The Project Gutenberg EBook of Legendes Normandes, by Gaston Lavalley

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Title: Legendes Normandes

Author: Gaston Lavalley

Release Date: February 11, 2004 [EBook #11036]

Language: French

Character set encoding: ISO Latin-1

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Credits: Christine De Ryck and the Online Distributed Proofreading Team.





LEGENDES NORMANDES


PAR


GASTON LAVALLEY



1867


       *       *       *       *       *



LEGENDES NORMANDES






BARBARE




I

La Deesse de la Liberte.


La petite ville de Bayeux avait mis, ce jour-la, ses habits de fete.
Les rues etaient pleines de monde. De temps en temps, de bruyantes
detonations faisaient trembler les vitres. Le mouvement, le bruit,
l'odeur de la poudre, le parfum des fleurs qu'on foulait aux pieds ou qui
s'epanouissaient en fraiches guirlandes aux etages superieurs, les drapeaux
qui flottaient au vent, les clameurs de la foule, tout annoncait, tout
respirait la joie. La, des bandes d'enfants bondissaient, se jetant a
travers les jambes des promeneurs pour ramasser dans la poussiere une rose
a moitie fletrie. Ailleurs, des meres de famille donnaient fierement la
main a de jolies petites filles, blondes tetes, doux visages, beautes de
l'avenir, dont on avait cache les graces naissantes sous un costume grec du
plus mauvais gout. Et partout de la gaiete, des hymnes, des chansons! A
chaque fenetre, des yeux tout grands ouverts; a chaque porte, des mains
pretes a applaudir.

C'est que, depuis longtemps, on n'avait eu pareille occasion de se rejouir.
La municipalite de Bayeux venait de recevoir trois pierres de la Bastille,
sur lesquelles on avait fait graver _les droits de l'homme_; et l'on devait
profiter de cette circonstance pour inaugurer les bustes de Marat, de Le
Pelletier et de Brutus.

Tandis que la foule encombrait les abords de l'hotel de ville et preludait
a la fete officielle par des cris de joie et des chants patriotiques, une
petite maison, perdue dans un des faubourgs les plus retires de la ville,
semblait protester, par son air paisible, contre cette bruyante
manifestation populaire.

Les fenetres en etaient fermees, comme dans un jour de deuil. De quelque
cote que l'oeil se tournat, il n'apercevait nulle part les brillantes
couleurs de la nation. Aucun bruit n'arrivait de l'interieur; on
n'entendait que le murmure du vent qui se jouait dans les contrevents, ou
qui passait en sifflant dans la serrure. C'etait l'immobilite, le silence
de la tombe. Comme un corps, dont l'ame s'est envolee, cette sombre demeure
semblait n'avoir ni battement, ni respiration.

Cependant la vie ne s'etait pas retiree de cette maison.

Une jeune fille traversa la cour interieure en sautant legerement sur la
pointe des pieds, s'approcha d'une porte massive, qu'elle eut grand'peine a
faire rouler sur ses gonds, et entra, a petits pas, sans bruit, et en
mettant les mains en avant, dans une piece assez sombre pour justifier cet
exces de precaution.

Un vieillard travaillait dans un coin, aupres d'une fenetre basse. Le jour
le frappait en plein visage et accusait vivement la maigreur de ses traits.
La jeune fille s'avanca vers cet homme, et, lorsqu'elle apparut dans cette
trainee lumineuse, ou se baignait l'austere physionomie du vieillard, ce
fut un spectacle etrange et charmant.

On aurait pu se croire transporte devant une de ces toiles merveilleuses de
l'ecole espagnole, ou l'on voit une blonde tete d'ange qui se penche a
l'oreille de l'anachorete pour lui murmurer de ces mots doux comme le miel,
et qui lui donnent un avant-gout des joies celestes.

Il est fort presumable, en effet, que le digne vieillard etait plus occupe
des choses du ciel que de ce qui se passait sur la terre. A peine la jeune
fille eut-elle pose familierement la main sur son epaule qu'il se releva
brusquement, comme s'il eut senti la pression d'un fer rouge.

--Ah! fit-il avec terreur... c'est vous, mademoiselle Marguerite?

--Eh! sans doute... Je t'ai donc fait peur?

--Oh! oui... C'est-a-dire non... Ce sont ces gueux de patriotes qui me font
sauter en l'air avec leurs maudites detonations!

--Au moins ces coups de fusil ne font-ils de mal a personne.

--Pouvez-vous parler ainsi, mademoiselle!... vous, la fille de monsieur le
marquis!

--Lorsque les hommes s'amusent, mon bon Dominique, ils ne songent pas a
nuire a leur prochain.

--Ils insultent a notre malheur!

--Voyons. Je suis sure que ta colere tomberait comme le vent, si mon pere
te donnait la permission d'aller a la fete.

--Moi?... j'irais voir de pareils coquins?...

--Oui... oui... oui...

--Il faudrait m'y trainer de force!

--Que tu es amusant!

--Et encore je ne regarderais pas... Je fermerais les yeux!

--Tu les ouvrirais tout grands!

--Ah! mademoiselle, vous me meprisez donc bien?

--Du tout. Mais je te connais.

--Vous pouvez supposer?...

--J'affirme meme que tu ne resterais pas indifferent a un tel spectacle...
Une fete du peuple?... Je ne sais rien de plus emouvant!

--Le fait est, reprit Dominique en se calmant tout a coup, qu'on m'a assure
que ce serait tres-beau!

--Tu t'en es donc informe?...

--Dieu m'en garde!... Seulement, en faisant mes provisions, ce matin, j'ai
appris...

--Si tu fermes les yeux, tu ne te bouches pas les oreilles.

--Dame! mademoiselle, quand on tient un panier d'une main et son baton de
l'autre...

--On est excusable, j'en conviens... Alors, tu as appris?...

--Qu'on doit porter en triomphe la deesse de la Liberte... Toute la garde
nationale sera sous les armes!

--Vraiment!

--Le cortege aura plus d'une demi-lieue de long. Un cortege magnifique!...
Quelque chose comme la promenade des masques au carnaval!

--Imprudent!... Si l'on nous entendait!...

--Oh! je ne redoute rien, moi! Les patriotes ne me font pas peur!... Et, si
je ne craignais d'etre gronde par monsieur le marquis, j'irais voir leur
fete, rien que pour avoir le plaisir de rire a leurs depens!

--Ainsi, sans mon pere?...

--Sans monsieur le marquis, je les poursuivrais deja de mes huees!

--Et si je prenais sur moi de t'accorder cette permission?

--Monsieur le marquis ne me pardonnerait pas cette escapade.

--S'il l'ignorait?

--Vous ne me trahiriez pas?

--A coup sur... Je serais ta complice.

--Quoi! mademoiselle, vous auriez aussi l'idee d'aller a la fete?

--J'en meurs d'envie!... Il y a si longtemps que je suis enfermee dans
cette tombe! S'il est vrai que les morts sortent quelquefois du sepulcre,
les vivants doivent jouir un peu du meme privilege.

--Mademoiselle n'a pas l'intention de se moquer de moi?

--Regarde-moi, dit la jeune fille.

A ces mots, elle entra tout entiere dans la zone lumineuse qui rayonnait a
travers l'etroite fenetre. Le vieux domestique poussa un cri de surprise.

--Mademoiselle en femme du peuple!

--Tu vois que je pense a tout. Si je fais une folie, on ne m'accusera pas
de legerete. Tu me donneras le bras, je passerai pour ta fille, et personne
ne songera a nous inquieter. Viens vite!

Dominique ne se le fit pas dire deux fois. Il laissa la sa brosse et les
souliers qu'il nettoyait, prit sa casquette, traversa rapidement la cour,
sur les pas de sa maitresse, et ouvrit avec precaution la porte de la rue.

--Monsieur le marquis ne se doutera de rien? dit-il a la jeune fille,
lorsqu'ils se trouverent dehors.

--Il fait sa correspondance. Nous avons deux bonnes heures de liberte!
repondit Marguerite.

Puis elle passa son bras sous celui du vieillard, qu'elle entraina vers
le centre de la ville.

Il etait temps. Le cortege s'etait mis en marche et gravissait lentement la
principale rue de la ville. C'etaient d'abord les bataillons de la garde
nationale. Rien de plus pittoresque et de plus martial que l'aspect de ces
soldats bourgeois. Artisans pour la plupart, ils n'avaient eu ni le temps
ni le moyen de s'enfermer dans un riche uniforme. Mais ils savaient la
patrie en danger. Leurs fils mouraient a la frontiere, et, tandis que le
plus pur de leur sang arrosait les bords du Rhin ou grossissait les eaux de
la Loire, ils etaient prets a sacrifier leur vie pour la defense de leurs
foyers. Et personne alors ne songeait a rire en voyant ce singulier
assemblage de piques, de batons, de sabres et de fusils, ces vetements
deguenilles, ces bras nus, tout noirs encore des fumees de la forge ou de
l'atelier, qu'on venait de quitter, pour saluer en commun l'aurore des
temps modernes!

Derriere les gardes nationaux marchait une troupe de jeunes gens qui
portaient sur leurs epaules des arbres de la liberte, pares de fleurs et de
rubans. Apres eux, les freres de la _Societe populaire_, coiffes du bonnet
phrygien, soulevaient au-dessus de leur tete les trois pierres de la
Bastille. Des chars, splendidement ornes et ombrages par des drapeaux,
presentaient aux regards de la foule, comme un double objet de veneration,
des vieillards et des soldats blesses: les victimes de l'age et les
victimes de la guerre! Sublime allegorie qui enseignait a la fois le
respect qu'on doit a l'experience et la pitie que merite le malheur!

Quelques pas en arriere venait la deesse de la Liberte. Mais ce n'etait pas
cette _forte femme qui veut qu'on l'embrasse avec des bras rouges de sang_,
cette femme _a la voix rauque_, cette furie enfantee, dans un moment de
delire, par l'imagination d'un grand poete. C'etait une belle jeune fille,
dont les blonds cheveux se deroulaient avec grace sur les epaules. Une
tunique blanche serrait sa taille. Elle rougissait sous les regards de la
foule, et cachait son beau corps sous les plis d'un manteau bleu. De petits
enfants semaient des fleurs a ses pieds, et l'un d'eux agitait devant elle
une banniere, sur laquelle on lisait cette devise: _Ne me changez pas en
licence, et vous serez heureux_! Apres elle, comme pour montrer qu'elle est
la source de tout bien et de toute richesse, de jeunes moissonneurs,
couches sur des gerbes de ble, conduisaient une charrue trainee par des
boeufs.

Un soleil splendide s'etait associe a cette fete d'un caractere antique.
Les fleurs s'epanouissaient et versaient autour d'elles le tresor de leurs
parfums; le peuple etait joyeux, les enfants battaient des mains, et l'on
aurait pu croire assister a une des fetes de l'Athenes paienne.

Marguerite et le domestique s'etaient blottis dans l'embrasure d'une porte,
et, de la, ils voyaient defiler le cortege, sans etre trop incommodes par
le flot des curieux qui ondoyait a leurs pieds.

Dominique avait fait bon marche de ses vieilles rancunes et regardait tout,
en spectateur qui ne veut perdre ni son temps, ni son argent. En toute
autre circonstance, la jeune fille n'eut pas manque de profiter du riche
theme a plaisanteries qu'aurait pu lui fournir l'ebahissement de l'ennemi
jure des patriotes. Mais elle etait trop emue elle-meme pour exercer sa
verve railleuse aux depens du vieillard. L'enthousiasme de la foule est si
puissant sur les jeunes organisations qu'elle se sentait, par moments, sur
le point de chanter avec elle les refrains passionnes de la _Marseillaise_;
et lorsque la deesse de la Liberte vint a passer, elle battit des mains et
ne put retenir un cri d'admiration.

--La belle jeune fille! dit-elle en montrant la deesse au vieux domestique.

Tout entiere a ce qu'elle voyait, Marguerite ne se doutait pas qu'elle
etait elle-meme l'objet d'une admiration mysterieuse. Un homme du peuple ne
la quittait pas des yeux, et restait indifferent au double spectacle que
lui offraient la foule et le cortege. C'etait une tete puissante, rehaussee
encore par les vives couleurs du bonnet phrygien, qui lui donnait quelque
ressemblance avec le type populaire de Masaniello. Comme le pecheur
napolitain, le jeune homme paraissait poursuivre un reve aime; ses yeux
plongeaient dans le regard limpide de Marguerite comme dans l'azur de la
mer. Tout a coup on le vit se redresser brusquement, comme un homme
reveille en sursaut, s'elancer d'un seul bond jusqu'aux pieds de la jeune
fille, et se ruer sur un des spectateurs qui venait de ramasser un bijou
dans la poussiere.

--Il y a des aristocrates ici! s'ecria cet homme, en montrant a la foule
une petite croix ornee de brillants qui scintillaient au soleil.

--Tu en as menti! repliqua le mysterieux adorateur de Marguerite, en
prenant l'homme a la gorge et en lui arrachant le bijou.

--Cette croix est a moi, dit timidement la jeune fille.

En parlant de la sorte, elle tendait la main pour s'en emparer.

--Taisez-vous! lui dit a voix basse son protecteur inconnu. Voulez-vous
donc vous perdre?... Sauvez-vous! Il en est temps encore!

--Il a raison, dit Dominique.

Puis il ajouta avec intention, mais de maniere a n'etre entendu que du
jeune homme:

--Sauvons-nous, ma fille! viens, mon enfant!

--Au nom du ciel, partez vite! leur dit encore l'homme du peuple.

Le vieux domestique entraina la jeune fille. Grace au tumulte que cette
scene avait occasionne, ils purent disparaitre sans attirer l'attention de
leurs voisins.

Cependant le patriote, humilie de sa chute, s'etait releve, l'oeil menacant
et l'injure a la bouche.

--Mort aux aristocrates! dit-il.

--A la lanterne! a la lanterne! s'ecria la foule.

--Vous n'avez donc pas assez de soleil comme ca? dit le sauveur de
Marguerite en regardant la multitude avec un sourire ironique. Essayez de
me hisser a la place de vos reverberes!

En meme temps, il se rejeta en arriere, par un brusque mouvement, et fit
face a ses adversaires.

--Il est brave! s'ecria-t-on dans la foule.

--C'est un aristocrate! dit une voix.

--Pourquoi porte-t-il une croix sur lui? demanda l'homme du peuple qui
s'etait vu terrasser.

--Parce que cela me plait! repondit le jeune homme, en se croisant les bras
sur la poitrine.

--C'est defendu!

--Defendu?... Vous etes plaisants, sur mon honneur! repliqua l'accuse. Vous
promenez dans vos rues la deesse de la Liberte, et je n'aurais pas le droit
d'agir comme bon me semble?

--Il a raison, dirent plusieurs assistants.

--C'est un agent de Pitt et de Cobourg, reprit l'homme du peuple. A la
lanterne, l'aristocrate!

--Oui! a la lanterne!

Et la foule resserra le demi-cercle qu'elle formait devant le jeune homme.

--Pensez-vous m'intimider? dit-il en s'appuyant prudemment contre le mur
d'une maison, pour n'etre pas entoure.

Mais sa noble attitude ne pouvait maitriser longtemps les mauvais instincts
de la foule. Les sabres, les piques, les baionnettes s'abaisserent, et la
muraille de fer s'avanca lentement contre le genereux defenseur de
Marguerite.

--Mort a l'aristocrate! s'ecria le peuple en delire.

Le demi-cercle se retrecissait toujours et la pointe des piques touchait la
poitrine du jeune homme. Tout a coup une voix de tonnerre se fit entendre.
Un homme, a puissante stature, fendit la foule en distribuant, de droite et
de gauche, une grele de coups de poing, et vint se placer resolument devant
la victime qu'on allait sacrifier.

--Etres stupides! dit-il avec un geste de colere, en s'adressant aux
agresseurs. Quelle belle besogne vous alliez faire la!... Egorger le plus
pur des patriotes! Barbare, mon ami, un des defenseurs de Thionville!

--Un defenseur de Thionville! murmura la foule, avec un etonnement mele
d'admiration.

Les agresseurs les plus rapproches de Barbare, rougissant de l'enormite
du crime qu'ils avaient ete sur le point de commettre, baisserent la tete
avec une sorte de confusion. Cependant l'homme du peuple, que Barbare avait
renverse a ses pieds, n'avait pas encore renonce a l'espoir de se venger
sur le lieu meme temoin de son humiliation. Il ota respectueusement son
bonnet de laine, et, s'approchant du nouveau venu:

--Citoyen, lui dit-il, nous avons pleine confiance dans celui qui preside
notre club. Mais tu ne connais pas bien celui que tu defends. C'est un
aristocrate. Il porte une croix sur sa poitrine!

--Est-ce vrai? demanda le president de la Societe populaire, en se tournant
du cote de Barbare.

Pour toute reponse, le jeune homme prit la petite croix qu'il avait deja
suspendue a son cou et la montra au peuple.

--C'est stupide ce que tu fais la! lui dit le president du club a voix
basse.

--Non! repliqua le jeune homme, de maniere a etre entendu de tous ceux qui
l'entouraient. Tant que vous laisserez les croix au haut des tours du
temple de la Raison, je me croirai autorise a porter le meme signe sur ma
poitrine.

Tout en parlant de la sorte, il suspendit la petite croix a son cou.

--Il parle bien! cria la foule.

--C'est un bon patriote!

--Il vaut mieux que nous!

--A la cathedrale! a la cathedrale!

--Arrachons les croix!

Et deja le peuple se preparait a executer sa menace.

--Attendez! mes enfants, s'ecria le president de la Societe populaire. Ne
faites rien sans l'assentiment du club. Pour le moment, ne songez qu'a vous
amuser. Retournez a la fete.

--C'est juste! Rattrapons le cortege! s'ecria la foule.

Et non moins prompte a agir qu'a changer de resolution, elle eut bientot
abandonne le lieu qu'elle avait failli ensanglanter.




II

Le Club.


Quelques instants apres, la rue se trouva completement deserte. On
n'entendait plus que le bruit lointain de la fete et le vague murmure de la
foule. Barbare rompit le silence, et, prenant les mains de son compagnon
qu'il serra avec une sombre energie:

--Citoyen president, dit-il, tu m'as sauve la vie!

--Ne parlons pas de cela! repondit le colosse.

--Si fait! je veux t'en remercier et je ne souhaite rien tant que d'avoir
l'occasion de te prouver ma reconnaissance.

--Mais, mon bon ami, je n'ai fait que mon devoir.

--C'est bien! nous sommes gens de coeur et nous nous comprenons!...
Ecoute... j'ai encore un service a te demander.

--Parle.

--Nous sommes seuls. Personne ne peut nous voir. Laisse-moi partir.

--Et la fete? dit le patriote.

--J'en ai vu assez comme cela.

--Ah! fit le president du club en souriant... Je devine!... Un rendez-vous
d'amour?

--Peut-etre, repondit Barbare en rougissant.

--Va, mon garcon, reprit le patriote avec bonte. La Republique ne defend
pas d'aimer; elle t'excuse par ma bouche; mais n'oublie pas d'assister, ce
soir, a la seance du club.

--Merci et adieu! dit Barbare en donnant une derniere poignee de main a son
liberateur.

--Adieu, repondit le president.

Et le brave homme, apres s'etre amuse a regarder son protege qui courait a
toutes jambes, s'empressa de rejoindre le cortege.

Barbare n'avait pas oublie dans quelle direction le vieillard et la jeune
fille avaient pris la fuite. Il s'engagea dans un vrai labyrinthe de rues
tortueuses et courut tant et si bien, qu'en arrivant aux dernieres maisons
de la ville, il apercut sur la grand'route, a une portee de fusil environ,
Dominique et Marguerite qui s'etaient arretes pour reprendre haleine. Il
cria de toutes ses forces et leur fit signe de l'attendre. Mais cette
bruyante manifestation eut un resultat diametralement oppose a celui qu'il
en esperait. A la vue de cet homme qui semblait les poursuivre, les
fugitifs furent saisis d'une veritable panique et la peur leur rendit des
jambes. Barbare eut beau presser le pas, gesticuler, crier; il ne put
arreter le vieillard et sa jolie compagne. Il les vit s'approcher de la
petite maison isolee et disparaitre derriere la porte, qui se referma avec
fracas.

Le jeune homme se sentit des larmes dans les yeux. Il s'approcha de la
porte qu'il essaya de pousser, dans l'espoir sans doute que les fugitifs,
en la jetant avec violence, l'auraient laissee entr'ouverte. Mais elle
resista a tous ses efforts. Il se colla l'oeil contre la serrure et
n'apercut qu'un corridor sombre. Il chercha le cordon de la sonnette ou le
marteau de la porte. Rien! Il frappa contre les planches sonores et preta
l'oreille. Pas le moindre bruit! Il recula de quelques pas, pour voir toute
la facade de la maison. Peut-etre decouvrirait-il une figure curieuse, une
main derriere un rideau? Helas! le soleil lui-meme ne visitait plus cette
triste demeure. Et les fenetres; ces yeux de la maison, s'etaient voilees
sous leurs contrevents, comme l'oeil sous la paupiere.

Barbare eprouva un affreux serrement de coeur. Il eut donne sa vie, en cet
instant, pour revoir ce frais visage, cette charmante apparition dont il
etait encore ebloui. Elle etait la, pourtant, a deux pas de lui, derriere
cette muraille!... Comme la mere qui rode, le soir, devant la prison ou
gemit son enfant, et qui se demande si quelque barreau de fer ne lui
livrera pas un passage, le jeune homme ne pouvait se decider a partir et
s'en remettait au hasard, cette derniere consolation des desesperes! Il
attendit longtemps encore. Mais la patience l'abandonna. Se sentant jeune
et fort, il se revolta a la pensee que quelques planches, a peine jointes,
lui opposaient un obstacle. Il s'elanca vers la porte, bien determine a
l'ebranler sous un dernier effort. Mais il recula bientot en rougissant.

--Qu'allais-je faire? pensa-t-il. Ce seuil est inviolable! Il n'y a la ni
barreaux, ni soldats pour le defendre. Et je ne dois y entrer que par la
volonte de celle que j'aime!

Alors il tira de son sein la petite croix, ornee de diamants, la baisa avec
respect et, l'agitant au-dessus de sa tete:

--C'est votre croix! dit-il, votre croix que je vous rapporte!

Deux fois il fit le meme geste et poussa le meme cri. Mais la maison ne
sortit pas de son sommeil. Le jeune homme, apres avoir cache la petite
croix sur son coeur, reprit tristement le chemin de la ville.

Lorsqu'il entra dans le faubourg, on allumait deja les reverberes, dont les
lanternes huileuses se balancaient, avec un grincement sinistre, et
faisaient, en quelque sorte, danser le jour et la nuit entre les noires
facades des maisons. Les bruits de la fete avaient cesse. Tout etait rentre
dans le silence. On n'entendait guere que le pas sonore du promeneur
attarde qui regagnait son foyer, ou le sourd grognement de l'ivrogne qui
luttait avec une borne, dans un coin obscur. Tout ce qu'il y avait de
paisible ou de craintif s'etait prudemment renferme derriere une porte bien
close, et la vie politique ne battait plus qu'au coeur meme de la cite,
dans une des salles basses de l'ancien eveche. C'etait la que se donnaient
rendez-vous les plus purs et les plus ardents patriotes de la ville.

Barbare n'avait pas oublie la recommandation que lui avait faite le
president de la societe populaire. Pour rien au monde, il n'aurait voulu
manquer a l'engagement qu'il avait pris. D'ailleurs, il ne se sentait pas
dans une disposition d'esprit a rechercher la solitude. Dans les temps de
revolution, l'amour,--ce sentiment raffine qui trouve tant de charmes a se
replier sur lui-meme et qui met tant de complaisance a caresser meme la
pensee d'un revers,--l'amour semble se ressentir de la fievre des passions
politiques. Il fuit la reverie, il marche, il court vers le but et, s'il
eprouve un echec, il demande a la vie publique un instant d'oubli et de
distraction. Aussi, Barbare se dirigea-t-il en toute hate vers l'ancien
eveche.

Son entree dans la salle du club fut un vrai triomphe.

--Vive Barbare! cria la foule.

--Ah! fit le jeune homme en promenant autour de lui un regard ironique, il
parait qu'on n'a plus envie de me hisser a la lanterne. Le moment serait
pourtant mieux choisi que tantot. Car vous etes bien mal eclaires!

Un eclat de rire general accueillit cette saillie, et chacun montra en
plaisantant a son voisin les deux chandelles qui fumaient tristement au
pied de l'estrade ou montaient les orateurs.

--Citoyen Barbare, repondit une voix energique, si la Republique n'a pas le
moyen de se payer des flambeaux, elle compte sur la bonne volonte des
patriotes. Nos fils, qui sont a la frontiere, n'ont pas de souliers pour
marcher a l'ennemi; nous n'avons pas le droit d'etre difficiles, et nous
saurons defendre les interets de la patrie avec les seules lumieres de
notre raison.

--Bien repondu! dit la foule.

Le jeune homme tressaillit; car il venait de reconnaitre la voix de l'homme
auquel il devait la vie. Il fendit les rangs serres des auditeurs et
s'approcha respectueusement du magistrat populaire.

--Citoyen president, dit-il, je n'ai pas eu l'intention d'offenser la
majeste de la Republique. J'ai deja verse mon sang pour elle et je suis
pret a lui donner une nouvelle preuve de mon devouement. Je demande la
parole.

--Je te l'accorde, repondit le president d'un ton bref.

D'un bond puissant, Barbare escalada la tribune, comme s'il eut monte a
l'assaut. Du haut de ces miserables treteaux, ou l'eloquence populaire
agitait tant de questions serieuses ou plaisantes, grotesques ou sublimes,
le jeune homme contempla un instant toutes ces tetes qui se balancaient
au-dessous de lui, dans un demi-jour. C'etait un tableau digne des maitres
flamands. Au premier plan, des ouvriers encore armes de leurs instruments
de travail, des femmes, des enfants, des mendiants avec leurs besaces, des
rodeurs de nuit, chaos etrange, mer de haillons dont chaque flot
s'eclairait d'un rouge reflet ou retombait dans les tenebres, suivant que
le caprice du vent ravivait ou menacait d'eteindre la flamme des
chandelles; et plus loin, au fond de la salle, un pale rayon de la lune,
glissant a travers les vitraux d'une fenetre et venant entourer d'une douce
lumiere les cheveux blancs des freres de la Societe populaire.

Une rumeur sourde s'eleva de tous les coins de la salle, lorsqu'on vit le
jeune homme escalader les degres de l'estrade. Mais, peu a peu le bruit
cessa pour faire place au silence de l'attente. Barbare se pencha sur le
bord de la balustrade, et, s'adressant a la foule:

--Citoyens, dit-il d'une voix ferme, vous avez deja devine sans doute le
sujet de ma motion. Je demande que la municipalite tienne une recompense
toute prete pour celui qui aura le courage de monter aux tours de la
cathedrale et d'en enlever les croix.

--Bravo! bravo! vive Barbare! cria la foule.

Barbare descendit precipitamment au milieu des acclamations, et se dirigea
vers la porte de la salle basse. Au moment ou il allait en franchir le
seuil, la voix d'un nouvel orateur lui causa une telle surprise qu'il
s'arreta sur-le-champ et se retourna, pour voir si ses sens ne l'avaient
pas trompe. Il regarda du cote de la tribune et reconnut l'homme du peuple
qu'il avait terrasse, le matin.

--Citoyens, disait cet homme, on conspire dans la ville contre la
Republique.

--Qui ca? demanda la foule avec des cris furieux.

--Je ne sais. Mais je puis affirmer qu'il y a des aristocrates...

--Ou donc? reprit encore la foule, dont la colere augmentait en raison de
son impatience.

--A la sortie de la ville, dans une petite maison isolee, a peu de distance
de la riviere.

Barbare sentit un frisson passer dans tous ses membres.

--Dans la _Vallee aux Pres_? demanda la foule.

--Oui, repondit l'orateur. Les contrevents de la maison sont fermes nuit et
jour. Aucun bruit! jamais de lumiere! apparences suspectes. A coup sur, ce
sont des royalistes; et l'on devrait charger un citoyen, bien connu pour
son patriotisme, de s'introduire dans l'interieur de cette maison.

--Mort aux aristocrates! s'ecrierent les plus ardents des patriotes.

--Helas! pensa Barbare, cette jeune fille et son pere sont perdus, si je
n'interviens!

Il entra dans la salle. Mais ses jambes tremblaient et le sang lui affluait
au coeur.

--Allons! Pas de faiblesse! se dit-il en essayant de vaincre son emotion.
Du courage! de l'audace! je la sauverai encore une fois!

Puis, l'oeil etincelant et l'air resolu, il passa de nouveau a travers la
foule et s'approcha de la tribune.

--Citoyen, dit-il a l'orateur, en le regardant en face, es-tu sur de ce que
tu avances?

--Moi?... Moi? balbutia l'homme du peuple, que l'air menacant de son
interlocuteur troubla profondement... Je n'ai que des soupcons... et,
d'ailleurs, je n'habite pas le quartier ou se trouve la maison suspecte.

--Eh bien! moi, je suis aux premieres places pour surveiller les gens que
tu accuses si legerement. Je m'engage a penetrer dans l'interieur de la
maison, et, dans deux jours, au plus tard, je dirai a tous les bons
patriotes qui m'entourent s'il y a vraiment lieu de s'inquieter.

--Vive Barbare! cria l'assemblee.

--Comptez sur moi, dit le jeune homme en remerciant du geste tous les
auditeurs. Je me montrerai digne de votre confiance.

A ces mots, il se pencha vers le president de la Societe populaire, qui lui
tendait la main, et sortit du club au milieu des applaudissements. A peine
arrive dans la rue, il tira de son sein la petite croix de Marguerite et la
baisa avec amour, en s'ecriant par deux fois:

--Je la sauverai!... Je la sauverai!...




III

Le Proscrit.


Le lendemain, vers neuf heures du soir, un homme, enveloppe dans un long
manteau, se promenait devant la facade interieure de la maison qu'on avait
signalee la veille a la defiance du club. A la maniere dont cet homme
marchait dans les allees du jardin, tantot s'avancant d'un pas rapide,
tantot s'arretant et levant la tete pour contempler le ciel, il eut ete
facile de se former une opinion vraisemblable sur ses habitudes et sur son
caractere. Cela ne pouvait etre qu'un amant, qu'un fou, ou un poete.
Lorsqu'il regardait le ciel, son oeil semblait se baigner avec delices dans
cette mer etoilee.

La soiree etait belle d'ailleurs et invitait a la reverie. Les fleurs,
avant de s'endormir, avaient laisse dans l'air de douces emanations. Un
vent frais courait a travers les peupliers d'Italie qui sortaient, comme de
grands fantomes, du milieu de la haie qui separait le jardin des prairies
voisines. Ces geants de verdure frissonnaient sous le souffle aerien et
ressemblaient, avec leurs branches rapprochees du tronc, a un homme qui
s'enveloppe dans les plis de son manteau pour se preserver de l'air malsain
du soir.

Le promeneur s'arreta au milieu d'une allee.

--Mon Dieu! dit-il en laissant tomber ses bras avec decouragement, la
nature ne semble-t-elle pas rire de nos passions? Quel calme! Pas un nuage!
Des etoiles, des mondes en feu; rien de change au ciel, tandis que des
hommes, nes pour s'aimer, s'egorgent comme des betes sauvages! Moi-meme,
moi, ministre d'une religion de paix et d'amour, je dois me cacher, et ma
tete est mise a prix! Des milliers d'hommes sont proscrits ou persecutes,
et Dieu ne parle pas! Il ne commande pas aux elements d'annoncer sa
vengeance, pour nous prouver au moins qu'il ne voit pas sans colere le
spectacle de tant d'iniquites. La maison garde encore quelques traces des
hotes qui ont vecu sous son toit; et la terre ne s'inquiete pas de l'homme
qui l'habite! Et la nature ne prendrait pas le deuil, quand l'humanite
souffre et pleure! La Providence ne serait-elle qu'un mot?

Le proscrit s'etait remis machinalement en marche, et le hasard de la
promenade l'avait conduit dans une petite allee qu'un mur, de peu
d'elevation et qui tombait en ruine, separait de la grand'route. Tout a
coup le pretre recula de plusieurs pas et poussa un cri de terreur.

Un homme, qui venait d'escalader le mur, tomba presque a ses pieds, au
milieu de l'allee. Le visiteur nocturne ne fut guere moins effraye que
celui dont il avait interrompu si brusquement la reverie.

--Rassurez-vous, citoyen, dit-il a voix basse au jeune pretre, et
gardez-vous bien de jeter l'alarme dans le voisinage. Je n'en veux ni a
votre bourse, ni a votre vie.

--Vous avez pourtant, monsieur, une maniere de vous presenter...

--Qui peut donner de moi la plus facheuse idee, reprit le voleur presume en
achevant la pensee de son interlocuteur. Les apparences sont contre moi, je
le sais; et cependant je ne me suis introduit chez vous que dans
l'intention de vous etre utile.

--Je vous en suis reconnaissant! repliqua le proscrit avec une froide
ironie.

--On m'avait charge de vous espionner...

--Vous faites-la un joli metier, monsieur! interrompit le pretre, en
ramenant avec soin autour de lui les plis de son manteau.

--Croyez bien que c'est par patriotisme...

--Vous ne me l'auriez pas dit que je l'eusse devine! interrompit encore le
pretre.

--Vous avez tort de me persifler, citoyen, repliqua l'homme du peuple avec
un accent ferme et digne, qui parut impressionner son interlocuteur, car il
l'ecouta cette fois avec un religieux silence. Je vous rends un vrai
service, et si la Societe populaire eut confie a tout autre que moi la
mission que je remplis en ce moment, vous n'auriez peut-etre pas eu lieu de
vous en rejouir.

--Mais, enfin, que veut-on? demanda le pretre.

--On vous soupconne d'avoir des relations avec Pitt.

--On nous fait trop d'honneur, dit le proscrit en souriant.

A ce moment la lune sortit d'un nuage et eclaira vivement le visage du
pretre. Barbare--le lecteur l'a deja reconnu--ne put se defendre d'un
etrange sentiment d'inquietude.

--Ah! citoyen, dit-il d'une voix emue, vous etes jeune!

--Oui, repondit le pretre. Mais qu'y a-t-il la d'etonnant?

--C'est que, pour etre persecute a votre age...

--La Republique s'est bien defiee des enfants! dit le proscrit avec
melancolie.

--Vous etes donc oblige de vous cacher? demanda Barbare.

--Voila mon interrogatoire qui commence! dit le pretre avec amertume.
Tenez, monsieur, si la Republique a besoin d'une nouvelle victime, je ferai
volontiers le sacrifice de ma vie. Mais, au nom du ciel, sauvez les
personnes qui habitent cette maison! Elles me sont cheres, et c'est une
priere que je vous fais du fond du coeur! Vous parliez de ma jeunesse? Eh
bien! vous etes aussi a cet age genereux ou le pardon est doux et le
devouement facile. Epargnez mes amis. Sauvez-les, et, s'il vous faut du
sang enfin, prenez ma vie! Je me livre a vous!

Barbare devint horriblement pale.

La jalousie s'empara de tout son etre, et un frisson lui glaca le coeur.

--Vous aimez donc bien ce vieillard et cette jeune fille? dit-il d'une voix
etranglee.

--De toute mon ame!

--Ah! fit l'homme du peuple en jetant un regard etincelant sur celui qu'il
regardait deja comme un rival, vous les aimez?

--Comme on aime son pere et sa soeur.

--Pas autrement? demanda encore le patriote.

Le proscrit parut surpris de cette question; et, pour la premiere fois, il
osa regarder en face l'homme du peuple qui ne put supporter, sans se
troubler, ce coup d'oeil penetrant.

--Vous preparez votre reponse? dit Barbare, qui s'impatientait de ce long
silence et de ce penible examen. Vous ne voulez pas m'avouer que vous etes
l'amant de cette jeune fille?

--Oh! fit le pretre avec un vif sentiment d'indignation, je vous jure!...

--Que me fait votre serment? dit Barbare en haussant les epaules.

--C'est juste, reprit le proscrit. Rien ne vous force a ajouter foi a mes
paroles. Il vous faudrait une preuve materielle?

--Oui! dit Barbare avec explosion.

Il y eut, dans la maniere dont il accentua ce simple mot, tant de haine,
d'inquietude et de jalousie, que sa figure meme sembla s'eclairer du feu
interieur qui le consumait. Le pretre put lire dans son coeur et juger de
l'etat de son ame, comme on voit un ciel d'orage a la lueur d'un eclair.

Le proscrit mesura aussitot toute l'etendue du danger qui menacait le
marquis et sa fille. Mais il etait deja pret au sacrifice.

--Ecoutez! dit-il a l'homme du peuple. Je ne peux pas etre l'amant de cette
jeune fille... Il y a entre elle et moi un obstacle insurmontable.

--Lequel? demanda vivement Barbare.

--Les devoirs de mon ministere, repondit le proscrit.

En meme temps il entr'ouvrit son manteau et laissa voir les plis de sa
soutane.

--Un pretre! s'ecria Barbare avec joie.

--Vous le voyez! dit simplement le ministre de Dieu. Je vous ai fait le
maitre de ma vie. Doutez-vous encore de ma parole?

--Non, certes! dit Barbare.

Cependant il baissa la tete et ses traits s'assombrirent.

--Eh bien! demanda le proscrit, vous n'etes pas encore convaincu?

--Aux termes de la Constitution, dit Barbare, les pretres ont le droit de
se marier.

--Pauvre insense! dit le jeune pretre en souriant avec tristesse, si
j'avais reconnu l'autorite de cette loi, est-ce que je serais oblige de me
cacher?

--C'est vrai! je suis fou! s'ecria joyeusement Barbare. Vous etes un noble
coeur, citoyen! et personne, tant que je vivrai, n'osera troubler votre
solitude et menacer votre vie. Permettez-moi de vous regarder comme un ami!

--Volontiers, dit le pretre en serrant avec effusion la main que le jeune
homme lui tendait.

Apres cette etreinte cordiale, Barbare se disposa a escalader le mur.

--Ne vous exposez pas de nouveau, lui dit le pretre avec bonte, et
suivez-moi.

En meme temps, il le conduisit vers le fond du jardin, et ouvrit une petite
porte qui donnait sur la campagne.




IV

Une crise domestique.


Lorsque le patriote fut sorti, le proscrit ferma la porte a double tour et
s'arreta quelques instants comme un homme accable sous le poids de penibles
pensees.

Puis il doubla le pas, traversa rapidement le jardin, entra dans la cour,
monta l'escalier et frappa a la porte de M. de Louvigny.

--Entrez, dit une voix de jeune fille.

--Ah! pensa l'abbe avec douleur, mademoiselle Marguerite est avec son pere.

Neanmoins il entra chez le marquis. M. de Louvigny tenait sa fille sur ses
genoux. Tout en ecoutant l'innocent bavardage de Marguerite, il jonglait
avec les boucles soyeuses de ses cheveux, qu'il se plaisait a faire sauter
dans sa main.

--Eh bien! cher abbe, dit le marquis avec son aimable sourire, est-ce qu'il
faut tant de precautions pour entrer chez ses amis?

--Je vous croyais au travail et je craignais de vous deranger, repondit le
jeune pretre en faisant de grands efforts pour cacher son emotion.

--Il est neuf heures du soir, observa M. de Louvigny, et vous n'ignorez pas
que c'est a partir de ce moment que je consens a perdre mon temps.

--C'est joli ce que vous dites-la, mon pere! s'ecria Marguerite en quittant
les genoux du marquis.

--J'ai dit une sottise? demanda M. de Louvigny en remarquant la petite mine
boudeuse que faisait Marguerite.

--Je vous en fais juge, monsieur l'abbe, dit Marguerite. Tenir sa fille
dans ses bras, l'embrasser, l'ecouter causer, est-ce la perdre son temps?

