restaient d'avoir plusieurs femmes.»
Je ne crois pas qu'on puisse relever, dans toute l'oeuvre oratoire de Danton, d'autres allusions à l'antiquité. Et encore ces allusions sont- elles sobres, souvent détournées, toujours amenées presque de force par le sujet traité, par l'occasion survenue, avec si peu de pédantisme que la plupart seraient encore tolérables aujourd'hui qu'on se pique tant de ne plus citer les Grecs et les Latins. C'est que Danton est un génie tout moderne: les auteurs anciens, nous l'avons vu, n'étaient représentés que par des traductions dans sa bibliothèque, où les textes des écrivains anglais et italiens tenaient une place d'honneur à côté des classiques français. Chez Danton, l'homme de goût était d'accord avec le politique pour bannir ces oripeaux de collège dont tous les révolutionnaires, sauf peut-être Mirabeau, se paraient avec orgueil. Sa République n'est pas une résurrection du passé, une exhumation érudite: elle est née du présent et elle y vit, les yeux tournés vers l'avenir. La langue de Danton est moderne et française comme sa politique.
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De même, les métaphores qui abondent dans son style n'ont rien de classique: ou elles sont simples et familières, tirées de la vie quotidienne, ou il les invente et les crée. Jamais il ne les emprunte à l'arsenal académique où Robespierre et les autres se fournissent.
Voici des exemples de cette simplicité alors nouvelle, presque scandaleuse:
«Je lui répondis (à La Fayette) que le peuple, d'un seul mouvement, balayerait ses ennemis quand il le voudrait.»
Ailleurs, il parle de la nécessité «de placer un prud'homme dans la composition des tribunaux, d'y placer un citoyen, un homme de bon sens, reconnu pour tel dans son canton, pour réprimer l'esprit de dubitation qu'ont souvent les hommes barbouillés de la science de la justice».
A propos du projet d'impôt sur les riches: «Paris a un luxe et des richesses considérables; eh bien! par ce décret, cette éponge va être pressée.»
Nous avons vu qu'il appelait le gouvernail de l'État une manivelle. Il reprend cette expression: «Ce qui épouvante l'Europe, c'est de voir la manivelle de ce gouvernement entre les mains de ce comité, qui est l'assemblée elle-même.»
Enfin, à propos du cautionnement exigé de certains fonctionnaires:
«C'est encore une rouille de l'ancien régime à faire disparaître.»
Ce sont là des métaphores vieilles comme la langue, mais bannies jusqu'alors de la prose noble, laissées au peuple, et que Danton apporte le premier à la tribune.
Les métaphores qu'il invente, il en emprunte les éléments aux choses du jour, aux impressions présentes, à la guerre, à l'industrie, à la science, à la Révolution même: «La Constitution … est une batterie qui fait un feu à mitraille contre les ennemis de la liberté.»
«Une nation en révolution est comme l'airain qui bout et se régénère dans le creuset. La statue de la liberté n'est pas fondue. Ce métal bouillonne. Si vous n'en surveillez le fourneau, vous serez tous brûlés.»
«Quoi! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas encore bouleversé le monde.»
Il dit à Dumouriez, aux Jacobins: «Que la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les couronnes tombent devant ce bonnet rouge dont la société vous a honoré.»
La pique populaire, que chacun voit ou tient, joue chez Danton le rôle du glaive classique: «Rappelons-nous que, si c'est avec la pique que l'on renverse, c'est avec le compas de la raison et du génie qu'on peut élever et consolider l'édifice de la société.»
Plusieurs de ces métaphores sont devenues proverbes, comme cette autre, à propos de l'éducation nationale:
«C'est dans les écoles nationales que l'enfant doit sucer le lait républicain.» Mais, à force d'éviter le banal, Danton tombe une ou deux fois dans le bizarre: «Je me suis retranché dans la citadelle de la raison; j'en sortirai avec le canon de la vérité, et je pulvériserai les scélérats qui ont voulu m'accuser.» Ce canon de la vérité est une image fausse qui plut aux contemporains, mais dont le goût de quelques critiques est justement choqué. Toutefois, parmi tant de métaphores heureusement créées, je ne vois que celle-là, et la tête de roi jetée comme un gant, qui ne satisfasse pas l'imagination. On les pardonnera d'autant plus aisément à Danton, qu'il improvisait son style.
Parfois il s'élève et divinise deux des sentiments populaires. D'abord il montre la Patrie en face des émigrés: «Que leur dit la Patrie? Malheureux! vous m'avez abandonnée au moment du danger; je vous repousse de mon sein. Ne revenez plus sur mon territoire: je deviendrais un gouffre pour vous.» Il personnifie aussi la liberté: «S'il est vrai que la liberté soit descendue du ciel, elle viendra nous aider à exterminer tous nos ennemis.» «Oui, les clairons de la guerre sonneront; oui, l'ange exterminateur de la liberté fera tomber ces satellites du despotisme.» «(La guerre) renversera ce ministère stupide qui a cru que les talents de l'ancien régime pouvaient étouffer le génie de la liberté qui plane sur la France.» «Citoyens, c'est le génie de la liberté qui a lancé le char de la Révolution.»
La Liberté et la Patrie, voilà tout l'Olympe métaphorique de Danton.
D'autres métaphores, mais plus rares, montrent que ce prétendu barbare n'est pas insensible à la beauté de la Révolution considérée en elle- même et comme un spectacle. Il aime à la comparer à une tragédie, et, bafouant le bicamérisme, il dit avec esprit: «Il y aura toujours unité de lieu, de temps et d'action, et la pièce restera.» Et plus tard, à propos de la pièce de Laya, l'Ami des Lois: «Il s'agit de la tragédie que vous devez donner aux nations; il s'agit de faire tomber sous la hache des lois la tête d'un tyran, et non de misérables comédies.»
Danton pouvait dire, dans sa réponse à l'imprécation d'Isnard contre
Paris: «Je me connais aussi, moi, en figures oratoires.»
Ajoutons que ces figures ne sont jamais un ornement, ni même une forme supplémentaire de sa pensée. Danton n'exprime pas deux fois la même idée. Il cherche et il donne la formule la plus frappante, et il passe sans redoubler, différent sur ce point encore de tous ses rivaux en éloquence. Une métaphore, dans ses discours, c'est toujours une vue politique importante, soit qu'il parle «de cette fièvre nationale qui a produit des miracles dont s'étonnera la postérité», soit qu'il excuse les erreurs de la Révolution en montrant que «jamais trône n'a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens», et que «lorsqu'un peuple brise sa monarchie pour arriver à la République, il dépasse son but par la force de projection qu'il s'est donnée».
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C'est que Danton, même quand il parle sans figures, évite les longs raisonnements et recherche le trait. Il a horreur du développement, de la tirade. Il résume ses idées les plus essentielles en quelques mots topiques et pittoresques. Ses discours sont une série d'apophtegmes brillants et forts. Toute sa politique, ainsi résumée en phrases proverbiales, circule dans le peuple et se fixe dans les mémoires. Parfois, c'est du Corneille, comme lorsqu'il dit à la Convention: «Ne craignez rien du monde!» ou: «Il faut pour économiser le sang des hommes, leurs sueurs, il faut la prodigalité.» Ou encore, au 31 mai: «Il est temps que nous marchions fièrement dans la carrière.» Ou enfin, dans sa défense au Tribunal révolutionnaire: «J'embrasserais mon ennemi pour la patrie, à laquelle je donnerai mon corps à dévorer.»
C'est surtout quand il parle des ennemis extérieurs qu'il trouve des traits inoubliables: «Tout appartient à la patrie, quand la patrie est en danger.» «Soyons terribles, faisons la guerre en lions.» «C'est à coups de canons qu'il faut signifier la Constitution à nos ennemis.» «Voulons-nous être libres? Si nous ne le voulons plus, périssons, car nous l'avions juré. Si nous le voulons, marchons tous pour défendre notre indépendance.»
Il excelle à exprimer une vue philosophique en quelques mots brefs et nets, qu'on ne peut plus oublier: «Soyez comme la nature; elle voit la conservation de l'espèce: ne regardez pas les individus.»
Cette concision heureuse ne met-elle pas Danton au rang de nos écrivains les plus français? Ce politique n'apportait-il pas à la tribune certaines qualités des auteurs du XVIIe siècle? Oui, pour un La Rochefoucauld et pour un Danton, aussi dissemblables entre eux que la Convention diffère du salon de Mme de Sablé, brille un même idéal littéraire: dire le plus de choses dans le moins de mots possibles, et forcer l'attention à force de brièveté. L'ancien frondeur fait tenir en deux lignes toute une psychologie morale; l'orateur Cordelier condense en dix mots toute une philosophie de l'histoire, tout un cours de politique à l'adresse des modérés et des timides de 1793: «S'il n'y avait pas eu des hommes ardents, dit-il, si le peuple lui-même n'avait pas été violent, il n'y aurait pas eu de Révolution.» C'est par cette interprétation profonde de la réalité présente que Danton s'élève souvent au-dessus de Robespierre, orateur parfois élevé, mais critique moins pénétrant, penseur absorbé par sa conscience.
Mais, ne l'oublions pas, la plus grande qualité du style oratoire de Danton, c'est que sa force concise, en frappant les esprits, les incline, non à réfléchir, mais à agir. On ne pouvait résister à la voix de l'orateur; toute l'âme était remuée par des objurgations comme celle- ci, merveille d'art savant et de pathétique naïf: «Le peuple n'a que du sang, et il le prodigue. Allons, misérables, prodiguez vos richesses!»
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Tel est le caractère des métaphores et des traits qui ont servi de formule à la politique de Danton. Cette politique fait le fonds de ses discours: il s'y mêle peu de questions étrangères aux mesures à prendre le jour même. Mais l'orateur, ayant à répondre à des accusations immédiates et à combattre des adversaires, est obligé, en quelques circonstances, de parler de lui-même ou des autres. Ici encore son style n'est qu'à lui.
En effet, tandis que Robespierre et les Girondins enveloppent leurs invectives de formes classiques et vagues, que même leurs injures sont empruntées au style noble, Danton use du style familier et en tire les effets oratoires les plus imprévus. Pour Robespierre, un adversaire méprisable est un monstre (c'est ainsi qu'il appelle Danton guillotiné); pour Danton, c'est un coquin. A l'épithète académique il préfère l'adjectif populaire et vrai. Les hommes qu'il stigmatise ainsi sont tués du coup dans leur prestige. Il dit, par exemple: «Un vieux coquin, Dupont de Nemours, de l'assemblée constituante, a intrigué dans sa section….». Biauzat ne voulait pas qu'on se méfiât des intentions du roi en cas de guerre. Danton: «L'insignifiant M. Biauzat….». Petion avait demandé des poursuites contre les signataires d'une adresse hostile à Roland: «La proposition de Petion est insignifiante.» Aux Jacobins, quand on apprend l'arrestation du roi à Varennes, Danton l'appelle dédaigneusement individu royal: «L'individu royal, dit-il, ne peut plus être roi, dès qu'il est imbécile.» Il dit de même: «L'individu Dumouriez.» «Je n'aime point l'individu Marat.» A propos de l'émigration de La Fayette, il remarque qu'il n'a porté aux ennemis «que son misérable individu». Il l'appelle ailleurs ce vil eunuque de la Révolution. La Gironde ne lui pardonna jamais le trait qu'il lança du haut de la tribune contre Mme Roland. Nous l'avons déjà dit: il s'agissait de provoquer la démission du ministre de l'intérieur: «Personne, dit Danton, ne rend plus justice que moi à Roland; mais je vous dirai: si vous lui faites une invitation, faites-la donc aussi à Mme Roland; car tout le monde sait que Roland n'était pas seul dans son département.» Robespierre, en pareil cas, eût procédé par une allusion très enveloppée, selon la règle du genre académique qui veut qu'il soit de bon goût d'indiquer les personnes sans les nommer. Danton, qui avait souffert des intrigues de Mme Roland, dédaigna les circonlocutions et usa d'un trait brutal et vrai, qui déconcerta ses adversaires, et les découvrit à l'opinion populaire.
Il sait donc, quoique sans fiel, déverser le ridicule sur ses adversaires, et son style franc et rude ne les atteint pas moins que les subtiles et doucereuses épigrammes de Robespierre. Celui-ci a le tort de laisser voir trop de haine: Danton ne montre que du mépris, un mépris sans ressentiment personnel, mais d'autant plus terrible qu'il est la vengeance du bon sens blessé ou du patriotisme indigné.
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S'il parle des autres avec une liberté peu académique, il ne manque pas moins aux règles de la rhétorique quand il parle de lui-même. L'école croit qu'à la tribune le moi est haïssable: Danton est de l'avis opposé, et il a raison. Les plus beaux passages de Mirabeau et de Robespierre ne sont-ils pas justement ceux où ces orateurs se mettent en scène, se louent ou se défendent? Mais ils ne parlent que de leur être moral; ils se gardent de toute allusion à leur personne physique. Mirabeau disait bien à Etienne Dumont qu'il n'avait qu'à secouer sa crinière pour jeter l'effroi: mais il eût craint de faire rire en avouant publiquement de pareilles prétentions. Danton n'a pas ces pudeurs. Avec une audace sans exemple dans la patrie du ridicule, le jour de son installation comme substitut du procureur de la commune, il trace son propre portrait et débute par cette phrase, qui étonna les gens de goût: «La nature m'a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté.»
On connaît la laideur de sa figure ravagée par la petite vérole et par un accident de sa première enfance. Lui-même parle de sa tête de Méduse, «qui fera trembler tous les aristocrates». Il se vante, aux Jacobins, d'avoir «ces traits qui caractérisent la figure d'un homme libre». Enfin, dans sa défense suprême, se tournant vers les jurés du Tribunal révolutionnaire, il s'écrie fièrement: «Ai-je la face hypocrite?»
Il parle, sans fausse modestie, mais non sans tact, de ses qualités: «Je l'avoue, je crois valoir un autre citoyen français….». «Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la vigueur de mon caractère.»
Ce caractère, voici comment il l'explique, en janvier 1792, dans ce même discours d'installation comme substitut du procureur de la commune: «Exempt du malheur d'être né d'une de ces races privilégiées suivant nos vieilles institutions, et par cela même presque toujours abâtardies, j'ai conservé, en créant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que j'avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison à la chaleur de l'âme et à la fermeté du caractère. Si, dès les premiers jours de notre régénération, j'ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti à paraître exagéré, pour n'être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hautement ce qu'étaient ces hommes qui voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux qu'on appelait les énergumènes de la liberté, c'est que je vis ce qu'on devait attendre des traîtres qui protégeaient ouvertement les serpents de l'aristocratie.»
Sa prétention, c'est d'allier la sagesse politique à l'ardeur révolutionnaire. Déjà, le 1er février 1791, dans sa lettre à l'Assemblée électorale qui l'avait nommé membre du département de Paris, il se dit capable d'unir la modération «aux élans d'un patriotisme bouillant». Cette déclaration revient sans cesse dans ses discours: «Je sais allier à l'impétuosité du caractère le flegme qui convient à un homme choisi par le peuple pour faire ses lois.» «Je ne suis pas un agitateur.» Enfin, il dit ironiquement: «J'ai cru longtemps que, quelle que fût l'impétuosité de mon caractère, je devais tempérer les moyens que la nature m'a départis.»
Il aime aussi à se proclamer exempt de haine: «Je ne suis pas fait pour être soupçonné de ressentiment.» «Je suis sans fiel, non par vertu, mais par tempérament. La haine est étrangère à mon caractère…. Je n'en ai pas besoin.» «La nature m'a fait impétueux, mais exempt de haine.»
Aussi n'en veut-il pas à ses ennemis: il dédaigne leurs calomnies et refuse, imprudemment, d'y répondre: «Quels que doivent être, écrit-il à ses électeurs, le flux et le reflux de l'opinion sur ma vie publique…, je prends l'engagement de n'opposer à mes détracteurs que mes actions elles-mêmes». Et à la Convention: «Que m'importent toutes les chimères que l'on peut répandre contre moi, pourvu que je puisse servir la patrie?» «Ce n'est pas être homme public que de craindre la calomnie.»
Au Tribunal révolutionnaire, il réfute l'accusation de vénalité en exaltant, non sa probité, mais son génie, et Topino-Lebrun lui entend dire: «Moi, vendu? Un homme de ma trempe est impayable!» D'après le Bulletin du tribunal, il aurait parlé en outre des vertus qu'annonçait sa figure: «Les hommes de ma trempe sont impayables; c'est sur leur front qu'est imprimé, en caractères ineffaçables, le sceau de la liberté, le génie républicain.»
Son style s'élève encore quand il exalte son patriotisme: «Je mets de côté toutes les passions: elles me sont toutes parfaitement étrangères, excepté celle du bien public…. Je leur disais: Eh! que m'importe ma réputation! que la France soit libre et que mon nom soit flétri! Que m'importe d'être appelé buveur de sang? Eh bien! buvons le sang des ennemis de l'humanité, s'il le faut; combattons, conquérons la liberté.» Il se plaît à répéter qu'il mourrait, qu'il mourra pour la patrie: «Si jamais, quand nous serons vainqueurs, et déjà la victoire nous est assurée, si jamais des passions particulières pouvaient prévaloir sur l'amour de la patrie, si elles tentaient de creuser un nouvel abîme pour la liberté, je voudrais m'y précipiter tout le premier.» Et il fait au Tribunal révolutionnaire cette déclaration dont la sérénité donne à son style une allure presque classique: «Jamais l'ambition ni la cupidité n'eurent de puissance sur moi; jamais elles ne dirigèrent mes actions; jamais ces passions ne me firent compromettre la chose publique: tout entier à ma patrie, je lui ai fait le généreux sacrifice de toute mon existence.»
D'une façon à la fois familière et cornélienne, il parle de lui à la troisième personne dans cette même défense: «Danton est bon fils.» «Depuis deux jours, le tribunal connaît Danton; demain il espère s'endormir dans le sein de la gloire. Jamais il n'a demandé grâce, et on le verra voler à l'échafaud avec la sérénité ordinaire au calme et à l'innocence.»
Enfin, il a conscience d'être un Français, non seulement par le patriotisme, le bon sens lumineux, l'audace heureuse, mais par des qualités plus familières et plus intimes. Quoique des circonstances tragiques l'aient toujours inspiré, il n'est pas un génie tragique: «Je porte dans mon caractère, dit-il à la Convention, une bonne portion de la gaieté française, et je la conserverai, je l'espère.» Ce Champenois se sent le compatriote de La Fontaine, et il laisse à Robespierre les mélancolies de Jean-Jacques Rousseau.
C'est ainsi qu'il parle de lui-même et qu'il se peint au physique et au moral, avec une ingénuité digne de Montaigne, qui semblera peut-être de l'effronterie, mais qui était, pour le peuple de Paris (l'auditoire idéal de Danton), une franchise heureuse, une confiance aimable, ou du moins toujours pardonnée. Si nous avons insisté de la sorte sur ces confidences personnelles échappées à Danton du haut de la tribune, c'est qu'elles donnent la plus juste idée de son style oratoire. Car est-on jamais plus soi-même que quand on parle de soi? C'est dans la forme de tels aveux qu'on surprend le style d'un écrivain ou d'un orateur, son vrai style, c'est-à-dire la manière d'être la plus durable de son être moral; et, dans ces confidences, ce qui fait juger un homme, n'est-ce pas moins ce qu'il avoue, que la façon dont il l'avoue? Cet aveu involontaire et inconscient, qui s'échappe, en quelque sorte, du style même de l'orateur, montre l'homme bien mieux que les portraits contradictoires émanés de l'étourderie ou de la passion des contemporains. Oui, le grand patriote était bien tel qu'il se montrait, homme de bon sens, homme ardent et modéré, vraiment peuple, c'est-à-dire vraiment national, terroriste par force et par préjugé, plus pur de sang que les plus timides de ses collègues; en tous cas, pur de haine, et quant au génie, français et moderne, doué d'un sentiment très vif, trop vif même, des nécessités de l'heure présente.—C'est même pour ce dernier motif, avouons-le, que certaines régions sublimes et sereines, où planait la pensée de cet antipathique de Robespierre et où atteignait parfois son éloquence, restèrent fermées ou inconnues à Danton.
Il est évident que, chez Danton comme chez Mirabeau, l'action joue le premier rôle. Danton improvise: Danton cherche à produire un grand effet de terreur ou d'enthousiasme, à mettre ceux-là hors d'eux-mêmes pour une activité immédiate et fiévreuse, à stupéfier ceux-ci pour l'obéissance ou l'inertie. Oui, son éloquence est faite de raison et d'imagination: mais c'est aussi, selon le mot classique, le corps qui parle au corps. Danton à la tribune dégage de sa personne une influence toute physique qui va surexciter ou engourdir les volontés.—Comment cette fascination s'exerçait-elle? Les contemporains ont plutôt constaté les effets de Danton qu'ils en ont décrit les moyens. Ils disent que ses formes athlétiques effrayaient, que sa figure devenait féroce à la tribune. La voix aussi était terrible. «Il le savait, dit Garat, et il en était bien aise, pour faire plus de peur en faisant moins de mal.» Cette voix de Stentor, dit Levasseur, retentissait au milieu de l'Assemblée, comme le canon d'alarme qui appelle les soldats sur la brèche. Je suis porté à croire que son geste était sobre et large. Mais les contemporains sont muets à cet égard. On sait seulement qu'il se campait fièrement, la tête renversée en arrière. La mimique de son visage était parlante et il savait ainsi rendre éloquent même son silence, comme le jour où Lasource osa l'accuser de conspiration royaliste avec Dumouriez: «Immobile sur son banc, il relevait sa lèvre avec une expression de mépris qui lui était propre et qui inspirait une sorte d'effroi; son regard annonçait en même temps la colère et le dédain; son attitude contrastait avec les mouvements de son visage, et l'on voyait, dans ce mélange bizarre de calme et d'agitation, qu'il n'interrompait pas son adversaire parce qu'il lui serait facile de lui répondre, et qu'il était certain de l'écraser.» [Note: Mémoires de Levasseur, t. I, p. 138. Ces mémoires ont été rédigés par Achille Roche, mais sur des notes fournies par Levasseur lui-même. Le fond en est donc authentique, et, dans le passage que nous citons, il semble qu'il y ait l'accent d'un homme qui a vu.]
Cette apparence de force physique, qui était une partie de son éloquence, lui venait de sa toute première éducation qui fut, pour ainsi dire, confiée à la nature selon le goût du temps et les préceptes de Jean-Jacques Rousseau. Nourri par une vache, il prit ses premiers ébats au milieu des animaux dans les champs. C'est ainsi qu'un double accident le défigura pour la vie: un taureau lui enleva, d'un coup de corne, la lèvre supérieure. Il s'exposa de nouveau avec insouciance: un second coup de corne lui écrasa le nez. Plus tard, la petite vérole le marqua profondément. De là vient sa laideur si visible, mais que faisaient oublier les yeux pleins de feu, un grand air d'intelligence et de bonté. Merlin (de Thionville), qui l'aimait, disait qu'il avait l'air d'un dogue, et Thibaudeau, qui ne l'aimait pas, lui trouvait, au repos, une figure calme et riante.
Voilà ce que nous apprennent les portraits de Danton que les contemporains ont écrits: ceux qu'ils ont dessinés ou peints sont plus instructifs.
