Project Gutenberg's Histoire de St. Louis, Roi de France, by Richard de Bury This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Histoire de St. Louis, Roi de France Author: Richard de Bury Release Date: May 26, 2004 [EBook #12437] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ST. LOUIS, ROI DE FRANCE *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Histoire de St. Louis Roi de France Par De Bury Nouvelle edition revue avec soin _Je suis cet heureux Roi que la France revere, Le Pere des Bourbons...._ Henri. Volt. [Illustration: Couronne de Saint-Louis] Lyon Rolland, Imprimeur Libraire Rue du Perat, n deg.4 1828 * * * * * Louis VIII, roi de France, pere de saint Louis, etait dans la quarantieme annee de son age, et la troisieme de son regne, lorsque, revenant a Paris, apres le siege de la ville d'Avignon, il se sentit vivement presse d'un mal qu'il avait tenu cache jusqu'alors, et fut force de s'arreter au chateau de Montpensier, en Auvergne. Ce fut dans cette occasion que ce prince fit voir qu'il etait veritablement chretien. Quel que fut ce mal, dont l'histoire ne nous a pas appris la veritable cause, les medecins lui proposerent un remede que la loi de Dieu lui defendait. Malgre le refus qu'il fit d'en user, on introduisit aupres de lui, pendant qu'il dormait, une jeune fille. S'etant eveille, il appela l'officier qui le servait, lui ordonna de la faire retirer, en lui disant ces belles paroles: _Qu'il aimait mieux mourir, que de conserver sa vie en commettant un peche mortel_. Cependant le mal ayant augmente, et ce prince sentant les approches de la mort, il ne s'occupa plus que du soin de mettre ordre a ses affaires. Ayant fait venir autour de son lit les eveques et les grands seigneurs qui l'avaient accompagne, il leur declara qu'il nommait la reine Blanche de Castille, son epouse, regente de l'etat pendant la minorite de son fils Louis[1]. Cette nomination fut faite en presence de l'archeveque de Sens, des eveques de Beauvais, de Noyon et de Chartres, et du chancelier Garin, qui la declarerent authentiquement, apres sa mort, par des lettres scellees de leurs sceaux. Il recommanda son fils aux seigneurs francais qui etait presens, et principalement a Matthieu II de Montmorency, connetable de France, a Philippe, comte de Boulogne, au comte de Montfort, aux sires de Coucy et de Bourbon, princes de son sang, et a plusieurs autres seigneurs qui lui promirent que ses intentions seraient exactement executees; qu'ils feraient serment de fidelite au prince son fils, et qu'ils soutiendraient l'autorite de la reine durant sa regence. [Note 1: Il n'avait que douze ans commences; et, dans ce temps, les rois n'etaient declares majeurs qu'a 21 ans.] Pendant que cela se passait a Montpensier, Blanche etait restee a Paris, ou elle attendait avec impatience l'arrivee du roi, pour le feliciter sur ses conquetes: elle n'etait pas instruite de sa maladie. Pressee du desir de le revoir, elle s'etait mise en chemin pour aller le joindre, lorsqu'elle rencontra le jeune Louis, qui revenait precipitamment, accompagne du chancelier et de plusieurs autres seigneurs. Elle reconnut, a la tristesse repandue sur leurs visages, la perte que la France venait de faire. Elle retourna aussitot a Paris, afin de concerter avec les fideles serviteurs du roi, les mesures les plus promptes qu'il convenait de prendre pour le faire couronner. La regente ne fut pas long-temps sans apercevoir des semences de division dans les discours de plusieurs grands vassaux de la couronne, par les demandes qu'ils lui firent, et surtout par le refus de plusieurs d'entre eux de se trouver a la ceremonie du couronnement du roi, qui fut faite le premier dimanche de l'Avent de l'annee 1226. Le nombre des seigneurs qui y assisterent ne fut pas, a beaucoup pres, aussi grand qu'il devait etre, suivant l'usage ordinaire, et en consequence des lettres que la regente leur avait fait ecrire pour les y inviter; mais elle ne laissa pas de faire faire la ceremonie, par les conseils du chancelier et du legat, le retardement paraissant dangereux, surtout dans ces temps-la, ou on la regardait comme essentielle a la royaute. La cour, et tous ceux qui devaient assister a cette ceremonie, s'etaient rendus a Reims. Thibaud, comte de Champagne, etait en chemin pour s'y trouver; mais, comme il approchait de la ville, on l'envoya prier de n'y pas entrer, a cause du bruit faux, mais facheux, qui courait de lui, qu'il avait fait empoisonner le feu roi. La comtesse sa femme fut neanmoins de la fete, ainsi que la comtesse de Flandre, qui se disputerent entre elles le droit de porter l'epee devant le roi, comme representant leurs maris absens. Mais, sur le refus qu'on leur en fit, elles consentirent que Philippe, comte de Boulogne, oncle du roi, eut cet honneur, sans prejudice de leurs droits, ou plutot de ceux de leurs maris. L'affront qu'on venait de faire au comte de Champagne ne pouvait manquer, vu son caractere brouillon, de le jeter dans le parti des factieux, et il semble qu'il eut ete de la prudence de ne lui en pas donner l'occasion. Mais ou l'on savait qu'il y etait deja, ou la reine regente ne se crut pas assez d'autorite pour obtenir des grands seigneurs assembles qu'il n'en fut pas exclu: peut-etre aussi ne fut-elle pas fachee de voir mortifier un seigneur qui avait eu la hardiesse de lui temoigner de l'amour. Quoi qu'il en soit, il fut un des premiers qui fit ouvertement des preparatifs pour la revolte, de concert avec deux autres seigneurs mecontens: c'etaient Pierre de Dreux, comte de Bretagne, surnomme _Mauclerc_[1], auquel Philippe-Auguste avait fait epouser l'heritiere de ce comte; et Hugues de Lusignan, comte de la Marche, qui avait epouse Isabelle, fille d'Aymard, comte d'Angouleme, veuve de Jean-Sans-Terre, roi d'Angleterre, mere de Henri III, qui y regnait alors. [Note 1: C'est-a-dire, suivant le langage du temps, _homme malin et mechant_.] Comme l'archeveche de Reims etait alors vacant, ce fut de Jacques de Bazoche, son suffragant, eveque de Soissons, que Louis recut cette onction qui rend les rois sacres pour les peuples. Quoiqu'il fut encore bien jeune, il etait deja assez instruit pour ne pas regarder cette action comme une simple ceremonie[2]. Il ne put faire, sans trembler, le serment de n'employer sa puissance que pour la gloire de Dieu, pour la defense de l'Eglise et pour le bien de ses peuples. Il s'appliqua ces paroles qui commencent la messe ce jour-la, et dont David se servait pour dire: _Qu'il mettait en Dieu toute sa confiance, et qu'il s'assurait d'etre exauce_. [Note 2: Joinville, p. 15.] Comme cette ceremonie est trop connue pour nous arreter a la decrire, je dirai seulement que, lorsqu'elle fut finie, on fit asseoir le roi sur un trone richement pare, que l'on mit entre ses mains le sceptre et la main de justice, et qu'ensuite tous les grands seigneurs et prelats, qui etaient presens, lui preterent serment de fidelite, ainsi qu'a la reine sa mere, pour le temps que sa regence durerait. Des le lendemain, la reine partit pour ramener le roi a Paris; elle souhaita qu'il n'y eut aucunes marques de rejouissances, comme il n'y en avait point eu a Reims: car, quelque satisfaction qu'elle eut de voir regner son fils, rien n'effacait de son coeur le regret dont elle etait penetree de la perte qu'elle venait de faire. D'ailleurs l'affliction etait si generale, que les grands et le peuple n'eurent pas de peine a suspendre les mouvemens de leur joie, et la sagesse de la regente ne lui permettait pas de perdre en vains amusemens un temps dont elle avait besoin pour arreter et eteindre les factions qui se formaient dans l'etat. _Caractere de la regente_. Blanche de Castille etait une princesse dont la prudence, la presence d'esprit, l'activite, la fermete, le courage et la sage politique, rendront a jamais la memoire chere et respectable aux Francais. Elle s'appliqua uniquement a dissiper les orages qui se formaient contre l'etat: elle n'eut d'autres vues que de conserver a son fils les serviteurs qui lui etaient restes fideles, de lui en acquerir de nouveaux, et de prevenir les dangereux desseins de ses ennemis. Les seigneurs de la cour se ressentirent de ses bienfaits, et tout le monde de ses manieres obligeantes et naturelles qu'elle employait pour gagner les coeurs qui y etaient d'autant plus sensibles, qu'elle accompagnait ses graces du plus parfait discernement. Comme le comte de Boulogne etait un des plus puissans seigneurs de l'etat, et celui dont le roi pouvait attendre plus de secours ou de traverses, elle n'oublia rien pour le mettre dans ses interets. Philippe-Auguste lui avait donne le comte de Mortain; mais Louis VIII s'en etait reserve le chateau, en confirmant ce don. Blanche commenca par le lui remettre, et lui rendit en meme temps le chateau de l'Isle-Bonne, que le feu roi s'etait pareillement reserve; et, dans la suite, elle lui ceda encore l'hommage du comte de Saint-Pol, comme une dependance de celui de Boulogne. La reine Blanche traita avec la meme generosite Ferrand, comte de Flandre. Philippe-Auguste l'avait fait prisonnier a la bataille de Bouvines, et n'avait pas voulu lui rendre sa liberte, a moins qu'il ne payat une rancon de cinquante mille livres, somme alors tres-considerable, et qu'il ne donnat pour surete Lille, Douai et l'Ecluse. La regente, de l'avis des grands du royaume, rendit au comte sa liberte, et lui fit remise de la moitie de sa rancon, a condition de laisser seulement pendant dix ans, entre les mains du jeune roi, la citadelle de Douai. Ce bienfait l'attacha si fortement aux interets de la reine et de son fils, que rien ne put l'en ecarter, et qu'il resista constamment a toutes les sollicitations des seigneurs mecontens. Cependant le comte de Champagne avait leve le premier l'etendard de la revolte: il avait fait une ligue avec les comtes de Bretagne et de la Marche. Ils avaient commence par faire fortifier et fournir de munitions de guerre et de bouche les chateaux de Beuvron en Normandie, et de Bellesme dans le Perche, dont le feu roi avait confie la garde au comte de Bretagne. La regente, usant de la plus grande diligence, avant que les mecontens fussent en etat de se mettre en campagne, assembla promptement une armee assez nombreuse pour accabler le comte de Champagne. Elle fut parfaitement secondee par Philippe, comte de Boulogne, oncle du roi; par Robert, comte de Dreux, frere du comte de Bretagne; et par Hugues IV, duc de Bourgogne. Elle marcha avec eux, accompagnee du roi son fils, en Champagne, contre le comte Thibaud. Ce seigneur, surpris de cette diligence, mit les armes bas, et eut recours a la clemence du roi qui lui pardonna, et le recut en ses bonnes graces. C'est sur cette reconciliation si prompte, et principalement sur les discours perfides d'un auteur anglais[1], qu'il a plu a quelques-uns de nos ecrivains d'orner, ou plutot de salir leur histoire de l'episode imaginaire des amours du comte de Champagne et de la reine regente. Le plaisir de mal parler des grands, et de se faire applaudir par des gens corrompus, dont notre siecle n'est pas plus exempt que les autres, donne la vogue a ces sortes de fables; mais celles-la ne furent point capables de fletrir la reputation d'une reine a laquelle notre histoire a, dans tous les temps, rendu la justice qu'elle meritait. D'ailleurs les historiens anglais, et surtout Matthieu Paris, moine benedictin, croyaient, par ces traits de malignite, venger leur roi Henri III des avantages que les Francais, sous la conduite de la reine Blanche, avaient remportes sur lui, lorsqu'ayant pris, comme je le dirai dans la suite, le parti des mecontens, il fut renvoye dans son ile, apres avoir vu detruire son armee, et depense beaucoup d'argent. A la verite, suivant les memoires de ce temps-la, il y a lieu de penser que le comte de Champagne avait concu de l'inclination pour cette princesse; mais on n'y voit rien qui puisse persuader qu'elle y ait jamais repondu, et l'on y trouve meme le contraire. Elle meprisa le comte, le plus volage et le plus frivole seigneur de son temps, et le laissa se consoler par les vers et les chansons dont il ornait les murs de son chateau de Provins. [Note 1: Matthieu Paris.] Le parti revolte, etant fort affaibli par le retour du comte de Champagne sous l'obeissance du roi, la regente fit marcher aussitot l'armee au-dela de la Loire, contre les deux autres chefs. Le roi les fit citer deux fois devant le parlement. N'ayant pas obei, et etant cites une troisieme fois, ils se rendirent a Vendome, ou etait le roi. Comme ils n'avaient point d'autre ressource que la misericorde de ce prince pour eviter le chatiment qu'ils meritaient, ils y eurent recours. La bonte du roi, la necessite de menager les autres seigneurs, parens ou amis des deux comtes, l'esperance de retablir plus promptement, par les voies de la douceur, la tranquillite de l'etat, engagerent la regente a faire obtenir du roi, non seulement leur pardon, mais encore des graces et des conditions tres-avantageuses par un traite que le roi fit avec eux. D'abord, pour ce qui regardait le comte de la Marche, il fut conclu qu'Alfonse de France, frere du roi, epouserait Elisabeth, fille de ce comte, dont le fils aine, Hugues de la Marche, epouserait Elisabeth de France, soeur du roi. Il fut encore convenu que le roi ne pourrait faire la paix avec le roi d'Angleterre, sans y comprendre le comte. Celui-ci, de sa part, ceda ses pretentions sur le Bordelais et sur la ville de Langes, moyennant une somme d'argent payable en plusieurs annees, en dedommagement du douaire de la reine d'Angleterre, femme du comte, saisi par les Anglais. A l'egard du comte de Bretagne, il fut convenu qu'Iolande, sa fille, epouserait Jean de France, frere du roi; que, jusqu'a ce que Jean eut atteint vingt-un ans (il n'en avait alors que huit), le comte de Bretagne aurait la possession d'Angers, de Beauge, de Beaufort et de la ville du Mans; qu'il donnerait en dot a sa fille, Bray, Chateauceau, avec les chateaux de Beuvron, de la Perriere et de Bellesme, a condition qu'il jouirait de ces trois dernieres places le reste de sa vie, et quil ne ferait aucune alliance avec Henri, roi d'Angleterre, ni avec Richard, son frere. Aussitot apres ce traite, le comte de Bretagne, pour prouver son attachement aux interets du roi, marcha avec Imbert de Beaujeu, connetable de France, contre Richard, frere du roi d'Angleterre, l'empecha de rien entreprendre sur les terres de France, et l'obligea de se retirer. Le roi d'Angleterre sollicita en vain les seigneurs de Normandie, d'Anjou et du Poitou, de prendre les armes en sa faveur; mais, comme aucun d'eux n'osa se declarer, il fut oblige de faire une treve pour un an, qu'il obtint par la mediation du pape Gregoire IX, qui venait de succeder a Honore III. Les choses etant ainsi pacifiees, la regente renouvela les traites faits sous les precedens regnes, avec l'empereur Frederic II, et avec Henri son fils, roi des Romains, par lesquels ils s'engageaient a ne prendre aucune liaison avec l'Angleterre contre la France. Elle employa tous ses soins pour se maintenir en bonne intelligence avec les princes allies de la France, pour s'attacher le plus qu'elle pourrait de seigneurs vassaux de la couronne, et elle fut toujours attentive a prevenir et arreter, dans leur naissance, les entreprises des esprits brouillons; car elle ne devait pas compter qu'ils en demeurassent a une premiere tentative; ils en avaient tire trop d'avantages, et l'esprit de faction s'apaise bien moins par les bienfaits, qu'il ne s'anime par l'esperance d'en extorquer de nouveaux. _Education de Louis._ Quoique la conduite des affaires de l'etat donnat beaucoup d'occupation a la reine regente, cependant elle savait encore trouver assez de temps pour donner ses soins a l'education du prince son fils, a laquelle elle presidait elle-meme. Les historiens contemporains ont neglige de nous apprendre quel etait le gouverneur de Louis: nous devons croire que la reine en faisait les principales fonctions. Nous ignorons aussi le nom et les qualites de son precepteur, qu'on ne lui donna que fort tard, suivant l'usage de ce temps-la; mais, quel qu'il fut, il est certain que les voies lui etaient bien preparees par les soins que la reine regente en avait deja pris. Nous voyons dans les Memoires du sire de Joinville, auteur contemporain et confident de Louis, qu'elle n'epargna rien pour mettre aupres de son fils les personnes les plus capables pour la vertu et pour la science. De la part du jeune prince, la docilite, la douceur, le desir de profiter, la droiture de l'esprit, et surtout celle du coeur, rendaient aisee une fonction si epineuse et si difficile. La reine s'attacha surtout a l'instruire, des son bas age, de la connaissance de Dieu, et des veritables vertus dont il est le modele. Aussi n'oublia-t-il jamais ce que sa mere lui avait dit un jour, lorsqu'il etait encore jeune: _Mon fils, vous etes ne roi; je vous aime avec toute la tendresse dont une mere est capable; mais j'aimerais mieux vous voir mort, que de vous voir commettre un peche mortel._ Il grava ces instructions si profondement dans son coeur, qu'il donna toujours a l'exercice de la religion et a la retraite, les momens qu'il derobait aux fonctions de la royaute. On n'oublia pas en meme temps de lui procurer les instructions qui peuvent contribuer a former l'esprit, mais, selon qu'on le pouvait faire dans ce siecle-la, ou l'ignorance etait prodigieuse, meme parmi les ecclesiastiques. On rapporte comme un eloge de ce prince, qu'il savait ecrire (car les plus grands seigneurs ne savaient pas meme signer leur nom), qu'il entendait tres-bien le latin de l'Ecriture-Sainte, et les ouvrages des Peres de l'Eglise, qui ont ecrit dans cette langue. Pour ce qui est de l'histoire, il savait celle des rois ses predecesseurs, rapportee dans les chroniques particulieres de leurs regnes, qui, quoique tres-imparfaites, nous ont neanmoins conserve les actions les plus memorables des princes des deux premieres races de la monarchie. On y trouve la connaissance de leurs vertus et de leurs defauts, qui fournissait des exemples pour apprendre a pratiquer les unes et eviter les autres. On lui proposa surtout pour modele le roi Philippe-Auguste, son aieul, un des plus grands rois de la monarchie. Ce prince etait monte sur le trone, dans un age a peu pres pareil a celui de Louis, et dans les memes circonstances. La reine Blanche, sa mere, lui fit prevoir le mauvais effet que pouvait produire l'idee de sa jeunesse sur les esprits mutins et brouillons de son royaume. Elle s'appliqua a lui faire eviter les defauts des jeunes gens de son age, et surtout l'inapplication, l'amour de l'oisivete et du plaisir. Elle lui donna connaissance de toutes les affaires; elle ne decida jamais rien d'important sans le lui communiquer; et, dans les guerres qu'elle eut a soutenir, elle le fit toujours paraitre a la tete de ses troupes, accompagne des seigneurs les plus braves et les plus experimentes. La reine se donnait en meme temps de pareils soins pour l'education de ses autres enfans. Ils etaient quatre; savoir: Robert, qui fut depuis comte d'Artois; Jean, comte d'Anjou; Alfonse, comte de Poitiers, et Charles, comte de Provence. Chacun recevait les instructions dont son age pouvait etre capable. L'exemple de leur frere aine leur donnait une emulation qui les excitait a lui ressembler, en acquerant les memes connaissances, et pratiquant les memes vertus. La reine Blanche reussit encore a persuader a ses enfans, que leur plus grand bonheur dependait de la parfaite union qui devait regner entre eux: ils profiterent si bien des avis de cette sage mere, que ces princes furent penetres toute leur vie, pour le roi, leur frere aine, de cette amitie tendre et respectueuse qui fait ordinairement la felicite des superieurs et des inferieurs; comme, de sa part, Louis les traita toujours avec la plus grande bonte, moins en roi qu'en ami. Lorsque ses freres commencerent a etre capables d'occupations serieuses, il les admit dans ses conseils; il les consultait dans les affaires qui se presentaient, et prenait leur avis. Ils commandaient dans ses armees des corps particuliers de troupes, a la tete desquels ils ont tres-souvent fait des actions dignes de la noblesse de leur naissance. Ils etaient, pour ainsi dire, les premiers ministres du roi. Ils partageaient avec lui les fonctions penibles de la royaute, et contribuaient unanimement a la gloire de l'Etat et au bonheur des peuples. Pendant que la reine Blanche donnait tous ses soins a l'education de ses enfans, elle etait encore occupee a rendre inutiles les nouvelles entreprises des esprits brouillons, et surtout de ceux dont je viens de parler. Ils n'etaient pas rentres sincerement dans leur devoir; ils avaient ete forces par la prudence et l'activite de la regente de se soumettre, et les graces qu'elle leur avait fait accorder par le roi, au lieu de les satisfaire, n'avaient fait qu'augmenter le desir d'en obtenir de nouvelles. L'union de Philippe, comte de Boulogne, oncle du roi, avec la reine regente, etait pour eux un frein qui les arretait: ils entreprirent de le rompre, et ils s'y prirent de la maniere qu'il fallait pour y reussir. Ils lui firent representer qu'etant celui de tous les princes qui, apres les freres du roi, etait son plus proche parent, etant fils de Philippe-Auguste, c'etait un affront pour lui que la regence du royaume fut en d'autres mains que les siennes, et surtout en celles d'une femme, et d'une femme etrangere qui, par ces deux raisons, devait etre exclue du gouvernement du royaume de France: ils l'assurerent de leurs services pour soutenir son droit, s'il voulait le faire valoir. Le comte Philippe avait epouse Mathilde, fille du vieux comte de Boulogne, qui avait ete fait et reste prisonnier de Philippe-Auguste, depuis la bataille de Bouvines; et le gendre, pendant la prison de son beau-pere, avait ete investi de tous les biens du comte. C'etait sans doute ce qui avait tenu jusqu'alors le gendre attache aux interets du roi et de la regente: car, si le vieux comte de Boulogne etait sorti de prison en meme temps que le comte de Flandre, il aurait pu causer beaucoup d'embarras a Philippe son gendre, et il est vraisemblable que c'etait cette raison qui avait empeche la regente, apres la mort du roi son epoux, de donner la liberte au vieux comte de Boulogne. Celui-ci en mourut de chagrin, ou de desespoir, car le bruit courut qu'il s'etait donne la mort. Philippe, apres cet evenement, n'ayant plus le motif qui lui avait jusqu'alors fait menager la regente, se trouva dispose a ecouter les mauvais conseils qu'on lui donnait pour s'emparer de la regence. Il concerta avec plusieurs seigneurs le projet de se saisir de la personne du roi, qui se trouvait dans l'Orleanais. Ils avaient resolu d'executer ce complot sur le chemin d'Orleans a Paris, lorsque le roi retournerait dans sa capitale. Ce prince, en ayant ete averti par le comte de Champagne, se refugia a Montlhery, d'ou il fit sur-le-champ avertir la reine sa mere, et les habitans de Paris. Blanche en fit partir promptement tous ceux qui etaient capables de porter les armes, et tout le chemin, depuis Paris jusqu'a Montlhery, fut aussitot occupe par une nombreuse armee et une foule incroyable de peuple, au milieu de laquelle le roi passa comme entre deux haies de ses gardes. Ce n'etait qu'acclamations redoublees, et que benedictions, qui ne cesserent point jusqu'a Paris. Le sire de Joinville rapporte que le roi se faisait toujours un plaisir de se souvenir et de parler de cette journee, qui lui avait fait connaitre l'amour que ses peuples lui portaient. Les seigneurs conjures qui s'etaient rendus a Corbeil pour l'execution de leur dessein, voyant leur coup manque, firent bonne contenance, et, traitant de terreur panique la precaution que le roi avait prise, ils se retirerent pour former un nouveau projet de revolte, qui n'eclata cependant que l'annee suivante. Ce fut pendant la tranquillite que procura dans le royaume l'accommodement avec les seigneurs mecontens, dont je viens de parler, que la regente termina une autre affaire importante, dont la consommation fut tres-glorieuse et fort utile pour le royaume, ayant procure la reunion a la couronne du comte de Toulouse et de ses dependances. Le pape sollicitait vivement la regente de ne point abandonner la cause de la religion, et de continuer a reduire les Albigeois, dont la mort du roi son mari avait arrete la ruine totale. Le legat, pour ce sujet, fit payer par le clerge une grosse contribution que la reine employa utilement. Elle procura des secours a Imbert de Beaujeu, dont la prudence et l'activite avaient conserve les conquetes qu'on avait faites sur ces heretiques. Ayant recu un nouveau renfort, il fatigua tellement les Toulousains par ses courses continuelles aux environs de leur ville, par les alarmes qu'il leur donnait sans cesse, qu'il les mit enfin a la raison, et obligea le comte de Toulouse a rentrer dans le sein de l'Eglise, et a abandonner les Albigeois. Le cardinal de Saint-Ange, qui etait revenu en France depuis quelque temps, profita de la consternation des Toulousains: il leur envoya l'abbe Guerin de Grand-Selve, pour leur offrir la paix. Ils repondirent qu'ils etaient prets a la recevoir; et, sur cette reponse, la regente leur ayant fait accorder une treve, on commenca a traiter a Baziege, aupres de Toulouse, et, peu de temps apres, la ville de Meaux fut choisie pour les conferences. Le comte Raymond s'y rendit avec plusieurs des principaux habitans de Toulouse. Le cardinal-legat et plusieurs prelats s'y trouverent aussi. La negociation ayant ete fort avancee dans diverses conferences, l'assemblee fut transferee a Paris, pour terminer entierement l'affaire en presence du roi. La regente et le legat conclurent enfin un traite par lequel il fut stipule, 1. deg. que le comte de Toulouse donnerait Jeanne sa fille, qui n'avait alors que neuf ans, en mariage a Alfonse de France, un des freres du roi; 2. deg. que le comte de Toulouse jouirait des seuls biens qui lui appartenaient dans les bornes de l'eveche de Toulouse, et de quelques autres dans les eveches de Cahors et d'Agen; qu'il n'en aurait que l'usufruit, et que toute sa succession reviendrait, apres sa mort, a sa fille, a Alfonse son mari, et a leur posterite; et qu'au cas qu'il ne restat point d'enfans de ce mariage, le comte de Toulouse serait reuni a la couronne (comme il arriva en effet, apres la mort de Jeanne et d'Alfonse); 3. deg. que le comte remettrait au roi toutes les places et toutes les terres qu'il possedait au-dela du Rhone et en-deca, hors l'eveche de Toulouse; qu'il lui livrerait la citadelle de cette ville, et quelques autres places des environs, ou le roi tiendrait garnison pendant dix ans; 4. deg. que le comte irait dans dix ans au plus tard dans la Palestine, combattre a ses propres frais contre les Sarrasins pendant cinq ans. Enfin, le comte de Toulouse, pour assurer l'accomplissement de tous les articles du traite, se constitua prisonnier dans la tour du Louvre, jusqu'a ce que les murailles de Toulouse, et de quelques autres villes et forteresses, eussent ete detruites, comme on en etait convenu, et que Jeanne sa fille eut ete remise entre les mains des envoyes de la regente, etc. Ensuite de ce traite, le comte fit amende honorable dans l'eglise de Paris, pieds nus, et en chemise, en presence du cardinal-legat et de tout le peuple de Paris. Apres cette paix conclue, on tint un celebre concile a Toulouse pour reconcilier cette ville a l'Eglise. Il fallut toutefois encore quelques annees pour retablir une parfaite tranquillite dans le pays, ou il se fit de temps en temps quelques soulevemens par les intrigues du comte de la Marche et de quelques autres seigneurs; mais elles n'eurent pas de grandes suites. Ce que je viens de rapporter s'executa pendant la troisieme annee de la minorite du jeune roi, avec beaucoup de gloire pour la reine regente, et beaucoup de chagrin pour les factieux, qui n'osant plus s'attaquer directement au roi, resolurent de tourner leurs armes contre Thibaud, comte de Champagne, pour se venger de ce qu'il les avait empeches de se rendre maitres de la personne de Louis. _Les factieux attaquent le comte de Champagne_. Le comte de Bretagne, auquel il ne coutait pas plus de demander des graces, que de s'en rendre indigne, et le comte de la Marche, etaient toujours les chefs de cette faction, aussi bien que le comte de Boulogne, qui, sans vouloir paraitre d'abord et se mettre en campagne, se contenta de faire fortifier Calais et quelques autres places de sa dependance. Entre les seigneurs ennemis du comte de Champagne, il y en eut quelques-uns qui, faisant ceder la colere ou ils etaient contre lui, a leur haine et a leur jalousie contre la regente, proposerent, pour la perdre, un projet qu'ils crurent infaillible: ce fut de detacher de ses interets ce seigneur, qui, par sa puissance, etait le principal appui de la regente, et aurait ete le plus redoutable ennemi qu'on put lui susciter a cause de la situation de ses etats au milieu du royaume. Il fallait, pour cet effet, lui faire reprendre ses anciennes liaisons. La comtesse de Champagne, Agnes de Beaujeu, etait morte. Thibaud, jeune encore et n'ayant qu'une fille, cherchait a se remarier: on lui offrit la princesse Iolande, fille du comte de Bretagne, quoique, par le traite de Vendome, elle eut ete promise a Jean de France, frere du roi. Thibaud ecouta volontiers cette proposition. Apres quelques negociations, l'affaire fut conclue, et le jour pris pour amener la jeune princesse a l'abbaye du Val-Secret, pres Chateau-Thierry, ou la ceremonie du mariage devait se faire. Le comte de Bretagne etait en chemin pour venir l'accomplir, accompagne de tous les parens de l'une et de l'autre maison. Quoique cette affaire eut ete tenue fort secrete, la regente toujours attentive aux moindres demarches des seigneurs mecontens, fut instruite, par ses espions et par les preparatifs que l'on faisait pour cette fete, de ce qui se passait. Elle en previt les suites, en instruisit le roi son fils, et l'engagea d'ecrire au comte de Champagne la lettre suivante, qu'elle lui fit remettre par Godefroi de la Chapelle, grand pannetier de France[1]: "Sire Thibaud, j'ai entendu que vous aves convenance, et promis prendre a femme la fille du comte de Bretagne: pourtant vous mande que si cher que avez, tout quant que ames au royaume de France, ne le facez pas: la raison pour quoi, vous saves bien. Je jamais n'ai trouve pis qui mal m'ait voulu faire que lui." Cette lettre, et d'autres choses importantes que Godefroi de la Chapelle etait charge de dire au comte, de la part du roi, eurent leur effet. Thibaud changea de resolution, quelque avancee que fut l'affaire; car il ne recut cette lettre que lorsqu'il etait deja en chemin pour l'abbaye du Val-Secret, ou ceux qui etaient invites aux noces se rendaient de tous cotes. Il envoya sur-le-champ au comte de Bretagne et aux seigneurs qui l'accompagnaient, pour les prier de l'excuser, s'il ne se rendait pas au Val-Secret, qu'il avait des raisons de la derniere importance qui l'obligeaient de retirer la parole qu'il avait donnee au comte de Bretagne, dont il ne pouvait epouser la fille. Aussitot il retourna a Chateau-Thierry, ou, peu de temps apres, il epousa Marguerite de Bourbon, fille d'Archambaud, huitieme du nom. [Note 1: Joinville, 2e partie.] Ce changement et cette declaration du comte de Champagne mirent les seigneurs invites dans une plus grande fureur que jamais contre lui. La plupart de ceux qui devaient se trouver au mariage etaient ennemis du roi et de la regente, et cette assemblee etait moins pour la celebration des noces, que pour concerter entre eux une revolte generale, dans laquelle ils s'attendaient bien a engager le comte de Champagne. Ils prirent donc la resolution de lui faire la guerre a toute outrance; mais, pour y donner au moins quelque apparence de justice, ils affecterent de se declarer protecteurs des droits qu'Alix, reine de Chypre, cousine de Thibaud, pretendait avoir sur le comte de Champagne. Ce fut donc sous le pretexte de proteger cette princesse dont les droits etaient fort incertains, qu'ils attaquerent tous ensemble le comte de Champagne, dans le dessein de l'accabler. Ce fut alors que le comte de Boulogne, oncle du roi, se declara ouvertement avec le comte Robert de Dreux, le comte de Brienne, Enguerrand de Coucy, Thomas, son frere, Hugues, comte de Saint-Pol, et plusieurs autres. Ayant assemble toutes leurs troupes aupres de Tonnerre, ils entrerent en Champagne quinze jours apres la saint Jean, mirent tout a feu et a sang, et vinrent se reunir aupres de Troyes, a dessein d'en faire le siege, disant partout qu'ils voulaient exterminer celui qui avait empoisonne le feu roi: car c'etait encore un pretexte dont ils coloraient leur revolte. Le comte de Champagne, n'etant pas assez fort pour resister a tant d'ennemis, parce que ses vassaux etaient entres dans la confederation, eut recours au roi, comme a son seigneur, et le conjura de ne le pas abandonner a la haine de ses ennemis, qu'il ne s'etait attiree que pour lui avoir ete fidele; et cependant il fit lui-meme detruire quelques-unes de ses places les moins fortes, pour empecher les ennemis de s'y loger. Le seigneur Simon de Joinville, pere de l'auteur de l'_Histoire de saint Louis_, se jeta pendant la nuit, avec beaucoup de noblesse, dans la ville de Troyes pour la defendre; et ce secours fit reprendre coeur aux habitans qui parlaient deja de se rendre. Le roi, sur cet avis, envoya aussitot commander, de sa part, aux confederes de mettre bas les armes, et de sortir incessamment des terres de Champagne. Ils etaient trop forts et trop animes pour obeir a un simple commandement. Ils continuerent leurs ravages; mais se voyant prevenus par le seigneur de Joinville, ils s'eloignerent un peu des murailles de Troyes, et allerent se camper dans une prairie voisine, ayant le jeune duc de Bourgogne a leur tete. Louis, qui avait bien prevu qu'il ne serait pas obei, avait promptement assemble son armee; et, s'etant fait joindre par Matthieu II du nom, duc de Lorraine, il vint en personne au secours du comte de Champagne. Les approches du souverain, dont on commencait a ne plus si fort mepriser la jeunesse, etonnerent les rebelles. Ils envoyerent au-devant de lui le supplier de leur laisser vider leur querelle avec le comte de Champagne, le conjurant de se retirer, et de ne point exposer sa personne dans une affaire qui ne le regardait point. Le roi leur repondit qu'en attaquant son vassal, ils l'attaquaient lui-meme, et qu'il le defendrait au peril de sa propre vie. Quand ce jeune prince parlait de la sorte, il etait dans sa quinzieme annee, et commencait deja a developper ce courage et cette fermete qui lui etaient naturels, et dont la reine, sa mere, lui avait donne l'exemple, et lui avait enseigne l'usage qu'on devait en faire. Sur cette reponse, les rebelles lui deputerent de nouveau pour lui dire qu'ils ne voulaient point tirer l'epee contre leur souverain, et qu'ils allaient faire leur possible pour engager la reine de Chypre a entrer en negociation avec le comte Thibaud, sus la discussion de leurs droits. Le roi repliqua qu'il n'etait point question de negociation, qu'il voulait, avant toutes choses, qu'ils sortissent des terres de Champagne; que, jusqu'a ce qu'ils en fussent dehors, il n'ecouterait ni ne permettrait au comte d'ecouter aucune proposition. On vit, en cette occasion, l'impression que fait la fermete d'un souverain arme qui parle en maitre a des sujets rebelles. Ils s'eloignerent des le meme jour d'aupres de Troyes, et allerent se camper a Jully. Le roi les suivit, se posta dans le lieu meme qu'ils venaient d'abandonner, et les obligea de se retirer sous les murs de la ville de Langres, qui n'etait plus des terres du comte de Champagne. Ce qui contribua beaucoup encore a ce respect force qu'ils firent paraitre pour leur souverain, fut la diversion que le comte de Flandre, a la priere de la regente, fit dans le comte de Boulogne, dont le comte, qui etait le chef le plus qualifie des ligues, fut oblige de quitter le camp pour aller defendre son pays. On le sollicita en meme temps de rentrer dans son devoir, en lui representant qu'il etait indigne d'un oncle du roi de paraitre a la tete d'un parti de seditieux, et combien etaient vaines les esperances dont on le flattait pour l'engager a se rendre le ministre de la passion et des vengeances d'autrui. La crainte de voir toutes ses terres desolees, comme on l'en menacait, eut tout l'effet qu'on desirait. Il ecrivit au roi avec beaucoup de soumission, et se rendit aupres de sa personne, sur l'assurance du pardon qu'on lui promit. Pour ce qui est du differend de la reine de Chypre avec le comte de Champagne, le roi le termina de cette maniere: la princesse fit sa renonciation aux droits qu'elle pretendait avoir sur le comte de Champagne, a condition seulement que Thibaud lui donnerait des terres du revenu de deux mille livres par an, et quarante mille livres une fois payees. Le comte n'etant pas en etat de fournir cette somme, le roi la paya pour lui, et le comte lui ceda les comtes de Blois, de Chartres et de Sancerre, avec la vicomte de Chateaudun[1]. Le roi, par ce traite, tira un grand avantage d'une guerre dont il avait beaucoup a craindre; mais elle ne fut pas entierement terminee. [Note 1: L'acte de cette vente est rapporte par Ducange, dans ses _Observations sur l'Histoire de saint Louis_, par Joinville.] Le comte de Bretagne, principal auteur de cette revolte, et dont l'esprit etait