--Expliquons-nous, Marguerite, reprit le marquis.

--Non. Je ne veux rien entendre, je ne veux pas etre complice de votre
paresse!

--Allons, viens ici.

--Non! je vous laisse travailler.

--Je t'en prie! dit M. de Louvigny d'une voix caressante.

--Ne me tentez pas! reprit la jeune fille, qui ne demandait qu'a repondre
aux instances paternelles.

--Je te tiens cette fois! s'ecria joyeusement le vieillard en saisissant la
jeune fille par le bas de sa robe. Viens m'embrasser.

--Vous n'obtiendrez rien par la violence, dit Marguerite en detournant la
tete.

--Je te rends la liberte, repliqua le marquis en lachant le bas de la robe
et en ouvrant les bras.

--Et voila l'usage que j'en fais, dit Marguerite en sautant au cou de son
pere. Je tiens ma vengeance, et je vais vous faire perdre toute votre
soiree!

Le pretre avait contemple cette scene avec tristesse. Il pleurait sur cette
joie qu'il savait devoir se changer en deuil, sur cette etroite communion
de deux ames qu'on allait separer.

--Eh bien! l'abbe, vous ne parlez pas? dit M. de Louvigny. Approchez donc.
Vous avez l'air de nous bouder!

L'abbe s'avanca vers le marquis et serra avec emotion la main qu'il lui
presentait.

--Vous n'etes pas deplace dans cette chambre, ajouta le marquis. Celui qui
a assiste mon fils a ses derniers moments est, a mes yeux, comme son
remplacant dans la famille. Si j'avais encore ma fortune et mes dignites,
vous seriez de toutes nos fetes. Il ne me reste plus que ma fille. Elle est
tout mon tresor, tous mes honneurs, toute ma joie! Partagez la seule
richesse qu'on m'ait laissee, en vous melant a nos entretiens et en voyant
comme nous nous aimons!... Quoi! vous pleurez?

--Pour cela non, monsieur le marquis, repondit le jeune homme.

--Ne vous en defendez pas, poursuivit M. de Louvigny. Ce que je vous dis la
n'est pas gai d'ailleurs.

--Ce n'est pas la ce qui fait pleurer monsieur l'abbe, interrompit
Marguerite, qui depuis un instant observait les efforts que faisait le
pretre pour retenir ses sanglots. Monsieur l'abbe nous cache quelque
malheur!...

--Mademoiselle Marguerite se trompe! dit le pretre en se troublant de plus
en plus.

--Ma fille a raison, au contraire, repliqua le marquis en faisant lever
Marguerite.

Il se leva a son tour et saisit vivement la main de l'abbe.

--Votre emotion m'effraie, lui dit-il a voix basse.

--Je vous assure, dit le pretre en se defendant...

--Votre main est glacee! continua le vieillard en se penchant a l'oreille
de l'abbe... Je comprends! vous n'osez pas parler devant ma fille.

Marguerite n'avait rien perdu de cette pantomime inquietante. Lorsque son
pere se retourna de son cote, ce ne fut pas sans un vif etonnement qu'elle
apercut le gai sourire qui s'epanouissait sur les levres du vieillard.

--L'abbe est un poltron, ma chere Marguerite, dit M. de Louvigny.
Rassure-toi. Ce n'est rien... Quelques affaires d'interets... une nouvelle
pauvrete qui vient se greffer sur l'ancienne! Nous allons avoir quelques
comptes a regler... Tu serais bien aimable d'aller demander a Dominique le
registre ou il note ses depenses.

--J'y vais, mon pere, dit Marguerite.

Avant de sortir, elle se retourna vers le marquis, mit un doigt sur sa
bouche et fit un signe de tete que le vieillard n'eut pas de peine a
traduire ainsi:

--J'obeis, mais je n'ignore pas qu'on me trompe!

Le marquis ferma lui-meme la porte de la chambre. Lorsqu'il se trouva seul
en face de l'abbe, tout son calme sembla l'abandonner.

--Parlez maintenant! dit-il d'une voix emue. Qu'y a-t-il?

--On s'est introduit ce soir dans le jardin.

--Un maraudeur?

--Un espion envoye par le Club.

--Nous sommes donc decouverts?

--Pas encore. Mais on croit que nous sommes des agents de Pitt.

--Si ce n'est que cela, dit le marquis en souriant, rassurez-vous, cher
abbe; nous en serons quittes pour la peur. Je me charge de rassurer ces
messieurs de la Societe populaire.

--C'est toujours un danger de paraitre devant eux.

--Sans doute. Toutefois, personne ne nous connait ici. Nous n'avons rien a
craindre.

--Pardon.

--Qui donc?

--L'homme du peuple que le Club a envoye, ce soir, en eclaireur.

--Il nous en veut donc beaucoup?

--Au contraire.

--Il est bien dispose pour nous?

--Trop bien.

--Ma foi! dit le marquis en badinant, voila le premier republicain qui nous
ait montre de la bienveillance!

--Et ce sera peut-etre celui qui vous aura fait le plus de mal! dit l'abbe
d'un air sombre.

Le marquis devint serieux.

--Expliquez-vous, dit-il avec gravite. Il y a dans vos propos une
incoherence qui ne peut se concevoir. Si cet homme n'a pas de motif de
haine contre moi, pourquoi songerait-il a me nuire?

--Il vous nuira sans le savoir, repondit l'abbe. Car il faut tout craindre
des amoureux; et cet homme aime mademoiselle Marguerite.

--Ma fille! s'ecria le marquis avec une expression de surprise et de
colere, que le pinceau serait seul capable de rendre et de fixer.

--Oui, reprit l'abbe, cet homme aime serieusement votre fille.

--Mais, dit le marquis, Marguerite ne sort jamais; elle ne se montre jamais
aux fenetres. Comment cet homme a-t-il pu la voir?

--Je ne sais. Mais je vous affirme que je ne vous dis que l'exacte verite.

--Il vous a donc ouvert son coeur?

--A peu pres. Je peux meme vous assurer qu'il est jaloux.

--Alors il faut fuir! dit le marquis avec eclat. Il faut passer en
Angleterre.

Puis, se promenant avec agitation dans la chambre:

--Moi, dit-il, qui me croyais si bien en surete dans cette petite ville!

A cet instant la porte s'ouvrit. Marguerite entra avec le vieux domestique,
qui tenait sous son bras le grand livre de depense.

--Mes amis, dit le marquis aux nouveaux venus, nous allons partir cette
nuit meme. Que chacun prepare ses malles. Demain nous faisons voile pour
l'Angleterre.

--Ah! fit Marguerite en sautant au cou de son pere, je savais bien que vous
me cachiez la verite. Un danger vous menace?

--Il faut bien te l'avouer, repondit M. de Louvigny: nous sommes denonces.

Et, s'adressant au vieux domestique qui paraissait attere:

--Voyons! Dominique, ajouta-t-il, il doit te rester encore quelque argent?

--Helas! dit le vieux serviteur, nous avons tout depense le jour de la fete
de mademoiselle. Monsieur le marquis peut verifier les comptes. Voici le
registre.

--C'est inutile, repondit M. de Louvigny en repoussant le livre que lui
presentait le domestique. Je m'en rapporte bien a toi. C'est un espoir de
moins... Voila tout!

Sans une parole de reproches, sans un geste d'impatience, sans un mouvement
de depit, le marquis s'approcha avec calme de son secretaire, dont il
ouvrit les tiroirs les uns apres les autres.

L'abbe, Marguerite et le domestique l'observaient en silence.

Le marquis fouillait scrupuleusement dans tous les coins de chaque tiroir
et comptait son argent au fur et a mesure. Lorsqu'il fut au bout de son
travail, il laissa tomber sa tete dans ses mains et demeura immobile.
Marguerite courut aupres de lui et ecarta doucement ses mains, qu'il tenait
serrees contre son visage.

--Quoi! dit-elle avec un cri douloureux, vous pleurez, mon pere?

Le marquis ne repondit rien. Il compta de nouveau son argent, le reunit en
pile, et, le montrant a l'abbe et au vieux domestique:

--Mes amis, dit-il d'une voix emue, voici toute notre fortune... Quarante
ecus!

--C'est assez pour vous sauver! lui dit Marguerite en l'enlacant dans ses
bras.

--Et toi, mon enfant? dit le vieillard en fondant en larmes.

--Moi? fit Marguerite. Je ne peux pas porter ombrage a la Republique. Je
resterai avec le bon Dominique.

--Non! c'est a toi de partir, reprit le marquis. Nous sommes habitues au
danger, nous autres hommes.

Et se tournant, les mains jointes, vers les deux temoins de cette scene:

--N'est-ce pas, l'abbe? dit-il; n'est-ce pas, Dominique?

--Oui, nous resterons avec vous, repondirent le jeune pretre et Dominique.

--Et moi aussi! dit Marguerite avec fermete; car je ne me separerai jamais
de mon pere.

A ces mots, la noble fille se jeta dans les bras du marquis, et il se fit
dans la chambre un si grand silence qu'on n'entendait guere que le bruit
des sanglots que chacun cherchait a etouffer.

Tout a coup le vieux Dominique sortit de son immobilite. Il s'essuya les
yeux du revers de la main et s'approcha respectueusement du fauteuil du
marquis. Son front avait quelque chose d'inspire, et sa physionomie
vulgaire avait le rayonnement qu'on admire dans une tete de genie.

Chacun, en effet, peut avoir ici-bas ses jours de triomphe. Quelquefois les
esprits les moins delicats trouvent l'occasion de s'elever, sur les ailes
du devouement, jusqu'a ces hauteurs sublimes ou planent les intelligences
superieures. S'il y a une couronne sur le front des poetes, il y a une
aureole sur celui des hommes simples, dont le sacrifice est sans eclat et
la mort sans gloire.

--Monsieur le marquis?... dit timidement le vieux domestique.

--Que me veux-tu, mon bon Dominique?

--Monsieur le marquis me permettra-t-il de le sauver?

--Toi?... Nous sauver?... Et comment? s'ecria M. de Louvigny, qui pensa un
instant que son domestique n'avait plus sa raison.

--Ne m'interrogez pas, monsieur le marquis! repondit Dominique. Donnez-moi
liberte pleine et entiere, et je vous sauverai peut-etre!

--Tu ne courras aucun danger? se hata de demander M. de Louvigny.

--Ne m'interrogez pas! dit encore le vieillard, mais a voix basse et de
maniere a n'etre entendu que de son maitre.

--Je comprends! repondit le marquis. Je serais seul, que je ne
t'accorderais pas l'autorisation que tu me demandes; car tu vas peut-etre
exposer ta vie.

--Ainsi, dit Dominique avec joie, vous me permettez?...

--Oui! reprit le marquis en serrant la main de son domestique avec energie.
Va! que Dieu t'accompagne! et, si je ne puis te recompenser, le ciel est
la!

--Oh! merci, monsieur le marquis, dit le vieux domestique en baisant la
main de son maitre; merci!

Il se dirigea vers la porte de la chambre.

--Je sauverai donc mademoiselle Marguerite! se disait-il en tournant la
clef dans la serrure.

Et il sortit precipitamment, pour ne pas laisser voir les larmes qui
tombaient de ses yeux.




V

Desespoir de Dominique.


Le vieux Dominique etait alle s'enfermer dans sa mansarde, ou il attendait
impatiemment le retour du soleil. Il etait en proie a une agitation
cruelle.

Enfin, le jour parut. Dominique sauta a bas du lit et traversa les
corridors avec precaution, afin de ne reveiller personne. Quand il se
trouva dans le chemin, il hata le pas pour gagner le centre de la ville.

Huit heures sonnaient au beffroi de la cathedrale, lorsqu'il arriva sur la
place de l'Hotel-de-Ville. Il s'approcha d'un mur ou l'on placardait les
affiches, et toute son attention parut se concentrer sur elles.

--C'est bon! dit-il en se frottant les mains: l'affiche y est encore! c'est
que personne ne s'est presente... J'arrive a temps!

Il entra dans l'Hotel-de-Ville et se dirigea vers la salle des
deliberations des membres du District. Comme la porte en etait fermee, il
descendit chez le concierge, ou il apprit que la seance ne serait ouverte
qu'a onze heures du matin. Il lui fallut donc, bon gre mal gre, mettre un
frein a son impatience, et il s'assit dans l'embrasure d'une fenetre en
attendant l'arrivee des patriotes qui avaient la direction des affaires de
la cite.

A cette epoque de lutte, il n'etait pas rare que la salle des deliberations
fut envahie par les freres de la Societe populaire, qui venaient y proposer
des motions et prononcer des harangues. Souvent la foule se glissait a leur
suite. C'est ainsi que le domestique reussit a s'introduire dans le lieu ou
se discutaient les interets de la ville.

Lorsque le citoyen president et les membres du District se furent assis
devant une table en demi-cercle, Dominique pensa qu'il etait temps d'agir.
Il se fit une trouee a travers les assistants. Jusque-la, sa fermete ne
l'avait pas abandonne. Mais quand il se trouva dans l'espace qui restait
vide entre l'auditoire et le conseil, il perdit toute assurance. Il eut
mieux aime affronter le feu d'un peloton que ces milliers de regards, dont
l'eclat lui causait une sorte de vertige.

--Que veut cet homme? demanda le citoyen president a l'huissier.

--Parle, dit l'huissier en s'approchant du vieillard.

--Monsieur le president, balbutia Dominique sans oser lever les yeux...

Un rire moqueur courut dans les rangs de la foule. L'huissier se sentit
pris de pitie pour ce pauvre homme qui frissonnait et lui souffla tout bas
a l'oreille:

--Dis donc: Citoyen president!

--Citoyen president, reprit Dominique en acceptant la correction qu'on lui
indiquait, j'ai une proposition a vous faire.

--A te faire, imbecile! souffla encore l'huissier.

Mais deja toute la salle riait aux eclats. Le vieux domestique etait
horriblement pale, et de grosses gouttes de sueur roulaient sur ses tempes.

--Laisse-moi l'interroger, dit le president a l'huissier.

Et, s'adressant directement au vieillard:

--Voyons! que demandes-tu, mon brave homme?

--Je demande a gagner la recompense, repondit Dominique.

--La recompense? fit le president avec surprise.

--Oui! reprit le vieux domestique: la recompense que la municipalite promet
a celui qui enlevera les croix de la cathedrale.

--Tu aurais la pretention de monter aux tours du temple de la Raison? dit
le president en riant.

--Oui, repondit simplement Dominique.

A la vue de ce petit vieillard, maigre, efflanque, qu'un souffle aurait
jete a terre, et qui voulait tenter une ascension devant laquelle les plus
audacieux avaient recule, les assistants ne garderent plus de mesure dans
leur hilarite, et ce furent des cris et des huees a couvrir la voix meme du
tonnerre.

Sur un signe du president, l'huissier s'approcha de Dominique et l'invita a
sortir. Mais le vieillard opposa une vive resistance.

--Tu persistes encore dans ton projet? lui demanda le president.

--Oui! repondit Dominique avec assurance.

--Tu es bien maitre de ta raison?

--Oui.

--Mais, reprit l'officier de l'etat civil, as-tu reflechi serieusement a
cette entreprise? Tu peux te tuer?

--Je le sais! repondit le vieillard avec un admirable sang-froid.

Sa voix etait ferme, son front rayonnait, son oeil etait etincelant.

Personne ne songea plus a rire. Le vieux domestique avait tire ce mot-la du
fond de son coeur; et la foule n'est jamais insensible a la veritable
eloquence. Cependant si Dominique avait captive l'attention du president et
des membres du District, la position nouvelle qu'il venait de se faire
n'etait pas sans danger. On voulut savoir le motif de sa determination; et
son interrogatoire commenca. A toutes les questions qui lui furent posees,
il ne sut repondre que ces seuls mots:

--Je veux sauver mon maitre!

Le president s'impatienta.

--Tonnerre! s'ecria-t-il en frappant du poing sur la table, la Republique
ne connait pas de maitres! Cet homme est fou... Qu'on le fasse sortir.

Aussitot deux huissiers s'approcherent du vieillard. Ils le prirent chacun
par un bras, et, malgre ses cris, malgre sa resistance, ils le pousserent a
la porte au milieu des vociferations et des huees de la foule.

--Je suis fou!... Ils ont dit que je suis fou! repetait le domestique en
descendant les marches du grand escalier de l'Hotel-de-Ville.

Il traversa la place presque en courant, et se jeta au hasard dans la
premiere rue qui se trouva devant lui. En ce moment, le pauvre homme
semblait donner raison a ceux qui l'avaient juge si defavorablement. Il
allait en trebuchant le long des maisons, comme un homme ivre, et
s'arretait de temps a autre pour s'ecrier, en battant l'air de ses bras:

--Plus d'espoir! Mes maitres sont perdus!... Que faire? Comment me
representer devant eux?

Alors il se mit a courir.

Il se trouva tout a coup dans la campagne; et ce fut alors qu'il songea a
regarder autour de lui. L'habitude a sur nos actions une telle puissance
que, sans premeditation aucune et comme par instinct, il etait arrive sur
la route qui conduisait a la maison du marquis. Des massifs d'arbres verts
la lui cachaient en partie, mais il en apercevait encore le toit, dont les
ardoises brillaient comme un miroir au soleil. Une legere fumee montait en
serpentant au-dessus de la cheminee, comme pour lui rappeler qu'il etait
temps de rentrer, afin de couvrir le feu et de menager le bois _de ses
maitres_.

Le vieillard laissa tomber sa tete dans ses mains, et, pour la premiere
fois depuis sa sortie de l'Hotel-de-Ville, il pleura amerement.

--Non! dit-il en s'armant d'une resolution soudaine, non! je ne rentrerai
pas dans cette maison, d'ou je suis sorti avec des paroles d'esperance et
ou je ne rapporterais que des nouvelles de mort!

Et se frappant le front, comme pour y reveiller la memoire:

--Monsieur le marquis n'a-t-il pas dit qu'il lui restait encore quarante
ecus?... Oui! je me le rappelle maintenant... Eh bien! avec cela ils
peuvent se sauver tous les trois... et qui sait ce que prepare l'avenir? Si
je retournais a la maison, M. le marquis voudrait me garder aupres de
lui... Il ne faut pas de bouche inutile... Je ne rentrerai pas!

A ces mots, l'heroique serviteur s'enfonca dans un petit chemin ombrage qui
conduisait aux prairies voisines. A mesure qu'il avancait, il entendait
plus distinctement le bruit de la riviere qui tombait avec fracas du haut
d'un deversoir. Au bout de quelques minutes, il arriva au bord de l'eau.

Le courant etait rapide et charriait des flots d'ecume.

Le vieillard suivit le bord de la riviere et s'eloigna de cette scene
tumultueuse, comme s'il eut voulu chercher des eaux plus calmes. Lorsqu'il
se crut a une assez grande distance de la ville, il s'arreta dans un site
sauvage et s'agenouilla pres d'un saule, au pied duquel la riviere s'etait
creuse un bassin paisible et profond. Il pria longtemps avec ferveur, se
redressa lentement, et, levant les yeux au ciel:

--Mon Dieu, dit-il, pardonnez-moi!

Il s'elanca.

Au meme instant, deux bras vigoureux l'envelopperent comme dans un cercle
de fer.

Le vieillard poussa un cri et tomba sans connaissance sur le gazon.
Lorsqu'il revint a lui, il apercut, a genoux a ses cotes, un jeune homme
qui lui jetait de l'eau sur le visage.

--Ah! monsieur, s'ecria Dominique avec douleur, pourquoi m'avez-vous
arrete? Je n'aurai peut-etre pas une seconde fois le courage d'en finir
avec la vie!

--Il ne faut plus songer a mourir, dit le jeune homme en aidant au vieux
domestique a se relever.

--Mais je suis abandonne de tout le monde! s'ecria Dominique d'un air
desespere.

--Vous voyez bien qu'il vous reste encore des amis, puisque je vous ai
empeche de vous noyer.

--Je ne vous connais pas! fit naivement Dominique.

--Pardon. Si vous avez oublie mes traits, vous reconnaitrez du moins cet
objet.

Le jeune homme mit une petite croix sous les yeux du domestique.

--La croix de Marguerite! s'ecria le vieillard avec joie.

--Oui, la croix de votre fille que vous alliez follement laisser sans
protecteur.

--Ma fille? repeta Dominique comme s'il sortait d'un reve... Ah! je me
rappelle tout maintenant... C'est vous qui nous avez proteges contre la
fureur du peuple? vous qui nous avez prudemment conseille de prendre la
fuite?

--C'est cela meme, repondit Barbare.

--Soyez beni, monsieur! s'ecria le domestique avec une profonde emotion.

Puis il ajouta tristement:

--Vous m'avez sauve deux fois la vie. Je voudrais pouvoir vous recompenser
comme vous le meritez; mais, helas! je suis sans ressources.

--Les dettes du coeur se payent avec le coeur, dit Barbare avec fierte.

--Vous nous aimez donc bien? demanda Dominique.

--Moi! s'ecria le jeune homme avec enthousiasme... Je n'ai vu mademoiselle
Marguerite qu'une seule fois, et, ce jour-la, j'ai risque ma vie pour
elle... Eh bien! si le plaisir de la revoir devait m'exposer au meme peril,
je n'hesiterais pas a braver de nouveau la mort.

--Oh! pensa Dominique, le jeune homme est amoureux de ma petite maitresse!

Enchante de sa penetration, le bon domestique resolut d'employer le
devouement de Barbare au service de ses maitres. Pour y arriver, il lui
sembla prudent de l'entretenir dans son erreur et de se faire passer a ses
yeux pour le pere de Marguerite.

--Ma fille et moi nous sommes reduits a la plus profonde misere, dit-il en
baissant la tete.

--Je l'avais deja devine, reprit Barbare. J'assistais a la seance du
conseil et j'ai tout compris: votre detresse et votre admirable
devouement... Allez embrasser et rassurer votre fille. Dans quelques jours
je vous porterai l'argent dont vous avez besoin.

--Est-ce que vraiment vous pourriez nous preter?...

--Que la foudre me frappe! interrompit Barbare, si, dans quatre jours, je
ne vous apporte pas cinq cents livres.

Dominique s'attendait si peu a une telle reussite qu'il ne trouva pas une
seule parole de remerciement a adresser au jeune homme. Il se mit a pleurer
comme un enfant.

--Je ne sais quoi vous dire, s'ecria-t-il... mais laissez-moi vous
embrasser!

Et il sauta au cou du jeune homme.

Quelques instants apres, Dominique reprenait, en s'appuyant sur le bras de
son sauveur, le chemin qu'il avait suivi pour courir a la mort; et ses
idees alors etaient gaies comme les fauvettes qui sautaient en chantant
dans les branches.

Lorsqu'on fut arrive sur la grande route, Barbare prit conge du vieux
domestique.

--Dans quatre jours, dit-il, trouvez-vous a huit heures du soir a la porte
de votre jardin, et je vous remettrai la somme que je vous ai promise.

--Oui, repondit Dominique. Que Dieu vous benisse, comme je vous benis
moi-meme!

A ces mots, ils se separerent.




VI

Le Pont de cordes.


Lorsque Barbare eut perdu de vue l'homme auquel il avait sauve deux fois la
vie, il se mit a courir a toutes jambes. Il traversa rapidement une partie
de la ville, et, comme le courrier qui vint annoncer aux Atheniens la
victoire de Marathon, il entra, tout pale et tout couvert de sueur, dans la
salle des deliberations du conseil.

On allait lever la seance.

Mais, a l'arrivee de Barbare, la foule se rangea respectueusement devant
lui, et le jeune homme put se presenter assez a temps pour qu'on lui donnat
audience.

--Citoyens, dit-il, en s'adressant aux conseillers, voila trois jours que
vous avez promis une recompense a celui qui enleverait les croix qui
dominent les tours du temple de la Raison, et personne, si ce n'est un
vieillard infirme, personne n'a repondu a votre appel! C'est une honte pour
votre ville, et je demande pour moi le perilleux honneur d'arracher ces
emblemes de reprobation.

Les applaudissements eclaterent de tous les points de la salle, et la
proposition de Barbare fut accueillie avec enthousiasme.

Le jeune homme fit alors ses conditions. Il fut convenu que la ville lui
fournirait tous les instruments necessaires pour mener a bonne fin son
entreprise, et qu'on lui donnerait cinq cents livres pour chaque
expedition.

L'enlevement de la croix, qui couronnait la tour centrale de l'eglise, ne
presentait pas de grandes difficultes; Barbare l'accomplit des le lendemain
sans encombre. Il n'en etait pas de meme des deux tours qui se dressaient,
en pyramides gigantesques, des deux cotes du portail principal de la
cathedrale. L'une d'elles etait alors inaccessible, et celle qui regarde le
Nord etait a peine suffisamment garnie de crampons de fer pour en permettre
impunement l'escalade. Mais Barbare etait doue d'une agilite merveilleuse
et d'un sang-froid a toute epreuve. D'ailleurs son amour lui faisait voir
au-dela du danger. Il porta des planches, une a une, jusqu'au sommet de la
tour septentrionale et les attacha solidement entre elles au pied de la
croix. Ce travail vertigineux lui demanda deux jours, et l'on devine
aisement avec quelle avidite la foule suivait, d'en bas, les moindres
mouvements de cet etrange aeronaute.

Le lendemain, de grand matin, la nouvelle se repandit dans la ville que
Barbare allait operer son ascension definitive. Quoique la fureur des paris
ne fut pas encore importee d'Angleterre, grand nombre de gens avaient
engage de gros enjeux pour ou contre le succes de cette audacieuse
entreprise. Les uns avaient pleine confiance dans la souplesse etonnante
dont Barbare avait deja fait preuve; les autres calculaient toutes les
chances qu'ils avaient de le voir tomber du haut des tours.

Tandis que ces honnetes industriels posaient mentalement leurs chiffres et
faisaient leur charitable probleme, des rues voisines, la foule se
repandait a flots tumultueux sur la place ou se dresse le portail de la
cathedrale. On ne savait pas au juste a quelle heure la representation
devait commencer. Mais l'important etait de ne pas manquer de place; et
chacun s'etait muni de tout ce qu'il faut pour tromper les ennuis de
l'attente ou satisfaire l'aiguillon de la faim.

Tout a coup une grande rumeur se fit dans la multitude. Toutes les tetes se
dresserent, et chacun se haussa sur la pointe des pieds pour voir le heros
de la fete. Mais la curiosite publique fut trompee. Au lieu de l'audacieux
gymnaste qu'on attendait, on n'apercut qu'un petit vieillard qui se
debattait entre deux soldats.

--Je veux lui parler! disait-il avec des larmes dans les yeux. Au nom du
ciel, laissez-moi lui parler!

--Il n'est plus temps! repondit l'un des soldats.

--Lachez-moi! disait le vieillard en essayant de prendre la fuite. Il me
reconnaitra bien moi... il ne refusera pas de me voir!

Malgre ses prieres, les deux soldats l'entrainerent, le conduisirent contre
une des maisons de la place et l'y garderent a vue.

--C'est horrible cela! s'ecriait le vieillard en pleurant de rage... Il va
se tuer!... Je ne permettrai pas qu'il monte aux tours!

Il y eut des murmures dans les groupes voisins.

--Le pauvre homme! disait-on.

--Le connaissez-vous?

--Non.

--C'est le pere, sans doute.

--Je le plains de tout mon coeur!

--Songez donc... si son fils allait se tuer!

--Cela fait fremir, rien que d'y penser!

--Je voudrais bien n'etre pas venu!

--Ah! tenez!... tenez!

--Le voila!... le voila!

Une immense clameur fit resonner les fenetres des maisons et les vitraux du
portail. La foule respira bruyamment, comme un monstre gigantesque. Puis un
silence de mort plana au-dessus de toutes les tetes, et l'on n'entendit
plus que les sanglots et les hoquets du petit vieillard.

Barbare venait de paraitre.

Il etait sorti en rampant de la trappe qui s'ouvrait, a une hauteur de cent
pieds environ, dans la tour septentrionale. Des cordes de toute dimension
s'enroulaient autour de son cou, comme les anneaux d'un serpent. Il saisit
un crampon de fer a la base de la pyramide, et, sur de son point d'appui,
il se decida a sortir tout entier de la trappe. Alors il monta legerement
d'un crampon a l'autre, sans plus d'effort apparent que s'il eut pose les
pieds sur une echelle ordinaire. Dix minutes apres, il etait installe sur
son echafaudage, au pied de la croix, et chantait un refrain de la
_Marseillaise_.

Des applaudissements partirent d'en bas, et la foule reprit en choeur
l'hymne patriotique.

--Allons! se dit Barbare en sentant trembler les planches sous ses pieds,
il est temps de se hater. Voila le vent qui fraichit. Dans une heure
peut-etre, la place ne sera plus tenable.

Il deroula les cordes qu'il avait apportees et attacha, a chacune de leurs
extremites, une grosse balle de plomb.

Le peuple suivait ses moindres mouvements avec anxiete. Comme la manoeuvre
de Barbare durait longtemps, et que d'ailleurs il leur etait impossible
d'en juger les progres, ni meme d'en deviner l'utilite, les spectateurs
s'impatienterent.

--Il hesite! disaient les uns.

--Il a peur! ajoutaient les autres.

Les murmures grandirent, s'eleverent et monterent jusqu'a l'audacieux
gymnaste.

--Ah! dit Barbare, en regardant avec un sourire toutes ces tetes qui
brillaient en bas comme des tetes d'epingles sur une pelote, il parait que
je me fais attendre!

Cependant son travail touchait a sa fin. D'une main il retint l'extremite
d'une des cordes; de l'autre, il saisit une des balles de plomb qu'il lanca
devant lui avec une adresse si merveilleuse qu'elle fit plusieurs fois le
tour de la croix, qui couronnait la pyramide meridionale. Barbare roidit la
corde, pour s'assurer qu'elle etait solidement enroulee au sommet de la
tour qu'il avait en face de lui.

Les dix mille spectateurs qu'il avait sous les pieds retenaient leur
respiration. Personne ne songeait a murmurer.

--Ils se taisent maintenant! se dit Barbare... Ils ont donc compris!

Alors il lanca une nouvelle balle de plomb. Quand il en eut envoye ainsi
une trentaine, il tressa les cordes et les attacha fortement au bas de la
croix qui soutenait son echafaudage.

Avant de s'engager sur son pont aerien, il jeta un regard plein de
melancolie sur les riches campagnes qui s'etendaient a perte de vue autour
de lui, et des larmes s'echapperent de ses yeux; car la nature ne se montre
jamais avec plus d'attraits que lorsqu'on est expose a mourir.

       *       *       *       *       *

Cependant le jeune homme chassa bien vite ces tristes pensees. D'ailleurs,
la foule murmurait de nouveau.

Barbare leva les yeux au ciel. Apres avoir contemple cette voute d'azur qui
s'arrondissait a l'infini au-dessus et autour de lui:

--Ma mere, dit-il, respectait ce signe que je vais arracher... Mais ne
sert-il pas de ralliement aux ennemis de la Revolution?

Tout en parlant de la sorte, il tira de son sein la petite croix de
Marguerite. Il la tint longtemps, avec amour, sur ses levres; puis il la
remit religieusement sur son coeur.

Quelques minutes apres, Barbare etait suspendu par les mains, a deux cents
pieds au-dessus du sol.

Un cri d'effroi s'echappa de toutes les poitrines. Les femmes se couvrirent
les yeux.

Barbare avancait toujours, en s'aidant des pieds et des mains. Il etait
deja arrive au milieu de sa course, lorsqu'il sentit la corde flechir
insensiblement sous son poids. Il lui sembla meme que la tour meridionale
se penchait et s'avancait rapidement sur lui; et ce n'etait pas l'effet de
la peur, car le sommet de la pyramide s'ecroulait!

Barbare apercut les pierres qui se detachaient. Il les entendit se heurter,
en roulant le long de la tour. Il se raidit, serra convulsivement la corde
et s'ecria par deux fois, en se sentant lance dans le vide:

--Marguerite! Marguerite!

Tous les spectateurs avaient instinctivement detourne la tete ou ferme les
yeux.

Lorsque les plus intrepides, ou les plus curieux, oserent regarder, un cri
de surprise et d'admiration sortit de toutes les bouches.

Barbare, toujours cramponne a sa corde, se balancait dans l'air, comme la
boule d'un pendule immense. Doue d'une energie merveilleuse et d'un
sang-froid sans borne, le jeune homme avait eu la presence d'esprit de
tourner les pieds dans la direction de la tour septentrionale, contre
laquelle, sans cette precaution, il eut ete infailliblement ecrase. Le
premier choc fut terrible, et Barbare fut renvoye violemment en arriere.
Mais, peu a peu, les oscillations de la corde s'apaiserent, et elle
s'arreta contre les parois de la pyramide[1].

    [Note 1: Tous les details de l'ascension de Barbare sont
    historiques. Je les tiens de la bouche meme d'un contemporain, qui
    fut temoin de cette heroique imprudence.

    (_Note de l'auteur._)]

Barbare etait encore suspendu par les mains. Il demeura ainsi quelque temps
pour reprendre haleine; puis on le vit remonter le long de la corde, gagner
son echafaudage et s'y reposer un instant. Il se releva, et, saluant les
spectateurs de la main:

--Barbare n'est pas mort! s'ecria-t-il. Vive la Republique!

Alors il redescendit a l'aide des crampons de fer et disparut par la
trappe, d'ou il etait sorti deux heures auparavant.

La foule avait suivi avec trop d'interet toutes les peripeties de ce drame
pour s'occuper du petit vieillard, dont l'arrestation avait ete en quelque
sorte le prologue du spectacle. Mais, lorsque le danger fut passe, les
groupes les plus rapproches commencerent a reporter sur lui toute leur
attention.

--Il ne bouge pas plus qu'une statue!

--On croirait meme qu'il est mort!

--Le pauvre homme!

--Si c'est le pere, ca se comprend!

On s'approcha du vieillard, et les deux soldats, qui avaient eu le temps de
l'oublier pendant l'expedition de Barbare, songerent a le conduire en lieu
sur.

--Allons! reveillez-vous, bonhomme, lui dirent-ils. Il faut nous suivre.

Mais le prisonnier ne donnait pas signe de vie.

Un des assistants s'approcha de lui et lui cria a l'oreille:

--Consolez-vous, brave homme. Votre fils est sauve!

--Il est sauve! s'ecria le vieillard, en sortant de sa stupeur.

Il se releva en repetant plusieurs fois ce mot qui l'avait ranime, et il
demanda a etre conduit pres de Barbare. Les soldats lui repondirent par un
refus et voulurent l'entrainer au poste voisin. Mais la foule prit fait et
cause pour lui. Elle repoussa ses deux gardes et lui fit une escorte
jusqu'a l'entree de l'eglise.

Au meme instant, Barbare essayait, en s'echappant par une des portes
laterales, de se derober aux acclamations de la multitude. Mais il fut
reconnu, et son nom retentit de tous cotes, au milieu des applaudissements.

Le vieillard l'apercut et s'avanca a sa rencontre.

A la vue de Dominique, le jeune homme poussa un cri de surprise et fendit
les flots serres des spectateurs, pour se rapprocher de celui qu'il
regardait comme le pere de Marguerite.

--C'est le ciel qui vous envoie! dit-il au vieillard en se jetant dans ses
bras.

Les deux hommes s'embrasserent avec effusion.

--C'est son pere! s'ecrierent plusieurs assistants.

A ces mots, la foule se recula discretement, attendant, pour le porter en
triomphe, que son heros eut d'abord obei aux elans naturels de son coeur.

--Quoi! demanda Barbare, lorsqu'il eut retrouve la parole, vous avez tout
vu?

--Tout! repondit Dominique d'une voix tremblante, et j'en fremis encore!...
S'il vous etait arrive malheur, je ne m'en serais jamais console... car je
venais vous prier de ne pas risquer votre vie, et je ne me suis pas assez
hate...

--Est-ce que?...

--Ne me questionnez pas! dit le vieux domestique. Puisque vous avez echappe
au danger, ma conscience est en repos. Ne me demandez rien de plus... Il
faut que je vous quitte. Prenez cette lettre, et jurez-moi de ne l'ouvrir
que dans deux heures.

--Je le jure! dit Barbare en saisissant le billet... Mais, je ne vous le
cacherai pas, ce que vous faites-la me trouble profondement. Je suis plus
emu qu'au moment ou je me suis senti rouler dans le vide!... Ne me
cachez-vous point quelque malheur?

--Ne me questionnez pas, repeta Dominique en detournant la tete, et
laissez-moi partir.

Il serra une derniere fois la main du jeune homme, et il se perdit dans la
foule sans oser regarder derriere lui.

--Sa main etait couverte d'une sueur froide! se dit Barbare en le suivant
des yeux. Mon Dieu! que s'est-il donc passe?

Cependant la foule ne le laissa pas longtemps aux prises avec cette cruelle
incertitude. Le triomphe etait pret!

Lorsque Barbare put echapper a ses admirateurs, il se hata de sortir de la
ville et se dirigea, en attendant que le delai fatal fut expire, vers la
maison isolee qui renfermait toutes ses esperances. Tout a coup il s'arreta
au milieu de la route. Quatre heures venaient de sonner au beffroi du
temple de la Raison. C'etait le signal!

Barbare brisa fievreusement le cachet de la lettre.

Et il lut ce qui suit:

    "Monsieur,

    "Mon bon Dominique, un serviteur dans lequel j'ai la plus grande
    confiance, m'a dit ce que vous vouliez faire pour nous. Je ne
    trouve pas de mots pour vous exprimer ma reconnaissance. Secourir
    des proscrits, par cette seule raison qu'on les sait malheureux,
    voila une pensee admirable, un devouement qui ne peut partir que
    d'un grand coeur! Pardonnez-moi, si je viens vous supplier
    aujourd'hui de ne rien tenter pour nous. Grace a Dieu! nous avons
    recu un secours inespere! Un des amis de mon pere lui a envoye la
    somme dont nous avions besoin pour passer a l'etranger. Je sais
    qu'il n'est pas de plus grand supplice, pour une ame genereuse, que
    de perdre une occasion de se devouer. Aussi je vous prie encore de
    me pardonner! S'il est possible de trouver une compensation au mal
    que je vais vous faire, gardez la petite croix que vous avez
    ramassee a mes pieds. Un orfevre en ferait peu de cas peut-etre;
    mais, a mes yeux, elle a une valeur inestimable, car elle me fut
    donnee par mon frere.

    "MARGUERITE DE LOUVIGNY."

Barbare lut cette lettre tout d'un trait, comme un homme decide a mourir
boit avidement le poison qui doit abreger ses tourments. Il porta
instinctivement la main a son coeur, poussa un cri et leva les yeux au
ciel, comme pour se plaindre a lui de ses angoisses.

Cependant le jeune homme eut encore une lueur d'esperance. Il courut vers
la maison ou demeurait Marguerite. Il ecouta a la porte. Comme il
n'entendait aucun bruit, il s'approcha du mur du jardin qu'il franchit sans
peine, sauta par dessus les plates-bandes, entra dans la cour, monta
l'escalier et parcourut toutes les chambres, dont on avait laisse les
portes toutes grandes ouvertes.

--Ah! fit-il en tombant sur un fauteuil, j'etais fou d'esperer encore!...
Ils sont partis!... Je ne reverrai plus Marguerite!

Alors il laissa tomber sa tete dans ses mains et pleura jusqu'au soir.

       *       *       *       *       *

Huit mois plus tard, pendant cette merveilleuse campagne qui permit a
quatre armees de la Republique de se donner la main depuis Bale jusqu'a la
mer, en suivant la ligne du Rhin, et qui se termina par la conquete
inesperee de la Hollande, l'armee de la Moselle, attaquee a l'improviste
par les Prussiens, perdit quatre mille hommes pres du village de
Kayserslautern.

Le soir de ce combat desastreux, lorsque les soldats republicains se mirent
en devoir d'enterrer leurs morts, deux d'entre eux furent tres-etonnes, en
depouillant un de leurs freres d'armes, de trouver sur sa poitrine une
petite croix en or.