[Illustration: DANTON]
Il y a d'abord le dessin de Bonneville, que la gravure a popularisé. C'est le Danton classique, tête énergique, attitude oratoire, visage grêlé, avec une trace assez vague du double accident d'enfance. La poitrine découverte, à la mode des portraitistes du temps, laisse voir le célèbre «cou de taureau». Les cheveux sont soigneusement relevés en rouleaux à la hauteur des oreilles.—On a remarqué une ressemblance frappante entre ce portrait et un dessin à la plume de David, reproduit dans l'oeuvre du maître, publiée par son petit-fils. Même pose, même expression, avec un peu plus de douceur pourtant et d'urbanité, même atténuation des traces de l'accident d'enfance.
David avait fait aussi un portrait à l'huile que les Prussiens volèrent, dit-on, en 1815 à Arcis. Il en existe, dans la galerie de la famille de Saint-Albin, une copie que Michelet a vue et décrite avec poésie, sans paraître savoir que c'était une copie. «J'ai sous les yeux, dit-il, un portrait de cette personnification terrible, trop cruellement fidèle, de notre Révolution, un portrait qu'esquissa David, puis il le laissa, effrayé, découragé, se sentant peu capable encore de peindre un pareil objet. Un élève consciencieux reprit l'oeuvre, et simplement, lentement, servilement même, il peignit chaque détail, cheveu par cheveu, poil à poil, creusant une à une les marques de la petite vérole, les crevasses, montagnes et vallées de ce visage bouleversé…. C'est le Pluton de l'éloquence…. C'est un Oedipe dévoué, qui, possédé de son énigme, porte en soi, pour en être dévoré, ce terrible sphinx.» Sans avoir vu ce portrait, il faut protester contre cette belle page lyrique. Danton était un génie simple et clair, tout bon sens et tout coeur, nullement complexe ou mystérieux, absolument autre que ne l'a montré le grand écrivain.
Il y a aussi au musée de Lille un croquis de David où on voit Danton de profil. C'est le Danton un peu fatigué et alourdi de 1794. L'artiste, tout en restant vrai, a cédé à quelques préoccupations caricaturales, ou, si l'on aime mieux, interprétatives. La commissure des lèvres est fortement relevée, le nez grossi, le sourcil touffu et proéminent; dans les autres portraits, l'oeil est petit, ici, il n'y a plus d'oeil du tout.—Ce croquis est frappant, génial, comme tout ce que la réalité a inspiré à David: il est certain qu'il a saisi, à la Convention, une attitude caractéristique de l'orateur écoutant et bougonnant à part lui. [Note: Détail curieux, le démagogue échevelé portait encore un catogan, en 1794.]
Nous avons vu aussi une photographie d'un croquis de Danton sur la charrette, fait au vol par David, qui avait déjà saisi de même Marie- Antoinette. Mais ne croyez pas que la passion ait guidé ici le crayon de l'ami de Robespierre. Non, si le politique, en David, fut défaillant et incohérent, le peintre resta le plus souvent respectueux de son art. C'est en artiste qu'il vit et représenta la silhouette de Danton courant à l'échafaud, la bouche béante et l'oeil vague. [Note: L'original a fait partie de la collection du peintre Chenavard. Je ne sais où il se trouve aujourd'hui.]
Voulez-vous maintenant voir le vaincu de germinal dans un des entr'actes du merveilleux drame oratoire qu'il joua au Tribunal révolutionnaire? Voici un croquis étonnant, [Note: Collection de M. Clémenceau.] furtivement surpris et comme dérobé par Vivant-Denon, le peintre favori de Robespierre, qui, dit-on, assis à bonne place au tribunal, trompa l'absolue interdiction de portraiturer les accusés, en crayonnant à la hâte au fond de son chapeau. Là, Danton écoute, écrasé, écroulé sur lui- même, le visage plissé et subitement vieilli, les yeux noyés dans les rides, l'air hébété d'un homme assommé par la calomnie ou d'un forçat déformé par le bagne, ou encore d'un dévot abêti par la grâce et échoué au banc d'oeuvre. [Note: Ce dessin ne se trouve pas dans l'Oeuvre de Vivant-Denon par la Fizelière (2 vol. in-4, 1872-1873), et c'est pourtant là une des productions les plus originales de l'artiste qui, étrange destinée! fut l'ami intime de Mme de Pompadour, de Robespierre et de Napoléon.]
Les yeux pleins de ce dessin horriblement réaliste, regardez une photographie du portrait de Danton attribué à Greuze, qu'un amateur de Nancy exposa au Trocadéro en 1878. Quel contraste! L'écouteur engourdi de Vivant-Denon est un fier et doux adolescent amoureux et gracieux comme un héros de Racine, mais sans fadeur et sans préciosité. Danton a là vingt ans, un duvet de jeunesse, un air de joie confiante et de juvénile langueur. Mais est-ce bien Danton? Oui, voilà son cou puissant, et c'est ainsi qu'il portait la tête. Mais où sont ses cicatrices, son nez épaté, ses sourcils en broussailles? J'aimerais une preuve, une présomption, autre que le dire de l'amateur qui possède ce joli portrait.
Le portrait le plus authentique, celui que la famille jugeait le plus ressemblant, c'est la peinture anonyme que le docteur Robinet a léguée au musée de la ville de Paris et dont nous donnons une reproduction.
J'ai donné, je crois, les principaux traits physiques et moraux de l'éloquence de Danton. Il eût peut-être été, lui qui ne joua jamais au littérateur, une des plus hautes gloires littéraires de la France, s'il eût vécu, s'il eût triomphé, si les circonstances eussent permis de recueillir intégralement les monuments de sa parole.
Quelque opinion que l'on ait sur l'éloquence et sur la politique de Robespierre, une remarque s'impose d'abord: c'est que son caractère ne fut pas sympathique à ses contemporains. Il eut des séides, et pas un ami, comme l'a dit très bien Louis Blanc. Il manquait, dit-on, de cordialité, éloignait toute confiance familière et, quand il descendait de la tribune, vainqueur ou vaincu, aucune main empressée ne se tendait vers la sienne: une atmosphère glaciale l'entourait et faisait le vide autour de lui. Sauf au club des Jacobins, si son éloquence touchait les esprits et ne laissait pas les coeurs insensibles, sa personne ne bénéficiait jamais des mouvements généreux que provoquaient ses discours. Cet ami de l'humanité semblait nourrir contre les hommes une sombre et mystérieuse rancune, et on se demandait, on se demande encore d'où lui venait cette misanthropie cachée sous ses paroles les plus nobles et les plus confiantes. C'est là le trait le plus frappant de son éloquence; c'est le premier point qu'il nous faut élucider.
Etait-ce, comme l'a dit Michelet, la misère qui lui donnait de l'amertume? Mais Robespierre touchait, comme les autres députés, dix- huit livres par jour. Ces appointements, aujourd'hui modestes, constituaient, en 1789, une aisance très large: c'était une fortune pour un homme de goûts simples. Oui, Robespierre était riche comparativement à Brissot, à Camille Desmoulins, à Loustallot et à tant d'autres qui, en 1789, ne gagnaient peut-être pas, avec leur succès d'écrivains, la moitié de l'indemnité d'un député. La légende de l'habit noir emprunté par l'avocat d'Arras pour un deuil officiel ne repose, que nous sachions, sur aucun témoignage sérieux. Comme tant d'autres à cette époque, Robespierre n'avait pas de fortune personnelle; mais sa profession (chose rare en ce temps-là) lui donnait amplement de quoi vivre.
On l'a représenté orphelin dès son enfance, déjà chef de famille, préoccupé et inquiet de sa vie avant l'âge: de là, dit-on, ce pli de gravité et ce visage sombre. Sans doute, il perdit sa mère à sept ans et son père à neuf ans. Mais il fut recueilli et élevé, avec son frère, chez ses aïeux maternels. Les soins de la famille ne lui manquèrent donc pas. On le mit au collège d'Arras et il n'y fut pas l'écolier taciturne qu'on veut trouver dans le futur héros de la Terreur: ses biographes nous l'y montrent bon élève, insouciant et gai comme les autres enfants, jouant volontiers à la chapelle, élevant des oiseaux, se plaisant aux récréations de son âge. Bientôt l'évêque d'Arras obtint pour ce bon sujet une des bourses dont l'abbé de Saint-Waast disposait au collège Louis-le-Grand. C'est ici que s'assombrit, dans quelques écrits, la légende de l'orphelin. Pauvre boursier raillé, exploité, victime, comment pouvait-il éviter la misanthropie?
On oublie que jamais les boursiers des grands collèges officiels ne furent traités autrement que leurs camarades. Camille Desmoulins était lui aussi, en même temps, boursier à Louis-le-Grand, et il resta optimiste et souriant jusqu'à l'échafaud. Sans doute Robespierre perdit alors son correspondant vénéré, l'abbé de Laroche, et sa jeune soeur Henriette. Mais ces deuils l'affectèrent sans modifier son caractère: il resta, la douleur passée, un enfant comme les autres. Déjà il a le bonheur de sentir se former ses opinions: «Un de ses professeurs de rhétorique, dit M. Hamel, le doux et savant Hérivaux, dont il était particulièrement apprécié et chéri, ne contribua pas peu à développer en lui les idées républicaines. Epris des actes et de l'éloquence d'Athènes, enthousiasmé des hauts faits de Rome, admirateur des moeurs austères de Sparte, le brave homme s'était fait l'apôtre d'un gouvernement idéal et, en expliquant à ses jeunes auditeurs les meilleurs passages des plus purs auteurs de l'antiquité, il essayait de leur souffler le feu de ses ardentes convictions. Robespierre, dont les compositions respiraient toujours une sorte de morale stoïcienne et d'enthousiasme sacré de la liberté, avait été surnommé par lui le Romain.» [1] Il était donc aimé, estimé de ses maîtres. Quand Louis XVI vint visiter le collège, c'est lui qui fut chargé de le haranguer, et le principal corrigea avec indulgence le discours du Romain où les remontrances politiques se mêlaient aux louanges obligées. Il faut n'avoir pas vécu dans cette république en miniature qu'on appelle un collège pour s'imaginer qu'un fort, comme l'était Robespierre, qu'un héros des concours scolaires, ait pu y jouer, de près ou de loin, le rôle d'un souffre-douleur.
[Note: Histoire de Robespierre, d'après des papiers de famille et des documents entièrement inédits, 1863-1867, 3 vol. in-8, t. I, p. 17.]
Ses études finies, connut-il de précoces épreuves capables de le porter au noir? Après avoir obtenu pour son frère Augustin la survivance de sa bourse, il fit son droit sous le patronage du collège Louis-le-Grand, qui lui accorda une gratification pécuniaire avec un certificat élogieux. Alors âgé de vingt ans, en 1778, il eut avec Jean-Jacques Rousseau une entrevue qui décida peut-être de sa vocation et de sa destinée. Reçu avocat, il retourne à Arras, y plaide, s'y fait connaître, est nommé juge au tribunal civil et criminel de l'évêque d'Arras, résigne ses fonctions pour ne pas avoir de condamnations capitales à prononcer et éprouve toutes les joies de la popularité. Il rédige, en 1789, à la nouvelle de la convocation des Etats généraux, une adresse très hardie sur la nécessité de réformer les Etats d'Artois, et, mis en lumière par cette publication, il est nommé à trente et un ans, député du Tiers de la gouvernance d'Arras aux Etats généraux.
Est-ce là, je le demande, une jeunesse malheureuse, une carrière manquée? Admettons que Robespierre, avocat à Arras, fût déjà grave: était-il, comme on le veut, triste et amer? Membre de la joyeuse académie des Rosati, il rimait, en rieuse compagnie; d'aimables bouquets à Chloris, de petits vers galants, se montrant gai et frivole quand il le fallait, ne laissant rien paraître d'un être à part, d'un Timon. Ce n'est ni dans la retraite ni au milieu des disgrâces du sort ou des hommes que l'orateur de la Convention se prépara à ses tragiques destinées: son enfance et sa jeunesse ressemblèrent à celles des plus favorisés d'entre ses contemporains. Dans les rangs du Tiers état d'avant la Révolution, il était, à tout prendre, un des heureux.
Ce n'est donc pas dans sa condition antérieure qu'il faut chercher la cause de sa visible amertume et de cette noire rancune dont il semblait rongé; il n'apportait aux Etats généraux aucun grief personnel contre la société et contre les hommes. Mais il fut peut-être blessé des sourires railleurs avec lesquels, dit-on, on accueillit sa première apparition à la tribune, d'autant que les moqueries s'adressèrent moins à ses opinions politiques qu'à sa personne. Son habit olive, sa raideur, sa gaucherie provinciale furent, à première vue, ridicules. Le style travaillé et suranné des discours qu'il lisait à la tribune mit en gaîté les assistants. Les députés de la noblesse d'Artois, Beaumez et les autres, commencèrent contre lui une petite guerre de quolibets, de sourires, de haussements d'épaules qui piquèrent et firent saigner son amour-propre, si on en croit une tradition orale rapportée surtout par Michelet. L'homme politique eût peut-être dédaigné ces sarcasmes; mais le lettré en demeura profondément ulcéré, outragé dans sa dignité.
C'est que, sauf l'abbé Maury, personne à la Constituante ne fut plus jaloux que lui de sa renommée d'homme de lettres. Académicien de province, il était habitué à faire applaudir son talent d'écrivain et d'orateur, et à ses couronnes d'élève du lycée de Louis-le-Grand il avait ajouté, à la mode du temps, des lauriers cueillis à différents concours. L'année 1783 avait été une date mémorable dans sa vie: en même temps que l'académie d'Arras l'admettait dans son sein, l'académie de Metz le couronnait pour un mémoire sur la réversibilité du crime, où se trouvent déjà quelques-unes des formules qu'il répétera volontiers à la Convention. En 1785, il n'obtint de l'académie d'Amiens qu'un accessit pour un éloge de Gresset. Ce demi-succès le porta à réserver ses oeuvres à l'académie d'Arras, dont il devint l'orateur habituel et préféré, bientôt le président. A cette tribune pacifique, il exerça et fixa ses aptitudes à l'éloquence d'apparat, débitant de longues dissertations d'un style facile, un peu mou, un peu fleuri, pâle reflet de Rousseau, d'une composition sage, bien ordonnée, très classique, presque scolaire, toujours sur des sujets de droit naturel et de morale. Il prit là son habitude de généraliser, de disserter en dehors du temps présent et de glorifier en beau style les principes innés. Bien écrire et bien dire, ce fut sa peine et son souci quotidien. Sa correspondance n'est pas moins travaillée que ses mémoires académiques: il badine dans l'intimité avec un art laborieux, avec un apprêt qui va jusqu'au pédantisme. Remerciant une demoiselle d'un envoi de serins, il lui dit avec effort: «Ils sont très jolis; nous nous attendions qu'étant élevés par vous, ils seraient encore plus doux et les plus sociables de tous les serins. Quelle fut notre surprise, lorsqu'en approchant de leur cage, nous les vîmes se précipiter contre les barreaux avec une impétuosité qui faisait craindre pour leurs jours! Et voilà le manège qu'ils recommencent toutes les fois qu'ils aperçoivent la main qui les nourrit. Quel plan d'éducation avez-vous donc adopté pour eux, et d'où leur vient ce caractère sauvage? Est-ce que la colombe, que les Grâces élèvent pour le char de Vénus, montre ce naturel farouche? Un visage comme le vôtre n'a- t-il pas dû familiariser aisément vos serins avec les figures humaines? Ou bien serait-ce qu'après l'avoir vu ils ne pourraient plus en supporter d'autres?» Il semble, même dans ses lettres familières, concourir pour un prix de littérature.
On comprend maintenant quelle fut la déception du bel esprit d'Arras quand son beau style, si apprécié dans sa province, lui valut, aux Etats généraux, un succès de ridicule. Les journaux firent chorus avec les députés, et, dès qu'on eut constaté cette susceptibilité aiguë et cet amour-propre maladif de lauréat, ce fut une cible à laquelle chacun visa. La pire malignité fut de défigurer son nom dans les comptes rendus. On l'appelait Robetspierre ou Robert-Pierre, ou, par une cruauté plus raffinée, on le désignait par M… ou simplement par: Un membre, ou: Un député des communes, et on lui ôtait jusqu'à la consolation de faire lire sa prose dans l'Artois. D'ordinaire, on résumait ses opinions en quelques lignes. Parfois même on ne soufflait mot de son discours, et quand l'infortuné se cherchait le lendemain dans la feuille de Barère ou dans celle de Le Hodey, il y trouvait tous les discours de la séance, sauf le sien. Les rancunes littéraires sont vivaces: la sienne fut inexorable et éternelle. Il ne rit plus, il fixa sur sa figure un masque sombre et, ne pouvant se faire prendre au sérieux, il se fit prendre au tragique. Par l'effroi qu'il inspira, il devait regagner, à Paris, la faveur et les applaudissements goûtés jadis à Arras. Lui dont on avait ri sans pitié, il vint un moment où on n'osa plus ne pas l'applaudir….
Voilà, selon nous, l'explication de l'amertume farouche que fit paraître Robespierre. C'est ainsi qu'en lui les humiliations du lettré firent tort à l'orateur et à l'homme d'État. Il lui manqua ce don de cordialité, qui donnait du charme à Mirabeau, à Cazalès et à Danton. Accueilli par les sifflets, il garda une attitude défiante et soupçonneuse, même au milieu de ses plus grands succès de tribune.
Mais est-ce là tout Robespierre? Sa politique et son éloquence ne furent-elles que la revanche d'un amour-propre littéraire grièvement blessé? Cet homme remarquable eut assurément d'autres visées, un autre génie. La manière d'être que nous venons d'expliquer ne fut qu'un aspect de sa personnalité, qu'une apparence: il fallait néanmoins s'y arrêter, puisqu'un orateur n'est en général que ce qu'il paraît être, puisque même un rictus involontaire, même un tic de sa physionomie font partie de son éloquence et qu'à la tribune l'homme intérieur n'est connu et jugé que d'après l'homme extérieur.
Était-il vraiment ridicule à ses débuts? Les journaux donnent peu de détails sur son compte à cette époque, et les auteurs de mémoires, qui pour la plupart écrivirent après avoir subi la terreur qu'il inspira, se vengent trop visiblement de leur peur en défigurant leurs premières impressions. Malgré eux, ils le représentent, dès juin et juillet 1789, comme un monstre à figure de coquin. «J'ai causé deux fois avec Robespierre, dit Etienne Dumont; il avait un aspect sinistre; il ne regardait point en face; il avait dans les yeux un clignotement continuel et pénible.» Nous chercherions vainement, chez les contemporains, un souvenir juste et vrai de Robespierre débutant. Ce qui est certain, c'est qu'il dut s'imposer et devint l'orateur qu'il fut au milieu des difficultés les plus décourageantes. Excellente école: il s'y débarrassa de son air et de son style d'Arras; à force de raturer et de limer, il rencontra l'expression juste et frappante. Les quolibets de ses ennemis l'empêchèrent de se contenter trop aisément. Lui qui, d'abord, de son propre aveu, «avait une timidité d'enfant, tremblait toujours en s'approchant de la tribune et ne se sentait plus au moment où il commençait à parler», il s'enhardit bientôt, se fit une manière personnelle, dont il était maître aux derniers mois de l'Assemblée constituante. Ses collègues procédaient de Montesquieu; chez lui, le fond et la forme sont inspirés de Rousseau. Il parle déjà, à la tribune de la Constituante, la langue de la Convention et il exprime en 1790 les idées de 1793.
Qui ne connaît sa politique? Dans la Constituante, il renonça à toute influence présente ou prochaine. Il se fit «l'homme des principes», l'homme de l'avenir. Il comprit, presque seul, que la Révolution ne faisait que commencer, qu'elle userait et rejetterait ses premiers instruments. Son souci fut de se réserver, intact et fort, pour les luttes terribles auxquelles on ne faisait que préluder. Dès l'origine il rompt avec les constitutionnels et les triumvirs. «Son rôle, dit très justement Michelet, fut dès lors simple et fort. Il devint le grand obstacle de ceux qu'il avait quittés. Hommes d'affaires et de parti, à chaque transaction qu'ils essayaient entre les principes et les intérêts, entre le droit et les circonstances, ils rencontrèrent une borne que leur posait Robespierre, le droit abstrait, absolu. Contre leurs solutions bâtardes, anglo-françaises, soi-disant constitutionnelles, il présentait des théories, non spécialement françaises, mais générales, universelles, d'après le Contrat social, l'idéal législatif de Rousseau et de Mably.
«Ils intriguaient, s'agitaient, et lui, immuable. Ils se mêlaient à tout, pratiquaient, négociaient, se compromettaient de toute manière; lui, il professait seulement. Ils semblaient des procureurs; lui, un philosophe, un prêtre du droit. Il ne pouvait manquer de les user à la longue.
«Témoin fidèle des principes et toujours protestant pour eux, il s'expliqua rarement sur l'application, ne s'aventura guère sur le terrain scabreux des voies et moyens. Il dit ce qu'on devait faire, rarement, très rarement, comment on pouvait le faire.»
* * * * *
En effet, quand on passe des discours de Mirabeau et de Barnave à ceux de Robespierre, on est transporté dans un monde tout différent, monde idéal où les difficultés et les contradictions de la vie réelle n'ont pas d'écho. Ce n'est pas Robespierre qui se moquerait, comme ces deux orateurs, de la théorie et la métaphysique. Il ne voit, ne glorifie qu'une chose: le droit pur. Le premier avant 89, dans ses écrits, il emploie usuellement les mots d'égalité, de liberté et surtout de fraternité. Il ne suppose pas un instant qu'on puisse transiger avec les exigences de la morale: obéir à la morale, c'est pour lui toute la politique. «Comment l'intérêt social, dit-il, à propos de l'éligibilité des juifs, pourrait-il être fondé sur la violation des principes éternels de la justice et de la raison, qui sont les bases de toute société?» Il se pose comme l'Alceste de l'Assemblée, irrité du sarcasme des Philintes politiques, mais se roidissant et allant néanmoins son chemin, sans se gêner pour rompre en visière avec les compromis et les défaillances. Sa rhétorique, c'est d'être honnête envers et contre tous et, s'il l'est avec pédantisme, est-ce une raison pour suspecter sa sincérité? Oui, la plupart riaient; mais Mirabeau ne s'y trompait pas et répétait: «Il ira loin: il croit tout ce qu'il dit.» Voyez de quel ton vraiment indigné il apostrophe, en juin 1789, la députation envoyée par le clergé aux communes pour leur demander de délibérer sur la rareté des grains et leur faire consacrer, par cette délibération isolée, la séparation des ordres:
«Allez, et dites à vos collègues que, s'ils ont tant d'impatience à soulager le peuple, ils viennent se joindre dans cette salle aux amis du peuple; dites-leur de ne plus retarder nos opérations par des délais affectés; dites-leur de ne plus employer de petits moyens pour nous faire abandonner les résolutions que nous avons prises, ou plutôt, ministres de la religion, dignes imitateurs de votre maître, renoncez à ce luxe qui vous entoure, à cet éclat qui blesse l'indigence; reprenez la modestie de votre origine; renvoyez ces laquais orgueilleux qui vous escortent; vendez ces équipages superbes et convertissez ce vil superflu en aliments pour les pauvres.»
Mais il se sent encore ridicule, et ce n'est que le 20 octobre qu'il se fait enfin écouter à propos de la loi martiale.
Bientôt les rieurs commencent à se taire, et le 16 janvier 1790 il peut défendre, sans être interrompu, le peuple de Toulon, qui avait incarcéré illégalement des fonctionnaires hostiles à la Révolution.