tres-remuant, n'oublia rien pour engager le roi d'Angleterre a seconder ses pernicieux desseins. Il lui envoya l'archeveque de Bordeaux, et plusieurs seigneurs de Guyenne, de Gascogne, de Poitou et de Normandie, qui passerent expres en Angleterre pour presser Henri de profiter des conjonctures favorables qui se presentaient de reconquerir les provinces que son pere avait perdues sous les regnes precedens. Ils l'assurerent qu'il lui suffisait de passer en France avec une armee, pour y causer une revolution generale. L'irresolution de ce prince fut le salut de la France. Hubert du Bourg, a qui il avait les plus grandes obligations pour lui avoir conserve sa couronne, etait tout son conseil. Ce ministre, gagne peut-etre par la regente de France, comme on l'en soupconnait en Angleterre, s'opposa, presque seul, a la proposition qu'on fit au roi de passer en France, et son avis fut suivi. Il se fit meme, cette annee, une treve d'un an entre les deux couronnes: ce qui n'empecha pas le roi d'Angleterre d'envoyer un corps de troupes anglaises au comte de Bretagne. Ayant fait avec ces troupes, jointes aux siennes, quelques courses sur les terres de France, il fut cite a Melun, pour comparaitre a la cour des pairs; et, sur le refus qu'il fit de s'y rendre, on le declara dechu des avantages que le roi lui avait faits par le traite de Vendome. Ensuite ce prince partit de Paris avec la reine regente, et marcha avec son armee pour aller punir le comte de Bretagne. Louis vint mettre le siege devant le chateau de Bellesme, place tres-forte, qui avait ete laissee en la garde du comte, par le traite de Vendome. La place fut prise en peu de temps par capitulation. Aussitot apres, les Anglais, mecontens du comte de Bretagne dont les grands projets n'avaient abouti a rien, moins par sa faute que par celle de leur roi, retournerent en Angleterre. Quelque ascendant que le roi, conduit par les conseils de la reine sa mere, eut pris sur ses vassaux par la promptitude avec laquelle il avait reprime leur audace, cependant la France n'en etait pas plus tranquille; et l'on voyait sous ce nouveau regne, comme sous les derniers rois de la seconde race, et sous les premiers de la troisieme, tout le royaume en combustion par les guerres particulieres que les seigneurs se faisaient les uns aux autres pour le moindre sujet; mais elles faisaient un bon effet, en suspendant les suites de la jalousie et de la haine que la plupart avaient contre la regente. Comme l'etat se trouvait assez tranquille cette annee, elle negocia heureusement avec plusieurs seigneurs qu'elle mit dans les interets du roi son fils, en les determinant par ses graces, par ses bienfaits, et par ses manieres agreables et engageantes a lui rendre hommage de leurs fiefs; affermissant par ce moyen, autant qu'il lui etait possible, l'autorite de ce jeune prince; mais elle ne put rien gagner sur le comte de Bretagne. C'etait un esprit indomptable, qui, voyant la plupart des vassaux du roi divises entre eux, ne cessait de cabaler, et fit si bien, par ses intrigues aupres du roi d'Angleterre, que ce prince se determina enfin a prendre la resolution de faire la guerre a la France, et d'y passer en personne. L'annee precedente, il avait assemble a Portsmouth une armee nombreuse. Il s'etait rendu en ce port avec tous les seigneurs qui devaient l'accompagner; mais, lorsqu'il fut question de s'embarquer, il se trouva si peu de vaisseaux, qu'a peine eussent-ils suffit pour contenir la moitie des troupes. Henri en fut si fort irrite contre Hubert du Bourg, son ministre et son favori, qu'il fut sur le point de le percer de son epee, en lui reprochant qu'il etait un traitre qui s'etait laisse corrompre par l'argent de la regente de France. Le ministre se retira pour laisser refroidir la colere de son maitre. Quelques jours apres, le comte de Bretagne etant arrive pour conduire, dans quelqu'un de ses ports, l'armee d'Angleterre, selon qu'on en etait convenu, il se trouva frustre de ses esperances: neanmoins, comme il s'apercut que le roi, apres avoir jete son premier feu, avait toujours le meme attachement pour son ministre, il prit lui-meme le parti de l'excuser, et il reussit si bien qu'il le remit en grace, s'assurant, qu'apres un pareil service, du Bourg ne s'opposait plus a ses desseins. Avant de partir pour retourner en Bretagne, le comte voulut donner une assurance parfaite de son devouement au roi d'Angleterre: il lui fit hommage de son comte de Bretagne, dont il etait redevable au seul Philippe-Auguste, roi de France; et, comme il savait que plusieurs seigneurs de Bretagne etaient fort contraires au roi d'Angleterre, il ajouta, dans son serment de fidelite, qu'il le faisait contre tous les vassaux de Bretagne, qui ne seraient pas dans les interets de l'Angleterre. Henri, en recompense, le remit en possession du comte de Richemont et de quelques autres terres situees en Angleterre, sur lesquelles le comte avait des pretentions. Il lui donna de plus cinq mille marcs d'argent pour l'aider a se soutenir contre le roi de France, et lui promit qu'au printemps prochain il l'irait joindre avec une belle armee. Le comte etant de retour et assure d'un tel appui, ne menagea plus rien: il eut la hardiesse de publier une declaration, dans laquelle il se plaignait de n'avoir jamais pu obtenir justice ni du roi ni de la regente, sur les justes requetes qu'il avait presentees plusieurs fois. Apres avoir exagere l'injustice qu'on lui avait faite par l'arret donne a Melun contre lui, la violence avec laquelle on lui avait enleve le chateau de Bellesme et les domaines qu'il possedait en Anjou, il protestait qu'il ne reconnaissait plus le roi pour son seigneur, et qu'il pretendait n'etre plus desormais son vassal. Cette declaration fut presentee au roi, a Saumur, de la part du comte, par un chevalier du temple. C'etait porter l'audace et la felonie aussi loin qu'elles pouvaient aller. Sa temerite ne demeura pas impunie. Des le mois de fevrier le roi vint assieger Angers, et le prit, apres quarante jours de siege. Il aurait pu pousser plus loin ses conquetes, et meme accabler le comte de Bretagne; mais les seigneurs dont les troupes composaient une partie de son armee, qui n'aimaient pas que le roi fit de si grands progres, lui demanderent apres ce siege leur conge, qu'il ne put se dispenser de leur accorder. Il retira le reste de ses troupes, et fut oblige de demeurer dans l'inaction jusqu'a l'annee suivante. Mais, pendant cet intervalle, la regente ne fut pas oisive: elle regagna le comte de la Marche, et conclut avec lui un nouveau traite a Clisson, par lequel le roi s'obligea de donner en mariage sa soeur Elisabeth au fils aine de ce comte. Elle traita avec Raimond, nouveau comte de Thouars. Ce seigneur fit hommage au roi des terres qu'il tenait en Poitou et en Anjou, et s'engagea de soutenir la regence de la reine contre ceux qui voudraient la lui disputer; et enfin, elle remit dans les interets du roi plusieurs seigneurs qui promirent de le servir envers et contre tous. Elle leva des troupes, et mit le roi en etat de s'opposer vigoureusement au roi d'Angleterre, qui faisait des preparatifs pour passer en France. Effectivement, ce prince etant parti de Portsmouth le dernier avril de l'an 1230, vint debarquer a St-Malo, ou il fut recu avec de grands honneurs par le comte de Bretagne, qui, soutenant parfaitement sa nouvelle qualite de vassal de la couronne d'Angleterre, lui ouvrit les portes de toutes ses places. Louis n'eut pas plutot appris ce debarquement, qu'ayant assemble son armee, il se mit a la tete, vint se poster a la vue de la ville d'Angers, ou il demeura quelque temps, pour voir de quel cote le roi d'Angleterre tournerait ses armes. Louis etait alors dans la seizieme annee de son age. La regente lui avait donne, pour l'accompagner et l'instruire du metier de la guerre, le connetable Mathieu de Montmorency, et plusieurs autres seigneurs qui lui etaient inviolablement attaches. Louis, voyant que les ennemis ne faisaient aucun mouvement, s'avanca jusqu'a quatre lieues de Nantes, et fit le siege d'Ancenis. Plusieurs seigneurs de Bretagne, qui s'etaient fortifies dans leurs chateaux a l'arrivee des Anglais, dont ils haissaient la domination, vinrent trouver le roi pour lui offrir leurs services et lui rendre hommage de leurs terres[1]. [Note 1: Les actes en subsistent encore au tresor des chartres.] Le roi, avant de recevoir ces hommages, avait tenu, comme on le voit par ces actes, une assemblee des seigneurs et des prelats, ou le comte de Bretagne, pour peine de sa felonie, avait ete declare dechu de la garde du comte de Bretagne, qu'il ne possedait qu'en qualite de tuteur de son fils et de sa fille Iolande, auxquels le comte de Bretagne appartenait, du chef de leur mere. Cependant Ancenis fut pris, et les Anglais ne firent aucun mouvement pour le secourir. Le roi s'avanca encore plus pres de Nantes, et fit insulter les chateaux d'Oudun et de Chanteauceau, qu'il emporta aussi sans que l'armee ennemie s'y opposat. On eut dit que le roi d'Angleterre n'etait venu en Bretagne que pour s'y divertir; car ce n'etait que festins, que rejouissances, que fetes dans la ville de Nantes, tandis que les ennemis etaient aux portes. Rien n'etait plus propre que cette inaction pour confirmer le soupcon qu'on avait depuis long-temps, que le favori du roi d'Angleterre etait pensionnaire de la regente de France. Comme la saison s'avancait, et que l'on voyait bien que les Anglais, parmi lesquels les maladies et la disette commencaient a se faire sentir, ne pouvaient desormais executer rien d'important, la regente pensa a mettre la derniere main a un ouvrage qu'elle avait deja fort avance, et qui etait de la derniere importance pour le bien de l'etat. C'etait la reconciliation des grands du royaume entre eux, et leur reunion entiere avec le roi. On laissa sur la frontiere autant de troupes qu'il en fallait pour arreter l'invasion de l'ennemi, et la cour se rendit a Compiegne au mois de septembre 1230. Ce fut la qu'apres beaucoup de difficultes, tant les interets etaient compliques, la regente, bien convaincue que de la dependaient le repos du roi son fils, et la tranquillite de l'etat, eut le bonheur de reussir. Les comtes de Flandre et de Champagne se reconcilierent avec le comte de Boulogne, a qui l'on donna une somme d'argent pour le dedommager des degats qui avaient ete faits sur ses terres par ordre de la cour. Jean, comte de Chalons, reconnut le duc de Bourgogne pour son seigneur, et promit de lui faire hommage. Le duc de Lorraine et le comte de Bar furent reconcilies par le comte de Champagne et par la regente. Tous les seigneurs promirent au roi de lui etre fideles, apres que ce prince et la regente leur eurent assure la confirmation de leurs droits et de leurs privileges, suivant les regles de la justice, les lois et les coutumes de l'etat. Le roi d'Angleterre ne voulant pas qu'il fut dit qu'il n'etait passe en France que pour y donner des fetes, se livrer au plaisir et y ruiner ses affaires, prit l'occasion de l'eloignement du roi, pour conduire ce qui lui restait de troupes en Poitou et en Gascogne, ou il recut les hommages de ceux de ses sujets qui relevaient de lui a cause de son duche de Guyenne. Etant ensuite revenu en Bretagne, et voyant que son sejour en France lui serait desormais inutile, apres ce qui venait de se passer a Compiegne, il repassa la mer et arriva a Portsmouth au mois d'octobre, fort chagrin d'avoir fait une excessive depense, et perdu par les maladies beaucoup de ses officiers. Le depart du roi d'Angleterre laissait le comte de Bretagne expose a toute la vengeance du roi; mais le comte de Dreux, fort empresse a tirer son frere du danger ou il etait, obtint sa grace du roi, qui voulut bien, par bonte, accorder au comte de Bretagne une treve de trois annees, qui fut conclue au mois de juillet 1231. Le roi et l'etat firent, cette annee, deux grandes pertes par la mort des deux seigneurs les plus illustres et les plus distingues pour leur valeur dans les armees, et dans les conseils par leur prudence. Je veux parler de Mathieu II de Montmorency, qui exerca la charge de connetable sous trois rois avec la plus grande fidelite, et du celebre Garin, chancelier de France. Montmorency avait accompagne Philippe-Auguste dans l'expedition qu'il fit en Palestine avec Richard, roi d'Angleterre, contre les infideles. Il contribua beaucoup a la fameuse victoire que Philippe remporta a Bouvines, dans laquelle Montmorency prit seize bannieres, en memoire de quoi, au lieu de quatre alerions qu'il portait dans ses armoiries, Philippe voulut qu'il en mit seize. Montmorency commanda depuis aux sieges de Niort, de Saint-Jean-d'Angely, de La Rochelle, et de plusieurs autres places qu'il prit sur les Anglais. Quoique l'histoire ne nous apprenne pas le nom du gouverneur de saint Louis, pendant sa minorite, il ne faut pas douter, que Montmorency n'en fit les fonctions. Louis VIII, etant au lit de la mort, pria ce seigneur d'assister de ses forces et de ses conseils le jeune Louis: Mathieu le lui promit; et, fidele a sa parole, il reduisit les mecontens, soit par la force, soit par sa prudence, a se soumettre au roi et a la regente sa mere. Quoique Louis n'eut encore que quinze ans, il accompagnait, dans toutes les expeditions militaires, Montmorency, qui lui apprenait le metier de la guerre, dans laquelle ce jeune prince devint un des plus experimentes capitaines de l'Europe. L'histoire nous apprend que Montmorency est le premier connetable de France qui ait ete general d'armee: car, auparavant la charge de connetable repondait a peu pres a celle de grand-ecuyer. Son courage, son credit, son habilete, illustrerent beaucoup sa famille, et commencerent a donner a la charge de connetable l'eclat qu'elle a eu depuis. Le chancelier Garin avait ete d'abord chevalier de Saint-Jean-de-Jerusalem, ensuite garde-des-sceaux, puis eveque de Senlis, et enfin chancelier. Genie universel, d'une prudence et d'une fermete sans exemple; grand homme de guerre avant qu'il fut pourvu de l'episcopat, il se trouva avec Philippe-Auguste a Bouvines, ou il fit les fonctions de marechal de bataille, contribua beaucoup a la victoire par ses conseils et par son courage, et dans laquelle il fit prisonnier le comte de Flandre; eveque digne des premiers siecles, quand il cessa d'etre homme de guerre. Ce fut lui qui eleva la dignite de chancelier au plus haut degre d'honneur, et lui assura le rang au-dessus des pairs de France. Il commenca le _Tresor des chartres_, et fit ordonner que les titres de la couronne ne seraient plus transportes a la suite des rois, mais deposes en un lieu sur. Il continua jusqu'a sa mort a aider de ses conseils la reine Blanche, et conserva, sous sa regence, le credit qu'il avait depuis quarante ans dans les principales affaires de l'etat. La France commenca donc a respirer, apres tant de desordres causes par les guerres civiles. La regente n'oublia rien pour retablir l'ordre et la tranquillite dans tout le royaume; elle continua ses soins pour accommoder encore les differends de quelques seigneurs, qu'on n'avait pu terminer dans le parlement de Compiegne. Elle fit revenir a Paris les professeurs de l'universite, qui s'etaient tous retires de concert, a l'occasion d'une querelle que quelques ecoliers[1], a la suite d'une partie de debauche, avaient eue avec des habitans du faubourg Saint-Marceau, et sur laquelle le roi n'avait pas donne a l'universite la satisfaction qu'elle avait demandee avec trop de hauteur et peu de raison. [Note 1: Les ecoliers n'etaient pas alors, comme aujourd'hui, des enfans a peine sortis de l'adolescence: c'etaient tous des hommes faits, qui causaient souvent des desordres, et que l'universite soutenait trop.] On tint la main a l'execution d'une ordonnance publiee quelque temps auparavant contre les Juifs, dont les usures excessives ruinaient toute la France. On fit fortifier plusieurs places sur les frontieres; et enfin on renouvela les traites d'alliance avec l'empereur et le roi des Romains, pour maintenir la concorde entre les vassaux des deux etats, et empecher qu'aucuns ne prissent des liaisons trop etroites avec l'Angleterre. Les interdits etaient depuis long-temps fort en usage. Les papes les jetaient sur les royaumes entiers, et les eveques, a leur exemple, des qu'ils croyaient avoir recu quelque tort ou du roi, ou de ses officiers, ou de leurs diocesains, faisaient cesser partout le service divin, et fermer les eglises, si on leur refusait satisfaction. Cela fut regarde par la regente, et avec raison, comme un grand desordre. Milon, eveque de Beauvais, et Maurice, archeveque de Rouen, en ayant use ainsi, leur temporel fut saisi au nom du roi, et ils furent obliges de lever l'interdit. Ce prince, tout saint qu'il etait, tint toujours depuis pour maxime de ne pas se livrer a un aveugle respect pour les ordres des ministres de l'eglise, qu'il savait etre sujets aux emportemens de la passion comme les autres hommes[1]. Il balancait toujours, dans les affaires de cette nature, ce que la piete et la religion d'un cote, et ce que la justice de l'autre, demandaient de lui. Le sire de Joinville, dans l'Histoire de ce saint roi, en rapporte un exemple, sans marquer precisement le temps ou le fait arriva, et qui merite d'avoir ici sa place. [Note 1: Daniel, tom. III, edition de 1722, p. 198.] "Je vy une journee, dit-il, que plusieurs prelats de France se trouverent a Paris, pour parler au bon saint Louis, et lui faire une requete, et quand il le scut il se rendit au palais, pour les ouir de ce qu'ils vouloient dire, et quand tous furent assembles, ce fut l'eveque Gui d'Auseure[1], qui fut fils de monseigneur Guillaume de Melot, qui commenca a dire au roi, par le congie et commun assentement de tous les autres prelats: Sire, sachez que tous ces prelats qui sont en votre presence me font dire que vous lesses perdre toute la chretiente, et qu'elle se perd entre vos mains. Alors le bon roi se signe de la croix, et dit: Eveque, or me dites comment il se fait, et par quelle raison? Sire, fit l'eveque, c'est pour ce qu'on ne tient plus compte des excommunies; car aujourd'hui un homme aimeroit mieux morir tout excommunie que de se faire absoudre, et ne veut nully faire satisfaction a l'Eglise. Pourtant, Sire, ils vous requierent tous a un vois, pour Dieu, et pour ce que ainsi le deves faire, qu'il vous plaise commander a tous vos baillifs, prevots, et autres administrateurs de justice, que ou il sera trouve aucun en votre royaume, qui aura ete an et jour continuellement excommunie, qu'ils le contraignent a se faire absoudre, par la prinse de ses biens. Et le saint homme repondit que tres-volontiers le commanderoit faire de ceux qu'on trouveroit etre torconniers a l'eglise et a son preme[2]. Et l'eveque dit qu'il ne leur appartenoit a connoitre de leurs causes. Et a ce repondit le roi, il ne le feroit autrement, et disoit que ce seroit contre Dieu et raison qu'il fit contraindre a soi faire absoudre ceux a qui les clercs feroient tort, et qu'ils ne fussent oiz en leur bon droit. Et de ce leur donna exemple du comte de Bretaigne, qui par sept ans a plaidoye contre les prelats de Bretaigne tout excommunie; et finablement a si bien conduit et mene sa cause, que notre saint pere le pape les a condamnes envers icelui comte de Bretaigne. Parquoi disoit que si, des la premiere annee, il eut voulu contraindre icelui comte de Bretaigne a soi faire absoudre, il lui eut convenu laisser a iceulx prelats, contre raison, ce qu'ils lui demandoient contre son vouloir, et que, en ce faisant, il eut grandement mal fait envers Dieu et envers ledit comte de Bretaigne. Apres lesquelles choses ouyes, pour tous iceulx prelats, il leur suffit de la bonne reponse du roi, et oncques puis ne oi parler qu'il fut fait demande de telles choses." [Note 1: D'Auxerre.] [Note 2: Prochain.] _Mariage du roi_. Le roi etant entre dans sa dix-neuvieme annee, la regente pensa serieusement a le marier. Il est etonnant que la piete solide de ce prince, et la vie exemplaire qu'il menait des lors, ne l'aient point mis a couvert des traits de la plus noire calomnie. Les libertins, dont les cours ne manquent jamais, et dont le plaisir est de pouvoir fletrir la vertu la plus pure, a quoi ils joignirent encore la jalousie qu'ils avaient de la prosperite dont la France jouissait sous la conduite de la regente, oserent faire courir le bruit que ce jeune prince avait des maitresses, que sa mere ne l'ignorait pas, mais qu'elle n'osait pas trop l'en blamer, afin de n'etre point obligee de le marier sitot pour se conserver plus longtemps l'autorite entiere du gouvernement. Ces traits injurieux firent une telle impression dans le public, qu'un bon religieux, pousse d'un zele indiscret, en fit une vive reprimande a la reine. L'innocence est toujours humble, toujours modeste. _J'aime le roi mon fils_, repondit Blanche avec douceur, _mais, si je le voyais pret a mourir, et que, pour lui sauver la vie, je n'eusse qu'a lui permettre d'offenser son Dieu, le ciel m'est temoin que, sans hesiter, je choisirais de le voir perir, plutot que de le voir encourir la disgrace de son Createur par un peche mortel_. La regente, avec sa grandeur d'ame ordinaire, meprisa ces calomnies, et ceux qui les repandaient n'eurent pas la satisfaction de l'en voir touchee; mais elle confondit leur malignite sur ce qui la regardait, en mariant le roi son fils, et en lui faisant epouser la fille ainee du comte de Provence. Il s'appelait Raymond Berenger. Il etait de l'illustre et ancienne maison des comtes de Barcelone, dont on voyait les commencemens sous les premiers rois de la seconde race. Le royaume d'Aragon y etait entre depuis pres de cent ans par une heritiere de cet etat. Le comte de Provence, demembre de la couronne de France, du temps de Charles-le-Simple, etait aussi venu par alliance dans la maison de Barcelone, au moins pour la plus grande partie; car les comtes de Toulouse y avaient des terres et des places, et se disaient marquis de Provence. Ce comte fut le partage de la branche cadette dont Raymond Berenger etait le chef, et cousin-germain de Jacques regnant actuellement en Aragon. Raymond Berenger eut de Beatrix, sa femme, quatre filles, qui, toutes quatre, furent reines. Eleonore, la seconde, fut mariee a Henri II, roi d'Angleterre. Ce prince fit epouser la troisieme, nommee Sancie, a Richard, son frere, qui fut roi des Romains. Beatrix, la cadette de toutes, epousa Charles, comte d'Anjou, depuis roi de Sicile, frere de Louis. Enfin, Marguerite, l'ainee, epousa le roi de France. Ce prince la fit demander par Gaulthier, archeveque de Sens, et par le sire Jean de Nesle. Le comte de Provence, tres-sensible a cet honneur, en accepta la proposition avec la plus grande joie. Il confia sa fille aux ambassadeurs avec un cortege convenable pour la conduire a la cour de France. La naissance et la beaute de Marguerite la rendaient egalement digne de cet honneur. Ses parens lui avaient fait donner une education assez semblable a celle que Louis avait recue de la reine sa mere. Ce prince l'epousa a Sens, ou elle fut en meme temps couronnee par l'archeveque. Cependant la treve de trois annees, que Louis avait accordee au comte de Bretagne, etait sur le point de finir: le comte y avait meme fait des infractions par plusieurs violences exercees sur les terres de Henri d'Avaugour, a cause de l'attachement que ce seigneur avait fait paraitre pour la France. Le comte, toujours en liaison avec le roi d'Angleterre, avait obtenu de lui deux mille hommes qu'il avait mis dans les places les plus exposees de sa frontiere. Le roi, instruit de ses intrigues, resolut de le pousser plus vivement qu'il n'avait encore fait. Le comte de Dreux et le comte de Boulogne etaient morts pendant la treve. Le comte de Bretagne avait perdu, dans le premier, qui etait son frere, un mediateur dont le credit eut ete pour lui une ressource en cas que ses affaires tournassent mal; et dans le second, un homme toujours assez dispose a seconder ses mauvais desseins. Le roi, ayant assemble ses troupes, s'avanca sur les frontieres de Bretagne avec une nombreuse armee. On y porta le ravage partout; de sorte que le comte, se voyant sur le point d'etre accable, envoya au roi pour le prier d'epargner ses sujets, et d'ecouter quelques propositions qu'il esperait lui faire agreer. Le comte lui representa que les engagemens qu'il avait avec le roi d'Angleterre, tout criminels qu'ils etaient, ne pouvaient etre rompus tout d'un coup: il le supplia de vouloir bien lui donner le temps de se degager avec honneur, et de lui accorder une treve jusqu'a la Toussaint, pendant laquelle il demanderait au roi d'Angleterre une chose qu'assurement ce prince n'etait pas en etat de lui accorder; savoir: qu'avant le mois de novembre il vint a son secours en personne, avec une armee capable de resister a celle des Francais, et promit que, sur son refus, il renoncerait a sa protection et a l'hommage qu'il lui avait fait, et remettrait entre les mains du roi toute la Bretagne. Le roi, qui savait qu'en effet le roi d'Angleterre ne pourrait jamais en si peu de temps faire un armement de terre et de mer suffisant pour une telle expedition, accorda au comte ce qu'il lui demandait; mais a condition qu'il lui livrerait trois de ses meilleures places, et qu'il retablirait dans leurs biens les seigneurs bretons, partisans de la France. Le comte de Bretagne accepta ces conditions. Peu de temps apres il passa en Angleterre, ou il exposa a Henri l'etat ou il etait reduit, le pria de venir en Bretagne avec une armee, lui demanda l'argent necessaire pour soutenir la guerre contre un ennemi aussi puissant que celui qu'il avait sur les bras, et lui dit que, faute de cela, il serait oblige de faire sa paix a quelque prix que ce fut. Le roi d'Angleterre lui repondit qu'il lui demandait une chose impossible, lui reprocha son inconstance, et lui fit avec chagrin le detail des grosses depenses que l'Angleterre avait faites pour le soutenir, sans qu'il en eut su profiter. Il lui offrit neanmoins encore quelque secours de troupes s'il voulait s'en contenter. Le comte, de son cote, se plaignit qu'on l'abandonnait apres qu'il s'etait sacrifie pour le service de la couronne d'Angleterre, qu'il etait entierement ruine, et que le petit secours qu'on lui offrait etait moins pour le defendre, que pour l'engager a se perdre sans ressources; et l'on se separa fort mecontent de part et d'autre. Apres ce que nous avons rapporte de la derniere expedition du roi d'Angleterre en Bretagne, il serait bien difficile de decider lequel de lui ou du comte s'etait conduit avec le plus d'imprudence. Le comte de Bretagne n'eut pas plutot repasse la mer, qu'il vint se jeter aux pieds du roi pour lui demander misericorde, en confessant qu'il etait un rebelle, un traitre, qu'il lui abandonnait tous ses etats et sa propre personne pour le punir comme il le jugerait a propos. Le roi, touche de la posture humiliante ou il voyait le comte, fit ceder ses justes ressentimens a sa compassion; et, apres lui avoir fait quelques reproches sur sa conduite passee, il lui dit que, quoiqu'il meritat la mort pour sa felonie, et pour les maux infinis qu'il avait causes a l'etat, il lui donnait la vie; qu'il accordait ce pardon a sa naissance, qu'il lui rendait ses etats, et qu'il consentait qu'ils passassent a son fils, qui n'etait pas coupable des crimes de son pere. Le comte, penetre de la bonte du roi, lui promit de le servir envers tous, et contre tous. Il lui remit ses forteresses de Saint-Aubin, de Chanteauceaux et de Mareuil pour trois ans, et s'obligea de plus a servir a ses frais pendant cinq ans en Palestine, et a retablir la noblesse de Bretagne dans tous ses privileges. Le comte, tres-content d'en etre quitte a si bon marche, retourna en Bretagne, d'ou il envoya declarer au roi d'Angleterre qu'il ne se reconnaissait plus pour son vassal. Henri ne fut point surpris de cette declaration; mais sur-le-champ il confisqua le comte de Richemont et les autres terres que le comte possedait en Angleterre. Le comte, pour s'en venger, fit equiper dans ses ports quelques vaisseaux avec lesquels il fit courir sur les Anglais, troubla partout leur commerce, et remplit par la, dit Matthieu Paris, historien anglais, son surnom de _Mauclerc_, c'est-a-dire d'homme malin et mechant. La soumission du comte de Bretagne fut de la plus grande importance pour affermir l'autorite du jeune roi. La vigueur avec laquelle il l'avait pousse, retint dans le respect les autres grands vassaux de la couronne; mais il ne fut pas moins attentif a prevenir les occasions de ces sortes de revoltes, que vif a les reprimer. _Politique de nos rois sur les mariages des grands_. Les alliances que les vassaux contractaient par des mariages avec les ennemis de l'etat, et surtout avec les Anglais, y contribuaient beaucoup: aussi une des precautions que prenaient les rois, a cet egard, etait d'empecher ces sortes d'alliances autant qu'il etait possible, et dans les traites qu'ils faisaient avec leurs vassaux, cette clause etait ordinairement exprimee, que ni le vassal, ni aucun de sa famille ne pourrait contracter mariage avec etrangers, sans l'agrement du prince. Louis etait tres-exact a faire observer cet article important. Le roi d'Angleterre, dans le dessein d'acquerir de nouvelles terres et de nouvelles places en France, demanda en mariage a Simon, comte de Ponthieu, Jeanne, l'ainee de ses quatre filles, et sa principale heritiere. Le traite du mariage fut fait; elle fut epousee au nom du roi d'Angleterre par l'eveque de Carlile, et le pape meme y avait contribue. Malgre ces circonstances, Louis s'opposa a ce mariage, dont il prevoyait les suites dangereuses pour l'interet de l'etat. Il menaca le comte de Ponthieu de confisquer toutes ses terres, s'il l'accomplissait, et tint si ferme, que le comte, sur le point de se voir beau-pere du roi d'Angleterre, fut oblige de renoncer a cet honneur. Mais un autre mariage, qui fut conclu cette meme annee, recompensa la comtesse Jeanne de la couronne que Louis lui avait fait perdre, en l'obligeant de refuser la main du roi d'Angleterre. Ferdinand, roi de Castille, ecrivit au monarque francais pour le prier d'agreer la demande qu'il voulait faire de cette vertueuse princesse: ce qu'il obtint d'autant plus aisement, qu'il en avait plus coute au coeur de Louis pour arracher un sceptre des mains d'une personne du plus grand merite, et sa proche parente; car elle descendait d'Alix, fille de Louis-le-Jeune. On le vit encore, quelque temps apres, consoler la comtesse Mathilde d'avoir ete contrainte de preferer le bien de l'etat a son inclination pour un gentilhomme. Il lui fit epouser le prince Alphonse, frere de Sanche, roi de Portugal, neveu de la reine Blanche, qui avait fait elever cette jeune demoiselle a la cour de France. Le roi tint la meme conduite a l'egard de Jeanne, comtesse de Flandre, veuve du comte Ferrand. Simon de Montfort, comte de Leicester, et frere cadet d'Amauri de Montfort, connetable de France, s'etait etabli en Angleterre pour y posseder le comte de Leicester, dont il etait heritier du chef de sa grand'mere, et dont le roi d Angleterre n'aurait pas voulu lui accorder la jouissance s'il etait demeure en France. Ce seigneur, homme de beaucoup de merite, etait en etat, par ses grands biens et par le credit ou il etait parvenu en Angleterre, d'epouser la comtesse de Flandre. Le roi, dans un traite fait a Peronne avec elle, quelques annees auparavant, n'avait pas manque d'y faire inserer un article par lequel elle s'engageait de ne point s'allier avec les ennemis de l'etat. Ce fut en vertu de ce traite, qu'il l'obligea de rompre toute negociation sur ce mariage. Il empecha aussi Mathilde, veuve du comte de Boulogne, oncle du roi, dont nous avons deja parle, d'epouser le meme Simon de Montfort. _Majorite de saint Louis_. Cette conduite de Louis faisait connaitre a toute la France combien il avait profite, dans l'art de regner, des instructions que lui avait donnees la reine sa mere. Cette princesse cessa de prendre la qualite de regente du royaume, sitot que le roi eut vingt et un ans accomplis, et ce fut le cinq d'avril 1236. Ce terme de la minorite fut avance depuis par une ordonnance de Charles V, suivant laquelle les rois de France sont declares majeurs des qu'ils commencent leur quatorzieme annee. La premiere affaire importante que Louis eut en prenant le gouvernement de son etat, lui fut suscitee par le comte de Champagne, que sa legerete naturelle ne laissait guere en repos. Il se brouillait tantot avec son souverain, tantot avec ses vassaux, tantot avec ses voisins, et une couronne dont il avait herite depuis deux ans ne contribuait pas a le rendre plus traitable. Il etait fils de Blanche, soeur de Sanche, roi de Navarre. Sanche etant mort en 1234, sans laisser d'heritiers, Thibaud, son neveu, lui succeda au trone de Navarre. Il trouva dans le tresor de son predecesseur 1,700,000 livres, somme qui, reduite au poids de notre monnaie d'aujourd'hui, ferait environ 15,000,000. Avec ces richesses et cet accroissement de puissance, il se crut moins oblige que jamais de menager le roi. Il pretendit que la cession qu'il avait faite des comtes de Blois, de Chartres, de Sancerre et des autres fiefs dont il avait traite avec le roi pour les droits de la reine de Chypre, n'etait point une vente, mais seulement un engagement de ces fiefs avec pouvoir de les retirer en rendant la somme d'argent que le roi avait payee pour lui: il entreprit donc de l'obliger a les lui rendre. Outre son humeur inquiete, il fut encore anime par le comte de la Marche, et encore plus par la comtesse sa femme, qui, apres avoir rabaisse sa qualite de reine d'Angleterre en epousant un simple vassal du roi de France, conservait neanmoins toujours sa fierte a ne pouvoir plier sous le joug de la dependance. Il y avait un an que ces intrigues se tramaient. Des que le roi en fut averti, il en prevint l'effet. Il fit assembler promptement les milices des communes, et celles de ses vassaux. Ses ordres ayant ete executes, son armee se trouva prete a marcher avant que le roi de Navarre eut pu mettre en defense ses places les plus voisines de Paris. Mais Thibaud, qui savait bien qu'avec ses seules forces il ne pourrait resister a la puissance du roi, avait pris l'annee precedente des mesures pour suspendre l'orage. Comme il s'etait croise pour faire le voyage de la Terre-Sainte, il crut pouvoir se prevaloir des privileges accordes aux croises par les papes, dont l'un etait de ne pouvoir etre attaques par leurs ennemis. Il fit entendre au pape Gregoire IX que le roi voulait lui faire la guerre, et le mettrait dans l'impuissance d'accomplir son voeu. Le pape, qui avait cette expedition fort a coeur, ecrivit sur-le-champ au roi, moins pour le prier, que pour lui defendre, sous peine des censures ecclesiastiques, de ne rien entreprendre contre un prince croise pour le soutien de la religion. Le roi, plus eclaire sur cet article que plusieurs de ses predecesseurs, et qui connaissait parfaitement ce qu'il pouvait et ce qu'il devait faire en conscience en cette matiere, n'eut pas beaucoup d'egard aux lettres du pape, mal informe des intrigues et des mauvais desseins du roi de Navarre: il assembla son armee au bois de Vincennes, dans la ferme resolution de fondre incessamment sur la Brie et sur la Champagne. Le roi de Navarre, fort embarrasse, car le roi avait resolu de le punir, prit le parti de la soumission, qui lui avait deja reussi. Il envoya promptement un homme de confiance, qui vint temoigner au roi le regret que le roi de Navarre avait de lui avoir donne lieu de soupconner sa fidelite, et le supplier de lui pardonner sa faute. Le roi, toujours porte a la douceur, pourvu que son autorite n'en souffrit pas, repondit qu'il etait pret de recevoir les soumissions du roi de Navarre a ces conditions: la premiere, qu'il renoncat a ses injustes pretentions sur les fiefs qu'il lui avait cedes par un traite solennel; la seconde, que, pour assurance de sa fidelite, il lui remit incessamment entre les mains quelques places de ses frontieres de Brie et de Champagne; la troisieme, qu'il accomplit au plutot son voeu d'aller a la Terre-Sainte; et la quatrieme, que, de sept ans, il ne remit le pied en France. L'envoye consentit a tout, et le roi de Navarre vint, peu de jours apres, trouver le roi, auquel il livra Bray-sur-Seine et Montereau Faut-Yonne: c'est la ce que son infidelite et son imprudence lui valurent. Peu de temps apres, la reine regente lui envoya ordre de sortir de la cour, choquee sans doute de la liberte qu'il prenait de lui temoigner toujours de la tendresse, lui faisant connaitre par cette conduite le mepris qu'elle faisait d'un homme aussi frivole que lui. L'accommodement fait avec le roi de Navarre etablit la tranquillite dans le royaume, et le fit jouir, pendant cette annee, d'une heureuse paix, durant laquelle le roi fut garanti d'un grand peril qu'il n'etait pas possible de prevoir. On avait appris en Orient que le pape ne cessait d'exciter les princes chretiens a s'unir ensemble pour le secours de la Palestine; que le roi de France, qui joignait a une grande puissance beaucoup de courage et de zele pour sa religion, etait de tous les princes celui sur lequel le pape pouvait le plus compter pour le faire chef d'une de ces expeditions generales qui avaient deja mis plusieurs fois le mahometisme sur le penchant de sa ruine, et qui avaient cause de si grandes pertes aux Musulmans. Un roi de ces contrees, qu'on nommait le _Vieux de la Montagne_, et prince des assassins, crut qu'il rendrait un