Il leur parut si etrange qu'un soldat de la Republique gardat sur lui un
pareil signe, qu'ils en firent part a leurs chefs. Une enquete fut ouverte,
et, toute verification faite, il fut constate que le mort s'appelait
Fournier, mais qu'il etait plus connu dans son regiment sous le nom de
guerre de Barbare.

       *       *       *       *       *






MICHEL CABIEU




I


Dans la nuit du 12 au 13 juillet, peu de temps avant la signature du traite
de Paris qui mit fin a la guerre de sept ans, une escadre anglaise, en
croisiere dans la Manche, debarqua trois detachements d'environ cinquante
hommes chacun a l'embouchure de la riviere d'Orne. Ces troupes avaient
l'ordre d'enclouer les pieces des batteries de Sallenelles, d'Ouistreham et
de Colleville. Si l'expedition reussissait, l'ennemi brulait, le lendemain,
les bateaux mouilles dans la riviere, remontait l'Orne jusqu'a Caen,
assiegeait la ville et s'ouvrait un chemin a travers la Normandie.

L'audace d'un homme de coeur fit echouer le projet des Anglais et sauva le
pays.

Voici le fait dans toute sa grandeur, dans toute sa simplicite.

A cette epoque, Michel Cabieu, sergent garde-cote, habitait une petite
maison situee a l'extremite nord d'Ouistreham. Dans son isolement, cette
maison ressemblait a une sentinelle avancee qui aurait eu pour consigne de
preserver le village de toute surprise nocturne. Ses fenetres s'ouvraient
sur les dunes et sur la mer. En plein jour, pas un homme ne passait sur le
sable, pas une voile ne se montrait a l'horizon, sans qu'on les apercut de
l'interieur de la chaumiere.

Mais l'ennemi avait bien choisi son temps. La nuit etait profonde. Il n'y
avait plus de lumieres dans le village. Les Anglais laisserent quelques
hommes pour garder les barques et se diviserent en deux troupes, dont l'une
se dirigea vers Colleville, tandis que l'autre se disposa a remonter les
bords de la riviere d'Orne.

Ce soir-la, Michel Cabieu s'etait couche de bonne heure. Il dormait de ce
lourd sommeil que connaissent seuls les soldats preposes a la garde des
cotes et obliges de passer deux nuits sur trois. A ses cotes, sa femme
luttait contre le sommeil. Elle savait son enfant souffrant et ne pouvait
se decider a prendre du repos. De temps en temps elle se soulevait sur un
coude et se penchait sur le lit du petit malade pour ecouter sa
respiration. L'enfant ne se plaignait pas; son souffle etait egal et pur,
et la mere allait peut-etre fermer les yeux, lorsqu'elle entendit tout a
coup un grognement, qui fut suivi d'un bruit sourd contre la porte
exterieure de la maison.

--Maudit chien! murmura-t-elle. Il va reveiller mon petit Jean.

Des hurlements aigus se melaient deja a la basse ronflante du dogue en
mauvaise humeur. Il y avait dans la voix de l'animal de la colere et de
l'inquietude. Encore quelques minutes, et il etait facile de deviner qu'il
allait jeter bruyamment le cri d'alarme.

La mere n'hesita pas; elle sauta a bas du lit, ouvrit doucement la fenetre
et appela le trop zele defenseur a quatre pattes.

--Ici, Pitt! ici! dit la femme du garde en allongeant la main pour caresser
le dogue.

Le chien reconnut la voix de sa maitresse et s'approcha. C'etait un de ces
terriers ennemis implacables des rats, et qui ne se font pardonner leur
physionomie desagreable que pour les services qu'ils rendent dans les
menages. Il avait appartenu autrefois au fameux corsaire Thurot, qui
l'avait trouve a bord d'un navire anglais auquel il avait donne la chasse.
En changeant de maitre, il avait change de nom. On l'appelait Pitt, en
haine du ministre anglais qui avait fait le plus de mal a la marine
francaise.

--Paix! monsieur Pitt! paix! repetait la femme de Cabieu en frappant
amicalement sur la tete du chien.

Mais celui-ci, comme son illustre homonyme, ne revait que la guerre. Il
n'etait pas brave cependant, car il s'etait blotti, en tremblant, contre le
bas de la fenetre. Mais, comme les peureux qui se sentent appuyes, il eleva
la voix, allongea le cou dans la direction de la mer et fit entendre un
grognement menacant.

--Il faut pourtant qu'il y ait quelque chose, pensa la mere.

Elle se pencha et regarda dans la nuit. Mais elle ne put rien apercevoir
sur les dunes. A peine distinguait-on, sur ce fond obscur, l'ombre plus
noire des buissons de tamaris agites par le vent. Au-dessus des dunes, une
bande moins sombre laissait deviner le ciel. La femme de Cabieu crut meme
apercevoir une etoile. Puis l'astre se dedoubla. Les deux lumieres
s'ecarterent et se rapprocherent, pour se rejoindre encore.

--Ce ne sont pas des etoiles! se dit la mere avec epouvante. Ce sont des
feux de l'escadre anglaise. Ils nous preparent quelque mechant tour.

Tandis qu'elle faisait ces reflexions, le chien se mit a aboyer avec
fureur.

La femme du garde regarda de nouveau devant elle. Il lui sembla voir remuer
quelque chose sur le haut de la dune.

--C'est l'ennemi! dit-elle en palissant.

Elle courut aupres du lit et reveilla son mari.

--Michel! Michel! cria-t-elle d'une voix tremblante, les Anglais!

--Les Anglais! repeta le sergent en ecartant brusquement les couvertures.
Tu as le cauchemar!

--Non. Ils sont debarques. Je les ai vus. Ils vont venir. Nous sommes
perdus!

--Nous le verrons bien! dit Cabieu en sautant dans la chambre.

Il chercha ses vetements dans l'obscurite et s'habilla a la hate. Le chien
ne cessait d'aboyer.

--Diable! diable! fit le garde-cote en riant, ils ne doivent pas etre loin.
M. Pitt reconnait ses compatriotes. Depuis qu'il est naturalise Francais,
il aime les Anglais autant que nous.

--Peux-tu plaisanter dans un pareil moment, Michel! dit la femme du
sergent.

En meme temps elle battait le briquet. Une gerbe d'etincelles brilla dans
l'ombre.

--N'allume pas la lampe! dit vivement le garde-cote; tu nous ferais
massacrer. Si les Anglais s'apercoivent que nous veillons, ils entoureront
la maison et nous egorgeront sans bruler une amorce.

--Que faire? dit la femme avec desespoir.

--Nous taire, ecouter et observer.

--Le chien va nous trahir.

--Je me charge de museler M. Pitt.

A ces mots, le sergent entre-bailla la porte et attira le dogue dans la
maison; puis il alla se mettre en observation derriere la haie de son
jardin.

La mere etait restee aupres du berceau. L'enfant dormait paisiblement et
revait sans doute aux jeux qu'il allait reprendre a son reveil. Il ne se
doutait pas du danger qui le menacait. Il songeait encore moins aux
angoisses de celle qui veillait a ses cotes, prete a sacrifier sa vie pour
le defendre.

Cabieu ne revenait pas. Sa femme s'inquieta; les minutes lui paraissaient
des siecles. Elle voulut avoir des nouvelles et sortit en refermant
doucement la porte derriere elle. A l'autre bout du jardin elle rencontra
son mari.

--Eh bien? lui dit-elle.

--Ils sont plus nombreux que je ne le pensais. Vois!

La femme regarda entre les branches que son mari ecartait.

--Ils s'eloignent! dit-elle avec joie.

--Il n'y a pas la de quoi se rejouir, murmura Cabieu.

--Pourquoi donc? Nous en voila debarrasses.

--C'est un mauvais sentiment cela, Madeleine! Il faut penser aux autres, et
je suis loin d'etre rassure. Je devine maintenant l'intention des Anglais.
Ils vont essayer de surprendre la garde des batteries d'Ouistreham.
Heureusement qu'en route ils rencontreront une sentinelle avancee qui peut
donner l'alarme. Si cet homme-la fait son devoir, nos artilleurs sont
sauves.

Cabieu se tut un instant pour ecouter.

--Ventrebleu! s'ecria-t-il avec colere.

--Qu'y a-t-il? demanda Madeleine.

--Quoi! tu n'as pas entendu?

--J'ai entendu comme un gemissement.

--Oui, et la chute d'un corps. Ils ont poignarde la sentinelle. Ce
gredin-la dormait. Tant pis pour lui! Je m'en soucie peu... Mais ce sont
ces gueux d'habits rouges qui n'ont plus personne pour les arreter!... Ils
tueront les artilleurs endormis, ils encloueront les pieces!... Comment
faire? comment faire?... Ah!...

Cabieu cessa de se desesperer. Il avait trouve une idee et, sans prendre le
temps de la communiquer a sa femme, il s'elanca vers la maison.

Madeleine connaissait l'intrepidite de son mari. Elle le savait capable de
tenter les entreprises les plus desesperees. Elle resolut de le retenir a
la maison et traversa le jardin en courant. Elle trouva le sergent occupe a
remplir ses poches de cartouches.

--Michel, dit-elle, en enlacant ses bras autour du cou de son mari, tu n'as
pas l'idee d'aller tout seul a la rencontre des Anglais?

--Pardon.

--Mais, malheureux, tu t'exposes a une mort certaine.

--Probable.

--Tu n'as donc pas pitie de moi?

--J'en aurais pitie si tu avais un mari assez lache pour manquer a son
devoir.

--Pourquoi tenter l'impossible? Les Anglais arriveront avant toi.

--Je connais mieux le pays qu'eux; et je compte bien prendre le chemin le
plus court.

--Et si tu les rencontres en route?

--J'ai mon fusil; il avertira nos artilleurs.

--Tu te feras tuer, voila tout! Les Anglais se vengeront sur toi de leur
echec... Oh! je n'aurais pas du te reveiller!

Madeleine se lamentait, suppliait. Cabieu continuait ses preparatifs et
repondait aux objections de sa femme par des plaisanteries dites avec
fermete, ou par des mots serieux prononces en souriant. En meme temps il
reflechissait et combinait son plan. Tout a coup il eclata de rire. Une
idee etrange venait de surgir dans son esprit. Il entra dans un cabinet et
reparut avec un tambour, qu'il jeta sur son epaule.

--Si la farce reussit, dit-il en mettant sa carabine sous son bras, on
n'aura jamais joue un si joli tour a nos amis les Anglais!

Il se pencha sur le berceau et embrassa l'enfant qui dormait. Quand il se
releva, ses yeux etaient humides. Madeleine s'apercut de son emotion. Elle
essaya d'en profiter pour le faire renoncer a son projet.

--Michel, dit-elle en se placant entre la porte et son mari, tu n'auras pas
le coeur de nous abandonner, moi et ton enfant! Nous sommes sans defense!

--L'ennemi ne pense pas a vous. Vous n'avez rien a craindre.

--Si tu pars, Michel, je suis sure que je ne te reverrai plus. J'en ai le
pressentiment!

--N'essaie pas de m'attendrir, Madeleine. Je ne changerai pas de
resolution. Allons! dis-moi adieu. Nous avons deja perdu trop de temps.

La jeune femme fondit en larmes et se jeta dans les bras de son mari.

--Reste! lui dit-elle d'une voix brisee.

--Tu veux donc me deshonorer? dit Cabieu avec severite.

--Non, tu ne seras pas deshonore. On ne saura pas que je t'ai reveille dans
la nuit. On croira que tu dormais. On ne te fera pas de reproches.

--Et ma conscience? dit le garde-cote. Allons! Madeleine, embrasse-moi et
laisse-moi partir.

Il serra sa femme contre son coeur, la poussa doucement de cote et ouvrit
la porte.

--Et ton fils! s'ecria Madeleine en cherchant a retenir son mari avec cette
derniere priere. Il est si jeune. Si tu ne reviens pas, il n'aura pas connu
son pere.

--Tu lui diras plus tard pourquoi je ne suis pas revenu; et il apprendra a
me connaitre, s'il a du coeur... Adieu, Madeleine, adieu!

Et l'on n'entendit plus dans la nuit que les sanglots de la femme et le
bruit des pas de Cabieu qui s'eloignait.




II


A quelque distance de sa maison, Cabieu sauta dans le creux d'un fosse qui
separait les dunes de la campagne. Il esperait ainsi echapper aux regards
de l'ennemi. Apres avoir couru quelques minutes, il arriva au bord d'un
chemin qui conduisait a la mer. Tout a coup un homme se presenta devant
lui. Le sergent epaula sa carabine et coucha en joue l'inconnu.

--Arrete! lui cria-t-il, ou tu es mort!

L'homme s'arreta au milieu de la route, et Cabieu marcha a sa rencontre.

--Il parait, mon drole, lui dit le garde-cote, que tu comprends bien le
francais?

--Aussi bien que vous le parlez, repondit l'etranger sans le moindre
accent; et c'est pour cela que j'ai cru devoir vous obeir. J'ai devine que
j'avais affaire a un ami.

--Tu es donc un de mes compatriotes?

--Mieux que cela, un de tes parents. Je t'ai reconnu a la voix. Si tu es
moins habile ou plus defiant que moi, approche et regarde. Je suis sans
armes.

Le sergent examina l'homme de plus pres.

--C'est toi, Baptiste! s'ecria-t-il avec joie.

--Oui, c'est moi, ton frere!

--On m'avait assure que l'ennemi t'avait fait prisonnier.

--On ne t'avait pas trompe. Avant-hier, dans une descente qu'ils ont faite
sur la cote de Colleville, les Anglais ont enleve quatre garde-cotes, ton
serviteur et un autre soldat du regiment de Forez.

--Comment te trouves-tu ici?

--Par cette raison bien simple qu'il y a deux jours, j'etais fait
prisonnier, et qu'aujourd'hui je suis libre.

--Ce n'est pas le moment de plaisanter. L'ennemi est a deux pas de nous.

--Je le sais. Ecoute-moi, et fais ton profit de ce que je vais te dire. Ce
soir, le capitaine de la fregate, ou j'etais aux fers, m'a fait monter sur
le pont. Plusieurs barques etaient deja a la mer. On me promet la liberte
si je consens a servir de guide aux troupes qu'on allait debarquer sur la
cote.

--Tu as accepte?

--Parbleu! Sans cela, aurais-je le plaisir de te parler a cette heure?...
On debarque. Je suis place sous la garde de deux grands habits rouges. Nous
marchons sur Colleville. J'etais a la tete de la compagnie, pour servir
d'eclaireur. Mon premier soin est de conduire les Anglais sur le bord d'une
mare bourbeuse. Un de mes gardiens y tombe consciencieusement, sans en etre
prie. J'y pousse l'autre, et je me sauve a la faveur de la nuit, laissant
le reste de la troupe en tete-a-tete avec les grenouilles du marecage. Ils
n'ont pas ose me tirer des coups de fusil, dans la crainte de jeter
l'alarme dans le pays... Et me voila!

--Ou allais-tu?

--Chez toi. Je voulais t'avertir de l'arrivee de l'ennemi.

--Et me conseiller de l'attaquer?

--Sans doute.

--Touche-la, Baptiste! dit le sergent avec emotion.

Les deux freres se serrerent la main.

--Tu es l'homme qu'il me fallait, ajouta Cabieu. A nous deux, nous sommes
de force a repousser les Anglais.

--Si on nous aide, dit le soldat du regiment de Forez. Ou sont tes hommes?

--Les voila! repondit le sergent en frappant successivement sur sa poitrine
et sur celle de son frere.

--Quoi! tu n'as pas rassemble tes garde-cotes?

--Ils sont au diable!

--Et tu venais ainsi, tout seul?... Ah! mon cher, tu es fou!

--Pas si fou que cela, puisque j'ai eu l'esprit de te rencontrer... Es-tu
decide a te venger des Anglais? L'occasion est bonne.

--Hum! ils sont au moins un cent.

--Qu'importe! si nous avons cent fois plus de courage qu'eux.

--Nous n'aurons pas autant de fusils.

--Tu hesites? N'en parlons plus... J'entends du bruit sur la dune. Ils
approchent. Voici le moment de les arreter. Adieu!

Cabieu s'eloigna. Son frere courut apres lui.

--Michel, dit le soldat d'un air triste, tu pars sans moi? Tu me meprises
donc bien?

--Je savais que tu me suivrais, repondit Cabieu en riant. Je n'ai pris les
devants que pour t'empecher de faire des phrases. Tu as le malheur d'etre
bavard. Ce soir, il faut se taire et agir.

--Bon! Donne-moi une arme.

--Je n'ai que mon fusil.

--En ce cas, j'ai bien peur, si je ne laisse pas mes os sur la dune, de
retourner sur l'escadre anglaise. Avec quoi veux-tu que je me batte? Avec
les poings?

--Avec cela, dit Cabieu.

Sans s'arreter, il prit le tambour qu'il portait sur l'epaule et le
suspendit au cou de son frere. Celui-ci recut les baguettes en hochant la
tete.

--J'espere bien, dit-il, que nous ne nous servirons pas de ce tambour?

--Pardon.

--Autant vaudrait appeler l'ennemi et le prier tout de suite de nous
entourer et de nous passer par les armes!

--Chut! dit Cabieu d'une voix breve.

On entendit, derriere la dune, un bruit d'armes et le cliquetis des galets
qui roulaient sous les pieds.

--C'est ma troupe de Colleville, murmura le soldat. Ils n'ont pas pu
trouver le chemin de la batterie. Ils reviennent.

A cet instant, une trainee de feu monta en serpentant dans le ciel.

--Ils tirent des fusees, dit Cabieu. On va bientot leur repondre.

En effet, sur leur droite, a trois cents pas environ, les deux freres
apercurent la lueur d'une autre fusee.

--C'est la troupe d'Ouistreham, dit le soldat.

--Oui, repondit Cabieu, celle-la continue les signaux, tandis que les
autres cessent de lancer des fusees. Ils vont evidemment se rallier sur les
bords de la riviere. Ce hasard nous donne la victoire.

Cabieu se leva precipitamment. Il avait le visage radieux.

--Reste-la, dit-il a son frere.

--Je veux t'accompagner.

--Je t'ordonne de rester ici, reprit le sergent d'une voix imperieuse. Qui
a concu le plan? Moi. Je suis donc ton chef. Si tu ne m'obeis pas, si tu
violes la consigne, tu es traitre a ton pays!

--Tu as l'air de parler serieusement, Michel; et cependant je suis sur que
tu vas faire une folie.

--Si tu executes fidelement mes ordres, dans une heure, les Anglais auront
rejoint leur escadre.

--Que faut-il faire?

--Rester ici.

--Bien.

--Et, lorsque tu auras entendu l'explosion de ma carabine, battre la
generale a tour de bras et en courant dans la direction des Anglais...
Puis-je compter sur toi, Baptiste?

--Comme sur toi-meme, Michel.

Cabieu visita l'amorce de sa carabine et partit d'un pas rapide.




III


Le soldat regarda avec tristesse son frere qui s'eloignait. Il pensait
qu'il ne le reverrait plus.

Mais le sergent des garde-cotes avait plus de confiance que cela dans la
reussite de son entreprise. Il marchait sur l'ennemi avec la certitude de
le mettre en fuite. Il ne craignait pas d'etre apercu. La nuit etait si
profonde qu'il entendait deja les Anglais sans les voir.

Cabieu quitta la dune et se jeta dans la campagne. Il voulait tourner les
Anglais et revenir sur eux a l'improviste, en s'abritant derriere une haie
de saules qui poussaient dans le voisinage de la riviere. La connaissance
qu'il avait du pays le servit autant que son audace.

Le garde-cote s'accroupit derriere un buisson, a dix pas de l'ennemi. Il
coula le canon de sa carabine entre les feuilles, ajusta le groupe et resta
en observation.

Les Anglais parlaient entre eux avec animation. Les uns tendaient la main
du cote de la mer, comme s'ils eussent donne l'avis de se rembarquer au
plus vite. Les autres se tournaient vers la batterie d'Ouistreham, comme
s'ils eussent voulu exciter leurs camarades a ne pas laisser leur
entreprise inachevee. On devinait a leurs gestes, a leur air indecis, qu'il
y avait dans leur conseil deux courants d'idees contraires. La compagnie
qui avait marche sur le village de Colleville se croyait trahie et
craignait une surprise; les autres paraissaient decides a tenter tous les
hasards.

Cabieu retenait sa respiration, voyait et ecoutait tout. Quand il fut
convaincu que le parti des audacieux l'emportait, il coucha en joue
l'officier qui s'etait mis a la tete du detachement. En meme temps, il
s'ecria d'une voix formidable:

--Qui vive?

A ce mot, un grand trouble se fit dans les rangs des Anglais. Ils se
presserent les uns contre les autres, formerent le carre et regarderent
avec inquietude dans les tenebres.

--Voila le moment de jouer ma comedie, se dit Cabieu.

Il tourna la tete en arriere, comme s'il eut adresse un commandement a une
troupe de soldats.

--Nom d'un tonnerre! s'ecria-t-il, ne tirez pas! ne tirez pas! Je vous le
defends!

Les Anglais dressaient l'oreille et cherchaient dans l'ombre a apercevoir
leur ennemi.

Cabieu fit resonner la batterie de son fusil.

--Sacrebleu! fit-il d'un ton furieux, n'armez pas, caporal; j'ai defendu de
tirer.

Et, changeant de voix:

--Capitaine, reprit-il, il faut en finir avec ces gueux d'habits rouges. Si
nous faisons feu, il n'en echappera pas un.

--Silence! repondit Cabieu. Obeissez a la consigne.

--Capitaine, continua-t-il sur un autre ton, mes hommes sont impatients.
Ils ne veulent plus rester au port d'armes.

--Gredin! s'ecria Cabieu, ce sont les mauvais chefs qui font les mauvais
soldats.

Et, comme s'il eut parle au reste de sa troupe imaginaire:

--Qu'on emmene cet homme! dit-il avec colere. Il n'est pas digne de se
mesurer avec l'ennemi. Qu'on le conduise en prison.

Il se leva, marcha avec bruit et frappa plusieurs fois la terre de la
crosse de son fusil, comme pour faire croire a une lutte.

Tout en jouant cette scene, Cabieu ne perdait pas de vue les Anglais.
Ceux-ci paraissaient consternes.

--Eh bien! s'ecria de nouveau le ruse sergent, il me semble qu'on a murmure
dans les rangs! Auriez-vous la sottise de regretter le depart de cet homme?
Sachez-le: ce n'est pas le nombre qui fait la force d'une armee, c'est la
discipline. D'ailleurs n'etes-vous pas assez nombreux pour mettre en fuite
trois fois plus d'ennemis qu'il n'y en a la a combattre?... Allons! arme
bras!... Que personne ne tire avant le commandement. Les garde-cotes
d'Ouistreham et de Colleville sont avertis. Ils vont venir. Attendons-les.
Nous prendrons l'ennemi entre deux feux. Pas un Anglais ne remettra le pied
sur l'escadre!

En disant cela, il ajusta l'officier qui avait fait quelques pas dans la
direction de la haie. Il lacha la detente; le buisson s'enflamma et, quand
la fumee se fut dissipee, Cabieu apercut sa victime qui se debattait sur le
sable de la dune.

Les Anglais firent un feu de peloton sur la ligne des saules. Les balles
sifflerent aux oreilles de Cabieu et casserent des branches autour de lui.

--Canailles! s'ecria Cabieu d'une voix furieuse, comme s'il eut parle a ses
hommes, ne vous avais-je pas defendu de tirer? Heureusement que rien n'est
perdu. Nous n'avons personne de tue, et voici les garde-cotes qui arrivent.

En effet, au loin, on entendit le son d'un tambour qui battait la generale.
Le bruit se rapprochait; il etait formidable. On aurait dit un regiment qui
s'avance au pas de course.

--Voila les notres! cria Cabieu. Ne tirez pas encore. A la baionnette! mes
amis, a la baionnette!

Il avait recharge sa carabine et il tira un second coup de feu dans la
masse des Anglais.

--A la baionnette! reprit-il d'une voix courroucee.

A ces mots il agita les touffes de saules; puis il traversa bravement la
haie et s'elanca a la rencontre des Anglais.

--Sauve qui peut! s'ecria l'ennemi qui se croyait attaque par des forces
superieures.

De tous les cotes a la fois les Anglais gagnerent le haut de la dune, se
precipiterent sur le rivage et se jeterent dans les barques.

Cabieu eut encore le temps de leur envoyer deux coups de fusil, avant
qu'ils eussent pris la mer.

Son frere le rejoignit sur les bancs de sable; il battait toujours du
tambour.

--Tu peux te reposer, lui dit Cabieu en riant, ils sont partis. La farce a
reussi.

--Tiens, Michel, dit le soldat du regiment de Forez en sautant au cou de
son frere, s'il y avait en France dix generaux comme toi, M. Pitt n'oserait
plus nous faire la guerre.




IV


A cet instant, les deux freres entendirent des gemissements derriere eux.
Ils remonterent sur la dune, et, apres avoir cherche quelque temps au
hasard dans les tenebres, ils trouverent un homme qui se debattait sur le
sable.

Ils se pencherent sur le blesse et ils constaterent qu'il avait une cuisse
cassee et l'autre percee par une balle. Ils le souleverent et le
transporterent dans la maison du garde-cote.

--Les Anglais sont partis, dit Cabieu en embrassant sa femme. Nous amenons
un prisonnier qu'il faut soigner comme si c'etait l'un des notres.

Ils le soignerent si bien qu'au bout de deux jours le blesse recouvra sa
connaissance. Il se nomma. C'etait un bas officier qui commandait un des
detachements, et qui, selon toute apparence, etait fort estime; car le
commandant de l'escadre le fit demander en offrant de renvoyer les quatre
garde-cotes et le deuxieme soldat du regiment de Forez que les Anglais
avaient faits prisonniers. La proposition fut acceptee, et l'echange eut
lieu.

Quelques jours apres, l'escadre anglaise mit a la voile, et les cotes de la
basse Normandie ne furent plus inquietees jusqu'a la signature du traite de
Paris.

L'esprit et le courage de Cabieu avaient sauve le pays.

Le ministre lui accorda une gratification de deux cents livres et lui
ecrivit une lettre de satisfaction pour sa manoeuvre.

Ce fut tout. Mais l'opinion publique fut plus genereuse que le Tresor
royal. L'exploit de l'humble garde-cote eut un grand retentissement dans la
Normandie, et le peuple ne le designa plus que sous le nom de general
Cabieu.

"Il aurait vecu heureux de ce souvenir, dit M. Boisard dans ses notices
biographiques sur les hommes du Calvados, si un incendie ne fut venu
augmenter sa detresse et celle de sa famille.

"La pitie qu'il inspira reveilla le souvenir du service qu'on avait oublie.
A la sollicitation du duc d'Harcourt, le ministre de la guerre lui accorda
une gratification annuelle de 100 francs. Mais la reconnaissance nationale
lui reservait d'autres dedommagements. Il les obtint aussitot qu'elle put
se manifester sans recourir au patronage des grands. Le grade de general
fut solennellement confere a Cabieu dans les premieres annees de la
Revolution, et nous l'avons vu en porter les insignes. L'Etat lui accorda
en outre une pension de 600 francs."

Michel Cabieu mourut a Ouistreham, le 4 novembre 1804. Ce petit coin de
terre, qui n'est sur la carte qu'un point insignifiant, vit naitre et
mourir obscurement un de ces heros auxquels la Grece elevait des statues.

       *       *       *       *       *






LE MAITRE DE L'OEUVRE




PROLOGUE

Les deux touristes.


Une des nombreuses voitures, qui faisaient alors le service de Caen a
Bayeux, venait de s'arreter a Bretteville-l'Orgueilleuse. Deux jeunes gens
sauterent de l'imperiale plutot qu'ils n'en descendirent, emportant avec
eux tout leur bagage: un sac en toile, un baton, un album; avantage
inappreciable qui n'appartient qu'aux celibataires.

A peine arrives, nos voyageurs se dirigerent vers l'eglise avec un
empressement qui denotait, sinon une certaine exaltation religieuse, du
moins un gout prononce pour l'archeologie. Ils firent le tour du monument;
en visiterent l'interieur, et sortirent bientot pour se consulter sur
l'emploi de leur journee.

--Il est midi, dit l'un des touristes en tirant sa montre, et j'ai plus
faim de beefsteak que d'architecture.

--J'allais te faire la meme reflexion, repondit l'autre. Il faut dejeuner
au plus vite.

Tous deux se precipiterent dans la cuisine de l'hotel du _Grand-Monarque_
et s'assirent devant une petite table en sapin. Les fourchettes se
dressent, les machoires s'entrechoquent, le silence le plus complet
s'etablit entre les deux compagnons de route. C'est le moment de vous dire
en peu de mots ce qu'ils sont, pourquoi nous les voyons attables dans
l'hotel du _Grand-Monarque_, et ce qu'ils se proposent de faire.

Le premier repond au nom de Leon Vautier. Ses traits ne sont pas
precisement reguliers, mais ses yeux sont pleins de feu et d'intelligence.
S'il sourit devant vous, vous comprenez immediatement que vous ne parlez
pas a un sot. Sorti de l'ecole des Beaux-Arts, Leon Vautier avait travaille
sous la direction d'un architecte du gouvernement. Au moment ou nous le
rencontrons, il venait d'etre charge par la commission des monuments
historiques, instituee pres le ministre de l'interieur, de l'inspection de
quelques-uns des edifices religieux de la Basse-Normandie.

Son compagnon s'appelait Victor Lenormand. Il n'avait pas de mission du
gouvernement, mais c'etait le fidele Achate du jeune architecte. Comme il
avait une jolie fortune et des pretentions, peu justifiees, a la peinture,
il se faisait un plaisir de suivre son ami dans ses peregrinations
officielles, croquant un paysage par-ci, un monument par-la, et se
composant des cartons qui devaient, selon ses esperances, le conduire au
Temple de memoire. Il est vrai qu'il avait deja essaye de faire parler les
cent bouches de la renommee en exposant son fameux tableau du _Quos ego_.
Son Neptune, avec sa barbe inculte et melangee d'herbes marines, avait bien
l'air de dignite qui convient au souverain des eaux. Seulement notre
artiste avait eu la malencontreuse idee de mettre dans la main du dieu un
poisson que le jury ne trouva pas de son gout. Victor se consola de ce
premier pas de clerc en rimant force epigrammes contre ses juges; mais la
blessure n'en etait pas moins douloureuse, et le moindre mot qui lui
rappelait son tableau du _Quos ego_ faisait saigner la plaie mal fermee de
son amour-propre.

Le dejeuner fini, Leon se fit indiquer par la servante de l'auberge le
chemin qui conduit au petit village de Norrey; et les deux amis reprirent
leur bagage. L'architecte ayant leve machinalement les yeux vers l'enseigne
du _Grand-Monarque_ partit d'un grand eclat de rire.

--Ce chef-d'oeuvre vaut bien un coup d'oeil, dit-il en montrant du doigt la
figure du heros d'Ivry, enlumine comme un ivrogne qui sort du cabaret.

--En effet, ce n'est pas mal! Il a l'air d'avoir abuse du premier de ses
trois talents, le bon Henri!

  Ce diable a quatre
  A le triple talent
  De boire, etc...

Je soupconne l'artiste d'avoir eu des relations avec les ligueurs. C'est
une satire, ce portrait-la!

--Est-ce tout ce que tu as remarque?

--Mon Dieu, oui!

--Comment! tu n'admires pas sa cotte de mailles? de vraies ecailles de
poisson! Le peintre aura vu ton tableau. C'est un plagiaire.

--Quoi que tu en dises, repliqua Victor en prenant feu, je soutiens que pas
un des membres du jury ne serait capable de donner a Neptune un tel cachet
d'originalite. Ces messieurs sont habitues a se trainer dans les ornieres
de la tradition. Ils m'ont trouve ridicule, et je m'y resigne; mais on sera
bien oblige de reconnaitre en moi le courage de defendre un systeme; ce
dont tu ne saurais te vanter... car tu ne penses encore que par le cerveau
de tes professeurs.

--Qu'en sais-tu? Je n'ai encore rien produit.

--Je m'en apercois bien; car tu n'es guere indulgent pour les autres. Il
n'y a pas de critiques plus aboyeurs que ceux qui n'ont rien imagine. Je
crois que tu suivras la loi commune. Imbu, nourri des idees de tes maitres,
tu seras tout surpris de copier la ou tu croyais creer. L'architecture est
morte!...

--Oui: _Ceci tuera cela_! Voir Notre-Dame de Paris!

--Vous n'avez plus, continua Victor en s'echauffant, ce sentiment
patriotique et religieux, ce souffle divin qui inspirait les architectes du
moyen age. Si vous construisez une eglise, vous faites une mauvaise
imitation de nos salles de spectacle, vous copiez un temple grec, ou vous
construisez une espece de gare de chemin de fer. Et chacun connait le macon
qui batit ces masures, tandis que les noms de ceux qui ont eleve les
cathedrales de Noyon, de Chartres, de Reims, l'admirable facade de
Notre-Dame, ne nous sont pas conserves!

--_Sic vos non vobis!_ soupira melancoliquement une voix de basse-taille
derriere les deux amis.

--Qui se permet d'ecouter aux portes? dit Victor en se retournant vers le
nouveau venu.

--Vous vous parlez en latin? dit Leon Vautier; je ne jouis pas de cet
avantage; mais voici mon camarade qui parle hebreu. La preuve, c'est qu'il
vient de me tenir un long discours dans cette langue.

--C'est-a-dire que je ne me suis pas bien explique! repondit le peintre en
se mordant les levres.

--J'ai pourtant compris, dit l'etranger en s'interposant comme
pacificateur, que votre ami regrette l'oubli qui pese sur les noms des
_maitres de l'oeuvre_.

--On voit que monsieur est verse dans l'histoire de l'architecture, dit
Leon Vautier.

Et, pour la premiere fois, il songea a examiner l'etranger.

C'etait un homme de cinquante a cinquante-cinq ans. Son costume etait celui
d'un paysan endimanche: blouse bleue, pantalon de toile, cravate rouge avec
un gros noeud dont les bouts se balancaient au vent, chapeau de paille et
souliers ferres. Mais, si l'on venait a observer sa toilette, a considerer
plus attentivement sa tournure et ses manieres, il sautait aux yeux que ce
personnage devait porter l'habit avec autant d'aisance que la blouse.

--Si je ne m'abuse, dit-il, j'ai l'honneur de parler a des artistes, et,
comme je les ai en grande estime...

--Vous avez peut-etre ete du metier? demanda Victor.

--Vous desirez savoir mon nom? repondit l'etranger en souriant finement. Au
temps ou je me servais de cartes de visite, on y lisait: Louis Landry, et
au-dessous: procureur du... procureur de... procureur imp... suivant les
variations du barometre politique. J'ai deja servi,--comme vous le
voyez,--deux ou trois gouvernements. Cela fatigue a la longue. Aussi me
suis-je decide sans peine a ceder la toge a la magistrature militante. J'ai
suivi le precepte de Virgile... je me suis fait paysan! Comme tel, j'aime a
exercer l'hospitalite, et j'espere, si cela ne derange pas vos projets,
vous amener diner chez moi.

On etait arrive devant l'eglise de Norrey, une des curiosites du pays.

--Vous desirez la visiter? dit l'ancien magistrat. Je vais chercher les
clefs chez le sonneur. Attendez-moi.

Il partit et revint bientot avec les clefs.

--Voila un charmant morceau du treizieme siecle, s'ecria Leon Vautier en
contemplant avec delices la tour elegante de l'eglise de Norrey.

--Et voila un charmant magistrat du dix-neuvieme! dit Victor. Il va nous
ouvrir la porte du sanctuaire, en attendant qu'il nous ouvre celle de la
salle a manger.

Le dialogue fut interrompu par l'arrivee de M. Landry.

--Un peu de patience, mes amis! dit le Mecene bas-normand en tournant et
retournant la clef dans la serrure.

On entra dans l'eglise.

Leon Vautier en eut pour une bonne heure a satisfaire sa curiosite. Son
regard interrogeait chaque detail d'ornementation avec autant d'ardeur que
l'artiste du moyen age en avait mis a fouiller la pierre. Quand ils furent
sortis de l'eglise, les deux jeunes gens s'assirent sur un tertre de gazon,
ouvrirent leurs albums et commencerent un dessin du monument.

--Prenez un siege et donnez-vous la peine de vous asseoir, dit gravement
Victor a leur complaisant cicerone.

--Volontiers! repondit l'ex-magistrat en prenant place entre les deux
jeunes gens; je taillerai les crayons.

--Non, vous nous raconterez quelque grand scandale de cour d'assises.

--Y songez-vous? J'ai tout oublie en depouillant la robe de magistrat. Je
prefere vous raconter une histoire locale. Ce lieu ou nous sommes assis
tranquillement a ete le theatre d'un drame sanglant.

--Vous me faites fremir! Commencez toutefois votre recit; j'adore le
drame... fut-il de M. Dennery!

--Puisque vous l'exigez, j'appelle a mon secours feu mon eloquence de
ministere public; puisse-t-elle ne pas blesser les oreilles delicates de
mon auditoire! Or donc, voici l'histoire du maitre de l'oeuvre de Norrey:




I

Pierre Vardouin


Tandis que saint Louis regnait a Paris, Pierre Vardouin goutait a
Bretteville les douceurs d'une royaute non contestee. A coup sur il n'eut
pas ete le second a Rome, mais il etait certainement le premier dans son
village. Il suffira d'un mot pour faire comprendre de quel respect, de
quelle veneration on entourait ce grave personnage. Il etait: _Maitre de
l'oeuvre_. C'etait ainsi qu'on designait les architectes avant le seizieme
siecle. Les moindres details de l'ornementation et de l'ameublement etant
aussi bien de son ressort que la construction des edifices et la direction
des travaux, le maitre de l'oeuvre devait joindre a une etude approfondie
de son art des connaissances vraiment encyclopediques. A lui de batir les
chateaux forts des seigneurs; a lui de batir les monasteres et les eglises.
Ce dernier attribut lui donnait aux yeux du vulgaire un caractere sacre,
presque sacerdotal. Aussi les maitres de l'oeuvre partageaient-ils souvent
les honneurs reserves aux nobles et aux abbes. On placait leurs tombeaux
dans l'eglise qu'ils avaient construite, et le sculpteur n'oubliait pas de
leur mettre des nuages sous les pieds, distinction qu'on n'accordait alors
qu'aux personnes divines.

Mais il y avait une autre cause a la renommee de Pierre Vardouin. Les
moeurs, le langage, les costumes, le gouvernement changent avec le temps;
mais les prejuges, les petitesses du coeur humain ne suivent pas les
variations du calendrier. Que le treizieme ou le dix-neuvieme siecle sonne
a l'horloge du temps, les sept peches capitaux n'en sont pas moins a
l'ordre du jour. On accepte une reputation faite, parce qu'on ne se sent
pas de force a lutter contre l'opinion generale; mais si votre voisin a du
talent, vous en parlez comme d'un homme ordinaire; vous vous feriez tort a
vous-meme plutot que de servir a son elevation. Il est tres-difficile
d'avoir du merite dans la ville qui vous a vu naitre.

Les habitants de Bretteville avaient donc Pierre Vardouin en grande estime,
parce qu'il venait de loin. On ne connaissait pas le lieu de sa naissance,
on ne savait pas au juste dans quel chantier ni sous quel patron il avait
fait son apprentissage; mais il s'etait etabli tout a coup a Bretteville,
se faisant preceder d'une reputation plus ou moins meritee, repetant a qui
voulait l'entendre qu'il avait travaille sous les maitres les plus
illustres et emerveille les gens du metier par son bon gout, ses nouveaux
procedes et l'elegance de ses constructions. Pourquoi abandonnait-il le
theatre de ses triomphes? Pourquoi s'enterrait-il dans un village a peine
connu? On ne se le demandait meme pas. Il fit si bien son apologie, vanta
si habilement ses connaissances, que son eloge fut bientot dans toutes les
bouches. Chacun proclama son talent.