Dès lors, il est en possession de sa méthode oratoire et d'un genre d'argumentation dont il ne sortira pas pendant toute la durée de la Constituante. Quelle que soit la réforme que proposent ses collègues de la gauche, il la combat comme trop modérée, comme trop peu favorable au peuple. Quels que soient les excès et les sévices commis par la multitude, il les excuse et les présente comme de faibles taches à un beau tableau. Que parle-t-on de la violence populaire? Le peuple montre plutôt une patience inconcevable; après tant de siècles de servitude et de tortures, il se contente, au jour de sa victoire, de brûler quelques châteaux et de pendre quelques aristocrates. Y a-t-il là matière à tant s'indigner? «Qu'on ne vienne donc pas, dit-il le 22 février 1790, calomnier le peuple! J'appelle le témoignage de la France entière; je laisse ses ennemis exagérer les voies de fait, s'écrier que la Révolution a été signalée par des barbaries. Moi, j'atteste tous les bons citoyens, tous les amis de la raison, que jamais révolution n'a coûté si peu de sang et de cruautés. Vous avez vu un peuple immense, maître de sa destinée, rentrer dans l'ordre au milieu de tous les pouvoirs abattus, de ces pouvoirs qui l'ont opprimé pendant tant de siècles. Sa douceur, sa modération inaltérables ont seules déconcerté les manoeuvres de ses ennemis; et on l'accuse devant ses représentants!» Tel est le thème que Robespierre ne cesse de développer à la tribune, affectant de planer plus haut que les accidents et les crimes isolés, jugeant l'ensemble de la Révolution alors que ses contemporains n'en regardaient que le détail. Cette placidité étonnait et scandalisait les Constituants, mais elle commençait déjà à plaire aux tribunes et à la rue. Aux Jacobins, Robespierre fait de rapides progrès. Assidu aux séances, parleur infatigable, il s'impose à la célèbre société, s'en fait aimer, s'y dédommage des premières rebuffades de ses collègues. Bientôt les Jacobins ont la primeur des discours destinés à la Constituante et, en 1791, ils sont déjà séduits, conquis, sous le charme et presque sous le joug. Robespierre peut se croire encore à la tribune et devant l'auditoire de l'Académie d'Arras. Il triomphe et jouit d'unanimes et constants applaudissements qui ne s'adressent pas moins au lettré qu'au politique.
Cependant, depuis le jour où il a fait taire les rieurs, il n'a cessé de parler à l'Assemblée. Il a dit son mot dans toutes les discussions à l'ordre du jour. Éligibilité des comédiens et des juifs, égalité politique (marc d'argent), établissement des jurés en toute matière, permanence des districts, droit de paix et de guerre, tribunal de cassation, constitution civile du clergé, réunion d'Avignon, affaire de Nancy, résistance des parlements, organisation du jury, droit de tester, extension de la garde nationale, droit de pétition, droits politiques des hommes de couleur, réélection des Constituants, abolition de la peine de mort, licenciement des officiers de l'armée, liberté de la presse, inviolabilité royale, établissement des conventions nationales, revision de la Constitution, il parle longuement sur toutes ces questions si variées, sans qu'on puisse l'accuser, comme l'abbé Maury, de déclamation: car son but est moins de traiter à fond ces sujets que de montrer dans quels rapports ils sont avec les principes de la morale. Il excelle à dégager le côté théorique des questions, à élever le débat.
Il aime aussi, nous l'avons dit, à prendre la défense du peuple, à justifier ses erreurs, à confondre ses détracteurs. Il a mis toutes ses qualités et tous ses défauts dans ses opinions sur les troubles des provinces, sur l'adjonction des simples soldats aux conseils de guerre, sur l'admission des indigents aux fonctions politiques. Il veut être, à la Constituante, l'avocat des pauvres et des humbles. Quoi d'étonnant que sa popularité devienne formidable et que sa toute-puissance aux Jacobins finisse par lui donner de l'autorité, même à l'Assemblée constituante?
Cette autorité devint telle qu'il décida l'Assemblée à voter sa propre mort. C'est en effet sur sa proposition que fut porté le décret relatif à la non-rééligibilité des Constituants, et voici la péroraison du discours par lequel il défendit sa motion le 16 mai 1791:
«Il est un moment où la lassitude affaiblit nécessairement les ressorts de l'âme et de la pensée; et lorsque ce moment est arrivé, il y aurait au moins de l'imprudence pour tout le monde à se charger encore pour deux ans du fardeau des destinées d'une nation. Quand la nature même et la raison nous ordonnent le repos, pour l'intérêt public autant que pour le nôtre, l'ambition ni même le zèle n'ont point le droit de les contredire. Athlètes victorieux, mais fatigués, laissons la carrière à des successeurs frais et vigoureux, qui s'empresseront de marcher sur nos traces, sous les yeux de la nation attentive, et que nos regards seuls empêcheraient de trahir leur gloire et la patrie. Pour nous, hors de l'Assemblée législative, nous servirons mieux notre pays qu'en restant dans son sein. Répandus sur toutes les parties de cet empire, nous éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières; nous propagerons partout l'esprit public, l'amour de la paix, de l'ordre, des lois et de la liberté. (On applaudit à plusieurs reprises.)
«Oui voilà, dans ce moment, la manière la plus digne de nous, et la plus utile à nos concitoyens, de signaler notre zèle pour leurs intérêts. Rien n'élève les âmes des peuples, rien ne forme les moeurs publiques, comme les vertus des législateurs. Donnez à vos concitoyens ce grand exemple d'amour pour l'égalité, d'attachement exclusif au bonheur de la patrie; donnez-le à vos successeurs, à tous ceux qui sont destinés à influer sur le sort des nations; que les Français comparent le commencement de votre carrière avec la manière dont vous l'aurez terminée et qu'ils doutent quelle est celle de ces deux époques où vous vous serez montrés plus purs, plus grands, plus dignes de leur confiance.
«Je n'insisterai pas plus longtemps: il me semble que pour l'intérêt même de cette mesure, pour l'honneur des principes de l'Assemblée, cette motion ne doit pas être décrétée avec trop de lenteur. Je crois qu'elle est liée aux principes généraux de la rééligibilité des membres de la législature; mais je crois aussi qu'elle en est indépendante sous d'autres rapports; mais je crois que les raisons que j'ai présentées sont tellement décisives, que l'Assemblée peut décréter dès ce moment que les membres de l'Assemblée nationale actuelle ne pourront être réélus à la première législature. (L'Assemblée applaudit à plusieurs reprises.—La très grande majorité demande à aller aux voix.)»
Le 31 mai 1791, après la lecture de la lettre insidieuse de l'abbé
Raynal, ce n'est ni Barnave, ni Thouret, ni Le Chapelier, ni aucun des
chefs de la gauche qui répond au nom de l'Assemblée, c'est Robespierre.
Et il le fait avec infiniment de tact et de dignité:
«J'ignore, dit-il, quelle impression a faite sur vos esprits la lettre dont vous venez d'entendre la lecture; quant à moi, l'Assemblée ne m'a jamais paru autant au-dessus de ses ennemis qu'au moment où je l'ai vue écouter avec une tranquillité si expressive la censure la plus véhémente de sa conduite et de la révolution qu'elle a faite. (La partie gauche et les tribunes applaudissent à plusieurs reprises.) Je ne sais, mais cette lettre me paraît instructive dans un sens bien différent de celui où elle a été faite. En effet, une réflexion m'a frappé en entendant cette lecture. Cet homme célèbre, qui, à côté de tant d'opinions qui furent accusées jadis de pécher par un excès d'exagération, a cependant publié des vérités utiles à la liberté, cet homme, depuis le commencement de la Révolution, n'a point pris la plume pour éclairer ses concitoyens ni vous; et dans quel moment rompt-il le silence? dans un moment où les ennemis de la Révolution réunissent leurs efforts pour l'arrêter dans son cours. (Les applaudissements recommencent.) Je suis bien éloigné de vouloir diriger la sévérité, je ne dis pas de l'Assemblée, mais de l'opinion publique, sur un homme qui conserve un grand nom. Je trouve pour lui une excuse suffisante dans une circonstance qu'il vous a rappelée, je veux dire son grand âge. (On applaudit.)
«Je pardonne même, sinon à ceux qui auraient pu contribuer à sa démarche, du moins à ceux qui sont tentés d'y applaudir, parce que je suis persuadé qu'elle produira dans le public un effet tout contraire à celui qu'on en attend. Elle est donc bien favorable au peuple, dira-t- on, elle est donc bien funeste à la tyrannie, cette Constitution, puisqu'on emploie des moyens si extraordinaires pour la décrier, puisque, pour y réussir, on se sert d'un homme qui, jusqu'à ce moment, n'était connu dans l'Europe que par son amour passionné pour la liberté, et qui était jadis accusé de licence par ceux qui le prennent aujourd'hui pour leur apôtre et pour leur héros (Nouveaux applaudissements), et que sous son nom, on produit les opinions les plus contraires aux siennes, les absurdités mêmes que l'on trouve dans la bouche des ennemis les plus déclarés de la Révolution; non plus simplement ces reproches imbéciles prodigués contre ce que l'Assemblée nationale a fait pour la liberté, mais contre la liberté elle-même? Car n'est-ce pas attaquer la liberté que de dénoncer à l'univers, comme les crimes des Français, ce trouble, ce tiraillement qui est une crise si naturelle de la liberté que, sans cette crise, le despotisme et la servitude seraient incurables?
«Nous ne nous livrerons point aux alarmes dont on veut nous environner. C'est en ce moment où, par une démarche extraordinaire, on vous annonce clairement quelles sont les intentions manifestes, quel est l'acharnement des ennemis de l'Assemblée et de la Révolution; c'est en ce moment que je ne crains point de renouveler en votre nom le serment de suivre toujours les principes sacrés qui ont été la base de votre Constitution, de ne jamais nous écarter de ces principes par une voie oblique et tendant indirectement au despotisme, ce qui serait le seul moyen de ne laisser à nos successeurs et à la nation que troubles et anarchie. Je ne veux point m'occuper davantage de la lettre de M. l'abbé Raynal; l'Assemblée s'est honorée en en entendant la lecture. Je demande qu'on passe à l'ordre du jour. (M. Robespierre descend de la tribune au milieu des applaudissements de la partie gauche et de toutes les tribunes.)»
Ce beau discours déjoua les intrigues des monarchiens, et Malouet lui- même, dans ses Mémoires, reconnaît que Robespierre fut éloquent ce jour- là. Remarquons aussi qu'il improvisa, lui qui était habitué à écrire ses opinions: son talent n'avait pas moins grandi que son autorité politique.
Après le départ du roi, cette autorité s'accrut encore. Tous les yeux se tournèrent vers celui qui n'avait cessé de flétrir les transactions hypocrites et qui n'avait jamais cru à la sincérité de Louis XVI. Le soir même du 21 juin, il prononça aux Jacobins un long discours, qui malheureusement n'a pas été recueilli en entier, mais dont nous avons quelques phrases intéressantes, ainsi conçues: «Peut-être, en vous parlant avec cette franchise, vais-je attirer sur moi les haines de tous les partis. Ils sentiront bien que jamais ils ne viendront à bout de leurs desseins tant qu'il restera parmi eux un seul homme juste et courageux qui déjouera continuellement leurs projets et qui, méprisant la vie, ne redoute ni le fer ni le poison, et serait trop heureux si sa mort pouvait être utile à la liberté de sa patrie.» Alors, dit le procès-verbal de la séance, «le saint enthousiasme de la vertu s'est emparé de toute l'assemblée, et chaque membre a juré, au nom de la liberté, de défendre Robespierre au péril même de sa vie».
Camille Desmoulins, dans son journal, ajoute ces détails: «…Lorsque cet excellent citoyen, au milieu de son discours, parla de la certitude de payer de sa tête les vérités qu'il venait de dire, m'étant écrié: Nous mourrons tous avant toi! l'impression que son éloquence naturelle et la force de ses discours faisaient sur l'Assemblée était telle que plus de huit cents personnes se levèrent toutes à la fois, et, entraînées comme moi par un mouvement involontaire, firent un serment de se rallier autour de Robespierre et offrirent un tableau admirable par le feu de leurs paroles, l'action de leurs mains, de leurs chapeaux, de tout leur visage et par l'inattendu de cette inspiration soudaine.»
Mme Roland, qui était présente, dit que la scène fut «vraiment surprenante et pathétique».
Robespierre ne se prononça que tard pour la république; il suivit et encouragea presque les hésitations de l'opinion et des Jacobins, auxquels il disait, le 13 juillet 1791: «On m'a accusé d'être républicain; on m'a fait trop d'honneur: je ne le suis pas. Si l'on m'eût accusé d'être monarchiste, on m'eût déshonoré: je ne le suis pas non plus.»
Et, le 14, il prononça un éloquent discours contre l'inviolabilité royale, un des plus puissants que la Constituante ait entendus:
«…Le crime légalement impuni est en soi une monstruosité révoltante dans l'ordre social, ou plutôt il est le renversement absolu de l'ordre social. Si le crime est commis par le premier fonctionnaire public, par le magistrat suprême, je ne vois là que deux raisons de plus de sévir: la première, que le coupable était lié à la patrie par un devoir plus saint; la seconde, que comme il est armé d'un grand pouvoir, il est bien plus dangereux de ne pas réprimer ses attentats.
«Le roi est inviolable, dites-vous; il ne peut pas être puni: telle est la loi…. Vous vous calomniez vous-mêmes! Non, jamais vous n'avez décrété qu'il y eût un homme au-dessus des lois, un homme qui pourrait attenter impunément à la liberté, à l'existence de la nation, et insulter paisiblement, dans l'opulence et dans la gloire, au désespoir d'un peuple malheureux et dégradé! Non, vous ne l'avez pas fait: si vous aviez osé porter une pareille loi, le peuple français n'y aurait pas cru, ou un cri d'indignation universelle vous eût appris que le souverain reprenait ses droits! «Vous avez décrété l'inviolabilité; mais aussi, messieurs, avez-vous jamais eu quelque doute sur l'intention qui vous avait dicté ce décret? Avez-vous jamais pu vous dissimuler à vous-mêmes que l'inviolabilité du roi était intimement liée à la responsabilité des ministres; que vous aviez décrété l'une et l'autre parce que, dans le fait, vous aviez transféré du roi aux ministres l'exercice réel de la puissance exécutive, et que, les ministres étant les véritables coupables, c'était sur eux que devaient porter les prévarications que le pouvoir exécutif pourrait faire? De ce système il résulte que le roi ne peut commettre aucun mal en administration, puisqu'aucun acte du gouvernement ne peut émaner de lui, et que ceux qu'il pourrait faire sont nuls et sans effet; que, d'un autre côté, la loi conserve sa puissance contre lui. Mais, messieurs, s'agit-il d'un acte personnel à un individu revêtu du titre de roi? S'agit-il, par exemple, d'un assassinat commis par un individu? Cet acte est-il nul et sans effet, ou bien y a-t-il là un ministre qui signe et qui réponde?
«Mais, nous a-t-on dit, si le roi commettait un crime, il faudrait que la loi cherchât la main qui a fait mouvoir son bras…. Mais si le roi, en sa qualité d'homme, et ayant reçu de la nature la faculté du mouvement spontané, avait remué son bras sans agent étranger, quelle serait donc la personne responsable?
«Mais, a-t-on dit encore, si le roi poussait les choses à certain excès, on lui nommerait un régent…. Mais si on lui nommait un régent, il serait encore roi; il serait donc encore investi du privilège de l'inviolabilité. Que les Comités s'expliquent donc clairement, et qu'ils nous disent si, dans ce cas, le roi serait encore inviolable.
«Législateurs, répondez vous-mêmes sur vous-mêmes. Si un roi égorgeait votre fils sous vos yeux, s'il outrageait votre femme ou votre fille, lui diriez-vous: Sire, vous usez de votre droit, nous vous avons tout permis?… Permettriez-vous au citoyen de se venger! Alors vous substituez la violence particulière, la justice privée de chaque individu à la justice calme et salutaire de la loi; et vous appelez cela établir l'ordre public, et vous osez dire que l'inviolabilité absolue est le soutien, la base immuable de l'ordre social!
«Mais, messieurs, qu'est-ce que toutes ces hypothèses particulières, qu'est-ce que tous ces forfaits auprès de ceux qui menacent le salut et le bonheur du peuple! Si un roi appelait sur sa patrie toutes les horreurs de la guerre civile et étrangère; si, à la tête d'une armée de rebelles et d'étrangers, il venait ravager son propre pays, et ensevelir sous ses ruines la liberté et le bonheur du monde entier, serait-il inviolable?
«Le roi est inviolable! Mais, vous l'êtes aussi, vous! Mais avez-vous étendu cette inviolabilité jusqu'à la faculté de commettre le crime?
«Messieurs, une réflexion bien simple, si l'on ne s'obstinait à l'écarter, terminerait cette discussion. On ne peut envisager que deux hypothèses en prenant une résolution semblable à celle que je combats. Ou bien le roi, que je supposerais coupable envers une nation, conserverait encore toute l'énergie de l'autorité dont il était d'abord revêtu, ou bien les ressorts du gouvernement se relâcheraient dans ses mains. Dans le premier cas, le rétablir dans toute sa puissance, n'est- ce pas évidemment exposer la liberté publique à un danger perpétuel? Et à quoi voulez-vous qu'il emploie le pouvoir immense dont vous le revêtez, si ce n'est à faire triompher ses passions personnelles, si ce n'est à attaquer la liberté et les lois, à se venger de ceux qui auront constamment défendu contre lui la cause publique? Au contraire, les ressorts du gouvernement se relâchent-ils dans ses mains, alors les rênes du gouvernement flottent nécessairement entre les mains de quelques factieux qui le serviront, le trahiront, le caresseront, l'intimideront tour à tour, pour régner sous son nom.
«Messieurs, rien ne convient aux factieux et aux intrigants comme un gouvernement faible; c'est seulement sous ce point de vue qu'il faut envisager la question actuelle: qu'on me garantisse contre ce danger, qu'on garantisse la nation de ce gouvernement où pourraient dominer les factieux, et je souscris à tout ce que vos comités pourront vous proposer.
«Qu'on m'accuse, si l'on veut, de républicanisme: je déclare que j'abhorre toute espèce de gouvernement où les factieux règnent. Il ne suffît pas de secouer le joug d'un despote, si l'on doit retomber sous le joug d'un autre despotisme. L'Angleterre ne s'affranchit du joug de ses rois que pour retomber sous le joug plus avilissant encore d'un petit nombre de ses concitoyens. Je ne vois point parmi vous, je l'avoue, le génie puissant qui pourrait jouer le rôle de Cromwell: je ne vois non plus personne disposé à le souffrir. Mais je vois des coalitions plus actives et plus puissantes qu'il ne convient à un peuple libre; mais je vois des citoyens qui réunissent entre leurs mains les moyens trop variés et trop puissants d'influencer l'opinion; mais la perpétuité d'un tel pouvoir dans les mêmes mains pourrait alarmer la liberté publique. Il faut rassurer la nation contre la trop longue durée d'un gouvernement oligarchique.
«Cela est-il impossible, messieurs, et les factions qui pourraient s'élever, se fortifier, se coaliser, ne seraient-elles pas un peu ralenties, si l'on voyait dans une perspective plus prochaine la fin du pouvoir immense dont nous sommes revêtus, si elles n'étaient plus favorisées en quelque sorte par la suspension indéfinie de la nomination des nouveaux représentants de la nation, dans un temps où il faudrait profiter peut-être du calme qui nous reste, dans un temps où l'esprit public, éveillé par les dangers de la patrie, semble nous promettre les choix les plus heureux? La nation ne verra-t-elle pas avec quelque inquiétude la prolongation indéfinie de ces délais éternels qui peuvent favoriser la corruption et l'intrigue? Je soupçonne qu'elle le voit ainsi, et du moins, pour mon compte personnel, je crains les factions, je crains les dangers.
«Messieurs, aux mesures que vous ont proposées les Comités, il faut substituer des mesures générales évidemment puisées dans l'intérêt de la paix et de la liberté. Ces mesures proposées, il faut vous en dire un mot: elles ne peuvent que vous déshonorer; et si j'étais réduit à voir sacrifier aujourd'hui les premiers principes de la liberté, je demanderais au moins la permission de me déclarer l'avocat de tous les accusés; je voudrais être le défenseur des trois gardes du corps, de la gouvernante du Dauphin, de M. Bouillé lui-même.
«Dans les principes de vos Comités, le roi n'est pas coupable; il n'y a point de délit!… Mais partout où il n'y a pas de délit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si épargner un coupable est une faiblesse, immoler un coupable plus faible au coupable puissant, c'est une lâche injustice. Vous ne pensez pas que le peuple français soit assez vil pour se repaître du spectacle du supplice de quelques victimes subalternes; vous ne pensez pas qu'il voie sans douleur ses représentants suivre encore la marche ordinaire des esclaves, qui cherchent toujours à sacrifier le faible au fort, et ne cherchent qu'à tromper et à abuser le peuple pour prolonger impunément l'injustice et la tyrannie! Non, messieurs, il faut ou prononcer sur tous les coupables ou prononcer l'absolution générale de tous les coupables.
«Voici en dernier mot l'avis que je propose:
«Je propose que l'Assemblée décrète: 1° qu'elle consultera le voeu de la nation pour statuer sur le sort du roi; 2° que l'Assemblée nationale lève le décret qui suspend la nomination des représentants ses successeurs; 3° qu'elle admette la question préalable sur l'avis des Comités.
«Et si les principes que j'ai réclamés pouvaient être méconnus, je demande au moins que l'Assemblée nationale ne se souille pas par une marque de partialité contre les complices prétendus d'un délit sur lequel on veut jeter un voile!»
Les aristocrates furent tellement épouvantés de ce discours qu'ils firent passer Robespierre pour fou. L'ambassadeur de Suède transmet gravement, le 18 juillet, ce bruit à son maître, et le dément avec la même gravité le 23 juillet.
Nous venons de voir Robespierre à la Constituante, sa vertu puritaine, sa vanité littéraire, son talent grandissant peu à peu. Mais ce n'est là qu'une esquisse incomplète de cette personnalité en voie de formation et qui s'ignorait peut-être encore. Très simple au début, la figure de l'avocat d'Arras devient de jour en jour plus complexe: de cet orateur raide et monotone que nous avons vu à l'oeuvre en 1791, il va sortir peu à peu un politique astucieux, mystérieux, presque indéchiffrable. On peut dire qu'il fut, jusqu'à un certain point, un hypocrite, et qu'il érigea l'hypocrisie en système de gouvernement. Son idéal politique était si étranger à la conscience de ses contemporains, qu'il ne pouvait le réaliser qu'en le leur déguisant à moitié, et cette dissimulation ne répugna nullement à sa nature orgueilleuse et timide, où une pensée courageuse était servie par le plus lâche des organismes physiques. Nul homme ne fut moins capable de faire le coup de poing ou de manier le sabre, et pourtant nul ne fut plus sensible aux injures. Aussi ses vengeances furent-elles d'un traître, et comme son inquiétude nerveuse l'empêchait d'affronter Danton, il le fit tomber dans un piège. Cependant par une éloquence mystique, chaque jour plus grave et plus décente, il exerçait une influence religieuse sur les âmes et marchait au souverain pouvoir. Est-ce par ambition ou par foi qu'il s'efforçait d'établir en France une nouvelle forme du christianisme? Je ne crois pas que la sincérité de ce fanatique puisse être suspectée dans sa croyance aux dogmes prônés par le Vicaire Savoyard; mais il se considérait comme le seul pontife possible du culte néo-chrétien qu'il rêvait.