grand service a son pays, s'il pouvait faire perir Louis. Pour cet effet, il commanda a deux de ses sujets, toujours disposes a executer aveuglement ses ordres, de prendre leur temps pour aller assassiner ce prince. Ils partirent dans cette resolution, mais la providence de Dieu qui veillait a la conservation d'une tete si precieuse, toucha le coeur du prince assassin par le moyen de quelques chevaliers du Temple[1], qui lui firent des representations a ce sujet. Il envoya un contre-ordre; ceux qui le portaient arriverent heureusement en France avant ceux qui etaient charges du premier ordre, et avertirent eux-memes le roi. Ce prince profita de cet avis, et se fit une nouvelle compagnie de gardes, armes de massues d'airain, qui l'accompagnaient partout, persuade que la prudence humaine, renfermee dans ses justes bornes, n'est point opposee a la soumission aux decrets de la Providence. On fit la recherche des deux assassins, et on les decouvrit. On les renvoya sans leur faire aucun mal: on leur donna meme des presens pour leur maitre, que l'aveugle obeissance de ses sujets rendait redoutable. Mais le roi le traita depuis honorablement dans son voyage de la Terre-Sainte, comme je le dirai dans la suite. [Note 1: Nangius in _Historia Ludovici_.] Cette visible protection du Ciel fut un nouveau motif au roi pour redoubler sa ferveur et sa piete. Il les fit paraitre quelque temps apres, en degageant a ses frais la couronne d'epines de Notre-Seigneur, un morceau considerable de la vraie croix, et d'autres precieuses reliques qui avaient ete engagees par Baudouin, empereur de Constantinople, pour une tres-grosse somme d'argent. Ces precieuses reliques furent apportees en France et recues au bois de Vincennes par le roi, qui les conduisit de la a Paris, marchant nu-pieds, aussi bien que les princes ses freres, tout le clerge et un nombre infini de peuple. Ces reliques furent ensuite placees dans la Sainte-Chapelle, ou on les conserva comme un des plus precieux tresors qu'il y eut dans le monde. Ce qui contribua beaucoup a entretenir la paix dans le royaume, fut la resolution que prirent quelques-uns des vassaux du roi, les plus difficiles a gouverner, d'accomplir le voeu qu'ils avaient fait d'aller a la Terre-Sainte. Le roi de Navarre, le comte de Bretagne, Henri, comte de Bar, le duc de Bourgogne, Amauri de Montfort, connetable de France, et quantite d'autres seigneurs, passerent en Palestine, ou plusieurs d'entre eux perirent sans avoir rien fait de memorable, ni de fort avantageux pour la religion. Pendant que ces seigneurs etaient occupes dans la Palestine a faire la guerre aux infideles, les etats de Louis etaient dans la plus grande tranquillite. Ce prince, occupe tout entier de la religion et du bonheur de ses peuples, partageait egalement ses soins entre l'une et les autres. Les mariages des grands etaient alors l'objet le plus important de la politique de nos souverains. Mathilde, veuve de Philippe, comte de Boulogne, oncle du roi, avait promis par ecrit de ne marier sa fille unique, que de l'agrement de Louis. Elle fut fidele a sa promesse. Le monarque qui, peu de temps auparavant, s'etait oppose a l'union de la mere avec le comte de Leicester, seigneur anglais d'une ambition demesuree, consentit que la fille epousat Gaucher IV, chef de la maison de Chatillon, seigneur francais, aussi distingue par sa fidelite que par sa haute naissance. Ce fut aussi par le meme principe qu'apres avoir force la comtesse de Flandre a renoncer a l'alliance du meme Leicester, il lui permit de s'unir au comte Thomas, cadet de la maison de Savoie, oncle de la reine Marguerite, le cavalier le mieux fait de son temps, plus estimable encore par les qualites de l'esprit et du coeur, mais peu avantage des biens de la fortune. _Mariages des princes Robert et Alphonse, freres du roi_. Mais de tous ces mariages, les plus celebres furent ceux des princes Robert et Alphonse, freres du roi. Le premier avait ete accorde avec la fille unique du feu comte de Flandre. La mort prematuree de cette riche heritiere inspira d'autres vues. Louis choisit, pour la remplacer, Mathilde ou Mahaut, soeur ainee du duc de Brabant, princesse en grande reputation de sagesse. Alphonse, par le traite qui mit fin aux croisades contre les Albigeois, avait ete promis a la princesse Jeanne, fille unique du comte de Toulouse; mais, comme ils n'etaient alors l'un et l'autre que dans la neuvieme annee de leur age, la celebration de leurs noces avait ete differee jusqu'a ce moment. Quelques jours apres, le monarque, qui eut toujours pour ses freres la plus tendre affection, arma ces deux princes chevaliers, l'un a Compiegne, l'autre a Saumur. Alors il donna a Robert pour son apanage le comte d'Artois, et a Alphonse le Poitou et l'Auvergne; et, pour me servir du terme qui etait alors en usage, il les _investit_ de ces provinces, c'est-a-dire, qu'il les en mit en possession. On observe que la ceremonie de leur chevalerie se fit avec une magnificence qui avait peu d'exemples. Ce fut, dit Joinville, _la nonpareille chose qu'on eut oncques vue_. Il y eut toutes sortes de courses et de combats de barriere. C'est ce qu'on appelait tournois. _Demeles de l'empereur Frederic avec les papes_. Pendant que la paix dont la France jouissait, donnait a Louis le temps de s'occuper de ces fetes utiles et agreables; pendant qu'il vivait en bonne intelligence avec les princes ses voisins, il s'etait eleve dans l'Europe une guerre entre le pape Gregoire IX et l'empereur Frederic II, qui causa beaucoup de scandale dans la chretiente. Les deux princes firent tous leurs efforts, chacun de leur cote, pour engager Louis dans leurs interets. Ils voulurent meme le prendre pour mediateur. Ce prince essaya tous les moyens pour les concilier; n'ayant pu y reussir, il se conduisit dans cette affaire avec tant de prudence et de desinteressement; il fit paraitre tant de zele pour la religion et le bien de l'Eglise, tant de generosite et de moderation, qu'il fut regarde comme le prince le plus sage de l'Europe. On en verra la preuve dans l'extrait que je vais donner de cette grande affaire. Frederic II, profitant du malheur d'Othon, son concurrent a l'empire, qui mourut apres la celebre victoire remportee sur lui a Bouvines, en l'annee 1214 par Philippe-Auguste, roi de France, aieul de Louis, fut couronne empereur a Aix-la-Chapelle, et ensuite a Rome par le pape Honore III. Frederic etait un prince d'un genie et d'un courage au-dessus du commun. Son ambition lui fit d'abord tout promettre au pape Honore III, pour parvenir a l'empire. Mais ensuite jaloux a l'exces de son autorite, et toujours attentif a n'y laisser donner aucune atteinte par les papes, il eut de grands demeles avec eux, parce que leurs interets se trouvaient presque toujours opposes aux siens. Mais ce fut sous le pontificat de Gregoire IX, que se firent les grands eclats. L'occasion et le fondement de ces divisions fut l'engagement que Frederic avait pris avec les papes Innocent III et Honore III, de passer la mer avec une armee, pour aller combattre les infideles dans la Palestine. C'etait par cette promesse qu'il avait gagne ces deux pontifes, et ce fut en manquant a sa parole qu'il excita contre lui Gregoire IX, leur successeur. Ce pape excommunia Frederic, conformement au traite fait entre lui et le pape Honore III, par lequel il se soumettait a l'excommunication, si, dans le temps marque, il n'accomplissait pas son voeu. Frederic, outre de la rigueur dont Gregoire usait a son egard, ne pensa plus qu'a satisfaire son ressentiment. Outre les manifestes qu'il repandit dans toute l'Europe pour justifier sa conduite, par les necessites pressantes de son etat, qui l'obligeaient a differer son voyage, il mit plusieurs seigneurs romains dans son parti, en achetant toutes leurs terres argent comptant, et les leur rendant ensuite. Il les fit par ce moyen ses feudataires et princes de l'empire, avec obligation de le servir envers tous et contre tous. Le premier service qu'ils lui rendirent, fut d'exciter dans Rome une sedition contre le pape, qui, ayant ete contraint d'en sortir, fut oblige de se retirer a Perouse. Cependant Frederic, pour convaincre toute l'Europe de la sincerite de ses intentions, se prepara pour le voyage de la Terre-Sainte, et partit en effet en l'annee 1228, avec vingt galeres seulement et peu de troupes, mais suffisantes pour sa surete, ayant confie au duc de Spolette la plus grande partie de celles qu'il laissait en Europe, avec ordre de continuer en son absence la guerre contre le pape. Je n'entrerai pas dans le detail de l'expedition de Frederic dans la Palestine; elle est etrangere a l'histoire du regne de saint Louis. Je dirai seulement que Frederic, ayant fait une treve avec le soudan d'Egypte, alla a Jerusalem avec son armee, qu'il fit ses devotions dans l'eglise du Saint Sepulcre, et que, pretendant avoir accompli son voeu, il revint en Europe. Etant arrive en Italie, il continua a faire la guerre au pape. Apres differens evenemens, toutes ces dissensions furent terminees par une paix que ces deux princes firent entre eux, suivie de l'absolution que le pape donna a Frederic de l'excommunication qu'il avait fulminee contre lui. Plusieurs annees se passerent sans aucune rupture eclatante jusque vers l'annee 1239. Frederic, apres avoir soumis plusieurs villes confederees de la Lombardie, s'empara de l'ile de Sardaigne, que les papes depuis long-temps regardaient comme un fief relevant de l'eglise de Rome. Il en investit Henri son fils naturel, et erigea en royaume feudataire de l'empire cette ile, qu'il pretendait en avoir ete injustement demembree. A cette occasion, le pape fulmina une nouvelle excommunication contre Frederic, et envoya la formule a tous les princes et tous les eveques de la chretiente, avec ordre de la faire publier les dimanches et fetes pendant l'office divin; et il declara tous les sujets de Frederic releves du serment de fidelite qu'ils lui avaient fait. Ce prince _accoutume depuis long-temps au bruit de tous ces foudres_[1], s'en mettait fort peu en peine, et s'en vengeait en toute occasion sur les partisans du pape. Mais Gregoire prevoyant que les armes spirituelles produiraient peu d'effet contre un pareil ennemi, ecrivit a plusieurs souverains, et leur envoya des legats pour demander des secours temporels. Le pape ne trouva pas beaucoup de princes disposes a lui en procurer, car dans ce temps-la il y avait des personnes instruites et sensees, qui ne pensaient pas que les papes pussent excommunier les princes, ou les particuliers, pour des interets civils, parce que Jesus-Christ avait dit, que _son royaume n'etait pas de ce monde_. [Note 1: Ce sont les termes dont se sert le P. Daniel, pag. 209 du 3e vol. de son Histoire de France, edition de 1722.] Le pape ecrivit d'Anagnie une lettre au roi de France dans laquelle, apres de grands eloges des rois ses predecesseurs dont il relevait surtout la piete et le zele a defendre la sainte eglise contre ses persecuteurs, il priait le roi de ne le pas abandonner, et de l'assister de ses troupes dans la necessite facheuse ou il etait de prendre les armes contre l'empereur. Afin de l'y engager plus fortement, il lui fit presenter une autre lettre[1] pour etre lue dans l'assemblee des seigneurs de France, parce qu'elle leur etait adressee aussi bien qu'au roi: elle etait concue en ces termes: [Note 1: Matthieu Paris, _Henric. III, ad ann. 1239_.] "L'illustre roi de France, fils spirituel, bien-aime de l'eglise, et tout le corps de la noblesse francaise, apprendront par cette lettre que du conseil de nos freres, et apres une mure deliberation, nous avons condamne Frederic, soi disant empereur, et lui avons ote l'empire, et que nous avons elu en sa place le comte Robert, frere du roi de France, que nous le soutiendrons de toutes nos forces, et le maintiendrons par toutes sortes de moyens, dans la dignite que nous lui avons conferee. Faites-nous donc connaitre promptement que vous acceptez l'offre avantageuse que nous vous faisons, par laquelle nous punissons les crimes innombrables de Frederic, que toute la terre condamne avec nous, sans lui laisser aucune esperance de pardon." Le pape se flattait que sa lettre serait recue favorablement en France, a cause de l'offre de l'empire qu'il faisait au frere du roi: neanmoins la proposition du pape fut rejetee d'une maniere tres-dure, si la reponse, rapportee par l'historien d'Angleterre fut telle qu'il le dit: car cet auteur, indispose contre les papes, ne doit pas toujours etre cru sur ce qui les regarde. Les termes de cette reponse sont tres-offensans, et nullement du style du roi, qui, plein de respect pour le chef de l'Eglise, n'aurait jamais use de ces expressions outrageantes dont elle est remplie. Il est vrai qu'il supportait, beaucoup plus impatiemment que ses predecesseurs, l'extension de la puissance spirituelle sur la juridiction temporelle; mais on voit par tous les actes de lui sur ce sujet qu'il ne s'emportait jamais contre les papes, ni contre les eveques. Ainsi cette lettre pourrait bien, au lieu d'etre la reponse du roi, avoir ete celle des seigneurs de l'assemblee, irrites la plupart contre les eveques pour leurs entreprises continuelles, et que la deposition d'un empereur aurait indisposes contre le pape. Telles sont les expressions de cette lettre[1]: "Qu'on etait surpris de la temeraire entreprise du pape, de deposer un empereur qui s'etait expose a tant de perils dans la guerre et sur la mer pour le service de Jesus-Christ; qu'il s'en fallait bien qu'ils eussent reconnu tant de religion dans la conduite du pape meme, qui, au lieu de seconder les bons desseins de ce prince, s'etait servi de son absence pour lui enlever ses etats; que les seigneurs francais n'avaient garde de s'engager dans une guerre dangereuse contre un si puissant prince, soutenu des forces de tant d'etats, auxquels il commandait, et surtout de la justice de sa cause; que les Romains ne se mettaient guere en peine de l'effusion du sang francais, pourvu qu'ils satisfissent leur vengeance, et que la ruine de l'empereur entrainerait celle des autres souverains, qu'on foulerait aux pieds. [Note 1: Daniel, tom. III, edition de 1722, p. 210.] "Ils ajoutaient neanmoins que, pour montrer qu'ils avaient quelque egard aux demandes du pape, quoiqu'ils vissent bien que l'offre qu'il faisait, etait plus l'effet de sa haine contre l'empereur, que d'une singuliere affection pour la France, on enverrait vers Frederic pour s'informer de lui s'il etait sincerement catholique. Que s'il l'est en effet, continuent-ils, pourquoi lui ferions-nous la guerre? Que s'il ne l'est pas, nous la lui ferons a outrance, comme nous la ferions au pape meme, et a tout autre mortel, s'ils avaient des sentimens contraires a Dieu et a la veritable religion." En effet ils envoyerent des ambassadeurs a l'empereur, qui, levant les mains au ciel avec des pleurs et des sanglots, protesta qu'il n'avait que des sentimens chretiens et catholiques. Il fit ses remerciemens aux envoyes, de la conduite qu'on avait tenue en France a son egard. Ce qui est tres-certain, c'est que le roi refusa de prendre les armes contre l'empereur, ainsi qu'on le voit par une lettre qu'il ecrivit a ce prince quelque temps apres. Le roi neanmoins, pour contenter le pape, laissa publier en France l'excommunication de l'empereur, selon que les eveques en avaient recu l'ordre de Rome. Le roi d'Angleterre en fit autant; et, dans l'un et l'autre royaume, on permit des levees d'argent pour le pape sur les benefices: mais si nous en croyons l'historien anglais, ces levees furent beaucoup moins fortes en France qu'en Angleterre. Louis refusa meme de laisser sortir de son royaume l'argent qu'on y avait leve, pour empecher qu'il ne servit a continuer une guerre si funeste au christianisme. Le pape en fut tres-mecontent, et parut vouloir s'en venger, quelque temps apres, par l'opposition qu'il fit a l'election de Pierre-Charlot, fils naturel de Philippe-Auguste, a l'eveche de Noyon, sous pretexte qu'il n'etait pas legitime, et que les canons excluaient les batards de l'episcopat. Le roi sentit l'injustice de ce procede; il declara que nul autre que son oncle ne possederait cet eveche: Pierre en fut effectivement mis en possession sous le pontificat d'Innocent IV. Tant de maux qui affligeaient l'Eglise, auraient du toucher le pape et l'empereur; mais ni l'un ni l'autre ne voulaient se relacher. Leurs pretentions etaient si contraires, qu'il n'y avait pas d'apparence de les rapprocher par la negociation, et il n'etait guere possible d'imaginer une voie dont ils pussent convenir. Les lettres de l'empereur aux rois de France et d'Angleterre prouvent manifestement que ces deux princes s'interessaient vivement a la reunion du pape et de l'empereur, et que ce furent les deux rois qui, pour y parvenir, proposerent la convocation d'un concile general, au jugement duquel les deux parties se rapporteraient. Le pape y consentit, et l'empereur fit de vives instances pour qu'il s'assemblat au plus tot. Le pape fit donc expedier des lettres circulaires pour la convocation du concile. Il en envoya a l'empereur de Constantinople, aux rois de France et d'Angleterre, et generalement a tous les princes chretiens, aux patriarches, aux eveques et aux abbes, et il leur marqua le temps auquel ils devaient se rendre a Rome pour l'ouverture du concile, qui fut fixee au jour de Paque 1241. On proposa meme une treve jusqu'a ce temps-la: mais, ou elle ne se fit pas, ou elle dura peu. Les uns en attribuent la faute au pape, les autres a l'empereur. Nonobstant la guerre, le pape ne laissa pas de presser l'assemblee du concile. L'empereur ecrivit au roi pour le prier de defendre aux eveques de France d'aller a Rome, declarant qu'il ne leur donnerait point de sauf-conduit, ni par mer, ni par terre, et qu'il ne serait point responsable des malheurs qui pourraient leur arriver sur le chemin. Cependant le cardinal de Palestine assembla a Meaux un grand nombre d'eveques et d'abbes et leur commanda, en vertu de l'obeissance qu'ils devaient au pape, de quitter toutes autres affaires et de le suivre a Rome, afin d'y arriver au temps marque pour le concile. Il les assura qu'ils trouveraient a l'embouchure du Rhone des vaisseaux tout equipes pour les transporter par mer, le chemin par terre etant impraticable, parce que l'empereur etait maitre de tous les passages. Le roi, apres avoir murement delibere s'il defererait aux prieres de l'empereur, ou aux instances du legat, resolut de demeurer neutre. Il se determina a laisser aux eveques la liberte de prendre le parti qu'ils voudraient. La plupart de ceux qui s'etaient trouves a Meaux, prirent la resolution d'obeir au pape. Ils se rendirent a Vienne avec le legat; mais, lorsqu'ils y furent arrives, ils ne trouverent pas ce qu'on leur avait promis. Il y avait bien a la verite quelques vaisseaux prepares, mais en si petit nombre et si mal armes, que de s'y embarquer, c'etait s'exposer au danger d'etre pris par les armateurs de l'empereur, qui couraient toute la Mediterranee. Sur cela les archeveques de Tours et de Bourges, l'eveque de Chartres, et les deputes de plusieurs autres eveques, qui ne voulaient assister au concile que par procureur, quitterent le legat et s'en retournerent chez eux; d'autres hasarderent le passage, mais pour leur malheur: car Henri, fils naturel de l'empereur, les ayant rencontres, les attaqua a la hauteur de la ville de Pise. Apres quelque resistance, il les obligea de se rendre, et les envoya dans differentes forteresses de la Pouille pour y etre etroitement gardes. Quelques prelats d'Angleterre et d'Italie, qui s'etaient joints aux Francais a Genes, ne furent pas mieux traites. Cet accident et la mort de Gregoire IX, arrivee sur ces entrefaites, rompirent toutes les mesures prises pour le concile. La nouvelle qu'on recut alors de l'emprisonnement des prelats francais par les armateurs de l'empereur, pensa le brouiller avec la France. Le roi, ayant appris le traitement qu'on leur avait fait, ecrivit a Frederic pour se plaindre et demander leur delivrance. "Il lui disait dans sa lettre que, s'il voulait que la bonne intelligence subsistat entre les deux etats, il fallait qu'il mit au plus tot les eveques francais en liberte; qu'ils n'avaient eu aucun mauvais dessein contre lui, mais que l'obeissance qu'ils devaient au Saint-Siege ne leur avait pas permis de manquer d'aller au concile; qu'il devait se souvenir de la conduite qu'on avait tenue en France a son egard, du refus qu'on avait fait au legat du pape du secours qu'il demandait, et des propositions avantageuses qu'on n'avait pas voulu ecouter, pour ne rien faire a son prejudice. Qu'au reste, il lui declarait qu'il regardait l'emprisonnement des eveques comme une injure faite a sa propre personne, et que si on ne les relachait incessamment, il lui ferait connaitre qu'on n'etait point d'humeur en France a se voir impunement insulte." C'etaient la les dernieres paroles de sa lettre. L'empereur repondit assez fierement a cette lettre, et sans rien promettre au roi de ce qu'il lui demandait; il terminait sa reponse en disant que ces prelats avaient conspire contre lui avec le pape; qu'il etait en droit de les regarder comme ses ennemis, de les faire mettre en prison et de les y retenir. Les choses s'adoucirent neanmoins, et l'histoire, sans nous faire le detail des negociations qu'il y eut sur ce sujet, nous apprend que les eveques furent delivres, l'empereur, apres de plus serieuses reflexions, ayant apprehende que le roi ne se liguat avec le pape. Les choses etaient en cet etat, lorsque Gregoire IX mourut. Celestin IV lui succeda, et ne vecut que dix-huit jours apres son exaltation sur le siege pontifical, qui ne fut rempli que vingt mois apres par l'election d'Innocent IV. Le roi, age de vingt-six ans, avait, par les conseils et la prudente conduite de la reine, sa mere, retabli l'autorite royale a peu pres au meme etat ou la sagesse et la fermete de son pere et de son aieul l'avaient portee. Les grands vassaux paraissaient soumis, et il avait pris la resolution de maintenir la tranquillite dans ses etats, au point qu'il put lui-meme conduire dans quelque temps du secours aux chretiens de l'Orient. Mais l'esprit d'independance, suite dangereuse du gouvernement feodal, n'etait pas encore eteint. Il etait difficile que le roi d'Angleterre, le comte de Toulouse et le comte de la Marche, regardassent tranquillement la prosperite de Louis. Le premier, par la felonie de ses ancetres, avait trop perdu sous les regnes precedens, et le second, sous le regne present. Le troisieme etait un esprit inquiet; il avait une femme trop imperieuse, et fiere de sa qualite de reine, qui le gouvernait, et souffrait tres-impatiemment de voir son mari vassal du roi de France. Nul d'eux, separement des autres, eut ete fort a craindre; mais, unis ensemble, ils pouvaient causer beaucoup de desordre. Jacques, roi d'Aragon, qui possedait Montpellier et d'autres fiefs, etait aussi assez dispose a entrer dans leurs intrigues. Il s'etait tenu, l'annee precedente, une conference a Montpellier, entre lui, le comte de Toulouse et le comte de Provence, dans laquelle, entre autres resolutions qu'ils y avaient prises, ils avaient fait avec le roi d'Angleterre une ligue pour attaquer la France. La conduite du comte de Provence paraissait, en cette occasion, pleine d'ingratitude, vu qu'il etait beau-pere du roi, qu'il lui avait de grandes obligations, et meme de toutes recentes pour avoir garanti la Provence, que l'empereur avait voulu faire envahir par le comte de Toulouse. Le roi d'Angleterre avait signe vers l'an 1238, une prolongation de treve, pour quelques annees avec la France: mais cherchant un pretexte plausible pour la rompre, il le trouva dans le dessein que le roi avait d'investir incessamment Alphonse, son frere, du comte de Poitou, parce qu'Henri lui-meme, plusieurs annees auparavant, avait donne l'investiture de ce comte qu'il pretendait lui appartenir, a Richard son frere. Ce traite demeura secret jusqu'a ce qu'on se crut en etat de l'executer: ce fut le comte de la Marche qui, le premier, leva le masque a l'occasion suivante. Le roi, en execution du testament du roi son pere, donnait a ses freres, des qu'ils avaient atteint l'age de vingt et un ans, les apanages qui leur etaient destines. En 1238 il avait fait Robert, son frere, chevalier a Compiegne; il l'avait en meme temps investi du comte d'Artois, et lui avait fait epouser Mathilde, fille du duc de Brabant. Il voulut alors faire aussi chevalier Alphonse, son troisieme frere. La ceremonie s'en fit le jour de Saint-Jean, a Saumur, ou il avait convoque toute la noblesse de France avec un grand nombre d'eveques et d'abbes; et, quelques jours apres, il le mit en possession des comtes de Poitou et d'Auvergne. Entre ceux qui s'y trouverent, les plus considerables furent: Pierre, comte de Bretagne; Thibault, roi de Navarre, l'un et l'autre revenus depuis quelque temps de la Palestine; Robert, comte d'Artois; le jeune comte de Bretagne; le comte de la Marche; le comte de Soissons; Imbert de Beaujeu, connetable de France; Enguerrand de Coucy, et Archambaud de Bourbon. Chacun affecta de s'y distinguer par la magnificence des habits et des equipages, et par une nombreuse suite de gentilshommes. Tout se passa, au moins en apparence, avec une satisfaction universelle, et le roi, au sortir de Saumur, mena le nouveau comte de Poitou dans la capitale de son comte. Le jeune prince y recut les hommages de ses vassaux, et le roi commanda au comte de la Marche de faire le sien comme les autres. Il obeit avec beaucoup de repugnance. Il fit hommage pour son comte de la Marche, et pour les autres domaines qu'il possedait en Poitou, en Saintonge et en Gatinais. A cette occasion, la reine Isabelle, sa femme, qui lui inspirait sans cesse des sentimens de revolte, le fit ressouvenir des engagemens qu'il avait pris avec le roi d'Angleterre et avec le comte de Toulouse. "Ce serait une lachete honteuse, disait-elle sans cesse a son mari, que de se reconnaitre vassal du comte de Poitiers. Le trone n'est pas tellement affermi dans la maison de Louis, qu'il ne puisse etre ebranle. L'Angleterre n'attend que le moment favorable pour se faire justice des usurpations de Philippe-Auguste. L'empereur lui-meme, malgre les obligations qu'il a aux Francais, les comtes d'Armagnac, de Foix, les vicomtes de Lomagne et de Narbonne, tout est pret a se declarer contre _le fils de Blanche_." C'est le nom qu'elle affectait de donner au monarque. Elle lui persuada enfin de reparer, au moins par quelque marque de mecontentement, la honteuse demarche qu'il venait de faire. Apres toutes ces ceremonies, le roi etait parti pour se rendre a Paris, et avait laisse a Poitiers le comte son frere, qui, n'ignorant pas les menees du comte de la Marche, dont toute l'application tendait a soulever la noblesse d'au-dela de la Loire, voulut qu'il lui renouvelat son hommage. Il l'envoya prier de venir a Poitiers aux fetes de Noel. Le comte s'y etant rendu, Alphonse lui declara ses intentions. Il repondit qu'il etait pret a lui donner cette satisfaction, et que des le lendemain il lui ferait son hommage. Mais ayant rendu compte a sa femme de ce qu'on lui avait propose, et de ce qu'il avait promis, elle se moqua de lui, lui disant qu'ayant donne dans un piege qu'il devait avoir prevu, il n'eut pas du avoir la faiblesse d'engager ainsi sa parole, et lui ajouta qu'il etait temps de se declarer, et de rompre ouvertement avec le comte de Poitiers. Ils concerterent ensemble la maniere de le faire, et voici comme ils s'y prirent. _Le comte de la Marche se revolte contre le comte de Poitiers_. Le comte de la Marche, s'etant fait escorter par un grand nombre de gens armes, vint trouver le prince qui l'attendait a diner, et lui parla de la maniere la plus audacieuse. "Vous m'avez surpris et trompe, lui dit-il, pour m'engager malgre moi a vous faire hommage; mais je vous declare et je jure que jamais je ne le ferai. Vous etes un injuste qui avez envahi le comte et le titre de comte sur le comte Richard, fils de la reine mon epouse, tandis qu'il etait occupe a combattre dans la Palestine pour la foi, et a tirer de la captivite et de la tyrannie des infideles la noblesse francaise qui, sans lui, y serait encore." Il ajouta plusieurs menaces en se retirant, monta aussitot sur un cheval qu'on lui tenait tout pret, et sortit de Poitiers, apres avoir mis le feu a la maison ou il avait loge. Il traversa avec grand bruit toute la ville, qu'il laissa dans un grand etonnement d'une si prodigieuse audace. Le prince, surpris de cette incartade, n'aurait pas manque de le faire arreter, s'il avait eu le temps de se reconnaitre; mais le comte avait pris toutes ses suretes, et fut en un moment hors de la ville, avec sa femme et toute sa famille. Alphonse ne tarda pas a informer la cour de ce qui s'etait passe, et le roi comprit qu'il en fallait venir a la guerre. Le comte de la Marche s'y etait bien attendu; il ne pensa plus qu'a mettre ses forteresses en etat de defense, et a lever des troupes. Il envoya en Angleterre demander au roi l'execution de la parole qu'il lui avait donnee de passer incessamment en France. Il lui manda qu'il devait moins se mettre en peine d'amener des troupes, que d'apporter beaucoup d'argent; qu'en arrivant il trouverait une armee prete a lui obeir; qu'il etait assure du comte de Toulouse, du roi d'Aragon, du roi de Navarre, de toute la noblesse de Poitou et de Gascogne, qui n'attendait que son arrivee pour se declarer contre la France, et pour le remettre en possession des provinces que les rois ses predecesseurs avaient perdues sous les derniers regnes. Le roi d'Angleterre, qui attendait avec impatience quelque coup d'eclat de la part du comte, apprit cette nouvelle avec joie. Il promit a l'envoye tout ce que son maitre demandait, et lui dit qu'il assemblerait incessamment son parlement pour se mettre en etat de passer la mer aux fetes de Paques. En effet, il fit expedier des lettres circulaires a tous ceux qui avaient droit d'y assister, par lesquelles il leur ordonnait de se rendre a Londres, afin de lui donner leurs avis sur des affaires de la derniere importance pour le bien de l'etat. Tandis que les membres du parlement se disposaient a s'assembler a Londres, le comte Richard, frere du roi, arriva de son voyage de la Palestine, ou il avait acquis beaucoup plus de gloire que le roi de Navarre et les autres seigneurs francais qui s'y etaient trouves en meme temps que lui, et dont plusieurs lui etaient redevables de leur salut et de leur liberte. Lorsque le roi d'Angleterre eut communique son dessein au prince son frere, voyant qu'il avait son approbation, il resolut de surmonter tous les obstacles qu'on pourrait y apporter. Il avait bien prevu que le parlement n'approuverait pas cette guerre: il en fut encore plus convaincu lorsqu'il apprit que la plupart des membres, etant arrives a Londres, s'etaient mutuellement donne parole, avec serment, de ne consentir a aucune levee d'argent, quelques instances que le roi put faire. Ils tinrent leur parole; car, sur l'exposition que le roi leur fit de son dessein dans la premiere assemblee, en leur representant fortement la gloire et l'avantage que la nation retirerait de cette guerre, ou elle reparerait les pertes que la couronne avait faites depuis plusieurs annees, ils repondirent tous d'une voix que cette entreprise n'etait point de saison, qu'elle ne pouvait reussir sans d'excessives depenses, que le royaume etait epuise par les levees que le roi avait faites depuis long-temps sur le peuple, et qu'on etait dans l'impuissance d'en supporter de nouvelles. Le roi, voyant cette opposition universelle, n'insista pas davantage pour le moment; il les pria seulement de faire attention a ce qu'il leur avait propose, de ne pas oublier le zele qu'ils devaient avoir pour la gloire de la nation, qu'il les rassemblerait le lendemain, et qu'il esperait de les revoir dans de meilleures dispositions. Cependant il vit en particulier chacun des plus accredites du parlement; il les conjura de ne point s'opposer a un si glorieux dessein, les assurant que plusieurs d'entre eux, quoi qu'ils eussent dit dans l'assemblee, lui avaient promis secretement de l'aider. Il leur montrait meme une liste de leurs noms, et des sommes qu'ils s'etaient engages de lui fournir. Quoique ce fut un pur artifice de la part du roi, quelques-uns s'y laisserent surprendre, mais le plus grand nombre s'en tint a la resolution prise le jour precedent. Le parlement s'etant rassemble, et le roi ayant reitere ses representations, plusieurs lui repeterent ce qu'ils lui avaient deja dit touchant l'epuisement du royaume, en ajoutant qu'il s'etait engage dans la ligue contre la France sans les consulter, et qu'il pouvait, s'il voulait soutenir cet engagement, le faire a ses frais; qu'il n'etait ni de son honneur, ni de sa conscience, de faire la guerre a la France avant la fin de la treve, qui subsistait encore, et que les Francais avaient religieusement observee; qu'il avait traite avec des rebelles et des perfides qui le trahiraient lui-meme apres avoir viole, comme ils avaient deja fait, les droits les plus sacres de l'obeissance et de la soumission envers leur souverain; qu'ils n'en voulaient qu'a l'argent de l'Angleterre, comme ils le faisaient assez connaitre, en ne demandant rien autre chose, et qu'il n'etait nullement a propos de l'employer a un pareil usage; enfin que les rois ses predecesseurs etaient un exemple pour lui, qu'il ne devait point oublier; que la plupart de leurs expeditions en France avaient echoue; que la noblesse francaise etait invincible dans son pays; que ce que les rois d'Angleterre y avaient acquis par des alliances et des mariages, ils n'avaient non-seulement pu l'augmenter par la guerre, mais qu'ils n'avaient pu le conserver que par la paix. Ces remontrances mirent Henri dans une colere qu'il ne put contenir. Il repliqua dans des termes pleins d'aigreur et d'amertume, et conclut, en jurant par tous les Saints, qu'il executerait son projet, malgre la lachete de ceux qui l'abandonnaient, et qu'il passerait la mer avec une flotte aux fetes de Paques. Il congedia le parlement, qui neanmoins, avant de se separer, fit mettre par ecrit ce qu'il avait represente au roi, a quoi on ajouta le denombrement des sommes qu'il avait levees depuis plusieurs annees, dont on n'avait vu aucun emploi. Sitot qu'on eut appris a la cour de France la resolution du roi d'Angleterre, Louis convoqua un parlement a Paris, pour demander conseil sur le chatiment que meritait un vassal qui ne voulait point reconnaitre son seigneur. Toute l'assemblee repondit d'une voix, que le vassal etait dechu de ses fiefs, et que le seigneur devait les confisquer, comme un bien qui lui appartenait. En consequence le roi fit, de son cote, tous les preparatifs necessaires: il assembla les troupes des communes et de ses vassaux, et fit faire un tres-grand nombre de machines alors en usage pour les sieges. Tout fut pret pour la fin d'avril, temps marque pour se reunir en Poitou, ou le roi fit la revue de son armee pres de Chinon. Elle se trouva composee de quatre mille chevaliers avec leur suite, ce qui faisait un tres-grand nombre d'hommes, et de vingt mille autres soldats tres-bien armes. Le roi, profitant du temps et du retardement du roi d'Angleterre, que les vents contraires retenaient a Portsmouth, entra sur les terres du comte de la Marche, ou il se vengea des courses que ce comte avait commence de faire sur les terres de France: il s'empara de plusieurs places ou forteresses, telles que Montreuil en Gastine, la Tour-de-Bergue, Montcontour, Fontenay-le-Comte et Vouvant. Hugues, trop faible contre un tel ennemi, n'osait tenir la campagne; mais, pour arreter l'impetuosite francaise, en attendant le secours d'Angleterre, il jeta ses troupes dans ses places, fit le degat partout, brula les fourrages et les vivres, arracha les vignes, boucha les puits, et empoisonna ceux qu'il laissa ouverts. La comtesse Reine, sa femme, cette furie que l'historien de son fils[1] traite d'empoisonneuse et de sorciere, et dont on avait change le nom d'Isabelle en celui de Jezabel, porta la fureur encore plus loin. Desesperee du malheureux succes d'une guerre dont elle etait l'unique cause, elle resolut d'employer plutot les voies les plus laches et les plus honteuses, que de voir retomber sur son mari le juste chatiment de l'insolence qu'elle lui avait fait faire. Pour cet effet, elle prepara de ses propres mains un poison dont elle avait le secret, et envova quelques-uns de ses gens aussi scelerats qu'elle pour le repandre sur les viandes du roi. Deja ces malheureux s'etaient glisses dans les cuisines; mais leurs visages inconnus les firent remarquer: certain air inquiet, embarrasse, acheva de les rendre suspects. On les arreta; ils avouerent leur crime: la corde fut la seule punition d'un attentat qui meritait qu'on inventat de nouveaux supplices[2]. On redoubla depuis la garde du roi, et personne d'inconnu ne l'approcha plus sans etre auparavant visite. [Note 1: Matthieu Paris.] [Note 2: Annales de France.] Sur ces entrefaites le roi d'Angleterre arriva au port de Royan, avec beaucoup d'argent: ce qui fachait beaucoup les Anglais, et ce que les Poitevins, gens dont la foi etait fort decriee, souhaitaient avec le plus de passion. Henri etait accompagne de Richard, son frere, de Simon de Montfort, comte de Leicester, a la tete de trois cents chevaliers, et de plusieurs autres seigneurs anglais, que Henri avait engages a le suivre par ses caresses et par