Les notables de Bretteville, entraines par ce concert de louanges, et
prenant, comme toujours, la voix du peuple pour la voix de Dieu,
demanderent comme une grace au nouvel arrive d'achever l'eglise du village.
Pierre Vardouin se fit prier quelque temps pour la forme et accepta de
grand coeur des propositions qui venaient flatter si a propos sa vanite. Il
s'installa donc avec sa fille et les maitres ouvriers dans la maison dite
_de l'oeuvre_, qu'on placait habituellement dans le voisinage de l'edifice
en construction.

S'il n'avait pas l'inspiration de la plupart des artistes de son temps, il
possedait assez bien les ressources du metier et savait remplacer, par la
pratique et l'experience, ce qui lui manquait en theorie ou en largeur de
vues. Il se mit ardemment a l'ouvrage, ne songeant guere a travailler pour
la gloire de Dieu, mais desirant frapper l'esprit de ses nouveaux
concitoyens et agrandir sa renommee. Son nom etait grave sur sa porte avec
cette orgueilleuse inscription: _vir non incertus_, l'homme illustre!
empruntee a Gilabertus, architecte de Toulouse.

La tour s'elevait, s'elevait a vue d'oeil et commencait a dominer tout le
village. Chaque habitant pouvait apercevoir, de ses fenetres ou de son
jardin, les manoeuvres des ouvriers suspendus aux echafaudages. La plupart,
n'osant porter un jugement sur ce qu'ils etaient incapables de comprendre,
se contentaient d'admirer sur la foi de la renommee de Pierre Vardouin. Le
maitre de l'oeuvre ne trouvait pas partout la meme indulgence. Les esprits
forts de l'endroit,--ces gens qui aiment a critiquer en raison directe de
leur ignorance,--parlaient deja librement sur son travail a mesure qu'il
approchait de sa fin. On n'aimait pas la forme des gargouilles, qui
vomissaient l'eau du sommet du corps carre; la fleche ne s'annoncait pas
bien, elle etait trop massive, elle ne s'elancait pas gracieusement dans
les airs. Ces commentaires ne se faisaient pas a huis clos ou a voix basse;
car le desir de se faire remarquer entre pour beaucoup dans l'esprit de
ceux qui les font. Bien que Pierre Vardouin ne le cedat a personne sous le
rapport du contentement de soi-meme, bien qu'il fut convaincu de sa
superiorite, il fut blesse au coeur par ces critiques malveillantes.

Un dimanche, en revenant de l'office avec sa fille, il passa pres d'un
groupe qui s'etait forme a l'entree du cimetiere, comme pour mieux examiner
les travaux. Il preta l'oreille, esperant saisir au vol quelques-uns de ces
mots flatteurs si agreables a la mediocrite. Helas! l'orateur de la troupe
faisait une satire. Pierre Vardouin hata le pas et entraina sa fille sous
le porche de sa maison. Il monta au premier etage, entra dans sa chambre et
se jeta, tout decourage, sur une chaise. Sa fille, une jeune fille de seize
ans, aux cheveux blonds, aux yeux purs comme un beau ciel d'ete, une de ces
adorables natures qui vivent de devouement, devinent vos douleurs et
s'ingenient toujours pour vous consoler, voyant l'accablement du vieillard,
s'approcha de lui, prit ses mains et lui demanda la cause de son chagrin.

--Je crois savoir; dit-elle, le motif de votre mecontentement. Mais laissez
parler vos ennemis. Leurs ameres critiques passeront comme le vent, et
votre ouvrage restera pour dire votre nom et votre gloire aux ages futurs.

Le vieillard rougit legerement, en voyant sa pensee si bien mise a nu. Il
regretta de ne pas avoir mieux cache sa faiblesse et ne chercha plus qu'a
dissimuler la honte qu'il en eprouvait.

--Que tu es jeune, ma pauvre Marie! dit-il en regardant sa fille d'un air
de compassion. Les epigrammes de ces lourdauds ne peuvent que s'aplatir en
m'atteignant. J'ai le droit de les mepriser. Ce que tu as pris pour les
souffrances de l'humiliation, c'etait tout simplement une des mille
souffrances de ce miserable corps qui se vieillit. Car je souffre
affreusement! Ma tete est lourde... Le sang me brule!... je suis altere.
C'est cela meme, ajouta-t-il en voyant sa fille courir vers une armoire et
lui rapporter une coupe pleine de vin. Cela me calmera peut-etre. La
fievre, la pire de toutes les maladies, la fievre de l'esprit me devore. La
pensee, quand elle est trop forte, trop frequente, use et abat le corps le
plus robuste. Et c'est au moment ou j'enfante les plus belles conceptions,
ou je m'epuise, ou je me tue pour la gloire et l'embellissement de ce pays,
c'est a cet instant que ces hommes stupides me crachent l'injure a la
face.--Tiens! regarde, dit-il apres avoir amene sa fille pres de la
fenetre, regarde cette tour, cette fleche, depouille-les, par un effort
d'imagination, de ces echafaudages qui les masquent en partie, et dis-moi
si tu as vu jamais quelque chose de plus leger, de plus simple, mais aussi
de plus solide et de plus gracieux!

--Vous n'ignorez pas, mon pere, repondit naivement Marie, que j'etais bien
jeune quand j'ai voyage et que je n'ai pas grande connaissance en fait
d'art?

--N'importe! tu es ma fille et tu vas me comprendre. Admire l'elegance de
ces fenetres, longues et etroites. Admire la finesse des colonnettes; vois
comme les quatre pans de l'octogone correspondent bien aux quatre faces de
la tour. Remarque comme chaque detail est etudie, comme tout est prevu,
calcule, proportionne; et dis-moi si ce n'est pas la un travail admirable!

--Oui, mon pere, c'est bien beau.

--Eh bien! le croiras-tu? ce troupeau d'imbeciles me tourne en ridicule.
Ils disent que l'effet est manque, que ma tour ressemble au four d'un
potier, que j'ai deshonore leur village. En verite, ils meriteraient, les
miserables, que je commandasse a mes ouvriers de demolir leur eglise et de
ne pas laisser pierre sur pierre de cet edifice de damnation!

--Plus vous vous emporterez, plus vous augmenterez votre mal, dit Marie.

Tout en parlant ainsi, la jeune fille prit doucement le bras de son pere et
le fit asseoir pres de la table.

--Vous travaillez trop, vous vous fatiguez, reprit-elle. Que ne prenez-vous
quelqu'un pour vous aider?

--C'est cela! grommela le vieillard avec humeur; je ne suis plus propre a
rien! Vite, il faut faire place a un successeur! Aujourd'hui,
l'imbecillite; demain, la tombe!

--Je prie assez le bon Dieu et sa douce mere, ma patronne, pour qu'ils me
fassent la grace de vous conserver longtemps.

--Je prefererais la mort a une vieillesse honteuse!

--Vous blasphemez, mon pere, dit Marie. Est-ce que vous ne n'aimez plus?
ajouta-t-elle en se suspendant au cou du vieillard. Est-ce que je suis trop
exigeante? Je vous demande de vivre pour moi, de ne pas epuiser vos forces
par un travail opiniatre, de confier a quelque personne intelligente une
partie de vos entreprises.

--Voila justement la difficulte. Qui choisir? Philippe, Robert, Ewrard? Ils
ne manquent pas d'adresse; ce sont d'excellents tacherons, de bons
tailleurs de pierre, de bons appareilleurs. Mais allez donc leur demander
des projections sur parchemin ou des traces sur granit, et vous verrez la
belle besogne qu'ils vous feront! Toi, ma fille, tu parles fort a ton aise
de choses que tu n'es pas capable d'apprecier. J'ai des ouvriers, des
hommes qui executent bien, mais qui sont impuissants quand il s'agit
d'inventer. Voila ce qui me condamne a faire tout par moi-meme.

--N'oubliez-vous pas quelqu'un? dit Marie en rougissant.

Le maitre de l'oeuvre jeta un regard percant sur sa fille et ne put
s'empecher de partager son trouble. Il ne comprenait que trop bien. Mais,
feignant d'ignorer de qui la jeune fille voulait parler, il demeura les
yeux fixes, comme un homme qui cherche a rappeler ses souvenirs.

--Celui qui a cisele la coupe que vous avez entre les mains, reprit Marie.

--Je ne me souviens pas...

--Il vous l'a pourtant apportee lui-meme, le jour de votre fete, il n'y a
pas un an de cela. Le pauvre Francois, le fils de cette bonne mere
Regnault, serait bien afflige s'il apprenait que vous faites si peu de cas
de ses attentions pour vous.

--C'est vrai. Tu as ma foi raison! Mais il est si jeune que je n'aurais
jamais songe a lui, quand tu me parlais de chercher quelqu'un pour me
decharger un peu de mon travail.

--Il a du talent.

--Qu'en sais-tu?

--Mais ses dessins, ses statuettes, vous les connaissez aussi bien que
moi... Que je vous montre encore un de ses derniers ouvrages!

Marie alla chercher son livre d'heures. Elle l'ouvrit et mit sous les
yeux de son pere une feuille de parchemin, enluminee avec cette richesse
de couleurs qu'on ne rencontre plus que dans les manuscrits du moyen age.

--Cela pourrait etre mieux, dit Pierre Vardouin en repondant par un
jugement severe a l'enthousiasme de sa fille. Ce sont des enfantillages.
Tout cela me confirme dans mon opinion sur Francois Regnault. Il ne saura
jamais faire que des images ou des statuettes. Je t'interdis de rien
accepter desormais de ce garcon-la.

--Est-ce qu'il y a du mal a recevoir un present?

--Sans doute, quand celui qui le fait espere un droit de retour. Te voila
maintenant l'obligee de Francois, et je ne le veux pas, entends-tu je ne le
veux pas.

--Vous me grondez, petit pere, dit Marie en jouant avec les cheveux du
vieillard et en lui donnant un baiser sur le front. Est-ce que vous avez a
vous plaindre de moi? J'ecoute docilement vos lecons; je chante quand vous
m'ordonnez de vous desennuyer; je prie le bon Dieu avec ardeur, matin et
soir, pour que vous soyez illustre et heureux, pour qu'il vous fasse
retrouver en votre fille les vertus qui distinguaient ma pauvre mere.
Enfin--et la jeune fille rendit sa voix encore plus caressante,--je vous ai
promis de me soumettre a vos volontes. Vous choisirez vous-meme mon mari,
et je ne me plaindrai pas, s'il a les yeux noirs comme ceux du fils de la
veuve Regnault. Mais voici les vepres qui sonnent, ajouta Marie avant de
quitter sa position de suppliante; vous ne me laisserez pas partir sans me
promettre d'etre plus indulgent pour Francois?

--Nous verrons! repondit Pierre Vardouin en embrassant sa fille.

Et Marie s'echappa des bras du maitre de l'oeuvre, emportant avec elle du
bonheur et de l'esperance pour le reste de la journee et s'attachant au
dernier mot de son pere, comme l'hirondelle, qui traverse les mers, se
repose sur le mat d'un navire afin d'y prendre la force de continuer son
voyage.




II

A propos d'une fleur.


Les premiers travaux de Pierre Vardouin a Bretteville avaient ete signales
par un triste evenement. Un tailleur de pierre s'etait brise la tete en
tombant du haut d'un echafaudage. Marie, qui n'avait alors que huit ans,
etait presente a l'agonie du pauvre ouvrier. La vue du sang la glaca
d'effroi; puis son coeur se gonfla et ses larmes coulerent, quand on
emporta le corps de la victime et lorsqu'elle entendit les gemissements de
sa femme et de son enfant. Elle suivit son pere dans la maison de ces
infortunes. A partir de ce jour, la veuve Regnault et son fils devinrent
les proteges de Pierre Vardouin. Francois entra comme apprenti chez le
maitre de l'oeuvre. En nettoyant les outils, en preparant les mortiers,
l'adolescent n'aurait gagne qu'un faible salaire si son patron ne l'eut
recompense plus largement en souvenir de ses malheurs. A part cette
charite, Pierre Vardouin s'inquietait fort peu de son apprenti, le croyant
destine, comme son pere, a mener une vie obscure et laborieuse.

Une seule personne remarqua ses heureuses dispositions. C'etait la petite
Marie. Elle aimait a s'entretenir avec lui; elle lui racontait les belles
legendes des saints qu'elle avait entendu raconter elle-meme a sa mere,
tandis que Francois faconnait de petites statuettes avec de la terre grasse
ou dessinait sur le sable des cathedrales imaginaires. Rien n'etait plus
touchant que cette communication d'idees entre deux enfants si jeunes.
Bientot Marie, sur les instances de son ami, se decida a derober
quelques-uns des rares manuscrits de son pere. Elle les lui remettait en
secret. Une fois rentre chez lui, Francois les etudiait avec ardeur,
devinant les passages difficiles a comprendre, tant son esprit avait de
sagacite, et reproduisant les dessins et les figures de geometrie. Au bout
de cinq ans, il les savait par coeur. Il critiquait deja les travaux de son
maitre; il tracait des plans de fantaisie, appelant de tous ses voeux le
moment ou il commanderait a son tour. Il n'etait encore que simple
manoeuvre! Pierre Vardouin fut emerveille des dispositions de son apprenti;
sa facilite, ses connaissances le frapperent d'etonnement. Un instant, il
songea a lui confier ses ouvrages les plus delicats: ses traces; ses
modeles, ses epures; mais, a la reflexion, il eut peur. Il se garda bien
d'encourager et d'aiguillonner ce talent naissant, qui deja lui portait
ombrage.

La confidence de Marie reveilla toutes les inquietudes de Pierre Vardouin.
Francois Regnault, son apprenti, son protege, aime de sa fille! Cette
pensee le faisait fremir. Pour peu que cette passion s'enracinat dans le
coeur de son enfant, il voyait le jour ou il serait oblige de ceder a son
desir. Son gendre alors deviendrait son rival; sa jeune renommee ferait
palir son etoile. Il etait grand temps de lui oter toute esperance, en lui
montrant l'inutilite de ses pretentions. Quant a Marie, il dirigerait son
esprit vers d'autres idees. On mettrait en jeu sa vanite; on lui ferait
comprendre qu'elle ne devait pas avoir d'amours vulgaires et qu'elle
pouvait pretendre aux plus beaux partis. En cherchant a se cacher ainsi la
verite, Pierre Vardouin en vint a se tromper de bonne foi. Tout en
combattant, par un sentiment d'inquietude personnel, les voeux de sa fille,
il s'imagina travailler dans l'interet de son enfant bien plus que dans
celui de sa presomption. Deja il caressait la pensee d'une alliance avec un
de ses anciens amis, Henry Montredon, alors employe aux premiers travaux de
l'abbaye de Saint-Ouen.

Tandis que Pierre Vardouin roulait ces beaux projets dans sa tete, Marie
sortait de l'office en compagnie de la veuve Regnault et de son fils. La
pauvre veuve, fidele a la memoire de son mari, allait, tous les dimanches,
prier sur sa tombe dans le cimetiere du petit village de Norrey. Marie et
Francois l'accompagnaient habituellement dans cette pieuse promenade. La
mere pleurait en songeant a la fin malheureuse de son mari; les deux jeunes
gens folatraient a ses cotes et se jetaient des fleurs. Celle-ci recitait
la priere des morts, ceux-la pensaient a leurs amours et revaient le
bonheur dans l'avenir.

Cependant, on etait arrive dans le cimetiere de Norrey. Tous trois
s'agenouillerent avec respect pres d'une humble croix de bois et prierent
du fond du coeur pour le pauvre ouvrier. Magdeleine, alors, fit signe aux
jeunes gens de se lever.

--Allez, dit-elle; votre age n'est pas fait pour de longues douleurs.
Laissez-moi prier seule et promenez-vous sous les grands arbres du bois
sans trop vous eloigner.

Marie passa son bras sous celui de Francois. Ils s'eloignerent lentement
sous l'oeil de la veuve qui, tout en priant pour le mort, demandait au ciel
de leur faire la vie douce et facile. Gais et folatres, il n'y a qu'un
moment, les jeunes gens avaient dans leur demarche quelque chose de
melancolique. Le devoir, qu'ils venaient d'accomplir, avait touche leur
esprit. Ou plutot, purs comme des anges, une voix interieure leur disait
que, maintenant qu'ils avaient echappe a la surveillance de Magdeleine, ils
devaient agir avec plus de reserve et reprimer les elans passionnes de
leurs coeurs. En echangeant quelques paroles, a de rares intervalles, ils
arriverent a l'entree du bois. Ils en connaissaient deja les moindres
allees et, sans qu'ils se communiquassent leurs impressions, leur promenade
les ramenait toujours vers un tertre vert, banc rustique dont la nature
avait fait tous les frais et ou les deux amants s'asseyaient sur un
moelleux coussin de mousse.

Le site etait ravissant et plein de fraicheur. A deux pas de la, une petite
source s'echappait de dessous terre, descendait, d'abord libre et degagee
de toute entrave, sur un terrain legerement incline, puis s'enfoncait en
murmurant sous les buissons, comme si elle eut reproche aux herbes et aux
jonquilles de lui barrer le passage. Plus loin, elle prenait possession de
son lit et venait, brillant ruisseau, former de petites cascades sous les
pieds des deux amants. Marie et Francois, les mains dans les mains,
admiraient sans mot dire ce petit coin de la creation qui, pour eux, valait
tout un monde, puisqu'ils y trouvaient le charme d'un beau site et deux
coeurs qui battaient l'un pour l'autre. Ils se plaisaient surtout a lancer
dans le courant des mottes de terre ou des brins d'herbe, dont la chute
faisait ballotter leur image a la surface, ecartant ou rapprochant leurs
figures, selon le caprice du flot.

--Pourquoi ne peut-on passer toute sa vie ainsi? dit Marie en cueillant une
rose sauvage aux branches d'un eglantier.

Francois la regardait, d'un air reveur, rouler dans ses doigts la tige de
la rose.

--Savez-vous, Marie, dit-il en sortant de son extase, que vous etes la
cause de mes meilleures inspirations. Chacun de vos mouvements m'enchante
et me fait penser. Le sourire de votre bouche, le scintillement de vos
yeux; l'ondulation de vos cheveux, le fremissement de votre robe m'ouvrent
un monde d'idees. En voyant cette rose entre vos mains, je ne goute pas
seulement le plaisir de vous contempler, je me rappelle comment un grand
_maitre_ de l'antiquite inventa l'admirable chapiteau corinthien et je me
dis qu'il ne me serait pas impossible d'attacher aussi mon nom a quelque
decouverte.

--Oui, interrompit Marie, vous pensez beaucoup a moi et encore plus a la
gloire.

--La gloire? je ne l'atteindrai jamais... Je suis trop pauvre pour cela! Je
pensais cependant que le temps est venu de ne plus emprunter a la
decoration orientale ses palmettes et ses fleurs grasses. Je pensais qu'en
reproduisant les vegetaux du pays, en decoupant delicatement dans la pierre
ces feuilles si fines, si elegantes, on ferait mieux que de l'art: on
obeirait a la loi de Dieu, dont la main genereuse a si justement reparti
entre tous les climats les productions capables de les embellir, et qui ne
veut pas qu'on delaisse l'humble fleur de nos champs pour les plantes
orgueilleuses de l'Orient. Quand nos peres commencerent a elever des
eglises, ils furent bien obliges de chercher des modeles en terre
etrangere. Les feuilles d'acanthe, les palmettes venaient naturellement
couronner leurs colonnes massives. Ils s'essayaient, ils n'avaient pas
encore trouve la maniere qui convient aux edifices religieux; leurs arcades
s'abaissaient lourdement sur la tete des fideles et semblaient arreter
l'elan des ames vers le ciel. Plus tard, on voulut plus d'espace, plus
d'air, afin que les hymnes et les prieres montassent plus librement au
trone du Seigneur. Comment se fit ce changement? Comment les maitres de
l'oeuvre obtinrent-ils ce progres? En observant la nature. Voyez, Marie,
comme ces grands arbres s'elevent majestueusement au-dessus de nos tetes,
comme ils se pressent, se rapprochent a leur sommet et entrelacent leurs
dernieres branches en forme de voute. Et, plus loin, remarquez ce groupe de
chenes rabougris, dont les troncs paraissent abandonner avec regret le sol
qui les nourrit; un cavalier passerait difficilement sous leurs rameaux et,
d'ou nous sommes, on pourrait les prendre pour un enorme buisson. Vous avez
la tout le secret de notre art et de celui de nos peres: la des colonnes
ecrasees, des arcades en plein-cintre; ici des futs de colonnettes legeres,
des arcades elancees. Eh bien! je vous demande s'il ne serait pas
deraisonnable et contraire a la nature d'attacher des feuilles de palmier a
ces arbres de notre pays, au lieu d'y suspendre des feuilles de saule, de
lierre ou de rosier?

Il y a des moments ou la langue humaine, si riche qu'on la suppose, n'a
plus assez d'images pour exprimer la foule de pensees et de sentiments qui
vous assiegent. Le mieux alors est de s'abandonner a une vague reverie,
source de toute poesie pour les hommes d'imagination.

Le jeune homme cessa de parler. Ses yeux, noyes dans l'infini, semblaient
lire dans l'azur du ciel. C'est ainsi que devaient rever Pythagore, quand
il etudiait le vrai dans le monde physique; Virgile, quand il etudiait le
vrai dans le monde moral. Marie le contemplait avec ravissement. Mais elle
s'inquieta bientot de ce silence prolonge. Elle lui passa pres du visage la
rose qu'elle tenait encore a la main et dit en souriant:

--C'est a l'occasion de cette fleur que vous avez imagine de si belles
choses. Maintenant que vous vous taisez, si j'en cueillais une autre?

--Ne l'oubliez pas, Marie, reprit l'apprenti: vous etes pour moi le
principe des plus nobles pensees. L'homme possede en lui d'admirables
facultes; mais tous ces tresors, si quelque hasard heureux ne les met au
jour, sont exposes a rester eternellement caches dans son ame. Il faut un
rayon de soleil pour que le diamant brille et se distingue, par son eclat,
de la pierre brute qui l'entoure. Vous avez ete pour moi cette lumiere
bienfaisante. Auparavant, mon ame etait remplie de tenebres. J'ignorais ma
puissance; je ne savais pas ce qu'il y a en moi d'energie, d'imagination,
de courage. Ma mere m'avait appris a prier, et je ne me rendais pas compte
de ce que peut etre Dieu. Depuis, quand l'age est venu, quand je vous ai
connue, j'ai su pourquoi j'aimais ma mere et Dieu, pourquoi j'avais de
l'intelligence. Et toutes ces notions me venaient de mon amour pour vous.
Je vous voyais bonne et j'eus immediatement l'idee d'une bonte superieure a
la votre: Dieu m'etait revele! Je vous voyais belle, et j'eus l'idee d'une
beaute plus parfaite encore: j'eus le sentiment du beau! Je remarquai
l'expression toujours variee de vos traits, la mobilite de vos pensees; et
je fus doue d'invention! Les quelques manuscrits de votre pere m'ont donne
des connaissances; vous, vous m'avez donne l'inspiration! Vous etes et vous
serez le principe de tout ce que je ferai, de tout ce que j'imaginerai de
grand et de beau!

Plus le jeune homme parlait, plus les mots se pressaient harmonieux et
sonores sur ses levres. Il s'exprimait avec toute la force d'une ame libre
et convaincue. Le sein de Marie se gonflait d'emotion. La voix de son ami
frappait aussi doucement son oreille qu'une musique celeste.

--Si j'etais peintre, continua Francois, j'entourerais votre front d'une
brillante aureole et je vous placerais entre la terre et les astres, sur la
route du ciel. Si j'etais sculpteur, je n'aurais pas assez de ma vie pour
reproduire avec le marbre la finesse de vos traits, le charme de votre
sourire!

--Et moi, si j'etais reine, repondit Marie en pressant avec effusion la
main du jeune homme, je vous demanderais de me construire un palais, non
pas pour avoir une magnifique demeure, mais pour vous faire elever un
monument qui dirait votre nom aux siecles futurs. Car vous etes grand,
Francois! car vous meritez d'etre illustre! et je...

Marie s'arreta, rougissante. Ce mot charmant a dire, plus charmant a
entendre, ce mot si noble et tant de fois profane, que chaque siecle
prononce et qui ne mourra jamais, ce mot: je t'aime! allait s'echapper de
sa bouche. Mais Francois l'avait devine. Ivre de bonheur, il approcha ses
levres du front de la jeune fille. C'etait le premier baiser. Marie sentit
un frisson de plaisir courir par tous ses membres. En meme temps, la sainte
honte de la pudeur colora son visage; et la petite rose d'eglantier,
qu'elle tenait a la main, semblait palir de jalousie aupres de l'eclat de
son teint. Marie n'avait pas oppose de resistance. Elle ne fit pas non plus
de reproches, parce qu'elle n'etait pas coquette et qu'elle aimait de toute
la force de son ame. Elle etait heureuse! pourquoi se plaindre? Francois
eprouvait plus d'embarras que son amie. Il s'etait detourne, plein de
confusion et de regrets, s'accusant deja de trop d'audace. Il ne savait
comment trouver des paroles d'excuse, lorsque, en se retournant, il comprit
a l'air souriant de Marie qu'il etait pardonne. Il se rapprocha d'elle, et,
prenant une de ses mains dans les siennes:

--Marie, dit-il, nous nous aimons. Nous pouvons nous le dire sans crainte
aujourd'hui, parce que nous sommes trop jeunes pour etre persecutes...
Mais, plus tard, Marie, si l'on voulait nous separer, trouveriez-vous la
force de resister?

--Vous savez que je depends de mon pere, repondit tristement Marie.

--C'est cela! s'ecria Francois d'une voix pleine d'angoisses. Entre moi,
pauvre ouvrier, et vous, fille d'un maitre de l'oeuvre, il y a des
barrieres infranchissables! Et pourtant, je vous aime! Je sens que pour
vous posseder je serais capable de tout au monde. J'ai de l'intelligence?
je la cultiverais, je l'agrandirais, je travaillerais, je travaillerais
jusqu'a en mourir! Mais ce sont des voeux inutiles. Esprit, courage,
imagination, travail, tout cela n'est rien sans la naissance. Il me
faudrait un titre, des chateaux, et je n'en ai pas! Tant d'autres ont de
l'or! Pourquoi suis-je parmi les miserables? Est-ce que je ne suis pas
autant, peut-etre plus que nos suzerains? Est-ce que je ne pense pas? Oh!
voyez-vous, quand ces idees me montent a la tete, je suis pris d'une haine
immense contre les puissants de la terre. Je voudrais bruler les repaires
de cette race d'oppresseurs! Ou plutot,--car je ne me sens pas ne pour le
meurtre,--je voudrais immortaliser ma vengeance par la pierre, en faisant
grimacer au sommet de nos eglises, sous la forme de monstres et de
reptiles, les figures de nos tyrans!

Le jeune homme s'arreta, haletant, a bout de forces, epuise par l'emotion.
Son regard lancait des eclairs de fureur, et les passions grondaient
sourdement dans sa poitrine. Marie le considerait avec un sentiment de
pitie et d'effroi.

--Est-ce encore moi, dit-elle, qui vous inspire ces paroles de haine et
d'orgueil?

--Ne me faites pas de reproches, repondit Francois. Je suis si malheureux!

--Pourquoi vous decourager? Qui vous dit que Dieu ne viendra pas a votre
secours? Vous etes malheureux? Est-ce que je ne vous aime plus? Les hommes
vous dedaignent?... Est-ce que mon pere ne songe pas a vous? Croyez-vous
qu'il n'apprecie pas votre talent?

--Vous aurait-il parle de moi? s'ecria Francois, en interrogeant avidement
la jeune fille de la voix et du regard.

--Vous savez, repondit Marie, que mon pere commence a vieillir. Le travail
le fatigue. Il sentira le besoin d'un aide jeune, intelligent...

--Mais je travaillerais sous ses ordres, reprit Francois. Je ne serais pas
son egal; il aurait le droit de me mepriser. Il me refuserait votre main!

--C'est le demon qui vous fait parler aussi mechamment, Francois. Prenez
garde! Vous avez de bonnes inspirations, mais l'orgueil vous perdra.
Rappelez-vous l'histoire de Hugues. Il avait du genie, et l'ambition le
conduisit a l'abime. L'esprit du Seigneur l'abandonna; il depouilla l'habit
monacal pour se jeter dans une vie de desordre. Dieu, pour le punir, lui
envoya une maladie mortelle...

--Vous avez raison, Marie. Mais vous oubliez que la Vierge lui apparut au
sommet de la croix. Le globe d'azur qui la derobait aux regards s'ouvrit
merveilleusement en deux parties, et, dans le milieu, on vit la Reine du
Ciel sous des vetements fins et ineffables. La mere de Dieu descendit le
long de la croix en semant des etoiles sur sa route. Elle s'assit pres du
pecheur et lui rendit la sante... Vous etes pour moi cette bienheureuse
apparition. Vous avez fait briller l'esperance a mes yeux... Et avec
l'esperance, le calme et le repentir sont entres dans mon coeur.

En achevant ces mots, Francois se jeta aux genoux de Marie et demeura dans
une muette contemplation. Quand il se releva, son visage etait rayonnant.
Mais, tout a coup, il poussa un cri de surprise et recula de plusieurs pas,
jusqu'au bord du ruisseau.




III

Maitre et apprenti.


Un homme d'une taille elevee venait de paraitre au-dessus du buisson
d'eglantier. Au cri de Francois, Marie s'etait rapprochee instinctivement
de son ami et appuyait sa main tremblante sur son epaule. L'etranger
semblait s'amuser de leur effroi. Rien en lui cependant n'etait capable
d'exciter la terreur. Ses traits etaient severes, mais un sourire
bienveillant dessinait le contour de sa bouche. Une barbe longue et
grisonnante, des cheveux qui se deployaient avec grace sur son cou, apres
avoir laisse a decouvert un front large et pensif, des yeux pleins de
douceur, donnaient a sa physionomie un caractere de dignite et de bonte. A
son bonnet de peluche, a son petit manteau, a sa robe courte, a ses
chausses fines et collantes, Francois reconnut bientot qu'il avait devant
lui un maitre de l'oeuvre. Aussi s'inclina-t-il avec respect, quand
l'etranger s'approcha, apres avoir franchi d'un pied leste le banc de
gazon.

--Pardonnez-moi, dit le maitre de l'oeuvre, d'avoir surpris vos
confidences. Le hasard seul en est la cause. Ne craignez rien... je suis
discret. D'ailleurs, ajouta-t-il en s'adressant a Marie dont les joues se
coloraient du plus vif carmin, je n'ai rien entendu qui ne vous fasse
honneur a tous deux; et je trouve Pierre Vardouin tres-heureux d'avoir une
fille accomplie et un apprenti de si grande esperance.

Les deux jeunes gens se regarderent d'un air etonne.

--Ne soyez pas surpris de m'entendre parler de Pierre Vardouin, reprit
l'etranger en s'empressant de satisfaire leur curiosite. C'est un de mes
anciens et--je puis le dire--de mes meilleurs amis. Je ne voulais pas
quitter le pays sans aller lui serrer la main. Puisque le hasard vous a mis
sur ma route, je compte sur vous pour me conduire chez mon vieux camarade.

Tous trois reprirent le chemin du petit village de Norrey.

--Si je ne craignais de blesser votre modestie, continua le vieillard en
serrant cordialement la main de Francois, je vous dirais que votre maniere
d'apprecier notre art m'a vivement emu! Perseverez dans cette voie;
habituez votre esprit a penser, a observer. Il y a beaucoup a faire encore
dans l'etude que vous embrassez de si grand coeur. Le doute, cependant,
s'est glisse dans votre ame. Vous vous plaignez d'etre meconnu; votre
patron ne sait pas vous apprecier. Attendez! je connais de vieille date le
caractere de Vardouin; il est avare d'eloges, il n'est pas expansif, mais
il est juste, et je parierais qu'il a deja remarque vos heureuses
dispositions. Il est temps--j'en conviens--de placer dans vos mains le
baton du maitre de l'oeuvre et de vous donner des travaux a diriger. J'en
fais mon affaire. Ainsi, plus de decouragement. Ne vous lassez pas de
marcher a la recherche du beau. Vous subirez de longues fatigues; mais vous
arriverez enfin au but tant desire, parce que vous possedez le courage qui
triomphe des obstacles et l'inspiration qui fait les grandes choses!

Comme il achevait de parler, Magdeleine, inquiete de ne pas voir revenir
ses enfants, se presenta devant eux au detour du sentier. L'etranger se
chargea d'excuser les deux jeunes gens, en prenant sur lui la
responsabilite de leur retard, et les quatre promeneurs se haterent de
gagner Bretteville. Comme Pierre Vardouin n'etait pas encore rentre, ils
s'arreterent sous le porche de sa maison. A leurs gestes, a leur
physionomie, il etait facile de voir qu'une discussion venait de s'engager.
L'etranger voulait retenir Francois et sa mere; Marie l'appuyait en
l'encourageant du regard, car elle n'osait manifester librement le desir
qu'elle avait de garder Francois a souper. Mais la pauvre veuve les
remercia, les larmes aux yeux, pretextant que sa tristesse s'associerait
mal a la joie des convives. Francois hesitait, partage entre la crainte de
laisser sa mere dans l'isolement et les voeux qu'il faisait pour passer
encore quelques instants pres de son amie.

--Je sais le moyen de tout arranger, dit l'ancien camarade de Pierre
Vardouin en prenant le bras de l'apprenti. Nous allons, mere Regnault, vous
reconduire jusqu'a votre porte. Peut-etre vous deciderez-vous, dans le
trajet, a accepter l'invitation que je me permets de vous faire au nom de
mon vieil ami. En tout cas, je serai bien aise de parler un peu avec
Francois. Cela donnera a Marie le temps d'appreter le repas, et a son pere
celui de rentrer chez lui.

Marie applaudit a cette idee et entra dans la maison. Elle donna ses ordres
a la domestique de son pere; puis elle courut au jardin cueillir des
fraises et des groseilles qu'elle disposa avec cet art merveilleux, avec
cette poesie que les femmes savent apporter aux plus petits details du
menage. Il etait huit heures lorsqu'elle rentra dans la chambre du maitre
de l'oeuvre, et le soleil, incline a l'horizon, eclairait l'eglise de ses
derniers reflets. La table, deja dressee, attendait les convives. La jeune
fille roula la chaise de reception--le meuble le plus soigne de
l'appartement--pres de celle de Pierre Vardouin. Restait a fixer sa place
et celle de Francois.

Il etait tout simple de rapprocher les escabeaux de la table. Mais une
heureuse idee, une idee qui traverse la tete de tous les amoureux, sans
qu'ils osent se l'avouer, changea sa resolution. Une chaise, un fauteuil
conviennent, plus que tout autre meuble, aux vieillards. Ils y jouissent de
toute la liberte de leurs mouvements et n'ont pas a se defendre contre
l'empietement de leurs voisins. Ce n'est pas la le compte des amants. Un
canape, un sofa repondent mieux a leurs desirs. Le rapprochement des pieds
ou des mains, le frolement du bras contre la robe, quelquefois des boucles
de cheveux qui s'egarent et se confondent, autant de plaisirs, autant
d'innocentes folies qui trompent la surveillance des vieux parents. On ne
connaissait pas au treizieme siecle l'usage des canapes et des sofas; mais
des bahuts, couverts de coussins, remplissaient le meme role que ces
inventions du luxe moderne.

Voila comment Pierre Vardouin, revenu de sa promenade, surprit Marie
s'epuisant en efforts inutiles pour deranger l'un de ces meubles.

--Que signifie tout cet emmenagement? dit le maitre de l'oeuvre en se
croisant les bras et en regardant sa fille de l'air le plus etonne du
monde.

--Aidez-moi d'abord a placer le bahut pres de la table. Tout va
s'expliquer.

--Allons, puisqu'il le faut! dit Pierre Vardouin du ton d'un pere habitue a
satisfaire les caprices de sa fille.

--Maintenant, reprit-il en s'asseyant sur le bahut, m'expliqueras-tu ce que
cela veut dire?

--Vous donnez a diner.

--Et je ne connais pas mes convives? La chose est plaisante!

A cet instant, la vieille servante ouvrit la porte et vint placer sur la
table deux plats copieusement garnis.

--C'est donc serieux? dit Pierre Vardouin en prenant un ton severe. Je
gagerais que tu as invite Francois et sa mere, sans mon autorisation?

--Vous vous trompez: je n'ai invite ni Francois, ni sa mere. Voici ce qui
s'est passe. En revenant de Norrey, la veuve Regnault et moi, nous avons
rencontre un etranger qui nous a priees de le mener pres de vous.

--C'est cela! tu m'amenes un inconnu, un vagabond peut-etre?

--Ni l'un ni l'autre, dit le voyageur qui venait d'entrer dans la chambre
avec Francois.

--Serait-il possible! s'ecria Pierre Vardouin en pleurant de joie. Toi ici,
Henry Montredon, mon ancien camarade!

--Moi-meme! mon vieil ami, dit l'etranger en pressant avec effusion les
mains du maitre de l'oeuvre. Des affaires m'appelaient a Caen. Je n'ai pas
voulu quitter le pays sans embrasser mon bon Pierre Vardouin!

C'etait plaisir de voir ces deux vieillards se donner de touchantes marques
d'affection, apres tant d'annees d'absence. Marie et Francois s'etaient
discretement retires au fond de la chambre pour les laisser tout entiers a
leur bonheur. Ils auraient pu se parler, et pourtant ils gardaient un
respectueux silence et consideraient cette scene avec attendrissement.
Pierre Vardouin excitait en eux une surprise dont ils ne se rendaient pas
compte. Ils etaient habitues a le voir triste et taciturne. Maintenant il
s'abandonnait a tous les elans de la joie. Ses traits, ordinairement
severes, prenaient tous les tons dont s'eclairent les natures passionnees.

--Marie, Francois, allons donc, petits faineants! s'ecria Pierre Vardouin
en remarquant pour la premiere fois l'immobilite de sa fille et de son
apprenti. Courez tous les deux chercher du vin, du meilleur et du plus
vieux! Courez vite et mettez, s'il le faut, la maison au pillage. Je veux
feter dignement le retour de ce cher Henry!

Les jeunes gens ne se le firent pas repeter. Ils descendirent quatre a
quatre les marches de l'escalier et entrerent dans le caveau. Quand ils en
sortirent, ils s'arreterent un instant pour reprendre haleine.

--Quelle heureuse rencontre nous avons faite la! dit Francois en retenant a
grand'peine contre sa poitrine plusieurs bouteilles de gres.

Marie portait a la main une lampe a trois becs, qu'elle venait d'allumer.

--Mon pere est d'une humeur charmante, dit-elle. C'est l'occasion de lui
parler de votre avenir.

--Laissons agir mon nouveau protecteur. Oh! l'excellent homme! Vous ne
sauriez imaginer, Marie, toutes les promesses qu'il m'a faites, toutes les
consolations qu'il a donnees a ma mere. N'en doutez pas, il decidera mon
patron a me tirer enfin de mon obscurite. Son plan est deja fait. Il m'a
recommande seulement de ne pas le contredire.

--Espoir et prudence! dit Marie en ouvrant la porte de la chambre.

--Enfin! voila de la lumiere! s'ecria Pierre Vardouin. Le jour commence a
tomber, et je ne pouvais distinguer les traits de mon vieil ami.

--Ah! dame! fit Henry Montredon en souriant, je ne suis plus le robuste
apprenti que tu as connu autrefois!... Nous n'avons pas perdu nos cheveux;
mais ils sont devenus blancs.

--Bah! interrompit Pierre Vardouin, ce n'est pas encore l'hiver: il neige
quelquefois en automne... La femme que tu choisirais ne serait pas si a
plaindre! Car tu n'es pas marie, je suppose? ajouta-t-il en promenant un
regard inquiet de sa fille a son ami.