En politique, il affecte une orthodoxie étroite et immuable; il excommunie ceux qui s'écartent d'un millimètre de la ligne ténue, du point unique où est, selon lui, la vérité. Veut-il tuer le pauvre Cloots? «Tu étais toujours, lui crie-t-il, au-dessus ou au-dessous de la Montagne.» Quelles têtes demande-t-il dans son discours du 8 thermidor? Celles des misérables «qui sont toujours en deçà ou au delà de la vérité». C'est là que son hypocrisie est surtout odieuse. Car il ne cessa lui-même de varier sur toutes les grandes questions de politique purement gouvernementale. Ses contradictions furent aussi rapprochées que violentes. Son hostilité à l'idée républicaine avant le 10 août est trop connue pour qu'il soit nécessaire d'en donner des preuves: eh bien! lui qui, jusqu'en 1792, ricanait au mot de république, il s'indigne, en 1794, contre ceux qui n'ont pas toujours été républicains, et il ose écrire, dans son rapport sur l'Etre suprême: «Les chefs des factions qui partagèrent les deux premières législatures, trop lâches pour croire à la République, trop corrompus pour la vouloir, ne cessèrent de conspirer pour effacer des coeurs des hommes les principes éternels que leur propre politique les avait d'abord obligés à proclamer.»
Pour lui, la question de la forme du gouvernement est secondaire, la question religieuse est presque tout. La monarchie, se dit-il, fera peut-être l'oeuvre de conversion nationale: soutenons la monarchie. Celle-ci se dérobe; essayons de la république. La république ne convertit pas les âmes: préparons un pontificat dictatorial.
* * * * *
C'est donc dans les tendances mystiques qu'est l'âme de l'éloquence de Robespierre. La lecture du Contrat social l'a instruit: mais la Profession de foi du Vicaire savoyard est sa bible, la source ordinaire de son inspiration oratoire. Précisons donc, avant de citer l'orateur lui-même, la pensée religieuse de son maître.
C'est à coup sûr une pensée chrétienne. A la philosophie des encyclopédistes, Rousseau oppose l'Evangile tel que sa conscience calviniste l'interprète; à la science, il oppose la tradition et l'autorité; son homme primitif et idéal n'était pas seulement né vertueux, il était né chrétien, et la civilisation ne l'a pas seulement rendu vicieux, elle l'a rendu aussi philosophe. Le ramener à lui-même, à la nature, ce sera le ramener au christianisme, non au christianisme romain, mais au christianisme pur et original. Voici comment le Vicaire savoyard opère ce retour à la nature, qui est la religion évangélique.
C'est d'abord une prétendue table rase, mais moins rase encore que celle de Descartes. En réalité, Rousseau n'élimine provisoirement de son esprit que les opinions ou les préjugés qui gênent sa théorie. Tout de suite, sur cette table rase, il aperçoit et il adopte trois dogmes: 1° Je crois qu'une volonté meut l'univers et anime la nature. 2° Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon certaines lois me montre une intelligence qui est Dieu. 3° L'homme est libre de ses actions et, comme tel, animé d'une substance immatérielle.
[Illustration: M. M. J. ROBESPIERRE
Député du Dépt de Paris à la Convention Nationale en 1792
Rue du Théâtre Français No 4]
Sur ces trois principes, Rousseau bâtit une théodicée et une morale. Il orne son Dieu des attributs classiques, tout en affectant d'écarter toute métaphysique, et il reprend les formules même des Pères de l'Église. Il y a une providence (Robespierre saura le rappeler à Guadet), mais, comme l'homme est libre, ce qu'il fait librement ne doit pas être imputé à la providence. C'est sa faute s'il est méchant ou malheureux. Quant aux injustices de cette vie, c'est que Dieu attend l'achèvement de notre oeuvre pour nous punir ou nous récompenser. Notre âme immatérielle survivra au corps «assez pour le maintien de l'ordre», peut-être même toujours. Dans cette autre vie, la conscience sera la plus efficace des sanctions. «C'est alors que la volupté pure qui naît du consentement de soi-même, et le regret amer de s'être avili distingueront par des sentiments inépuisables le sort que chacun se sera préparé.» Et c'est ici que se place cette belle apologie de la conscience: «Conscience! conscience! instinct divin, etc.»
Voilà ce qu'il y a de nouveau et d'anti-chrétien dans Rousseau. Un pas de plus et il semble qu'il dirait: Dieu, c'est la loi morale, Dieu est dans la conscience, brisant ainsi, pour une formule supérieure, le vieux moule religieux. Mais aussitôt il retombe, selon le mot de Quinet, dans la nuit du moyen âge. Après de vagues attaques contre les religions positives, l'hérédité et l'éducation rabattent son audace d'un instant et il s'écrie en bon chrétien: «Si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus-Christ sont d'un Dieu.» Faut-il sortir du christianisme? Non: il faut «respecter en silence ce qu'on ne saurait ni rejeter, ni comprendre, et s'humilier devant le grand Etre qui seul sait la vérité». Je suis né calviniste; dois-je rester calviniste? demande le jeune homme au vicaire: «Reprenez la religion de vos pères, suivez-la dans la sincérité de votre coeur et ne la quittez plus.» Et si j'étais catholique? Eh bien, il faudrait rester catholique. Moi qui vous parle, depuis que je suis déiste, je me sens meilleur prêtre romain; je dis toujours la messe, je la dis même avec plus de plaisir et de soin. Le dernier mot du déisme de Rousseau est celui de l'athéisme de Montaigne. L'auteur de l'Emile et celui de l'Apologie de Raymond Sebond, libres en théorie, prêchent l'esclavage intellectuel dans la pratique, et leur conclusion à tous deux est qu'il faut vivre et mourir dans la religion natale.
Mais il y a autre chose dans Rousseau que cette théorie spéculative. On y trouve un projet de culte national, dont l'idée ne s'accorde guère avec le conseil de rester chacun dans sa religion. Déjà dans la profession de foi du Vicaire, Rousseau, après avoir déclaré que la forme du vêtement du prêtre était chose secondaire, reconnaissait que le culte extérieur doit être uniforme pour le bon ordre et que c'était là une affaire de police. Dans le Contrat social, il est explicite: «Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogme de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle.» Ces dogmes indispensables sont, d'après Rousseau, l'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante; la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, et la sainteté du contrat social et des lois. Vous êtes libres de ne pas y croire; mais si vous n'y croyez pas, vous serez banni, non comme impie, mais comme insociable. D'ailleurs la tolérance est à l'ordre du jour, la tolérance est un de nos dogmes négatifs. Telle est la religion civile de Rousseau.
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Parmi tant d'idées contradictoires, la plupart des hommes de la Révolution choisirent, pour la conduite de leur vie, celles qui s'écartaient le moins de la philosophie du siècle. Les Girondins acceptaient un déisme vague, mais écartaient par un sourire l'idée d'une constante intervention providentielle dans les affaires humaines. Tous, ou à peu près, firent leur joie et leur force d'une morale fondée sur la seule conscience, morale si éloquemment rajeunie par Rousseau. J'estime que les volontaires de l'an II, les héros du 10 août, et, avant que l'émigration fût devenue dévote, plus d'un émigré, moururent pour la seule satisfaction de leur conscience, sans espoir ou crainte d'une sanction ultérieure, et que l'influence de Rousseau ne fut pas étrangère à cet héroïsme désintéressé. Il y a plus: ce qu'on remarque de plus noble dans la vie de Robespierre lui vient de cet éveil de sa conscience provoqué par la lecture de l'Emile, comme ce qu'il y a de plus beau dans son éloquence procède de ce pur sentiment moral, tout humain, tout indépendant de la métaphysique qui inspira le culte de l'Etre suprême. Il est orateur, il s'élève au-dessus de lui-même quand il rappelle qu'à la Constituante il n'aurait pu résister au dédain s'il n'avait été soutenu par sa conscience et quand, à l'heure tragique, il s'écrie noblement: «Otez-moi ma conscience, et je suis le plus malheureux des hommes!»
C'est pour avoir proclamé ce culte de la conscience que Rousseau fut idolâtré dans la Révolution, et non pour ses efforts contradictoires en vue de maintenir les antiques formules chrétiennes et en vue de créer une religion civile. Robespierre se sépara de ses contemporains et n'entraîna avec lui qu'un petit groupe d'hommes sincères, comme Couthon, le jour où il voulut suivre le maître dans ses contradictions, réaliser l'idéal du culte de l'Etre suprême et en même temps vivre en bons termes avec les différentes sectes du christianisme. On voit déjà dans quelles incohérences de conduite le fit tomber cette fidélité trop littérale à laquelle le condamnaient d'ailleurs son éducation et son tempérament.
Né catholique, il resta catholique dans la même mesure que Jean-Jacques était resté calviniste. Ecoutez-le: «J'ai été, dès le collège, un assez mauvais catholique», dit-il aux Jacobins le 21 novembre 1793, dans un discours anti-hébertiste. Il se garde bien de dire: je ne suis pas catholique. Mais il ne faut pas se le représenter pratiquant. La vérité c'est que, dans son adolescence, il fut touché de l'esprit du siècle et s'éloigna des formules catholiques avec une gravité philosophique. L'abbé Proyart, sous-principal du collège Louis-le-Grand, a raconté, dans une page peu connue et qu'il faut citer, comment Robespierre, à l'âge de quinze ou seize ans, se comportait dans les choses religieuses.
Après avoir esquissé le caractère sombre et farouche de ce constant adorateur de ses pensées, et dit que l'étude était son Dieu, l'abbé écrit, en 1795: «De tous les exercices qui se pratiquent dans une maison d'éducation, il n'en est point qui coûtassent plus à Robespierre et qui parussent le contrarier davantage que ceux qui avaient plus directement la religion pour objet. Ses tantes, avec beaucoup de piété, n'avaient pas réussi à lui en inspirer le goût dans l'enfance, il ne le prit pas dans un âge plus avancé, au contraire. La prière, les instructions religieuses, les offices divins, la fréquentation du sacrement de pénitence, tout cela lui était odieux, et la manière dont il s'acquittait de ces devoirs ne décelait que trop d'opposition de son coeur à leur égard. Obligé de comparaître à ces divers exercices, il y portait l'attitude passive de l'automate. Il fallait qu'il eût des Heures à la main; il les avait, mais il n'en tournait pas les feuillets. Ses camarades priaient, il ne remuait pas les lèvres; ses camarades chantaient, il restait muet, et, jusqu'au milieu des saints mystères et au pied de l'autel chargé de la Victime sainte, où la surveillance contenait son extérieur, il était aisé de s'apercevoir que ses affections et ses pensées étaient fort éloignées du Dieu qui s'offrait à ses adorations.» Il dit aussi que Robespierre communiait souvent, par hypocrisie, mais il ajoute que tous les élèves de Louis-le-Grand communiaient. Il ajoute aussi que, dans les derniers temps de ses études, le jeune homme, s'émancipant, ne communiait plus.
C'est au sortir du collège, en 1778, qu'il eut cette entrevue avec l'auteur de l'Emile, dont son imagination garda l'empreinte. En même temps, il entretenait les plus affectueuses relations avec son ancien professeur, l'abbé Audrein qui devait être son collègue à la Convention, et avec l'abbé Proyart, alors retiré à Saint-Denis. On voit que si, dans sa jeunesse, il ne pratiquait plus, ses relations le rattachaient au catholicisme, en même temps qu'il s'éprenait de Rousseau avec une ardeur qu'une entrevue avec le grand homme tourna en dévotion [Note: Charlotte Robespierre cite dans ses mémoires (Lapouneraye, OEuvres de Robespierre, t. II, p. 475), une dédicace que son frère avait projeté d'adresser aux mânes de Rousseau: «Je t'ai vu dans tes derniers jours, disait Robespierre, et ce souvenir est pour moi la source d'une joie orgueilleuse; j'ai contemplé tes traits augustes, j'y ai vu l'empreinte des noirs chagrins, auxquels t'avaient condamné les injustices des hommes. Dès lors, j'ai compris toutes les peines d'une noble vie qui se dévoue au culte de la vérité; elles ne m'ont pas effrayé. La confiance d'avoir voulu le bien de ses semblables est le salaire de l'homme vertueux; vient ensuite la reconnaissance des peuples, qui environne sa mémoire des honneurs que lui ont donnés ses contemporains. Comme toi, je voudrais acheter ces biens au prix d'une vie laborieuse, au prix même d'un trépas prématuré.»].
Mais je ne vois pas qu'avant 1792 sa politique religieuse ait différé de celle de la majorité des Constituants, et qu'il ait tâché de préciser la théologie du Vicaire. Toutefois, il n'est pas inadmissible que, sous l'influence des réels déboires et des blessures d'amour-propre dont il fut centriste, en 1789 et en 1790, son âme, naturellement mystique, ait cherché dans l'étude dévote du texte de Rousseau une consolation religieuse. Il est possible qu'alors un vague déisme et l'idée de conscience n'aient pas suffi à ce triste coeur, hanté des souvenirs de toute sa première enfance, et qu'il se soit senti chrétien en méditant l'Emile. Les résultats de ce travail latent parurent avec force aux Jacobins, le 26 mars 1792, quand il répondit à Guadet, qu'avait impatienté sa pieuse affirmation de la Providence. Mais l'étonnement des contemporains montra combien la religiosité de Robespierre dépassait la moyenne des opinions jacobines et révolutionnaires. Il y eut un sourire, que réprima la gravité déjà terrible de l'orateur mystique.
On sentit bientôt que toute la philosophie encyclopédiste, tout l'esprit laïque et libre de la Révolution étaient menacés par ce sombre doctrinaire. En septembre 1792, il fallut mener toute une campagne pour obtenir de la Commune qu'elle débaptisât la rue Sainte-Anne en rue Helvétius. L'opinion se prononça franchement et ironiquement contre Robespierre et le gouvernement s'engagea lui-même dans le sens encyclopédiste. Le Moniteur du 8 octobre inséra une lettre de Grouvelle à Manuel qui était une longue apologie d'Helvétius et Grouvelle était secrétaire du Conseil exécutif provisoire. On vit alors avec stupeur que Robespierre avait réussi à gagner la majorité des Jacobins à ses idées anti-philosophiques, et, le 5 décembre, le buste d'Helvétius, qui ornait le club, fut brisé et foulé aux pieds en même temps que celui de Mirabeau: «Helvétius, s'était écrié Robespierre, Helvétius était un intrigant, un misérable bel esprit, un être immoral, un des cruels persécuteurs de ce bon J.-J. Rousseau, le plus digne de nos hommages. Si Helvétius avait existé de nos jours, n'allez pas croire qu'il eût embrassé la cause de la liberté; il eût augmenté la foule des intrigants beaux-esprits qui désolent aujourd'hui la patrie.» Le surlendemain, dit le journal du club, «un membre, fâché que la société ait brisé le buste d'Helvétius, sans entendre sa défense par la bouche de ses amis, demande que l'on consacre un buste nouveau à la mémoire de l'auteur de l'Esprit. Des murmures interrompent le défenseur officieux d'Helvétius, et la société passe à l'ordre du jour….»
Voilà dans quel état d'esprit Robespierre avait mis ses plus fidèles auditeurs, outrant même la pensée du maître: car Rousseau avait écrit, en 1758, à Deleyre que, si le livre d'Helvétius était dangereux, l'auteur était un honnête homme, et ses actions valaient mieux que ses écrits. Mais il ne faudrait pas croire que l'opinion fût devenue hostile aux philosophes avec les Jacobins. D'abord les Girondins protestèrent, et il y eut dans le journal de Prudhomme une amère critique de l'iconoclaste, sous ce titre: L'ombre d'Helvétius aux Jacobins. Déjà, le 9 novembre 1792, la Chronique de Paris avait inséré un portrait satirique de Robespierre, où l'ennemi du «philosophisme» était montré comme un prêtre au milieu de ses dévotes, morceau piquant et méchant, dont l'auteur était, d'après Vilate, le pasteur protestant Rabaut Saint- Etienne. On peut dire qu'à l'origine de cette entreprise religieuse de Robespierre, il y a contre lui un déchaînement des éléments les plus actifs et les plus intelligents de l'opinion, au moins parisienne.
C'est donc, pour le dire en passant, une vue fausse que celle qui présente cet orateur comme uniquement occupé de prévoir l'opinion pour la suivre et la flatter. Au moins dans les choses religieuses, il eut, à partir de 1792, un dessein très arrêté, une volonté forte contre l'entraînement populaire, une fermeté remarquable à se raidir contre presque tout Paris, dont l'incrédulité philosophique s'amusait des gamineries d'Hébert. Ses plus solides appuis dans cette lutte, sont les femmes d'abord, et puis quelques bourgeois libéraux de province que des documents nous montrent, surtout dans les petites villes, moralement préparés à la religion de Rousseau. Mais ce sont là pour Robespierre des adhésions isolées ou compromettantes: quand on considère la masse hostile ou indifférente des révolutionnaires parisiens, girondins, hébertistes ou dantonistes, il apparaît presque seul contre tous, et c'est à force d'éloquence qu'il change véritablement les âmes, et groupe autour de lui une église.
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Il ne faut pas croire que tout son dessein éclate au début même de cette campagne de prédication religieuse. Il prépare habilement et lentement les esprits, et déconsidère d'abord ses adversaires aux yeux des Jacobins, comme incapables de comprendre le sérieux de la vie. Avec un art infini, il sait rendre suspecte au peuple de Paris, jusqu'à la gaîté des Girondins et des Dantonistes. Ses discours sont plus d'une fois la paraphrase de ce mot de Jean-Jacques: «Le méchant se craint et se fuit; il s'égaie en se jetant hors de lui-même; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l'amuse; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste, le ris moqueur est son seul plaisir.» Le méchant, pour Rousseau, c'était Voltaire, c'était Diderot, avec leur gaîté païenne; pour Robespierre, c'est Louvet avec sa raillerie insultante, c'est Fabre d'Eglantine avec sa lorgnette de théâtre ironiquement braquée sur le Pontife. Car il voit ses ennemis, ceux de sa religion, à travers les formules mêmes du Vicaire. Plus il avance dans l'exécution de son dessein secret, plus il se rapproche de la lettre même de Rousseau, plus il s'en approprie les thèmes oratoires. Que de fois, il paraphrase à la tribune l'éloquente et vraiment belle tirade de l'auteur de l'Emile, sur la surdité des matérialistes! Que de fois il reprend les appels de Rousseau à Caton, à Brutus, à Jésus, en les ajustant au ton de la tribune! Rousseau avait dit, dans une note de l'Emile, que le fanatisme était moins funeste à un Etat que l'athéisme, et laissé entendre qu'il n'y a pas de vice pire que l'irréligion. Appliquant ces idées et ces formules, le 21 novembre 1793, Robespierre déclare aux Jacobins, à propos des Hébertistes, qu'ils doivent moins s'inquiéter du fanatisme, du philosophisme. C'est là qu'il prononce son mot fameux: «L'athéisme est aristocratique.»
En même temps, il suit le maître dans ses contradictions; et lui qui se pique d'établir un autre culte, il prend le catholicisme sous sa protection, ne peut souffrir même la vue d'un hérétique. C'est avec fureur et dégoût qu'à la Convention (5 décembre 1793) il nomme «ce Rabaut, ce ministre protestant…, ce monstre…», qui, le même jour, montait sur l'échafaud; et il déclare soudoyés par l'étranger, tous les ennemis du catholicisme. Le 22 frimaire an II, dans son terrible discours contre Cloots aux Jacobins (il le fit rayer en attendant mieux), son principal grief fut que l'orateur du genre humain avait décidé l'évêque Gobel à se défroquer. Sa protection s'étend au clergé: il s'oppose avec colère à toute mesure tendant à ne le plus payer et à préparer la séparation de l'Eglise et de l'Etat; et le 26 frimaire an II, il fait rejeter une proposition tendant à rayer des Jacobins tous les prêtres, en même temps que tous les nobles. On se demande quels plus grands services les intérêts religieux pouvaient recevoir d'une politique, en pleine Terreur. Quant à la religion civile, la motion d'en consacrer par une loi le principal dogme, l'existence de Dieu, éclata dans la Convention dès le 17 avril 1793, au fort même de la lutte entre la Gironde et la Montagne. Mais Robespierre n'osa pas encore se mettre en avant, et ce fut un obscur député de Cayenne, André Pomme, qui tâta l'opinion. Son échec ajourna le dessein de l'Incorruptible au moment où il croirait ses adversaires supprimés ou domptés.
La chute de la Gironde ne le rassura pas: elle donna d'abord la prépondérance au parti dantoniste, qui répugnait par essence à toute politique mystique, et pendant toute cette année 1793, surtout à partir de la mort du mélancolique Marat, le peuple de Paris laissa libre et joyeuse carrière à ses instincts héréditaires d'irréligion frondeuse. Chaumette, Cloots, Hébert entreprennent de détruire le catholicisme par l'insulte et la raillerie, et ils mènent dans les églises saccagées une carmagnole voltairienne. C'est l'époque du culte antichrétien de la Raison dont l'histoire n'est pas encore faite, mais qui eut un caractère prononcé d'opposition à la politique religieuse qu'on avait vu poindre dans les homélies jacobines de Robespierre. Celui-ci parut dépassé et démodé sans retour, le jour où, sur la proposition du dantoniste Thuriot, la Convention se rendit en corps à la fête de la déesse Raison, à Notre-Dame, afin d'y chanter des hymnes inspirées par l'esprit le plus hostile à la profession de foi du Vicaire savoyard (20 brumaire, an II).
Toutefois si Robespierre avait contre lui Paris, il avait pour lui la grande force morale et politique de ce temps-là, le seul instrument de propapande organisée et, en quelque sorte, officielle: le club des Jacobins. Depuis l'échec de la motion présentée par André Pomme, il n'avait pas cessé un instant sa propagande religieuse, domptant les esprits les plus voltairiens par la monotonie même de sa prédication infatigable, convertissant son auditoire quotidien avec une éloquence dont sa sincérité faisait la force et dont l'enthousiasme des femmes des galeries achevait le succès. Ceux qui résistèrent furent épurés, comme Thuriot, ou destinés à la guillotine, comme Hébert. Il n'y eut bientôt plus aux Jacobins que de fanatiques partisans de la doctrine du Vicaire. La force de cette église groupée autour de Robespierre eût été invincible, si l'opinion publique l'avait soutenue. Mais, à partir du jour où les Jacobins, fermés et réduits, s'organisèrent en secte religieuse, s'ils purent dominer un instant Paris et la France par le pouvoir matériel qui avait survécu à leur ancienne popularité, leur autorité morale disparut peu à peu, et la Révolution ne se reconnut plus dans cette coterie violente et mystique: de là vient la défaite de la Société-Mère au 9 thermidor.
Mais, après la fête de la Raison, le club robespierriste avait tenté toute une réaction légale contre les tendances antithéologiques, et appuyé le coup hardi, merveilleux, par lequel Robespierre essaya de mater violemment l'opinion. Nous l'avons vu: il réussit à faire porter à la tribune le premier article de son credo, non plus par un André Pomme, mais par l'orateur même, dont la gloire balançait la sienne, par le disciple de Diderot, par Danton en personne (6 frimaire an II). Mais les Dantonistes s'opposèrent à cette concession de leur chef, et firent échouer cette motion.