ses presens. La comtesse de la Marche, sa mere, _l'attendait au port_, et, selon la chronique de France, _lui alla a l'encontre, le baisa moult doucement, et lui dit: Biau cher fils, vous etes de bonne nature, qui venes secourir votre mere et vos freres, que les fils de Blanche d'Espagne veulent trop malement defouler et tenir sous pieds_. Il fut accueilli en Saintonge avec beaucoup de joie, par les seigneurs ligues; et, des qu'il fut debarque, il envoya des ambassadeurs au roi, qui faisait le siege de Fontenoi, place alors tres-forte. La garnison, commandee par un fils naturel du comte de la Marche, se defendait avec beaucoup de valeur, et le comte de Poitiers venait d'y etre blesse. Le roi recut les ambassadeurs avec bonte, les fit manger a sa table, et ensuite leur donna audience. Ils lui exposerent le sujet de leur mission, qui se reduisit a dire que le roi leur maitre etait fort surpris qu'on rompit si hautement la treve faite entre les deux etats, et qui ne devait finir que dans deux ans. Le roi les ecouta avec moderation, et repondit qu'il n'avait rien plus a coeur que de garder la treve, et meme de la prolonger, ou faire la paix a des conditions raisonnables, sans demander aucun dedommagement; que c'etait le roi leur maitre qui la rompait manifestement, en venant avec une flotte soutenir la rebellion des vassaux de la couronne de France; qu'il n'appartenait pas au roi d'Angleterre de se meler des differends qu'ils avaient avec leur souverain; que le comte de Toulouse et le comte de la Marche n'etaient en aucune maniere compris dans le traite de treve; que c'etait leur felonie qui leur avait attire sa juste indignation et le chatiment qu'il allait leur faire subir, comme a des traitres et a des parjures. Les ambassadeurs etant retournes vers leur prince, il rejeta toute proposition de paix, anime par les agens du comte et de la comtesse de la Marche, qui l'assurerent que la guerre lui procurerait bientot de plus grands avantages que ceux qu'on lui offrait, et que la conduite du roi de France, en cette occasion, n'etait qu'un effet de la crainte que la presence de Henri et la puissance de la ligue lui inspiraient. Dans cette persuasion, il envoya sur-le-champ deux chevaliers de l'Hopital-de-Jerusalem declarer la guerre au roi. _Le roi d'Angleterre declare la guerre au roi de France_. Louis, sur cette derniere denonciation, protesta, en presence de toute sa cour, que c'etait avec beaucoup de regret qu'il entrait en guerre avec le roi d'Angleterre, dont il aurait voulu acheter l'amitie aux depens de ses propres interets. On pressa donc plus vivement qu'on n'avait fait jusqu'alors le siege de Fontenoi, et la ville fut prise au bout de quinze jours, au grand etonnement des ennemis, qui regardaient cette place comme imprenable. Le fils du comte de la Marche et toute la garnison furent obliges de se rendre a discretion. On conseilla au roi de les faire pendre pour donner de la terreur aux rebelles; mais il n'y voulut pas consentir, disant que le fils du comte de la Marche etait excusable, n'agissant que par les ordres de son pere. Il se contenta de les envoyer dans les prisons de Paris. La bonte du roi, jointe a la valeur avec laquelle il poussait son entreprise, fit plus d'effet que n'en auraient eu les conseils violens qu'on lui donnait: car, apres cette conquete, plusieurs autres forteresses se rendirent a lui sans attendre qu'elles fussent attaquees. Il garda les plus fortes, et fit detruire les autres. Il y en eut quelques-unes qui resisterent et qui furent forcees; par ce moyen le roi s'ouvrit le chemin jusqu'a la Charente, et s'avanca vers Taillebourg, place situee sur cette riviere. Le roi d'Angleterre s'etant mis en marche avec ses troupes, s'etait rendu a Saintes, ou il avait passe quelques jours pour y grossir son armee des troupes du comte de Toulouse, et des autres seigneurs ligues que le comte de la Marche lui avait fait esperer, et qui ne venaient qu'en petit nombre. Cependant il sortit de cette ville, et marcha en descendant la Charente, pour en defendre le passage contre l'armee francaise. Il se campa sous Tonnay-Charente, et ayant appris que le roi prenait la route de Taillebourg, il vint se poster vis-a-vis cette place, qu'il trouva deja rendue au roi: ce prince s'y etait loge avec les principaux seigneurs, et avait fait camper son armee dans la prairie aux environs de la ville. _Bataille de Taillebourg, ou le roi est victorieux_. Les deux armees n'etaient separees que par la riviere, qui en cet endroit est fort profonde, mais peu large. Le roi d'Angleterre avait vingt mille hommes de pied, six cents arbaletriers, et seize cents chevaliers, qui, en comptant leur suite, faisaient un corps tres-considerable de cavalerie. Le roi, en commencant la campagne, avait autant d'infanterie, et presque le double de cavalerie, mais il en avait perdu une partie par les sieges et par les maladies que les grandes chaleurs avaient causees. Son dessein etait de passer la Charente, et celui du roi d'Angleterre de l'en empecher. La profondeur de la riviere etait un grand obstacle pour les Francais. Il y avait devant Taillebourg un pont de pierre, mais si etroit qu'il y pouvait a peine passer quatre hommes de front. Henri s'en etait empare, aussi bien que d'un fort qui etait de son cote a la tete du pont. Louis cependant pensait a forcer ce passage. Il avait fait preparer sur la riviere quantite de bateaux, pour s'en servir a faire passer le plus qu'il pourrait de ses troupes, dans le meme temps qu'il ferait attaquer le pont. L'ardeur du soldat ne lui permit pas de deliberer plus long-temps, et un mouvement que le roi d'Angleterre fit faire a son armee pour l'eloigner du bord de la riviere, de deux portees d'arc, engagea l'affaire lorsque le roi y pensait le moins. Quelques officiers de l'armee francaise prirent ce mouvement pour une retraite. Dans cette pensee, cinq cents hommes, sans en avoir recu l'ordre, se detachent, et attaquent le pont. L'exemple de ceux-ci en entraina d'autres, plusieurs se jeterent dans les bateaux et gagnerent l'autre bord. Les Anglais soutinrent vaillamment l'attaque du pont, et on se battit dans ce defile avec beaucoup de valeur de part et d'autre. Les assaillans n'ayant pu d'abord emporter ce poste, leur ardeur, comme il arrive dans ces attaques brusques, se ralentit par la resistance des ennemis. Le roi, qui etait accouru au bruit, les ranima par sa presence, et encore plus par son exemple. Il s'avanca le sabre a la main, et, se jetant au plus fort de la melee, suivi de plusieurs seigneurs, il poussa les Anglais hors du pont et s'en rendit maitre. Le peril ne fit qu'augmenter par cet avantage: car le roi ayant tres-peu de terrein, et ses soldats n'arrivant qu'a la file par le pont, et peu pouvant passer en meme temps dans les bateaux, il se trouva expose a toute l'armee ennemie, avec une fort petite troupe; mais l'ardeur qu'inspire un premier succes suppleant au nombre, on fit reculer les Anglais, on gagna du terrein; la plupart des troupes passerent, et se rangerent en bataille a mesure qu'elles arrivaient. Les Anglais auxquels on ne donna pas le temps de revenir de leur premiere frayeur, reculerent et ensuite tournerent le dos: on les poursuivit l'epee dans les reins jusqu'a Saintes ou plusieurs Francais, emportes par leur ardeur et par la foule, entrerent meles avec eux, et furent faits prisonniers. Cette action se passa la veille de la Magdelaine de l'annee 1242. Apres cette deroute, le roi d'Angleterre, qui n'avait que tres-peu de troupes reunies, les autres etant dispersees par leur fuite, etait au moment d'etre enveloppe dans la campagne, et d'etre fait prisonnier. Le comte Richard voyant le peril auquel le roi son frere etait expose, trouva le moyen de l'en garantir. Il savait que le roi de France l'estimait, qu'il avait de l'amitie pour lui, et que les grands services qu'il avait rendus dans la Palestine a plusieurs seigneurs francais, en les tirant des mains des Infideles, lui avaient acquis une grande consideration a la cour de France. Il quitta son casque et sa cuirasse; il s'avanca vers l'armee francaise, n'ayant qu'une canne a la main, et demanda a parler au comte d'Artois, frere du roi. Le comte s'etant avance, et l'ayant recu avec beaucoup de civilite, Richard le pria de le conduire au roi. Ce prince, que la moderation n'abandonna jamais, meme au sein de la victoire, fit beaucoup de caresses a Richard, et l'assura de la disposition ou il etait de lui donner toute satisfaction. Richard le supplia de lui accorder une suspension d'armes pour le reste de la journee et jusqu'au lendemain. Le roi, toujours porte a la paix, lui accorda sa demande, et lui dit ces paroles en le congediant: "Monsieur le comte, la nuit porte avis, donnez-en un salutaire au roi d'Angleterre, et faites en sorte qu'il le suive." Le roi voulait lui faire entendre qu'il devait conseiller a Henri de faire une bonne paix avec la France, et de se departir de la protection qu'il donnait a des rebelles contre leur souverain. Mais Richard pensa d'abord a mettre la personne du roi son frere en surete. Il piqua vers le lieu ou il etait, et lui ayant appris qu'il avait obtenu une suspension d'armes pour le reste du jour et pour la nuit, il le pressa de partir, et de se retirer dans la ville de Saintes: ce qu'il fit sans tarder, avec ce qu'il avait pu recueillir de ses troupes. Il y trouva le comte de la Marche, qui etait aussi afflige que lui de cette malheureuse journee. Il lui parla avec beaucoup d'aigreur, lui fit de grands reproches de l'avoir engage mal a propos dans cette guerre, sans lui tenir les paroles qu'il lui avait donnees. Ou sont, lui demanda-t-il en colere, le comte de Toulouse, le roi d'Aragon, les rois de Castille et de Navarre, et toutes ces nombreuses troupes qui devaient accabler le roi de France? Le comte en rejeta toute la faute sur la comtesse reine, sa femme. C'est votre mere, lui repondit-il, dont la rage contre la France, l'ambition insatiable, et le zele aveugle qu'elle a pour votre agrandissement, ont lie toute cette partie, et lui ont fait regarder comme immanquables des desseins chimeriques. J'y perds, et elle aussi, plus que vous. Cependant le roi, pendant la nuit, fit passer le pont de Taillebourg a toute son armee, et etablit son camp au meme lieu ou le roi d'Angleterre avait eu le sien le jour precedent. Des le matin il envoya faire un grand fourrage jusque sous les murailles de Saintes, et l'on en ravagea tous les environs. Le comte de la Marche esperant avoir sa revanche, fit, sans consulter le roi d'Angleterre, une grande sortie sur les fourrageurs qui s'etaient debandes, et les chargea vigoureusement, suivi de ses trois fils et d'un corps considerable de Gascons et d'Anglais, outres de leurs defaite du jour precedent, et de cette nouvelle hardiesse des Francais. Ceux-ci se defendirent avec la meme vigueur qu'ils etaient attaques, et quoiqu'en nombre beaucoup inferieur, ils firent ferme et se battirent en retraite, mais avec grande perte. Trois cents hommes de la commune de Tournai furent tailles en pieces, et le reste etait dans un danger evident d'etre enveloppe; car le roi d'Angleterre, dissimulant sagement son ressentiment, envoyait sans cesse de nouvelles troupes au comte de la Marche, et sortit meme pour le soutenir. L'officier qui commandait le fourrage des Francais, se voyant en cette extremite, envoya promptement demander du secours au camp. Le comte de Boulogne, dont le quartier etait le plus avance, ayant recu cet avis, courut aussitot le porter au roi, et fit en meme temps prendre les armes a toutes les troupes. Chacun se rangea sous ses drapeaux, et le roi fit avancer a grands pas les escadrons et les bataillons qui se trouverent le plus tot en etat de marcher. Ces premieres troupes arreterent la furie de l'ennemi. Le comte de Boulogne tua de sa main le chatelain de Saintes, qui portait la banniere du comte de la Marche, et insensiblement les deux armees s'etant rassemblees, l'action devint generale. Sitot que les deux rois parurent, on entendit crier: _Montjoye! Saint-Denis!_ de la part des Francais; et _Realistes!_ de celle des Anglais. On combattit de part et d'autre avec un acharnement extraordinaire, et tel qu'on devait l'attendre de deux partis animes, l'un par la victoire du jour precedent, et l'autre par le desir de reparer sa perte. On se battait dans un pays fort peu propre a une bataille, embarrasse de vignobles et plein de defiles, ou il etait impossible de s'etendre; de sorte que c'etait plutot une infinite de petits combats qui se donnaient, qu'une bataille reguliere. La victoire fut long-temps douteuse, par l'opiniatre resistance des Anglais, parmi lesquels Simon de Montfort, comte de Leicester, se distingua beaucoup. Mais Louis qui se trouvait partout, seconde par la noblesse de France, presque toujours invincible lorsqu'elle est d'intelligence avec son souverain, combattit avec tant de valeur et de conduite, que l'ennemi plia de tous cotes, et fut repousse jusque sous les murailles de Saintes, ou le roi d'Angleterre se sauva, laissant la victoire et le champ de bataille aux Francais. Le nombre des morts n'est pas connu; mais il dut etre grand, a en juger par la maniere dont les historiens parlent de l'ardeur et de l'opiniatrete des combattans. Le seigneur Henri de Hastinges, vingt autres seigneurs anglais et une grande partie de l'infanterie ennemie, furent fait prisonniers par les Francais. Le seigneur Jean Desbarres avec six chevaliers, et quelques autres, furent pris par les Anglais. Cette seconde victoire, remportee par le roi en personne, reduisit les ennemis a la derniere extremite, et forca le comte de la Marche a songer a la paix. Il envoya secretement un de ses confidens a Pierre, comte de Bretagne, l'ancien complice de ses premieres revoltes, qui etait dans le camp du roi. Il le pria de menager son accommodement tel qu'il plairait a sa majeste de lui accorder, et lui donna ses pleins pouvoirs a cet effet. Le comte de Bretagne, sans rien demander en particulier, obtint le pardon du comte de la Marche, aux conditions qu'il plut au roi de prescrire. Elles furent facheuses; mais en meme temps l'effet d'une grande clemence du roi, qui etait en pouvoir et en droit de depouiller ce seigneur rebelle de tous ses etats. Ces conditions etaient que toutes les places que le roi avait prises sur le comte et la comtesse de la Marche lui demeureraient et au comte de Poitou a perpetuite; que le roi serait quitte de la somme de cinquante mille livres tournois qu'il leur payait tous les ans; qu'il pourrait faire paix ou treve avec le roi d'Angleterre, comme bon lui semblerait, sans leur consentement, et sans qu'ils y fussent compris; que le comte de la Marche ferait au roi hommage pour le comte d'Angouleme, pour Castres, pour la chatellenie de Jarnac, pour tout ce que le roi lui laissait, et pour tout ce qui en dependait; qu'il ferait pareillement hommage-lige au comte de Poitiers pour Lusignan, pour le comte de la Marche et toutes leurs dependances, et cela, contre tous hommes et femmes qui pourraient vivre et mourir[1]. [Note 1: M. Ducange a rapporte cet acte tout au long dans ses Observations sur l'Histoire de saint Louis, pag. 42.] Cependant le roi d'Angleterre etait demeure a Saintes, afin d'y deliberer sur le parti qu'il avait a prendre pour le reste de la campagne, lorsqu'il fut instruit par le comte Richard son frere, du traite que le comte de la Marche avait fait. Ce prince en avait appris le detail par un de ces seigneurs francais qu'il avait tires de la captivite des Turcs; lequel, par reconnaissance pour son bienfaiteur, et par une generosite tres-mal entendue, crut pouvoir en cette occasion trahir le secret de son souverain. Il fit savoir de plus au comte Richard que le roi, dont l'armee augmentait tous les jours par l'arrivee de quantite de nouvelles troupes de tous les coins du royaume, avait resolu d'investir Saintes incessamment, de la prendre par force ou par famine, et d'obliger le roi d'Angleterre, et tous ceux qui se trouveraient dans la place de se rendre a discretion. Ce fut le 28 juillet que cet avis fut donne. Henri eut peine a croire cette nouvelle; mais il recut un pareil avis presqu'en meme temps de la part de Guy et de Geoffroi de Lusignan, deux des fils du comte de la Marche. Ils l'assuraient que, des la nuit suivante, Saintes serait investie; que meme les habitans etaient d'intelligence avec le roi de France, et qu'il n'y avait pas un moment a perdre pour sortir de cette ville. Henri etait sur le point de se mettre a table, mais l'affaire etait si pressante qu'il monta sur-le-champ a cheval. Il fut suivi de ceux qui etaient les plus prets a partir. Le reste des seigneurs prit apres lui le chemin de Blaye, ou il leur fit savoir qu'il se rendrait. Cette route, qui etait de treize a quatorze lieues, se fit presque toute d'une traite. L'armee se mit a la debandade sans vivres et sans provisions. Les bagages furent abandonnes et pilles; le roi d'Angleterre y perdit sa chapelle, qui etait fort riche, et plusieurs autres meubles precieux, dont les Francais profiterent. Le roi, averti de la fuite du roi d'Angleterre, se consola de l'avoir manque, par la reddition de Saintes, ou il fut recu avec une extreme joie du peuple et du clerge. Il en sortit aussitot pour suivre l'armee anglaise dont plusieurs soldats furent faits prisonniers. Il cessa de la poursuivre, s'etant trouve incommode apres quelques lieues de chemin; et le roi d'Angleterre, ne se croyant pas encore assez en surete a Blaye, gagna Bordeaux, et mit la Garonne entre les Francais et lui. Pour revenir au comte de la Marche, lorsque Pierre de Bretagne alla lui annoncer les conditions auxquelles le roi lui pardonnait, elles lui parurent si dures qu'il en demeura tout consterne, et fut quelque temps sans parler, tant il etait penetre de douleur. Mais le comte de Bretagne lui fit comprendre qu'il valait mieux conserver une partie de ses etats, que de perdre le tout. Il faut observer que, lorsqu'un seigneur vassal faisait la guerre a son souverain, ce qui s'appelait tomber en felonie, le seigneur avait droit de confisquer tous les biens de son vassal; et c'etait pour punir le roi d'Angleterre de cette felonie, que Philippe-Auguste s'etait mis en possession de la plus grande partie des fiefs que les predecesseurs de Henri possedaient en France. Le comte de la Marche prit enfin son parti, et apporta lui-meme au roi le traite signe. Il se jeta a ses pieds pour lui demander pardon. La reine, sa femme, dont l'orgueil ne fut jamais plus humilie qu'en cette occasion, parut aussi en posture de suppliante. Le roi fit promettre au comte sur-le-champ, qu'en vertu de son hommage et de sa qualite de vassal, il accompagnerait au plus tot avec ses troupes, le comte de Bretagne contre le comte de Toulouse qu'on avait pareillement resolu de chatier. La fuite du roi d'Angleterre causa la ruine de tout son parti en Poitou et en Saintonge. Renaud de Pons employa le credit de tous les amis qu'il avait a la cour pour faire sa paix: il l'obtint avec beaucoup de peine, en se livrant lui-meme et sa ville de Pons a la misericorde du roi. Guillaume, l'archeveque, seigneur de Partenay, en fit autant. Le vicomte de Thouars, et tous les autres, racheterent de meme leur ruine prochaine par une entiere soumission. Les autres places qui appartenaient au roi d'Angleterre en ces quartiers-la, ouvrirent leurs portes, et se rendirent au roi sans resistance, excepte Montauban et quelques chateaux des environs qui furent assieges et pris. On n'etait encore qu'au mois d'aout, et la consternation etait si grande parmi les Anglais, que Henri apprehenda pour la Gascogne. Il fut informe que Louis etait sur le point de marcher vers cette province; et de plus, quoiqu'on ne fit pas alors sur mer des armemens pareils a ceux qu'on a vus depuis, cependant les armateurs des deux nations se faisaient une cruelle guerre, ou les Anglais avaient du dessous pour l'ordinaire. Tant de mauvais succes obligerent le roi d'Angleterre a demander la paix. Le roi, tout porte qu'il etait a la douceur, ne voulut rien decider sans l'avis de son conseil. Les conjonctures etaient des plus favorables pour chasser de France les Anglais; mais on etait a la fin de la campagne. Les chaleurs excessives avaient cause tant de maladies et de morts dans l'armee, qu'elle en etait fort affaiblie: le roi lui-meme ne se portait pas bien; et ce fut principalement cette derniere raison qui obligea le conseil de ce prince a ecouter les propositions du roi d'Angleterre, auquel on accorda, non pas la paix, mais une treve de cinq ans. Rien ne pouvait arriver de plus heureux pour les seigneurs de la suite de Henri: tous etaient reduits a la derniere misere. Ils quitterent l'armee sans conge pour regagner leur pays; mais n'osant s'embarquer en Gascogne, parce que l'ancien comte de Bretagne, feignant d'ignorer la treve, infestait la Manche, ils demanderent la permission de passer par la France. Le roi leur fit donner tous les passeports necessaires. C'est une sorte de grace, disait-il, que je ne refuserai jamais a mes ennemis. Ils traverserent donc tout le royaume pour se rendre a Calais, et en furent quittes pour des railleries qu'il leur fallut essuyer. Quelques courtisans voulurent aussi meler Henri dans leurs plaisanteries; mais Louis leur imposa silence d'un ton tres-serieux. _Quand ce ne serait pas_, leur dit-il, _fournir au roi mon frere un pretexte de me hair, sa dignite merite bien qu'on en parle avec respect; il faut esperer que les aumones et les bonnes oeuvres qu'on lui voit faire, le tireront du mauvais pas ou les mechans l'ont jete par leurs conseils imprudens_. Sentimens vraiment dignes d'un heros qui trouve toujours des motifs de faire grace a un ennemi malheureux; sentimens aussi dans un coeur tel que celui de saint Louis, conformes aux preceptes de l'Evangile qui nous ordonne de pardonner a nos ennemis. Le saint monarque fit plus encore, il usa des plus rudes menaces pour obliger le comte de Bretagne a laisser la mer libre. Le roi d'Angleterre en profita pour se retirer dans son royaume, ou les reflexions qu'il fit sur sa malheureuse expedition lui oterent le desir de revenir desormais soutenir en France les rebelles a leur souverain. Ainsi finit l'annee 1242 qui termina, a la gloire de saint Louis, une guerre dangereuse qui paraissait devoir ruiner la France: guerre civile allumee par des vassaux egalement redoutables par leurs qualites personnelles, par leurs alliances, par l'etendue, les richesses et la puissance de leurs domaines; guerre etrangere projetee par les rois de Navarre, de Castille et d'Aragon; conseillee par un grand empereur, entreprise et soutenue par un monarque puissant en hommes et en richesses. Louis, presque seul, trouva dans sa prudence et son courage les moyens de resister a tant d'ennemis reunis; et, seul contre tous, les reduisit a recourir a sa clemence et a ses bontes. Les rois de Navarre, de Castille et d'Aragon, n'oserent se joindre au roi d'Angleterre qui, vaincu deux fois, fut force de rentrer dans son ile, et d'y paraitre dans l'etat le plus deplorable; enfin les vassaux rebelles a la France, humilies et domptes, contraints de rentrer dans leur devoir, sans pouvoir en sortir. Quand on reflechit que Louis n'avait que vingt huit ans lorsqu'il executa de si grandes choses, et que son caractere etait encore fort au-dessus de sa fortune, on ne peut s'empecher de reconnaitre qu'un tel prince, par ses grandes qualites et ses vertus, etait ne pour commander a l'univers, et pour en faire le bonheur. Louis, apres avoir pourvu a la tranquillite des pays qu'il venait de soumettre, revint a Paris, et fut recu des habitans avec ces transports de joie qu'ils ont coutume de faire eclater lorsqu'ils revoient leur prince couvert de gloire, surtout lorsqu'il les a eux-memes preserves des malheurs de la guerre. Leur joie augmenta encore par la naissance d'un prince auquel la reine Marguerite donna naissance dans le meme temps. Il fut tenu sur les fonts par l'abbe de Saint-Denis, baptise par l'eveque de Paris, et nomme Louis comme son pere et son aieul. Apres avoir dompte les Anglais et les rebelles, le roi avait encore a soumettre le comte de Toulouse. Il avait ete un des principaux et des plus ardens chefs de la ligue. Il y avait fait entrer Roger, comte de Foix; Amauri, vicomte de Narbonne; Pons de Olargues, et quantite d'autres des plus puissans seigneurs du pays; mais en trahissant son souverain, il etait lui-meme trahi par ses vassaux qui le haissaient, et qui avaient moins dessein de le soutenir, que de l'engager a se perdre lui-meme, en prenant le parti du roi d'Angleterre. En effet, Guillaume Arnaud, de l'ordre de Saint-Dominique, inquisiteur de la foi, et Etienne, de l'ordre de Saint-Francois, son collegue, ayant ete assassines par les Albigeois, dans le palais meme du comte de Toulouse, a Avignon, et sans qu'il en eut fait faire les moindres perquisitions, le comte de Foix et les autres vassaux du comte prirent cette occasion pour degager leur parole, protestant qu'ils ne reprendraient jamais les armes en faveur d'un fauteur d'heretiques, et d'un persecuteur declare des catholiques. C'etait cette conduite qui avait empeche le comte de Toulouse, abandonne par ses vassaux, de venir joindre, avec ses troupes, le comte de la Marche et le roi d'Angleterre; de sorte que jamais diversion ne fut plus favorable au roi, et c'est ce qui lui facilita beaucoup ses victoires. Le comte de Foix en profita pour secouer la domination du comte de Toulouse, et pour rendre son comte un fief relevant immediatement de la couronne de France. Le comte de Toulouse, dans cet embarras, ne pensa plus qu'a faire sa paix avec le roi. Tandis que l'eveque de Toulouse agissait pour lui a la cour de France, il ecrivait au roi pour lui demander pardon de sa revolte, et le laissa maitre des conditions qu'il voudrait lui imposer. Louis lui pardonna, et lui accorda la paix, conformement a ce qui avait ete convenu a l'ancien traite de Paris. Le comte, pour surete de sa parole, livra encore quelques forteresses au roi; il renonca a tout commerce avec les heretiques, et fit punir de mort ceux qui avaient assassine les inquisiteurs; et, pour marquer au roi la sincerite de son retour a l'obeissance qu'il devait a son souverain, il lui remit entre les mains les lettres de l'empereur Frederic II, par lesquelles ce prince l'exhortait a continuer dans sa revolte. Il serait difficile de penetrer les motifs de cette conduite etrange du monarque allemand. Louis, malgre les grands avantages qu'on lui offre, refuse constamment de prendre les armes contre Frederic. Frederic, sans autre esperance que d'exciter des troubles, souleve contre lui une partie de son royaume. Que de generosite d'un cote, que de duplicite de l'autre! Telle est la superiorite de la veritable vertu! Au mois d'avril 1243, la treve faite entre la France et l'Angleterre l'annee precedente, apres les batailles de Taillebourg et de Saintes, fut confirmee a Bordeaux et entierement executee. Jusque-la, en considerant la maniere dont on s'etait comporte de part et d'autre, depuis que les armees eurent quitte la campagne, il semble qu'on n'avait fait qu'un simple projet de traite: par celui de Bordeaux le roi demeura en possession de toutes ses conquetes. Henri lui rendit les places qu'il avait prises depuis la derniere campagne, et s'obligea de lui payer cinq mille livres sterlings en cinq annees. Le fruit des victoires de Louis et de cette treve, en meme temps si glorieuse et si avantageuse, fut la tranquillite de la France, qui ne s'etait depuis long-temps trouvee jouir d'une si profonde paix. C'est ce qui donna lieu a ce prince de penser plus que jamais a procurer celle de l'Eglise. Il y avait dix-huit mois que le Saint-Siege etait vacant par le deces de Celestin IV: les cardinaux en rejetaient la faute sur Frederic, et Frederic sur les cardinaux. Ceux-ci ce plaignaient surtout que l'empereur retenait encore dans ses prisons ceux de leurs collegues qu'il avait pris sur la mer, lorsqu'ils allaient au concile convoque par Gregoire IX, et protestaient qu'ils n'eliraient point de pape que les cardinaux prisonniers ne fussent remis en liberte, afin de proceder ensemble a la nouvelle election. L'empereur se relacha sur ce point et delivra les cardinaux; mais voyant qu'il ne pouvaient encore s'accorder, que leurs divers interets les tenaient partages, et qu'une affaire de cette importance n'etait pas plus avancee qu'auparavant, il eut recours aux moyens les plus violens pour les contraindre a la finir: car il fit investir Rome par son armee, et ravager toutes les terres des cardinaux. Le roi, anime d'un zele sans doute beaucoup plus pur et moins violent, ecrivit en meme temps aux cardinaux une lettre fort vive sur le meme sujet, dans laquelle il leur reprochait leur partialite, et leur insensibilite pour le bien general de l'Eglise, leur promettant neanmoins sa protection contre Frederic, _dont nous ne craignons_, disait-il, _ni la haine, ni les artifices, et dont nous blamons la conduite, parce qu'il semble qu'il voudrait etre en meme temps empereur et pape_. Les cardinaux, presses et sollicites ainsi de toutes parts, s'assemblerent a Anagnie, et elurent enfin, le jour de Saint-Jean-Baptiste, le cardinal Sinibalde, Genois de la maison de Fiesque, qui prit le nom d'Innocent IV. C'etait un homme de merite, d'un grand sens, fort habile, et aime de l'empereur, qui, connaissant la fermete de Sinibalde, dit a un de ses confidens lorsqu'il apprit la nouvelle de cette election: _Le cardinal etait mon bon ami, mais le pape sera pour moi un dangereux ennemi_. L'empereur avait raison; car les interets d'un cardinal sont bien differens de ceux d'un pape, qui se regarde comme le premier monarque de la chretiente. Cependant Frederic temoigna beaucoup de joie en public, de l'election de Sinibalde: il lui envoya une solennelle ambassade, dont etait chef le fameux Pierre Desvignes, chancelier de l'empire, celui qui nous a conserve quantite de lettres sur les differends de l'empereur avec les papes. Les ambassadeurs presenterent a Innocent une lettre de ce prince, par laquelle il lui faisait offre de ses services et de toute sa puissance pour le bien de l'Eglise, en ajoutant toutefois a la fin du compliment, _sauf les droits et l'honneur de l'empire et des royaumes que nous possedons_: paroles dont la signification etait bien differente a la cour de l'empereur et a celle des papes, et qui faisaient entre eux toute la difficulte des accommodemens. Le pape repondit a l'empereur qu'il le verrait avec joie rentrer dans la communion des fideles, et qu'il le recevrait a bras ouverts, pourvu qu'il satisfit l'Eglise sur les points pour lesquels Gregoire, son predecesseur, l'avait excommunie; que lui, de son cote, etait pret a le satisfaire sur ses plaintes; qu'en cas qu'il put prouver que le Saint-Siege lui eut fait quelque tort, il etait dans la resolution de les reparer; qu'il s'en rapporterait volontiers au jugement des rois et des eveques, dans un concile qu'il offrait de convoquer a ce sujet. Il lui fit demander aussi, avant toutes choses, par ses envoyes, la delivrance des autres personnes qui avaient ete prises sur la mer avec les cardinaux qu'on avait deja relaches. La negociation n'eut aucun succes, non plus que les sollicitations du roi qui avait cette paix fort a coeur. Frederic recommenca a mettre en usage les voies de fait. Il fit garder tous les passages des Alpes. Il mit en mer quantite d'armateurs pour empecher que le pape put avoir communication avec les autres princes; et quelques peres cordeliers ayant ete pris et trouves saisis de lettres du pape pour diverses cours de l'Europe, Frederic les fit pendre. Pendant que cette rupture jetait de nouveau l'Italie dans la consternation, la France etait dans la joie par la naissance d'un successeur a la couronne. C'etait le troisieme enfant que la reine avait mis au monde: les deux autres etaient deux filles qui furent nommees, l'une Blanche, et l'autre Isabelle. On donna au prince nouveau-ne le nom de Louis. Le roi, qui desirait, autant qu'il lui etait possible, de maintenir la tranquillite dans son royaume, et s'assurer de la fidelite de ses sujets, fit cette annee une chose qu'aucun de ses predecesseurs n'avait ose entreprendre; elle etait contre un usage pratique de temps immemorial, dont la suppression devait faire de la peine a beaucoup de seigneurs; mais, d'ailleurs, elle etait d'une tres-grande importance pour empecher toutes les intrigues secretes que les esprits factieux tachaient toujours d'entretenir avec les ennemis de l'etat. Plusieurs seigneurs et gentilshommes francais, et principalement les Normands, avaient des fiefs en Angleterre. La coutume etait que, quand il y avait guerre entre les deux nations, ceux qui, en vertu de ces fiefs qu'ils possedaient dans l'un et dans l'autre royaume, etaient vassaux des deux rois, se declarassent pour le parti de celui dont ils tenaient le plus considerable de leurs fiefs, etant par la censes etre ses sujets naturels, tant que la guerre durait. Alors le prince contre lequel ils servaient, saisissait les autres fiefs du seigneur, qui se trouvaient dans son royaume, sous la condition de les restituer apres la guerre finie. Cette coutume ne s'observait pas seulement entre les rois de France et d'Angleterre, on en usait de meme toutes les fois que l'empire etait en guerre avec la France. Le roi prit donc la resolution d'abolir cet usage a l'egard de l'Angleterre; et, dans une assemblee qu'il fit de ces seigneurs qui avaient des fiefs dans les deux royaumes, il leur declara qu'il leur laissait la liberte entiere de le choisir lui, ou le roi d'Angleterre, pour leur seul et unique seigneur; mais qu'il voulait qu'ils se determinassent pour l'un ou pour l'autre, alleguant a propos ce passage de l'Evangile, _que personne ne peut servir deux maitres en meme temps_. Quelque interet qu'eussent ces seigneurs a ne pas subir cette nouvelle loi qui les privait, ou des biens qu'ils possedaient en Angleterre, ou de ceux qu'ils possedaient en France, ils s'y soumirent neanmoins, les uns par complaisance pour le roi, les autres parce qu'ils voyaient que leur resistance serait inutile. Quelques-uns passerent au service d'Angleterre; la plupart s'attacherent a celui de France; et le roi dedommagea ceux-ci de ce qu'ils perdaient, en leur donnant les terres de ceux qui le quittaient, ou d'autres recompenses. A cette nouvelle, le roi d'Angleterre, qui avait le talent de faire toujours mal ce qu'il aurait pu bien faire, se livra a toute l'impetuosite de son genie; et, sans garder aucune mesure, ni proposer aucune option, comme avait fait le roi de France, il confisqua les terres que les seigneurs francais, et principalement les Normands, possedaient dans ses etats. Ceux-ci en furent tellement irrites, qu'ils firent tous leurs efforts pour engager le roi a declarer la guerre a Henri; mais il les adoucit par ses promesses et ses liberalites. Tandis que Louis prenait les mesures les plus efficaces pour maintenir la tranquillite dans le royaume, l'Italie se trouvait livree plus que jamais aux horreurs de la guerre civile, dont le pape rejetait toujours la faute sur l'empereur, et l'empereur sur le pape. L'empereur ecrivait aux princes de l'Europe qu'il etait dispose a s'en rapporter aux rois de France et d'Angleterre pour ses interets les plus essentiels; et le pape protestait au contraire qu'il ne demandait que l'execution des paroles que l'empereur lui avait fait porter pour la paix, et que ce prince ne cherchait par ses feintes et ses artifices qu'a en imposer a toute l'Europe, et a reduire l'Eglise et le Saint-Siege en servitude. Il fulmina de nouveau l'excommunication contre lui. Il la fit publier partout, et meme a Paris, dans les eglises. Ce fut a cette occasion qu'un cure de cette capitale fit une action aussi hardie qu'elle etait peu convenable. Il monta en chaire et parla de cette sorte a ses auditeurs: "Vous saurez, mes freres, que j'ai recu ordre de publier l'excommunication fulminee par le pape contre Frederic, empereur, et de le faire au son des cloches, tous les cierges de mon eglise etant allumes. J'en ignore la cause, et je sais seulement qu'il y a entre ces deux puissances de grands differends, et une haine irreconciliable. Je sais aussi qu'un des deux a tort, mais j'ignore qui l'a des deux. C'est pourquoi, de toute ma puissance j'excommunie et je declare excommunie celui qui fait injure a l'autre, et j'absous celui qui souffre l'injustice d'ou naissent tant de maux dans la chretiente." Ce discours fit rire non-seulement dans l'auditoire et dans Paris, mais encore dans tous les pays etrangers. L'empereur, qui l'apprit des premiers, en fit faire au cure des complimens qu'il accompagna de presens considerables. Le pape ne gouta point la plaisanterie, et le cure, quelque temps apres, fut mis en penitence. Cependant, l'empereur poussa si vivement le pape, qu'il fut oblige de s'enfuir d'Italie, et de venir chercher un asile en-deca des Alpes. Il se sauva d'abord au travers de bien des dangers a Genes, sa patrie; mais ne se croyant pas encore en surete, il en partit sans trop savoir quel lieu il choisirait pour sa retraite. Son dessein etait de venir en France; mais il n'etait pas sur qu'on voulut l'y recevoir, et son incertitude n'etait point sans fondement. Soit qu'il eut deja fait sonder le roi sur ce sujet, soit que les seigneurs de France ne fussent pas dans une disposition favorable pour lui, il ne s'adressa pas directement a ce prince, mais il prit une autre voie. Il savait que le roi avait une extreme