--Flatteur! Si je voulais savoir la verite, je n'aurais qu'a m'adresser a
Marie...

--Nous oublions le souper, s'ecria Pierre Vardouin, qui avait ses raisons
pour ne pas continuer ce genre de conversation.

On se mit a table. Les deux maitres de l'oeuvre s'assirent en face de
l'eglise. Pierre Vardouin ne se lassait pas de la montrer a son ami, tandis
que Marie et Francois, places l'un a cote de l'autre sur le bahut, se
parlaient a voix basse. Cependant le maitre de la maison n'oubliait pas ses
convives. Les coupes s'entrechoquaient avec un bruit agreable, au milieu
des voeux qu'on formait pour l'avenir. Les visages etaient colores d'une
charmante animation. Les bons mots, les reparties, volant de bouche en
bouche, se croisaient, se heurtaient et rebondissaient de l'un a l'autre,
comme une balle dans la main des joueurs. C'etait le vrai moment des
confidences et des epanchements.

--Conviens, mon cher Vardouin, dit Henry Montredon, que tu es un homme
heureux!

--Je l'avoue! je n'ai pas a me plaindre du sort.

--Tu as un tresor dans ta maison, continua Montredon en tournant la tete du
cote de Marie; mais il ne faut pas en etre avare...

--C'est-a-dire: est-ce que nous ne marierons pas cette adorable enfant?
voila ta pensee... pas vrai? Eh bien! j'y ai deja songe, dit Pierre
Vardouin. Mais chut! reprit a voix basse le maitre de l'oeuvre, ma fille
nous ecoute... Il ne faut pas la faire rougir. Nous en parlerons plus tard.

--Ces deux enfants ont l'air de s'entendre a merveille, dit Montredon en
souriant.

Puis il ajouta a haute voix:

--J'aime a voir les jeunes gens s'amuser ainsi... C'est plein de promesses
pour l'avenir... Allons! buvons a la sante de Marie et de Francois!

Ces quelques mots renversaient tous les projets de Pierre Vardouin. Son
regard haineux alla glacer d'effroi son apprenti. Au lieu de lever sa coupe
a l'exemple des autres convives, il repoussa sa chaise en arriere avec
colere. Mais, se ravisant aussitot:

--Au fait, dit-il en serrant la coupe dans ses doigts, tu as raison, mon
cher Henry. Je bois a la sante de Francois, qui te devra une reconnaissance
eternelle... Je profite de ta presence pour le recompenser de ses services.

Les deux amants echangerent un coup d'oeil ou se peignaient toutes les
joies de l'esperance.

--A partir d'aujourd'hui, continua Pierre Vardouin, Francois n'est plus mon
apprenti.

Le silence etait si grand qu'on entendait distinctement la respiration des
trois temoins de cette scene.

--Je l'eleve, continua Pierre Vardouin avec un sourire ironique, a la
dignite de... macon!

Les trois coupes retomberent avec bruit sur la table. Pierre Vardouin
vidait la sienne d'un seul trait.

--Mon pere!...

--Vous m'insultez!

--Vous plaisantez!

S'ecrierent a la fois Marie, Francois et Montredon.

--Je parle serieusement, repondit Pierre Vardouin avec un calme affecte. Je
ne peux, je ne dois rien accorder a Francois au-dela de ses merites. Je
pense qu'il fera un bon ouvrier. Que demande-t-il de plus? Il est aussi
ignorant que mes tailleurs de pierre, et il voudrait deja tenir dans sa
main le compas du maitre de l'oeuvre. Quand on a de si hautes pretentions,
il est au moins necessaire de les justifier et de donner des preuves de
talent!

--Me l'avez-vous seulement permis? M'en avez-vous fourni l'occasion?
s'ecria Francois, qui, malgre les efforts de Marie, s'etait dresse de toute
sa hauteur et regardait son patron avec une audace dont on l'aurait cru
incapable.

--Le drole ose me repliquer! dit Pierre Vardouin en essayant de se lever.

Henry Montredon le retint cloue a sa chaise.

--Vous me reprochez mon ignorance? continua Francois, dont l'indignation ne
connaissait plus de bornes. Vous me demandez des preuves de talent? Eh
bien! je veux vous montrer ce que je sais faire. Je veux vous dire comment
je traiterais le sujet que vous devez sculpter sur les portes de l'eglise.
Jetez donc un coup d'oeil sur ce modele, ajouta-t-il en designant du doigt
un panneau en terre glaise appuye contre la muraille, dans un coin de la
chambre. Comme symbole de la musique, vous representez David jouant du luth
aux pieds de Sauel. Maintenant voici mon idee, et je la soumets au jugement
de votre venerable ami.

--Je te defends de parler! s'ecria Pierre Vardouin.

--Francois, disait Marie, au nom de notre amitie, gardez le silence... Mon
pere ne se connait plus!

Mais le jeune homme ne l'ecouta pas.

--Comme l'air est la source du son, dit-il, je le representerais sous la
forme d'un homme a puissante stature, avec une figure belle comme celle du
Christ. Il aurait dans ses mains les tetes de l'Aquilon et de l'Eurus; sous
ses pieds, celle du Zephyr et de l'Auster; a ses cotes, Arion et Pythagore;
entre ses jambes, Orphee: c'est-a-dire les trois grands musiciens de
l'antiquite. Les Muses acheveraient l'ensemble en formant un cercle autour
de son corps. Voila mon projet. Je cours en chercher le dessin, si vous
desirez le comparer au modele de mon maitre.

Le jeune homme se disposait a sortir.

A cet instant, Pierre Vardouin crut remarquer sur la physionomie de
Montredon des signes d'admiration. La jalousie le mordit au coeur. Il
s'echappa des mains de son ami et, s'elancant sur Francois, il lui imprima
sur le visage une de ces fletrissures dont la dignite humaine doit toujours
tirer vengeance.

Francois poussa un cri de fureur. Son premier mouvement fut de saisir une
bouteille, qu'il brandit au-dessus de sa tete. Mais, plus prompte que
l'eclair, Marie se precipita devant son pere.

--Frappez-moi! dit-elle en s'adressant a Francois.

Le jeune homme trembla comme un enfant. Il laissa tomber le projectile sur
le plancher et s'elanca hors de la chambre.




IV

  Verite est, et je le di
  Qu'amors vainc tout et tout vaincra,
  Tant com cis siecle durera.

  HENRY D'ANDELY.


Francois etait dans un veritable delire. Il parcourut le village en se
frappant le front avec des gestes de desespoir. Quelques personnes qui le
rencontrerent eurent pitie de son etat et lui offrirent de le ramener chez
sa mere. Mais la vue des hommes lui etait a charge, et, sans rien repondre,
il s'enfonca dans le premier chemin qui s'offrit a lui, sans but, sans
reflexion, en proie a une fievre devorante, desirant a tout prix la
solitude.

La lune inondait la campagne d'une douce lumiere. Il apercut bientot, a peu
de distance, le bois temoin de ses amours. Le hasard--peut-etre
l'habitude--avait conduit ses pas vers le lieu ordinaire de ses promenades.
Il entra sous les grands arbres, se laissa tomber pres du banc de gazon sur
lequel il s'etait assis le jour meme avec Marie et s'abandonna a tout
l'exces de sa douleur, s'exagerant, comme tous les malheureux, la portee du
coup qui venait de le frapper. Il se releva soudain, tout pale, tout
defait, et ne sortit du bois que pour commencer a travers champs une course
insensee. Le desespoir, la colere, les mille passions qui l'agitaient
avaient surexcite ses forces, au point qu'il semblait rire des obstacles et
franchissait d'un pied sur les fosses les plus larges et les haies les plus
elevees. Apres avoir couru ainsi pendant plus d'une heure, il fut tout
surpris de se retrouver a l'entree de Bretteville. Alors seulement il pensa
a sa mere. Mais il craignit de l'effrayer en se presentant subitement
devant elle, et cette crainte allait sans doute lui faire rebrousser
chemin, lorsque l'idee lui vint qu'elle etait peut-etre endormie. Cet
espoir le decida a rentrer pour prendre du repos; car il se sentait a bout
de forces et de courage. Il s'approcha donc de la maison et preta
l'oreille; tout etait silencieux. Il poussa doucement la porte; la lampe
brulait encore, et sa mere, agenouillee dans un coin de la chambre, priait
pour lui. Magdeleine l'avait entendu; elle se retourna; sans lui donner le
temps de se lever, Francois se jeta dans ses bras. Jusque-la, il n'avait
pas verse une seule larme. Maintenant les sanglots dechiraient sa poitrine.
Il pleura longtemps ainsi sur le sein de sa mere.

--Oh! comme je souffre, ma mere, dit Francois en s'affaissant sur un
escabeau.

Alors seulement la pauvre femme s'apercut de la paleur de son fils et du
desordre de ses vetements.

--Mon Dieu! dit-elle, que t'est-il arrive? Ton front est couvert de sueur,
tes joues sont pales, comme si tu allais mourir. Tu n'es pas querelleur
pourtant, et je ne te connais pas d'ennemis...

--Je n'ai pas ete blesse, dit Francois, et cependant je souffre plus que si
j'etais a mon dernier moment. Je souffre la! reprit-il d'une voix percante
en prenant la main de sa mere et en la placant sur son coeur.

Puis il baissa la tete et retomba dans un morne silence.

--Parle-moi, dit Magdeleine. Que puis-je faire pour te soulager? Je t'aime
tant que je trouverai bien le moyen de te consoler. Mais--pour l'amour du
ciel!--ne me regarde pas ainsi fixement, sans me repondre!

--Nous sommes perdus, ma mere! nous sommes sans ressources! repondit
sourdement Francois!

--Ne sommes-nous pas habitues a la misere? dit Magdeleine en souriant
tristement.

--C'est vrai, interrompit Francois dont les yeux brillerent d'un vif eclat;
mais nous avons toujours eu du pain, et nous allons en manquer!

--Comment cela? s'ecria Magdeleine au comble de l'inquietude; n'es-tu pas
plein d'ardeur au travail?

--Et si je n'ai pas d'ouvrage?

--C'est mal, ce que tu dis la, Francois! tu devrais mieux reconnaitre les
bienfaits de Pierre Vardouin.

--Oh! ne me parlez pas de cet homme! s'ecria Francois avec un geste de
colere. Il m'a insulte, insulte devant son ami, devant Marie! Je ne veux
plus reparaitre devant lui, car je serais capable de le tuer. D'ailleurs,
ne m'a-t-il pas chasse ignominieusement de chez lui!

Et le jeune homme raconta rapidement tout ce qui s'etait passe au souper de
Pierre Vardouin: sa querelle avec le maitre de l'oeuvre et les
circonstances qui l'avaient amenee.

--Il est encore possible de le flechir, dit Magdeleine en s'avancant vers
la porte. Si j'allais me jeter a ses pieds, lui demander ton pardon?

--Ne le faites pas, ma mere! dit Francois en etreignant fortement les mains
de Magdeleine dans les siennes... Vous me feriez mourir de honte!

--Ecoute Francois! reprit la pauvre femme. Si tu as encore quelque amour
pour moi, tu refouleras bien loin dans ton coeur ces sentiments d'orgueil
qui ne conviennent pas a de pauvres gens comme nous, obliges de vivre de
leur travail. Vois, dit-elle en faisant tomber quelques pieces de monnaie
de son escarcelle, voila tout ce qui nous reste: a peine de quoi vivre une
semaine! Ce n'est pas pour moi que je parle. Je ne me plains pas. Mais je
voudrais te savoir heureux; je voudrais te voir triompher d'un moment de
decouragement. Allons, mon fils, de l'energie, et souviens-toi que si le
devoir du riche est dans la charite, celui du pauvre est dans le travail.

--Le travail! le travail! repeta Francois en redressant fierement la tete,
c'est ce que je demande au ciel! Car je ne suis pas de ceux-la--Dieu
merci!--qui se croisent les bras et se complaisent dans une vie d'oisivete.
J'ai de la force, du courage, je suis jeune et je veux travailler pour
vous, ma mere. Mais ne me forcez pas a croupir dans Bretteville. Pierre
Vardouin m'a ferme l'entree de son chantier? Eh bien! j'irai chercher
fortune ailleurs. Je ferai comme tant de maitres de l'oeuvre qu'on voit
courir le monde, offrant leurs services a qui les veut bien payer.

--Tu consens donc a abandonner ta mere?

--Non pas, vous me suivrez; je vous rendrai tous les soins dont vous avez
entoure mon enfance. Et vous serez heureuse, car j'aurai de l'or; et vous
serez fiere, car j'aurai de la gloire!

Les yeux de Magdeleine etaient tournes vers le ciel. Deux grosses larmes
roulerent sur ses joues, tandis que ses levres s'agitaient faiblement,
comme si elle eut adresse a Dieu une fervente priere.

--Vous pleurez, ma mere? dit Francois.

--J'esperais, repondit tristement Magdeleine, mourir a Bretteville et
reposer pres de la tombe de mon mari.

--Je vous promets de revenir tous les ans au pays. Vous pourrez alors
accomplir votre pieux pelerinage de Norrey. Allons, ma mere, repoussez a
votre tour ces funebres pensees. Voyez, j'ai presque oublie l'insulte de
Pierre Vardouin et je me sens plein d'ardeur, depuis que j'ai pris une
forte resolution. Avec l'argent qui nous reste, nous irons a Caen. J'y
trouverai de l'ouvrage et nous commencerons bientot notre tour de France.
Un coup de main, ma mere; vous serez plus habile que moi a empaqueter mes
vetements.

--Volontiers, puisque c'est ta volonte bien arretee, soupira Magdeleine.

Et le fils et la mere commencerent leurs preparatifs de voyage.

Apres la brusque sortie de Francois, Marie, qui connaissait le caractere
irritable de son pere, se decida a quitter la chambre sans avoir essaye de
justifier son amant ou du moins d'implorer son pardon. Cette resolution lui
coutait cher, car elle se sentait bonne envie de se jeter aux genoux de
Pierre Vardouin et de donner un libre essor a sa douleur. Mais elle pensa
que son pere pourrait lui reprocher plus tard, en rougissant, d'avoir ete
temoin de son honteux emportement. Cette crainte l'emporta sur son emotion.
Elle refoula ses larmes et, avant de sortir, elle tourna ses yeux humides
du cote d'Henri Montredon, comme pour lui demander son assistance. Le
vieillard lui sourit avec bonte et repondit par un coup d'oeil expressif
qui voulait dire, a ne s'y pas tromper: Courage! je sauverai tout.

Quand elle se trouva sur le palier de l'escalier, Marie se demanda si elle
rentrerait dans sa chambre; mais son hesitation s'envola, plus rapide que
l'oiseau dont on ouvre la cage. Elle s'arc-bouta des deux mains contre la
muraille, appuya son oreille contre la porte et retint sa respiration, de
maniere a ne rien perdre de ce qui allait se dire dans la chambre de son
pere.

La pauvre fille n'avait certes pas le vilain defaut que Walter Scott
impute, a tort ou a raison, a toutes les filles d'Eve. Elle n'etait pas
curieuse. Mais elle venait d'entendre son nom et celui de Francois. C'etait
son jugement qu'on allait prononcer; et, de tout temps, on a permis a
l'accuse d'assister aux debats qui decident de son sort.

Pierre Vardouin marchait a grands pas d'un bout de la chambre a l'autre.

Montredon, encore assis devant la table et appuye sur un de ses coudes,
suivait des yeux la pantomime furieuse du maitre de l'oeuvre. Il deplorait
la jalousie de son ancien camarade. Il voyait son emportement avec degout.
Et cependant il n'etait plus maitre de son envie de rire, des que la colere
de Pierre Vardouin se manifestait par un geste ridicule ou par un eclat de
voix pareil a une fausse note.

Nous sommes ainsi. Commencons-nous a lire dans le coeur humain? Sommes-nous
inities a ses plus sombres mysteres? nous plaignons nos semblables et nous
en rions. Il n'y a pas d'autre secret au drame; et celui-la seul est
mechant, qui ne plaint jamais et qui rit toujours.

--Francois! Francois! repetait sans cesse le maitre de l'oeuvre, maudit
soit le jour ou je t'ai ouvert pour la premiere fois la porte de ma maison!

Henri Montredon savait par experience qu'il en est de la colere de l'homme
comme de celle des torrents. Opposez-leur un obstacle; aussitot les eaux
s'y brisent avec impetuosite. Puis elles se divisent en une foule de petits
courants qui perdent de leur force a mesure qu'ils s'etendent sur un
terrain plus large.

--Voila une superbe colere! dit-il en plaisantant. Seulement, je me demande
comment Francois peut en etre la cause?

Pierre Vardouin s'arreta brusquement et, se croisant les bras devant
Montredon avec ce geste intraduisible d'un homme qui croit repondre a une
grosse absurdite:

--Pourquoi je suis irrite contre Francois? dit-il d'une voix eclatante...
Mais le bienfaiteur qui se voit paye d'ingratitude; le maitre, dont la
science est mise en doute par l'eleve; le pere, dont la fille est
compromise par un homme sans honneur, tous ces gens-la ont-ils le droit de
s'emporter? En verite! il faudrait avoir la patience d'un ange...

--Pour t'ecouter plus longtemps, dit Montredon en baillant a se briser la
machoire. Bonne nuit!

Il se leva, tout en parlant ainsi, et fit plusieurs pas vers la porte.
Pierre Vardouin l'arreta par le bras.

--Enfin, dit-il, tu conviendras toi-meme que Francois est trop jeune pour
qu'on en fasse un maitre de l'oeuvre?

--Certainement, repondit Montredon en se frottant les yeux.

--Que j'ai bien fait de lui interdire l'entree de ma maison?

--E-e-videm-em-ment! balbutia le defenseur de Francois.

--Que d'ailleurs il est completement incapable?

--Ou-ou-i.

--Que ma fille est d'un trop haut rang?...

--Ouf!

--Pour epouser un si pauvre here?

Cette fois, Montredon repondit par un ronflement bien caracterise.

--Il dort, l'imbecile! s'ecria Pierre Vardouin en le secouant
vigoureusement par les epaules.

La colere du maitre de l'oeuvre avait change de cours, grace au systeme de
_barrage_ d'Henri Montredon. Le ruse vieillard n'eut pas de peine a sortir
de son faux assoupissement.

--Je suis accable de sommeil, dit-il, et cependant j'avais a te communiquer
des choses du plus haut interet. Tu n'as pas devine le but de mon voyage
dans ce pays?... Allons, tu fremis encore!... A demain les confidences.

--Il n'est pas tard, s'ecria Vardouin en cherchant a le retenir.

--Peut-etre m'a-t-on recompense au-dela de mes merites, poursuivit Henri
Montredon qui joignait la finesse d'Ulysse a l'experience de Nestor...

--Tu occupes un poste eminent? demanda Pierre Vardouin vivement intrigue.

--Il est certain que je jouis d'une grande influence...

--Vraiment?

--Et que je puis etre utile a mes anciens amis.

--Tu as toujours aime a rendre service.

--Si tu me fais des compliments, je m'echappe, je vais dormir!

--Sois donc raisonnable, dit Pierre Vardouin: laissons aux petites filles
le soin de se mettre au lit des que le soleil a quitte l'horizon.
Asseyons-nous devant cette table. Tu ne refuseras pas de trinquer avec un
vieux camarade qui, moins heureux que toi, n'a pas rencontre la gloire sur
son chemin.

--Dis: plus modeste.

--Il est vrai que j'aurais pu, comme tant d'autres, offrir mes services a
quelque riche abbaye.

--Mais tu as prefere l'obscurite au grand jour, le village a la grande
ville.

--J'ai renferme en moi-meme mes faibles talents.

--Et personne n'est venu leur ouvrir?

--On s'en repentira peut-etre, repondit fierement Pierre Vardouin.

--On s'en est meme deja repenti, dit Montredon en souriant.

--Que veux-tu dire?

--Je suis employe, comme tu le sais, aux travaux de l'abbaye de St-Ouen.
Dernierement, le reverend pere abbe me fit appeler pres de lui. "Henri
Montredon, me dit-il, je n'ai jamais doute de votre discretion et de votre
devouement. Il n'est donc pas surprenant que je vous aie choisi pour une
mission secrete..." Je recois l'ordre de partir sans retard. J'arrive a
Caen, ou je passe deux jours, et me voila a Bretteville.

--On avait entendu parler de l'eglise que je construis? dit Pierre
Vardouin.

--Sans doute.

--Et alors?... demanda le maitre de l'oeuvre, avec un etranglement dans la
voix.

--Alors... il a ete decide que l'on en construirait une autre a Norrey.
L'abbe n'a pas voulu que cette succursale de St-Ouen fut moins bien traitee
que le village de Bretteville.

--C'est folie, reprit Pierre Vardouin, de construire deux eglises dans un
si petit espace. L'une fera tort a l'autre.

--A ce point de vue, la tienne n'a rien a craindre.

--J'ose m'en flatter. Mais, si l'on continue sur ce pied-la, nous verrons
bientot plus de clochers que d'habitants dans le pays.

--J'execute les ordres de mon superieur.

--Et tu vas commencer les travaux?

--Non pas. Je viens seulement choisir un entrepreneur. J'ai songe a toi, et
me voila.

Vardouin etait rayonnant. Il lui etait doux de penser qu'il aurait encore
une fois l'occasion de mettre ses talents en lumiere.

--Ainsi, dit-il avec une certaine timidite, tu as songe a moi pour la
construction de cette nouvelle eglise?

--Non, mon cher! non! pas precisement.

Pierre Vardouin fit trembler le plancher sous ses pieds, et le sang lui
monta au visage.

--Tu ne veux pas te railler de moi? dit-il avec colere.

Henri Montredon ne repondit pas et laissa passer l'orage. Jusque-la, il
avait dirige l'entretien suivant ses desirs, menageant les emportements de
Pierre Vardouin avec le calme d'un auteur dramatique qui noue et denoue,
suivant son caprice, les fils de son intrigue. Mais la piece devenait
serieuse; il eut un moment d'inquietude et d'hesitation.

Pierre Vardouin avait etudie avec lui le grand art des maitres de l'oeuvre.
Pendant trois ans ils s'etaient coudoyes dans les memes chantiers; ils
avaient mis leurs plaisirs et leurs chagrins en commun; ils se confiaient
leurs projets, se disaient leurs esperances. Refuserait-il maintenant a son
ancien camarade une legere satisfaction d'amour-propre? Il n'avait qu'un
mot a dire pour le voir sauter a son cou et pleurer de joie. D'un autre
cote, qui pouvait lui repondre des moyens de Francois Regnault, a qui il
commencait a penser serieusement pour lui confier la direction des travaux
de Norrey? Le jeune homme avait de l'enthousiasme, mais il manquait
d'experience; il n'avait pas encore fait ses preuves. Les sentiments
d'Henri Montredon allaient de Francois a Pierre Vardouin qui semblait, en
derniere analyse, etre sur le point de faire pencher la balance de son
cote, lorsqu'un sanglot de Marie, entendu seulement de Montredon, vint tout
a coup terminer ce combat interieur en faveur de Francois.

--Elle l'aime, se dit-il; son pere est vieux et n'a plus longtemps a vivre;
il est juste que sa vanite se taise devant le bonheur de sa fille.

Pierre Vardouin s'etait leve et avait recommence sa promenade furieuse.
C'etait le moyen qu'il employait d'ordinaire pour dissiper ses
emportements. Henry Montredon l'arreta au passage en lui appliquant
familierement la main sur l'epaule.

--Pierre Vardouin, lui dit-il, consentirais-tu, pour tout l'or du monde, a
faire quelque chose de nuisible a ta reputation?

--Non, par Saint Pierre; mon patron!

--Ecoute-moi alors... Le maitre de l'oeuvre de Saint-Ouen m'a fait mander
qu'il connait le but secret de ma mission et qu'il saura bien me perdre, si
je confie la construction de l'eglise de Norrey a un homme de talent. Il
est jaloux! Comprends-tu maintenant pourquoi je ne t'ai pas propose cette
affaire?

--Merci! s'ecria Pierre Vardouin en serrant energiquement la main de son
ancien camarade; merci! cela me fait du bien de savoir que mon clocher de
Bretteville n'aura pas a craindre la comparaison.

--J'ai donc besoin d'un homme incapable, continua Henri Montredon... Ou le
trouver?

--Je ne sais.

--La chose n'est pas rare cependant. Dans tous les cas, un homme
inexperimente ferait bien mon affaire... J'ai pense a Francois.

--Un enfant! s'ecria Pierre Vardouin.

--C'est justement ce qui m'en plait.

--Il fera absurdites sur absurdites!

--Tant mieux.

--Il est d'un entetement a toute epreuve

--A merveille!

--Il n'ecoutera aucun conseil.

--Bravo!

--Il est meme capable de montrer du talent, pour nous contredire.

--Pour cela, je l'en empecherai bien.

--Comment? demanda Pierre Vardouin.

Il y avait, dans la maniere dont ce mot fut accentue, une telle inquietude,
un aveu si naif du merite de Francois, que Henri Montredon ne put
s'empecher de sourire.

Tu n'ignores pas, dit-il, que Francois ferait tout au monde pour obtenir la
main de ta fille?

--Il ne l'aura jamais!

--On peut la lui promettre.

--Quitte a ne pas tenir?

--Pardon. Mais on lui fixera pour terme de son attente le jour ou la
croix...

--Couronnera la pyramide du clocher de Norrey?

--C'est cela meme!... Comprends alors son ardeur a conduire les travaux, a
presser les ouvriers. Laisse agir sa passion, et sois assure qu'il ne
prendra pas le temps de construire un chef-d'oeuvre.

En achevant ces mots, Henry Montredon sortit, laissant le maitre de
l'oeuvre tout etourdi de cette etonnante confidence.

Derriere la porte, il trouva Marie.

--Eh bien, lui demanda-t-il en souriant, je suppose que vous avez tout
entendu... Etes-vous contente?

--Pas plus que ne le serait Francois, s'il eut ete a ma place.

--Est-ce ainsi que vous reconnaissez mon devouement?

--Quand on aime vraiment quelqu'un, repondit Marie d'une voix ferme, on le
defend; mais on ne le degrade pas, en le mettant dans une situation d'ou il
ne peut sortir qu'avec honte et deshonneur.

--Il fallait bien mentir un peu...

--On n'a pas besoin de mentir lorsqu'on se fait l'avocat d'une bonne cause,
dit noblement Marie. Et moi qui aime Francois de toutes les forces de mon
coeur, non-seulement je lui refuserais ma main, mais encore je ne lui
accorderais pas un regard de pitie, s'il devait oublier, en faisant un
marche indigne, ce qu'il doit a Dieu et a son art.

Et Marie s'enfuit, toute rouge d'indignation, a la pensee du role humiliant
qu'on voulait faire jouer a Francois.

Le lendemain, le soleil se leva radieux a l'horizon. L'espace qu'il allait
parcourir s'etendait devant lui, pur et libre de tout nuage. Il semblait
que le ciel eut voulu celebrer sa bienvenue en ecartant tout ce qui pouvait
nuire a son eclat.

Lorsque Francois se reveilla, ses yeux furent eblouis par un rayon de
soleil qui, apres avoir traverse la fente d'un des contrevents, venait se
briser au-dessus de son lit contre la muraille. Il sauta a terre, presque
honteux de sa paresse, s'habilla lestement et courut ouvrir la fenetre. Une
brise tiede et chargee d'aromes penetra dans l'appartement. Le jeune homme
aspira avec force cet air vivifiant.

--La belle matinee! s'ecria-t-il en promenant lentement son regard sur
l'azur du ciel.

--Helas! la journee ne lui ressemblera pas! dit tristement la mere de
Francois, qui s'etait approchee sans bruit.

Francois saisit les mains de sa mere dans les siennes. Dieu sait seul ce
qu'il y eut de regrets, de douleur dans ce serrement de mains et dans le
regard qu'ils echangerent tous les deux. Cette nouvelle emotion allait
peut-etre ebranler la resolution du jeune homme. Ses reves d'avenir, ses
projets de voyage, le mystere d'une vie inconnue, tout cela n'avait plus
pour lui le meme charme qu'au moment de la colere. Il sentait tout ce qu'il
allait perdre. Il ne voyait pas ce qu'il allait gagner. Il repassa
rapidement dans sa memoire les evenements de la soiree. La conduite de
Pierre Vardouin ne lui paraissait plus aussi odieuse que la veille. Il se
reconnaissait meme des torts. Mais, pour rien au monde, il n'eut consenti a
faire les premieres avances. La perspective d'une telle humiliation lui
rendit toute son energie. Il s'approcha du havre-sac qui contenait ses
vetements et ceux de sa mere. Il le jeta sur son dos, empoigna le baton
dont son pere se servait quand il se mettait en route et, prenant sa plus
grosse voix, afin de dissimuler son envie de pleurer:

--Ma mere, dit-il, voici l'heure ou les travailleurs se rendent aux champs.
Il est temps de partir.

La veuve se cacha la tete dans les mains.

--Partons, ma mere! reprit Francois d'un ton moins assure.

La pauvre femme ne repondit pas; elle eclata en sanglots. Son fils lui
tendait la main droite, tandis que de l'autre il retenait ses larmes.

--Mere, dit-il tout bas, de maniere a ne rien laisser voir de la douleur
qui le suffoquait, venez-vous?

--Quoi! vous partez sans moi? dit une voix douce comme celle qu'on prete
aux anges.

Francois et sa mere, dans leur foi naive, crurent en effet que, touche de
leur douleur, le ciel leur envoyait un de ses messagers.

Ils se retournerent et, surpris, reconnurent Marie.

La jeune fille etait encadree dans la baie de la porte, au milieu de la
vigne vierge, dont les feuilles laissaient percer de place en place quelque
joyeuse petite fleur de clematite. Elle etait rayonnante de beaute. Placee
ainsi, elle ressemblait, s'il nous est permis d'emprunter notre comparaison
a une epoque plus rapprochee de nous, a ces portraits de jeunes femmes, que
les artistes du dix-huitieme siecle se plaisaient a entourer de guirlandes
de fleurs.

Marie se jeta dans les bras de la veuve Regnault.

--Mechants! disait-elle en pleurant, mechants qui vouliez abandonner votre
petite Marie!

Francois etait reste sur le seuil de la porte. Tout a coup il poussa un
grand cri et rentra precipitamment dans la chambre.

--Qu'y a-t-il? demanderent les deux femmes.

--Pierre Vardouin! s'ecria Francois hors de lui. Il s'avance de notre cote.

--Quel malheur si mon pere me surprenait ici! dit Marie.

--Venez! lui dit la veuve Regnault.

Elle l'entraina dans la chambre voisine.

Lorsqu'il vit le maitre de l'oeuvre entrer d'un pas resolu dans la maison,
Francois porta instinctivement la main a son coeur, comme pour en comprimer
les battements. Il etait trop jeune, et ses passions etaient trop vives
pour que son emotion echappat a un oeil aussi exerce que celui de Pierre
Vardouin. L'attitude de l'apprenti n'exprimait pas le defi; mais elle etait
pleine de noblesse et de fierte. Il se decouvrit, par respect pour les
cheveux blancs du maitre de l'oeuvre, et garda le silence. Il attendait une
explication. Pierre Vardouin comprit qu'il n'obtiendrait rien du jeune
homme, s'il ne lui adressait pas les excuses auxquelles il savait,
d'ailleurs, qu'il avait droit. Il s'avanca donc a sa rencontre en lui
tendant la main.

--Francois, dit-il, l'offense etait grave,--je le sais,--mais irreflechie.
Voici la main qui vous a frappe. Voulez-vous la serrer, comme celle d'un
ami qui reconnait ses torts?

Le jeune homme repondit par une etreinte cordiale, mais tout en conservant
une certaine retenue et sans manifester d'etonnement. Cette froideur deplut
au maitre de l'oeuvre.

--Garderais-tu un vieux levain de rancune contre moi? demanda-t-il.

--Dieu m'en preserve! dit Francois. Seulement j'ai peine a croire que je
doive la visite de Pierre Vardouin a un but desinteresse. J'attends donc
l'explication de sa demarche.

--Tu as vraiment une penetration remarquable pour ton age, Francois.
Parlons donc franchement. Veux-tu rentrer dans mon chantier?

--Non! repondit Francois avec fermete. Vous me rendez votre amitie, et je
vous en suis reconnaissant. Mais quant a travailler sous vos ordres,
jamais!... Voyez plutot, ajouta-t-il en montrant son havre-sac et son baton
de voyage, je me disposais a partir.

Un eclair de joie illumina le visage severe de Pierre Vardouin.

--Au fait! se dit-il, si je laissais s'envoler l'oiseau, je n'aurais pas la
peine de fermer sa cage. Il emporterait avec lui tous les soucis dont il
etait l'occasion.

Mais une reflexion le ramena a sa premiere idee. Si Francois quittait le
pays, Henri Montredon choisirait peut-etre quelque habile entrepreneur,
dont l'amour-propre tiendrait a surpasser la renommee de Pierre Vardouin.
Au contraire, s'il obtenait pour Francois la direction des travaux de
Norrey, il exercerait sur lui une influence toute-puissante. Il
l'ecraserait sous ses pieds, plutot que de permettre a son talent de se
deployer.

--Tu tiens a ton independance? reprit-il en s'adressant au jeune homme.

--Je suis lasse d'obeir.

--Et si tu commandais a ton tour?

--Oh! cela n'arrivera jamais!

--Plus tot que tu n'oserais l'esperer.

--Vous vous jouez de moi... Cela n'est pas serieux?

--Tellement serieux que je viens t'offrir le baton de maitre de l'oeuvre.

--Quoi! s'ecria Francois, le front rayonnant d'esperance, je conduirais des
ouvriers, je construirais des eglises! Tous mes reves, toutes les belles
choses que j'ai concues, que j'ai meditees, je pourrais leur donner une
forme, leur donner la vie, les soumettre au jugement des autres? Je me
ferais un nom, je serais assez grand pour qu'on ne me refusat pas la main
de Marie!... Mais non! cela n'est pas vraisemblable, cela est impossible,
je ne suis qu'un insense; et vous-meme, vous ne pouvez vous empecher de
rire de ma folie!

--Tu as si bien ta raison, et tout ce que je te dis est si bien
l'expression de la verite que voila Henri Montredon...

--Tout pret a vous saluer du titre de maitre de l'oeuvre, dit le nouveau
venu en entrant.

--Ah! s'ecria Francois.

Il ne put trouver une parole; mais il tendit la main a son protecteur et le
remercia par un regard eloquent.

--J'espere que tu nous construiras une belle eglise, dit Montredon en lui
frappant amicalement sur l'epaule.

Il lui expliqua en peu de mots ce dont il s'agissait.

--Oh! repondit Francois, je vous ferai quelque chose de beau!

--Songe, interrompit Pierre Vardouin, que tu n'auras qu'un bref delai pour
construire ton eglise.

--Combien de temps?

--Je ne sais au juste, repondit Pierre Vardouin assez embarrasse du silence
d'Henri Montredon... Mais... tu aimes Marie?

--Plus que la gloire!

--Eh bien, je te l'accorderai en mariage...

Le jeune homme tomba aux genoux du maitre de l'oeuvre.

--Le jour ou l'on posera la derniere pierre de l'eglise de Norrey.

--Cependant, dit Francois, je ne puis sans un temps raisonnable...

--Si tu aimes vraiment ma fille, tu hateras les travaux, tu presseras les
ouvriers. Rien n'est impossible a l'amour. D'ailleurs je ne reviens pas sur
ma parole. Voila mes conditions!

--Et voici les miennes! dit Marie d'une voix assuree en entrant dans la
chambre avec la veuve Regnault.

Pierre Vardouin devint horriblement pale. Il voulut saisir sa fille et
l'entrainer. Mais elle glissa dans ses doigts, courut vers Francois, le
prit par la main et le conduisit devant un Christ en pierre attache a la
muraille. Les spectateurs de cette scene etaient sous le coup d'emotions si
violentes, que pas un d'entre eux ne trouva la force d'exprimer sa colere,
son etonnement ou son admiration.

--Voyez-vous cette image du Sauveur? dit Marie en montrant le Christ a
Francois. Quelle expression de souffrance! quelle resignation divine!
quelle sublime bonte dans ce regard d'agonisant! Celui qui a pu travailler
une matiere ingrate, de facon qu'il en ressortit un si poignant embleme de
la passion de Jesus, celui-la,--n'est-ce pas,--devait etre un merveilleux
sculpteur, un des princes de son art? Non, c'etait un simple ouvrier. Eh
bien! le fils de cet homme inspire vient d'etre nomme maitre de l'oeuvre.
Et ce fils... c'est vous, Francois; car ce Christ est l'ouvrage de votre
pere. Ferez-vous injure a sa memoire? oublierez-vous ses lecons?
consentirez-vous a faire une oeuvre indigne de lui, indigne de vous? Non,
Francois!... Que votre travail merite l'admiration des hommes; que votre
amour pour moi devienne une source feconde d'inspirations; qu'il ne soit
pas une entrave au developpement de votre genie. Ne vous pressez pas,
consacrez a votre entreprise tout le temps qu'elle exige. Je saurai bien
attendre. Et je vous jure aujourd'hui, en face de cette figure du Christ,
de ne jamais donner ma main a un autre que vous!

Le rayonnement du bonheur illuminait le front de Francois. Il tomba aux
genoux de Marie. Il essaya de prendre une de ses mains pour la couvrir de
baisers. Mais la jeune fille se deroba a ces marques d'amour et, se
tournant resolument du cote de Pierre Vardouin:

--Mon pere, dit-elle, je suis a vos ordres.

Son assurance, la fierte de son attitude en imposerent au maitre de
l'oeuvre. Il donna silencieusement le bras a sa fille et sortit, apres
avoir jete sur Francois un regard ou se peignait toute sa haine.




V

Deux martyrs.


Huit ans s'etaient ecoules depuis le serment de Marie. Son fiance avait
noblement repondu a son religieux enthousiasme. La tour de l'eglise de
Norrey s'elevait, gracieuse et coquette, au-dessus des peupliers les plus
elances.

Rien de mieux ordonne que l'ensemble de l'edifice; rien de plus elegant, de
plus acheve que ses moindres details. On n'y voyait pas les lourds et
massifs piliers de l'epoque romane; on n'y voyait pas les formes
contournees, les tours de force qui, plus tard, caracteriserent
l'architecture dite _flamboyante_. C'etait un des types les plus heureux de
cette belle periode du treizieme siecle, dont la Sainte-Chapelle est
l'ideal. La, tout est si bien prevu que l'oeil n'est blesse par aucune
defectuosite; tout est si bien a sa place, qu'on ne saurait ajouter ni
retrancher le plus petit ornement sans nuire a l'effet general. Les
colonnettes s'elancent legerement, des deux cotes du choeur, pour se
rejoindre a la voute et s'y epanouir en un gracieux bouquet, comme ces
fusees qui decrivent dans l'air leur lumineuse parabole et se terminent par
une gerbe de feux du Bengale. La tenuite des piliers ne vous cause aucun
effroi; car ils sont aussi solides qu'elegants. Ils ne ressemblent pas a
ces geants difformes qui n'ont, pour soutenir leurs grands corps, que des
jambes amaigries, mais a ces hommes bien proportionnes, dont chaque partie
du corps s'est logiquement developpee.

Une ornementation simple, de grandes lignes, l'union intelligente du beau
et de l'utile, voila ce qui fait le charme et le prix de la petite eglise
de Norrey.

Au moment ou nous retrouvons Francois, le jeune maitre de l'oeuvre etait au
milieu de son chantier. Les ouvriers travaillaient et jasaient autour de
lui, sans que l'idee de les surveiller ou d'ecouter leurs propos vint
troubler sa reverie. Appuye contre un bloc de pierre, les yeux fixes sur le
corps carre de la tour qui n'attendait plus que sa pyramide pour que
l'edifice fut dignement couronne, le jeune homme semblait abime dans de
profondes reflexions. Une expression de mortelle tristesse etait repandue
sur ses traits. Le vent lui fouettait insolemment dans le visage; et il
demeurait, les bras croises, immobile, et dans un morne accablement. Son
travail lui valait l'admiration des hommes. Mais de combien de douleurs
n'avait-il pas ete la source?