Danton ne la renouvela pas; il ne l'avait émise que du bout des lèvres et sous la pression de Robespierre. Celui-ci se tut et attendit encore: il attendit la mort des Hébertistes, il attendit la mort des Dantonistes. Alors seulement il osa. Danton périt le 16 germinal; le 17, Couthon annonça tout un programme gouvernemental et oratoire, dont l'article essentiel devait être un projet de fête décadaire dédiée à l'Eternel. Cette fois, personne ne se permit de protester contre cette tentative, pour faire de Dieu une personne politique, et pour imposer des moeurs, comme dit justement M. Foucart, qui ajoute avec esprit: «Le plan de Robespierre, pour achever la moralisation de la France, était fait en trois points, comme celui d'un prédicateur: annonce de Dieu, proclamation légale de Dieu, fête légale de Dieu.» Couthon avait annoncé Dieu, avec succès et au milieu des applaudissements; un mois plus tard, Robespierre en personne le proclama, dans la séance du 18 floréal an II, et en fit décréter la reconnaissance et le culte.
Quant au rapport, qu'il lut dans cette occasion, au nom du Comité de salut public, on peut dire qu'il avait passé sa vie entière à le préparer: depuis un an, depuis la motion d'André Pomme, cette vaste composition oratoire devait exister dans ses parties essentielles et dans ses tirades les plus brillantes. Le plan seul en fut modifié à mesure que les circonstances fortifiaient ou supprimaient les adversaires du déisme d'Etat; dans ce cadre large et mobile, Robespierre glissait sans cesse de nouveaux développements inspirés par les péripéties de sa lutte sourde contre l'irréligion. Le discours s'enflait chaque jour: il était énorme quand l'orateur put enfin le produire à la tribune, et la lecture en fut interminable, quoique l'attention de l'auditoire fût soutenue par le caractère même de l'orateur, que l'échafaud avait rendu tout-puissant, par la curiosité d'apprendre enfin quelle religion allait couronner le siècle de Voltaire, et, il faut l'avouer, par la réelle beauté de certains mouvements où le moraliste avait mis tout son coeur.
Il débute par déclarer que les victoires de la République donnent une occasion pour faire le bonheur de la France, en appliquant certaines «vérités profondes» qui délivreront les hommes d'un état violent et injuste. Ces vérités, c'est que «l'art de gouverner a été, jusqu'à nos jours, l'art de tromper et de corrompre les hommes; il ne doit être que celui de les éclairer et de les rendre meilleurs». Et, après avoir posé cette maxime banale et plausible, Robespierre s'avance par un chemin tortueux vers son véritable dessein. Ce sont d'abord des anathèmes lancés à la monarchie, cette école de vice. Puis vient cette remarque, que les factieux récemment vaincus étaient tous vicieux. Ainsi La Fayette, Brissot, Danton, corrompaient le peuple à l'envi, et mettaient une sorte de piété à perdre les âmes. «Ils avaient usurpé une espèce de sacerdoce politique», s'écrie l'orateur, en prêtant aux autres ses propres arrière-pensées et ses formules. «Ils avaient érigé l'immoralité non-seulement en système, mais en religion.» «Que voulaient-ils, ceux qui, au sein des conspirations dont nous étions environnés, au milieu des embarras d'une telle guerre, au moment où les torches de la discorde civile fumaient encore, attaquèrent tout à coup les cultes par la violence pour s'ériger eux-mêmes en apôtres fougueux du néant et en missionnaires fanatiques de l'athéisme?»
L'athéisme! Et à ce mot, par lequel Robespierre désigne au fond toute la philosophie des encyclopédistes, son imagination s'émeut et tourne avec chaleur un de ces morceaux dignes de Jean-Jacques par lesquels il rivalise avec l'éloquence de la chaire: «Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas! Vous qui pleurez sur le cercueil d'un fils ou d'une épouse, êtes-vous consolés par celui qui vous dit qu'il ne reste plus d'eux qu'une vile poussière? Malheureux qui expirez sous les coups d'un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle! L'innocence sur l'échafaud fait pâlir le tyran sur son char de triomphe; aurait-elle cet ascendant si le tombeau égalait l'oppresseur et l'opprimé! Malheureux sophiste! de quel droit viens-tu arracher à l'innocence le sceptre de la raison pour le remettre entre les mains du crime, attrister la vertu, dégrader l'humanité?»
Ce n'est pas comme philosophe, dit-il, qu'il attaque ainsi l'athéisme, c'est comme politique. «Aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique est la vérité. L'idée de l'Etre suprême et de l'immortalité de l'âme est un rappel continuel à la justice: elle est donc sociale et républicaine.» Le déisme fut la religion de Socrate et celle de Léonidas, «et il y a loin de Socrate à Chaumette et de Léonidas au Père Duchesne». Là-dessus, Robespierre s'engage dans un éloge pompeux de Gaton et de Brutus dont l'héroïsme s'inspira, dit-il, de la doctrine de Zénon et non du matérialisme d'Épicure. Personne n'osa interrompre l'orateur pour lui faire remarquer que justement les stoïciens ne croyaient ni à un Dieu personnel, ni à l'immortalité de l'âme, et que Marc-Aurèle n'eût pas sacrifié à l'Etre suprême de Rousseau. Mais, depuis longtemps, on ne faisait plus d'objections à Robespierre: on écoutait en silence, avec curiosité, stupeur ou hypocrisie.
Il continuait son homélie en montrant que tous les conspirateurs avaient été des athées. «Nous avons entendu, qui croit à cet excès d'impudeur? nous avons entendu dans une société populaire, le traître Guadet dénoncer un citoyen pour avoir prononcé le nom de Providence! Nous avons entendu, quelque temps après, Hébert en accuser un autre pour avoir écrit contre l'athéisme. N'est-ce pas Vergniaud et Gensonné qui, en votre présence même, à votre tribune, pérorèrent avec chaleur pour bannir du préambule de la Constitution le nom de l'Etre suprême que vous y avez placé? Danton, qui souriait de pitié aux mots de vertu, de gloire, de postérité (lisez: Danton qui n'appréciait pas mon éloquence), Danton, dont le système était d'avilir ce qui peut élever l'âme; Danton, qui était froid et muet dans les plus grands dangers de la liberté, parla après eux avec beaucoup de véhémence en faveur de la même opinion. D'où vient ce singulier accord?… Ils sentaient que, pour détruire la liberté, il fallait favoriser par tous les moyens tout ce qui tend à justifier l'égoïsme, à dessécher le coeur, etc.»
Après avoir loué Rousseau du ton dont Lucrèce exalte Épicure, Robespierre se tournait vers les prêtres, et, d'un air à la fois irrité et rassurant, il opposait à leur culte corrompu le culte pur des vrais déistes, dont il faisait un éloge vraiment ému et éloquent. Ce culte doit être national, et il le sera si toute l'éducation publique est dirigée vers un même but religieux et surtout si des fêtes populaires et officielles glorifient la divinité. L'orateur compte sur les femmes pour défendre et maintenir son oeuvre: «O femmes françaises, chérissez la liberté…; servez-vous de votre empire pour étendre celui de la vertu républicaine! O femmes françaises, vous êtes dignes de l'amour et du respect de la terre!»
Mais sera-t-on libre d'être philosophe à la manière de Diderot? La réponse est vague et terrible: «Malheur à celui qui cherche à éteindre le sublime enthousiasme!…» La nouvelle religion nationale ne laissera aux hommes que la liberté du bien. Et l'orateur termine par ce conseil hardi qui caractérise nettement toute sa politique religieuse et morale: «Commandez à la victoire, mais replongez surtout le vice dans le néant. Les ennemis de la République ce sont des hommes corrompus.» En conséquence, la Convention reconnut, par un décret, l'existence de l'Etre suprême et de l'immortalité de l'âme, et elle organisa des fêtes religieuses.
Si Robespierre avait loué Rousseau, il n'avait pas affecté de parler toujours au nom de Rousseau et il avait paru prétendre à quelque originalité religieuse, de même qu'il avait laissé dans l'ombre les conséquences les plus illibérales de la proclamation du déisme comme religion d'État. Ses acolytes sont plus explicites: le 27 floréal, une députation des Jacobins vint constater à la barre la conformité du décret avec le texte même du dernier chapitre du Contrat social, et cette constatation fut un suprême éloge. En même temps, l'orateur de la députation justifia la Terreur robespierriste par le simple énoncé des principes moraux, religieux et politiques de Jean-Jacques. On nous reproche, dit-il, comme une sorte de suicide, d'avoir exterminé Hébert et Danton: «mais ils n'étaient pas vertueux; ils ne furent jamais Jacobins». Quel signe distingue donc les vrais Jacobins? «Les vrais Jacobins sont ceux en qui les vertus privées offrent une garantie sûre des vertus politiques. Les vrais Jacobins sont ceux qui professent hautement les articles qu'on ne doit pas regarder comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels, dit Jean- Jacques, il est impossible d'être un bon citoyen, l'existence de la Divinité, la vie à venir, la sainteté du contrat social et des lois. Sur ces bases immuables de la morale publique, doit s'asseoir notre République une, indivisible et impérissable. Rallions-nous tous autour de ces principes sacrés.»
Est-ce là un Credo obligatoire? «Nous ne pouvons obliger personne à croire à ces principes», répond l'orateur jacobin. Et que ferez-vous, si quelques-uns n'y croient pas? «Les conspirateurs seuls peuvent chercher un asile dans l'anéantissement total de leur être.» Or, les conspirateurs sont punis de mort. Donc, si les athées ne sont pas punissables comme athées, ils doivent être guillotinés comme conspirateurs.
S'il y avait dans la Convention des philosophes ou des indifférents qui crurent, comme dira plus tard Cambon, avoir adopté un décret sans but et sans objet et donné au mysticisme de Robespierre une satisfaction innocente, on voit qu'ils furent bien vite détrompés: la démarche des Jacobins leur montra qu'ils avaient, sans le vouloir, fondé une religion et institué un pontife. Déjà Couthon, au moment où Robespierre descendait de la tribune, s'était écrié que la Providence avait été offensée, qu'il n'y avait pas une minute à perdre pour l'apaiser par un affichage à profusion, afin qu'on pût lire sur les murs et les guérites qu'elle était la véritable profession de foi du peuple français. Le 23 floréal, la Commune, épurée dans un sens robespierriste, reconnut, elle aussi, l'Etre suprême. Le même jour, le Comité de salut public organisa le pontificat, arrêtant que le discours de Robespierre serait lu pendant un mois dans les temples. Cependant, en province, comme à Paris, des agents du nouveau culte s'emparaient des ci-devant églises; quelques- uns, dit Cambon (dans son discours du 18 septembre 1794), gravèrent en lettres d'or sur les portes de ces temples les paroles de leur maître. Ils provoquèrent même un pétitionnement pour que le culte de l'Etre suprême fût salarié.
A une religion naissante il faut un miracle. Robespierre obtint un miracle dont sa personne fut même l'objet. Le nouveau Dieu le préserva merveilleusement du couteau de Cécile Renault. Mais, il fit en même temps un second miracle dont son pontife se fût volontiers passé: il sauva les jours de Collot d'Herbois, assassiné par Ladmiral. Les robespierristes célébrèrent surtout le premier de ces incidents; les futurs thermidoriens mirent toute leur malice à faire mousser le second, comme Barère faisait mousser les victoires. Ce fut un assaut fort comique d'ironiques doléances. Mais les robespierristes purent donner un éclat officiel à leurs actions de grâces. Le 6 prairial, les membres du tribunal du premier arrondissement vinrent remercier l'Etre suprême à la barre et se réjouir de ce que leur âme était immortelle; plusieurs sections déclarèrent que Dieu avait détourné le bras des meurtriers pour reconnaître le décret du 18 floréal. Le 7, les Jacobins et d'autres sections vinrent adorer la Providence pour ce miracle robespierriste. Le vrai Paris, qui avait déserté ce club épuré, ces sections épurées, regardait et laissait faire avec une curiosité narquoise.
Enfin, le 20 prairial an II (8 juin 1794), eut lieu la célèbre fête, si souvent racontée, où il y eut, quoi qu'on en ait dit, plus de fleurs que d'enthousiasme. On a lu Michelet, et on sait quel rôle joua Robespierre dans cette cérémonie qu'il présidait. Ses deux discours furent de brillantes paraphrases de Rousseau. Il loua l'Etre suprême en disant: «Tout ce qui est bon est son ouvrage ou c'est lui-même. Le mal appartient à l'homme…» Et il ajouta: «L'Auteur de la nature avait lié tous les mortels par une chaîne immense d'amour et de félicité: périssent les tyrans qui ont osé la briser!» Périssent aussi les ennemis de la religion et de Robespierre! Demain nous relèverons l'échafaud. Le second discours se terminait par une prière mystique et ardente, inspirée par une évidente sincérité: car la bonne foi de Robespierre ne fut pas douteuse dans ces manifestations mystiques; et c'est elle qui donne de la grandeur à son orgueil, de l'éloquence à son fanatisme. Si le siècle avait pu être converti, il l'aurait été par cet apôtre; mais dans l'apôtre il ne vit que le prêtre, et il se détourna avec répugnance et raillerie.
Cependant la nouvelle religion s'affirmait, sinon dans les esprits, du moins dans les actes officiels. Le 11 messidor an II, la Commission d'instruction publique interdisait formellement aux théâtres de représenter la fête de l'Etre suprême, et l'arrêté qu'elle prit à ce sujet fût approuvé par le Comité de salut public le 13 messidor. [1] La profession de foi du Vicaire savoyard était donc devenue la loi de l'État, quand la révolution du 9 thermidor la ruina en même temps que son fondateur.
[Note: J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d'instruction publique de la Convention nationale, t. IV, p. 714.]
Mais dira-t-on avec Edgar Quinet qu'il fut timide, cet homme qui lutta presque seul contre l'esprit encyclopédiste ou sèchement déiste de ses contemporains? Dira-t-on que l'audace novatrice manqua au créateur de la fête et du culte de l'Etre suprême? Il échoua uniquement parce que la France de 1794, j'entends la France instruite, n'était plus chrétienne: son éducation la rattachait à la philosophie du siècle, ses habitudes héréditaires la retenaient dans les formes catholiques, qu'elle savait mortes, mais auxquelles elle jugeait inutile de substituer une autre formule théologique. Il y a là, ce semble, l'explication de l'échec religieux de Robespierre, et du succès de la politique concordataire de Bonaparte. Si Robespierre eût vécu, l'indifférence générale l'aurait forcé à se rallier au catholicisme, au catholicisme romain, mais servi par de bons prêtres comme ceux dont il faisait ses amis personnels, Torné, Audrein, dom Gerle et d'autres. Comme l'étude de son développement intérieur nous l'a fait prévoir, la pensée du pontife de l'Etre suprême, aurait sans doute été ramenée à la religion natale par le même circuit qu'avait suivi la pensée de Montaigne et celle de Rousseau.
Tels furent les éléments essentiels de l'inspiration de Robespierre. Faut-il le suivre dans toute sa carrière, depuis la fin de la Constituante jusqu'au 9 thermidor? Dans cet espace de moins de trois années, cet orateur infatigable fut sans cesse sur la brèche, et prononça des centaines de discours. Bornons-nous à mettre en lumière les harangues qu'il composa dans les circonstances capitales de sa vie, dans sa querelle avec les Girondins sur la guerre, dans sa rivalité avec Danton, dans ses tentatives de dictature religieuse, enfin dans la crise finale, en thermidor.
* * * * *
Quand Robespierre revint à Paris, à la fin de l'année 1791, il eut une surprise désagréable pour son esprit lent: pendant son absence, une saute de vent avait bouleversé l'atmosphère politique, et l'opinion, oubliant la métaphysique constitutionnelle qui avait occupé les derniers jours de la Constituante, discutait avec fièvre sur la guerre. On le sait: la Cour et les Feuillants la voulaient courte, restreinte aux petits princes allemands, avec l'arrière-pensée de lever ainsi une armée contre la Révolution; les Girondins la voulaient générale, européenne, indéfinie, espérant que cette force aveugle, une fois déchaînée, porterait dans le monde les principes de 1789, et ruinerait les résistances et les intrigues de Louis XVI. Avec sa nature hésitante, Robespierre ne sut d'abord où se tourner. Un instant, par contagion, il fut presque belliqueux et, aux Jacobins, le 28 novembre 1791, menaça Léopold «du cercle de Popilius». Mais bientôt la réflexion réveilla en lui trois sentiments fort divers: une méfiance envers la cour, dont la politique belliqueuse ferait le jeu; une horreur de moraliste pour la guerre, horreur sincère et presque physique; enfin une crainte jalouse de se voir dépossédé par Brissot de la première place. Il crut qu'en étant l'homme de la paix, il se réservait intact et fort pour le jour de la défaite, qui lui semblait probable et prochain. Certes, ses calculs ou ses pressentiments le tromperont; et les victoires françaises, en le rendant inutile, contribueront à sa chute finale. Mais comment cet esprit étroit, timoré, formaliste, aurait-il pu s'imaginer, en décembre 1791, que les armées informes de la Révolution l'emporteraient sur l'expérience et la discipline des soldats de l'Europe?
Pourtant, les idées guerrières étaient déjà si fortes qu'il ne put les attaquer qu'en biaisant. Sa première réponse à Brissot (Jacobins, 18 décembre 1791) se résume dans cette phrase d'exorde: «Je veux aussi la guerre, mais comme l'intérêt de la nation la demande; domptons nos ennemis intérieurs, et ensuite marchons contre nos ennemis étrangers.» Le 2 janvier 1792, il refait son discours, commence à se poser en prédicateur de la Révolution, répétant ses homélies pour ceux qui n'ont pu les entendre ou qui les ont mal écoutées. Mais, cette fois que l'opinion est préparée, il retire ses premières concessions à l'esprit belliqueux, contre lequel éclate franchement toute sa haine d'homme d'étude et de parlementaire: «La guerre, dit-il, est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d'événements; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d'un voile sacré…» Cette idée, parfois déguisée, est au fond de tout ce discours, où Robespierre attaque, avec un art infini, les passions les plus populaires et les plus françaises, les préjugés les plus généreux de la Révolution. Lui qu'on représente dédaigneux de l'expérience, épris de la théorie pure, il se moque ce jour-là de «ceux qui règlent le destin des empires par des figures de rhétorique». «Il est fâcheux, dit-il, que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive.» Sur les illusions de la propagande armée, il jette goutte à goutte l'eau froide de son ironie: «La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires armés; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis.» Ses sarcasmes n'épargnent même pas les principes de 1789, où Brissot voit un talisman: «La déclaration des droits n'est point la lumière du soleil qui éclaire au même instant tous les hommes; ce n'est point la foudre qui frappe en même temps tous les trônes. Il est plus facile de l'écrire sur le papier ou de le graver sur l'airain que de rétablir dans le coeur des hommes ses sacrés caractères effacés par l'ignorance, par les passions et par le despotisme.» Et, d'un ton presque voltairien, il raille Cloots, qui a cru voir «descendre du ciel l'ange de la liberté pour se mettre à la tête de nos légions, et exterminer, par leurs bras, tous les tyrans de l'univers».
Quels ennemis poursuivra cette guerre? les émigrés? Mais «traiter comme une puissance rivale des criminels qu'il suffit de flétrir, déjuger, de punir par contumace; nommer pour les combattre des maréchaux de France extraordinaires contre les lois, affecter d'étaler aux yeux de l'univers La Fayette tout entier, qu'est-ce autre chose que leur donner une illustration, une importance qu'ils désirent, et qui convient aux ennemis du dedans qui les favorisent?… Mais que dis-je? en avons-nous, des ennemis du dedans? Non, vous n'en connaissez pas; vous ne connaissez que Coblentz. N'avez-vous pas dit que le siège du mal est à Coblentz? Il n'est donc pas à Paris? Il n'y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous? Quoi! vous osez dire que ce qui a fait rétrograder la Révolution, c'est la peur qu'inspirent à la nation les aristocrates fugitifs qu'elle a toujours méprisés; et vous attendez de cette nation des prodiges de tous les genres! Apprenez donc qu'au jugement de tous les Français éclairés, le véritable Coblentz est en France; que celui de l'évêque de Trêves n'est que l'un des ressorts d'une conspiration profonde tramée contre la liberté, dont le foyer, dont le centre, dont les chefs sont au milieu de nous. Si vous ignorez tout cela, vous êtes étrangers à tout ce qui se passe dans ce pays-ci. Si vous le savez, pourquoi le niez-vous? Pourquoi détourner l'attention publique de nos ennemis les plus redoutables, pour la fixer sur d'autres objets, pour nous conduire dans le piège où ils nous attendent?»
Il était difficile de serrer Brissot de plus près, de lui mieux couper la retraite, de le harceler de coups plus forts et plus rapides. Il n'y a rien là de nuageux, de mystique; c'est une dialectique serrée, et, tranchons le mot, admirable.
Mais il ne suffit pas à Robespierre d'avoir raison et de réduire ses adversaires au silence: il veut replacer au premier plan, en pleine lumière, sa personnalité dont une longue absence a pu effacer les traits. Dans son exorde, il montre avec habileté le beau côté du rôle impopulaire que sa sagesse lui impose: «De deux opinions, dit-il, qui ont été balancées dans cette assemblée, l'une a pour elle toutes les idées qui flattent l'imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l'enthousiasme, et même un sentiment généreux, soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l'opinion; l'autre n'est appuyée que sur la froide raison et sur la triste vérité. Pour plaire, il faut défendre la première; pour être utile, il faut soutenir la seconde avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire: c'est pour celle-ci que je me déclare.» Dans sa péroraison, il emploie, pour se louer, un procédé auquel il reviendra sans mesure jusqu'à la fin de sa carrière: il se suppose attaqué, menacé, et il se plaint et se défend. Mais, cette fois, il le fait avec autant de tact que de verve. «Apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux; je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus. S'il faut dire plus, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi on donnait des noms pompeux à la fidélité constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause: serait-ce un moyen de ménager une excuse à ceux qui l'abandonnent, en présentant la conduite contraire comme un effort d'héroïsme et de vertu? Non, ce n'est rien de tout cela; ce n'est que le résultat naturel du caractère de tout homme qui n'est point dégradé. L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté est une passion comme une autre: quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son âme à des passions d'une autre espèce, comme à la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanité, et le peuple et la patrie. Voilà le secret du coeur humain; voilà toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays.»