consideration pour l'ordre de Citeaux, et qu'il devait honorer de sa presence le chapitre general qui devait s'y tenir au mois de septembre. Il engagea l'abbe et tout l'Ordre, a demander au roi son agrement pour sa retraite dans le royaume. Le roi se rendit effectivement a Citeaux avec la reine sa mere, les comtes d'Artois et de Poitiers, et quelques autres des principaux seigneurs de France. Comme c'etait la premiere fois qu'il venait a cette celebre abbaye, on l'y recut avec les honneurs et les ceremonies dues a la majeste et a la vertu d'un si grand prince. L'abbe de Citeaux, les abbes de l'Ordre et les religieux, au nombre de cinq cents, vinrent au-devant de lui. Le roi descendit de cheval, et recut leurs complimens avec la plus grande bonte. Ce prince entra dans le chapitre; et s'y etant assis accompagne des seigneurs et de la reine sa mere, a qui, par respect pour elle, il fit prendre la premiere place, l'abbe de Citeaux, a la tete de ce grand cortege d'abbes et de religieux, vint se jeter a ses pieds. Le roi, les voyant tous a genoux, se mit a genoux lui-meme, les fit relever, et leur demanda ce qu'ils souhaitaient de lui. L'abbe fit un discours fort pathetique pour supplier Sa Majeste de prendre en main la cause du chef de l'Eglise, persecute par l'empereur, et finit en le conjurant, les larmes aux yeux, de vouloir bien lui donner un asile dans son royaume. Les autres abbes et les religieux accompagnerent le discours de l'abbe de leurs gemissemens et de leurs larmes, et firent connaitre au roi que c'etait une grace que l'Ordre en general, pour lequel il avait tant de bontes, lui demandait. Le roi leur repondit qu'il etait tres-edifie de l'attachement qu'ils faisaient paraitre pour le pere commun des Fideles, qu'ils ne pouvaient pas douter que lui-meme n'en eut aussi beaucoup, et qu'il ne fut tres-sensible aux maux que souffrait le pape; qu'il aurait egard a leur demande; qu'il etait dispose a soutenir les interets de l'Eglise et a la mettre a couvert de toutes sortes d'injures; qu'il prendrait la protection du pape autant que son devoir et son honneur l'exigeaient de lui; mais qu'il ne pouvait point recevoir le pape en France, qu'il n'eut consulte auparavant les seigneurs qui l'accompagnaient, et il ajouta qu'il ne tiendrait pas a lui que tout l'Ordre ne fut satisfait. Mais les principaux seigneurs, consultes quelque temps apres, ne furent pas d'avis que le pape vint faire sa demeure en France. La jalousie qu'ils avaient concue contre la puissance des ecclesiastiques dans le royaume, avec lesquels ils contestaient sans cesse sur les bornes de leur juridiction, leur fit apprehender la presence du pape, en qui cette puissance reside avec plus de plenitude. On le fit prier, comme il s'avancait vers Lyon, de ne pas passer outre. Le roi d'Angleterre et le roi d'Aragon lui refuserent pareillement l'entree de leurs etats: de sorte qu'il fut oblige de demeurer a Lyon, qui n'etait pas encore alors reuni au royaume de France. Cette ville relevait de l'empire, de maniere neanmoins que l'archeveque en etait le seigneur, et que les empereurs, depuis long-temps, n'y avaient aucune autorite. Le souverain pontife ressentit vivement ce refus; et lorsque le docteur Martin, envoye du roi d'Angleterre, lui rapporta sa reponse, on dit que, dans sa colere, il laissa echapper ces paroles inconsiderees qui choquerent extremement les souverains: _Il faut_, dit-il, _venir a bout de l'empereur, ou nous accommoder avec lui, et quand nous aurons ecrase ou adouci ce grand dragon, nous foulerons aux pieds sans crainte tous ces petits serpens_. Des lors il resolut de faire son sejour a Lyon, et d'y assembler un concile pour y citer Frederic, et l'y deposer, s'il refusait de s'accommoder avec le Saint-Siege. Mais, sur ces entrefaites, il survint un accident qui jeta toute la France dans la plus extreme consternation. Le roi fut attaque a Pontoise (Joinville dit a Paris) d'une dyssenterie cruelle, jointe a une fievre ardente, qui fit en peu de jours desesperer de sa vie. Il se condamna lui-meme; et, apres avoir donne quelques ordres sur des affaires importantes, il ne pensa plus qu'a paraitre au jugement de Dieu, et sans attendre qu'on l'avertit de son devoir, il demanda et recut avec les plus grands sentimens de piete les sacremens de l'Eglise. C'est en ces tristes occasions que paraissent l'estime et l'amour que les peuples ont pour leur souverain, et jamais on n'en vit de plus sensibles et de plus sinceres marques qu'en celle-ci. L'affliction etait generale par toute la France. La noblesse, les ecclesiastiques, le peuple, prenaient egalement part a ce malheur public. Les eglises ne desemplissaient point; on faisait partout des prieres et des processions; on venait en foule de toutes les provinces, chacun voulant s'instruire par soi-meme de l'etat ou ce prince se trouvait. Il tomba dans une si profonde lethargie, qu'on fut en doute s'il etait mort: de sorte qu'une dame de la cour, qui l'avait toujours soigne pendant sa maladie, voulut lui couvrir le visage; mais une autre s'y opposa, soutenant qu'il n'etait pas encore mort: il fut un jour dans cet etat, et le bruit de sa mort se repandit par toute l'Europe. La reine-mere ordonna qu'on exposat la chasse de Saint-Denis; elle fit apporter le morceau de la vraie croix et les autres reliques qu'on avait eues de l'empereur Baudouin, et les fit mettre sur le lit du malade, en faisant hautement a Dieu cette fervente priere: _Seigneur, glorifiez, non pas nous, mais votre saint nom; sauvez aujourd'hui le royaume de France que vous avez toujours protege_. Le roi revint a l'instant de son assoupissement, ce qui fut regarde de tout le monde comme un effet miraculeux opere par ces sacres monumens de la passion du Sauveur du monde. Les premieres paroles que ce prince profera dans ce moment, furent pour demander a Guillaume d'Auvergne, eveque de Paris, homme celebre par ses ecrits et par la saintete de sa vie, la croix, pour faire voeu, en la prenant, d'aller au secours des Chretiens de la Terre-Sainte, avec resolution d'employer ses armes et la vie qui lui avait ete rendue, a les delivrer de la tyrannie des infideles. Ce fut en vain que le sage prelat lui representa les suites d'un si grand engagement: il insista d'un air si touchant et si imperieux tout ensemble, que Guillaume lui donna cette croix si desiree. Il la recut avec un profond respect, la baisa, et assura qu'il etait gueri. En effet, son mal diminua considerablement. Des que sa sante fut affermie, il vint a Paris gouter le plus grand plaisir qui puisse toucher un bon roi: il connut qu'il etait tendrement aime. L'empressement tumultueux du peuple, les transports inouis d'allegresse, et la joie repandue sur tous les visages lui firent mieux sentir la place qu'il occupait dans tous les coeurs, que n'eussent pu faire des arcs de triomphe, des fetes ou des harangues etudiees. Aussi s'appliqua-t-il plus que jamais au bonheur de ce meme peuple, aux prieres duquel il ne doutait pas qu'il eut ete rendu. Le voeu que le roi venait de faire diminua de beaucoup la joie que le retour de sa sante avait donne a toute la cour. La reine-mere qui prevoyait qu'il accomplirait infailliblement cette promesse, en parut presque aussi consternee qu'elle l'avait ete du danger extreme ou elle l'avait vu quelques momens auparant. Le roi, apres deux mois de convalescence, se trouva parfaitement retabli: il n'executa pas neanmoins sitot son dessein. Les preparatifs pour une expedition si importante, et d'autres affaires, lui firent differer le voyage pendant deux ans et demi; et, en attendant, il demanda au pape des missionnaires pour precher la croisade dans le royaume, et s'appliqua, durant cet intervalle, a mettre la France en etat de se passer de sa presence. Cependant toute l'Europe etait attentive a ce qui se passait au concile convoque a Lyon par le pape Innocent IV. Il avait commence a la fin du mois de juin de l'annee 1245[1]. [Note 1: Ce fut a ce concile que le pape donna le chapeau rouge aux cardinaux.] Le but de ce concile n'etait pas seulement de terminer les differends de l'empereur Frederic avec le Saint-Siege, et de rendre la paix a l'Eglise, mais encore d'unir tous les princes chretiens entre eux pour la defense de la religion contre les Infideles. L'engagement que le roi avait deja pris par son voeu etait un grand exemple, et l'on peut meme assurer que, sans lui, tous les efforts et toutes les bonnes intentions du pape auraient eu peu d'effet. La premiere de ces deux importantes affaires fut celle qui occupa d'abord le concile; il ne s'agissait pas moins que de la deposition de l'empereur. Je n'entrerai point dans le detail de tout ce qui s'y passa: cela m'eloignerait trop de mon sujet. Je dirai seulement qu'apres plusieurs sessions on alla aux suffrages, et la condamnation ainsi que la deposition de l'empereur furent resolues. Ensuite le pape prononca le jugement par lequel il declara Frederic dechu de l'empire et de ses etats, defendant a tous les fideles de le reconnaitre desormais pour empereur ni pour roi; il dispensait tous ses sujets du serment de fidelite qu'ils lui avaient fait, et ordonnait aux electeurs de l'empire de proceder a l'election d'un nouvel empereur. Frederic etait a Turin lorsqu'il apprit cette nouvelle. On peut s'imaginer les mouvemens qu'elle produisit dans le coeur d'un prince aussi violent que lui. S'etant un peu calme, il se fit apporter la couronne imperiale; et, la mettant sur sa tete, il dit: _La voila cette couronne qu'on veut m'enlever, et il y aura bien du sang repandu avant quelle m'echappe_. Cette menace n'eut que trop d'effet; mais, pour prevenir l'impression que pourrait faire dans l'Europe la publication de ce jugement du pape, Frederic ecrivit une lettre circulaire a tous les princes, pour leur faire comprendre les consequences de cette entreprise; qu'il s'agissait dans cette affaire, non pas de son interet particulier, mais de celui des rois, qui devaient tout apprehender d'un homme qui traitait si outrageusement le premier des souverains. Outre cette lettre circulaire, Frederic en ecrivit une particuliere au roi de France, ou, repetant les principales choses qui regardaient l'interet commun que tous les souverains avaient de ne pas souffrir que les papes osassent attaquer ainsi les tetes couronnees; il lui faisait remarquer que, quoique par l'usage le couronnement des empereurs appartint au pape, il ne leur donnait nul droit sur leurs couronnes et sur leur puissance temporelle, et qu'en vertu de cette ceremonie il ne pouvait pas plus les en depouiller qu'un eveque particulier du royaume ne pouvait detroner le roi qu'il aurait couronne. Ensuite il lui representait la nullite des procedures qu'on avait faites contre lui, le priant de se souvenir de l'etroite alliance qu'il y avait depuis si long-temps entre les empereurs de sa maison et les rois de France. On voit encore une lettre de Frederic sur le meme sujet, qui fut apportee par Pierre Desvignes, son chancelier, a saint Louis, ou l'empereur le faisait juge, avec les pairs laiques et la noblesse de France, de la justice de sa cause. On ne sait point en detail ce que le roi repondit a ces lettres; mais on sait seulement, par le temoignage d'un auteur contemporain[1], qu'il etait fort mecontent de la conduite du pape en cette occasion; et, comme il desapprouvait aussi beaucoup certains emportemens de Frederic, il ne prit alors aucun parti dans cette affaire, et resolut de garder la neutralite. Il eut cependant au mois de novembre de cette annee une conference avec le pape, dans l'abbaye de Cluny, sur les moyens de retablir la paix dans l'Eglise. La reine-mere fut seule admise a cette conference, et le secret qu'on affecta de garder sur ce qui y avait ete traite donna lieu a bien des conjectures. Ce qu'on sait seulement par une lettre de Frederic au roi d'Angleterre, c'est que le pape ne put etre flechi par les prieres du roi, et qu'il ne voulut entendre parler d'aucun accommodement, a moins que Frederic ne se soumit absolument, et sans restriction, a ce qu'il plairait au pape de determiner touchant les villes de Lombardie qui s'etaient depuis longtemps revoltees contre l'empereur. [Note 1: Chronicon Abbatiae Senonensis in Vosago, lib. 4.] Louis, de retour a Paris, et toujours occupe de la pensee de la croisade, fit, a cette occasion, un trait de plaisanterie a ses courtisans qui en engagea quelques-uns a se croiser, autant par respect humain, que par devotion. C'etait la coutume que le roi, aux fetes de Noel, fit present aux seigneurs qui etaient a sa cour, de certaines capes, ou casaques, dont ils se revetaient sur-le-champ: c'est ce qui, dans les anciens comtes de la maison du roi, est appele du nom de livree, parce que le roi donnait ou livrait lui-meme ces habits aux seigneurs. Il en avait fait faire un plus grand nombre, et d'etoffes plus precieuses qu'a l'ordinaire. La veille de Noel, qu'il avait destinee a cette distribution, il fit savoir qu'il irait a la messe de grand matin. Les seigneurs se rendirent de bonne heure dans sa chambre, ou l'on avait affecte d'avoir peu de lumiere. Le roi leur distribua ces capes; et, apres qu'ils les eurent prises, ils le suivirent a la messe. Quand il fut jour, ou bien a la clarte des cierges de l'Eglise, chacun remarqua a l'endroit de la cape qui repondait a l'epaule de ceux qui etaient devant lui, des croix en belle broderie d'or, et s'apercurent qu'ils en avaient autant sur la leur. Ils comprirent la pensee du roi, et en rirent avec lui au sortir de la messe; mais il n'y eut pas moyen de s'en defendre. Au commencement de cette annee, le roi fit epouser a Charles de France, son frere, Beatrix, quatrieme fille du comte de Provence, soeur de la reine de France, de la reine d'Angleterre et de l'epouse de Richard, frere du roi d'Angleterre. Le comte de Provence etant mort dans les derniers jours de l'annee precedente, le roi fit marcher des troupes du cote de la Provence pour s'en saisir comme d'un bien appartenant a la reine sa femme, fille ainee du comte, et par consequent son heritiere. Charles fut reconnu comte de Provence, et mis en possession de toutes les places. Par ce mariage, la Provence qui avait ete usurpee sur la France, apres la mort de Louis-le-Begue, et en avait toujours ete separee depuis, rentra dans la maison royale de France, plus de trois cents ans apres cette separation. Le roi, dans la meme annee y fit chevalier, a Melun, le nouveau comte de Provence, et l'investit des comtes d'Anjou et du Maine, lui assigna sur son epargne une pension considerable, et le rendit un prince tres-puissant. Ces differens soins, et le gouvernement de l'etat, n'empecherent pas Louis de se preparer au voyage d'outre-mer, quelques efforts que la reine sa mere put faire pour l'en detourner. Elle ne cessait de lui repeter qu'un voeu, fait dans l'extremite ou sa maladie l'avait reduit, c'est-a-dire dans un moment ou la tete n'est pas bien libre, n'etait en aucune facon capable de le lier; que le seul interet du royaume, sans autre dispense, suffisait pour l'en degager; que tout demandait sa presence, tant au dedans qu'au dehors; l'infidelite des Poitevins qui n'obeissaient qu'avec regret; les mouvemens du Languedoc qui n'etaient qu'assoupis; l'animosite de l'Angleterre; l'irreconciliable inimitie du pape et de l'empereur, qui mettait l'Allemagne et l'Italie en combustion; l'interet de ses peuples qui ne devaient pas lui etre moins chers que les chretiens de l'Orient; sa tendresse pour sa famille, que son absence exposait peut etre, par la suite, a toutes sortes de malheurs; enfin les larmes d'une mere qui n'avait plus guere a vivre, et qui regardait cette separation comme devant etre a son egard sans retour. Blanche n'etait pas seule de son opinion: la plupart des seigneurs pensaient comme elle. Ils vinrent avec elle trouver le roi, et lui firent les remontrances les plus vives sur le danger d'une pareille emigration. Ils lui representerent les difficultes extremes que l'on trouverait a y reussir; l'eloignement des lieux ou l'on allait porter la guerre; le peril du transport des troupes au-dela des mers, ou de leur marche au travers des pays habites par des peuples barbares, ennemis ou suspects; le mauvais succes de tant de semblables entreprises, ou les plus belles et les plus nombreuses armees avaient peri, partie par le fer, partie par la famine ou par les maladies. La reine avait attire l'eveque de Paris dans son sentiment; et, comme c'etait lui qui avait donne la croix au roi dans sa maladie, il vint le trouver avec la reine. Ce sage prelat employa en vain tout ce que la raison a de plus convaincant, et l'eloquence de plus seduisant. Louis parut touche, mais il ne fut point ebranle. "Eh bien! dit-il, la voila, cette croix que j'ai prise dans une circonstance ou, selon vous, je n'avais pas une entiere liberte d'esprit. Je vous la remets; mais en meme temps, si vous etes mes amis, et si j'ai quelque pouvoir sur vous, ne me refusez pas la grace que je vous demande: c'est de recevoir le voeu que je fais de nouveau d'aller combattre les infideles. Pouvez-vous douter que je n'aie actuellement toute la connaissance requise pour contracter un engagement? Rendez-moi donc cette sainte croix; il y va de ma vie. Je vous declare que je ne prendrai aucune nourriture que je ne me revoie possesseur de cette precieuse marque de la milice du Seigneur." Personne n'osa repliquer. Chacun se retira en versant des larmes, et l'on ne pensa plus qu'a seconder les soins que le monarque prenait de hater l'execution d'un dessein qui paraissait venir de Dieu. Pour augmenter le tresor que le roi avait amasse dans cette vue, on imposa une taxe sur tout le clerge, tant seculier que regulier: elle etait de la dime de leur revenu, ce qui causa de grands murmures dans ce corps, qui avait jusque-la fort applaudi a la croisade, mais dont le zele n'allait pas toujours jusqu'au parfait desinteressement[1]. Ils etaient encore fort choques de ce que cette levee se faisait par les commissaires du pape, qui imposaient en meme temps une autre taxe pour avoir de quoi se maintenir contre l'empereur. Mais le roi, sur les remontrances qu'on lui fit, empecha cette seconde levee, ne voulant pas, disait-il, qu'on appauvrit les eglises de son royaume, pour faire la guerre a des chretiens: c'est-a-dire a l'empereur. En vain Innocent lui envoya plusieurs legats pour le supplier de lui permettre au moins de faire un emprunt sur les eveques; il fut inflexible, et le bien de ses sujets l'emporta dans son coeur sur le respect qu'il eut toute sa vie pour le premier pontife de la religion. [Note 1: Daniel, tom. III, edition de 1722, p. 145.] Cependant Louis ayant forme le dessein de debarquer au royaume de Chypre, ou Henri, de la maison de Lusignan, regnait alors, fit faire, avec l'agrement de ce prince, de prodigieux magasins dans cette ile, et freter partout des vaisseaux qui devaient se rendre a Aiguemortes, sur la Mediterranee, ou l'embarquement de l'armee francaise devait avoir lieu. L'empereur Frederic le seconda genereusement, ayant donne ordre dans tous ses ports de fournir aux munitionnaires de France des bles, des vivres, des vaisseaux, et toutes les choses dont ils auraient besoin. Comme le roi d'Angleterre etait l'unique voisin que le roi eut a craindre pour son royaume, durant son absence, et que la treve faite avec lui, apres la journee de Taillebourg, etait sur le point de finir, un de ses principaux soins fut d'en assurer la prolongation. Apres plusieurs negociations la treve fut faite, et le pape s'en rendit le garant. Le roi menait avec lui le comte de la Marche et le comte Pierre de Bretagne, les deux plus grands brouillons de son etat; mais le comte de Toulouse, auquel il ne se fiait guere davantage, n'avait point encore pris, du moins de concert avec lui, la meme resolution. Il fallut l'engager a accomplir son voeu dans une occasion si favorable, qu'il ne pouvait pas refuser avec honneur sans indisposer son souverain contre lui. Il promit au roi de le suivre, et ce prince lui preta de l'argent pour faire ses preparatifs: neanmoins, n'ayant pu les achever lorsque le roi partit, le comte retarda son voyage jusqu'a l'annee suivante. En tout cela le roi agissait en prince sage, mais il paraissait encore dans toute sa conduite autant de piete que de prudence. Lorsqu'il fut proche de son depart, il se fit une loi qu'il garda toute sa vie, de ne plus se vetir d'ecarlate ni d'aucune autre etoffe precieuse. Il ne portait plus d'eperons dores; il affectait une extreme simplicite jusque dans ses armes, dans les harnais des chevaux qu'il montait, faisant donner exactement aux pauvres ce qu'il epargnait par cette pieuse modestie. On remarquait dans tout son exterieur un air de penitence et d'humilite qui marquait parfaitement que le desir de la gloire n'avait aucune part dans l'expedition qu'il meditait. _Il juge un grand differend entre les comtes de Flandre et de Hainaut_. Cependant, avant de partir, il termina un differend qui faisait alors beaucoup de bruit en Flandre, et qui aurait pu causer une guerre entre ses vassaux. Jeanne, comtesse de Flandre, etait morte sans laisser d'enfans, ni de Ferrand de Portugal, son premier mari, ni de Thomas de Savoie, son second; celui-ci n'avait remporte de cette alliance d'autre avantage que le titre de comte et une pension de 6,000 livres. Marguerite, soeur de la comtesse, lui succeda, paya le rachat de la pension, fit son hommage au roi de France, et se soumit au traite fait au commencement du regne de Louis, pour la liberte de Ferrand. Elle eut des enfans de deux maris, dont le premier vecut meme long-temps apres le second: c'est ce qui donna naissance a cette fameuse querelle dont il est ici question. Voici comme elle est rapportee dans les chroniques de Flandre[1]: [Note 1: _Chron. Flam._, p. 26.] "Baudouin 1er, empereur de Constantinople, pere des deux princesses, Jeanne et Marguerite de Flandre, les avait mises sous la tutelle de Philippe, comte de Namur, son frere; celui-ci les remit entre les mains de Philippe-Auguste, roi de France, qui lui-meme les rendit aux Flamands. Jeanne, avec l'agrement du monarque, epousa Ferrand de Portugal. Marguerite, trop jeune encore, fut confiee a la garde de Bouchard d'Avesnes. C'etait un seigneur bien fait, de beaucoup de merite, a qui l'on ne pouvait reprocher autre chose que de s'etre charge d'un grand nombre de benefices qui l'obligerent meme d'entrer dans les ordres sacres. "Embarrasse de la multitude de ceux qui pretendaient a l'alliance de sa pupille, il consulta Mathilde, veuve de Philippe d'Alsace, oncle de la jeune princesse; il en etait fort estime: elle lur fit entendre qu'il pouvait les accorder en se mettant lui-meme sur les rangs. Il n'en fallut pas davantage pour lui faire oublier ce qu'il etait. Il demande Marguerite; il l'obtient sans aucune contradiction, et l'epouse clandestinement selon quelques auteurs, et publiquement selon quelques autres. "La reflexion suit de pres la faute: elle lui rappelle son sous-diaconat. Il part pour Rome, et court aux pieds du pape demander dispense et pardon. On veut bien lui faire grace, a condition qu'il ira passer un an dans la Terre-Sainte; qu'il remettra la princesse entre les mains de ses parens, et qu'il leur fera satisfaction d'un tel outrage. Il promit tout, et peut etre de bonne foi; mais un regard de Marguerite, et le tendre accueil qu'elle lui fit a son retour, firent evanouir ses belles resolutions: il proteste qu'il prefererait la mort au malheur d'etre separe d'elle. Aussitot il se vit frappe de tous les foudres ecclesiastiques, qui n'empecherent pas neanmoins qu'il ne naquit trois enfans de ce mariage, illegitime. Cependant cette passion si tendre, qui avait resiste a toute la severite des lois, ne put tenir contre le temps, et s'eteignit tout-a-coup. Les deux epoux se separerent, et Marguerite, devenue libre, accepta la main de Guillaume de Dampierre, fils de Guy, sire de Bourbon, dont elle eut cinq enfans. Alors la tendresse de Bouchard se ralluma plus vive que jamais. Il ecrivit a la princesse, lui fit mille reproches; mais il n'en tira d'autre reponse, sinon qu'il pouvait aller gagner les distributions de ses chanoines; que pour elle il ne lui paraissait pas qu'il manquat rien a son bonheur. "La mort de ce second mari mit toute la Flandre en combustion. Les d'Avesnes, enfans de Bouchard, et les Dampierre, nes de Guillaume, pretendirent, au prejudice les uns des autres, posseder les comtes de Flandre et de Hainaut, qui regardaient l'aine des fils de Marguerite, apres la mort de cette princesse. On courut aux armes: on ne voyait partout que ravages et desolation. On convint enfin de part et d'autre de s'en rapporter au jugement du roi de France et du legat Odon; les princes interesses, la comtesse leur mere, les seigneurs de toutes les villes des deux comtes, s'obligerent par serment d'acquiescer entierement a la decision du monarque." Louis, tout murement considere, et la bonne foi de la mere, et le bien de la paix preferable a tout interet particulier, adjugea la Flandre a l'aine des Dampierre, et le Hainaut au premier des d'Avesnes. Tout le monde applaudit a la sagesse du juge, et la tranquillite fut retablie en Flandre, du moins pour quelques annees. Cependant le roi continuait ses preparatifs pour l'accomplissement de la croisade. Des le mois d'aout de l'annee precedente, le pape, a sa priere, avait envoye en France, en qualite de legat, le cardinal Eudes de Chateau-Roux, eveque de Toulouse, pour precher la croisade. Il etait Francais de nation, et avait ete chancelier de l'Eglise de Paris. Peu de temps apres son arrivee, au commencement d'octobre, le roi tint a Paris un parlement, c'est-a-dire, une grande assemblee d'eveques, d'abbes, de seigneurs et de la principale noblesse de France, ou le legat commenca a faire les fonctions de sa mission. Comme il fut parfaitement seconde de l'autorite, de l'exemple et des discours du roi, son zele eut tout le succes qu'il pouvait desirer; chacun s'enrola a l'envi pour le secours de la Terre-Sainte, et l'on vit renaitre dans le coeur des Francais l'ancienne ardeur de ces expeditions d'outre-mer, si couteuses dans leurs preparatifs, toujours si malheureuses dans l'execution. Les plus illustres d'entre ceux qui prirent la croix, a l'exemple du monarque, furent les trois princes ses freres, Robert, Alphonse et Charles; Pierre, comte de Bretagne, et Jean son fils; Hugues, duc de Bourgogne; Guillaume de Dampierre, comte de Flandre; le vaillant comte de Saint-Pol, et Gaucher de Chatillon, son neveu; Hugues de Lusignan, comte de la Marche, et Hugues le Brun, son fils aine; les comtes de Dreux, de Bar, de Soissons, de Rethel, de Montfort et de Vendome; le sire Imbert de Beaujeu, connetable; Jean de Beaumont, grand chambellan; Philippe de Courtenay, Archambaud de Bourbon, Raoul de Courcy, Jean Desbarres, Gaubert d'Apremont et ses freres, Gilles de Mailly, Robert de Bethune, Hugues de Noailles, et Jean, sire de Joinville, dont l'histoire qu'il nous a donnee de cette croisade est d'un style si naif qu'elle porte le sceau de la sincerite et de la verite. On nomme, parmi les prelats qui se croiserent, Juhel de Mayenne, archeveque de Reims; Guillaume Berruyer, archeveque de Bourges; Robert de Cressonsac, eveque de Beauvais; Garnier, eveque de Laon; Guillaume de Bussy, eveque d'Orleans; Hugues de la Tour, eveque de Clermont, et Guy du Chatel ou de Chatillon, eveque de Soissons. Car on etait persuade, par l'usage de deux siecles, que, quoique l'Eglise defendit aux pretres d'aller a la guerre, il en fallait excepter les expeditions contre les infideles, parce que c'etait courir au martyre. On peut juger de l'effet que produisit sur la simple noblesse et sur le peuple l'exemple des princes, des premiers seigneurs de l'etat, et des eveques. Partout ou la croisade fut prechee, on vint en foule prendre la croix, et le roi eut de quoi choisir parmi tous ceux qui se presenterent, pour former une nombreuse et florissante armee. Cette croisade produisait reellement de tres-bons effets: ceux qui s'y enrolaient satisfaisaient aux devoirs de chretien, dont les moins scrupuleux et les moins exacts s'acquittaient d'ordinaire fidelement. Les perils extremes qu'ils allaient courir, la resolution ou ils etaient de prodiguer leur vie et d'acquerir la couronne du martyre en combattant contre les infideles, faisaient qu'ils se preparaient a ce voyage comme a la mort, ils mettaient ordre a leurs affaires domestiques, et plusieurs faisaient leur testament; ils se reconciliaient avec leurs ennemis, mais surtout ils avaient grand soin de restituer le bien mal acquis, et d'examiner s'ils n'avaient rien a se reprocher en cette matiere. Le sire de Joinville raconte de lui-meme ce qu'il fit avant de partir, en ces termes: "Je fus toute la semaine a faire fetes et banquets avec mon frere de Vauquelour et tous les riches hommes du pays qui la etoient, et disoient apres que avions bu et mange chansons les uns apres les autres, et demenoient grande joie chacun de sa part, et quand ce vint le vendredi, je leur dis: Seigneurs, saiches que je m'en vais outre-mer, je ne scai si je reviendrai jamais ou non; pourtant, s'il y a nul a qui j'aye jamais fait aucun tort, et qu'il veuille se plaindre de moi, se tire avant, car je le veux amander, ainsi que j'ai coutume de faire a ceux qui se plaignent de moi ne de mes gens, et ainsi le feys par commun dit des gens du pays et de ma terre. Et afin que je n'eusse point de support, leur conseil tenant, je me tirai a quartier, et en voulus croire tout ce qu'ils en rapporteroient sans contredict; et le faisoye, parce que je ne vouloye emporter un seul denier a tort. Et pour faire mon cas, je engaige a mes amis grande quantite de ma terre, tant qu'il ne me demoura point plus haut de douze cents livres de terre de rente: car madame ma mere vivoit encore qui tenoit la plupart de mes choses en douaire." Le religieux monarque donnait lui-meme l'exemple de ces oeuvres de piete, moins pour se conformer a la coutume usitee dans ces sortes d'occasions, que par la disposition de son coeur a la plus exacte justice. Son principal soin fut de decouvrir et de reparer les desordres commis par ses officiers. Il envoya des commissaires dans toutes les provinces pour s'informer s'il n'y avait rien de mal acquis dans ses domaines. On ne voit pas meme qu'il s'en soit fie a ces premiers envoyes: il fit partir secretement de saints ecclesiastiques et de bons religieux, pour aller faire les memes informations, afin de voir par leur rapport si ceux qu'il croyait gens de bien n'etaient pas eux-memes corrompus. Il y eut tres-peu de plaintes, et, dans ce petit nombre, celles qui se trouverent fondees, obtinrent les satisfactions convenables. Le roi, tout occupe qu'il etait des preparatifs de son voyage, ne voyait qu'avec une extreme douleur les maux de l'Eglise se perpetuer par la guerre cruelle que le pape et l'empereur se faisaient l'un a l'autre, et qui produisirent meme des deux cotes, des conjurations contre leurs propres personnes. Henri, landgrave de Thuringe, apres la deposition de Frederic, avait ete elu empereur en sa place par les archeveques de Cologne et de Mayence, et par quelques autres princes de l'empire. Depuis son election, Henri avait remporte une victoire sur Conrad, fils de Frederic, auquel, par cette circonstance, le pape etait devenu plus redoutable qu'auparavant. Frederic espera que Louis, dans la conjoncture du grand service qu'il allait rendre a la religion, pourrait, par de nouvelles instances, gagner quelque chose sur l'esprit du souverain pontife. Il ecrivit au roi pour lui demander de nouveau sa mediation. Il lui donna plein pouvoir d'offrir en son nom au pape toutes sortes de soumissions, et d'aller consacrer le reste de ses jours au service de Dieu dans la Palestine, a condition seulement que le pape lui donnat l'absolution, et qu'il fit empereur, a sa place, son fils Conrad. Ces offres avaient de quoi toucher, ou du moins eblouir le pape, mais il ne craignait guere moins le fils que le pere; et, dans une entrevue qu'il eut avec le roi, a Cluny, il lui repondit que c'etait la un des artifices ordinaires de Frederic, auquel il etait bien resolu de ne pas se laisser surprendre; que les parjures de ce prince devaient lui avoir ote toute creance, qu'au reste il s'agissait de la cause de l'Eglise, dans laquelle rien n'ebranlerait jamais sa fermete. Le roi lui repliqua que, quelque grandes que fussent les fautes que Frederic avait commises contre l'Eglise, on ne devait point lui oter toute esperance de pardon; que Jesus-Christ, dont les papes etaient les vicaires sur la terre, avait ordonne de pardonner autant de fois que le pecheur se reconnaitrait; que la reconciliation de ce prince etait de la derniere importance pour le bien de l'Eglise, et en particulier pour la guerre sainte; que Frederic etait le maitre de la Mediterranee, et qu'il etait en etat de beaucoup contribuer au succes de cette entreprise, ou de beaucoup y nuire. Ecoutez mes prieres, lui dit le saint roi, celles de tant de milliers de pelerins qui attendent un passage favorable, celles enfin de toute l'Eglise qui vous demande par ma voix de ne pas rejeter des soumissions que Dieu ne rejette peut-etre pas. Tout ce qu'il put dire fut inutile. Le pape fut inflexible; il ne voulut rien ecouter, et le roi sortit de cette conference avec quelque indignation. On ne saurait trop admirer, dans ces occurrences, la sagesse du roi. Il etait assez puissant pour faire pencher la balance en faveur de celui dont il voudrait prendre le parti; mais il voulut la laisser dans l'equilibre, par la crainte qu'il eut que la justice ne fut pas du cote de celui qu'il soutiendrait. Il ne faut pas douter que ses lumieres et sa prudence ne lui eussent fait connaitre que le pape et Frederic avaient tort chacun de leur part, et qu'ils poussaient leurs pretentions au-dela des veritables bornes de la justice. C'est pourquoi il attendit avec resignation ce que la Providence en devait ordonner. Apres trois annees de preparatifs, tous les vaisseaux destines pour le voyage de la Terre-Sainte etant assembles a Aiguemortes, ou les croises se rendaient de toutes parts, le roi, qui etait alors age de trente-trois ans, se mit en etat de partir. Il manda a Paris ses barons, leur fit faire hommage et serment de fidelite, et obligea ceux qui demeuraient en France de jurer qu'ils ne feraient rien contre son service, pendant son voyage, et garderaient fidelite et loyaute aux deux princes ses enfans, Louis et Philippe, qu'il laissait en France. Il se rendit ensuite a Saint-Denis pour y prendre, selon la coutume, l'oriflamme, qui etait l'etendard royal, le bourdon, et les autres marques de pelerin de la Terre-Sainte. Il les recut par les mains d'Odon, cardinal-legat, qui devait l'accompagner pendant tout le voyage, et se mit en marche au mois de juin, le vendredi d'apres la Pentecote de l'annee 1248. De la, conduit par le clerge, la cour et la ville, il alla monter a cheval a l'abbaye de Saint-Antoine, et prit le chemin de Corbeil, ou les deux reines devaient se rendre le lendemain. Etant arrive a Corbeil, il y declara regente la reine sa mere. La sagesse de cette princesse, ses lumieres, sa prudence, une experience de vingt-deux annees dans le gouvernement, tout contribuait a persuader au roi qu'il ne pouvait mettre l'etat en de meilleures mains. Il lui fit expedier des lettres-patentes par lesquelles il lui donnait le pouvoir de se former un conseil, d'y admettre ou d'en exclure ceux qu'elle jugerait a propos, d'etablir et de revoquer les baillis, les chatelains, les forestiers par tout le royaume, de conferer les charges et les benefices vacans, de recevoir, en vertu de la regale, les sermens de fidelite des eveques et des abbes, en un mot tout l'exercice de l'autorite royale. Quoique Alphonse, comte de Poitiers, frere du roi, eut pris la croix avec les autres princes et seigneurs, il jugea a propos qu'il differat d'un an son voyage, pour aider la reine-mere de ses conseils et de son autorite dans les commencemens de sa regence. La jeune reine Marguerite, oubliant la delicatesse de son sexe, voulut absolument suivre le roi son mari. La comtesse d'Anjou imita son exemple. La comtesse d'Artois prit la meme resolution; mais, etant enceinte, et se trouvant trop proche de son terme, on ne voulut pas lui permettre de s'embarquer en cet etat. Elle retourna a Paris, et ne fit son voyage que l'annee suivante, avec le comte de Poitiers. Le roi continua sa route, par la Bourgogne, jusqu'a Cluny, ou il eut encore diverses conferences avec le pape, principalement sur l'accommodement de Frederic avec le Saint-Siege; mais elles furent aussi inutiles que les precedentes, nonobstant la mort de Henri, landgrave de Hesse, qui fut une facheuse circonstance pour le pape. Il fit elire a sa place roi des Romains, Guillaume, comte de Hollande, qu'il opposa de nouveau a Frederic. Il donna sa parole au roi d'employer toute son autorite pontificale pour empecher que personne, et en particulier le roi d'Angleterre, ne fit aucune entreprise contre la France. Le roi ayant recu la benediction du pape, continua son voyage. Il fit forcer en chemin faisant la Roche-de-Gluy, qui etait un chateau dont le seigneur, nomme Roger de Clorege[1], faisait de grandes vexations aux passagers et aux pelerins de la Terre-Sainte, volait et pillait tous les marchands qui passaient sur ses terres. Le roi en fit une severe justice: une partie du chateau fut rasee, et le tyran force de restituer ce qu'il avait pris. [Note 1: Guillaume de Nangis, p. 246.] _Le roi part pour la Terre-Sainte_. Le