Huit longues annees s'etaient passees depuis la promesse de Marie. On lui
avait defendu de la voir. La pauvre fille etait enfermee ou surveillee.
Pierre Vardouin l'accompagnait, chaque fois qu'elle mettait les pieds hors
de la maison. Impossible de le flechir, impossible meme de parvenir jusqu'a
lui. Il se barricadait chez lui, comme dans une forteresse. A plusieurs
reprises, Francois avait envoye sa mere chez le maitre de l'oeuvre de
Bretteville pour essayer de le toucher. Mais Pierre Vardouin ne voulut pas
l'ecouter et lui ferma sa porte. Helas! la pauvre femme n'eut point
l'occasion de tenter une nouvelle epreuve; une courte maladie l'enleva a
l'affection de son fils.

Ce fut pour Francois le plus affreux des malheurs. Prive de l'amour de
Marie, prive des consolations de sa mere, il eut un horrible vertige, en se
sentant reduit a ses seules forces morales. Pas un etre qui s'interessat a
lui, pas une bouche amie pour lui dire de ces douces paroles qui sont la
nourriture du coeur; personne a aimer!

Le jeune homme fut arrache a ses sombres pensees par une petite altercation
qui venait de s'elever entre ses ouvriers.

--J'imagine, disait un tailleur de pierre, qu'il est fort inutile de
s'extenuer a polir des cailloux, pour que le diable s'amuse a les mettre en
morceaux.

--Ma foi! je suis de l'avis de Greffin, dit un autre ouvrier.

--Qui, d'entre nous, aura le courage de garder l'eglise cette nuit? demanda
un troisieme.

--Pas moi, certes!

--Ni moi.

--Il faudrait avoir des griffes au bout des doigts, reprit Greffin, pour
affronter les esprits de l'enfer.

--Alors ta femme pourrait servir de sentinelle, dit un bouffon de la
compagnie.

--Je ne comprends pas qu'on plaisante sur les choses serieuses, repondit
Greffin visiblement contrarie.

--Vous rappelez-vous la statue de la Vierge, que j'avais portee hier soir
dans la nef? demanda un sculpteur, qui arriva fort a propos pour empecher
une querelle.

--Si je me la rappelle! dit un tailleur de pierre: c'est ce que tu as fait
de mieux!

--Eh bien, voila! dit le sculpteur.

Et il se frappa le cou du tranchant de la main.

--Elle est brisee? demanderent les ouvriers en choeur.

--On lui a tranche la tete! repondit le sculpteur. Je savais, ajouta-t-il,
que Kerlaz avait recu l'ordre de passer la nuit dans l'eglise. Je
m'appretais a y aller pour lui tenir compagnie, lorsque le pauvre garcon
s'est avance a ma rencontre avec une mine a faire trembler. Une bosse
affreuse lui cachait la moitie d'un oeil.

--Il est tombe? demanda-t-on.

--Non; mais il s'est battu.

--Avec qui?

--Avec un esprit qui a le poing solide, allez!... Il parait qu'il
s'eclairait (l'esprit bien entendu) avec une petite lanterne sourde. Il
prenait toutes ses aises, afin de mieux briser ma statue. Alors Kerlaz, qui
est un rude compere et qui n'a pas peur, s'est approche de lui tout
doucement. Mais au moment ou il allongeait la main pour l'empoigner, il a
recu un terrible coup en plein visage. Lorsqu'il a rouvert les yeux:
bonsoir! l'esprit etait parti... Il ne restait plus que la bosse. Comme je
ne tiens pas a etre defigure, j'ai pris la ferme resolution de ne pas
monter la garde dans l'eglise.

--Je vous eviterai cette peine, dit Francois qui s'etait approche du groupe
des parleurs. Je veillerai moi-meme, cette nuit, a la surete de l'eglise.
J'entends que desormais il ne soit plus question de toutes ces histoires
ridicules. Suivez-moi, ajouta-t-il en s'adressant au sculpteur. J'ai besoin
de vous.

Francois s'avanca a grands pas vers la maison qu'il occupait a l'extremite
du chantier. Il pria le sculpteur de patienter quelques instants; puis il
s'approcha d'une table et se mit a ecrire, sous la dictee de son coeur. Il
ferma sa lettre et la donna a l'ouvrier, qui attendait ses ordres sur le
seuil de la porte.

--Morbrun, lui dit-il d'une voix emue, vous connaissez la maison de Pierre
Vardouin. Courez a Bretteville, et tachez de remettre ce billet entre les
mains de Marie.

--Mais vous n'ignorez pas que le maitre de l'oeuvre ne permet a personne
d'approcher de sa maison, encore moins de sa fille?

--Je m'en rapporte a votre esprit inventif. Rappelez-vous seulement que ce
billet doit passer de vos mains dans celles de Marie. Soyez prudent.

Francois s'assit sur un banc place devant la maison et regarda s'eloigner
Morbrun, qui courait sur la route de Bretteville avec la rapidite d'un
lievre poursuivi par une meute.

Ce n'etait pas un garcon a sentiments bien vifs. La tete jouait un plus
grand role que le coeur dans son affection pour Francois. Homme d'esprit
lui-meme, il se faisait un honneur d'obeir aux volontes d'un maitre
intelligent. Bref c'etait un de ces caracteres portes naturellement au
bien, et chez lesquels la soumission au devoir est un instinct plutot
qu'une vertu.

Tandis que Morbrun devorait ainsi l'espace, il cherchait un moyen ingenieux
pour tromper la surveillance de Pierre Vardouin. Des qu'il fut devant la
maison du maitre de l'oeuvre, il prit la desinvolture et la voix d'un homme
avine. Tout en trebuchant et maugreant a la facon des ivrognes, il vint
rouler avec force contre la porte exterieure. Le bruit de sa chute attira
du monde. Une fenetre s'ouvrit au-dessus de lui.

--Qui est la? dit une voix de jeune fille.

--Quelqu'un qui desirerait parler a Pierre Vardouin, repondit le sculpteur
avec accompagnement de fioritures d'ivrogne.

--Il est sorti.

--C'est ce que je voulais savoir, dit Morbrun en se redressant d'aplomb sur
ses jambes.

Puis, tirant la lettre de sa poche:

--Je viens de Norrey, reprit-il, et je vous apporte ce billet, qu'on m'a
charge de vous remettre.

Marie poussa un cri de joie et tendit la main pour saisir le billet; mais
la fenetre etait trop elevee au-dessus du sol. Alors elle ota prestement le
cordon qui faisait plusieurs fois le tour de sa taille. En moins d'une
minute le cordon fut descendu, la lettre attachee et introduite dans la
chambre. Marie fit un geste de remerciment a Morbrun et referma la fenetre.
Son coeur battit violemment, quand elle decacheta la lettre; et ses yeux se
remplirent de larmes, a mesure qu'elle avancait dans sa lecture. Voici ce
que lui disait Francois:

    "Que devenez-vous, Marie? Vous rappelez-vous votre promesse?
    Pensez-vous toujours a votre ami d'enfance? Oh! vous ne sauriez
    imaginer combien de fois j'ai maudit le jour ou je me suis engage,
    au pied du Christ, a meriter votre estime et celle des hommes! Que
    me sert la gloire? Cette vaine renommee, je la donnerais pour un
    instant passe aupres de vous. On repete autour de moi que mon
    oeuvre est belle. Les meres seraient jalouses de voir leurs enfants
    recueillir les hommages qu'on m'accorde. Mais tout cet encens, tous
    ces eloges que j'avais tant desires, loin de me satisfaire, ils me
    brisent le coeur! En m'imposant l'obligation de couronner dignement
    mon travail, ils semblent par cela meme m'eloigner encore de vous.
    Moi qui aurais voulu passer ma vie aupres de vous! Moi qui n'aurais
    demande pour tout bonheur que de vous voir, de vous entendre!

    "Il ne m'est donc plus permis d'ecouter votre voix, de serrer votre
    main, de vous dire que je vous aime. Et pourtant j'ai soif
    d'affection; mon ame est pleine de douleurs, et je n'ai personne
    avec qui pleurer!... Ma mere, ma pauvre mere! elle n'est plus la
    pour me donner des consolations. Je n'ai meme plus la force de la
    resignation. Je me sens tout pret a blasphemer. Je ne sais quelle
    voix me crie que vous m'aimez toujours; et cependant le doute,
    l'inquietude me torturent a chaque heure du jour et de la nuit.
    J'ai du courage et j'ai peur. Je suis fort et je tremble! Ce n'est
    deja plus un pressentiment. On m'a dit que votre pere veut vous
    marier. Ce bruit-la est absurde, n'est-ce pas? Ce serait un crime
    de vous supposer capable d'un parjure. Mais si votre pere vous
    enferme comme dans une prison, il peut bien vous conduire de force
    a l'autel. Cette pensee me brise le coeur, et je ne me sens plus
    maitre de ma volonte. Marie, ayez pitie de moi! Il faut que je vous
    parle, que j'entende votre voix, que je touche votre robe,
    dussiez-vous vous attirer la colere de votre pere. Ce soir, je vous
    attendrai aupres de l'eglise de Norrey. Venez, lorsque le soleil
    aura disparu a l'horizon, venez rendre le calme au coeur de votre
    ami...

    "Oh! ne craignez rien; si sa raison l'abandonne parfois, c'est
    quand il desespere de vous voir. Votre presence le guerira. Ne
    craignez rien! Nous ne serons pas seuls. Ma mere elle-meme nous
    entendra, nous surveillera, comme autrefois. Sa tombe sera sous nos
    pieds, a cote de celle de mon pere. Adieu, Marie! Pardonnez-moi;
    mais ne me refusez pas!"

La jeune fille n'eut pas le loisir de s'abandonner a l'emotion que lui
causaient les plaintes de Francois. On venait de refermer brusquement la
porte de la rue, et les pas de son pere resonnerent pesamment sur les
degres de l'escalier. Elle n'eut que le temps de cacher la lettre et de
passer son mouchoir sur ses yeux. Pierre Vardouin etait deja dans la
chambre.

--Ces pleurs-la n'auront donc pas de fin? dit le maitre de l'oeuvre d'une
voix dure.

--Je pensais aux jours de mon enfance, repondit Marie en essayant de
sourire.

--Tu auras bien assez de sujets de chagrin dans l'avenir sans en demander
au passe, reprit Pierre Vardouin. Quand tu auras vieilli comme moi, tu
connaitras le prix des larmes.

--Je ne suis pas encore endurcie, dit Marie.

--Voila precisement le mal, continua Pierre Vardouin en deposant son
manteau. Dans la vie, les parents se contentent des fruits amers et
abandonnent les bons aux enfants. Mauvaise education! Ils n'ont plus de
courage dans les jours malheureux.

--Il y a des exceptions, soupira Marie.

--De quoi te plains-tu? Je ne te donne pas assez de liberte peut-etre?

--Vous m'enfermez a clef.

--Par saint Pierre, mon patron! je te sais gre de ta franchise. J'oubliais
que les filles se fatiguent de l'autorite paternelle, quand elles ont
depasse vingt ans.

En disant cela, Pierre Vardouin se mit a sourire. Marie, encouragee par son
air affable, eut une lueur d'esperance. Elle courut vers son pere et lui
fit mille caresses.

--Vraiment! mon pere, dit-elle en cherchant a lire dans ses yeux, vous
auriez l'intention?...

--De te marier... Qu'y a-t-il la d'etonnant?

Marie poussa un cri de joie. Cette revelation repondait au plus cher de ses
desirs.

--Tu consens donc a quitter ton vieux pere? dit le maitre de l'oeuvre en
passant doucement la main dans les cheveux de sa fille.

--Tot ou tard, mon pere, il le faudra bien.

--Et: mieux vaut tot que jamais? dit Pierre Vardouin en retournant le
proverbe.

Marie ne chercha point a repondre a cette plaisanterie. Elle se serait
d'ailleurs mal defendue. Son visage etait rayonnant.

--Vous l'avez donc vu? demanda-t-elle a son pere.

--Aujourd'hui meme.

--Il vous a dit combien il a souffert?

--Sans doute. Le pauvre garcon attendait depuis si longtemps. Il s'est jete
a mon cou en pleurant. Alors, pour le consoler: "Dans peu de jours, lui
ai-je dit, dans peu de jours, Louis Rogier, vous serez le plus heureux des
hommes."

Les joues de Marie se couvrirent d'une paleur mortelle.

--De qui voulez-vous parler? demanda-t-elle avec angoisse.

--De Louis Rogier, parbleu! du fils de l'echevin.

--Ce n'est pas lui! s'ecria la jeune fille en laissant tomber sa tete dans
ses mains. Ah! vous etes cruel, mon pere.

--Quoi! tu pensais encore a l'autre?

--Il a ma parole, repondit simplement Marie.

--Il n'y tient guere, crois-moi. S'il t'aimait sincerement, est-ce qu'il
aurait mis huit ans, et plus, a construire l'eglise de Norrey?

--Il n'a fait que son devoir.

--Oui; mais il est plus epris de son oeuvre que de toi, ma pauvre enfant.
On le salue du nom de maitre illustre; tout Bretteville va admirer son
travail... On me delaisse moi! pour ce miserable apprenti, qui sait a peine
begayer son art... La fumee de l'orgueil lui derobe le souvenir de ce qu'il
nous doit. Il reve deja une alliance plus relevee. Il te dedaigne.

--Je ne le crois pas.

--Il ne pense plus a toi; j'en ai des preuves.

Indignee de la conduite de son pere, Marie fut tentee de le confondre en
mettant sous ses yeux la lettre de Francois. Mais elle s'arreta a temps,
dans la crainte de compromettre son bonheur et celui de son amant.

--Quel est donc le merite de Francois? poursuivit Pierre Vardouin. On lui
prodigue les eloges; mais cela durera-t-il? Quelle est sa fortune? A-t-il
de la naissance?

--Mais je l'aime! s'ecria Marie d'un ton dechirant.

Pierre Vardouin comprit en cet instant que tout l'avenir de sa fille etait
attache a la satisfaction de son amour pour Francois. Son premier, son bon
mouvement, celui que lui dictait son instinct de pere, allait peut-etre lui
arracher un consentement. Marie attendait son arret en fremissant,
lorsqu'un bruit de voix, parti de la rue, parvint jusqu'aux oreilles de
Pierre Vardouin et paralysa son elan genereux.

--Il est impossible, disait-on, de voir quelque chose de plus beau que
l'eglise de Norrey. La construction de Pierre Vardouin est une bicoque, en
comparaison de celle de Francois!

Quand il se fait une perturbation dans les lois de la nature, le physicien
n'a plus qu'a deposer ses instruments d'experimentation en attendant la fin
du desordre. Ne doit-il pas en etre de meme du moraliste? Que viendrait
faire sa science en presence des cataclysmes du coeur humain? Sa methode,
si incertaine d'ailleurs, oserait-elle balbutier une explication des orages
qui troublent le coeur et aveuglent l'esprit, au point d'aneantir les
affections les plus saintes? Qu'il se taise alors; ou, s'il veut faire de
la statistique, qu'il constate une monstruosite de plus.

La jalousie de Pierre Vardouin s'etait reveillee, plus active, plus
effroyable que jamais. Il ne se contentait pas de hair Francois de toutes
les forces de son ame. Il embrassait dans son inimitie tout ce qui pouvait
porter quelque interet a son ancien apprenti. Il lanca un regard terrible a
sa fille et sortit en blasphemant.

Marie profita de son absence pour s'abandonner librement a sa douleur. Il
etait trop evident a ses yeux qu'elle n'avait plus a esperer que dans la
misericorde de Dieu. Elle attendit avec resignation le retour de son pere.
Leur souper fut, comme on l'imagine, d'une tristesse mortelle. Pas un mot
ne fut echange entre le pere et la fille. Marie retenait a peine ses
sanglots.

Cependant la nuit commencait a remplir tout de son ombre, et l'heure du
rendez-vous approchait. La jeune fille aurait cru commettre un sacrilege si
elle n'eut pas tente l'impossible pour aller donner des consolations a
Francois. Elle sentait elle-meme le besoin de pleurer avec lui. Son pere
sortait habituellement le soir. Elle surveillait donc avec une impatience
febrile les moindres mouvements du maitre de l'oeuvre.

Enfin il se leva de table plus tot que de coutume, prit son manteau et
descendit l'escalier avec precipitation.

Au bruit epouvantable que la porte fit en se refermant, Marie put juger du
degre d'irritation de son pere. Elle s'approcha de la fenetre et le suivit
des yeux aussi longtemps que l'obscurite le lui permit. Puis elle se
demanda par quels moyens elle parviendrait a s'echapper de la maison. Ses
mouvements indecis temoignaient du peu de succes de ses recherches. Soudain
le feu de la resolution brilla dans son regard; elle prit la lampe et
descendit examiner la porte qui donnait sur la rue. Ses yeux se leverent
vers le ciel avec une admirable expression de reconnaissance.

--Mes pressentiments ne m'ont pas trompee! s'ecria-t-elle. Dans sa colere,
il a oublie ses precautions habituelles... Je suis libre!

En meme temps elle attirait la porte, qui gemit peniblement sur ses gonds.

--Il me tuera peut-etre a mon retour, pensa-t-elle, mais Francois va savoir
que je l'aime encore!

Et la courageuse fille se mit a courir dans la direction du village de
Norrey. Elle n'eut pas fait trois cents pas qu'elle entendit marcher a sa
rencontre. Saisie de frayeur, elle se jeta precipitamment de cote et
chercha une cachette derriere une haie d'aubepine.

Le vent chassait au ciel de grands nuages, aux contours bizarres. De temps
a autre, cependant, la lune apparaissait au milieu de vapeurs irrisees,
brillante comme un miroir d'argent qui refleterait les rayons du soleil. Au
moment ou Marie se croyait le mieux a couvert, un des gros nuages se
dechira, et des flots de lumiere se repandirent sur la route et sur la
campagne.

Deux cris de joie signalerent cette victoire de l'astre sur les tenebres.
Dans l'homme qui lui avait cause tant d'effroi, Marie venait de reconnaitre
Francois.

Les deux jeunes gens echangerent un rapide regard et se jeterent dans les
bras l'un de l'autre.

--Je savais bien que vous ne me refuseriez pas! s'ecria Francois, quand il
se fut rendu maitre de son emotion.

--Douterez-vous de mon amour maintenant? lui demanda Marie.

--Vous etes bonne, repondit Francois en deposant un baiser sur le front de
la jeune fille.

--Voyons! donnez-moi votre bras, dit Marie. Et promenons-nous gravement,
comme de grands parents.

--Ou faut-il vous mener?

--A Norrey. Je ne connais pas encore votre chef-d'oeuvre.

--Vous exagerez...

--Non pas! reprit Marie. Je compte sur un chef-d'oeuvre, sans quoi je ne
vous pardonnerais pas de m'avoir fait attendre huit ans le plaisir de vous
admirer.

--En effet, voila huit ans que je souffre!...

--Est-ce un reproche? dit Marie.

--Pour cela, non, repondit Francois. Vous n'avez fait que votre devoir en
me faisant jurer d'illustrer mon nom. Mais votre pere devait-il se montrer
si impitoyable?

--Oh! ne me parlez pas de mon pere! interrompit Marie. Soyons tout entiers
au bonheur de nous voir!

Ils etaient arrives au detour du sentier, et l'eglise se dressait devant
eux dans toute sa magnificence.

--Dieu, que c'est beau! s'ecria Marie. Oh! que je suis contente, que je
suis fiere de vous, Francois!

En, meme temps elle enlaca ses deux bras autour de son cou et lui prodigua
mille caresses, en lui disant les plus douces choses. Ces quelques minutes
de bonheur firent oublier a Francois ses huit annees de souffrance. Ses
yeux, admirables en ce moment d'enthousiasme et de felicite, se promenaient
avec amour de Marie a l'edifice en construction, et ses levres cherchaient
en vain des mots qui repondissent aux sentiments qui remplissaient son ame.

Mais il n'est pas de langue capable de traduire ces sublimes beatitudes, si
fugitives d'ailleurs qu'elles sont bientot suivies d'une tristesse
mortelle. Le front de Francois s'inclina, charge de langueur.

Et n'est-ce pas le propre des natures elevees d'associer au bonheur present
un penible souvenir, de ne jamais gouter une joie, un plaisir sans y
trouver d'amertume, de penser, en voyant l'enfant, a l'aieul qui n'est
plus!

--Que je suis heureux! s'ecria-t-il d'une voix emue... Si ma mere pouvait
partager ma joie!

Marie suivit la direction des yeux de son amant. Elle apercut alors deux
petites croix de bois qui se penchaient l'une vers l'autre, comme pour se
rejoindre, au-dessus de deux tertres couverts de gazon.

--Prions! dit Marie en tombant a genoux; Dieu pourrait nous punir d'avoir
oublie les morts.

--Marie, s'ecria tout a coup Francois, n'avez-vous pas entendu du bruit?

--Je ne sais. Mais je ne puis m'empecher de trembler. Il me semble que la
nuit est glaciale. L'obscurite augmente de plus en plus... J'ai peur,
Francois!

--Tranquillisez-vous; je suis la pour vous proteger, repondit le jeune
homme en couvrant Marie d'un epais manteau qu'il avait tenu jusque-la sur
son bras.

--Il se fait tard, reprit Marie. Soyons raisonnables, et separons-nous. Mon
pere peut rentrer d'un instant a l'autre. Vous figurez-vous bien sa colere,
s'il ne me trouve pas a la maison?

--On jurerait qu'il y a de la lumiere dans la tour, interrompit Francois.

--C'est peut-etre un reflet de la lune, dit Marie.

--Mes yeux me trompent rarement, reprit le jeune homme.

Il se dirigea vers l'eglise.

--Restez! dit Marie avec un tremblement dans la voix.

--Les ouvriers, continua Francois, pretendent que ce sont des esprits. Je
croirais plus volontiers a la malveillance. Esprits ou malfaiteurs, je vais
bientot avoir sonde ce mystere.

--Ne vous exposez pas! s'ecria Marie en cherchant a retenir son ami.

--Ne craignez rien, repondit-il. Je serai bientot de retour.

A ces mots, il entra resolument dans l'eglise et prit un ciseau laisse la
sur le sol par les compagnons, pour s'en faire une arme au besoin.

Marie l'avait suivi dans la nef, en proie a une vive terreur. Elle
s'agenouilla sur une dalle et commenca une fervente priere. Le jeune homme
montait rapidement les marches du petit escalier de la tour.

Arrive au terme de sa course, son pied heurta contre une masse informe qui
lui barrait le passage. Il se baissa et sentit le corps d'un homme sous ses
doigts. Francois ne savait pas ce que c'est que la peur. Il empoigna
fortement le bras de l'inconnu et l'entraina avec vigueur.

--Je te tiens enfin! s'ecria-t-il en prenant pied sur la plate-forme. Si tu
n'es pas un esprit de l'enfer, je vais apprendre au moins comment tu te
nommes.

Le prisonnier sortit de la penombre et parut dans un demi-jour. Le jeune
homme lacha sa proie, en poussant un cri de surprise et d'effroi.

C'etait Pierre Vardouin.

Il y eut quelques minutes d'un silence mortel.

--Que faisiez-vous la a cette heure? demanda enfin Francois, dont la
poitrine se soulevait par bonds violents.

--N'est-il pas permis au maitre de visiter le travail de son eleve?

--Mais vous brisiez des sculptures! reprit Francois avec indignation. Vous
n'aviez donc pas assez de me briser le coeur, en me refusant la main de
Marie!

--Proclame partout que ton eglise a ete construite sur mes plans, dit
Pierre Vardouin d'une voix sourde, et demain tu conduiras Marie a l'autel.

--Que je fasse cette infamie? s'ecria le jeune homme, chez qui l'orgueil de
l'artiste se reveilla plus fort que l'amour. J'aimerais mieux mourir!

--Eh bien, soit! dit Pierre Vardouin avec un sourire affreux.

Et, plus prompt que l'eclair, il se precipita sur le jeune homme, qu'il
etreignit de ses bras nerveux. Francois, pris a l'improviste, n'eut pas le
temps d'opposer de resistance. Il fut souleve et porte sur le bord de la
plate-forme.

--Reflechis encore! dit Pierre Vardouin en le tenant suspendu sur l'abime.

Francois ne repondit pas. Il avait reussi a degager celle de ses mains qui
tenait le ciseau. Mais l'arme ne fit qu'effleurer le front de Pierre
Vardouin, qui lacha prise. Et Francois roula dans le vide. Son corps
rencontra un restant d'echafaudage, s'y arreta un instant, puis rebondit et
vint s'affaisser au pied de la tour avec un bruit sourd.

Cependant la lune eclairait de ses tristes reflets l'interieur de l'eglise.

Marie continuait de prier pour son amant. L'absence prolongee de Francois
la frappa de terreur. Elle se leva, pale comme une morte, et s'approcha, en
chancelant, de la porte qui donnait acces a la tour.

Au moment ou elle mettait le pied sur la premiere marche, la figure sombre
de Pierre Vardouin s'offrit a ses regards. Elle faillit tomber a la
renverse; mais elle retrouva subitement toute son energie a la pensee du
danger que Francois avait couru. Et saisissant une des mains du maitre de
l'oeuvre:

--Vous tremblez, dit-elle. Qu'avez-vous fait de Francois?

--Le malheureux s'est tue! balbutia Pierre Vardouin en baissant les yeux
sous le regard penetrant de sa fille.

Marie bondit hors de l'eglise et courut au pied de la tour.

Le corps de Francois etait etendu a terre. Sa tete reposait sur le tertre
d'une tombe, comme s'il se fut endormi pour toujours sur la couche des
morts.

Marie se jeta a genoux et posa la main sur le coeur du jeune homme.

--Il respire! dit-elle en levant les yeux au ciel avec une divine
expression de reconnaissance.

--Qui est la? soupira faiblement le jeune homme.

--C'est moi; c'est votre Marie.

--Je vous attendais, Marie. Je savais bien que vous viendriez me fermer les
yeux.

--Ne parlez pas ainsi! repondit Marie tout en larmes... Tenez, maintenant
que votre tete repose sur mes genoux, les couleurs semblent vous revenir...
Oh! personne ne m'enlevera mon tresor!

--Je le sens, Marie, mon heure est venue... Je souffre!... Ma pauvre
eglise, je ne l'acheverai donc pas?... Que personne ne la termine...
qu'elle reste inachevee, comme ma destinee!

--Si vous m'aimez, Francois, vous reprendrez courage... Mon pere est parti
pour chercher du secours...

--Votre pere! s'ecria Francois avec horreur.

--Quoi? dit Marie plus pale que son amant.

--Je lui pardonne tout, murmura Francois.

Pas un mot d'accusation ne sortit de sa bouche. Ce sublime effort l'avait
epuise, et sa tete retomba lourdement sur les genoux de la jeune fille.
Folle de douleur et d'amour, Marie serra Francois contre sa poitrine et lui
donna un baiser brulant. Le jeune homme se ranima sous cette etreinte
passionnee, et ses yeux reprirent tout leur eclat.

--Marie, dit-il; au nom du ciel! laissez-moi.

--Je vous abandonnerais!...

--Vous n'avez jamais vu mourir... Je veux vous epargner cet horrible
spectacle.

--Mais... vos yeux s'animent et votre voix est sonore?

--Mon pere etait ainsi quand il tomba du haut de son echafaudage. Il nous
parla avec force... puis... tout d'un coup...

--Oh! vous me desesperez, Francois! s'ecria Marie en eclatant en sanglots.

--Voyez-vous comme le ciel s'illumine? reprit Francois. Toutes ces etoiles
qui brillent au-dessus de nos tetes, ce sont les cierges de mes
funerailles, les funerailles du pauvre... Et pourtant je voudrais si bien
vivre, vivre pour vous, pour mon eglise, pour ces beaux astres! Nous
aurions eu tant de bonheur! Mais Dieu ne le veut pas, et nous nous
reverrons au ciel. Marie, vous vous rappelez ce petit buisson d'eglantier
ou vous aviez cueilli une rose?... Vous le planterez sur ma tombe, et tous
les ans... Oh! mes yeux se troublent... Mon Dieu, mon Dieu!... Votre main,
Marie... Encore un baiser!

Marie approcha ses levres de celles du jeune homme.

Quand elle releva la tete, l'ange de la mort avait passe entre les deux
amants; et l'ame de Francois etait allee rejoindre celle de sa mere.

Absorbee qu'elle etait dans sa douleur, la jeune fille n'entendit pas son
pere qui revenait de laver sa blessure a une source voisine. Pierre
Vardouin l'ayant appelee, elle leva vers le maitre de l'oeuvre ses yeux
egares. Un frisson glacial parcourut alors tous ses membres. Elle venait
d'apercevoir le front meurtri de son pere; et, de la, son regard s'etait
abaisse fatalement sur le ciseau que Francois tenait encore dans la main
droite.

L'affreux mystere s'etait fait jour dans son esprit. Elle poussa un cri
d'horreur et tomba presque inanimee aux pieds de Francois.

       *       *       *       *       *

Marie eut le malheur de survivre a son amant. A cette epoque, on n'avait
pas encore appris a se soustraire au desespoir par une mort volontaire.

Douce, affectueuse comme par le passe, la jeune fille continua d'habiter
sous le meme toit que son pere. Plus elle le voyait triste et ronge par les
remords, plus elle redoublait de soins et d'attentions. En presence d'un
tel devouement, le maitre de l'oeuvre vecut dans la persuasion que sa fille
ne se doutait pas de l'affreuse verite.

Cependant Pierre Vardouin ne pouvait se faire a l'idee de voir les plus
belles annees de Marie se consumer dans l'isolement. Le bourreau eut pitie
de sa victime. Il voulut lui preparer un avenir heureux.

Mais, au premier mot de mariage, la jeune fille se revolta. Elle repondit
simplement:

--L'eglise de Norrey n'est pas achevee. C'est la le delai que vous m'aviez
impose pour mon mariage. J'attendrai!

Ce refus porta un coup funeste au vieux maitre de l'oeuvre. Ses facultes
baisserent rapidement, et cet homme orgueilleux devint la risee et le jouet
des enfants du village. Marie seule avait le don de le distraire. Elle
consentait a mettre ses robes de fete pour amuser le pauvre insense.

Il y a certes plus de grandeur a supporter une telle existence qu'a monter
sur le bucher des persecutions; et les martyrs, dont les religions ont le
plus le droit de s'enorgueillir, sont peut-etre ceux-la meme qui ont le
courage de vivre tout en ayant la mort dans l'ame.

A partir de la mort de son pere, le temps que Marie ne consacra pas a
visiter les malheureux, elle le passa a prier sur la tombe de Francois.
Souvent, apres l'accomplissement de ce pieux devoir, elle dirigeait ses pas
vers le petit bois, voisin du village de Norrey, et s'asseyait sur le banc
de gazon ou nous l'avons vue recevoir le touchant aveu de la passion de
Francois. Alors sa pensee se reportait vers ces temps de bonheur et
d'esperance, et des larmes ameres coulaient de ses yeux.

Tous, humbles ou puissants, n'avons-nous pas un lieu de predilection, ou
promener nos regrets et exhaler notre douleur?

On raconte que Marius, lorsqu'il se promenait sur le rivage de Minturnes,
pendant que l'on preparait le navire qui devait proteger sa fuite, tournait
souvent ses regards du cote de la ville eternelle. Que lui disaient alors
ses souvenirs et son immense orgueil inassouvi? Il passait la main sur son
front, comme pour en arracher son angoisse, et, levant vers le ciel ses
yeux humides, il semblait lui demander d'abreger son supplice.

La priere de Marie fut mieux entendue de la Divinite que celle de
l'ambitieux.

       *       *       *       *       *




EPILOGUE.

Visite chez l'ex-magistrat.


--Je remarque avec plaisir que la tour n'a pas ete achevee, dit Leon en
sortant du cimetiere. Elle attend encore sa pyramide.

--Les dernieres volontes de Francois ont ete respectees, repondit M.
Landry. Seulement, on ne prend pas grand soin de conserver son
chef-d'oeuvre. Vous pouvez en juger d'apres le mauvais etat de la toiture.

--Cherchons le moyen de secouer l'apathie des habitants de Norrey, dit
Victor... Si l'on repandait le bruit que l'ame de Francois vient se
plaindre le soir du triste delabrement de son eglise?

--J'y songerai, repondit M. Landry en souriant. Vous avez la une excellente
idee.

Tout en parlant de la sorte, nos touristes avaient repris le chemin de
Bretteville. Lorsqu'ils furent arrives a l'extremite du village, leur
cicerone s'arreta devant une maison de peu d'apparence precedee d'un
jardin, dont les plates-bandes eussent fait envie a la bonne deesse des
fleurs.

--Voila mon Eden, dit M. Landry en leur ouvrant la grille du jardin. Vous
pouvez vous y promener sans crainte. Il n'y a ni serpent, ni arbre de la
science...

Il les quitta un instant pour aller donner ses ordres a la vieille
Marianne, sa cuisiniere. Quand il revint, on lisait sur sa physionomie le
bonheur qu'un solitaire, retire volontairement du monde, doit gouter
lorsqu'il est arrache a ses meditations par des amis qu'il estime.

--Ah! dit-il, vous regardez mes pains de sucre? des ifs tailles en forme de
pyramide? Mauvais gout, n'est-ce pas? Mais que voulez-vous? Tels me les a
laisses mon pere, tels je les ai conserves. Le brave homme aimait a tailler
ainsi ses arbres. Il trouvait cela d'un bon effet, et d'ailleurs c'etait de
mode a l'epoque. Par esprit d'imitation, peut-etre aussi pour conserver a
cette habitation la physionomie qu'elle avait du temps du vieillard, je me
suis mis a prendre de grands ciseaux et a faire la toilette de ces pauvre
ifs.

A cet instant, la cuisiniere cria du seuil de la porte:

--Monsieur est servi!

--En ce cas, messieurs, je vous invite a me suivre au refectoire, dit M.
Landry en se levant et prenant chacun des jeunes gens par un bras.

La salle a manger de M. Landry etait simple, mais d'un gout parfait.

On y voyait un dressoir en vieux chene, admirablement sculpte, une table
monopode avec des guirlandes de fleurs egalement taillees dans le bois, des
chaises a pieds tordus, dans le genre Renaissance, une horloge dans le meme
style, quatre tableaux representant les saisons et plusieurs vases du
Japon, places sur la cheminee.

Le peintre s'empressa naturellement d'aller examiner les tableaux, tandis
que son compagnon promenait un regard complaisant sur tous les objets qui
l'entouraient.

La conversation s'engagea sur ce ton demi-serieux, demi-plaisant, qui a
tant de charme entre gens d'esprit. On parla beaucoup des femmes, de l'art,
de la litterature, et fort peu du cours de la rente; ce qui eut paru bien
fade a plus d'un de nos poetes a la mode et peut-etre helas! a plus d'une
de nos jolies femmes.

Les deux artistes se retirerent dans leur chambre, enchantes de leur hote.
Ils ne tarderent pas a s'endormir et leur imagination, echauffee par un
repas excellent, les fit assister a des scenes etranges qui auraient pu, a
elles seules, defrayer tout un conte d'Hoffmann.

Leon voyait la tour de Norrey s'allonger, se coiffer d'une immense pyramide
et commencer autour de lui une ronde devergondee; Victor voyait avec effroi
la servante de M. Landry s'approcher de son tableau du _Quos ego_, arracher
le poisson que Neptune tenait a la main et le jeter dans la poele a frire.

Ils etaient encore sous l'impression du cauchemar, lorsqu'on frappa a leur
porte. Ils se reveillerent en sursaut. M. Landry venait d'entrer dans la
chambre.

--Voila comme je dormais autrefois! dit l'ex-magistrat en souriant. Aussi
m'est-il arrive souvent de manquer le depart des voitures.

--Quoi! la voiture serait passee? s'ecrierent les deux jeunes gens en
sautant a bas du lit.

--Oui. Vous etes mes prisonniers.

--Et le geolier n'aurait pas besoin de fermer les portes pour nous retenir,
repondit Leon, si le peu de temps dont nous pouvons disposer ne nous
faisait un devoir de partir aujourd'hui.

--Mais la voiture? objecta M. Landry.

--Nous n'avons pas les mollets aristocratiques du marquis de la Seigliere,
dit Victor; mais nos jambes sont solides. Nous irons a pied.

--Alors je vous accompagnerai.

--Nous n'y consentirons jamais...

--L'exercice est salutaire a tout age, interrompit M. Landry. Pendant que
vous acheverez votre toilette, j'improviserai un dejeuner.

Trois heures apres, nos voyageurs arrivaient aux premieres maisons de
St-Leger. M. Landry s'arreta et saisit avec emotion les mains des deux
artistes.

--C'est ici qu'il faut nous separer, dit-il tristement.

--Deja! s'ecria Victor.

--Vous etes fatigue? dit Leon.

--Il m'est penible de vous quitter, repondit M. Landry, car je commencais a
vous aimer. Je me serais bientot arroge le droit de vous donner des
conseils; de vous dire, a vous, Leon, de combattre avec energie votre
malheureuse disposition au decouragement; a vous, Victor, de savoir mettre
parfois un frein a votre imagination. Mais il ne faut pas y songer. Helas!
mes amis, se rencontrer, sympathiser, s'estimer, se dire qu'on ne voudrait
jamais se quitter et se quitter aussitot, n'est-ce pas la vie? Nous aurions
le ciel sur la terre si les ames qui sympathisent entre elles n'etaient
jamais condamnees a se separer. Encore! ajouta M. Landry, en allongeant le
bras dans la direction du cimetiere de St-Leger, encore doit-on se croire
heureux, lorsque la mort n'est pas la cause d'une cruelle separation.

Les deux artistes n'insisterent pas davantage pour retenir M. Landry.

Ils avaient compris qu'il avait dans le voisinage un souvenir douloureux.

Ils lui serrerent une derniere fois la main, lui dirent un dernier adieu et
se remirent tristement en route.

       *       *       *       *       *






L'HOTEL FORTUNE




I

Le Reve.


A moitie route environ de Caen a Bayeux, le voyageur qui se dirige vers
cette derniere ville rencontre sur la droite, au bas de deux cotes assez
roides, une maison dont la facade, tournee du cote du chemin, regarde une
prairie qui semble s'etendre a perte de vue dans la direction d'Audrieu. Le
site n'a rien d'enchanteur; mais il a cela de bon qu'il repose un peu les
yeux de l'aspect monotone des terres en labour.

Tout un peuple d'animaux domestique s'agite et murmure dans la cour qui
separe la ferme du grand chemin. Dans une mare alimentee par un petit
ruisseau, les canards jouissent des delices du bain, tandis que les porcs,
moins delicats, disparaissent jusqu'au grouin dans la bourbe noire des
engrais. Ailleurs les oies dorment tranquillement sur une patte, le cou
replie et cache sous l'aile, dans le voisinage d'un dindon qui fait la roue
aupres de sa femelle. Plus loin, c'est un chat qui jongle avec une souris
avant de lui donner le dernier coup de dent. Aupres de la barriere, c'est
un chien de garde qui tend sa chaine en aboyant.

Seul, au milieu de tout ce bruit, de tout ce mouvement, un ane ne semble
preoccupe que du soin de se laisser vivre. Il reve, bien decide a
n'abandonner sa meditation que lorsqu'on l'y contraindra par la violence.
Mais voila que l'apparition de la redoutable maitresse Gilles vient jeter
l'alarme dans son coeur. Rien a l'exterieur ne trahit son emotion; il
demeure impassible. Mais tout porte a croire qu'il a perdu le fil de ses
idees; l'etude de la philosophie exigeant une parfaite possession de
soi-meme.