En terminant, Robespierre, sûr de son auditoire, annonça une troisième harangue sur le même sujet; et, en effet, le 11 janvier 1792, il développa encore les mêmes arguments, avec plus d'abondance et non sans quelque rhétorique. Cette fois, il s'attacha surtout à démontrer que pour une guerre révolutionnaire, il n'y a ni soldats, ni généraux: «Où est-il, le général qui, imperturbable défenseur des droits du peuple, éternel ennemi des tyrans, ne respira jamais l'air empoisonné des cours, dont la vertu austère est attestée par la disgrâce de la cour; ce général, dont les mains pures du sang innocent et des dons honteux du despotisme sont dignes de porter devant nous l'étendard sacré de la liberté? Où est-il ce nouveau Caton, ce troisième Brutus, ce héros encore inconnu? Qu'il se reconnaisse à ces traits, qu'il vienne; mettons-le à notre tête…. Où est-il! Où sont-ils ces héros qui, au 14 juillet, trompant l'espoir des tyrans, déposèrent leurs armes aux pieds de la patrie alarmée? Soldats de Château-Vieux, approchez, venez guider nos efforts victorieux…. Où êtes-vous? Hélas! on arracherait plutôt sa proie à la mort, qu'au désespoir ses victimes! Citoyens qui, les premiers, signalâtes votre courage devant les murs de la Bastille, venez; la patrie, la liberté vous appellent aux premiers rangs. Hélas! on ne vous trouve nulle part….» Quoiqu'il prolonge à l'excès ces apostrophes, il en tire parfois d'heureux effets: «Venez au moins, gardes nationales, qui vous êtes spécialement dévouées à la défense de nos frontières, dans cette guerre dont une cour perfide nous menace; venez. Quoi! vous n'êtes point encore armés? Quoi! depuis deux ans vous demandez des armes, et vous n'en avez pas?…» Eh bien! s'il en est ainsi, pourquoi les Jacobins ne marchaient-ils pas eux-mêmes à Léopold, comme le veut Louvet? «Mais quoi! voilà tous les orateurs de guerre qui m'arrêtent; voilà M. Brissot qui me dit qu'il faut que M. le comte de Narbonne conduise toute cette affaire: qu'il faut marcher sous les ordres de M. le marquis de La Fayette; que c'est au pouvoir exécutif qu'il appartient de mener la nation à la victoire et à la liberté. Ah! Francais, ce seul mot a rompu tout le charme: il anéantit tous mes projets. Adieu la liberté des peuples. Si tous les sceptres des princes d'Allemagne sont brisés, ce ne sera pas par de telles mains.» Si l'opinion resta belliqueuse, si on ne suivit point les conseils de Robespierre, la réputation oratoire de l'austère moraliste fut accrue par ce discours. C'est, disait Fréron, dans son Orateur du peuple, un chef-d'oeuvre d'éloquence qui doit rester dans toutes les familles.
Ce fut dès lors entre Robespierre et la Gironde une lutte oratoire de tous les jours, dont on ne peut retenir ici que quelques traits. A l'éloquent éloge de Condorcet et des Encyclopédistes que lui infligea Brissot, le 25 avril 1792, Robespierre répondit trois jours après, par une apologie personnelle qu'il faut citer:
«Vous demandez, dit-il, ce que j'ai fait. Oh! une grande chose sans doute: j'ai donné Brissot et Condorcet à la France. J'ai dit un jour à l'Assemblée constituante que, pour imprimer à son ouvrage un auguste caractère, elle devait donner au peuple un grand exemple de désintéressement et de magnanimité; que les vertus des législateurs devaient être la première leçon des citoyens, et je lui ai proposé de décréter qu'aucun de ses membres ne pourrait être réélu à la seconde législature, cette proposition fut accueillie avec enthousiasme. Sans cela, peut-être beaucoup d'entre eux seraient restés dans la carrière; et qui peut répondre que le choix du peuple de Paris ne m'eût pas moi- même appelé à la place qu'occupent aujourd'hui Brissot et Condorcet? Cette action ne peut être comptée pour rien par M. Brissot, qui, dans le panégyrique de son ami, rappelant ses liaisons avec d'Alembert et sa gloire académique, nous a reproché la témérité avec laquelle nous jugions des hommes qu'il a appelés nos maîtres en patriotisme et en liberté. J'aurais cru, moi, que dans cet art nous n'avions d'autres maîtres que la nature.
«Je pourrais observer que la Révolution a rapetissé bien des grands hommes de l'ancien régime; que si les académiciens et les géomètres que M. Brissot nous propose pour modèles ont combattu et ridiculisé les prêtres, ils n'en ont pas moins courtisé les grands et adoré les rois, dont ils ont tiré un assez bon parti; et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la liberté dans la personne de ce Jean-Jacques dont j'aperçois ici l'image sacrée, de ce vrai philosophe qui seul, à mon avis, entre tous les hommes célèbres de ce temps-là, mérita des honneurs publics prostitués depuis par l'intrigue à des charlatans politiques et à de misérables héros? Quoi qu'il en soit, il n'est pas moins vrai que, dans le système de M. Brissot, il doit paraître étonnant que celui de mes services que je viens de rappeler ne m'ait pas mérité quelque indulgence de la part de mes adversaires.»
* * * * *
On a vu plus haut que la révolution du 10 août 1792, s'étant faite sans Robespierre, l'avait amoindri au profit de Danton et de la Gironde extra parlementaire, agissante et franchement républicaine. A la Convention, il se sentait isolé, suspecté, menacé. Il risquait de tomber au rang de faiseur de placards, si Barbaroux et Louvet ne lui avaient ouvert la tribune pour une longue série d'apologies personnelles aussi irréfutables que peu convaincantes. Cet accusé, auquel les étourdis de la Gironde ne reprochaient aucun acte précis, eut beau jeu pour être modeste, pour préparer habilement l'opinion en sa faveur et se donner un prestige de victime calomniée.
Ce n'était pas assez: il voulut reprendre à Danton cette première place, à l'avant-garde de la démocratie, que lui avait donnée son énergie au 10 août. L'avocat qui s'était caché pendant l'attaque du château eut tout à coup une grande hardiesse en face du roi vaincu et captif. Son discours du 3 décembre 1792 exprima cette idée violente qu'il fallait tuer Louis XVI et non le juger. Robespierre se donna ce jour-là un style concis, haché, abrupt. Il sut être terrible et clair: «Il n'y a point ici, dit- il, de procès à faire. Louis n'est point un accusé; vous n'êtes pas des juges; vous ne pouvez être que des hommes d'Etat et les représentants de la nation. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer… Louis fut roi, et la république est fondée; la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes; Louis dénonçait le peuple français comme rebelle; il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans, ses confrères; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle: Louis ne peut donc être jugé; il est déjà jugé. Il est condamné, ou la République n'est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c'est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel; c'est une idée contre-révolutionnaire, car c'est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l'objet d'un procès, Louis peut être absous; il peut être innocent, que dis-je? Il est présumé l'être jusqu'à ce qu'il soit jugé. Mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la Révolution? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la Liberté deviennent des calomniateurs.» Et il demanda que, sans débats, on guillotinât l'accusé.
C'est ainsi qu'il dépassait les hommes du 10 août par une violence qui, dans le fond, devait répugner à son caractère de légiste. Mais il en voulait plus à la Gironde qu'au roi et, quand la proposition d'appel au peuple eut compromis le parti Brissot-Guadet, il ne cessa de le poursuivre de ses dénonciations, rendant impossible l'union des patriotes rêvée par Danton et Condorcet, et dans laquelle son influence et sa personne auraient été éclipsées.
On sait que le projet de Constitution présenté par Condorcet était très démocratique. Robespierre craignit que cela ne rendît les Girondins populaires. Aussi peut-on dire que c'est par une sorte de surenchère à la politique des Girondins que, dans son discours du 24 avril 1793, sur la propriété, il exprime à la Convention des idées que nous appellerions aujourd'hui socialistes:
«… Demandez, dit-il, à ce marchand de chair humaine, ce que c'est que la propriété; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu'on appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants: «Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête.» Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus: il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.
«Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne: ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de s'assurer légalement et monarchiquement les 25 millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.
«Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi notre déclaration des droits semblerait-elle présenter la même erreur en définissant la liberté «le premier des biens de l'homme, le plus «sacré des droits qu'il tient de la nature?» Nous avons dit avec raison qu'elle avait pour bornes les droits d'autrui; pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes? Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, et vous n'avez pas dit un seul mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre déclaration paraît faite non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes:
«I. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.
«II. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.
«III. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.
«IV. Toute possession, tout trafic qui voile ce principe est illicite et immoral.» [Note: Voir mon Histoire politique de la Révolution, p. 290.]
Le 26 mai 1798, c'est Robespierre qui décida les Jacobins à l'insurrection, et il le fit en termes singulièrement énergiques.
«J'invite le peuple, dit-il, à se mettre, dans la Convention nationale, en insurrection contre tous les députés corrompus. (Applaudissements.) Je déclare qu'ayant reçu du peuple le droit de défendre ses droits, je regarde comme mon oppresseur celui qui m'interrompt ou qui me refuse la parole, et je déclare que, moi seul, je me mets en insurrection contre le président, et contre tous les membres qui siègent dans la Convention. (Applaudissements.)» Toute la société se leva et se déclara en insurrection contre les députés corrompus.
Au 31 mai, on sait dans quelles circonstances Robespierre porta le coup de grâce aux Girondins. Il défendait, avec quelque diffusion, la proposition de Barère contre la commission des Douze. Vergniaud, impatienté, lui cria: «Concluez donc!»—«Oui, je vais conclure, répondit- il, et contre vous! contre vous qui, après la révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite! contre vous, qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris! contre vous, qui avez voulu sauver le tyran! contre vous, qui avez conspiré avec Dumouriez! contre vous, qui avez poursuivi avec acharnement les mêmes patriotes dont Dumouriez demandait la tête! contre vous, dont les vengeances criminelles ont provoqué ces mêmes cris d'indignation dont vous voulez faire un crime à ceux qui sont vos victimes! Eh bien! ma conclusion, c'est le décret d'accusation contre tous les complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires.»
* * * * *
Cette âpreté éloquente qu'il portait dans l'art d'accuser donna un accent original et vraiment terrible au discours qu'il prononça, le 14 germinal an II, contre Danton. J'ai déjà indiqué que Robespierre fut, à n'en pas douter, l'assassin de Danton, quoi qu'en aient dit Louis Blanc et Ernest Hamel. En vain ils allèguent que Robespierre défendit son rival aux Jacobins (13 brumaire an II). Oui; mais comment le défendit- il? Coupé (de l'Oise) avait accusé le tribun de modérantisme. Danton répondit avec feu dans un long discours dont le Moniteur n'analyse que la première partie: «L'orateur, dit l'auteur robespierriste du compte rendu, après plusieurs morceaux véhéments, prononcés avec une abondance qui n'a pas permis d'en recueillir tous les traits, termine par demander qu'il soit nommé une commission de douze membres, chargée d'examiner les accusations dirigées contre lui, afin qu'il puisse y répondre en présence du peuple.»
Robespierre profita de cette attitude d'accusé maladroitement prise par Danton, pour l'accabler de sa bienveillance hautaine, pour le diminuer par de perfides concessions à ses accusateurs. Sans doute, il déclara que Danton était un patriote calomnié; et Danton, absous, fut embrassé par le président du club. Mais l'Incorruptible avait, comme en passant, établi deux griefs, alors formidables, contre son rival: «La Convention, dit-il, sait que j'étais divisé d'opinion avec Danton; que, dans le temps des trahisons avec Dumouriez, mes soupçons avaient devancé les siens. Je lui reprochai alors de n'être plus irrité contre ce monstre. Je lui reprochai alors de n'avoir pas poursuivi Brissot et ses complices avec assez de rapidité, et je jure que ce sont là les seuls reproches que je lui ai faits….» Les seuls reproches! Mais voilà Danton suspect d'indulgence pour Dumouriez et pour les Girondins. N'était-ce pas le marquer d'avance pour le Tribunal révolutionnaire? «Je me trompe peut- être sur Danton, ajoutait Robespierre; mais, vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges. Sous le rapport politique, je l'ai observé: une différence d'opinion entre lui et moi me le faisait épier avec soin, quelquefois avec colère; et s'il n'a pas toujours été de mon avis, conclurai-je qu'il trahissait sa patrie? Non; je la lui ai toujours vu servir avec zèle.» Une différence d'opinion! Mais pour Robespierre il n'y avait, en dehors de l'orthodoxie politique et religieuse, qu'erreur, vice et mensonge.—Ainsi, sous prétexte de disculper Danton de modérantisme, le Pontife avait attesté, signalé l'indulgence et l'aveuglement de l'homme du 10 août. Au sortir de cette séance fameuse, chacun pouvait se dire: «Oui, Robespierre, le généreux Robespierre a sauvé Danton; mais Danton est suspect, Danton pense mal en politique.»
L'Incorruptible ne perdit aucune occasion d'ôter à son rival sa popularité en le présentant comme un indulgent, dupe ou complice de la réaction. On sait qu'il avait vu les premiers numéros du Vieux Cordelier et encouragé Camille dans son appel à la clémence: voulait-il perdre ainsi et Camille et Danton? L'embarras qu'il montra quand ce fait lui fut rappelé à la tribune semble autoriser les suppositions les plus défavorables. Il est incontestable qu'en cette occasion il fut aussi déloyal que cruel envers Camille. Je vois aussi qu'il tendait fréquemment des pièges à la bonne foi de Danton. On connaît l'affaire des soixante-quinze Girondins désignés par Amar, officiellement sauvés par Robespierre, troupeau tour à tour rassuré et tremblant, future majorité robespierriste pour le jour où le dictateur arrêterait la Révolution et fixerait son pouvoir personnel. Après Thermidor, Clauzel rappelait un jour ce fait à la tribune. Alors, le bon Legendre voulut ôter à l'assassin de Danton le bénéfice de cette clémence, si intéressée qu'elle fût. «Je vais vous dire, s'écria-t-il (3 germinal an III), ce qui arriva dans un dîner où je me trouvai avec Robespierre et Danton. Le premier lui dit que la République ne pourrait s'établir que sur les cadavres des Soixante-treize; Danton répondit qu'il s'opposerait à leur supplice.—Robespierre lui répondit qu'il voyait bien qu'il était le chef de la faction des indulgents.» Legendre n'avait pas compris l'hypocrisie d'une réponse qui ne tendait qu'à constater une fois de plus l'indulgence de Danton. Mais celui-ci avait vu très clair dans le jeu de son adversaire; il se sentait miné et menacé par lui. Peu de jour avant son arrestation, un de ces Girondins inquiets le consulta sur ce qu'il y avait à craindre ou à espérer. «Danton, dit Bailleul, lui prit d'une main le haut de la tête, de l'autre le menton, et, faisant jouer la tête sur son pivot: «Sois tranquille, dit-il avec cette voix qu'on lui connaissait, ta tête est plus assurée sur tes épaules que la mienne.» L'insouciance du tribun, son refus de fuir n'étaient donc pas de l'ignorance, de l'aveuglement. Il devinait les mauvais desseins de Robespierre, mais il ne croyait pas le péril si proche, et il comptait, pour sauver sa tête, sur sa propre éloquence, sur sa popularité.
On a fait grand bruit du mot naïf de Billaud-Varenne, au 9 thermidor: «La première fois, dit-il, que je dénonçai Danton au Comité, Robespierre se leva comme un furieux, en disant qu'il voyait mes intentions, que je voulais perdre les meilleurs patriotes.» Indignation de commande! l'occasion n'était pas mûre encore pour perdre Danton; il fallait d'abord détruire les hébertistes, ses alliés possibles en cas de danger commun. Hébert une fois guillotiné, Robespierre consentit à abandonner Danton, suivant l'expression de Billaud-Varenne; il céda aux objurgations patriotiques de Saint-Just, et sacrifia l'amitié à la patrie, si on en croit Louis Blanc, qui s'écrie avec émotion: «Ah! quel trouble ne dut pas être le sien en ces moments funestes!» Oui, je le crois, Robespierre au Comité se fait prier pour accepter la tête de son rival. Oui, Billaud, Saint-Just le gourmandèrent: je vois, j'entends cette scène shakespearienne: Iago refusant ce qu'il brûle d'obtenir. Et, certes, les larmes de ce faux Brutus nous duperaient encore, nous croirions aux angoisses de son coeur, quand il vit Danton destiné à l'échafaud, si nous n'avions pas la preuve écrite que lui-même fournit à la calomnie les armes dont elle frappa les accusés de germinal. On a retrouvé et publié en 1841 les notes secrètes qu'il fournit à Saint- Just, comme une matière pour composer son terrible rapport. Là s'étale et siffle toute sa haine contre celui qu'il avait feint de défendre aux Jacobins. Là, il ment avec joie contre son frère d'armes; et ses mensonges sont aussi odieux que ridicules, soit qu'il accuse Danton d'avoir trahi et vendu la Révolution, soit qu'il lui reproche d'avoir voulu se cacher au 10 août. C'est sur ce texte même, orné et mis au point par Saint-Just, que fut condamné celui qui, la veille encore, tendait fraternellement la main à Robespierre. [Note: Discours de Billaud du 12 fructidor an II: «La veille où (sic) Robespierre consentit à l'abandonner, ils avaient été ensemble à une campagne, à quatre lieues de Paris, et étaient revenus dans la même voiture.» C'est peut-être à cette campagne qu'eut lieu le dîner dont parlent Vilain- Daubigny et Prudhomme, et où Robespierre resta sourd à la voix fraternelle de Danton.]
Que deviennent, en présence de ce document, les allégations de Charlotte Robespierre? Elle dit, dans ses mémoires, que son frère voulait sauver Danton. Et quelle preuve donne-t-elle? qu'en apprenant l'arrestation de Desmoulins, Robespierre se rendit à sa prison pour le supplier de revenir aux principes. Pourquoi Camille ne voulut-il pas voir son ami? Celui-ci dut, à son vif regret, l'abandonner à son sort. Mais il avait voulu le sauver. Or, Camille et Danton étaient trop liés pour qu'on pût sauver l'un sans l'autre. Voilà le raisonnement de Charlotte Robespierre: elle ne peut croire que son frère n'ait pas voulu sauver un ami, un fidèle camarade avec qui elle vivait familièrement, faisant sauter le petit Horace Desmoulins sur ses genoux. Qu'eût-elle dit si elle avait pu lire, dans les Notes secrètes, cette impitoyable critique du pauvre Camille et surtout les lignes où Robespierre, sur une plaisanterie cynique de Danton, prête au pamphlétaire les moeurs les plus infâmes? Sur Camille comme sur Danton, il n'y a rien, dans le rapport de Saint-Just, qui n'ait été soufflé par Robespierre.
[Illustration: ATTAQUE DE LA MAISON COMMUNE DE PARIS, le 29 Juillet 1794 ou 9 Thermidor An 2ème de la République]
Danton, avons-nous dit, comptait sur son éloquence pour sauver sa tête. Il eût suffi, en effet, qu'il fût libre de parler soit à la barre de la Convention, soit au Tribunal révolutionnaire, pour que son procès se terminât par un triomphe, comme celui de Marat. Mais il ne s'agissait pas de juger Danton: «Nous voulons, avait dit Vadier, vider ce turbot farci.» Il fallait d'abord le bâillonner, ce qu'on ne pouvait faire sans l'aveu de Robespierre. Si celui-ci, le 11 germinal, avait appuyé Legendre qui demandait que Danton fût entendu, Danton était sauvé. Que dis-je? si Robespierre se fût tu sur la motion de Legendre, Danton obtenait audience. Il y eut un instant de trouble et de révolte dans l'assemblée à l'idée de livrer l'homme du 10 août sans l'avoir entendu. C'est alors que l'Incorruptible prononça cet infernal discours où il mit toutes ses colères, toute sa haine fraternelle, une énergie farouche, une éloquence terrible. En voici les principaux passages:
«A ce trouble, depuis longtemps inconnu, qui règne dans cette assemblée; aux agitations qu'ont produites les premières paroles de celui qui a parlé avant le dernier opinant, il est aisé de s'apercevoir, en effet, qu'il s'agit d'un grand intérêt, qu'il s'agit de savoir si quelques hommes aujourd'hui doivent l'emporter sur la patrie. Quel est donc ce changement qui paraît se manifester dans les principes des membres de cette assemblée, de ceux surtout qui siègent dans un côté qui s'honore d'avoir été l'asile des plus intrépides défenseurs de la liberté? Pourquoi une doctrine, qui paraissait naguère criminelle et méprisable, est-elle reproduite aujourd'hui? Pourquoi cette motion, rejetée quand elle fut proposée par Danton, pour Basire, Chabot et Fabre d'Eglantine, a-t-elle été accueillie tout à l'heure par une portion des membres de cette assemblée? Pourquoi? Parce qu'il s'agit aujourd'hui de savoir si l'intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l'emporter sur l'intérêt du peuple français. (Applaudissements.)
«… Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps; ou si, dans sa chute, elle écrasera la Convention et le peuple français. Ce qu'on a dit de Danton ne pouvait-il pas s'appliquer à Brissot, à Petion, à Chabot, à Hébert même, et à tant d'autres qui ont rempli la France du bruit fastueux de leur patriotisme trompeur? Quel privilège aurait-il donc? En quoi Danton est-il supérieur à ses collègues, à Chabot, à Fabre d'Eglantine, son ami et son confident, dont il a été l'ardent défenseur? En quoi est-il supérieur à ses concitoyens? Est-ce parce que quelques individus trompés, et d'autres qui ne l'étaient pas, se sont groupés autour de lui pour marcher à sa suite à la fortune et au pouvoir? Plus il a trompé les patriotes qui avaient eu confiance en lui, plus il doit éprouver la sévérité des amis de la liberté….
«Et à moi aussi, on a voulu inspirer des terreurs; on a voulu me faire croire qu'en approchant de Danton, le danger pourrait arriver jusqu'à moi; on me l'a présenté comme un homme auquel je devais m'accoler, comme un bouclier qui pourrait me défendre, comme un rempart qui, une fois renversé, me laisserait exposé aux traits de mes ennemis. On m'a écrit, les amis de Danton m'ont fait parvenir des lettres, m'ont obsédé de leurs discours. Ils ont cru que le souvenir d'une ancienne liaison, qu'une foi antique dans de fausses vertus, me détermineraient à ralentir mon zèle et ma passion pour la liberté. Eh bien! je déclare qu'aucun de ces grands motifs n'a effleuré mon âme de la plus légère impression. Je déclare que s'il était vrai que les dangers de Danton dussent devenir les miens, que s'ils avaient fait faire à l'aristocratie un pas de plus pour m'atteindre, je ne regarderais pas cette circonstance comme une calamité publique. Que m'importent les dangers? Ma vie est à la patrie; mon coeur est exempt de crainte; et si je mourais, ce serait sans reproche et sans ignominie. (On applaudit à plusieurs reprises.)
«… Au reste, la discussion qui vient de s'engager est un danger pour la patrie; déjà elle est une atteinte coupable portée à la liberté: car c'est avoir outragé la liberté que d'avoir mis en question s'il fallait donner plus de faveur à un citoyen qu'à un autre: tenter de rompre ici cette égalité, c'est censurer indirectement les décrets salutaires que vous avez portés dans plusieurs circonstances, les jugements que vous avez rendus contre les conspirateurs; c'est défendre aussi indirectement ces conspirateurs qu'on veut soustraire au glaive de la justice, parce qu'on a avec eux un intérêt commun; c'est rompre l'égalité. Il est donc de la dignité de la représentation nationale de maintenir les principes. Je demande la question préalable sur la proposition de Legendre.»
On sait quel effet cette admirable et homicide harangue produisit sur Legendre et sur la Convention tout entière. Une stupeur engourdit les âmes. La peur, la lâcheté fermèrent les bouches et livrèrent au bourreau la victime demandée. Jamais l'éloquence n'exerça, dans des circonstances plus tragiques, une influence plus prodigieuse et plus criminelle.
* * * * *
La mort des Dantonistes, en supprimant la liberté de contradiction, donna toute carrière à la rhétorique d'apparat où se complaisait Robespierre, et comme lettré et comme prédicateur. Déjà il s'était plu à faire la théorie d'une république fondée sur la vertu telle que l'entend Jean-Jacques dans son rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire (5 nivôse an II). Ces idées constituent le fond du célèbre rapport du 18 pluviôse suivant, sur les principes de morale politique. C'est là qu'il balance avec le plus d'art et de bonheur ses antithèses favorites sur la vertu comparée au vice.
«Nous voulons, dit-il, un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois; où l'ambition soit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie; où les distinctions ne naissent que de l'égalité même; où le citoyen soit soumis au magistrat, le magistrat au peuple et le peuple à la justice; où la patrie assure le bien-être de chaque individu, et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie; où toutes les âmes s'agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains, et par le besoin de mériter l'estime d'un grand peuple; où les arts soient les décorations de la liberté, qui les ennoblit; le commerce, la source de la richesse publique, et non pas seulement de l'opulence monstrueuse de quelques maisons.
«Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, etc.»
J'ai déjà parlé du fameux discours du 18 floréal an II, sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales, où Robespierre proclama l'existence et organisa le culte de l'Être suprême. Il y a là, parmi des banalités diffuses, de beaux morceaux dignes de Jean-Jacques. Les deux harangues à la fête même de l'Être suprême ne me semblent pas mériter, au point de vue littéraire, l'enthousiasme lyrique de Louis Blanc. Mais les circonstances donnèrent une importance extraordinaire à la parole de l'orateur, dont la tenue, l'attitude, étonnèrent le peuple et éveillèrent l'ironie de ses collègues. L'imagerie populaire a représenté Robespierre en habit bleu, cheveux poudrés, air de gala, prêchant à la foule la religion nouvelle. On sait que le hasard ou la malignité laissa un intervalle entre la Convention et son président, quand le cortège se mit en marche. «A le voir, dit Fiévée, à vingt pas en avant des membres de la Convention et des autorités convoquées, paré sans avoir l'air plus noble, tenant à la main un bouquet composé d'épis de blé et de fleurs, on pouvait distinguer les efforts qu'il faisait pour étouffer son orgueil; mais, au moment où les acteurs des théâtres de Paris, en costumes grecs, chantèrent la dernière strophe d'une hymne adressée soi- disant à l'Être suprême, et qui se terminait par ces vers qu'on adressait réellement à Robespierre au nom du peuple français: S'il a rougi d'obéir à des rois, il est fier de t'avoir pour maître, à ce moment, tout ce que l'homme renfermait d'ambition dans son sein éclata sur son visage: il se crut à la fois roi et Dieu.»
C'est alors qu'à demi voix, les amis de Danton le menacèrent et l'insultèrent à l'envi. Cette scène est trop connue pour qu'il faille la rappeler en détail: disons seulement que jamais orateur ne parla dans une occasion aussi extraordinaire, à la fois politique et pontife, président de la Convention et fondateur d'un culte nouveau, acclamé officiellement et injurié tout bas par son entourage, portant dans son coeur et sur son visage la joie d'avoir réalisé un rêve surhumain et la rage d'être outragé dans son triomphe. Puis il se sentit perdu, et Mme Le Bas l'entendit murmurer mélancoliquement, à son retour chez Duplay: «Vous ne me verrez plus longtemps.»
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L'effroyable loi du 22 prairial an II tendait à supprimer ceux qui avaient hué le Pontife à la fête de l'Être suprême, dantonistes et indépendants. On sait comment ceux-ci firent la révolution de Thermidor, pour sauver leur tête, avec l'aide du terroriste Billaud. Je ne veux pas raconter, après M. d'Héricault, les préliminaires de cette journée célèbre ni cette répétition générale de son discours suprême que Robespierre fit aux Jacobins, le 13 messidor. Voici seulement deux points qui me paraissent hors de doute, quoi qu'en dise le spirituel critique, et qui expliquent tout ce discours: 1° Robespierre voulait la fin de la Terreur, mais après la destruction de ses ennemis personnels, dantonistes attardés comme Tallien, Thuriot, Dubois-Crancé, Bourdon (de l'Oise), ou ultra-terroristes comme Billaud et les billaudistes: ces hommes disparus, une volonté unique aurait dirigé la République dans une voie légale, humaine, pacifique, et Robespierre aurait été le dictateur par persuasion, le Périclès de cet ordre nouveau; 2° tout en gardant son influence sur les affaires, tout en gouvernant par sa signature ou par ses manoeuvres secrètes dans son bureau de police, avec Saint-Just et Couthon, il crut devoir s'absenter pendant quatre décades des séances du Comité de salut public. Pourquoi? par dégoût des hommes? par lassitude morale? Peut-être; mais surtout pour séparer ostensiblement sa personne des rivaux qu'il voulait perdre. L'orgueilleux croyait les isoler. C'est lui qui s'isola. En délivrant ses collègues de sa figure, de son éloquence, de toute sa personne redoutable, il leur donna le courage et la liberté de conspirer contre lui. Ecoutez les aveux de Billaud-Varenne (12 fructidor an II): «L'absence de Robespierre du Comité a été utile à la patrie, car il nous a laissé le temps de combiner nos moyens pour l'abattre; vous sentez que, s'il s'y était rendu exactement, il nous aurait beaucoup gênés. Saint-Just et Couthon, qui y étaient fort exacts, ont été pour nous des espions très incommodes.»
De ces deux remarques, il suit que le discours du 8 thermidor fut forcément ambigu, et que l'orateur, ayant laissé respirer ses ennemis, eut affaire à plus forte partie que s'il n'avait pas interrompu pendant un mois l'action terrifiante de son éloquence. On s'était fait un courage en son absence; on osa regarder en face cette tête de Méduse, selon le mot de Boucher Saint-Sauveur. D'autre part, il y a deux tendances dans le discours: la clémence et la rigueur. Robespierre, dit M. d'Héricault, mourut dans la peau d'un terroriste: il ne voulait que régulariser la Terreur à son profit. Robespierre, disent Louis Blanc et M. Hamel, périt parce qu'il voulait faire enfin ce qu'avaient proposé trop tôt Camille et Danton, parce qu'il voulait renverser l'échafaud. Les uns et les autres ont raison; Robespierre voulait dire: «Je renverserai l'échafaud, non demain, mais après-demain, quand cette poignée de méchants y aura monté.» Mais il enveloppa ce programme dans des formules vagues, où toute la Convention se sentit désignée. Et puis, quelle garantie avait-on que ces quelques victimes lui suffiraient? En sauvant la tête des collègues menacés, chacun crut sauver la sienne.
Quelque confiance que Robespierre eût dans la puissance de sa parole, je crois qu'à la veille de prononcer son discours, il avait senti, connu les résistances que sa faute avait rendues possibles, et peut-être même s'était-il dit que l'obscurité de ses paroles effraieraient le Centre et la Droite. Oui, il était trop informé pour compter outre mesure sur l'appui problématique des Soixante-Quinze, et des hommes comme Durand- Maillane. Mais cet esprit lent et orgueilleux ne sut pas, ne voulut pas changer son plan d'attaque et de défense. Dirai-je que son amour-propre littéraire répugna à sacrifier un discours tout rédigé? Il est positif qu'il travaillait depuis longtemps à ce discours, qu'il y avait mis toute son âme, que c'eût été pour lui une souffrance de supprimer ce beau testament politique. On n'aime pas Robespierre; mais on ne peut nier qu'il n'eût l'âme assez grande pour se consoler d'un échec et de la mort par l'idée de laisser après lui un chef-d'oeuvre oratoire.[2]
Note:
[2]Il n'est pas moins préoccupé de passer pour un honnête homme aux yeux de la postérité, comme l'indique ce beau mouvement de son discours: «Les lâches! ils voudraient donc me faire descendre au tombeau avec ignominie! Et je n'aurais laissé sur la terre que la mémoire d'un tyran!» La même préoccupation lui avait inspiré, dans les derniers temps de sa vie, ces vers que nous a transmis Charlotte Robespierre:
Le seul tourment du juste à son heure dernière,
Et le seul dont alors je serai déchiré,
C'est de voir en mourant la pâle et sombre envie
Distiller sur mon front l'opprobre et l'infamie,
De mourir pour le peuple et d'en être abhorré.
Sa crainte se réalisa, à en croire le compte rendu de la séance du 9 thermidor publié par un journal peu connu, la Correspondance politique de Paris et des départements: «Robespierre demande en vain la parole: il est hué par le peuple.» Cf. Vatel, Vergniaud, t. II, p. 167.
La promenade mélancolique qu'on lui prête la veille de son duel, ses prévisions funèbres, tout cela n'est pas une comédie comme il en joua souvent pour apitoyer sur lui-même.
Mais je crois aussi que, quand il relisait son discours, son orgueil lui rendait la confiance, et qu'une fois à la tribune, écouté et applaudi, enivré lui-même de sa parole, il se crut sûr de vaincre et que la désillusion finale lui fut amère.
On sait que le Moniteur, pour plaire aux vainqueurs, résuma les paroles du vaincu en dix lignes insignifiantes. Seul, le Républicain français osa en donner une analyse étendue et fidèle. Mais le texte complet ne fut imprimé que plusieurs semaines après la mort de Robespierre. On ignore donc quels sont les passages que la Convention a particulièrement applaudis, ceux qui l'ont laissée froide ou méfiante, et jamais il n'aurait été plus intéressant d'avoir ces notes si incomplètes et si précieuses à la fois que les journaux donnaient sur l'attitude de l'auditoire.
Robespierre, après un exorde classique et une vague esquisse de sa politique, également éloignée de la violence hébertiste et de l'indulgence dantonienne, fit un appel indirect aux honnêtes gens de la Droite. Puis il réfuta en ces termes les accusations de dictature:
«Quel terrible usage les ennemis de la république ont fait du seul nom d'une magistrature romaine! Et si leur érudition nous est si fatale, que sera-ce de leurs trésors et de leurs intrigues! Je ne parle point de leurs armées; mais qu'il me soit permis de renvoyer au duc d'York et à tous les écrivains royaux les patentes de cette dignité ridicule, qu'ils m'ont expédiée les premiers: il y a trop d'insolence, à des rois, qui ne sont pas sûrs de conserver leurs couronnes, de s'arroger le droit d'en distribuer à d'autres….» Qu'un représentant du peuple qui sent la dignité de ce caractère sacré, «qu'un citoyen français digne de ce nom puisse abaisser ses voeux jusqu'aux grandeurs coupables et ridicules qu'il a contribué à foudroyer, qu'il se soumette à la dégradation civique pour descendre à l'infamie du trône, c'est ce qui ne paraîtra vraisemblable qu'à ces êtres pervers qui n'ont pas même le droit de croire à la vertu! Que dis-je, vertu! C'est une passion naturelle sans doute; mais comment la connaîtraient-elles, ces âmes vénales qui ne s'ouvrirent jamais qu'à des passions lâches et féroces; ces misérables intrigants qui ne lièrent jamais le patriotisme à aucune idée morale, qui marchèrent dans la révolution à la suite de quelque personnage important et ambitieux, de je ne sais quel prince méprisé, comme jadis nos laquais sur les pas de leurs maîtres?… Mais elle existe, je vous en atteste, âmes sensibles et pures; elle existe, cette passion tendre, impérieuse, irrésistible, tourment et délices des coeurs magnanimes; cette horreur profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les opprimés, cet amour plus sublime et plus saint de l'humanité, sans lequel une grande révolution n'est qu'un crime éclatant qui détruit un autre crime; elle existe cette ambition généreuse de fonder sur la terre la première République du monde!…
«Ils m'appellent tyran…. Si je l'étais, ils ramperaient à mes pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre tous les crimes, et ils seraient reconnaissants! Si je l'étais, les rois que nous avons vaincus, loin de me dénoncer (quel tendre intérêt ils portent à notre liberté!), me prêteraient leur coupable appui; je transigerais avec eux….
«Qui suis-je, moi qu'on accuse? Un esclave de la liberté, un martyr vivant de la République, la victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des autres sont des crimes pour moi; un homme est calomnié dès qu'il me connaît; on pardonne à d'autres leurs forfaits; on me fait un crime de mon zèle. Otez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux de tous les hommes; je ne jouis pas même des droits du citoyen; que dis-je! il ne m'est pas même permis de remplir les devoirs d'un représentant du peuple.
«Quand les victimes de leur perversité se plaignent, ils s'excusent en leur disant: C'est Robespierre qui le veut, nous ne pouvons pas nous en dispenser…. On disait aux nobles: C'est lui seul qui vous a proscrits; on disait en même temps aux patriotes: Il veut sauver les nobles; on disait aux prêtres: C'est lui seul qui vous poursuit; sans lui, vous seriez paisibles et triomphants; on disait aux fanatiques: C'est lui qui détruit la religion; on disait aux patriotes persécutés: C'est lui qui l'a ordonné, ou qui ne veut pas l'empêcher. On me renvoyait toutes les plaintes dont je ne pouvais faire cesser les causes, en disant: Votre sort dépend de lui seul. Des hommes apostés dans les lieux publics propageaient chaque jour ce système; il y en avait dans le lieu des séances du tribunal révolutionnaire, dans les lieux où les ennemis de la patrie expient leurs forfaits; ils disaient: Voilà des malheureux condamnés; qui est-ce qui en est la cause? Robespierre. On s'est attaché particulièrement à prouver que le tribunal révolutionnaire était un tribunal de sang, créé par moi seul, et que je maîtrisais absolument pour faire égorger tous les gens de bien, et même tous les fripons, car on voulait me susciter des ennemis de tous les genres. Ce cri retentissait dans toutes les prisons; ce plan de proscription était exécuté à la fois dans tous les départements par les émissaires de la tyrannie. Mais qui étaient-ils, ces calomniateurs?…»
Ce sont ceux qui ont blasphémé à la fête de l'Etre Suprême: «Croirait-on qu'au sein de l'allégresse publique, des hommes aient répondu par des signes de fureur aux touchantes acclamations du peuple? Croira-t-on que le président de la Convention nationale, parlant au peuple assemblé, fut insulté par eux, et que ces hommes étaient des représentants du peuple? Ce seul trait explique tout ce qui s'est passé depuis. La première tentative que firent les malveillants fut de chercher à avilir les grands principes que vous aviez proclamés et à effacer le souvenir touchant de la fête nationale: tel fut le but du caractère et de la solennité qu'on donna à ce qu'on appelait l'affaire de Catherine Théos….
«Oh! je la leur abandonnerai sans regret, ma vie! J'ai l'expérience du passé, et je vois l'avenir! Quel ami de la patrie peut vouloir survivre au moment où il n'est plus permis de la servir et de défendre l'innocence opprimée! Pourquoi demeurer dans un ordre de choses où l'intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la justice est un mensonge, où les plus viles passions, où les craintes les plus ridicules occupent dans les coeurs la place des intérêts sacrés de l'humanité?… En voyant la multitude des vices que le torrent de la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j'ai craint quelquefois, je l'avoue, d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisaient parmi les sincères amis de l'humanité, et je m'applaudis de voir la fureur des Verrès et des Catilina de mon pays tracer une ligne profonde de démarcation entre eux et tous les gens de bien. J'ai vu dans l'histoire tous les défenseurs de la liberté accablés par la calomnie; mais leurs oppresseurs sont morts aussi! Les bons et les méchants disparaissent de la terre, mais à des conditions différentes. Français, ne souffrez pas que vos ennemis osent abaisser vos âmes et énerver vos vertus par leur désolante doctrine!… Non, Chaumette, non, la mort n'est pas un sommeil éternel!… Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime gravée par des mains sacrilèges, qui jette un crêpe funèbre sur la nature, qui décourage l'innocence opprimée, et qui insulte à la mort; gravez-y plutôt celle-ci: la mort est le commencement de l'immortalité!»
Dans sa péroraison, il changea de ton et de but. C'est là qu'avec d'effrayantes et vagues formules, il désignait de nouvelles victimes pour l'échafaud:
«… Quel est le remède à ce mal? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du Comité de sûreté générale, épurer ce comité lui-même, et le subordonner au Comité de salut public; épurer le Comité de salut public lui-même, constituer l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention nationale, qui est le centre et le juge, et écraser ainsi toutes les factions du poids de l'autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté: tels sont les principes. S'il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive le taire; car que peut- on objecter à un homme qui a raison et qui sait mourir pour son pays?
«Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point arrivé où les hommes de bien peuvent servir impunément la patrie; les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits tant que la horde des fripons dominera.»
Cette vaste harangue, diffuse et inégale, mais où brillent des traits sublimes, sembla d'abord assurer la victoire à Robespierre. Déjà la Convention avait ordonné l'impression et l'envoi aux départements; mais les conspirateurs jetèrent le masque et jouèrent résolument leur tête, accusant l'orateur de dictature. Le décret fut rapporté, et la querelle suprême remise au lendemain.
Le soir du même jour, Robespierre lut son discours aux Jacobins. Il y remporta le plus vif succès et mit le club en rébellion morale contre la Convention, malgré l'opposition de Billaud et de Collot. Mais on ne connaît cette séance oratoire que par les confidences de Billaud lui- même, narrateur trop partial pour être exact et complet. [1] Le seul fait certain, c'est que, le lendemain, Robespierre et Saint-Just se présentèrent à la Convention avec l'appui notoire de la plus grande autorité révolutionnaire. Si Robespierre avait pu parler, la journée tournait en sa faveur; mais la sonnette de Thuriot étouffa sa voix, rendant ainsi à son éloquence le suprême hommage qu'on avait rendu à Vergniaud et à Danton, quand on les avait bâillonnés pour les tuer.
[Note: Réponse de J.-N. Billaud aux inculpations qui lui sont personnelles, an III, in-8°. Voici les paroles qu'il prête à Robespierre: «Aux agitations de cette assemblée, a-t-il dit, il est aisé de s'apercevoir qu'elle n'ignore pas ce qui s'est passé ce matin à la Convention. Il est facile de voir que les factieux craignent d'être dévoilés en présence du peuple; au reste, je les remercie de s'être signalés d'une manière aussi prononcée et de m'avoir fait connaître mes ennemis et ceux de la patrie.»—Après ce préambule, Robespierre lit le discours qu'il avait prononcé à la Convention. Il est accueilli par des applaudissements nombreux; et la portion de la Société qui ne paraissait point l'approuver, ne fait qu'exciter la colère….»]
Charles Nodier est presque le seul écrivain qui ait discuté le mérite littéraire de Robespierre, mais il l'a fait avec sa fantaisie extravagante et paradoxale, avec un air de mystification. On n'a pas encore sérieusement préparé les éléments d'une critique de ce talent oratoire, qui s'imposa et régna un temps sur la France. Voyons donc ce que les contemporains pensaient de cet homme politique considéré comme orateur, ce que lui-même pensait de lui, quels sont les principaux procédés de sa rhétorique.
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A la Constituante, Robespierre s'était montré préoccupé de sa réputation d'homme de lettres, avec une irritabilité douloureuse d'amour-propre. Sous le politique austère et déjà redoutable, on démêlait en lui le candidat au prix d'éloquence. On a vu quels sarcasmes lui attira cette vanité littéraire, et comment, sous le feu de la raillerie, il s'éleva au-dessus de lui-même dans les derniers mois de la législature, soit qu'il improvisât une réponse à la consultation réactionnaire de l'abbé Raynal, soit qu'il demandât l'inéligibilité des représentants actuels. Depuis ce moment jusqu'à sa mort, il ne cessa de faire des progrès, à force d'application fiévreuse, et de monter chaque jour d'un degré, comme orateur, dans son estime et dans celle du public: son discours testamentaire du 8 thermidor couronnera avec éclat tant de luttes intimes contre la lenteur de sa propre imagination, tant de fermeté patiente contre les moqueries ou l'indifférence de l'opinion.
En 1792 et en 1793, ces progrès sont attestés par les procédés mêmes dont usent ses ennemis pour atténuer les effets de son éloquence. Ce sont des gamineries inconvenantes comme celle de Louvet lui bâillant au nez ou de Rabaut affectant la plus ironique inattention. Dans ses mémoires, l'auteur de Faublas, surpris par l'éclosion du talent oratoire de Robespierre, voit là un phénomène qu'une collaboration secrète peut seule expliquer: «Détestable auteur et très mince écrivain, dit-il, il n'a aujourd'hui d'autre talent que celui qu'il est en état d'acheter.» Non, Robespierre n'eut pas ses faiseurs, comme Mirabeau, et il n'y a pas à craindre, quoi qu'en dise Mercier, qu'un Pellenc ou un Reybaz revendique la paternité des discours sur la guerre ou de l'homélie sur l'Etre suprême. «Il y règne une trop grande unité, dit justement M. d'Héricault, on y trouve trop les traces d'un tempérament et de défauts qui eussent disparu sous la main d'hommes comme Sieyès ou Saint-Just ou Fabre d'Eglantine, ou l'obscur prêtre apostat qu'on désigne aussi comme son secrétaire-compositeur.» La vérité, c'est que ses ennemis le calomnient jusque dans son talent, dont ils font ainsi un involontaire éloge.
On ne peut contester ni la quantité ni la qualité de ses succès oratoires: il est sûr qu'aux Jacobins l'enthousiasme pour sa parole devint peu à peu du fanatisme. Ne dites pas que sa dictature, une fois fondée, lui valut des applaudissements serviles ou payés: à l'époque où il a contre lui la majorité des Jacobins eux-mêmes (fin 1791), comme à l'époque où il inaugure son attitude religieuse au milieu du Paris d'Hébert et de Chaumette, il remporte, lui qui est presque seul contre presque tous, des triomphes de tribune qu'il faut bien attribuer tout entiers à son talent et à son caractère. On voit que son éloquence travaillée, académique, toujours grave et décente, imperturbablement sérieuse et dogmatique, plaisait au peuple, lui semblait le comble de l'art, un beau mystère de science et de foi. Quelques lettrés s'étonnaient de cette faveur; et Baudin (des Ardennes), dans son panégyrique des Girondins, se demandera comment une parole si ornée et guindée a pu en imposer si longtemps aux âmes incultes. «La popularité, dit-il, ne se trouvait ni dans son langage, ni dans ses manières; ses discours, éternellement polémiques, toujours vagues et souvent prolixes, n'avaient ni un but assez sensible, ni des résultats assez frappants, ni des applications assez prochaines pour séduire le peuple.» Ils le séduisaient cependant, par les qualités même ou les défauts que signale Baudin. A la fin, aux Jacobins, dit Daunou, «il pouvait discourir à son gré sans crainte de contradiction ni de murmures: il recueillait, il savourait les longs applaudissements d'un immense auditoire». [1] Un fait peu connu donnera une juste idée de l'enthousiasme presque religieux qu'il excitait parmi les frères et amis dès la fin de 1792: les membres de la Société ouvraient une souscription pour imprimer et répandre ses principaux discours.
[Note: Taillandier, Documents biographiques sur Daunou, p. 293.]
Mais que pensaient de son talent les rares esprits dont les passions du temps n'avaient pas altéré tout à fait la finesse critique? André Chénier raille quelque part «les beaux sermons sur la Providence de ce parleur connu par sa féroce démence». Le plus grand styliste d'alors, Camille Desmoulins, est parfois lyrique sur l'éloquence de l'Incorruptible. Tantôt, il trouve qu'aux Jacobins, dans le débat sur la guerre, «le talent de Robespierre s'est élevé à une hauteur désespérante pour les ennemis de la liberté; il a été sublime, il a arraché des larmes». Tantôt il s'écrie, à propos de la réponse à Louvet: «Qu'est-ce que l'éloquence et le talent, si vous n'en trouvez pas dans ce discours admirable de Robespierre, où j'ai retrouvé d'un bout à l'autre l'ironie de Socrate et la finesse des Provinciales, mêlées de deux ou trois traits comparables aux plus beaux endroits de Démosthène?» Certes, ces éloges ont leur poids; mais Camille, bon camarade, partisan exalté, ne se laisse-t-il pas aveugler ici par son admiration pour le caractère de Robespierre? Ne se monte-t-il pas un peu la tête, par passion politique, quand sa plume attique et légère compare à Socrate et à Pascal le rhéteur laborieux? Ses éloges feront place à un froid dédain quand l'auteur du Vieux Cordelier se sera rapproché de Danton.