roi etant arrive a Aiguemortes, ou tout etait pret, il s'embarqua le vingt-cinq d'aout, et apres avoir attendu deux jours a l'ancre un vent favorable, il fit voile avec une tres-belle armee et une flotte parfaitement bien equipee. Le trajet fut de trois semaines, et le roi arriva heureusement en Chypre vers le vingt de septembre, au port de Limesson, sur la cote orientale de l'ile, ou Henri de Lusignan, roi de Chypre, le recut a la tete de la noblesse de son royaume. Ce prince avait aussi pris la croix, et il avait promis au roi de le suivre dans son expedition, des qu'on aurait resolu de quel cote on porterait la guerre. Il conduisit le roi a Nicosie, capitale de son royaume, et le logea dans son palais. Toute l'armee mit pied a terre les jours suivans, et se reposa des fatigues de la mer. Les provisions de bouche s'y trouverent en abondance: on ne se lassait point, dit Joinville[1], de voir et d'admirer les magasins que les pourvoyeurs francais avaient faits: c'etaient, d'un cote, des milliers de tonneaux de vin poses les uns sur les autres avec tant d'ordre, qu'on eut pu les prendre pour de grandes maisons artistement etagees; de l'autre, des amas prodigieux de bles qui formaient, au milieu des champs, comme autant de grosses montagnes couvertes d'une herbe verte, parce que les pluies en avaient fait germer la superficie, ce qui les conserva toujours beaux et frais jusqu'a ce qu'on voulut les transporter a la suite des troupes. Mais, quoiqu'on n'eut rien a souffrir de la disette, le changement d'air, les mauvaises eaux, la bonne chere peut-etre, et la debauche, causerent une espece de peste qui emporta beaucoup de monde. Les comtes de Dreux, de Montfort et de Vendome, Archambaud de Bourbon, Robert, eveque de Beauvais, Guillaume Desbarres, et pres de deux cent cinquante chevaliers, en moururent. Le saint roi ne s'epargnait pas dans cette desolation publique: il allait lui-meme visiter les malades, les consoler sans craindre de gagner leur mal; il donnait de l'argent aux uns, des medicamens aux autres; il les exhortait tous a profiter de leur etat en l'offrant a Dieu, qui, content de leur bonne volonte, les voulait couronner avant meme qu'ils eussent combattu. [Note 1: Guillaume de Nangis, page 25.] C'etait contre son inclination que le roi avait pris le parti de passer l'hiver en Chypre. Quoique la moitie des croises ne fut pas encore arrivee, _si n'eussent ete ses parens et ses proches_, dit Joinville, _il fut hardiment parti seul et avec peu de compagnie_. Mais il sut utilement employer ce delai qui coutait tant a son coeur. Les fonds de la plupart des croises se trouvaient considerablement diminues par ce long sejour que personne n'avait pu prevoir; il profita de la circonstance pour se les attacher. Joinville n'avait plus que douze vingts livres tournois d'or: cependant il fallait faire subsister ses dix chevaliers; plusieurs menacaient de le quitter. _Lors_, dit-il, _je fus un peu ebahi en mon courage, mais toujours avois fiance en Dieu. Quand le bon roi scut ma destinee, il m'envoya querir, me retint a lui, et me donna huit cents tournois_[1]. Guillaume de Dampierre, Gaucher de Chatillon, Raoul de Coucy, et beaucoup d'autres seigneurs, se voyaient dans le meme embarras que le sire de Joinville: le genereux monarque s'obligea pour eux a des marchands italiens, parmi lesquels on compte des Spinola et des Doria, noms qui sont devenus depuis si celebres. [Note 1: Il faut observer que tous les seigneurs qui s'etaient croises, et qui avaient suivi le roi, ne recevaient aucune paye: ils vivaient a leurs depens, et entretenaient leurs chevaliers.] Le melange des Latins avec les Grecs avait fait naitre de grands differends entre les insulaires. Les Grecs, par les soins du roi, revinrent de leur schisme, abjurerent les erreurs qu'ils y avaient ajoutees, et leur archeveque y fut retabli. La division regnait entre la noblesse et leur archeveque; il eut aussi le bonheur de les reconcilier: mais, ce qui etait encore plus important, il fit la paix entre les Templiers et les Hospitaliers, en leur faisant comprendre qu'en vain ils s'etaient devoues au service de Dieu, si par leurs inimities, conduites par leur interet particulier, ils effacaient les belles actions qu'ils avaient faites contre les ennemis de la foi. Aithon, roi d'Armenie, Bohemond V, prince d'Antioche et de Tripoli, se faisaient une guerre cruelle pour des interets fort embrouilles; Louis leur representa si vivement les suites funestes de leurs divisions, qu'il les engagea enfin a conclure une treve. _Ce Aithon_, dit Joinville, _etoit homme de grande renommee, et y eut beaucoup de gens qui passerent en Armenie pour aller en sa bataille gagner et profiter, desquels puis n'en ouit-on nouvelles_. La piete du roi, et la sagesse qui paraissait dans toutes les actions de sa vie, le rendaient puissant sur les esprits et sur les coeurs. On ne pouvait le voir prier Dieu d'une maniere si persuadee, qu'on ne se sentit touche, et plusieurs Sarrasins, esclaves dans l'ile de Chypre, apres l'avoir vu, demanderent le bapteme, et voulurent etre de la religion d'un prince qui etait l'exemple de toutes les vertus. On ne voyait parmi les croises que d'eternelles querelles qu'il n'etait pas aise d'accommoder; le monarque, oblige a beaucoup d'egards, agissait en ces occasions, moins par autorite que par douceur et par insinuation. Tous les grands seigneurs, fiers de leur naissance, et qui la plupart faisaient le voyage a leurs depens, n'obeissaient qu'a demi: les traiter avec hauteur c'eut ete les rebuter; il fallait de grands menagemens, et Louis possedait admirablement cet art precieux. Sans oublier qu'il etait leur maitre, il leur faisait sentir qu'il etait leur ami: chacun croyait suivre son inclination, et ne suivait reellement que son devoir. Jamais il n'employa l'autorite, et toujours il trouva le moyen d'obtenir ce qu'il voulait. Ce fut encore a sa sollicitation que les Genois et les Pisans, acharnes depuis long-temps les uns contre les autres, sacrifierent enfin leurs interets a celui de la religion, et signerent une suspension d'armes. Telles etaient les occupations du saint monarque lorsqu'il recut une ambassade de la part d'un prince tartare, nomme Ercalthai, qui se disait converti a la foi chretienne, et faisait paraitre le zele le plus sincere pour son avancement. Le chef de cette deputation etait un certain David que des religieux de la suite de saint Louis reconnurent pour l'avoir vu en Tartarie, ou le pape les avait envoyes quelques annees auparavant. Il remit au roi une lettre pleine de traits de devotion, ou cependant l'affectation se remarquait encore plus que le style du pays, et l'assura que le grand kan s'etait fait baptiser depuis trois ans; que les chretiens n'avaient pas un plus zele protecteur; et qu'il etait pret a favoriser de tout son pouvoir l'expedition des Francais. On croit aisement ce qu'on souhaite; Louis, charme de ces pretendues conversions, qui pouvaient etre si utiles a la religion, fit tout l'accueil possible aux ambassadeurs, les traita magnifiquement, les mena au service de l'eglise pendant les fetes de Noel, les renvoya combles de ses bienfaits, et les fit accompagner de quelques religieux charges de presens pour leur maitre. C'etait entre autres choses, dit Joinville, _une tente faite a la guise d'une chapelle, qui etoit moult riche et bien faite, car elle etoit de bonne ecarlate fine, sur laquelle il fit entailler, et par image, l'Annonciation de la Vierge et tous les autres points de la foi_. Mais en vain nos ambassadeurs, Jacobins et Mineurs, chercherent le pretendu Ercalthai; ils ne purent en avoir aucune nouvelle. La conversion du grand kan se trouva de meme etre imaginaire: loin de proteger les chretiens, il se preparait a leur faire une guerre cruelle. Ce qu'on peut conjecturer de tout ceci, c'est que le prince Ercalthai pouvait etre quelque petit seigneur tartare peu connu, et chretien, tel qu'il y en avait dans ce pays-la. De la cette maxime enoncee dans sa lettre, "que Dieu veut que tous ceux qui adorent la croix, Latins, Grecs, Armeniens, Nestoriens, vivent en paix ensemble, sans aucun egard a la diversite des sentimens." Peut-etre aussi cette fourberie etait-elle l'ouvrage des moines de ces contrees, gens corrompus pour la plupart, et qui ne cherchaient qu'a tirer quelque chose de la liberalite du roi, que son zele pour la religion exposait plus qu'un autre a ces sortes de surprises. Tel etait l'etat de la Palestine lorsque le roi prit les armes pour la secourir. Les chretiens originaires de l'Europe y possedaient quatre principautes, savoir: celle d'Acre, ou Ptolemais, dans laquelle les Venitiens, les Genois et les Pisans, avaient chacun un quartier qui leur appartenait; celle de Tripoli; celle de Tyr et celle d'Antioche; sans parler de quelques autres seigneuries, mouvantes pour la plupart de ces quatre principales: mais elles se trouvaient investies et resserrees de tous cotes par les Mahometans, dont le plus puissant etait Malech-Sala, soudan d'Egypte. Le roi, pour commencer la guerre, avait deux partis a prendre: c'etait de la porter en Palestine ou dans l'Egypte. Les efforts de la plupart des croisades avaient ete en Palestine; mais le succes que Jean de Brienne, roi de Jerusalem, avait eu quelques annees auparavant en Egypte, ou la prise de Damiette avait jete les Sarrasins dans la derniere consternation, determina le roi a tourner ses armes de ce cote-la. Les suites funestes de l'expedition de Jean de Brienne ne l'etonnerent point: comme Louis en connaissait les causes, il esperait eviter les embarras ou Jean de Brienne etait tombe malgre lui, et qui l'avaient oblige de rendre Damiette aux infideles. Ce fut donc dans les etats de Malech-Sala, appele dans nos histoires, tantot soudan de Babylone, tantot soudan d'Egypte, que le roi se decida a porter la guerre. Quoique le bruit fut assez constant que le dessein du roi etait d'aller en Egypte, neanmoins son sejour en Chypre tenait en echec les princes d'Orient, jusque-la que le soudan de Babylone se flatta pendant quelque temps que l'armement etait en effet destine contre la Palestine, et meme que le roi, dans l'impatience de se mettre au plus tot en possession de Jerusalem, se joindrait a lui contre les soudans avec lesquels il etait en guerre, et surtout contre celui d'Alep. Le soudan de Babylone assiegeait alors Ernesse, ville du domaine de celui d'Alep, qui, ayant trouve le moyen de le faire empoisonner, le forca de retourner en Egypte, ou il ne fit plus que languir. Cependant le calife de Bagdad agit si prudemment aupres d'eux par ses envoyes, qu'il leur fit conclure une suspension d'armes, afin d'etre en etat de repousser l'armee chretienne, qui etait sur le point de les attaquer. Cependant le roi se disposait serieusement a partir: la perte qu'il avait faite de beaucoup de gens de sa brave noblesse et de soldats, par les maladies, etait en plus grande partie reparee par l'arrivee d'un grand nombre de croises qui n'avaient pu partir de France avec la grande flotte. Un renfort considerable fut amene par Guillaume de Salisbery, surnomme _Longue-Epee_, qui arriva en Chypre avec deux cents chevaliers anglais. Le roi leur fit le plus gracieux accueil; il recommanda surtout aux Francais d'user a l'egard du comte et de ses chevaliers de beaucoup de politesse et de complaisance, et il conjura les uns et les autres de suspendre, du moins pendant la guerre sainte, l'antipathie des deux nations, et de penser qu'ils combattaient sous les enseignes de Jesus-Christ, leur unique chef. La saison s'avancait, et tout se preparait au depart. Des l'arrivee du monarque en Chypre, il s'etait tenu un conseil de guerre, dans lequel les avis avaient ete fort partages sur les projets de la campagne. Les uns voulaient qu'on allat droit a Ptolemais, ou Saint-Jean-d'Acre, persuades qu'on reprendrait aisement le royaume de Jerusalem, dont toutes les places etaient demantelees. Le principal but des croises, disaient-ils, etait de recouvrer la sainte cite, et Louis acquerait une gloire immortelle s'il pouvait retablir le culte du vrai Dieu dans ces memes lieux ou le salut du monde avait ete opere. Ainsi pensaient les Templiers et les Hospitaliers, soit que ce parti leur parut veritablement le meilleur, soit qu'il fut plus conforme a leurs interets particuliers. Les autres, au contraire, ayant le roi de Chypre a leur tete, pretendaient que la conquete du royaume de Jerusalem, a la verite facile, ne pouvait pas se soutenir contre la puissance du soudan d'Egypte; qu'avant que toutes les places en fussent retablies, la plupart des croises seraient retournes en France; qu'il fallait aller a la racine du mal, en attaquant Damiette; qu'apres que les soudans auraient ete domptes, on irait prendre possession de la Palestine. Louis fut touche de ces raisons, et encore plus lorsqu'il vit le roi Henri, et tous les grands seigneurs de l'ile, prendre la croix. Il fut donc resolu de porter la guerre en Egypte; mais parce que les lois de la religion, de l'honneur et de la chevalerie ne permettaient pas d'attaquer un ennemi sans aucune declaration preliminaire, le monarque envoya defier le soudan qui regnait alors sur cette belle partie de l'Afrique. Le cartel annoncait en meme temps un roi d'un courage intrepide, et un missionnaire plein de zele pour la foi. Malech-Sala, c'est le nom du soudan, etait somme de rendre a la croix l'hommage que tous les hommes lui doivent, s'il ne voulait pas voir son pays ravage par des gens qui ne craignaient rien lorsqu'il s'agissait d'etendre l'empire de Jesus-Christ. On dit que ce malheureux prince, soit qu'il sentit sa fin approcher (il etait gangrene de la moitie du corps), soit qu'il craignit pour ses etats, ne put lire cette lettre sans repandre beaucoup de larmes. Il repondit cependant avec fierte, "que les Francais auraient moins de confiance en leur nombre et en leur valeur, s'ils avaient vu le tranchant de ses epees qui venaient d'enlever aux chretiens leurs anciennes et leurs nouvelles conquetes; que jamais nation n'avait insulte l'Egypte, sans porter la juste peine de sa temerite; que ceux qui venaient l'attaquer de gaiete de coeur reconnaitraient bientot ce que savaient faire des troupes jusque-la toujours victorieuses, dont la premiere journee serait la derniere des chretiens; que les enfans, comme dit le saint Alcoran, s'entretiendraient quelque jour de ce qui serait arrive; enfin que Dieu permet souvent que le petit nombre remporte l'avantage sur le plus grand, parce qu'il est toujours pour ceux qui sont humbles et patiens." Ainsi, de part et d'autre, on ne pensa plus qu'a se preparer a l'attaque et a la defense. Sur cette reponse, le roi se mit en etat de partir. Grand nombre de vaisseaux plats propres a faire des descentes, qu'il avait fait construire en divers endroits de l'ile, se rendirent au lieu marque pour l'embarquement, aussi bien qu'un grand nombre de navires qu'il avait achetes des Genois et des Venitiens. Enfin le samedi d'apres l'Ascension, l'armee monta sur la flotte, au port de Limesson, ou elle attendit, pour faire voile, que le vent fut favorable. Cette flotte etait composee de dix-huit cents vaisseaux, tant grands que petits. Il y avait dans l'armee deux mille huit cents chevaliers francais, anglais, cypriots. A en juger par cette multitude de chevaliers, il fallait que l'armee fut tres-nombreuse; car chaque chevalier avait d'ordinaire une assez grande suite, et les historiens de ce temps-la ne marquent guere la grandeur des armees que par le nombre des chevaliers qui s'y trouvaient, et dont les plus considerables avaient chacun leur _ost_, c'est-a-dire leur camp, leurs troupes, et leurs bannieres separes des autres corps. Le roi, avant de quitter le port de Limesson, assembla les principaux seigneurs de l'armee, et apres le conseil de guerre, declara a tous les capitaines des vaisseaux qu'on allait a Damiette, et, qu'en cas que, dans la route, quelques-uns fussent separes de la flotte, ils eussent a se rendre de ce cote-la. Le vent contraire les empecha de sortir jusqu'au mercredi suivant. Ils en partirent ce jour-la; mais ils n'etaient pas encore fort loin en mer, lorsqu'une furieuse tempete survint, et dissipa la flotte. Le roi fut oblige de relacher a la pointe de Limesson, le jour de la Pentecote 1249, avec une partie des vaisseaux. Le reste fut pousse du cote d'Acre, et en divers autres endroits; de sorte qu'il ne se trouva avec le roi que sept cents chevaliers, de deux mille huit cents qui s'etaient embarques avec lui, sans qu'il sut ce que le reste etait devenu. Il se remit en mer le jour de la Trinite. Il rencontra Guillaume de Ville-Hardouin, prince de Moree, avec le duc de Bourgogne qui, ayant passe l'hiver en Moree, avait joint son escadre a celle de Ville-Hardouin. Cette rencontre consola un peu le roi; mais ne le tira pas de l'inquietude ou il etait pour le reste de sa flotte. Il arriva, en quatre jours, a la vue de Damiette, et jeta l'ancre assez pres du rivage, ou les Sarrasins l'attendaient bien prepares. Cette ville passait pour la plus belle, la plus riche, et la plus forte place de l'Egypte, dont elle etait regardee comme la clef principale. Elle etait a une demi-lieue de la mer, entre deux bras du Nil, dont le plus considerable formait un port capable de contenir les plus grands vaisseaux. C'est la qu'on voyait cette grosse tour que les chretiens avaient prise, avec tant de fatigues, sous le roi Jean de Brienne. Elle servait de defense contre l'ennemi, et de barriere pour les vaisseaux qui arrivaient d'Ethiopie et des Indes. Une grande chaine, qui aboutissait de cette forteresse a une des tours de la ville, fermait tellement l'issue, que rien ne pouvait entrer ni sortir sans la permission du sultan: ce qui lui procurait un tribut immense, parce que c'etait alors le seul passage pour les marchandises qui devaient etre distribuees sur toutes les cotes de la Mediterranee. Le corps de la place etait fortifie d'une enceinte de murailles, doubles le long du Nil, triples du cote de la terre, avec des fosses tres-larges et tres-profonds. C'etait dans la conservation de cette ville que le sultan avait mis toute son esperance, et c'etait a la prise de cette place que tendaient tous les voeux de Louis, persuade que cette conquete le rendrait maitre de toute l'Egypte. On ne fut pas plutot a la vue de l'ennemi, que toute la flotte se rassembla autour du roi. Les principaux seigneurs monterent sur son bord, et lui-meme se presenta sur le tillac, avec un air qui inspirait de la confiance aux plus timides. Sa taille etait avantageuse et bien proportionnee: _Et vous promets_, dit Joinville, _que oncques si bel homme arme ne vit; car il paroissoit par-dessus tous, depuis les epaules en amont_. Et, quoiqu'il fut d'une complexion tres-delicate, son courage le faisait paraitre capable des plus grands travaux. Il avait les cheveux blonds, comme ceux de la maison de Hainaut, dont il etait par sa grand'mere, et reunissait tous les autres agremens qui accompagnent ordinairement cette couleur. Sa chevelure extremement courte, suivant la coutume de ce temps-la, n'en laissait que mieux voir les graces naturelles repandues sur son visage. On y remarquait je ne sais quoi de si doux, et en meme temps de si majestueux, qu'en le voyant on se sentait penetre tout a la fois, et de l'amour le plus tendre, et du respect le plus profond. La simplicite meme de ses habits et de ses armes, simplicite neanmoins qui admettait toute la proprete sans affectation, lui donnait un air guerrier encore plus que n'aurait pu faire la richesse qu'il negligeait. [Illustration: _St. Louis a la bataille de la Massoure_] "Mes amis, dit-il aux chefs de son armee, ce n'est pas sans dessein que Dieu nous a conduits a la vue de nos ennemis, lorsque nous nous en croyions encore fort eloignes. C'est sa puissance qu'il faut ici envisager, et non pas cette multitude de barbares qui defendent le royaume ou nous portons la guerre. Ne me regardez point comme un prince en qui reside le salut de l'etat et de l'Eglise; vous etes vous-memes l'etat et l'Eglise, et vous n'avez en moi qu'un homme dont la vie, comme celle de tout autre, n'est qu'un souffle que l'Eternel peut dissiper quand il lui plaira. Marchons donc avec assurance dans une occasion ou tout evenement ne peut que nous etre favorable. Si nous en sortons victorieux, nous acquerons au nom chretien une gloire qui ne finira qu'avec l'univers; si nous succombons, nous obtenons la couronne immortelle du martyre. Mais pourquoi douter du succes? N'est-ce pas la cause de Dieu que nous soutenons? Oui, sans doute, c'est par nous et pour nous que le Sauveur veut triompher de ces barbares. Commencons par en rendre gloire a son saint nom, et preparons-nous a celle d'en avoir ete les instrumens." On ne peut exprimer l'ardeur que ce discours inspira, et bientot les Sarrasins en ressentirent l'effet. Le sultan, averti par ses sentinelles qu'on decouvrait sur la mer une foret de mats et de voiles, envoya quatre galeres bien armees pour reconnaitre ce que c'etait. Elles parurent au moment meme que Louis achevait de parler; et, s'etant trop avancees, elles furent tout a coup investies par quelques batimens qu'on avait detaches contre elles. Trois, accablees de pierres lancees par les machines que portaient les vaisseaux francais, furent coulees a fond avec tous les equipages; la quatrieme eut le bonheur d'echapper, et alla porter la nouvelle que le roi de France arrivait, suivi de toute son armee. Aussitot le monarque egyptien donna ses ordres pour se preparer a la defense: _Et dans peu_, dit Joinville, _il y eut grande compagnie a nous attendre_. Le spectacle, de part et d'autre, avait quelque chose d'agreable et de terrible tout ensemble. La cote se trouva, en un instant, bordee de toute la puissance du soudan. La plage etait couverte de navires dont les pavillons de differentes couleurs faisaient une agreable peinture de la puissance des chretiens. La flotte ennemie, composee d'un nombre infini de vaisseaux, etait rangee dans une des embouchures du Nil par ou l'on montait vers Damiette. Le sultan en personne, d'autres disent Facardin, son lieutenant, commandait l'armee de terre. Le rivage et la mer retentissaient du bruit de leurs cors recourbes et de leurs nacaires, espece de timbales dont deux faisaient la charge d'un elephant. C'etait en affrontant ces deux armees ennemies, qu'il fallait hasarder la descente; c'etait aussi ce qu'on avait resolu de faire; et il n'etait question que de deliberer si on la tenterait avant l'arrivee du reste des troupes et de la flotte. A peine le roi avait-il fait jeter l'ancre, qu'il manda les principaux chefs de l'armee pour tenir conseil de guerre. La plupart furent d'avis de differer la descente, et d'attendre que le reste des vaisseaux ecartes par la tempete fut rassemble, le roi n'ayant pas avec lui le tiers de ses troupes. Mais ce prince, guide par son zele, ne fut pas de ce sentiment: il representa avec vivacite que le retardement ferait croire aux ennemis qu'on les craignait; qu'il n'y avait point de surete de demeurer a l'ancre sur une cote fort sujette aux tempetes; qu'on n'avait aucun port pour se mettre a couvert de l'orage et des entreprises des Sarrasins; qu'une seconde tourmente pourrait disperser le reste des vaisseaux, aussi bien que ceux que l'on voulait attendre; que ce retard enfin pourrait ralentir cette premiere chaleur, qui pour l'ordinaire fait reussir les entreprises, et repandrait dans toute l'armee une impression de crainte dont on aurait peut-etre de la peine a revenir. Tout le monde se rendit a des raisons si plausibles, et la descente fut resolue pour le lendemain a la pointe du jour. On fit une garde exacte toute la nuit, et, des le lever de l'aurore, on fit descendre les troupes dans les chaloupes et dans les bateaux plats que le roi avait fait construire en Chypre. Jean Dybelin, comte de Jaffe, eut son poste a la gauche, en tirant sur le bras du Nil, sur lequel etait la ville de Damiette. Le roi, pour donner l'exemple, descendit le premier dans sa barque, et choisit la droite, accompagne des princes ses freres et du cardinal-legat, qui portait lui-meme une croix fort haute pour animer les soldats par cette vue. Le comte Erard de Brienne, le sire de Joinville, et le seigneur Baudouin de Reims, furent places au centre. On avait aussi dispose sur les ailes des barques chargees d'arbaletriers, pour ecarter les ennemis qui bordaient la rive. Ensuite venait le reste des gens de guerre, qui faisait comme le corps de reserve. Une multitude prodigieuse de Sarrasins, tant infanterie que cavalerie, etait rangee en bataille le long des bords de la mer. Le soudan n'y etait pas, parce que sa maladie ayant beaucoup augmente, il s'etait fait transporter en une maison de plaisance distante d'une lieue de Damiette. Le signal ayant ete donne, les vaisseaux charges de troupes s'avancerent au-devant des ennemis, qui, d'abord qu'on fut a portee, tirerent un nombre prodigieux de fleches, a quoi l'on repondit de meme pour tacher de les ecarter. Les bateaux du milieu, ou etait le sire de Joinville, voguerent plus diligemment que les autres. Lui et ses gens debarquerent vis-a-vis d'un corps d'environ six mille Sarrasins a cheval, vers lequel ils marcherent. Cette cavalerie vint au galop pour les attaquer; mais eux, sans s'etonner, se couvrant de leurs boucliers, s'arreterent, et presentant les pointes de leurs lances qui etaient alors beaucoup plus longues qu'elles ne furent par la suite, firent une espece de bataillon carre, derriere lequel les troupes qui arrivaient se rangeaient en ordre de bataille. Les Sarrasins, effrayes d'une telle contenance, n'oserent entreprendre de les forcer, se contentant de caracoler sans en venir aux mains; mais ils furent bien plus surpris, lorsque la plupart des troupes de ce corps etant descendues a terre, ils virent toute cette infanterie s'ebranler et marcher droit a eux. Alors ils tournerent bride, et prirent la fuite. La chose se passa a peu pres de meme a la gauche, ou le comte de Jaffe fit sa descente. Il marcha en avant pour gagner du terrain, et vint former une meme ligne avec le sire de Joinville. Alors la cavalerie sarrasine vint encore vers eux pour les attaquer; mais voyant qu'on ne s'epouvantait point, et qu'on les attendait de pied ferme, ils retournerent joindre le gros de leur armee. Les bateaux de la droite, ou etait le roi, aborderent les derniers a une portee d'arbalete du corps de Joinville. Les soldats du bateau qui portait la banniere de Saint-Denis, autrement appelee l'oriflamme, sauterent a terre. Un cavalier sarrasin, ou emporte par son cheval, ou se croyant suivi de ses gens, vint se jeter au milieu d'eux, le sabre a la main; mais il fut au meme instant perce de plusieurs coups, et resta sur la place. Le roi, voyant la banniere de Saint-Denis arrivee, ne put se contenir, ni attendre que son bateau gagnat le bord; il se jeta dans la mer, ou il avait de l'eau jusqu'aux epaules, et, malgre les efforts que fit le legat pour l'arreter, il marcha droit aux ennemis, _l'ecu au cou, son heaume sur la tete, et son glaive au poing_. L'exemple du monarque fut un ordre bien pressant pour les Francais. Les chevaliers qui l'accompagnaient en firent de meme. Des qu'il eut gagne la terre, il voulut aller attaquer les Sarrasins, quoiqu'il n'eut encore que tres-peu de monde avec lui; mais on l'engagea d'attendre que son bataillon fut forme. Ayant eu le temps de mettre ses troupes en ordre de bataille a mesure qu'elles abordaient, il se mit a leur tete, et marcha droit aux ennemis qui s'etaient renfermes dans leurs retranchemens; mais en etant sortis, ils se presenterent en ordre de bataille. L'action devint generale; on se battit de part et d'autre avec beaucoup de courage: ces braves croises se surpasserent en quelque sorte eux-memes, a l'exemple de leur saint roi, qu'on voyait toujours le premier partout. Les Egyptiens, apres une opiniatre resistance, se virent enfin forces de se retirer en desordre. Ceux qui echapperent au glaive des vainqueurs prirent la fuite. Le carnage fut grand de leur cote: ils perdirent, entr'autres generaux, le commandant de Damiette et deux emirs tres-distingues parmi eux. Ils ne furent pas plus heureux sur la mer. Leurs navires resisterent quelque temps, et leurs machines firent beaucoup de fracas; mais celles des Francais lancerent de grosses pierres et des feux d'artifice avec tant de promptitude, d'adresse et de bonheur, que les infideles, maltraites partout, furent obliges de plier, apres un combat de plusieurs heures. L'abordage acheva leur deroute; une partie de leurs vaisseaux fut prise ou coulee a fond; l'autre remonta le Nil, et les croises demeurerent maitres de l'embouchure. Pendant que les croises etaient occupes a faire leur descente, les generaux sarrasins avaient envoye trois fois au soudan pour lui rendre compte de ce qui se passait, et pour recevoir ses ordres: le troisieme message etait pour l'avertir que le roi de France etait lui-meme a terre; mais ils n'en recurent aucune reponse. La raison etait que, dans cet intervalle, le bruit se repandit qu'il etait mort; cependant cette nouvelle etait fausse. _Prise de la ville de Damiette_. Apres cette victoire, le roi etablit son camp sur le bord de la mer. Le lendemain il fit debarquer tous les chevaux et toutes les machines, sans que les Sarrasins parussent davantage. Pendant que l'on etait occupe de ce travail, l'on vit Damiette tout en feu. Un moment apres, quelques esclaves chretiens en sortirent, et vinrent avertir le monarque que les ennemis, sur le bruit de la mort de leur soudan, avaient abandonne la ville, et l'avaient livree aux flammes. Le roi, ayant recu cet avis, et s'en etant fait assurer par ceux qu'il y envoya, fit avancer ses troupes. On trouva le pont sur lequel il fallait passer pour entrer dans la place, rompu en partie. Il fut bientot repare; on eteignit le feu, et le roi se vit maitre sans coup ferir, et contre toute esperance, d'une des plus fortes villes de l'Orient, le premier dimanche d'apres la Trinite. La prise de cette place fut sans doute un de ces coups extraordinaires de la providence de Dieu, qui repandit la terreur dans le coeur de ses ennemis pour produire un effet si surprenant et aussi peu espere que celui-la. On ne perdit presque personne a la descente, et nul seigneur de marque, excepte le comte de la Marche, qui mourut quelque temps apres, de ses blessures. Le saint roi ne manqua pas de reconnaitre en cette occasion la visible protection de Dieu: il en donna de sensibles marques en entrant dans Damiette, non pas avec la pompe et le faste d'un conquerant, mais avec l'humilite d'un prince veritablement chretien, qui fait un hommage humble et sincere de la victoire au Dieu qui la lui a procuree. Il entra dans la ville en procession, pieds nus, avec la reine, les princes ses freres, le roi de Chypre et tous les seigneurs de l'armee, precedes par le legat, le patriarche de Jerusalem, les eveques, et tout le clerge du camp. On alla de cette maniere jusqu'a la principale mosquee, que le legat purifia et reconcilia avec les ceremonies ordinaires de l'Eglise, a la mere de Dieu, a laquelle elle avait ete dediee par le roi Jean de Brienne, lorsqu'il avait pris Damiette, quelques annees auparavant. Il eut ete a souhaiter que les sentimens de piete que tous les croises temoignerent en cette occasion, eussent ete aussi constans qu'ils le furent toujours dans le coeur du roi meme: la prosperite en eut sans doute ete par la suite la recompense, au lieu des malheurs dont Dieu chatia leurs debauches et les autres exces auxquels ils s'abandonnerent, malgre les ordres, les exhortations et l'exemple d'un prince qui n'etait pas toujours aussi exactement obei qu'il l'eut souhaite et qu'il le meritait. On fut oblige de s'arreter a Damiette, non-seulement pour attendre les vaisseaux disperses par la tempete, et qui arriverent heureusement les uns apres les autres, mais encore a cause de l'accroissement du Nil, qui se fait au mois de juin, ou l'on se trouvait alors. L'exemple du roi Jean de Brienne, qui s'etait malheureusement engage au milieu de l'inondation, apres la premiere prise de Damiette, fit prendre cette sage precaution. Ce fut dans ce sejour et le repos si fatal a l'armee chretienne, que la plupart des croises ne penserent qu'a se divertir, ou plutot a se livrer aux plus horribles desordres. Ces jeunes chevaliers, ne se voyant point d'ennemis en tete, s'abimerent dans les plaisirs: la passion du jeu leur fit perdre la raison avec leurs biens. Ils se consolerent avec le vin de la perte de leur argent, de leurs chevaux et meme de leurs armes: leur fureur alla jusqu'a violer les filles et les femmes, au mepris de toutes les lois divines et humaines. Les grands seigneurs consumaient tous leurs fonds en festins, dont la somptuosite etait le moindre exces; les simples soldats passaient les jours et les nuits a boire et a jouer. Tout etait plein de lieux de debauche: _Il y en avoit_, dit Joinville[1], _jusques a l'entour du pavillon royal, qui etoient tenus par les gens du roi_. On peut dire, avec un celebre moderne[2], _que toutes sortes de vices y regnoient, ceux que les pelerins avoient apportes de leur pays, et ceux qu'ils avoient pris dans les pays etrangers_. Il se commettait mille violences contre les gens du pays, et surtout envers les marchands; de sorte que la plupart de ceux qui d'abord apportaient des vivres en abondance cesserent d'y venir, et l'on vit bientot la cherte causer la disette. [Note 1: Joinville, pag. 32.] [Note 2: L'abbe Fleury, _Moeurs des chretiens_, pag. 399.] Le monarque faisait ce qu'il pouvait pour remedier a tant de desordres, mais le peu d'obeissance qu'il trouva rendit presque tous ses efforts inutiles. On doit dire neanmoins a la gloire de ce grand prince, que tous les etrangers se louaient hautement de sa justice, et publiaient partout qu'il leur donnait les memes marques de bonte qu'a ses propres sujets. Quant a ceux qui dependaient plus particulierement de lui, et a ses domestiques, ils furent chaties tres-severement, chasses et renvoyes en France. Cependant on apprit que le bruit qui avait couru de la mort du soudan, n'etait pas veritable. Ce prince, quoiqu'il fut dangereusement malade, avait eu soin de cacher aux chretiens l'etat ou il etait. Il envoya defier le roi, pour decider, dans un seul combat, de la fortune de l'Egypte: il lui marqua le jour, et lui laissa le choix du lieu. La reponse du monarque fut "qu'il n'acceptait aucun jour fixe, parce que c'etait excepter les autres; qu'il defiait Malech-Sala pour le lendemain, comme pour tous les autres jours; qu'en quelque endroit, et a quelque heure qu'ils se rencontrassent, il le traiterait en ennemi jusqu'a ce qu'il put le regarder comme son frere." Ce sage monarque, instruit que le soudan etait attaque d'un mal incurable, esperait profiter du trouble et des guerres civiles que sa mort causerait parmi les Sarrasins. Il se contenta donc de fortifier son camp, et de faire faire la garde la plus exacte. Cette bravade du sultan n'aboutit a rien: car il n'avait pas assez de force pour se tenir a cheval. Il envoya seulement un grand corps de troupes qui fit quelques mouvemens pour attaquer le camp du roi; mais ce prince, sans vouloir accorder a plusieurs seigneurs qui l'en prierent, la permission de faire une sortie sur les Sarrasins, se contenta de se mettre en etat de pouvoir les repousser, s'ils osaient tenter l'attaque. Il n'y eut que le seigneur Gauthier d'Autreche, chatelain de Bar, de la maison de Chatillon, qui, malgre les defenses du roi, sortit avec son ecuyer pour voir s'il ne pourrait point enlever ou tuer quelques Mahometans. Il etait monte sur un cheval entier fort en bouche, qui, l'emportant vers l'armee des ennemis, le jeta par terre. Aussitot quatre Sarrasins vinrent fondre sur lui, et l'assommerent a coups de massues. Il fut toutefois secouru par le connetable de Beaujeu, avant qu'ils eussent pu l'achever; mais il mourut de ses blessures. Tout brave qu'il etait, le roi ne le plaignit point, et dit sagement qu'il serait bien fache d'avoir, dans son armee, beaucoup de ces faux braves sans obeissance ni subordination, capables d'y faire beaucoup plus de mal par leur sotte vanite et leur mauvais exemple, que de rendre aucun service. Mais les Sarrasins, n'osant attaquer l'armee chretienne a force ouverte, ne laissaient pas que de l'incommoder par des partis de cavalerie qui, rodant tout autour du camp, tuaient tous ceux qui s'en ecartaient. Comme le soudan avait promis un besant d'or a quiconque lui apporterait la tete d'un chretien, des Arabes, appeles Bedouins, se coulaient toutes les nuits dans le camp, malgre la garde a cheval qui faisait la ronde, et entraient jusque dans les tentes, ou ils coupaient la tete aux soldats qu'ils trouvaient seuls; de sorte que le roi fut oblige de mettre des corps-de-garde au dehors du camp, si pres les uns des autres, qu'il etait impossible que quelqu'un y entrat sans etre decouvert. Les eaux du Nil etant rentrees dans leur lit, a la fin de septembre, les seigneurs pressaient le roi de se mettre en campagne; mais il avait resolu de n'en rien faire avant l'arrivee de son frere Alphonse, comte de Poitiers, qui etait parti d'Aiguemortes, au mois d'aout, avec la comtesse sa femme, la comtesse d'Artois, et l'arriere-ban de France. Leur retardement tenait le roi fort en peine; mais enfin le comte debarqua heureusement a Damiette, sur la fin d'octobre. Il apportait au roi une somme d'argent considerable. Le pape lui avait accorde un bref apostolique, par lequel tout ce qu'on pourrait