--Bah! s'ecrie la grosse fermiere avec etonnement, Jacquot est deja revenu
des champs! Il est meme debride, comme si cette paresseuse d'Elisabeth
s'etait levee avant le jour pour aller traire les vaches!... C'est a n'y
pas croire!

Tout en parlant de la sorte, dame Gilles se renversait en arriere pour
chercher des yeux une petite lucarne qui s'ouvrait sur la campagne
d'Audrieu.

--Elisabeth! Elisabeth! cria maitresse Gilles d'une voix qui retentit dans
la cour et dans tous les coins de la maison.

--Que voulez-vous, maitresse? demanda une jolie jeune fille qui pencha la
moitie du corps en dehors de la fenetre de la mansarde.

--Vous etes bien matinale aujourd'hui! repondit maitresse Gilles.

--Excusez-moi, dit la jeune fille qui avait ses raisons pour voir une
ironie dans ces simples paroles... je suis prete a l'instant.

--Tres-bien! vous ferez maintenant deux toilettes comme les dames de la
ville, repliqua la fermiere.

--Je m'habille pour la premiere fois.

--Par l'ame de feu ma mere! j'aurais du m'en douter! s'ecria maitresse
Gilles avec colere; la paresseuse!... la paresseuse!

Tandis que la fermiere exhalait sa rage dans de vehementes imprecations,
Elisabeth s'empressait de descendre et entrait dans la cour.

--Me voila, dit la jeune fille en s'avancant timidement vers sa maitresse.

--Vous voila! vous voila! Vous attendez peut-etre qu'on vous complimente?
reprit maitresse Gilles avec amertume. Voyez un peu l'innocente colombe qui
se leve deux heures apres le soleil pour aller traire les vaches! Vous
n'etes qu'une faineante, une propre a rien, qui n'a pas honte de voler le
pain d'honnetes gens!

--Maitresse, j'etais souffrante...

--Souffrante? jour de Dieu! c'est par trop risible! Est-ce que je vous paye
dix ecus tous les ans, a la Saint-Clair, pour que vous soyez souffrante?
s'ecria maitresse Gilles avec indignation. Il n'y a que les gens riches qui
aient le temps d'etre malades,--entendez-vous?--mais les gens de votre
espece doivent bien se porter. M'avez-vous jamais entendue me plaindre,
moi? continua maitresse Gilles en appuyant fierement ses deux poings sur
ses hanches, de maniere a faire ressortir sa large poitrine. Ai-je jamais
recule devant la besogne ou regrette que la moisson fut trop abondante?
Ai-je bonne mine, oui ou non? Voila pourtant soixante ans que je me passe
du medecin; et j'espere bien que ce ne sera pas lui qui me fera mourir. Le
lendemain du jour ou je mis mon gros Germain au monde, je ramassais de la
luzerne pour les chevaux; et c'est ce que vous ne ferez jamais, vous, parce
que, si vous savez etre coquette avec les garcons, vous n'apprendrez jamais
comment il faut travailler pour elever sa petite famille et lui laisser du
pain tout cuit quand le bon Dieu nous appelle la-haut.

Sentant que ses joues se couvraient d'une rougeur subite, Elisabeth courba
la tete et se mit a pleurer.

--Des larmes maintenant! s'ecria la fermiere. Ah! pleurez donc; et croyez
que je vais vous plaindre!... Vous ne connaissez pas maitresse Gilles,
allez!... Je ne voudrais pourtant pas donner a entendre que je ne saurais
pas m'attendrir a l'occasion: j'ai pitie des boiteux, des manchots et
surtout des aveugles. Mais quand on a, comme vous, ses jambes et ses bras,
on n'a pas le droit de mendier; car autant vaudrait demander l'aumone que
de ne pas faire sa besogne!

--Maitresse Gilles, repondit Elisabeth en s'essuyant les yeux du coin de
son tablier, je tiens a gagner le pain que je mange...

--On ne s'en apercoit guere!

--Si je viens de pleurer, c'est uniquement le souvenir de ma mere...

--Ce n'est pas un mal de penser a sa mere, interrompit maitresse Gilles sur
un ton moins rude; mais il faut choisir le moment. Allons, voila deja trop
de bavardage; il est temps de partir et je veux bien vous aider a seller
Jacquot... Mais ou diable est-il? Je suis sure de l'avoir vu la, a deux pas
de moi, il n'y a pas cinq minutes.

--Je l'apercois, dit Elisabeth en allongeant le doigt dans la direction
d'une charrette placee a l'autre extremite de la cour.

--Il se cache!... Il est aussi paresseux que vous, dit maitresse Gilles.
Mais nous allons le saisir entre la charrette et la haie du jardin...
Courez vite.

La jeune fille essaya d'executer les ordres de la fermiere. Mais elle fut
bientot obligee de s'arreter. Elle sentait que les jambes lui manquaient,
et elle appuya la main contre son coeur, de maniere a en comprimer les
battements. Ce que voyant, maitre Jacquot, en tacticien consomme, laissa
maitresse Gilles s'approcher a deux pas de lui, s'embarrasser les jambes
dans les bras de la voiture et tendre la main pour le saisir par le cou.
Aussitot il ne fit qu'un bond et decampa, par l'espace qui restait libre,
entre la haie du jardin et la charrette. Maitresse Gilles poussa un cri de
colere en apercevant Jacquot qui faisait de joyeuses gambades au milieu de
la cour. Mais le malin animal avait tort de se rejouir sitot de sa
victoire. Un garcon de ferme, qui revenait des champs, le surprit par
derriere, le saisit fortement a la croupe et le tint dans cette position
humiliante jusqu'a ce que maitresse Gilles et Elisabeth eussent apporte les
cannes[1] a lait, qu'on lui fixa sur le dos, et le mors, qu'on lui passa
dans les dents.

    [Note 1: La _canne_ est un grand vase en cuivre dont on se sert en
    basse Normandie pour traire les vaches.]

--Et surtout que je ne vous voie pas monter sur Jacquot! dit severement
maitresse Gilles en mettant les guides dans les mains de la jeune fille.
Les vaches ne sont pas si loin que vous ne puissiez aller a pied.

Trop prudente pour repondre et trop fiere pour recevoir des ordres
humiliants, Elisabeth prit le parti le plus sage en feignant de ne pas
avoir entendu la derniere injonction de sa maitresse. Elle passa les guides
a son bras et s'empressa de gagner la grande route, en tirant derriere elle
le recalcitrant Jacquot. Lorsque la jeune fille fut arrivee au haut de la
cote, moitie pour reprendre haleine, moitie pour s'abandonner a ses tristes
pensees, elle s'arreta a l'entree du petit chemin qui devait la conduire
dans l'herbage ou paissaient les vaches; et, s'appuyant les coudes sur le
dos de Jacquot, enchante du repit qu'on voulait bien lui accorder, elle se
prit a reflechir. Un vieux chene, qui se dressait sur la crete du fosse et
se penchait sur la route, protegeait la jeune fille contre les rayons deja
brulants du soleil. Les yeux d'Elisabeth suivaient tristement les nuages
cotonneux qui effacaient de temps a autre le bleu du ciel. Comme eux, sa
pensee traversait l'espace et cherchait la terre regrettee, le pays ou
s'etaient passees ses jeunes annees. Elle revoyait la maison ou filait sa
mere, ou son pere, revenu de sa rude journee de travail, la soulevait dans
ses bras pour la porter a ses levres et oublier sa fatigue dans ce doux
baiser paternel. Tout a coup le refrain d'une ronde champetre la fit
tressaillir au milieu de son isolement, comme le bruit d'une arme a feu
reveille les echos d'une solitude. Elle se retourna et apercut une vachere
qui sortait du champ voisin.

--Bonjour, Elisabeth, dit cette fille.

--Bonjour, Francoise, repondit-elle. Vous m'avez fait bien peur.

--Je ne suis pourtant pas effrayante... quoique je n'aie pas un si bel
amoureux que vous, reprit Francoise avec une nuance de jalousie. Au
surplus, je ne m'en plains pas; car, a ce jeu-la, on perd souvent sa
tranquillite.

--Viens, Jacquot, dit Elisabeth en tirant l'ane par la bride.

--Vous etes bien fiere maintenant! continua Francoise avec un mechant
sourire. Vous avez l'air de fuir le monde et vous ne venez plus danser, le
soir, sous les grands marronniers. Vous avez pourtant la taille plus fine
que moi; vous ne devriez pas avoir honte de la montrer.

Elisabeth detourna la tete, car elle se sentait horriblement rougir. Elle
s'eloigna le plus vite possible, entrainant Jacquot qui ne comprenait rien
a ce changement subit d'allure. Francoise la poursuivait encore de ses
railleries. Elisabeth hata le pas et, lorsqu'elle fut arrivee pres de la
barriere de l'herbage ou reposaient ses vaches, elle se prit a pleurer
amerement.

--Mon Dieu, que je suis malheureuse! dit-elle: me voila forcee de rougir
devant Francoise, qui passe pour la plus mauvaise fille du pays. Je suis
donc perdue! je n'ai plus qu'a mourir, si, malgre mes precautions, je n'ai
pu cacher... Mon Dieu! mon Dieu! que vais-je devenir?

Comme elle pleurait, elle entendit le beuglement bien connu de ses vaches
qui l'avaient apercue, pres de la barriere, et attendaient impatiemment
qu'on vint les debarrasser de leur fardeau.

--Les pauvres betes! ne croirait-on pas qu'elles m'appellent? se dit
Elisabeth.

Elle essuya ses larmes, ouvrit la barriere et entra dans l'herbage, suivie
de Jacquot, qui ne se contenta pas de tondre du pre la largeur de sa
langue. Les vaches quitterent le bas de l'herbage pour venir a la rencontre
de la jeune fille. Elisabeth vit une preuve d'attention dans cet
empressement, qu'il etait plus simple d'attribuer au besoin qu'elles
ressentaient d'etre delivrees du trop plein de leurs mamelles. Mais au
coeur blesse tout est sujet de consolation, et ceux qui ont a se plaindre
des hommes trouvent souvent un charme inconnu dans les soins qu'ils ont
l'habitude de donner aux animaux. Dans les jours tranquilles, on ne songe
guere a son chien que pour lui jeter, d'une facon peu polie, les quelques
bribes qui composent son diner; mais, vienne un jour d'affliction, l'animal
delaisse devient un bon serviteur; on s'apercoit alors, mais alors
seulement, qu'il lit votre douleur dans vos yeux, qu'il a ses jappements de
joie ou de tristesse, comme vous avez vos cris d'allegresse ou de
desespoir; on aime sa taciturnite et ses airs melancoliques; on le
rapproche de soi, on lui donne les morceaux les plus delicats de sa table,
on le caresse affectueusement; on lui parle meme de ses maux, comme s'il
pouvait vous comprendre. Ces vers:

  "O mon chien! Dieu sait seul la distance entre nous;
   Seul, il sait quel degre de l'echelle de l'etre
   Separe ton instinct de l'ame de ton maitre!..."

ces mots charmants, Jocelyn ne les aurait pas dits s'il n'eut pas ete
malheureux. Elisabeth obeissait donc a cette loi mysterieuse de notre etre,
qui nous fait trouver, aux temps de persecution, un veritable plaisir dans
la societe des animaux. Tous les jours elle allait traire ses vaches, et
l'idee ne lui etait pas encore venue que ces pauvres betes lui etaient
reconnaissantes des soins qu'elle leur donnait. Maintenant, il lui semblait
qu'elles la regardaient avec affection; elle passait la main sur leur
museau humide, elle leur parlait comme a de vieilles amies dont elle aurait
meconnu jusque-la les bons sentiments.

--Pauvres betes! disait-elle; vous, du moins, vous ne faites de mal a
personne.

Et le lait jaillissait et tombait dans les grandes cannes de cuivre qui
reluisaient au soleil, tandis que les bons animaux se battaient les flancs
de leur queue pour en chasser les mouches. Lorsque sa besogne fut achevee,
lorsqu'elle voulut remettre les cannes dans les hottes de bois que l'ane
portait sur son dos, Elisabeth s'apercut que Jacquot etait alle brouter les
jeunes pousses de la haie qui entourait l'herbage. Elle eut beau appeler,
crier, Jacquot fit la sourde oreille. Alors elle courut du cote de l'animal
indocile. Mais bientot ses forces la trahirent; car le terrain allait en
montant, la chaleur augmentait de minute en minute, et elle sentait de
grosses gouttes de sueur qui roulaient le long de ses joues. Elle s'assit
sur l'herbe pour reprendre haleine. Mais il se fit en elle une si grande
lassitude qu'elle se coucha sur le cote, son bras gauche replie sous sa
tete. Une brise chaude courait dans les herbes, apres avoir passe dans les
grands arbres, dont les feuilles bruissaient comme de petites vagues qui
viennent mourir au rivage; un doux bourdonnement d'insectes s'echappait des
haies voisines; la terre etait brulante, l'air etait rempli de vagues
murmures, tout invitait au sommeil, et la pauvre fille ne tarda pas a
s'endormir sous la voute d'azur.

Qui pourra determiner l'instant de raison ou commence le sommeil, ou finit
la veille? Qui pourra dire ce qui distingue le reve de la reverie? s'ils
sont separes par un abime, ou s'ils sont unis etroitement?... Elisabeth
s'etait reportee par la pensee aux jours de son enfance; on l'interrompt
dans sa reverie, elle dit adieu au monde des songes, elle marche, elle
agit, elle fait sa tache journaliere, puis elle se repose; et, sitot que le
sommeil a ferme ses yeux, la voila de nouveau dans la maison de son pere.
Le temps a bruni le chaume que, tout enfant, elle avait vu prendre a la
premiere moisson dont elle eut garde le souvenir. Sa mere ne file plus pres
du foyer demi-eteint, dont elle remuait les cendres pour preparer le repas
du soir. C'est Elisabeth qui remplit la petite chambre de son mouvement,
c'est elle qui nettoie l'aire, c'est elle qui ranime le feu mourant, c'est
elle qui va chercher les legumes dans le jardin, c'est elle qui console et
qui soigne son vieux pere invalide; car il s'est passe de grands evenements
depuis qu'Elisabeth est devenue jeune fille, et, comme les empires, les
chaumieres ont aussi leurs revolutions. La mere d'Elisabeth repose sous le
vieil if du cimetiere; son pere n'a plus la force de travailler; c'est a
elle de le nourrir. Mais, comme elle ne trouve pas de place dans le
village, il faut s'expatrier. Aussi, par une belle matinee de juillet,
voila qu'Elisabeth sort de la pauvre maison en donnant le bras au
vieillard. Ils se dirigent lentement vers une grande avenue ou la foule
afflue. C'est la que, de tous les environs, accourent les jeunes paysans
qui vendent leur travail aux fermiers. Elisabeth se mele au groupe des
jeunes filles, et, comme ses compagnes, elle porte un bouquet a son corsage
pour indiquer qu'elle veut entrer en condition; il y a toujours des fleurs
pour cacher les miseres de la vie. Un beau jeune homme s'arrete devant
elle, la considere un instant, puis s'adresse au vieillard et regle avec
lui les conditions du marche. C'est le fils d'un riche fermier de
Sainte-Croix; son pere l'a charge de lui ramener une servante pour traire
les vaches; Elisabeth parait pouvoir remplir ces fonctions. Le jeune homme
monte sur sa bonne jument normande et fait asseoir la jeune fille derriere
lui. Le vieux pere embrasse encore une fois sa fille et, avant de regagner
sa maison deserte, il jette un dernier regard au fils du fermier, regard ou
se peignaient toutes ses angoisses et qui disait: "Je te confie mon enfant,
c'est mon bien le plus precieux; respecte-la comme tu respecterais ta
soeur; le bon Dieu saura bien t'en recompenser!" Puis la jument prend son
trot habituel, emportant le dernier lien qui rattachait le vieillard a la
vie... Elisabeth avait le coeur gros et faisait de grands efforts pour
retenir ses larmes. Son compagnon de route respecta sa douleur; il ne se
retourna pas une seule fois pendant toute la duree du voyage; et c'etait
chose vraiment singuliere de voir ces deux jeunes gens si pres l'un de
l'autre, et pourtant si indifferents, comme s'ils eussent ignore que Dieu
leur avait reparti la jeunesse et la beaute. Mais les jours se succederent,
et la grande douleur s'effaca. Puis vint le temps de la moisson; les bles
etaient superbes, abondants. Aussi quel mouvement, et comme la sueur
roulait sur les joues, et comme on apportait de la gaite aux repas qu'on
prenait en plein air! Maitres et domestiques vivaient dans une douce
familiarite. Memes travaux, memes peines, meme table! c'etait la famille du
temps des rois pasteurs; c'etait l'egalite dans toute sa plenitude. Souvent
la meme coupe de terre servait a deux convives, et le breuvage n'en
paraissait pas plus amer a Germain quand les levres d'Elisabeth s'y etaient
deja trempees. Elisabeth a son tour ne pouvait s'empecher de comparer
Germain aux choses qui l'entouraient, et elle trouvait que les cheveux de
Germain etaient plus blonds que les epis dores, et elle trouvait que les
yeux de Germain etaient d'un plus bel azur que le bleu du ciel... Puis
vinrent les veillees; le vieillard s'asseyait sous la grande cheminee et
rappelait a ses contemporains les choses de son temps, et tous riaient a
ces doux souvenirs. Mais Germain et Elisabeth ne riaient pas; ils se
regardaient, tout en feignant d'ecouter; puis, quand l'histoire avait ete
reprise, abandonnee et reprise une derniere fois, quand le narrateur
s'endormait a la suite de son auditoire, le fils du riche fermier et la
pauvre servante s'echappaient sans bruit... Puis vinrent les beaux jours,
et l'on dansa sous les grands marronniers du village; mais Elisabeth ne s'y
montra pas; les cris de joie l'attristaient...

Et la sans doute finissaient les souvenirs heureux, pour faire place a des
pensees qui etreignaient cruellement la jeune fille endormie; car sa
respiration devenait haletante, son sein se soulevait par bonds inegaux, et
sa main se crispait comme si elle eut voulu repousser avec force
l'agression d'un ennemi. Ses doigts en effet rencontrerent un obstacle.
Elisabeth se reveilla en sursaut et apercut le gros chien de la ferme, qui
semblait trouver, a lui passer la langue sur le visage, le plaisir que
prend un enfant gourmand a lecher un bouquet de fraises.

--Tu ne te genes pas, mon bon Fidele, dit Elisabeth en s'amusant a meler
ses doigts dans les poils soyeux du chien. Au surplus, tu m'as rendu un
veritable service en me reveillant; car je revais des choses bien
tristes!... Ah! tu regardes de cote?... Ton maitre ne doit pas etre loin.
En effet, le voila.

La jeune fille se leva et repoussa doucement le chien, qui s'en alla
rejoindre son maitre pour le preceder de nouveau en aboyant joyeusement.
Elle attacha l'extremite de son tablier a sa ceinture et alla prendre une
des cannes a lait qu'elle posa sur son epaule. Germain etait deja a ses
cotes.

--Que faites-vous la, Elisabeth? demanda-t-il.

--Vous le voyez: je remplis ma tache de tous les jours.

--Quand je suis arrive, vous etiez assise, et vous vous etes levee
subitement a mon approche...

--Comme doit le faire une pauvre servante lorsqu'elle est sous l'oeil du
maitre, interrompit Elisabeth.

--Croyez-vous que je veuille vous reprocher de vous etre reposee?...
Elisabeth, Elisabeth! depuis quelques jours j'ai doute de vous; je vous ai
vue plus d'une fois me lancer des regards ou se peignait plutot la haine
que l'amitie. Je ne m'etais donc pas trompe! vous m'en voulez? vous ne
m'aimez plus?

--Mon coeur n'a pas change, repondit Elisabeth; mais on m'a fait comprendre
la distance qu'il y a entre nous. Vous etes mon maitre, je suis votre
servante; vous avez le droit de me surveiller et de me gronder quand
j'oublie mes devoirs.

La jeune fille appuya la courroie de la canne contre sa tete et fit
quelques pas en pliant sous son fardeau.

--Elisabeth! s'ecria Germain avec un accent douloureux, vos yeux sont
rouges: vous avez pleure?

--Je ne dis pas non; mais il n'est pas defendu a une servante de pleurer,
pourvu qu'elle fasse sa besogne.

--Au nom du ciel! ne me parlez pas ainsi, reprit Germain en essayant
d'arreter la jeune fille.

--Laissez-moi, repondit-elle; on va trouver que je suis restee trop
longtemps aux champs. Je serai grondee. On m'a deja reproche ce matin de
voler le pain que je mange.

--Qui a pu dire cela? s'ecria Germain.

--Votre mere, dit Elisabeth. Vous voyez bien que vous avez tort de vous
interesser a une voleuse!

--Voyons, Elisabeth, ne vous fachez pas ainsi. Vous n'ignorez pas que ma
mere est un peu vive...

--Je ne l'ignore pas.

--Au fond, c'est une bonne femme...

--Je n'en doute pas.

--Et, malgre ses brutalites, elle vous aime.

--Oui... qui aime bien chatie bien, dit Elisabeth avec amertume.

--Elle vous excuserait, si elle connaissait votre etat de souffrance...

--Elle ne le saura jamais, s'ecria Elisabeth; j'aimerais mieux tomber morte
a cette place que de faire un pareil aveu!

--Mais moi, reprit Germain, moi, qui suis le vrai coupable, si j'allais me
jeter aux pieds de ma mere, lui avouer notre faute, lui demander pardon
pour vous et pour moi?

--Elle vous pardonnerait, Germain, car elle est votre mere; mais elle me
mettrait honteusement a la porte... Oh! que cela ne vous surprenne point,
ajouta Elisabeth en remarquant le mouvement d'indignation du jeune homme;
la scene qui s'est passee ce matin entre votre mere et moi m'a ouvert les
yeux. Malheur a moi d'avoir ete jeune! malheur a moi d'avoir manque
d'experience! Je ne devais pas accepter les fleurs que vous m'apportiez; je
ne devais pas m'apercevoir que vous me regardiez avec tendresse; je ne
devais pas vous savoir gre des attentions que vous aviez pour moi, des
peines que vous m'epargniez; je ne devais pas surtout vous laisser voir ma
reconnaissance, ni vous avouer ma preference pour vous, ni vous sourire,
non! Germain, je ne devais pas vous aimer, parce que vous etiez mon maitre!
Malheur a moi! car vous etes riche et vos parents voudront vous marier a
une riche fermiere. Et vous aurez beau dire que vous m'aimez, on ne vous
ecoutera pas; et vous aurez beau chercher a me retenir pres de vous, moi je
vous fuirai, parce que si je cedais a vos instances, on m'accuserait de
vous avoir aime pour votre fortune. Vous-meme, vous le croiriez peut-etre
plus tard... O ma mere! Si j'avais eu ma mere pres de moi, si elle avait
existe seulement! L'idee de me representer devant elle apres ma faute me
l'eut fait eviter... car elle m'avait elevee honnetement, et je n'etais pas
nee mauvaise. Mais Dieu me l'a enlevee trop tot, et le souvenir des morts
n'est pas assez puissant pour nous arreter... O ma mere! ma mere! que
n'etiez-vous-la!

Germain etait profondement emu. Il s'approcha de la jeune fille, prit une
de ses mains dans les siennes et lui dit avec une rude franchise:

--Elisabeth, regardez-moi bien... Je vous aime et vous pouvez compter sur
moi!

Les deux jeunes gens tomberent dans les bras l'un de l'autre.

Cependant Jacquot s'etait rapproche insensiblement du groupe forme par le
chien et par les deux amants. Il eut la malheureuse idee de vouloir se
mirer de trop pres dans la canne a lait, et Fidele, qui avait un
merveilleux instinct pour defendre la propriete, s'elanca en aboyant a la
tete du voleur. Germain se retourna, apercut l'ane et l'arreta par le cou
au moment ou il s'appretait a fuir. Puis, apres avoir place les cannes a
lait dans les hottes de bois, il invita Elisabeth a monter sur l'ane.

--Je ne monterai pas, dit Elisabeth.

--Serieusement?

--Serieusement.

--Vous etes fatiguee?

--J'en conviens; mais votre mere m'a defendu de monter sur Jacquot.

--Encore ma mere! dit Germain en haussant legerement les epaules. C'est un
tort de ne voir jamais que le mauvais cote des choses, ma chere Elisabeth.
Ma mere n'est pas mechante; elle a le defaut de tenir trop rigoureusement a
son droit. Ne vous sachant pas souffrante, elle s'est imaginee que c'est
par paresse que vous etes descendue si tard de votre chambre, et, pour vous
punir de votre pretendue faineantise, elle vous a condamnee a marcher a
pied. Allons, j'espere que vous la connaitrez mieux un jour, et que vous
serez toute surprise de la trouver bonne et compatissante...

--Toute surprise en effet, interrompit Elisabeth avec un peu de malice.

Puis elle monta gaiement sur Jacquot; car elle n'eut pas de mal a se rendre
aux raisons de son amant et a reconnaitre qu'elle pouvait bien, en somme,
avoir porte sur maitresse Gilles un jugement temeraire. Tant le coeur a
d'empire sur le raisonnement!




II

Le renvoi.


Apres le depart d'Elisabeth, au moment ou maitresse Gilles se disposait a
rentrer dans sa cuisine, une commotion subite ebranla l'air et fut suivie
immediatement d'un bruit sourd et prolonge. La fermiere fit un bond,
s'arreta sur le seuil de sa porte et considera avec inquietude l'etat du
ciel. Le soleil brillait dans toute sa splendeur, l'horizon etait pur;
seulement de petits nuages blancs paraissaient a de longs intervalles dans
l'azur, comme si un peintre maladroit eut laisse tomber son pinceau sur le
fond de cette toile immense.

--Il n'y a pas la moindre apparence d'orage; ca ne peut pas etre le
tonnerre. Les oreilles m'auront tinte!

Rassuree par cette reflexion, maitresse Gilles entra dans une grande piece
enfumee, qui servait a la fois de cuisine et de salle a manger. Elle versa
de l'eau dans la marmite, agaca les tisons avec le bout des pincettes et se
mit a gratter consciencieusement des legumes avec la lame de son couteau,
lorsque les vitres de la croisee resonnerent d'une facon etrange.

--Encore le meme bruit! s'ecria la fermiere en sautant malgre elle.

Elle preta l'oreille et, comme elle n'entendait plus rien, elle se remit a
la besogne: Mais les vitres de resonner bientot, et maitresse Gilles de
sauter en l'air.

--J'y suis cette fois! s'ecria maitresse Gilles, enchantee de sa
decouverte; boum! boum! c'est bien ca... c'est le canon.

Elle alla chercher son almanach dans son armoire et se rapprocha de la
fenetre pour le feuilleter. Aussitot les vitres de crier:

--Boum! boum! boum!

--Toujours le meme bruit! dit maitresse Gilles en tressaillant et tournant
difficilement les pages avec son pouce qu'elle mouillait pourtant a ses
levres; voyons... nous sommes dans le mois de juin.

--Boum! boum! boum! crierent encore les vitres.

--Bon! voila que je tremble comme une poule mouillee... Ah! nous y voila:
22 juin 1786.

--Boum! boum! boum!

--Mais, s'ecria maitresse Gilles apres avoir bien reflechi, ce canon-la
perd la tete; car le 22 juin, c'est un jour tout a fait ordinaire.

--Du tout, ce n'est pas un jour ordinaire, maitresse Gilles, du tout, du
tout! dit maitre Gilles en entrant.

--Imbecile! repliqua immediatement maitresse Gilles.

Le fermier ne fit pas la moindre attention a l'apostrophe malveillante de
sa femme et s'avanca, le rire sur les levres, jusqu'au milieu de la
cuisine.

Ce n'etait pas un bel homme que maitre Gilles, et le fameux roi Frederic ne
l'eut certes pas choisi pour en faire un de ses grenadiers: Mais, s'il
n'avait pas une grande taille, en revanche il avait une de ces bonnes
physionomies qui ont le precieux privilege de pouvoir voyager partout sans
passe-port. Blonds probablement dans le principe, ses cheveux, en
vieillissant, avaient pris une teinte rousse qui se rapprochait
merveilleusement de la couleur de certaines sauces au beurre dont on a le
secret en Basse-Normandie. Ses yeux etaient petits et d'un bleu pale. Il
etait douteux qu'ils se fussent jamais animes; mais ils avaient une
expression de douceur et de bonte qui faisait oublier la vie qui leur
manquait. Un nez en trompette, une large bouche qui souriait toujours,
quelques brins de barbe qui couraient de l'oreille au menton completaient
l'ameublement de ce visage d'honnete homme. Maitre Gilles portait une
blouse d'un vert fonce qui lui descendait jusqu'aux genoux. Des guetres
blanches emprisonnaient le bas de ses jambes dont les mollets etaient
alles, je ne sais ou, faire un voyage de long cours, et ses gros souliers
etaient couverts de poussiere; car il etait sorti avant le jour pour se
rendre au marche de Bretteville-l'Orgueilleuse.

Il se tenait debout devant sa femme, la regardait en ricanant et se
frappait en meme temps le bout du pied avec son baton. Les vitres
resonnerent de nouveau et repeterent en coeur:

--Boum! boum! boum!

--Ah! tu trouves que je dis des betises! reprit maitre Gilles en se moquant
de la fermiere, que la derniere explosion avait fait sauter sur sa chaise.
Crois-tu qu'on va s'amuser a tirer le canon a Caen pour faire peur aux
moineaux qui mangent les cerises de notre jardin?

--Es-tu sur que ce soit le canon?

--Parbleu!

--Je viens de regarder dans l'almanach, et ce n'est pas un jour de fete...

--Non, mais un jour de rejouissance, interrompit maitre Gilles d'un air
fin.

--Tu as bien de l'esprit aujourd'hui, repliqua la fermiere; il faut que tu
sois alle au cabaret?

--Je n'aurais guere eu le temps d'y aller, puisque me voila deja revenu de
Bretteville.

--Qu'est-ce que tu as fait a Bretteville?

--J'y ai appris pourquoi l'on tire le canon a Caen.

--Pourquoi?

--Devine, toi qui as de l'esprit et qui sais lire dans l'almanach.

--Les Anglais ne sont pas debarques? demanda maitresse Gilles avec
inquietude.

--Si pareil malheur etait arrive, je ne te repondrais pas en riant.

--Alors, c'est un evenement heureux?

--En peux-tu douter?... Le roi est a Caen!

--Le roi de France! s'ecria maitresse Gilles avec admiration.

--Lui-meme.

--Louis XVI?

--Louis XVI: un bien brave homme, a ce qu'on dit!

--Alors il faut atteler la jument noire a la charrette, reprit maitresse
Gilles en s'animant. Je veux voir Louis XVI. Ca doit etre bien beau, un
roi?

--Je n'en ai jamais vu; mais j'imagine que ca doit etre tout couvert d'or!

--Et ca boit et ca mange comme nous?

--Apparemment, puisqu'on m'a affirme qu'il a soupe hier chez la duchesse
d'Harcourt.

--Et tout le monde peut le voir?

--Tout le monde! On me racontait ce matin, a Bretteville, qu'il ordonne a
son cocher d'aller au pas pour qu'on puisse le voir a son aise. Il
distribue des aumones aux pauvres; il a meme accorde la grace de six
deserteurs enfermes dans les prisons de Caen.

--C'est dommage que nous n'ayons pas de deserteurs dans notre famille!
murmura maitresse Gilles.

--Qu'est-ce que tu disais? demanda son mari.

--Rien.

--Tant mieux; ce sera moins long, pensa maitre Gilles.

En meme temps il deposa son baton sur une chaise, s'assit sur un des bancs
et s'appuya les deux coudes sur le coin de la table.

--Tu vas me servir a dejeuner, n'est-ce pas, petite femme?

Cette qualification fut acceptee aussi naivement qu'elle avait ete donnee.
Flattee de l'epithete, maitresse Gilles s'empressa d'apporter devant le
fermier un morceau de lard froid et du fromage. Elle poussa meme la
complaisance jusqu'a tirer du cidre au tonneau. Maitre Gilles contemplait
sa femme avec etonnement; et, comme il n'etait pas habitue a de pareilles
attentions, il jugea prudent d'en profiter et se laissa verser a boire sans
souffler mot. Cependant la fermiere n'eut pas plus tot rempli le verre
qu'elle releva, par un geste familier, le menton de son mari.

--Nous allons a Caen, n'est-ce pas, mon petit homme?

--Pour voir le roi?

--Sans doute.

--Il est inutile de fatiguer la jument noire.

--Alors tu me refuses?

--Je ne refuse pas; je dis que nous n'avons pas besoin de nous deranger.

--Pourquoi?

--Parce que c'est le roi qui se derange lui-meme.

--Deviens-tu idiot?

--Pour aller de Caen a Cherbourg, dit tranquillement maitre Gilles, il faut
bien passer par ici, a moins qu'on ne prenne la mer.

--Ainsi, le roi Louis XVI va passer devant notre maison?

--Aujourd'hui meme; dans moins de deux heures peut-etre.

--J'en deviendrai folle! s'ecria maitresse Gilles en se frappant dans les
mains et en sautant comme une enfant.

--C'est deja fait, pensa maitre Gilles en se versant a boire.

Car, depuis qu'on n'avait plus besoin de sa jument noire, il fallait bien
qu'il se resignat a se servir lui-meme d'echanson.

--Et le jeune roi n'est pas fier? reprit la grosse fermiere.

--On raconte qu'il s'est laisse embrasser, a l'Aigle, par la maitresse de
l'auberge ou il a dine.

--Je donnerais dix ans de ma vie pour qu'il m'en arrivat autant! s'ecria
maitresse Gilles.

--Il parait, poursuivit le fermier, qu'il adore le peuple et qu'il
considere ses sujets comme ses enfants.

--La bonne nature d'homme!

--Il ressemble peu au feu roi.

--C'est son fils?

--Non, son petit-fils; il est aussi bon que son aieul etait mechant. Mais
la mechancete... c'est comme la goutte: ca saute souvent plusieurs
generations.

--Je me sens deja de l'affection pour lui, dit maitresse Gilles.

--Et tout le monde est comme toi. La foule pousse des cris de joie sur son
passage et lui jette des fleurs.

--Et nous, est-ce que nous ne lui offrirons pas quelque chose? demanda la
fermiere, qui avait sur le coeur le baiser donne a l'aubergiste de l'Aigle.

--C'est une idee, ca, ma femme! repondit le paysan en se grattant la tete.

--Je vais cueillir toutes les fleurs qui sont dans le jardin.

--Ca n'est pas assez substantiel, les fleurs, remarqua maitre Gilles en
reflechissant profondement.

--Ah! j'y suis! s'ecria la fermiere avec enthousiasme.

--Eh bien? dit le fermier, la bouche beante.

--Eh bien! j'ai deux beaux chapons...

--Ca n'est pas assez, dit maitre Gilles en hochant la tete.

--Nous y joindrons le dernier ne de nos agneaux. Je vais le savonner, le
savonner, qu'il sera plus blanc que la neige! et lui passer autour du cou
le ruban rouge que je mets les jours de fete.

--Oui, mais...

--Mais quoi?

--Qui l'offrira?

--Moi.

--Et les chapons?

--Moi, dis-je, et c'est assez! repliqua maitresse Gilles, qui rencontra
sans s'en douter un hemistiche celebre.

--Mais...

--En finiras-tu avec tes _mais_! s'ecria la fermiere... Est-ce que je ne
saurai pas m'expliquer aussi bien que toi?

--Je ne dis pas non; mais si tu avais une _jeunesse_ avec toi, ca n'en
ferait pas plus mal.

--Une _jeunesse_?... et qui donc?

--Elisabeth, par exemple; elle n'est pas vilaine fille; et, en prenant ses
_habits_ du dimanche...

--Tais-toi!

--Elle serait presentable.

--Tais-toi! tais-toi! s'ecria maitresse Gilles en fermant avec sa main la
bouche de son mari... N'as-tu pas honte de songer a Elisabeth, une mechante
creature qui nous pille, qui nous vole, qui mange notre pain et ne fait pas
le quart de sa besogne! Cette fille-la est indigne de paraitre devant le
roi; et, si je n'avais pitie de son pere, je l'aurais deja mise a la porte.

--Je ne me suis pas encore apercu qu'il manquat quelque chose a la maison,
dit timidement le fermier.

--C'est-a-dire que je mens, reprit la fermiere en se croisant les bras sur
la poitrine. Tu ne rougis pas de prendre la defense de cette mechante
fille?... Vous etes tous comme cela, du reste, et je suis bien sotte de
m'en facher. Si j'avais dix-huit ans, comme Elisabeth, oh! j'aurais
toujours raison, et l'on serait aux petits soins pour moi. Mais je n'ai pas
dix-huit ans, et j'ai tort, parbleu! Je deraisonne, je perds la tete...
C'est moi pourtant qui dirige ta maison, moi qui fais ta cuisine, moi qui
recois les voyageurs, moi qui soigne la laiterie, moi qui donne a manger a
la volaille, qui ecris les quittances; car tu n'es propre a rien, toi; tu
n'as pas plus de tete qu'une linotte, plus d'energie qu'une poule mouillee!
Tu as tellement peur d'une querelle que tu te laisserais marcher sur le
pied, voler et jeter a la porte, plutot que de montrer que tu es un
homme!... Ah! mademoiselle Elisabeth est le modele des servantes?...
Ecoute, voila dix heures qui sonnent a l'horloge; elle n'est pas encore
revenue des champs, elle n'a pas encore fini de traire les vaches!... Oui,
je te conseille de regarder par la fenetre; tu pourras y rester longtemps
si tu tiens a la voir revenir...

--Pas si longtemps, dit le fermier en indiquant du doigt la grande route;
car la voila avec Germain.

--Et perchee sur l'ane! s'ecria maitresse Gilles.

Rouge de colere, elle sauta par-dessus le banc, bouscula son mari, renversa
deux chaises et s'elanca dans la cour.

Au moment ou Germain tirait l'ane par la bride pour lui faire passer le
petit pont jete sur le fosse qui separait la cour de la route, Elisabeth
apercut la fermiere qui accourait en poussant des cris furieux.

--Laissez-moi descendre, dit-elle a Germain; autant vaut eviter une
querelle, quand on le peut.

--Ma mere se calmera, soyez tranquille, repondit le jeune homme.

Lorsqu'il se retourna, il se trouva face a face avec maitresse Gilles, qui
ne cessait de crier, bien qu'elle fut tout pres des jeunes gens:

--Descendra-t-elle, la faineante, la paresseuse!

Elisabeth n'avait pas attendu cette derniere injonction pour sauter a
terre. Cette prompte obeissance sembla redoubler la colere de maitresse
Gilles.

--Je vous avais defendu de monter sur Jacquot, dit-elle en montrant le
poing a la servante. Vous me la tuerez, la pauvre bete!

--Quant a cela, ma mere, dit Germain avec calme, Jacquot est bien de force
a porter Elisabeth.

--Jacquot est un vieux serviteur, repliqua vivement la fermiere, et l'on ne
doit pas abuser des gens, qui ont passe toute leur vie a travailler, pour
encourager la paresse d'une demoiselle Elisabeth!... Mais, voila ce que
c'est: on n'a plus d'egards pour la vieillesse quand on ne sait meme pas
respecter sa mere.

--Je ne crois pas vous avoir manque de respect, repondit simplement
Germain.

--Je vous repete, poursuivit maitresse Gilles, que vous ne devez pas aller
contre mes volontes. Or, j'avais defendu ce matin a cette mechante fille de
monter sur Jacquot; quand on se leve a huit heures du matin pour aller
traire les vaches, on peut bien marcher a pied; car il n'y a plus de rosee
dans les champs.

--Ecoutez-moi, ma mere, dit Germain.

--J'ecoute, repondit maitresse Gilles du ton d'une personne qui a pris la
ferme resolution de se boucher les oreilles tout le temps qu'on lui fera
l'honneur de lui parler.