Un autre hommage vint à Robespierre et dut flatter voluptueusement son amour-propre: l'arbitre du goût académique, La Harpe, lui écrivit, en 1794, pour le féliciter de son discours sur l'Etre suprême,—comme si l'admiration ralliait l'ancien régime au génie de Robespierre. Mais bientôt La Harpe se vengea de sa propre platitude en écrivant contre la littérature révolutionnaire des pages furibondes. Tous ces jugements sont donc entachés de partialité, et je ne trouve une note juste, une impression froide et équitable, encore qu'un peu sévère, que dans les mémoires du littérateur Garat. «Dans Robespierre, dit-il, à travers le bavardage insignifiant de ses improvisations journalières, à travers son rabâchage éternel sur les droits de l'homme, sur la souveraineté du peuple, sur les principes dont il parlait sans cesse, et sur lesquels il n'a jamais répandu une seule vue un peu exacte et un peu neuve, je croyais apercevoir, surtout quand il imprimait, les germes d'un talent qui pouvait croître, qui croissait réellement, et dont le développement entier pouvait faire un jour beaucoup de bien ou beaucoup de mal. Je le voyais, dans son style, occupé à étudier et à imiter ces formes de la langue qui ont de l'élégance, de la noblesse et de l'éclat. D'après les formes mêmes qu'il imitait et qu'il reproduisait le plus souvent, il m'était facile de deviner que toutes ses études, il les faisait surtout dans Rousseau.»
C'est bien là l'opinion des rares contemporains qui ont gardé assez de sang-froid pour juger dans Robespierre l'artiste et l'orateur: il est à leurs yeux un bon élève, un imitateur appliqué de Rousseau. Le même Garat dit ailleurs de celui qu'il appelle le dictateur oratoire: «Il cherche curieusement et laborieusement les formes et les expressions élégantes du style: il écrit, le plus souvent, ayant près de lui, à demi ouvert, le roman où respirent en langage enchanteur les passions les plus tendres du coeur et les tableaux les plus doux de la nature, la Nouvelle Héloïse.» Robespierre ne laissait échapper d'ailleurs aucune occasion de se présenter comme un disciple, un champion du bon Jean- Jacques. Mais surtout il tient à passer pour un écrivain décent et noble, selon la tradition académique. Après la gloire de réformateur moral et religieux, il ambitionne surtout celle d'être pour la postérité un orateur classique. Le faible Garat veut-il flatter cet homme terrible? Il lui écrit: «Votre discours sur le jugement de Louis Capet et ce rapport (sur les puissances étrangères), sont les plus beaux morceaux qui aient paru dans la Révolution; ils passeront dans les écoles de la République comme des modèles classiques.»
Oui, tenir un jour une place dans une anthologie oratoire, vivre dans la mémoire des générations futures comme le mieux disant des orateurs moralistes, être l'objet d'enthousiastes biographies scolaires, où il apparaîtrait dans son attitude studieuse et austère, comme un instituteur du genre humain et le premier disciple de Jean-Jacques, tel est l'idéal de ce rêveur né pédagogue. Certes, il n'imagine cette gloire qu'à travers les souvenirs de l'antiquité grecque et romaine, et toute sa religiosité ne l'empêche pas de s'offrir à lui-même comme modèles les grands harangueurs de Rome et d'Athènes. Mais l'orateur antique se piquait d'être un politique complet, d'exceller dans toutes les fonctions de la vie publique, au forum, au temple, à la palestre, à l'armée. Presque tout ce rôle a été repris, au fort de la Terreur, par quelques hommes d'Etat républicains qui parlaient et agissaient à la fois, comme Saint-Just, qu'on vit tout ensemble homme de guerre et de tribune, comme la plupart des représentants missionnaires. Couthon lui- même, le paralytique Couthon, se montrait presque aussi capable d'agir que de pérorer. Robespierre est, avec Barère, un des rares révolutionnaires de marque qui n'ait reproduit en sa personne qu'une des faces de l'orateur antique. Tout son rôle fut de parler. Il attribua une importance exclusive à l'éloquence considérée comme éloquence, inspirée non par des faits, mais par la méditation solitaire, visant moins à provoquer des actes que des pensées et des sentiments. Cette conception toute littéraire de l'art de la parole fit le prestige et la faiblesse de la politique de Robespierre. Les appels qu'il adressa, en artiste, à l'imagination et à la sensibilité de ses contemporains, lui valurent des applaudissements et une flatteuse renommée chez ces Français épris de la virtuosité oratoire. Mais son erreur fut de penser que la parole suffisait à tout. Cette confiance imperturbable dans la toute-puissance de l'outil qu'il forgeait et polissait sans cesse lui fit croire qu'il possédait un talisman pour vaincre ses ennemis, sans avoir besoin d'agir; voilà pourquoi, dans la séance du 8 thermidor, il n'apporta pas d'autre machine de guerre qu'un rouleau de papier.
[Illustration: ESTAMPE THERMIDORIENNE CONTRE ROBESPIERRE]
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Si on veut maintenant étudier de plus près comment lui viennent ses idées, comment il les dispose et les exprime, il faut d'abord remarquer que son imagination est lente et laborieuse. Elle ne s'éveille et ne s'échauffe que dans le silence du cabinet. Même alors, elle est inhabile à cet écart si commun en France et au dix-huitième siècle de saisir rapidement les rapports entre les idées, art qui est le fond de l'esprit de conversation, alors si florissant. A ce point de vue comme au point de vue de l'inspiration, Robespierre n'offre ni les qualités ni les défauts de notre race. Il s'assimile avec peine ce que d'autres ont pensé et il pense maigrement. Je crois que M. d'Héricault a eu raison de dire: «Son esprit lent, son cerveau aisément troublé par des appréhensions et où toute pensée nouvelle ne se présentait jamais qu'avec des formes indécises ou menaçantes, le rendaient rebelle à toute idée survenant brusquement.» [Note: La Révolution de Thermidor, p. 115.] Ainsi l'idée de république, subitement produite après la fuite à Varennes, le déconcerte et lui répugne pendant de longs mois. Là où d'autres Français ont déjà évolué dans une pirouette, il lui faut un délai infini pour achever un lent et circonspect travail d'intime changement d'opinion. De même dans la mise en ordre de ses propres pensées, c'est avec peine qu'il passe d'un argument à un autre, c'est avec raideur qu'il quitte une attitude oratoire pour en revêtir une seconde, même prévue et déjà essayée par lui. Il lui faut une ornière, il s'y plaît, la suit jusqu'au bout, et la prolonge chaque jour davantage. De là ces éternelles redites, ce délayage, ce retour des mêmes thèmes chaque fois plus développés. Il ne se sent en sûreté, il n'est maître de lui que dans une formule qui lui soit familière. Les interruptions le dérangent et l'exaspèrent: tous ont ri d'un sarcasme avant qu'il en ait saisi la portée. Même un compliment brusque le déconcerte: il craint un piège, un sous-entendu. Il lui faut une galerie muette et applaudissante, et il n'excelle que dans le monologue: «son rôle de pontife lui plaît en partie comme monologue», [Note: Cette fine remarque est de M. d'Héricault, ibid., p 206.] parce qu'il lui assure un assentiment silencieux, un droit à n'être jamais interrompu, c'est-à- dire désarçonné.
Michelet nous le montre courbé sous la lampe de Duplay et raturant, raturant encore, raturant sans cesse, comme un écolier qui s'applique et dont l'imagination laborieuse ne peut ni aboutir ni se contenter. Il y a du vrai dans cette vue. Pourtant, voici un renseignement tout autre sur sa méthode de composition. Je l'emprunte à Villiers qui, en 1790, avait passé sept mois auprès de Robespierre, comme secrétaire bénévole et non payé, et dont, à ce titre, les Souvenirs ont quelque intérêt pour l'histoire: «Robespierre, dit-il, écrivait vite correctement, et j'ai copié de ses plus longs discours qui n'avait pas six ratures.» Comment concilier cette indication avec l'aspect si souvent décrit, que présente le manuscrit du discours du 8 thermidor, dont quelques pages sont noires de ratures?
Cette apparente contradiction entre ce témoignage et ce document va nous donner le secret de la méthode de composition et de style de Robespierre.
Quel est le caractère des ratures du fameux manuscrit? L'auteur supprime des tirades, des paragraphes; il les supprime en les raturant tout entiers. Mais presque jamais il n'efface un mot, un membre de phrase, pour les remplacer. Il change le fond; il touche très peu à la forme. D'où il suit qu'il modifie sans cesse le plan de son discours, qu'il en corrige rarement le style. Villiers a donc raison de dire: «Robespierre écrivait vite», et la tradition n'a pas tort de dire: «Robespierre composait péniblement, et ses discours sentaient l'huile».
On a vu comment l'homélie sur l'Etre suprême, composée longtemps avant le jour où elle fut prononcée, s'était peu à peu accrue d'incessantes additions dans la pensée et sous la plume de l'auteur, jusqu'à former une harangue énorme. De même, la plupart des grands discours de Robespierre ont été ainsi inventés et formés d'avance, avant l'heure de leur publication. Puis, dans sa mémoire ou sur le papier, ces discours, en attendant l'occasion de paraître enfin, commençaient à se développer, à s'annexer toutes les idées nouvelles que les faits suggéraient. Leur cadre mobile, sans cesse distendu, défait et reformé, recevait incessamment des arguments inattendus, semblables pour la forme, fort disparates pour le fond, parfois contradictoires. L'heure de la tribune sonnait, et le discours se produisait, sans que cet incessant travail de développement fût achevé: à vrai dire, Robespierre eût attendu vingt ans l'heure décisive, que son oeuvre n'eût pas été plus fixée pour cela. Chacun de ses discours est l'histoire de son âme depuis la dernière fois qu'il a pris la parole.
Il arrive que l'étendue de son poème sans cesse enflé inquiète son goût; alors, non sans douleur, il retranche quelques-uns de ces morceaux, parce qu'il le faut, parce qu'il ne peut lire à la tribune tout ce que lui a suggéré son imagination en politique et en morale depuis son dernier discours. De là, les ratures du manuscrit du 8 thermidor. Mais chacun de ces morceaux s'est présenté à son esprit dans une forme aisée, abondante, analogue à sa pensée; sa plume a écrit sous la dictée facile de son imagination sans cesse en travail solitaire, de sa méditation qui tourne et s'évertue sans relâche, comme une roue dans une usine. C'est aussi la facilité acquise du nullus dies sine linea: en Robespierre, le scribe aide l'auteur.
Mais le développement du discours ne s'arrête pas toujours quand l'orateur descend de la tribune; il arrive à Robespierre de reprendre sa harangue, de la répéter, revue et augmentée, de l'imposer jusqu'à trois fois à ses auditeurs, comme le discours sur la guerre, dont les trois éditions successives marquent chacune un progrès d'abondance sur la précédente. Ce rabâchage est un besoin d'esprit chez ce prédicateur; et Michelet a finement montré qu'une telle monotonie, à coup sûr littéraire, se trouve être un bon moyen politique et par conséquent oratoire.
Le style de Robespierre fut toujours académique. Rarement il sortit de sa bouche ou de sa plume un mot trivial, familier ou qui reflétât le ton simple et négligé de la conversation. Il ne désigne guère que par des périphrases ou des allusions les réalités actuelles, les faits et les hommes trop récents pour que l'imagination ait eu le temps de les ennoblir. Même les réalités de sa propre politique, le Tribunal révolutionnaire, la guillotine, la dictature, la Terreur, il hésite à les nommer de leur nom, alors qu'il les désigne le plus clairement. Si les monuments de la Révolution disparaissaient un jour, et qu'il ne restât que les discours de Robespierre pour faire connaître les institutions, les hommes, la langue de l'époque, l'érudit pâlirait en vain sur ces généralités vagues, si conformes aux préceptes de Buffon. Il semble que l'orateur parle, écrive en dehors du temps et de l'espace, pour tous les moments et pour tous les lieux. Ecrit-il donc mal? Non, certes, en ce sens que son style convient justement à sa pensée, qui est, elle-même, générale, abstraite, issue de la méditation solitaire dans le silence du cabinet. Il ne se guinde pas pour écrire ainsi: ses idées se présentent à lui sous cette forme académique, et chez lui le langage extérieur est d'accord avec ce que les philosophes appellent le langage intérieur.
Quand il nomme, il ne nomme guère que les morts, que l'échafaud a déjà transfigurés pour la haine ou pour l'amour. Tant que Brissot, Hébert, Danton firent partie de la réalité tangible et par conséquent triviale aux yeux du spiritualisme classique, il évite de prononcer leur nom. Sitôt que Sanson a fait tomber leurs têtes, ils deviennent, aux yeux de Robespierre, les personnifications du vice et de l'erreur. Ce ne sont plus des hommes, ce sont des types: il peut les nommer, sans faillir au goût, mais il les ennoblit aussitôt d'une épithète classiquement injurieuse, et il dit: Danton, ce monstre…, autant par tactique littéraire que par pudeur politique.
Enfin, cette rhétorique deviendra entre ses mains une arme de tyrannie. Ses vagues allusions porteront l'effroi ou le repentir chez ses ennemis: elles lui permettront de ne pas s'engager trop, de reculer à temps si l'effet est manqué ou si l'opinion proteste. Oui, ces formules de manuel glacent de terreur les ennemis de ce virtuose en l'art de parler. Si on ne se défend pas, on est perdu. Si on se défend, on se reconnaît donc? Un jour, Bourdon (de l'Oise) se voit désigné par une de ces périphrases si claires à la fois et si entortillées. Il se sent déjà bouclé, couché sur la bascule. Il pousse un cri, un hoquet d'agonie. Robespierre s'interrompt, dirige son binocle vers lui, et dit froidement: «Je n'ai pas nommé Bourdon; malheur à qui se nomme!»
Il serait curieux d'étudier en détail l'emploi qu'il fait des figures de rhétorique, à la fois comme moyen littéraire et comme moyen politique. Il pratique avec prédilection la réticence, l'omission, la prétermission, que sais-je encore? tous les modes de diction qui éveillent en l'auditeur des sentiments vagues, une admiration vague, une terreur vague, une vague espérance. Il fait peser sur les esprits comme la tyrannie de l'incertitude; et un des effets les plus profonds de son éloquence, c'est qu'on se disait, après l'avoir ouï: Qu'a-t-il voulu dire? Quelle est sa vraie pensée?» Ce mystère redoublait la fidélité ardente de ses dévots et l'effroi lâche de ses ennemis.
Je l'ai dit: ce qui me frappe en Robespierre, ce qui nous déconcerte, c'est qu'il est d'une autre race que les autres hommes d'État français. On retrouverait, je crois, dans la série de nos politiques remarquables, et je cite au hasard Henri IV, Richelieu, Mirabeau, Danton, Napoléon lui-même, qui sut se franciser, on retrouverait, dis-je, des ressemblances fondamentales, une pensée claire, peu d'imagination, le goût et le don d'agir. Robespierre, qui gouverna la France par la persuasion, fut au contraire un mystique et un inactif. Je retrouve ce même tempérament antifrancais dans le style oratoire du pontife de l'Etre suprême. Il lui manque ce que possédait à un si haut degré l'éloquence de Mirabeau, de Vergniaud, de Danton, je peux dire le trait. Robespierre n'a pas d'esprit, pas de mots frappés en médailles, pas de formules vives, courtes et suggestives. Il rêve, il déduit, il raisonne, il parle pour lui, quand la parole de Danton est vive, hachée, sautillante comme eût pu l'être une conversation lyrique avec Diderot. Le Français a peur d'ennuyer, il se hâte, ou s'il s'attarde, il s'excuse: Robespierre prend son temps et ses aises. Il est lent et monotone. Il n'est remarquable, que quand il est sublime et il le devient deux ou trois fois quand il parle de la conscience, de sa conscience à lui, de la haute dignité de sa vie et de sa pensée. Mais quel singulier phénomène, et antipathique à notre race, qu'une éloquence où on ne retrouve rien de l'esprit de Rabelais, de Molière, de Pascal, de Voltaire!
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Michelet, Louis Blanc, M. d'Héricault ont représenté Robespierre, décrit son action, monotone comme son style et pourtant puissante. Ses portraits sont tous dissemblables et contradictoires. Charlotte Robespierre affirme, dans ses mémoires, que le plus ressemblant est celui de la collection Delpech, où il a un air de douceur que démentent presque tous les témoignages. Boilly l'a représenté jeune, gras, florissant, l'air studieux et un peu borné (musée Carnavalet). Mais, parmi tant de portraits célèbres, j'incline à croire que le dessin de Bonneville, auquel tous les autres ressemblent par quelque point, est la plus fidèle image de Robespierre tel que le peuple le voyait. Ses ennemis s'accordent à comparer sa figure à celle d'un chat sauvage. [1] Beaulieu dit: «C'était, en 1789, un homme de trente ans, de petite taille, d'une figure mesquine et fortement marquée de petite vérole; sa voix était aigre et criarde, presque toujours sur le diapason de la violence; des mouvements brusques, quelquefois convulsifs, révélaient l'agitation de son âme. Son teint pâle et plombé, son regard sombre et équivoque, tout en lui annonçait la haine et l'envie.» [2] Le témoignage de Thibaudeau est analogue: «Il était d'une taille moyenne, avait la figure maigre et la physionomie froide, le teint bilieux et le regard faux, des manières sèches et affectées, le ton impérieux, le rire forcé et sardonique. Chef des sans-culottes, il était soigné dans ses vêtements, et il avait conservé la poudre, lorsque personne n'en portait plus….» [3] Etienne Dumont, qui avait causé avec lui, trouvait qu'il ne regardait point en face et qu'il avait dans les yeux un clignotement continuel et pénible. [4] Toutes ces impressions ont été résumées dans un pamphlet thermidorien d'une façon qui a semblé aux contemporains si heureuse et si vraie que les innombrables factums qui parurent presque en même temps le plagièrent mot pour mot:
«Sa taille était de cinq pieds deux ou trois pouces; son corps jeté d'aplomb; sa démarche ferme, vive et même un peu brusque; il crispait souvent ses mains comme par une espèce de contraction de nerfs; le même mouvement se faisait sentir dans ses épaules et dans son cou, qu'il agitait convulsivement à droite et à gauche; ses habits étaient d'une propreté élégante, et sa chevelure toujours soignée; sa physionomie, un peu renfrognée, n'avait rien de remarquable; son teint était livide, bilieux; ses yeux mornes et éteints; un clignement fréquent semblait la suite de l'agitation convulsive dont je viens de parler; il portait toujours des conserves. Il savait adoucir avec art sa voix naturellement aigre et criarde, et donner de la grâce à son accent artésien; mais il n'avait jamais regardé en face un honnête homme.» [5]
[Note 1: Mercier, Nouveau Paris, t. VI, p. 11; Buzot, Mémoires, éd. Dauban, 43, 159; et surtout Merlin (de Thionville), Portrait de Robespierre: «Cette figure changea de physionomie: ce fut d'abord la mine inquiète, mais assez douce, du chat domestique, ensuite la mine farouche du chat sauvage, puis la mine féroce du chat tigre.»]
[Note 2: Biographie Michaud, 1re éd., 1824.]
[Note 3: Mémoires, t. I, p. 58.—Son protégé, le peintre Vivant-Denon, se rappelait l'avoir vu «poudré à blanc, portant un gilet de mousseline brochée, avec un liseré de couleur tendre, et vêtu de tout point avec la propreté et la recherche d'un petit-maître de 1789». Biographie Rabbe, art. Denon.]
[Note 4: Souvenirs sur Mirabeau, p. 250.—Ajoutons ce témoignage de l'abbé Proyart, sur le physique de Robespierre adolescent: «Il portait sur de larges épaules une tête assez petite. Il avait les cheveux châtains-blonds, le visage arrondi, la peau médiocrement gravée de petite vérole, le teint livide, le nez petit et rond, les yeux bleus pâles et un peu enfoncés, le regard indécis, l'abord froid et repoussant. Il ne riait jamais. A peine souriait-il quelquefois; encore n'était-ce ordinairement que d'un sourire moqueur…» La vie et les crimes de Robespierre, p. 52.]
[Note 5: Vie secrète, politique et curieuse de M. J. Maximilien
Robespierre, par L. Duperron, Paris, an II, in-8.]
Michelet parle des deux binocles qu'il maniait à la tribune avec dextérité. Il portait à la fois des bésicles vertes, qui reposaient ses yeux fatigués, et un binocle qu'il appliquait de temps en temps sur ses lunettes pour regarder ses auditeurs: en 1794, ce maniement glaçait de terreur les personnes qu'il fixait du haut de la tribune.
Fiévée le vit aux Jacobins dans une des séances fameuses où il parla contre Hébert, et il nous a donné un croquis de son action oratoire:
«Robespierre s'avança lentement. Ayant conservé à peu près seul à cette époque le costume et la coiffure en usage avant la Révolution, petit, maigre, il ressemblait assez à un tailleur de l'ancien régime; il portait des bésicles, soit qu'il en eût besoin, soit qu'elles lui servissent à cacher les mouvements de sa physionomie austère et sans aucune dignité. Son débit était lent, ses phrases étaient si longues que chaque fois qu'il s'arrêtait en relevant ses lunettes sur son front, on pouvait croire qu'il n'avait plus rien à dire; mais, après avoir promené son regard sur tous les points de la salle, il rabaissait ses lunettes, puis ajoutait quelques phrases aux périodes déjà si allongées lorsqu'il les avait suspendues.»
Voilà ce que les contemporains nous ont laissé de plus vraisemblable sur le physique de Robespierre, sur son attitude à la tribune; le reste n'est que passion et fantaisie.
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D'après un dessin de J. Guérin gravé par Frésinger, conservé au Cabinet des Estampes.
D'après une lithographie de Maurin, publiée dans l'_Iconographie _de
Delpech.
D'après une gravure de Swebach-Desfontaines et Berthault, conservée au
Cabinet des Estampes.
D'après une gravure exécutée par Villeneuve, conservée au Cabinet des
Estampes.
D'après une peinture anonyme du Musée de la Ville de Paris.
D'après un dessin de Bonneville gravé par B. Gautier, conservé au
Cabinet des Estampes.
D'après une eau-forte de Duplessi-Bertaux, conservée au Cabinet des
Estampes.
D'après une gravure reproduite par Montjoie dans La Conjuration de Maximilien Robespierre, 2e édit., Paris, 1796, in-8°. [Note: Les vignettes qui illustrent ce volume sont extraites de l'ouvrage de MM. A. Boppe et Raoul Bonnet, Les Vignettes emblématiques sous la Révolution, Paris, 1911, in fol. Nous remercions vivement M.R. Bonnet de l'obligeance qu'il a mise à nous les communiquer. (Note des Editeurs.)]
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I.—L'éducation oratoire de Mirabeau
II.—La politique de Mirabeau
III.—Les discours de Mirabeau
IV.—Mirabeau à la tribune
I.—La jeunesse et le caractère de Vergniaud
II.—L'éducation oratoire de Vergniaud
III.—La politique de Vergniaud
IV.—Les discours de Vergniaud jusqu'au 10 août 1792
V.—Les lettres politiques et la défense de Vergniaud
VI.—La méthode oratoire de Vergniaud
I.—Le texte des discours de Danton
II.—Le caractère et l'éducation de Danton
III.—L'inspiration oratoire de Danton
IV.—La composition et le style des discours de Danton
V.—Danton à la tribune
I.—Robespierre à la Constituante
II.—La politique religieuse de Robespierre à la Convention
III.—Les principaux discours de Robespierre à la Convention
IV.—La rhétorique de Robespierre
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