recevoir des croises qui voudraient racheter leur voeu, et toutes les sommes donnees par testament, dont l'objet ne serait pas determine, serait remis au roi. L'empereur lui-meme lui envoya des vivres d'Italie, et lui fit present de cinquante beaux chevaux: "Charme, disait-il, de trouver l'occasion de s'acquitter d'une partie des obligations qu'il avait a ce prince pour les bons services qu'il en avait recus dans ses malheurs." L'arrivee du comte de Poitiers repandit une grande joie dans toute l'armee. On delibera sans tarder de quel cote on porterait la guerre. Il y eut sur cela deux sentimens. Les uns proposerent d'aller assieger Alexandrie, appelee Babylone dans les histoires de ce temps-la, quoique bien differente de l'ancienne Babylone qui etait batie sur l'Euphrate, et de Bagdad, aussi appelee Babylone, qui est sur le Tigre, au lieu qu'Alexandrie est sur le Nil. Les autres proposerent d'aller attaquer le Grand-Caire. C'etait le sentiment du comte Pierre de Bretagne, fonde sur ce que cette ville avait un bon port ou l'on pourrait mettre la flotte en surete, et tirer aisement des vivres par mer, soit de la Palestine, soit des autres endroits de la Mediterranee. Cet avis, qui etait aussi celui du comte d'Artois, prevalut, parce que le Caire etant la ville capitale de l'Egypte, sa prise devait entrainer infailliblement celle de toutes les autres villes. Il y eut ordre de se tenir pret a marcher au Caire. On laissa la reine et les autres princesses et dames a Damiette avec une forte garnison, et l'armee se mit ensuite en marche. L'armee du roi, augmentee des troupes que le comte de Poitiers avait amenees, et des autres renforts qu'il avait recus de la Palestine, etait de soixante mille hommes, parmi lesquels etaient vingt mille cavaliers. De si nombreuses troupes, si la discipline et l'obeissance y avaient egale la bravoure, etaient plus que suffisantes pour la conquete entiere de l'Egypte. On fit remonter le Nil a la flotte que cotoyaient les troupes de terre, jusqu'a l'endroit ou le bras le plus oriental du Nil se separe de celui sur lequel etait situee Damiette. Pendant qu'on etait en marche, cinq cents cavaliers sarrasins des mieux montes, faisant semblant de deserter de l'armee du soudan, vinrent se rendre au roi, qui les crut trop legerement, defendit de leur faire aucun mal, et leur permit de marcher en corps avec l'armee. Un jour qu'ils crurent avoir trouve l'occasion favorable, ils attaquerent les Templiers, dont la brigade marchait a la tete de l'armee; ils renverserent un de leurs chevaliers aux pieds du marechal Renaut de Bichers: mais ceux-ci s'etant mis en defense, les chargerent si vigoureusement que pas un seul de ces traitres n'echappa. Ils furent tous pris, tues ou noyes en voulant traverser le fleuve. Les Sarrasins firent encore quelques tentatives, et il est parle dans leurs histoires d'un combat ou l'un de leurs emirs, appele Magelas, fut tue, avec beaucoup de perte de leur part, et tres-peu du cote des chretiens. Le roi etant arrive a la pointe qui separe les deux bras du Nil, s'y arreta et y etablit son camp, tant pour y faire reposer l'armee, que pour deliberer sur la maniere dont on pourrait passer le bras oriental de la riviere, qu'on appelait alors le Thanis, parce que l'armee du soudan etait campee fort proche de l'autre cote, a peu de distance d'une ville appelee Massoure. L'armee du soudan etait tres-nombreuse, toutes les forces de l'Egypte s'y etant rassemblees, sur les nouvelles de l'approche de l'armee des croises, qui avait repandu la terreur dans tout le pays; de sorte que, dans la grande mosquee du Caire, on exhorta tous les Musulmans a prendre les armes pour la defense de la religion mahometane, qui n'avait jamais ete dans un plus grand peril. Les premiers exploits qu'on avait vu faire aux Francais a leur debarquement, la perte de Damiette, la maladie du soudan qui augmentait tous les jours, etaient pour les Mahometans de terribles presages de ce qu'ils avaient a craindre d'une armee victorieuse, a laquelle rien ne paraissait impossible; et ils voyaient bien que si elle passait une fois le Thanis, tout etait perdu. Ces motifs obligerent le soudan de faire des propositions de paix qui paraissaient si avantageuses, qu'il semblait qu'on ne pouvait les rejeter. Il envoya proposer au roi de le mettre en paisible possession de tout ce qu'avaient possede autrefois les rois de Jerusalem, de donner la liberte a tous les chretiens captifs dans son empire, et meme de lui laisser Damiette avec ses environs. Ces offres etaient en effet telles qu'on n'eut pas balance pour les accepter, si l'on eut pu s'assurer de l'execution; mais cette incertitude, et les difficultes qu'on y prevoyait, les firent refuser; et quand on les aurait acceptees, la mort du soudan, qui arriva dans ce temps-la, y aurait fait naitre de nouveaux obstacles. Cette mort, comme il l'avait fort recommande, fut tenue secrete, pour donner le temps a son fils Almoadan, qui etait en Mesopotamie, de venir prendre possession de ses etats. Il mit meme entre les mains de deux de ses ministres, auxquels il se fiait le plus, un grand nombre de blancs-signes, afin d'envoyer partout des ordres sous son nom jusqu'a l'arrivee de son fils. Il chargea du gouvernement Secedum Facardin, general de son armee. Cet homme passait pour le plus vaillant et le plus sage de l'Egypte, et l'empereur Frederic, dans son voyage de Palestine, et apres la treve qu'il conclut avec les Mahometans, l'avait fait chevalier; honneur dont ce general faisait tant de cas, que dans ses bannieres il portait les armoiries de Frederic avec celles du soudan d'Alep et celles du soudan d'Egypte. Facardin justifia, par sa conduite, le choix que son maitre avait fait de lui dans des conjonctures si delicates. Il tenait sans cesse l'armee des chretiens en haleine; et tandis qu'avec le gros de ses troupes il demeurait toujours en etat de s'opposer a leur passage, il envoyait continuellement des detachemens auxquels il faisait passer la riviere par de petites places dont il etait le maitre, pour insulter leur camp sur les derrieres, et enlever les convois qui venaient de Damiette. Un de ces detachemens s'etant avance, le jour de Noel, jusque pres du camp, enleva tout ce qui se trouva dehors, et forca ensuite un quartier. Le sire de Joinville, qui en fut averti, monta promptement a cheval avec le seigueur Pierre d'Avalon, et, soutenu par des chevaliers du Temple, il repoussa les Sarrasins, et delivra les seigneurs Perron et Duval, deux freres, qu'ils emmenaient prisonniers. Le roi, pour plus grande surete, fit rapprocher les quartiers les uns des autres, et donna moins d'etendue a son camp. Il se chargea lui-meme, avec son frere le comte d'Anjou, de la garde des retranchemens opposes au camp des ennemis; confia au comte de Poitiers et au sire de Joinville, celle des lignes du cote de Damiette: le comte d'Artois eut celle du parc des machines de guerre. Facardin, quelques jours apres, s'etant mis a la tete d'un gros detachement, parut en bataille, entre Damiette et le camp des croises, a dessein de l'insulter. Le comte d'Anjou, s'etant trouve a cet endroit, sortit au-devant des ennemis, dont il fit un assez grand carnage dans la premiere ligne, et forca les fuyards de se jeter dans le Nil, ou la plupart se noyerent; mais il ne voulut pas attaquer la seconde ligne, a cause de la multitude des pierriers qui tiraient sans cesse au travers de ses bataillons, et blessaient beaucoup de monde. Ce prince fit paraitre beaucoup de valeur en cette occasion, ou il se mela plusieurs fois avec les ennemis, et s'acquit une grande reputation parmi les troupes. Lorsque le roi eut assure l'assiette de son camp, il fit prendre les mesures necessaires pour passer le Thanis. L'entreprise etait tres-difficile a executer: il etait large et profond: tout ce que l'Egypte avait de plus brave etait sur le rivage oppose, dans la resolution de defendre courageusement un passage de cette consequence. Le saint roi vit bien que tant d'obstacles ne seraient point aises a surmonter. Pour en venir a bout, on resolut de construire une digue, ou chaussee, dans la riviere, et de la pousser le plus pres que l'on pourrait de l'autre bord; ensuite, pour couvrir les travailleurs, on fit elever sur le bord de la riviere deux beffrois: c'etaient des especes de tours a plusieurs etages, faites de charpentes semblables a celles dont on se servait dans les attaques des villes; on y logeait des arbaletriers, ou des archers, pour ecarter les ennemis a coups de fleches, et on les couvrait de cuir de boeuf ou de cheval, pour les garantir des feux d'artifice des ennemis. Derriere ces tours on avait fait deux chatz-chateils: c'est le nom que l'on donnait a des galeries pour aller a couvert dans les beffrois. Le comte d'Anjou commandait dans cet endroit pendant le jour, et le sire de Joinville pendant la nuit. Sitot que les ennemis eurent devine le projet des Francais, ils firent transporter de ce cote-la seize grosses machines qui lancaient sans cesse des pierres contre les travailleurs et contre les tours. Le roi, pour demonter ces machines, et pour empecher les ennemis d'approcher de si pres, en fit faire dix-huit a peu pres pareilles, de l'invention d'un ingenieur nomme Josselin de Courvant, homme tres-habile, qu'il avait amene d'Europe. Les grands efforts, de part et d'autre, se firent en cet endroit: c'etait une grele continuelle de pierres et de fleches qui tuaient beaucoup de soldats. Malgre cet obstacle, la chaussee s'avancait toujours. Mais ce fut quelque chose de bien plus epouvantable, lorsque les ennemis eurent prepare leur feu gregeois, artifice tout particulier, inconnu aux Europeens, et dont le secret s'est perdu. Ils le jetaient avec une espece de mortier ou de pierrier, ou bien avec des arbaletes a tour, desquelles on le decochait, apres les avoir fortement bandees par le moyen d'une manivelle qui avait beaucoup plus de force que les bras. Celui principalement qu'on lancait avec le mortier paraissait quelquefois en l'air de la grosseur d'un tonneau: on le soufflait aussi dans les combats avec de longs tuyaux de cuivre. "_Celui surtout qu'on lancoit avec le mortier_, dit Joinville[1], sembloit a qui guettoit un dragon volant par l'air, et repandoit si grande clarte, qu'il faisoit aussi clair dedans notre _ost_, camp, comme le jour, tant y avoit grand flame de feu. Un soir avint que les Turcs amenerent cet engin terrible, engin a mal faire, par lequel ils nous jeterent le feu gregeois a plante, qui etoit la plus terrible chose que oncques jamais je visse. A donc, s'ecria messire Gauthier, mon compagnon, seigneur, nous sommes perdus a jamais sans nul remede; car s'ils brulent nos chatz-chateils, nous sommes ars et brules; si nous laissons nos gardes, nous sommes ahontes. Parquoi, que chacun se jette a genoux, et crions mercy a notre Seigneur, _en qui est toute puissance_." Ils le firent, et le redoutable feu ne leur causa aucun dommage. Le saint roi, de son cote, etait toujours prosterne en terre, et criait a haute voix: _Beau sire_, Dieu Jesus-Christ, garde-moi et toute ma gent, _et crois moi_, continue le senechal de Champagne, _que ses bonnes prieres et oraisons nous eurent bon metier_. Nos Francais savaient le secret d'eteindre ce feu, et ils y reussirent quelquefois. Les infideles le jetaient plus souvent la nuit que le jour; mais une fois, en plein jour, apres avoir fait pendant quelque temps des decharges continuelles de leurs pierriers contre les beffrois et aux environs, pour ecarter tous ceux qui etaient sur le bord de la riviere, ils jeterent leur feu si juste et si heureusement, qu'il ne put etre eteint, et qu'il consuma les beffrois et les galeries. Le comte d'Anjou etait present, et se desesperait de voir que ce malheur arrivait dans le temps de sa garde. On eut toutes les peines du monde a l'arreter et a l'empecher de se jeter lui-meme au milieu du feu pour tacher de l'eteindre. [Note 1: Joinville, p. 39.] Cet accident chagrina fort le roi, d'autant plus qu'en ce pays-la on ne trouvait point de bois propres a reparer ce dommage. Il y avait pres de trois mois qu'on etait dans ce poste, et le travail n'etait guere plus avance qu'aux premiers jours, parce que les ennemis, avec leurs machines, ruinaient souvent en un jour ce qu'on avait fait en plusieurs. On commencait a manquer de vivres, et deja l'on deliberait de reprendre le chemin de Damiette, lorsqu'un Bedouin, ou Arabe, abandonnant et sa religion et les Sarrasins, vint trouver le connetable de Beaujeu, et lui offrit, pour cinq cents besans d'or, de lui indiquer un gue ou toute la cavalerie pouvait passer. La proposition fut acceptee avec joie; on ne pensa plus qu'au choix des mesures les plus convenables a la circonstance. Le duc de Bourgogne fut charge de la garde du camp avec les seigneurs et les troupes de la Palestine; tout le reste eut ordre de se tenir pret a franchir le fleuve. Le comte d'Artois, prince avide de gloire, demanda l'honneur de passer le premier a la tete de l'armee: le roi, qui connaissait son courage bouillant et emporte, lui representa avec douceur que son extreme vivacite ne lui permettrait pas d'attendre les autres; qu'infailliblement il s'attirerait quelque malheur, et que peut-etre meme sa trop grande precipitation exposerait l'armee a se perdre. "Monsieur, repondit le comte avec feu, je vous jure sur les saints Evangiles que je n'entreprendrai rien que vous ne soyez passe." Le monarque se rendit a cette condition, et crut avoir pourvu a tout, soit en ordonnant que les Templiers feraient l'avant-garde quand on serait de l'autre cote, soit en prenant le serment de son frere, qu'il saurait se moderer; serment qu'il ne devait pas tenir, et dont le violement fut la perte de toute la chretiente d'Orient. Le jour commencait a peine a paraitre, lorsque le comte d'Artois entra dans le fleuve a la tete de l'avant-garde, et s'avanca fierement vers un corps de trois cents chevaux sarrasins qui semblerent vouloir lui disputer le passage. Tout prit la fuite a son approche, et l'armee continua de passer sans aucun obstacle. On perdit neanmoins quelques hommes qui se noyerent, le gue manquant en certains endroits. De ce nombre fut Jean d'Orgemont, chevalier tres-estime pour son merite et sa valeur. Rien n'egala la consternation des infideles a la vue de l'intrepidite francaise. Le comte d'Artois, temoin de cette frayeur, oublie bientot les sages remontrances du roi son frere. L'aspect d'un ennemi tremblant et fuyant de tous cotes, irrite son courage; il aspirait a l'honneur de cette journee. Il part des le matin, et se met a la poursuite des fuyards. En vain les Templiers lui crient qu'il trouble l'ordre, et que cette retraite des Egyptiens n'est peut-etre qu'une ruse concertee: il n'ecoute rien que son ardeur et la crainte que quelqu'un ne le devance. Malheureusement il avait aupres de lui un seigneur d'une grande consideration, que les annees avaient rendu si sourd, qu'il n'entendait point ce que disaient les Templiers: c'etait Foucault de Melle, qui avait ete son guverneur, et qui, par honneur, tenait la bride du cheval de son eleve. Ce brave vieillard n'ayant rien tant a coeur que de voir le comte remporter le prix de cette journee, loin de l'arreter, suivant l'ordre du roi qu'il ignorait, criait a pleine voix: _Or a eux! or a eux!_ Quand les Templiers virent l'inutilite de leurs repesentations, _ils se penserent etre ahontes_, dit Joinville, _s'ils laissoient aller le prince devant eux: lors tout d'un accord, vont serir des eperons tant qu'ils purent_. Cette troupe de _preux_, au nombre de quatorze cents chevaliers, d'autres disent deux mille, arrive dans cet etat au camp des infideles, passe les premieres gardes au fil de l'epee, et porte partout la terreur et la mort. Ils ne s'attendaient pas a une attaque de cette espece. Facardin etait alors dans le bain: il monte a cheval, presque nu, court aussitot vers le lieu de l'alarme, rallie quelques-uns de ses gardes, et soutient quelques momens l'impetuosite francaise. Enveloppe de toutes parts, il recoit au travers du corps un coup de lance qui lui ote la vie. Le bruit de sa mort assure la victoire aux Francais. La deroute devint generale, et tous les Sarrasins prirent la fuite. Sitot que l'avant-garde fut passee, elle entra dans le camp ennemi, fit main-basse sur tout ce qui s'y rencontra, le mit au pillage, et s'empara de toutes les machines de guerre. Le comte d'Artois voyant les ennemis fuir de tous cotes, eut bientot oublie son serment: accompagne de quelques-uns de ses chevaliers, il quitta la tete de l'avant-garde, et se mit a poursuivre les ennemis. Ce fut inutilement que Guillaume de Sonnac, grand-maitre du Temple, essaya de lui representer que leur petit nombre, deja epuise de fatigue, ne leur permettait pas de s'engager plus avant; que, se montrer a decouvert, c'etait vouloir detromper les infideles qui les avaient pris pour toute l'armee; que, revenus de leur erreur, ils se rallieraient, suivant leur coutume, avec la meme facilite qu'ils s'etaient dissipes; qu'alors on courait risque d'etre enveloppe, et de ne pouvoir etre secouru qu'en affaiblissant l'armee, ou peut-etre meme en y mettant le desordre. _Voila_, dit le comte, en regardant le grand-maitre de travers, _voila les actions ordinaires des Templiers; ils ne veulent point que la guerre finisse, et leur interet marche toujours devant celui de la religion_. Les remontrances du comte de Salisbery ne furent pas recues plus agreablement. L'intrepide comte court a bride abattue vers la ville de Massoure; les Templiers le suivent: les Anglais, soit emulation, soit jalousie, veulent participer a la victoire. Tout cede a leur impetuosite. Les barbares, fuyant de tous cotes, se sauvent dans la ville avec tant de precipitation, qu'ils oublient d'en fermer les portes: les vainqueurs y entrent apres eux, trouvent les rues desertes, penetrent jusqu'au palais du sultan, et poursuivent les fuyards jusque dans la campagne qui conduit au Grand-Caire. Si le comte d'Artois et les Templiers s'etaient contentes de la prise de cette ville, et si, agissant de concert et avec ordre, ils s'en fussent assures, eussent fait reprendre haleine a leurs soldats, et attendu le roi avec le reste de l'armee, leur desobeissance aux ordres du prince eut ete au moins reparee par un heureux succes. Mais ce que le grand-maitre du Temple avait predit au comte d'Artois ne manqua pas d'arriver. Les infideles s'etant rallies en divers endroits, vinrent fondre sur lui. Il etait peu accompagne; une partie de ses gens s'etait arretee dans la ville pour piller. Bondocdar, un des chefs des Mamelucks, ayant charge avec beaucoup de vigueur le comte d'Artois, le forca de rentrer dans Massoure, et l'y poursuivit. Le comte se jeta dans une maison, ou il fut investi. Les habitans, et les soldats ennemis qui s'etaient caches dans la premiere deroute, se voyant secourus, reprennent courage, et des fenetres des maisons ou ils s'etaient barricades, ils lancaient des javelots, des fleches, des pierres, du feu gregeois, de l'eau bouillante, et tout ce qui leur venait sous les mains. L'infortune comte d'Artois, desespere de voir tant de braves gens perir par sa faute, fit des actions de valeur qui auraient merite d'avoir toute la terre pour temoin. Mais que pouvait-il seul contre cette multitude d'ennemis? Le comte de Salisbery, Raoul de Coucy, Robert de Verd, et un grand nombre d'autres braves, venaient d'expirer sur des monceaux de morts et de mourans. Le prince lui-meme, accable par le nombre, tombe perce de mille coups. _Guerrier aussi courtois que vaillant_, dit un auteur du temps[1], digne frere de Louis, par toutes les vertus dont il etait orne, mais d'une hauteur de courage qui, degenerant en temerite, causa bien des malheurs. La gloire et les circonstances de ses derniers momens effacent en quelque sorte cette tache. Il fut regrette de tout le monde, et il meritait de l'etre. C'est la seule faute que l'histoire lui reproche. Le grand-maitre du Temple, apres avoir perdu un oeil dans ce combat, se fit jour au travers des ennemis, et se sauva de Massoure avec quelques-uns de ses gens, ayant laisse morts dans cette place deux cent quarante de ses chevaliers. Le comte Pierre de Bretagne, aussi dangereusement blesse, se sauva, quoique poursuivi par plusieurs infideles qui n'oserent jamais l'approcher, etonnes de l'intrepidite avec laquelle il s'arretait pour les attendre, et leur insultait meme par des paroles de raillerie. [Note 1: Mouskes, eveque de Tournay, p. 93.] Tandis que cette sanglante scene se passait a Massoure, on vint avertir le roi du peril ou etait le comte d'Artois. Ce fut le connetable de Beaujeu qui lui porta cette triste nouvelle. "Connetable, s'ecria le monarque, courez-y avec tout ce que vous pourrez rassembler de braves, et soyez sur que je vous suivrai de pres." Mais le corps d'armee que Bondocdar avait poste entre celle du roi et la ville, et qui s'augmentait de moment en moment par le retour et le ralliement des fuyards, s'opposait a ce secours. Les ennemis meme faisaient paraitre une contenance plus assuree qu'a l'ordinaire, et semblaient vouloir reparer la honte de leur premiere fuite. Outre le corps dont j'ai parle, on voyait encore de tous cotes, sur les hauteurs et dans la campagne, diverses troupes qu'il etait dangereux de laisser grossir davantage. C'est pourquoi le roi et le connetable firent avancer promptement les bataillons et les escadrons, pour se saisir de quelques postes avantageux, et charger les ennemis dans les endroits ou ils ne paraissaient pas en ordre de bataille. Le sire de Joinville fut un des premiers qui donna sur une de ces troupes; ayant devance ceux qui le suivaient, il apercut un Sarrasin d'une taille gigantesque qui mettait le pied a l'etrier pour monter a cheval: _Je lui donnai_, dit Joinville, _de mon epee sous l'aisselle, tant comme je pus la mettre en avant, et le tuai tout d'un coup_. Mais s'etant un peu trop abandonne a la poursuite des ennemis, il fut coupe par pres de six mille Sarrasins qu'il apercut trop tard, qui vinrent fondre sur son escadron. Le seigneur de Trichateau, qui portait la banniere, fut tue. Raoul de Vainon fut pris, mais delivre aussitot par Joinville. Ceux qui l'accompagnaient ayant serre leur escadron, se firent jour l'epee a la main pour gagner une maison voisine, et s'y defendre. Ils etaient la plupart demontes, et furent charges dans leur retraite: un escadron entier passa sur le corps de Joinville, qui ne fut point pris, parce qu'on le crut mort; il se releva, et gagna la maison avec ses chevaliers. Les infideles revinrent pour les y forcer, et le combat recommenca. Les seigneurs d'Escosse, Raoul de Vainon, l'Oppey et Sugerai y furent blesses: celui-ci fut envoye par Joinville au comte d'Anjou, qui etait le plus a portee de les secourir. Ce prince s'avanca aussitot vers eux et les delivra, apres avoir dissipe les ennemis. Cependant le roi parut en bataille sur le haut d'une colline, d'ou il vint fondre, avec un grand bruit de trompettes, de tambours et de timbales, sur l'armee sarrasine, qu'il fit attaquer l'epee et la lance a la main: la charge fut terrible, mais elle fut courageusement soutenue. Ce vaillant prince, monte sur un grand cheval de bataille, etait dans l'impatience de charger lui-meme; mais, par le conseil du seigneur Jean de Vallery, grand capitaine, et tres-experimente, il s'avanca vers la droite, pour s'approcher du Nil. Les Sarrasins dont les troupes grossissaient toujours, firent aussi approcher leur aile gauche de la riviere. Le choc fut rude en cet endroit; quelques escadrons francais plierent. Ils abandonnerent le roi, et s'enfuirent vers le camp du duc de Bourgogne; mais, comme leurs chevaux etaient extremement fatigues, la plupart porterent la peine de leur lachete, en se noyant dans la riviere qu'il fallait passer pour gagner le camp. Bientot tout retentit de la nouvelle du danger ou etait le roi. Le connetable de Beaujeu, qui etait a la tete de six cents cavaliers, delibera avec Joinville sur ce qu'il y avait a faire pour lui donner du secours; mais s'apercevant que, pour aller droit a lui, il fallait percer un corps d'environ deux mille Sarrasins, qui etait entre eux et le roi, et qu'il aurait ete difficile de rompre, ils resolurent de prendre un detour pour les eviter. Ils trouverent sur leur route un ruisseau sur lequel il y avait un petit pont. Quand ils y furent arrives, Joinville fit remarquer au connetable l'importance de garder ce passage, parce que si les ennemis s'en rendaient maitres, ils pourraient, vu le grand nombre de leurs troupes, venir prendre l'armee en flanc, et envelopper le roi. Le connetable approuva la sagesse de ce conseil; il laissa Joinville dans ce poste, avec le comte de Soissons, le seigneur Pierre de Noville, et environ cinquante gentilshommes, et alla joindre le roi. Il le trouva faisant des choses si prodigieuses, qu'il aurait fallu en etre temoin pour les croire. On le voyait partout, soit pour soutenir ses gens lorsqu'ils chancelaient, soit pour achever de rompre les ennemis lorsqu'ils commencaient a plier. Une fois son ardeur l'emporta si loin des siens, qu'il se vit tout a coup seul au milieu de six Sarrasins qui tenaient les renes de son cheval, et s'efforcaient de l'emmener prisonnier; mais il fit de si grands efforts de la masse et de l'epee, que les ayant tous tues ou mis hors de combat, il etait deja libre lorsqu'on arriva pour le degager. _C'est a cette valeur plus qu'humaine_, dit Joinville, _que l'armee fut redevable de son salut, et je crois que la vertu et la puissance qu'il avoit lui doubla lors de moitie par le pouvoir de Dieu_. Ce brave senechal, de son cote, campe sur son pont avec sa petite troupe, faisait si bonne contenance que les infideles n'oserent l'attaquer que de loin, et a coups de traits: il y recut cinq blessures, et son cheval quinze. Telle etait l'intrepidite de ces anciens preux, qu'au milieu de tant de perils, la bravoure de ces seigneurs leur permettait encore de se rejouir et de plaisanter. _Un jour, quand nous fumes retournes_, dit Joinville[1], _de courir apres ces vilains, le bon comte de Soissons se railloit avec moi, et me disoit: Senechal, laissons crier et braire cette quenaille, et par la creffe Dieu, ainsi qu'il juroit, encore parlerons-nous, vous et moi, de cette journee, en chambre, devant les dames_. Quelque temps apres, le connetable revint avec les arbaletriers, qu'il rangea le long du ruisseau, ce qui fit perdre aux ennemis toute esperance de forcer le passage: aussitot ils s'enfuirent, et laisserent les croises en paix. [Note 1: Joinville, p. 17.] Alors Joinville, par ordre du connetable, alla joindre le roi, qui, vainqueur partout, se retirait dans son pavillon. Le fidele senechal _lui ota son casque, qui l'incommodait par sa pesanteur, et lui donna son chapel de fer, qui etoit beaucoup plus leger, afin qu'il eut vent_. Ils marcherent ensemble, s'entretenant de cette malheureuse journee, lorsque le prieur de l'hopital de Ronnay vint lui baiser la main toute armee, et lui demanda s'il savait des nouvelles du comte d'Artois, son frere. Tout ce que je sais, repondit le saint roi, c'est qu'il est maintenant au ciel. On regardait alors comme autant de martyrs ceux qui perdaient la vie dans ces guerres de religion. Le bon chevalier, pour lui oter une si triste idee, voulut lui parler des avantages qu'on venait de remporter. "Il faut louer Dieu de tout, dit Louis, en l'interrompant, et adorer ses profonds jugemens." Aussitot les larmes commencerent a couler de ses yeux: spectacle qui attendrit tous les seigneurs de sa suite, _qui furent moult oppresses d'angoisse, de compassion et de pitie, de le voir ainsi_[1]. [Note 1: Joinville, _loc. cit._] La douleur, cependant, ne lui fit pas oublier les choses necessaires: la prudence exigeait qu'on se mit en etat de n'etre point surpris par un ennemi repousse a la verite, mais qui regardait comme un grand avantage de n'avoir pas ete entierement battu par des hommes que, jusque-la, il croyait invincibles. Ainsi, au lieu de prendre un repos dont on avait grand besoin, on travailla toute la nuit a la construction d'un pont de communication avec le duc de Bourgogne. Telle fut l'ardeur du soldat, qu'en tres-peu de temps l'ouvrage fut acheve; des le lendemain au matin, on fit passer une partie des troupes dans le camp du roi. On examina ensuite la perte qui se trouva tres-considerable, tant pour le nombre que pour la qualite des personnes qui avaient ete tuees en se defendant glorieusement. Celle des infideles excedait de beaucoup; mais ils etaient dans leur pays, et par consequent plus a portee de la reparer: avantage qui manquait aux Francais, auxquels il ne restait que tres-peu de chevaux. Les ennemis n'attendirent pas jusqu'au jour a inquieter l'armee; car, sur la fin de la nuit, le mercredi des Cendres, ils vinrent avec de la cavalerie et de l'infanterie insulter le camp. On sonna aussitot l'alarme, et un homme de confiance, que Joinville avait envoye pour savoir ce qui se passait, revint en grande hate lui dire que les infideles, apres avoir taille en pieces les gardes avancees, attaquaient le quartier du roi, pour se saisir des machines qu'on leur avait prises le jour precedent, et qu'on y avait placees. Joinville monta aussitot a cheval avec sa brigade, arme a la legere, comme la plupart de ses autres chevaliers, leurs blessures ne leur permettant pas de se charger de toutes leurs armes ordinaires. Il repoussa les ennemis, et cependant le roi envoya Gaucher de Chatillon, avec ordre de se poster devant les machines, entre Joinville et les Sarrasins, car il avait appris que ce seigneur et ses chevaliers n'etaient pas assez armes. Chatillon poussa de nouveau les ennemis jusqu'a leur principal corps de bataille, qui avait passe la nuit sous les armes hors de son camp, de peur qu'on ne vint l'y forcer. Alors les infideles commencerent a travailler a un epaulement pour se couvrir contre les arbaletriers francais, et tirerent eux-memes sans cesse des fleches dans le camp du roi, ou, quoique tirees au hasard, elles blesserent et tuerent beaucoup de monde. Joinville ayant ete reconnaitre le retranchement des ennemis, et l'ayant trouve assez faible, proposa a ses gendarmes d'aller, la nuit suivante, le ruiner. Ils promirent de le suivre; mais la hardiesse d'un pretre leur fournit l'occasion de le renverser plus tot. Ce pretre, qui s'appelait messire Jean de Vaisy[1], apres qu'on se fut retire de part et d'autre, vit six capitaines mahometans qui s'entretenaient devant leur retranchement; il prend une cuirasse, met sur sa tete un casque et une epee a son cote, s'avance par un chemin detourne, vient le long du retranchement vers ces six capitaines, qui, le voyant seul, le prirent pour un homme de leur camp. Etant tout proche d'eux, il tire son epee, et les attaque au moment ou ils ne s'y attendaient pas. Ils se sauverent presque tous blesses dans leur camp. L'alarme s'y met aussitot, et en meme temps plusieurs cavaliers en sortent: ne voyant que le pretre qui avait fait cette esclandre, ils piquerent vers lui. On les apercut du camp du roi, d'ou cinquante gendarmes de Joinville sortirent, obligerent les Sarrasins de s'arreter, et donnerent le temps au pretre de se retirer. Les ennemis furent poursuivis par les cinquante gendarmes, et par d'autres qui se joignirent a eux, et qui, pour ne pas perdre leur peine, allerent du meme pas a l'epaulement. Comme il n'etait fait que de pierres mises les unes sur les autres, il fut bientot renverse, et l'on en fit meme emporter les pierres. Tel fut l'unique exploit de cette journee, qui se fit le premier jour de careme. [Note 1: Il etait aumonier du sire de Joinville.] Des le lendemain, le roi fit travailler a une palissade, ou barriere, autour de son camp, contre les insultes de la cavalerie ennemie; mais Bondocdar, chef des Mamelucks, auquel le commandement de l'armee avait ete defere pour les belles actions qu'il avait faites le jour precedent, ne demeurait pas oisif. Pour animer ses gens, il fit courir le bruit que le comte d'Artois, dont on avait demele le corps parmi ceux qui avaient ete tues a Massoure, etait le roi meme. La cotte d'armes de ce prince, toute doree et fleurdelisee, qu'il fit elever dans le camp pour etre vue de tout le monde, lui servit a ce stratageme, et toute l'armee fut persuadee que c'etait celle du roi. Bondocdar assembla tous ses officiers, leur exagera la perte que les chretiens avaient faite dans la derniere bataille, leur dit que, n'ayant plus de chef, c'etaient des gens perdus, qu'on n'aurait plus que la peine de les prendre, et fit resoudre, pour le vendredi suivant, l'attaque du camp. Le roi fut averti de cette resolution par les espions qu'il avait dans l'armee ennemie. Il ne negligea aucune des precautions que la prudence peut suggerer; et, des le milieu de la nuit, toutes ses troupes se trouverent sous les armes, entre les tentes et la barriere. Elles etaient partagees en differens corps, la plupart d'infanterie: presque tous les chevaux ayant ete tues dans le dernier combat, il n'en restait guere que pour les chefs. Le comte d'Anjou avait la droite au bord du Nil; a cote de lui etaient Guy et Baudouin d'Ybelin, deux freres, avec les troupes de la Palestine et de la Syrie, et Gaucher de Chatillon avec les siennes. Ces deux corps etaient les plus complets, les mieux montes et les mieux armes, parce que celui de Gaucher de Chatillon avait moins souffert a la bataille, et que les troupes de la Palestine etaient demeurees, durant le combat, dans l'ancien camp, au-dela du Nil. A cote de Chatillon etait Guillaume de Sonnac, grand-maitre des Templiers, avec le peu qui lui etait reste de chevaliers de la defaite de Massoure; et, comme ce corps etait tres-faible, il avait devant lui les machines qu'on avait prises sur les Sarrasins, pour s'en servir dans le combat. A la gauche des Templiers, etait Guy de Mauvoisin, seigneur de Rosny, avec le comte de Flandre, jusqu'au bras occidental du Nil. Cette brigade etait au dedans de la barriere du camp, et couvrait celle de Joinville, parce que la plupart de ceux qui la composaient ne pouvaient, a cause des blessures qu'ils avaient recues a la derniere bataille, se charger de leurs armures. Plus avant, en tirant toujours vers la gauche, etait le comte de Poitiers qui n'avait que de l'infanterie, lui seul etant a cheval. Enfin le seigneur Jocerant de Brancion, oncle du sire de Joinville, fermait la ligne de ce cote-la. Lui et Henri, son fils, etaient seuls a cheval, tous les chevaliers qui avaient perdu leurs chevaux etant a pied. Le duc de Bourgogne etait encore dans l'ancien camp, tant pour le defendre, en cas qu'on l'attaquat, que pour faire un corps de reserve, et pour envoyer, par le pont de communication, du secours ou il en serait besoin. Il s'en fallait bien que ces troupes fussent aussi nombreuses et aussi lestes que lorsqu'elles passerent la riviere: la perte d'hommes et de chevaux qu'on avait faite a Massoure, et dans la derniere bataille, les avait extremement diminuees. Plusieurs etaient hors de combat; et meme, parmi ceux qui devaient combattre, il y en avait quantite de blesses, a qui le seul courage, et la necessite de vaincre ou de perir, donnait assez de forces pour se tenir a cheval ou a pied. Telle etait l'ordonnance de cette armee. Celle des ennemis parut en bataille des la pointe du jour. Bondocdar, qui fut etonne de se voir prevenu par des gens qu'il esperait lui-meme surprendre, etait a la tete de quatre mille hommes de cavalerie tres-bien montes et tres-bien armes. Il en fit une ligne parallele au front de l'armee chretienne, laissant, entre les escadrons d'assez grands espaces pour y faire passer des fantassins, selon qu'il le jugerait a propos durant la bataille. Il fit une seconde ligne d'une multitude infinie d'infanterie, a laquelle il donna plus de longueur, et qui, en se courbant sur la droite, pourrait investir tout le camp du roi jusqu'au bras occidental du Nil. Outre cela, il avait derriere ces deux lignes une autre armee, dont il faisait son corps de reserve, qui etait encore aussi forte que celle des chretiens. Les troupes etant rangees dans cet ordre, Bondocdar, monte sur un petit cheval, s'approcha de l'armee chretienne pour en voir mieux la disposition; et, selon qu'il reconnut que les escadrons ou bataillons etaient plus ou moins forts, il renforca a proportion ceux de son armee qui leur etaient opposes. Il fit ensuite passer le bras occidental de la riviere a trois mille Bedouins, pour tenir en echec le duc de Bourgogne, et l'empecher d'envoyer du renfort au roi pendant la bataille. Sur le midi, il fit sonner la charge par les tambours, les trompettes et les timbales, avec un bruit effroyable, dans toute l'etendue de cette armee qui s'ebranla toute en meme temps. Les barbares, embouchant de longs tuyaux de cuivre, repandaient partout le redoutable feu gregeois qui, s'attachant aux habits des soldats et aux caparacons des chevaux, les embrasait depuis les pieds jusqu'a la tete. Quand par ce deluge de feu, que les Francais n'avaient pas encore vu mettre en usage dans les combats, les ennemis avaient fait quelque ouverture dans les bataillons, leur cavalerie y donnait a toute bride, et tachait de les enfoncer. C'est ainsi que l'ordre de bataille du comte d'Anjou fut rompu. Ce prince, desarconne de son cheval, et a pied, allait etre pris ou tue, lorsque le roi, averti du danger ou il etait, part comme un eclair, _l'epee au poing_, se precipite au travers des dards et des flammes, renverse tout ce qui s'oppose a son passage, perce jusqu'a l'endroit ou son frere