--En revenant ce matin de voir nos bles, dit Germain, j'ai rencontre
Elisabeth dans l'herbage ou sont les vaches; elle etait etendue a terre et
dormait profondement...

--C'est probablement pour dormir qu'on l'a louee!

--Elle s'est reveillee a mon approche et m'a dit qu'elle etait souffrante.

--Toujours l'excuse des paresseux!

--Et comme elle avait grand'peine a marcher, je n'ai cru faire que mon
devoir en l'engageant a monter sur Jacquot.

--Malgre ma defense!

--Je ne la connaissais pas... D'ailleurs, je pense que vous en auriez fait
tout autant a ma place, si vous aviez vu sa paleur et son abattement; car
je vous sais bon coeur.

--Je le crois pardine bien que j'ai bon coeur!... on en abuse assez!
repondit la fermiere qui ne parut pas tout a fait indifferente a ce
compliment.

Germain s'imaginait avoir gagne la cause d'Elisabeth. Malheureusement
maitre Gilles, qui avait observe de la fenetre de la cuisine ce qui se
passait dans la cour, eut la facheuse idee de venir se meler au debat. A la
vue de son mari, la fermiere se rappela la discussion qu'elle avait eue
avec lui, et sa mauvaise humeur prit des proportions telles qu'aucune
puissance humaine n'eut ete capable d'arreter le debordement de paroles qui
sortit de sa bouche.

--Bon! voila l'autre, maintenant! s'ecria-t-elle en lancant a son mari un
regard furieux... Ne suis-je pas la plus malheureuse des femmes! Mon fils
et mon mari se donnent la main pour me tourmenter. Mais, au lieu de me
faire mourir ainsi a petit feu, mettez-moi a la porte de chez nous!... Vous
pourrez alors garder votre Elisabeth, puisque vous avez besoin de cette
fille-la pour vivre... Oui, oui! c'est une excellente creature; elle n'est
pas paresseuse, elle n'est pas malhonnete, elle ne vole pas ses maitres,
c'est la brebis du bon Dieu!... Allez donc l'embrasser, Germain; epousez-la
meme, si bon vous semble; et vous, maitre Gilles, chassez-moi de la maison,
j'irai mendier mon pain sur la grand'route... C'est moi qui suis la
voleuse, c'est moi qui suis la faineante!... Voyons, poussez-moi sur le
chemin et tachez de vous remuer un peu!

La recommandation n'etait pas inutile; car maitre Gilles et son fils
restaient immobiles et silencieux.

Chez le fermier, c'etait stupefaction, etourdissement, timidite et habitude
de supporter sans se plaindre les orages domestiques; chez Germain, au
contraire, c'etait consternation, desespoir. Ses yeux etaient tournes du
cote d'Elisabeth, qui s'etait assise sur le banc de pierre, au pied d'un
poirier dont les branches s'attachaient comme autant de bras au mur de la
maison. La jeune fille avait cache sa tete dans ses mains, et de grosses
larmes roulaient le long de ses joues. Germain entendait de sa place les
sanglots qu'elle cherchait a retenir. Il ne put supporter plus longtemps ce
spectacle et son secret lui echappa. Comme le joueur qui risque sa fortune
sur un coup de des, il risqua tout, dans un aveu que lui arracherent sa
douleur et ses remords, tout, jusqu'a son amour pour Elisabeth, jusqu'a
l'avenir de la pauvre fille.

--Vous etes ma mere? dit-il en serrant avec emotion les mains de la
fermiere.

--Pour mon malheur! repondit-elle.

--Et vous, vous etes mon pere? reprit-il en s'adressant a maitre Gilles.

Habitue a la soumission la plus absolue, le brave homme sembla chercher
dans les yeux de sa femme un signe d'assentiment.

--Vous devez donc m'aimer comme votre fils? poursuivit Germain.

--Pour cela, ca ne fait pas de doute! dit le fermier en embrassant le jeune
homme.

Quant a maitresse Gilles, elle se tenait toujours sur la defensive.

--Et vous desirez mon bonheur? continua Germain.

--C'est encore vrai, dit le fermier.

--Eh bien! supposez que le bon Dieu, au lieu de vous accorder un garcon,
vous ait donne une fille...

--Ca m'aurait mieux convenu! interrompit maitresse Gilles.

--Supposez encore, poursuivit Germain, que vous soyez dans la pauvrete et
que votre fille soit obligee pour vivre de se louer comme servante dans une
ferme. Votre fille est belle, le fils du fermier s'en apercoit, il l'aime,
il ne le lui cache pas, et la pauvre enfant l'ecoute pour son malheur a
elle... Que doit faire le fils du fermier?

--Si ce garcon-la a du coeur, dit maitre Gilles, il doit en faire sa femme.

--Et si son pere s'y oppose? demanda Germain.

--Il aurait tort, repondit le brave homme. Il pourrait bien, sans doute,
gronder son fils; mais il ne devrait pas causer, par son refus, la perte de
la jeune fille.

--Eh bien, mon pere, grondez-moi! dit Germain en fondant en larmes et en
tombant dans les bras du vieillard; car le fils du fermier c'est moi, et la
servante c'est Elisabeth.

Le brave homme serra son enfant contre son coeur avec une grosse emotion.
Cette confidence renversait bien des projets; mais les beaux reves qu'il
avait caresses s'evanouirent sans peine, sinon sans regrets, pour faire
place aux sentiments d'honnetete qui faisaient le fond de son caractere; et
le pardon s'echappa de ses levres avec le dernier baiser qu'il donna a son
fils.

Cependant, maitresse Gilles n'avait pas eu besoin d'attendre la fin de
l'apologue pour en comprendre la moralite; car les femmes, dans quelque
milieu social que le sort les ait placees, surpassent de beaucoup les
hommes en finesse, et rien n'est plus merveilleux que leur aptitude a
deviner les choses les plus impenetrables, pour peu qu'il s'y mele de
l'amour ou tout autre sentiment delicat. Elle n'eut pas plus tot entendu
les premiers mots de la confidence que, sans s'inquieter de la
determination que prendrait son mari, elle courut rapidement vers la
maison. Elle monta a sa chambre, ouvrit son armoire, compta dix ecus dans
sa main et redescendit quatre a quatre les marches de l'escalier. Son
visage, si colore d'ordinaire, etait presque pale et ses levres
tremblaient. Elisabeth etait toujours assise sur le banc de pierre et
pleurait. Maitresse Gilles s'approcha de la jeune fille, dont elle ecarta
brusquement les mains, et lui jeta les pieces de monnaie sur les genoux.

--Voyez, dit la fermiere, s'il y a bien dix ecus. Je ne vous dois que onze
mois; mais je vous paie l'annee entiere, afin d'etre debarrassee plus tot
de vous.

--Vous me mettez a la porte? dit Elisabeth.

--Ca me parait clair.

--Vous etes mecontente de moi? Je ne travaille pas assez?

--Il s'agit bien de cela! s'ecria maitresse Gilles avec indignation.

--Germain a parle! se dit Elisabeth en retombant sur le banc de pierre, je
suis perdue!

D'abondantes larmes s'echapperent de ses yeux, et sa tete s'affaissa sur sa
poitrine, comme une fleur qui plie sous le poids de la rosee.

--Ramassez votre argent, reprit durement la fermiere en montrant les pieces
de monnaie qui avaient roule a terre.

Ces paroles rappelerent Elisabeth au sentiment de sa position; elle fit un
violent effort sur elle-meme et se leva.

--Merci! repondit-elle en detournant la tete.

--Vous les dedaignez?

--J'aime mieux vous avoir servie pour rien!

--Pour rien, dites-vous? repliqua brutalement maitresse Gilles; et vous
avez fait le malheur de mon fils!

Ces derniers mots firent tressaillir la jeune fille. Elle leva noblement la
tete et obligea la fermiere a baisser les yeux sous son regard.

--Maitresse Gilles, dit-elle, apprenez que le malheur n'a frappe chez vous
qu'une seule personne, et cette personne, c'est moi! Si je ne respectais
votre mari, si je ne... pardonnais a Germain, je ne partirais pas d'ici
sans vous maudire... Vous comprendrez plus tard combien vous avez ete
injuste et cruelle a l'egard d'une pauvre enfant, qui ne se croyait pas en
danger sous votre toit... Je ne demande pas d'autre vengeance; et, lorsque
je sortirai de cette maison, d'ou vous me chassez indignement, pas une
parole de haine ne s'echappera de ma bouche... Je trouverai peut-etre meme
la force d'appeler sur elle la benediction du ciel.

A ces mots, elle disparut dans l'interieur de la maison.

Le fermier et son fils, apres le premier epanchement, furent tout surpris
de ne plus voir maitresse Gilles a leurs cotes; ils l'apercurent bientot
pres de la porte de la cuisine et marcherent a sa rencontre.

--Tu sais tout? dit le fermier en s'essuyant les yeux du revers de sa
manche, et tu pardonnes a Germain?

--Il le faut bien, repondit la fermiere en se baissant pour ramasser les
ecus qui etaient restes au pied du banc.

--Qu'est-ce que c'est que cet argent? demanda maitre Gilles?

--Ce sont les gages d'Elisabeth.

--Tu la paies d'avance?

--Je la mets a la porte.

--Vous la chassez! s'ecria Germain. Voyons... vous plaisantez, ma mere?

--Je ne plaisante pas; je ne veux pas garder une fille de mauvaise vie chez
moi.

--Mais c'est moi qui ai fait tout le mal! reprit le jeune homme.

--Et c'est a moi de le reparer, repondit la fermiere.

--Tu as tort, ma femme, hasarda maitre Gilles.

--Tais-toi, lui dit maitresse Gilles; cela ne te regarde pas.

--Comment! mon pere, vous souffrirez une pareille indignite? dit Germain en
voyant le fermier se preparer a la retraite.

--Petite pluie abat grand vent, lui repondit maitre Gilles a voix basse;
dans moins d'une heure ta mere ne songera plus a renvoyer sa servante.

--Vous vous trompez, dit la fermiere, car la chose est deja faite.
Elisabeth a recu son conge. Elle ne dormira pas cette nuit sous mon toit.

--Ah! ma mere, s'ecria Germain en eclatant en sanglots; il eut mieux valu
ne pas me mettre au monde.




III

Louis XVI.


Les details que maitre Gilles avait recueillis a Bretteville sur l'arrivee
prochaine de Louis XVI etaient exacts. Le jeune roi avait quitte Versailles
le 21 juin 1786, pour se rendre a Cherbourg. Il arriva dans la soiree du 21
au chateau d'Harcourt, ou il passa la nuit, et le 22, a dix heures du
matin, il s'arreta a Caen, sur la place des Casernes, et recut des mains du
comte de Vandeuvre les clefs de la ville. La foule s'etait portee au devant
du roi, qui recevait avec bonte les placets qu'on lui faisait parvenir. Ce
fut seulement a l'extremite de la ville qu'il permit a ses cochers de
lancer les chevaux. Le temps etait magnifique. Louis XVI ne se lassait pas
d'admirer les moissons qui couvraient la campagne. Il prenait une joie
d'enfant a passer la tete a la portiere, pour mieux respirer la senteur des
champs; et, se retournant vers ses compagnons de route, le prince de Poix,
les ducs de Villequier et de Coigny:--Convenez, messieurs, leur disait-il
gaiment, que Virgile avait raison de conseiller aux Romains de deserter
leurs villas pour aller chercher de douces emotions au sein de la campagne.

Et les carrosses de la cour passaient si rapides que les arbres de la route
semblaient courir a toutes jambes le long des fosses, et qu'un nuage de
poussiere se roulait en tourbillons epais a l'arriere des voitures. Mais, a
chaque village, Louis XVI ordonnait de ralentir la marche et se montrait
aux paysans qui saluaient son apparition par des cris de joie. Lorsqu'on
fut sorti de Bretteville-l'Orgueilleuse, le roi parut regretter de ne pas
s'etre arrete dans ce village. Le grand air lui avait ouvert l'appetit.

--Sa Majeste trouvera bientot ce qu'elle desire, dit le duc de Villequier.

--Vous croyez? demanda Louis XVI.

--J'en suis certain, car j'ai parcouru cette route a cheval; et, dans moins
de dix minutes, nous rencontrerons une auberge sur la droite, au bas de
deux cotes.

--A merveille! s'ecria joyeusement Louis XVI; nous allons faire un repas en
plein air, comme de vrais bergers.

Tandis que le roi sortait de Bretteville-l'Orgueilleuse, un silence
solennel regnait dans la grande cuisine de maitresse Gilles. On n'entendait
que le bruit sec des sabots qui frappaient l'aire ou le tic-tac monotone du
balancier de l'horloge. Mais voila qu'une rumeur extraordinaire,
accompagnee de convulsions, eclate soudain dans cette petite boite carree,
comme si l'etre anime qu'elle semblait retenir prisonnier entre ses parois
eut voulu briser ses chaines... et midi sonna. Ce fut comme un coup de
theatre,--car c'etait l'heure du diner--et maitresse Gilles remplit a elle
seule de son mouvement toutes les parties de son immense cuisine. Les
assiettes, qu'on aurait pu considerer comme les pieces principales d'un
vaste echiquier, s'alignerent sur les bords de la table; les couteaux et
les fourchettes se placerent a leur droite, en guise de cavaliers; les
verres se poserent carrement en tete, sur la premiere ligne, en guise de
pions, et les pots de cidre furent plantes comme des tours aux quatre coins
de la table. Lorsqu'elle vit arriver les hommes de journee, maitresse
Gilles apporta la soupiere, d'ou sortait un epais nuage de fumee. Mais
personne n'y toucha; on attendait le fermier et son fils. Enfin maitre
Gilles parut. Sa physionomie n'avait rien de rassurant; sa bouche, fendue
evidemment pour un sourire perpetuel, se contractait en grimacant, comme
lorsqu'il avait du chagrin.

--Tu ne l'as pas trouve!... je vois bien cela a ta mine, s'ecria maitresse
Gilles, sans donner a son mari le temps de s'expliquer.

--Que peut-il etre devenu, notre pauvre Germain? dit le fermier en se
laissant tomber sur une chaise avec accablement.

--Vous ne l'avez pas vu, vous autres? demanda maitresse Gilles aux gens de
la ferme.

--Non, repondirent les domestiques.

--Tu ne manges pas? reprit la fermiere en se tournant vers son mari.

--Je n'ai pas faim.

--Poule mouillee! s'ecria dedaigneusement maitresse Gilles en emplissant
son assiette jusqu'aux bords... Il se retrouvera, ton fils, il se
retrouvera, parbleu!... Il est alle prendre l'air... Ah! mon Dieu!
qu'entends-je? s'ecria de nouveau maitresse Gilles; et, pour la premiere
fois de sa vie, elle laissa tomber son assiette, qui couvrit l'aire de
soupe et de morceaux de faience... C'est le roi!

A ce mot, tous les gens de la ferme quitterent leur place, jusqu'a maitre
Gilles, qui, s'il n'avait pas d'appetit, retrouva du moins des jambes pour
la circonstance; et tout le monde, maitres et domestiques, se precipita a
l'entree de la maison. C'etaient bien, en effet, les carrosses de la cour
qui descendaient la cote au grand galop de quatre chevaux.

--Et mes chapons? s'ecria maitresse Gilles avec desolation. Qu'on aille me
chercher mes chapons!

Un garcon de ferme se detacha du groupe pour obeir aux ordres de sa
maitresse.

--Et mon agneau?

--Le voici, dit le fermier en saisissant le pauvre petit animal qui passait
a cote de sa mere. Mais il n'est pas decrotte.

--Tant pis! repondit maitresse Gilles.

En meme temps elle fit ranger toute sa petite armee de valets et se mit
a leur tete, tandis que son mari, place modestement a deux pas en arriere,
tenait dans ses bras les chapons et l'agneau. Puis elle se prepara a
marcher au devant des voitures. Mais elle s'arreta subitement, recula
en trebuchant et ne retrouva son equilibre que sur les pieds de son mari.

Le roi etait descendu de voiture, accompagne de plusieurs seigneurs de sa
suite, auxquels il montrait la maison avec des gestes qui pouvaient faire
penser qu'il avait le desir d'y entrer. Et telle etait bien son intention;
car le petit cortege se mit en marche, franchit le pont jete sur le fosse
et s'avanca dans la cour.

Maitresse Gilles n'etait pas preparee a cet evenement. Sa fermete
l'abandonna. On la vit meme trembler et jeter autour d'elle un regard
desespere, comme si elle eut appele quelqu'un a son aide. Ce n'etait plus
l'arrogante fermiere qui faisait retentir la maison de sa voix formidable;
ce n'etait plus maitresse Gilles campee fierement, les deux poings sur les
hanches, et gourmandant sans pitie les domestiques. Quant au fermier, il
n'etait pas etonnant que ses deux genoux se donnassent de frequents et
involontaires baisers. Le pauvre homme tremblait; la peur lui fit lacher
les deux chapons, qui s'enfuirent, et l'agneau, qui s'en alla promptement
rejoindre sa mere.

Cependant le roi approchait toujours. Il n'etait plus qu'a vingt pas du
groupe forme par les deux fermiers et leurs domestiques.

--Et mes mains qui sont encore toutes noires de charbon! s'ecria
douloureusement maitresse Gilles. Voyons, Jean, dit-elle a son mari, tu
peux bien recevoir le roi pendant que je vais aller les nettoyer?

--Essuie-les a ton tablier, repondit le fermier plus mort que vif.

--Et mon bonnet que je porte depuis le commencement de la semaine?

--Et mes souliers tout pleins de poussiere! repliqua le paysan.

--Et mon fichu dechire! continua la femme.

--Et mon gilet sans boutons! repondit le mari.

--Je vous repete que vous etes superbe comme cela, Jean! s'ecria maitresse
Gilles.

Aussitot elle se fit, a coup de coudes, une trouee a travers les
domestiques et disparut dans la maison.

Le roi n'etait plus qu'a six pas de maitre Gilles.

Le pauvre fermier se tordait les mains et la sueur lui roulait sur le
visage. Il essaya d'appeler maitresse Gilles, Elisabeth, Germain meme qu'il
savait absent. Mais la voix lui fit defaut. Comme le roi approchait
toujours, comme la fuite etait devenue impossible, le paysan ota
respectueusement son bonnet de laine et se plia en deux, n'osant ni se
relever, ni detacher les yeux de l'extremite de ses pieds qu'il trouvait
encore plus laids et plus difformes que de coutume.

--Allons, brave homme, relevez-vous, dit Louis XVI en lui frappant
amicalement sur l'epaule.

Mais maitre Gilles se baissa encore plus bas, de sorte que ses longs
cheveux roux semblaient prendre racine dans le sol. Sur une nouvelle
invitation du roi, il se decida a se redresser. Seulement son corps se
balanca longtemps encore avant de reprendre son equilibre, comme ces
arbustes qu'on a ployes avec la main et qui s'inclinent plus d'une fois
avant de rester immobiles.

--Vous servez a boire et a manger, comme cela est ecrit la-bas au-dessus de
votre porte? reprit Louis XVI apres l'avoir rassure de son mieux.

--Oui, Ma-ma-majeste, begaya maitre Gilles.

--Voyons, qu'allez-vous me donner a manger?

--Ma-majeste, tout ce que nous avons est a votre service. On va tuer toute
la volaille, s'il le faut...

--Mais il ne le faut pas! dit Louis XVI, que les protestations du fermier
amusaient etonnamment. Je ne voudrais pour rien au monde etre la cause d'un
tel massacre! Je n'ai pas, d'ailleurs, l'intention de faire un diner en
regle. Une simple collation, voila tout.

--Mon Dieu! mon Dieu! si ma femme etait la seulement! s'ecria maitre Gilles
au desespoir de ne pouvoir trouver quoi offrir a son souverain.

--J'aurais ete enchante de la voir, dit Louis XVI; mais, puisque le malheur
veut qu'elle ne soit pas la, je m'en rapporte a vous. Vous desirez me
donner de trop bonnes choses? vous voulez me gater, j'imagine? Aussi, pour
vous mettre a votre aise, je vous demanderai si vous avez des oeufs?

--C'est si commun!

--Pas tant que vous le pensez, s'ils sont frais.

--Oh! quant a cela, on va les prendre au poulailler.

--Tres-bien. Et du beurre?... en avez-vous?

--On vient de le faire.

--Voila un repas magnifique! s'ecria joyeusement Louis XVI. Vous voyez,
brave homme, que je ne suis pas si difficile... Eh bien, qu'y a-t-il
encore? demanda le roi en remarquant que maitre Gilles se grattait
l'oreille d'une maniere desesperee.

--C'est que... la cuisine... balbutia maitre Gilles, la cuisine est bien
sombre, et Sa Majeste est habituee a manger dans de si beaux appartements!

--C'est cela qui vous embarrasse?... Mais, y a-t-il a Versailles une salle
a manger avec un plus beau plafond que celui-la? dit Louis XVI en faisant
admirer a ses gentilshommes la purete du ciel.

--Sa Majeste consent a manger en plein air? demanda maitre Gilles en
ouvrant de grands yeux ebahis.

--En plein air, mon cher hote! repondit le roi. Et voici ma place toute
trouvee, ajouta-t-il en se dirigeant vers le banc de pierre place pres de
la porte d'entree.

Maitre Gilles, devinant l'intention du roi, ota sa veste, l'etendit avec
soin sur la pierre et entra dans la maison.

Cependant deux garcons de ferme apporterent une petite table devant le roi,
et maitre Gilles reparut bientot dans sa belle blouse des dimanches. Il
deposa un couvert sur la table, apres avoir eu soin, toutefois, d'essuyer
le verre avec le bas de sa blouse. Puis il demanda au roi quelle boisson il
fallait lui servir.

--Vous avez donc le choix? dit Louis XVI.

--Majeste, j'ai encore une vieille bouteille de vin qui nous est restee du
bapteme de notre fils.

--Eh bien! gardez-la pour le jour de son mariage... On aura soin,
ajouta-t-il en s'adressant a ses familiers, de completer le caveau de ce
brave homme.

--Alors... nous n'avons plus que du cidre a offrir...

--Tres-bien! Servez-moi du cidre et apportez-moi de votre pain de menage.
Je me sens un appetit d'enfer!

Le roi fut promptement obei. Comme il ouvrait un oeuf apres avoir coupe une
tranche de pain, il crut s'apercevoir qu'on lui frappait de temps a autre
sur le bas de la jambe. Il regarda de cote et vit le gros chien de ferme
qui se permettait, contre toutes les lois de l'etiquette, de caresser avec
sa patte les mollets de son souverain.

--Ah! je devine ce que tu veux, toi! dit Louis XVI en lui jetant un morceau
de pain que le barbet attrapa avec la dexterite d'un jongleur accompli.

Mais, comme le barbet avait un appetit deregle, il renouvela ses demandes
avec tant d'insistance que maitre Gilles en fut tout scandalise.

--Fi donc! vilaine bete! s'ecria le fermier; vous devriez rougir de
tourmenter ainsi Sa Majeste!

Cette apostrophe bien sentie ne paraissant pas toucher le compagnon de
table du roi, maitre Gilles s'arma d'un gourdin dont il montra le gros bout
au parasite a quatre pattes.

--Laissez-le, dit Louis XVI en passant amicalement la main sur la tete de
son protege; il ne me gene pas. Comment l'appelez-vous?

--Sauf votre respect, Majeste, il s'appelle Fidele.

--Fidele? A coup sur ce n'est pas un chien de cour, dit Louis XVI en
souriant.

--Pardon, Majeste, repondit maitre Gilles, qui n'avait pas compris le jeu
de mots: il n'y a pas son pareil comme chien de garde.

La nouvelle de l'arrivee de Louis XVI s'etait vite repandue, et l'on voyait
accourir de tous cotes les habitants de Sainte-Croix. Ils se tenaient
respectueusement a distance, le cou tendu dans la direction du roi, et
suivant curieusement le moindre de ses mouvements, comme s'ils eussent ete
surpris de le voir manger comme un homme ordinaire. Le bruit des cloches se
fit bientot entendre, et ce signal officiel decida les retardataires a
deserter le village. A cet instant la porte de la cuisine s'ouvrit, et
maitresse Gilles parut sur le seuil dans ses plus beaux atours. Un grand
tablier de soie, qui miroitait au soleil comme la gorge de ses pigeons,
couvrait sa poitrine et descendait jusqu'au bas de sa jupe d'un rouge
eclatant. Un immense bonnet, en forme de cathedrale, etalait au vent ses
ailes de papillon et couronnait dignement cet imposant edifice.

La fermiere se dirigea vers le groupe des courtisans, qu'elle salua jusqu'a
terre, pensant que le roi devait en faire partie. Mais, lorsqu'en se
retournant, elle apercut Louis XVI assis a la petite table et etendant
tranquillement son beurre sur une tranche de pain, elle entra dans une
colere impossible a rendre et, saisissant rudement son mari par le collet:

--Malheureux! s'ecria-t-elle, tu as eu la betise de laisser Sa Majeste
dehors!... Tu ne sauras donc jamais rien faire comme les autres!

--Pardon, dit Louis XVI qui avait grand'peine a garder son serieux, c'est
moi qui l'ai voulu... Vous pouvez lacher maitre Gilles.

--C'est ma femme, dit le fermier en faisant une sorte de presentation de
maitresse Gilles, quand il fut echappe de ses griffes.

--Je l'ai devine tout de suite, repondit le roi en souriant. Elle a
vraiment bonne mine, votre femme!

--Sa Majeste est bien honnete, dit maitresse Gilles en executant la plus
belle de ses reverences.

Mais le roi ne s'occupait deja plus d'elle. Son attention s'etait reportee
sur la foule des paysans qui remplissaient la grande route.

--Allez avertir ces bons villageois qu'on leur permet d'entrer dans la
cour, dit Louis XVI a une personne de sa suite; s'ils ont quelque demande a
me faire, je suis pret a les entendre.

On se rappelle qu'Elisabeth, apres la querelle qui s'etait elevee entre
maitresse Gilles et son fils, refusa de recevoir le paiement de ses gages
et alla se refugier dans sa mansarde. Elle se jeta a genoux devant son lit,
la tete appuyee contre les draps et les mains levees au ciel. Combien de
prieres entrecoupees de sanglots montent ainsi chaque jour vers Dieu! Qu'il
est bon de se retrouver ainsi tout seul, loin du monde, et de sonder
impitoyablement les plaies de son ame!

Qui pourrait songer en ces moments redoutables a se deguiser la verite? Les
deguisements sont bons pour des chagrins d'enfant; mais, quand toutes les
cordes de la douleur ont vibre en nous, il n'est plus possible d'etre
hypocrite envers soi-meme.

Elisabeth pleura amerement; mais, apres le premier tumulte de ses passions,
elle examina plus serieusement la conduite de la fermiere; elle s'avoua que
la plupart des meres eussent agi comme sa maitresse. Elle se trouvait meme
des torts, sans pouvoir toutefois excuser les brutalites et surtout
l'arrogance de la fermiere. Car ce qu'on pardonne le plus difficilement
chez les autres, ce sont moins les mauvais traitements que l'orgueil
immodere qui cherche a nous humilier. Elisabeth etait arrivee a cet etat
d'abattement physique ou l'ame, se detachant de la terre, se rapproche du
ciel par la priere. Alors ses larmes coulerent moins brulantes; ses soupirs
ne dechirerent plus sa poitrine et l'indulgence entra dans son coeur.

Pleine de resignation, elle se leva pour commencer ses preparatifs de
depart. Au meme instant on frappa a la porte de sa petite chambre.

--Entrez, dit-elle.

La porte s'ouvrit et Germain tomba aux genoux d'Elisabeth.

--Oh! pardonnez-moi! s'ecria-t-il en sanglotant. Ne me maudissez pas,
Elisabeth!

--Vous maudire! dit la jeune fille en palissant... Il faudrait alors
commencer par me maudire moi-meme. Car... vous, du moins, vous aviez pour
excuse le peu d'importance de votre faute, et l'irreflexion de votre age
vous fermait les yeux sur le reste; tandis que moi, je devais savoir quel
avenir je me preparais!...

--Ne partez pas, Elisabeth, je vous en supplie, restez pres de nous. Ma
mere oubliera tout; elle finira par vous aimer et vous appeler du doux nom
de fille.

--Ce sont des reves tout cela, mon bon Germain!... D'ailleurs, je ne
consentirais jamais a etre votre femme.

--Vous ne m'aimez donc plus?

--Je vous aime toujours. Mais la souffrance m'a vieillie; et j'ai reflechi
a bien des choses aupres desquelles je passais etourdiment jadis; et je me
suis dit que la femme doit, avant tout, defendre sa purete... Lorsqu'un
homme a perdu l'honneur, on dit qu'il a ete lache et tout le monde le
meprise. Notre honneur a nous, c'est notre vertu! Lorsque nous n'avons pas
su la garder, nous sommes laches comme l'homme qui a manque a l'honneur. Je
ne voudrais pas epouser un homme lache... Vous ne pouvez epouser une femme
sans vertu.

--Elisabeth, Elisabeth! dit Germain, ne vous jugez pas ainsi!

--Je parle comme le monde...

--Je me moque du monde et de ses jugements. Je ne sais qu'une chose: c'est
que je vous estime, c'est que je vous aime!... Ne partez pas!

--C'est impossible! on m'a chassee d'ici.

--Et moi je vous dis d'y rester! Je suis le maitre apres tout! et ma mere
ne me tiendra pas toujours...

--Une brouille avec votre mere? Voila ce que je veux eviter a tout prix. Je
vais partir.

--Pour aller?

--Chez mon pere. Il n'y a que Dieu et lui qui puissent me pardonner.

--Mes larmes ne vous flechiront pas?

--Ma resolution est prise.

--Eh bien! vous ne partirez pas seule! dit Germain.

Et le jeune homme sortit sous le coup d'une terrible emotion. Elisabeth
resta quelques instants immobile, les yeux fixes sur la porte qui venait de
se refermer. Puis elle eclata en sanglots.

--Mon Dieu! dit-elle, est-ce que la punition ne depasse pas la faute?

Elle promena un regard desole sur les murs de sa petite mansarde, dont
chaque meuble etait un souvenir. C'etaient le lit, ou elle goutait un si
doux sommeil, le benitier de faience surmonte d'un Christ ou elle puisait
pieusement de l'eau benite tous les matins a son reveil, la petite table
sur laquelle elle lisait le dimanche, la chaise sur laquelle elle se
bercait en pensant a son pere infirme, a sa mere qui reposait sous le vieil
if du cimetiere, a ses amis d'enfance. Elle se sentait le coeur gros a
l'idee de quitter ces vieilles connaissances qui l'avaient vue rever, prier
et pleurer! Et cette admirable campagne que l'on apercevait de la fenetre!
et ce bois sombre qui s'arrondissait a l'horizon comme une epaisse
chevelure! et le clocher d'Audrieu qui se detachait en noir sur le bleu du
ciel! Que de poesie, a l'heure des adieux, dans toutes ces choses qui lui
paraissaient autrefois insignifiantes!...

Mais voila que de riches voitures descendent la cote a grand bruit et
viennent troubler sa reverie. Elisabeth, qui tenait a rester avec ses
pensees, referma la fenetre. Elle plia soigneusement ses robes et grossit
son paquet de tous les autres objets de toilette. Une rumeur extraordinaire
partait d'en bas et montait jusqu'au toit; mais la jeune fille n'eut pas un
instant l'idee d'ouvrir la fenetre. Elle prit une derniere fois de l'eau
benite sous le vieux crucifix, jeta un dernier regard autour d'elle et
descendit lentement les marches de l'escalier.

Il faut renoncer a peindre sa surprise et son effroi, lorsqu'elle apercut
la foule qui remplissait la cour. Elle voulut revenir sur ses pas; mais il
n'etait plus temps. Francoise, la servante qui s'etait moquee d'elle si
mechamment le matin, s'approcha d'elle et, feignant une compassion
hypocrite:

--Vous avez l'air bien triste? lui dit-elle. Cela ne convient guere dans un
pareil jour!

La mechante fille avait eu soin d'elever la voix pour etre entendue des
personnes qui l'entouraient. Tous les regards se porterent aussitot sur la
pauvre Elisabeth, qui, rougissant et palissant, subit dans ces courts
instants le plus affreux supplice qu'ait jamais endure creature humaine.

Louis XVI avait fini son repas et parlait avec bonte aux paysans. Il fut un
des premiers a entendre la remarque perfide de Francoise. Il regarda
Elisabeth et fut frappe de son air d'abattement.

--Laissez approcher cette enfant, dit-il.

La foule ouvrit ses rangs. Mais, soit qu'elle n'eut pas entendu les paroles
de Louis XVI, soit qu'elle n'eut pas la force de faire un mouvement,
Elisabeth demeura debout a la meme place, les yeux obstinement fixes sur le
sol. Touche de sa position, le roi s'approcha d'elle et l'interrogea avec
la plus grande douceur.

--Elle ne merite pas que Sa Majeste s'occupe d'elle, s'ecria maitresse
Gilles en accourant pres du roi.

--Pourquoi? demanda Louis XVI sans se retourner.

--Parce que c'est une malheureuse!...

--Vous devriez savoir, interrompit le roi, qu'il faut toujours avoir pitie
des malheureux!

Il serait difficile d'imaginer quelle fut la stupeur de maitre Gilles quand
il apercut Elisabeth entre la fermiere et le roi. Il eut cependant le
courage de venir au secours de la jeune fille; et on le vit se placer
bravement entre Louis XVI et sa femme qui n'osa ou ne put rien dire, tant
elle fut etonnee d'un pareil trait d'audace.

--Que puis-je faire pour vous? disait en ce moment Louis XVI a Elisabeth.

--Tout! Majeste, repondit maitre Gilles en avancant sa bonne figure qui
n'eut jamais depuis ce jour un tel air de resolution. Vous pouvez la sauver
du deshonneur! ajouta-t-il a voix basse, de maniere a n'etre entendu que du
roi.

--Cette fille a failli chez vous?

--Chez moi, Majeste. Et mon fils Germain est decide a l'epouser...

--Ah! vous avez un fils? Je comprends tout maintenant. Cette enfant est
moins coupable que je ne l'avais pense... Mais alors, si vous consentez au
mariage, il n'y a plus d'obstacle...

--Pardon, interrompit maitre Gilles, il y a ma femme.

--C'est vrai, dit Louis XVI en souriant; vous me faites toucher du doigt un
abus que je ne pourrai cependant pas supprimer dans mon royaume. Et quelle
est la cause de son opposition?

--L'argent, Majeste... Elisabeth n'a pas un sou vaillant.

--Je m'en doutais, dit Louis XVI.

Il appela l'un de ses gens et lui parla a voix basse. Quelques instants
apres, on apportait au roi une bourse remplie d'or qu'il presenta a
Elisabeth.

Mais la jeune fille etait dans une prostration semblable a celle du
condamne a mort, qui entend les rumeurs de la foule sans pouvoir distinguer
le sens des paroles qui se disent autour de lui. Desespere de la voir
insensible aux bontes de Louis XVI, maitre Gilles s'approcha d'elle et lui
cria de toutes ses forces: "Repondez donc, Elisabeth; c'est le roi de
France qui vous parle!" Elle tressaillit, comme une personne qui sort
brusquement d'un mauvais reve, leva les yeux et rencontra le regard du roi.

--Je vous dote en faveur de votre enfant, lui dit Louis XVI; vous pourrez
epouser Germain.

--Oh! merci! s'ecria Elisabeth en tombant a genoux. Je demanderai a Dieu
qu'il vous accorde de longs jours, et mon enfant melera votre nom a ses
prieres.

Comme elle achevait de parler, ses forces l'abandonnerent, et, sans le
fermier, elle fut tombee a terre. Les paysans pousserent des cris de joie
et firent retentir les airs de leurs acclamations. Une seule personne ne
partageait pas l'allegresse generale: c'etait Francoise, qui voyait sa
manoeuvre perfide tourner au profit de son ennemie.

--Il n'y a que les mauvaises filles comme Elisabeth pour avoir de ces
chances-la! disait-elle en suivant la foule.

Heureusement que sa voix se perdit dans le bruit de la multitude, comme une
fausse note dans un choeur immense.

Quant a maitresse Gilles, elle n'avait pas encore retrouve la parole et ne
pouvait detacher ses yeux de la bourse que son mari tenait dans ses mains.
Soudain elle se frappa le front, comme une personne qui rappelle ses
souvenirs; puis on la vit courir du cote de l'etable et rapporter un petit
agneau dans ses bras. Mais Louis XVI etait deja rentre dans sa voiture, les
postillons fouettaient vigoureusement les chevaux et, dans dans son
desespoir, maitresse Gilles crut apercevoir, a travers le nuage de
poussiere qui s'elevait de la route, la maitresse d'auberge de l'Aigle
recevant le baiser du roi.

A quelque distance de la ferme, Louis XVI apercut, en se penchant a la
portiere, un jeune paysan qui pleurait au bord de la grande route. Il
reconnut le gros chien noir qui etait assis aupres du jeune homme. C'etait
son compagnon de table; c'etait Fidele qui regardait tristement son maitre,
sans oublier toutefois de surveiller en meme temps le baton de voyage et
les habits roules dans un mouchoir. Louis XVI pensa que la Providence, en
placant le maitre du barbet sur sa route, ne voulait pas qu'il laissat sa
bonne action inachevee. Il fit arreter sa voiture et appela le jeune homme.

--Comment vous appelez-vous? lui dit-il avec bonte.

--Germain.

--Vous etes le fils de maitre Gilles?

--Oui, monseigneur, pour vous servir.

--Eh bien! ne pleurez plus et retournez a la ferme. Elisabeth vient de
faire un heritage et maitresse Gilles consent a ce qu'elle devienne votre
femme.

--Vous avez l'air trop bon, monseigneur, pour vouloir me tromper, dit
Germain. Tout mon bonheur est attache a l'accomplissement de ce mariage;
et, si vous aviez abuse de ma simplicite pour vous amuser de moi, vous
m'auriez donne le coup de mort!

--Croyez-moi, reprit Louis XVI: le bonheur vous attend a la ferme.

--Dieu vous benisse, monseigneur! s'ecria Germain, et vous accorde de longs
jours!

--Voila deux fois aujourd'hui que ce souhait m'est adresse, dit le roi a
ses gentilshommes; ne puis-je pas esperer que les voeux d'Elisabeth et de
Germain me porteront bonheur?

Les chevaux reprirent le galop; et, tandis que Louis XVI courait a ses
destinees, Germain marchait a grands pas, la joie au coeur, vers la ferme
de maitre Gilles, que les paysans avaient baptisee, dans leur enthousiasme,
du nom d'_Hotel fortune_. Depuis ce jour, bien que la vieille maison
n'offre plus le lit et la table aux voyageurs, on n'a cesse de l'appeler
dans le pays l'_Hotel fortune_, comme si le peuple eut voulu perpetuer
ainsi le souvenir du passage de Louis XVI.

       *       *       *       *       *






TABLE DES MATIERES




  BARBARE

  CHAPITRE   I.--La Deesse de la Liberte
   --       II.--Le club
   --      III.--Le proscrit
   --       IV.--Une crise domestique
   --        V.--Desespoir de Dominique
   --       VI.--Le pont de cordes


  MICHEL CABIEU

  CHAPITRE   I.
   --       II.
   --      III.
   --       IV.


  LE MAITRE DE L'OEUVRE

  PROLOGUE.    --Les deux touristes
  CHAPITRE   I.--Pierre Vardouin
   --       II.--A propos d'une fleur
   --      III.--Maitre et apprenti
   --       IV.--...
   --        V.--Deux martyrs
  EPILOGUE...  --Visite chez l'ex-magistrat


  L'HOTEL FORTUNE

  CHAPITRE   I.--Le reve
   --       II.--Le renvoi
   --      III.--Louis XVI









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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number.  The replaced older file is renamed.
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Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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