defendait courageusement sa vie, le fait remonter a cheval, le degage, et retablit les choses de ce cote-la. On combattait partout avec une egale vigueur, mais avec des succes differens. Le preux et vaillant Chatillon, le brave Meauvoisin, et les seigneurs de la Palestine, firent des actions incroyables de valeur, et ne purent etre entames ni par le nombre, ni par l'ardeur des infideles. _Il en alloit pauvrement_, dit Joinville, _a l'autre bataille_ qui suivait, ou le courage, quantite de machines, et d'assez bons retranchemens de bois, ne servirent de rien aux Templiers. Accables par la multitude, ils furent presque tous tailles en pieces. _On trouva_, dit Joinville[1], _au-dela de l'espace qu'ils avaient occupes, une superficie d'environ cent perches, si couvertes de piles de dards et d'autres traits, qu'on n'y voyoit point de terre. Leur grand-maitre avoit perdu un oeil au combat de Massoure; il y perdit l'autre a celui-ci: car il y fut tue et occis_. [Note 1: Joinville, p. 53.] Le comte de Flandre combattit plus heureusement, _et fit les plus grands faits d'armes_. Peu content d'avoir repousse les ennemis, il les poursuivit l'epee dans les reins, en tua un grand nombre, et revint charge de leurs depouilles. Il n'en etait pas de meme a l'extremite de l'aile gauche, ou le comte de Poitiers fut enfonce et pris. C'etait un prince humain, debonnaire, bienfaisant. Il eprouva, dans cette occasion, combien il importe aux maitres du monde de posseder les coeurs de leurs sujets. Deja les Sarrasins l'emmenaient, lorsque les vivandiers, les valets qui gardaient le bagage, les femmes meme, transportes d'un courage extraordinaire, coururent a son secours. Avec les instrumens de leurs metiers, et les armes qu'ils ramasserent sur le champ de bataille, ils firent de si grands efforts, qu'ils l'arracherent des mains des barbares, et le mirent en etat de rallier ses gens qui repousserent les infideles loin du camp. L'intrepide Brancion, seconde de son fils, eut aussi la gloire, quoique sans cavalerie, de forcer les Egyptiens a se retirer en desordre; mais le jour meme il expira des blessures qu'il avait recues, _s'estimant trop heureux_, dit Joinville, son neveu, _de mourir pour Jesus-Christ, faveur qui etoit depuis long-temps l'objet de ses voeux_. Partout enfin les Sarrasins attaquerent avec furie, et partout ils furent repousses avec grande perte. Les Francais, dans cette occasion, se surpasserent, pour ainsi dire eux-memes, et remporterent tout l'honneur de la journee, sans cavalerie, presque sans armes, et contre une armee quatre fois plus forte que la leur. C'est cet avantage si glorieux que le saint roi, qui joignait toujours la modestie au plus parfait heroisme, exprime dans sa lettre sur sa prison et sur sa delivrance, par ces termes si simples, mais si energiques: "Les infideles, avec toutes leurs troupes, vinrent fondre sur notre camp; Dieu se declara pour nous: le carnage fut tres-grand de leur cote." Penetre des memes sentimens, aussitot que les ennemis eurent fait sonner la retraite, il assembla les seigneurs de son armee pour les exhorter a rendre grace au Dieu tout-puissant qui les avait soutenus, et dont le secours leur etait si necessaire dans la conjoncture ou ils se trouvaient. Elle etait des plus glorieuses; mais il en aurait fallu profiter, ont dit ceux qui se melent de juger des evenemens lorsqu'ils sont arrives, et qui ont blame la conduite de saint Louis. L'armee chretienne etait diminuee de moitie: il semble qu'il n'y avait qu'a retourner a Damiette pour y attendre les secours de l'Europe. Cette ville etait la plus forte de l'Egypte, et les troupes du roi etaient plus que suffisantes pour la defendre, si les Sarrasins osaient l'attaquer. On y aurait mis en surete les malades et les blesses, et l'on aurait tire, par la Mediterranee, les vivres et les munitions necessaires. Louis, ayant assemble les seigneurs de l'armee, ils ne furent pas d'avis de decamper. Ils s'imaginerent que les ennemis n'etaient pas en etat de tenter une troisieme attaque, et on ne voulut pas qu'une retraite leur donnat lieu de s'attribuer l'avantage du combat. Vanite ridicule; l'honneur des Francais etant assez a couvert par les actions courageuses qu'ils avaient faites. Ils determinerent donc le roi a consentir de rester dans le camp, apres lui avoir encore represente que, dans leur retraite, ils pourraient etre attaques par les Sarrasins. Cette resolution fut blamee par beaucoup de personnes; mais ce ne fut que dans la suite, lorsqu'on en jugea par l'evenement, sans approfondir les raisons qui avaient oblige de la prendre. Elle aurait sans doute reussi, sans la funeste revolution qui arriva dans l'Egypte, quelques jours apres, et causa les plus grands malheurs. Pendant que le roi faisait reposer son armee, dont il adoucissait les peines par ses liberalites et par les exemples de patience qu'il lui donnait, on apprit l'arrivee d'Almoadan, fils du dernier soudan Melech-Sala. C'etait un jeune prince de vingt-cinq ans, fort sage, instruit par l'adversite, qui avait deja de l'experience, et dont le merite ayant donne de la jalousie a son pere, le lui avait fait tenir toujours eloigne, et comme prisonnier au chateau de Caifa, en Mesopotamie. Sa presence, les bonnes qualites qu'on remarquait en sa personne, l'armee qu'il conduisait, firent reprendre courage aux Egyptiens, et il paraissait, dans les soldats musulmans, un grand empressement pour aller, sous sa conduite, achever d'exterminer ce reste de chretiens dont on n'ignorait pas la mauvaise situation. Neanmoins ce jeune prince, ayant pris l'avis de son conseil, jugea que la voie d'un traite etait plus sure, et en fit faire la proposition au roi qui l'accepta. On convint d'un lieu ou les deputes s'assembleraient, et le roi y envoya, entr'autres, Geoffroi de Sargines. On convint que le roi rendrait la ville de Damiette, et que le soudan le mettrait en possession de tout le royaume de Jerusalem; que tous les malades et blesses de l'armee seraient transportes a Damiette; qu'on y pourvoirait a leur surete jusqu'a ce qu'ils fussent retablis, et en etat de partir; que le roi en retirerait toutes les machines de guerre qui lui appartenaient; que les Sarrasins laisseraient emporter aux Francais tous les magasins de chair salee qu'ils y avaient faits, et qu'ils pourraient, apres avoir evacue la place, en tirer des provisions a un prix raisonnable. Quand ce traite eut ete conclu, le soudan demanda des otages pour assurance de l'execution. On offrit de lui donner un des deux freres du roi, le comte d'Anjou ou le comte de Poitiers. Les Mahometans le refuserent: soit que le soudan n'eut commence a traiter avec les chretiens que pour les amuser, soit qu'il crut que l'extremite ou ils etaient reduits les amenerait aux plus dures conditions, il protesta qu'il n'accepterait d'autre otage que la personne du roi meme. A ces mots, le bon chevalier Geoffroi de Sargines fut saisi d'une noble colere. "On doit assez connaitre les Francais, dit-il avec indignation, pour les croire prets a souffrir mille morts, plutot que de livrer leur prince entre les mains de ses ennemis. _Ils aimeroient beaucoup mieux que les Turcs les eussent tous tues, qu'il leur fut reproche qu'ils eussent baille leur roi en otage_." Peu s'en fallut que tout le conseil ne fit paraitre autant de chaleur contre le monarque lui-meme. Il voulait qu'on lui permit de se sacrifier pour le salut de son peuple. Tous, au contraire, demandaient a mourir pour lui: rare espece de combat, aussi glorieux pour le souverain qui, cette fois, ne fut pas le maitre, que pour les sujets qui, dans cette occasion, se firent un devoir de desobeir. Ainsi, toute negociation fut rompue. Cependant on ne vit jamais d'armee accablee en meme temps de plus de maux et de miseres que l'etait celle des chretiens. Les maladies se mirent dans tous les quartiers, et principalement le scorbut et les fievres malignes, causees par les extremes chaleurs. Mais ce qui augmenta la corruption de l'air, fut l'infection des corps qui avaient ete jetes dans la riviere, apres les deux batailles, et qui, au bout de neuf ou dix jours, revenant sur l'eau, s'arreterent au pont de communication du camp du roi avec celui du duc de Bourgogne, repandant fort loin une odeur insupportable. On eut remedie a ce mal, si on avait rompu le pont; mais on n'avait garde de prendre cet expedient qui aurait separe les deux camps. Le roi paya cent hommes pour faire passer les cadavres par-dessous le pont, et ce travail dura huit jours, parce que ce prince, par piete, voulut qu'on demelat, pour les faire inhumer, les corps des chretiens d'avec ceux des Mahometans. Cette peine qu'on se donna a remuer tous ces corps deja pourris, et qui dura si long-temps, ne servit qu'a empester l'air davantage. Nul de ceux qui y furent occupes ou presens, ne manqua d'etre frappe de maladie; un tres-grand nombre en mourut, et le camp ne fut plus qu'un hopital ou un cimetiere. Pour comble de malheur, la famine suivit de pres toutes ces miseres. Les Sarrasins enlevaient tous les convois que la reine faisait embarquer a Damiette. Rien ne venait par terre. Les vivres, en peu de jours, furent a un prix excessif. Cette epreuve ne put vaincre la constance et la charite du saint roi; il ne parut jamais plus grand que dans cette cruelle extremite. La bonne fortune n'avait point eleve son coeur, la mauvaise ne fut point capable de l'abattre. Il donnait ordre a tout; il voyait tout par lui-meme. En vain les seigneurs de sa suite lui representerent qu'il exposait sa vie, en visitant chaque jour des malheureux attaques d'un mal pestilentiel; ils n'en recurent d'autre reponse, sinon qu'il n'en devait pas moins a ceux qui s'exposaient tous les jours pour lui. Il leur portait des medicamens, les soulageait de son argent, les consolait par ses exhortations. Guillaume de Chartres, l'un de ses chapelains, rapporte qu'etant alle exhorter a la mort un ancien valet-de-chambre du roi, nomme Gaugelme, fort homme de bien, serviteur fidele et tres-cheri: "J'attends mon saint maitre, dit le moribond. Non, je ne mourrai point que je n'aie eu le bonheur de le voir." Il arriva en effet dans le moment; et, a peine fut-il sorti, que le malade expira dans les sentimens de la plus parfaite resignation. Mais l'evenement ne justifia que trop ce que tout le monde avait prevu. Le saint roi fut attaque du meme mal, avec une violente dyssenterie, et son courage, qui l'avait soutenu jusque-la contre tant de fatigues, ceda enfin a la contagion de l'air et a la delicatesse de sa complexion; il se vit reduit tout a coup a une extreme faiblesse. Dans cette extremite, on prit la resolution de quitter ce camp et de faire retraite vers Damiette. C'etait une chose tres-difficile. Les Sarrasins qui voyaient bien que l'armee chretienne serait forcee de prendre ce parti, avaient une armee toute prete a charger l'arriere-garde durant la marche, et ce n'etait pas la le plus grand danger. Il y avait du camp a Damiette pres de vingt lieues, et il fallait les faire a travers une multitude innombrable d'ennemis qui gardaient tous les passages; mais c'etait une necessite, il fallut tout hasarder. Avant que le roi se mit en marche, il fit passer tous les malades et tous les bagages; il les suivit etant malade lui-meme, et confia l'arriere-garde a Gaucher de Chatillon. Au premier mouvement que fit l'armee, les ennemis chargerent l'arriere-garde, et prirent le seigneur Errart de Valery; mais il fut repris par Jean son frere, et ils n'oserent plus revenir. Des que l'armee eut passe la riviere du Thanis, et que le roi se fut joint au camp du duc de Bourgogne, il fit embarquer sur ce qui lui restait de vaisseaux les malades et les blesses, avec ordre de descendre la riviere, et de regagner Damiette. Plusieurs compagnies d'archers furent commandees pour les escorter: il y avait un grand navire sur lequel se mit le legat avec quelques eveques. Tous les seigneurs conjurerent le roi d'y monter aussi; mais, quoique tres-faible, et pouvant a peine se soutenir, "il protesta qu'il ne pouvait se resoudre a abandonner tant de braves gens qui avaient expose si genereusement leur vie pour le service de Dieu et pour le sien; qu'il voulait les ramener avec lui, ou mourir prisonnier avec eux." Il marcha donc a l'arriere-garde que commandait toujours l'intrepide Chatillon; et, de tous ses gendarmes, Louis ne retint avec lui que le seul Geoffroi de Sargines. L'etat ou sa maladie l'avait reduit ne lui permit pas de se charger de tout l'attirail de la guerre, qui etait alors en usage. Il etait monte sur un cheval de petite taille, dont l'allure douce s'accommodait davantage a sa faiblesse, sans casque, sans cuirasse, sans autres armes que son epee. L'armee avait fait peu de chemin, lorsqu'elle se vit harcelee par les troupes sarrasines, qui tombaient de toutes parts sur elle, sans neanmoins s'engager au combat. Guy Duchatel, eveque de Soissons, de la maison de Chatillon, ne pensant qu'a perir glorieusement, s'abandonna dans une de ces escarmouches au milieu des ennemis: et, apres en avoir tue un grand nombre de sa main, il trouva enfin cette glorieuse mort qu'il cherchait en combattant pour Jesus-Christ. On croyait alors que les canons qui defendent aux ecclesiastiques de manier les armes, ne s'etendaient pas jusqu'aux guerres saintes, et que les pasteurs qui quittaient leur troupeau pour courir apres les loups, etaient en droit de les tuer. Chatillon et Sargines montrerent plus de conduite sans faire paraitre moins de valeur; ils soutinrent, presque seuls, tout l'effort des barbares. Le saint roi ne cessait, depuis, de faire en toutes rencontres l'eloge de ces deux guerriers, et disait que jamais il n'avait vu de chevaliers faire tant et de si vaillans exploits pour le defendre dans cette facheuse extremite. Ce fut ainsi que les deux intrepides chevaliers conduisirent le monarque jusqu'a une petite ville nommee par Joinville Casel[1], et par d'autres Sarmosac, ou Charmasac. _La_, dit Joinville, _il fut descendu au giron d'une bourgeoise de Paris_[2]. _Telle etoit sa foiblesse, que tous les cuiderent voir passer, et n'esperoient point que jamais il put passer celui jour sans mourir_. [Note 1: Joinville, page 77.] [Note 2: Il faut croire que c'etait apparemment une femme de Paris, qui, par quelque aventure extraordinaire, etait etablie dans cette ville si eloignee de sa patrie.] Chatillon cependant qui veillait a la gloire et a la surete de ce prince, defendit long-temps seul l'entree d'une rue etroite qui conduisait a la maison ou etait le roi. On voyait Chatillon tantot fondre sur les infideles, abattant et tuant tous ceux dont il avait pu prevenir la fuite par sa vitesse; tantot faisant retraite pour arracher de son ecu, de sa cuirasse, et meme de son corps, les fleches et les dards dont ils etaient herisses. Il retournait ensuite avec plus de furie, et se dressant sur les etriers, il criait de toute sa force: _A Chatillon! chevaliers, a Chatillon! et ou sont mes prud'hommes?_ Mais, en vain; personne ne paraissait. Accable enfin par la foule, epuise de fatigue, tout couvert de traits, et perce de coups, il tomba mort en defendant la religion et son roi. Ainsi perit Gaucher de Chatillon, jeune seigneur de vingt-huit ans. Heureux si, en s'immolant pour le bien public, il eut pu garantir des malheurs auxquels il fut expose, un prince qui meritait de pareils sacrifices! Mais Dieu en avait autrement ordonne: il voulut que Louis donnat au monde le spectacle d'une autre sorte de gloire que les chretiens seuls savent trouver dans les souffrances, l'opprobre et l'ignominie. Cependant les restes de l'arriere-garde arriverent, toujours poursuivis, toujours faisant une vigoureuse resistance. Philippe de Montfort vint trouver le roi pour lui dire _qu'il venoit de voir l'emir avec lequel on avoit traite d'une treve quelques jours auparavant, et que si c'etoit son bon plaisir, que encore derechef il lui en iroit parler_. Le monarque y consentit, promettant de se soumettre aux conditions que le soudan avait d'abord demandees. Le Sarrasin ignorait l'etat pitoyable ou les croises etaient reduits. Montfort connaissait l'impatience qu'avait le soudan de se voir en possession de Damiette. Tout ce qu'il avait vu faire aux Francais lui donnait lieu de craindre que le courage, joint au desespoir, ne les portat a des choses plus grandes encore: il accepta donc la proposition, et voulut bien traiter de nouveau. La treve fut conclue a la satisfaction des deux parties. Montfort, pour assurance de la parole qu'il donnait, tira l'anneau qu'il avait au doigt, et le presenta a l'emir, qui le recut. Deja ils se touchaient dans la main, _lorsqu'un traitre_[1], _mauvais huissier_, dit Joinville, _nomme Marcel, commenca a crier a haute voix: Seigneurs, chevaliers francois, rendez-vous tous, le roi vous le mande par moi, et ne le faites point tuer_. A ces mots, la consternation fut generale: on crut que le monarque etait en effet dans un grand danger; _chacun rendit ses batons et harnois_. L'emir ne fut pas long-temps a s'apercevoir d'un changement si soudain; et voyant que de tous cotes on emmenait prisonniers les gens du roi, il dit au malheureux Montfort qu'on ne faisait point de treve avec un ennemi vaincu, et le forca lui-meme de rendre les armes. [Note 1: Joinville, p. 62.] En meme temps l'un des principaux emirs, nomme Gemaledin, entra dans Charmasac avec un corps considerable de troupes; et trouvant le roi environne de gens qui songeaient bien moins a le defendre qu'a l'empecher d'expirer, il se saisit de sa personne et de tous ceux qui s'empressaient a la soulager: les deux princes ses freres, Alphonse et Charles, tomberent aussi entre les mains des infideles. Ce qu'il y a de certain, c'est que tous ceux qui se retiraient par terre, seigneurs ou simples soldats, subirent le meme sort; les uns plus tot, les autres plus tard, tous furent tues ou pris. L'oriflamme, tous les autres drapeaux, tous les bagages, furent conduits en triomphe a Massoure avec les captifs, dont le nombre etait si grand, qu'ils y furent entasses les uns sur les autres. Le destin de ceux qui etaient sur le Thanis ne fut pas plus heureux. Il n'y eut que le legat, le duc de Bourgogne, et quelques autres, montes sur de grands vaisseaux, qui eurent le bonheur d'echapper. Les autres batimens moins forts, investis de tous cotes, ou perirent par le feu gregeois, ou demeurerent a la merci des barbares. Tout ce qu'il y avait de malades fut impitoyablement massacre: on ne fit grace qu'aux gens de marque dont on esperait tirer une grosse rancon. Joinville, que son extreme faiblesse avait oblige de s'embarquer, eut aussi le malheur d'etre enveloppe. Il fit jeter l'ancre au milieu du fleuve; mais ayant vu dans le moment quatre grands vaisseaux ennemis qui venaient l'aborder, il delibera avec ses chevaliers sur ce qu'il y avait a faire: tous convinrent qu'il fallait se rendre, excepte un sien clerc, qui disait que tous devaient se laisser tuer afin d'aller en paradis: _Ce que ne voulumes croire_, dit-il avec sa naivete ordinaire, _car la peur de la mort nous pressoit trop fort_. Il se rendit, de l'avis de ceux qui etaient en sa compagnie, apres avoir jete dans la riviere un petit coffre ou il y avait toutes ses pierreries et ses reliques. Comme il etait presque mourant, il courait risque d'etre tue; mais un de ses mariniers, pour lui sauver la vie, dit aux infideles que ce chevalier etait cousin du roi. Sur cela, un sarrasin qui voulait le faire son prisonnier, vint a lui, et lui dit qu'il etait perdu s'il ne le suivait et n'entrait dans son vaisseau. Il y consentit, et s'etant fait attacher a une corde, il se jeta dans l'eau avec le Sarrasin meme, qui se fit tirer avec lui dans le vaisseau. Il fut conduit a terre, ou d'autres Sarrasins voulaient le tuer; mais celui qui l'avait pris, le tenant embrasse, criait de toute sa force: _C'est le cousin du roi, ne le tuez pas!_ Cela lui sauva la vie, et meme le fit traiter avec assez d'humanite, jusque-la qu'un seigneur sarrasin lui fit prendre un breuvage qui le guerit en peu de jours de la maladie dont il etait attaque, et qui l'avait mis presqu'a l'extremite. Il fut conduit au commandant de la flotte, qui lui demanda s'il etait cousin du roi: il repondit que non, et que c'etait un de ses mariniers qui avait dit cela de lui-meme. Il lui demanda s'il n'etait pas allie de l'empereur Frederic; il repondit qu'il l'etait par sa mere. Le general lui repartit qu'a la consideration de ce prince qu'il estimait, il aurait des egards pour lui. Il eut la douleur de voir egorger en sa presence un grand nombre de malades, et entr'autres ce brave pretre messire Jean de Vaisy, son aumonier, dont j'ai parle, qui avait attaque et mis en fuite six Sarrasins. Ayant fait dire par le Sarrasin dont il etait prisonnier, aux officiers qui presidaient a ce cruel massacre: _Qu'ils faisoient grand mal, et contre le commandement de leur grand Saladin, qui disoit qu'on ne devoit tuer ni faire mourir homme depuis qu'on lui avoit fait manger de son pain et de son sel_, ils repondirent qu'ils le faisaient ainsi par compassion pour leur misere, et pour leur epargner les douleurs que la maladie leur causait. Louis, dans sa prison, parut aussi grand que sur le trone, sur le pont de Taillebourg et a la descente a Damiette. On ne lui avait laisse que son breviaire; il le prit de la main de son chapelain, et le recita avec autant de tranquillite que s'il eut ete dans l'oratoire de son palais. Les barbares eux-memes admirerent sa constance plus qu'heroique. Il etait si faible qu'il fallait le porter lorsqu'il voulait faire un pas: il manquait des choses les plus necessaires; au commencement il n'eut pour se couvrir la nuit, qu'une vieille casaque qu'un prisonnier lui donna; il etait denue de presque tout secours; jamais rien ne put l'ebranler. Un seul homme nomme Isambert, composait tout son domestique; il lui preparait a manger, faisait son pain, et lui tenait lieu de toute cette foule d'officiers, si empresses pour le service des rois. Tout faible et tout malade qu'il etait, il ne lui echappa jamais ni signe de chagrin, ni mouvement d'impatience. Il recitait tous les jours son breviaire avec son chapelain, et se faisait lire toutes les paroles de la messe, excepte celles de la consecration. La sante de Louis etant si affaiblie qu'il pouvait a peine se soutenir, le sultan Almoadan apprehenda enfin de le voir mourir, de perdre la grosse rancon qu'il en esperait, et de ne pouvoir rentrer en possession de la ville de Damiette. Cette crainte le fit changer tout-a-coup de conduite a l'egard de son prisonnier. Il lui permit de faire venir des etoffes, lui fit present de deux vestes de taffetas noir, fourrees de vair, avec une garniture de boutons d'or; lui donna ses gens pour le servir, avec ordre de lui fournir tout ce qu'il demanderait. Enfin il lui envoya ses medecins, qui lui firent prendre un breuvage qui le guerit en quatre jours. Le temps dont je parle etait, chez les mahometans, un siecle de lumiere; ils cultivaient les sciences, et entre autres la medecine, avec succes. Quelque temps apres le lieutenant du sultan fit monter a cheval le sire de Joinville, et le faisant marcher a cote de lui, il le conduisit au lieu ou etait le roi avec les deux princes ses freres. La etaient aussi plusieurs seigneurs, et plus de dix mille autres captifs de toute condition; mais les prisonniers de marque separes des autres, et ceux-ci renfermes dans une espece de parc, clos de murailles. Au bout de quelques jours, un des principaux officiers sarrasins y arriva avec des soldats, et, faisant sortir du parc les prisonniers les uns apres les autres, on leur demandait s'ils voulaient renoncer Jesus-Christ: ceux qui repondaient que non avaient la tete tranchee dans le moment; ceux qui renoncaient etaient mis a part. Joinville et les autres seigneurs furent mis dans un quartier de reserve que les infideles faisaient exactement garder, et le roi dans une tente, entouree pareillement d'une forte garde. Le dessein du soudan, en les faisant ainsi separer, etait de traiter en meme temps avec le roi, d'une part, et de l'autre avec les seigneurs. Almoadan leur envoya un de ses emirs, avec un truchement qui leur demanda s'ils voulaient traiter de leur delivrance, et leur dit de choisir quelqu'un d'entre eux pour convenir de leur rancon. Ils choisirent le comte Pierre de Bretagne, auquel on proposa d'abord de remettre entre les mains du soudan quelques-unes des forteresses que les chretiens tenaient encore dans la Palestine. Le comte repondit que la chose n'etait pas en leur disposition, mais en celle de l'empereur Frederic, comme roi de Jerusalem, et que ce prince n'y consentirait pas. On lui proposa en second lieu de rendre au soudan quelques places qui dependaient des chevaliers du Temple, ou de ceux de l'Hopital. Le comte repondit que cela etait impossible, parce que ceux a qui l'on en confiait la garde faisaient un serment particulier, en y entrant, de ne rendre aucunes places pour sauver la vie a qui que ce fut. L'officier mahometan repondit en colere, qu'il voyait bien qu'ils ne voulaient pas etre delivres, et que bientot ils seraient traites comme ils venaient d'en voir traiter tant d'autres; et ensuite il congedia le comte de Bretagne et les envoyes qui l'avaient accompagne. On leur en donna la peur toute entiere: un moment apres ils virent venir vers eux un grand nombre de jeunes soldats, ayant a leur tete un vieillard musulman qui paraissait un homme de distinction; il leur fit demander par un truchement s'il etait vrai qu'ils crussent en un seul Dieu, qui fut ne, crucifie et mort pour eux, et ensuite ressuscite. Ils repondirent tous avec fermete qu'ils le croyaient; mais la repartie qu'il leur fit les surprit beaucoup. "Si cela est, leur repondit-il, ne vous decouragez point dans l'etat malheureux ou vous vous trouvez: vous souffrez, mais vous n'etes pas encore morts pour lui comme il est mort pour vous; et, s'il est ressuscite lui-meme, il aura le pouvoir de vous delivrer bientot de votre captivite." Apres avoir parle de la sorte, il se retira. Comme on ne devait guere attendre une pareille morale de la part d'un mahometan, les prisonniers tirerent de la un bon augure pour leur delivrance. _Traite du roi pour sa liberte avec Almoadan, soudan d'Egypte_. Almoadan, n'esperant plus rien obtenir des seigneurs francais, se tourna du cote du roi, lui fit faire les memes demandes, et en recut les memes reponses. Alors, transporte de colere, il le fit menacer, s'il persistait dans son obstination, de le faire mettre en bernicles, espece de torture tres-cruelle, dont Joinville a voulu nous faire la description; mais il s'est si mal explique, qu'il est difficile d'y comprendre quelque chose. Louis, toujours egal a lui-meme, repondit avec modestie: _Je suis prisonnier du sultan; il peut faire de moi a son vouloir_. Le soudan, convaincu qu'il ne gagnerait rien par cette voie, fit proposer au roi de donner pour sa rancon et pour celle des autres prisonniers, un million de besans d'or, et la ville de Damiette. Louis repondit avec une noble fierte, _qu'un roi de France n'etoit point tel, qu'il se voulut redimer pour aucune finance de deniers; mais qu'il donneroit la ville pour sa personne, et payerait le million de besans pour la delivrance de sa gent_. Le sultan, etonne de la generosite de son prisonnier, s'ecria: _Par ma loi! franc et liberal est le francais, qui n'a voulu barguigner, mais a octroye de faire et payer ce qu'on lui a demande. Or, lui allez dire que je lui remets le cinquieme de la somme, et qu'il n'en payera que huit cent mille besans_, lesquels, selon quelques auteurs contemporains, reduits a la monnaie de France de ce temps-la, faisaient environ cent mille marcs d'argent. Le traite fut conclu a ces conditions: "Qu'il y auroit treve pour dix ans entre les deux nations; que tous les prisonniers qu'on avoit faits de part et d'autre, non-seulement depuis l'arrivee des Francais, mais encore depuis la suspension d'armes avec l'empereur Frederic, seroient remis en liberte; que les chretiens possederoient paisiblement toutes les places qu'ils tenoient dans la Palestine et dans la Syrie; que le roi payeroit huit cent mille besans d'or pour la rancon de ses sujets captifs, et donneroit Damiette pour sa personne, que tous les meubles que le monarque, les princes, les seigneurs, et generalement tous les chretiens, laisseroient dans cette ville, y seroient conserves sous la garde d'Almoadan, jusqu'a ce que l'on envoyat des vaisseaux pour les transporter ou l'on jugeroit a propos; que les malades et ceux dont la presence etoit encore necessaire a Damiette, y seroient en surete tout le temps qu'ils seroient forces d'y demeurer; qu'ils pourroient se retirer par mer ou par terre, selon leur volonte, et que le soudan seroit oblige de donner des sauf-conduits a ceux qui prendroient cette derniere voie pour se rendre en quelque place de la domination des chretiens." Les choses etant ainsi reglees, il n'etait plus question que de se disposer a l'accomplissement du traite. Le soudan fit amener le roi dans un lieu de plaisance, nomme Pharescour, situe sur le bord du Nil, ou il avait fait batir un palais assez vaste, mais construit de bois seulement, couvert de toiles peintes de diverses couleurs. Ce fut la que les deux princes se virent et confererent ensemble dans une tente qu'on avait preparee expres. On ignore les particularites de leur entrevue; tout ce qu'on sait, c'est que le traite y fut ratifie, et qu'on fit de part et d'autre les sermens convenus. Il n'etait plus question que de se disposer au depart et a l'evacuation de Damiette. On fit monter le roi avec les principaux seigneurs de son armee sur quatre vaisseaux, pour descendre la riviere vers cette ville; mais un evenement imprevu jeta le roi en de plus grands embarras et de plus grands dangers que jamais: ce fut la mort d'Almoadan, contre lequel les Mamelucks avaient fait une conspiration qui eclata sur ces entrefaites, et dont voici les causes et les suites. _Almoadan est assassine par les Mamelucks_. Ces Mamelucks etaient une espece de milice a peu pres semblable a celle des janissaires d'aujourd'hui, excepte qu'elle combattait d'ordinaire a cheval. Malech-Sala, pere du nouveau soudan, l'avait formee. Elle etait composee de soldats qui, des leur enfance, avaient ete achetes, soit en Europe, soit en Asie, par les ordres du soudan: ainsi, ne connaissant ni leurs peres, ni leurs meres, ni souvent meme leur pays, ils ne pouvaient avoir d'attachement que pour le prince et pour son service. Il les faisait elever dans tous les exercices militaires, et les traitait comme un regiment de ses gardes, qu'il distinguait beaucoup de ses autres troupes: c'etait parmi eux qu'il choisissait ceux qui avaient le plus de merite et de talent, pour en faire ses emirs, et les autres officiers de ses armees. Ce corps etait fort nombreux et fort brave. Il devint redoutable au soudan meme qui, sur le moindre soupcon, faisait couper la tete aux commandans, et confisquait leurs biens a son profit. Almoadan, fils de Malech-Sala, suivit a contre-temps, et sans doute avec trop d'imprudence, ce rude despotisme. Lorsqu'il fut arrive en Egypte, et eut ete reconnu souverain, il deposa la plupart de ceux qui possedaient les charges de la cour et de l'armee, pour les donner a ceux qu'il avait amenes d'Orient. C'etait des jeunes gens qui avaient toute sa confiance, et qui engloutissaient toutes les graces. _Le sultan est assassine par les Mamelucks_. Ce fut pendant le temps qu'on negociait la treve avec le roi de France, que les emirs, qui etaient tous du corps des Mamelucks formerent une conjuration contre Almoadan, dans laquelle entra la sultane Sajareldor, veuve du defunt soudan, qui avait ete disgraciee. Ils s'imaginerent que, lorsque Almoadan serait maitre de Damiette, et que l'Egypte serait entierement pacifiee, son caractere absolu disposerait de leurs biens et de leurs vies, suivant ses soupcons et ses caprices. C'est pourquoi ils resolurent d'executer leur dessein a Pharescour. Ils gagnerent plusieurs officiers subalternes, et un grand nombre de soldats; et, comme le soudan etait sur le point de partir pour aller prendre possession de Damiette, suivant le traite fait avec le roi de France, il fit mettre son armee sous les armes, et marcher vers la ville. Pour la faire avancer plus promptement, les chefs des conjures firent repandre le bruit que Damiette avait ete prise sur les chretiens, et qu'il fallait se hater pour avoir part au butin. Le depart de l'armee n'avait laisse aupres du soudan, pour sa garde a Pharescour, qu'une partie des Mamelucks qui etaient de la conjuration, et ce prince infortune, qui ne se defiait de rien, se trouva livre a leur discretion. Il avait dine a Pharescour, dans le palais de bois dont j'ai parle, qui etait d'une grandeur prodigieuse, et contenait differens appartemens. Apres son repas, s'etant leve de table, comme il congediait plusieurs emirs pour se retirer dans une chambre voisine, celui qui portait l'epee nue devant lui, selon la coutume, se tourna brusquement, et lui en dechargea un grand coup qui ne fit cependant que lui fendre la main depuis le doigt du milieu, jusque bien avant dans le bras. Le soudan, se voyant sans armes, prit la fuite, et se sauva vers le haut du batiment, ou il se renfermat, sans qu'on se mit en peine de le poursuivre; mais aussitot le redoutable feu gregeois ayant ete jete en differens endroits de l'edifice, il fut en un moment tout en flammes. Le soudan, voyant qu'il fallait perir, aima mieux s'exposer a la fureur des conjures, que de se voir bruler tout vif. Il descendit, et se jeta au milieu des soldats pour gagner la riviere. Il fut blesse dans le flanc, d'un poignard qui y resta, et avec lequel il se jeta dans le Nil pour le passer a la nage. Il y fut poursuivi par neuf assassins qui lui oterent la vie. Un d'eux, nomme Octai, l'ayant tire a terre, lui ouvrit la poitrine, en arracha le coeur, et aussitot, tenant ce coeur dans sa main toute ensanglantee, il monta sur le vaisseau ou etait le roi, et lui dit: "Que me donneras-tu pour t'avoir delivre d'un ennemi qui t'en eut fait autant s'il eut vecu?" Louis ne repondit a cette brutale question que par un regard de mepris qui fit assez voir qu'il avait horreur d'une action si detestable. On ajoute qu'Octai le pria de le faire chevalier de sa main; que le roi lui repondit qu'il le ferait volontiers, s'il voulait se faire chretien, et que l'infidele se retira plein de respect pour ce prince, dont il ne pouvait assez admirer la fermete et le courage. Un moment apres, trente de ces assassins entrerent dans le vaisseau, et criant, _tue! tue!_ Chacun en ce moment se crut mort. Plusieurs se jeterent aux pieds d'un religieux de la Trinite, de la suite de Guillaume, comte de Flandre, pour lui demander l'absolution. Le seigneur Guy d'Ybelin, connetable de Chypre, se jeta a genoux devant Joinville, et se confessa a lui: _Et je lui donnai_, ajoute ce seigneur, _telle absolution comme Dieu m'en avoit donne le pouvoir; mais de chose qu'il m'eut dite, quand je fus leve, oncque ne m'en recordai de mot; mais en droit moi, ne me souvenois alors de mal ne peche que oncque j'eusse fait, et je m'agenouillai aux pieds de l'un d'eux, tendant le cou, et disant ces mots en faisant le signe de la croix: Ainsi mourut sainte Agnes_. Telle etait la simplicite de ces bons chevaliers, qui avaient au moins beaucoup de foi. Ils en furent quittes pour la peur. Les trente assassins sortirent du vaisseau sans faire mal a personne. Une pareille scene se passait dans la tente du roi, ou une troupe de ces scelerats entra avec confusion, l'epee nue, et teinte encore du sang de leur prince. Leur demarche, leurs cris, leur fureur enfin, qui paraissait peinte sur leurs visages, n'annoncaient rien que de funeste. Louis, sans rien diminuer de cet air majestueux qui inspirait le respect, meme aux plus barbares, laissa tranquillement rugir ces betes feroces, ne montrant ni moins de serenite, ni moins de dignite que s'il eut ete a quelque ceremonie d'eclat au milieu de ses barons. Cette constance heroique lui attira l'admiration de ces infames parricides; ils s'adoucirent tout d'un coup, et se prosternant jusqu'a terre: _Ne craignez, rien, Seigneur_, lui dirent-ils, _vous etes en surete; il fallait que les choses se passassent comme elles viennent d'arriver: nous ne vous demandons que l'execution du traite, et vous etes libre_. On dit meme qu'ils furent si touches de son intrepidite, qu'ils mirent en deliberation de le choisir pour leur soudan; mais le voyant si ferme dans ce qui regardait sa religion, ils apprehenderent qu'il ne renversat bientot toutes leurs mosquees. Un jour le saint monarque s'entretenant de cette aventure avec Joinville, lui demanda s'il croyait qu'il eut accepte la couronne d'Egypte. Le naif senechal repondit[1], _qu'il eut fait en vrai fol, vu qu'ils avoient ainsi occis leur seigneur. Or scachez_, reprit Louis, _que je ne l'eusse mie refusee_. Tel etait le zele de ce prince veritablement chretien, que dans l'esperance de convertir ces infideles, il se fut expose a une mort certaine. [Note 1: Joinville, page 73.] Le lendemain, les emirs envoyerent demander communication du traite fait avec le soudan. Le comte de Flandre, le comte de Soissons, et plusieurs seigneurs, allerent leur parler a ce sujet. Les emirs leur repeterent ce qu'ils avaient deja dit au roi, que le dessein du soudan, sitot qu'il eut ete en possession de Damiette, etait de lui faire couper la tete, et a tous les seigneurs francais, et que, pour marque de sa perfidie, il en avait deja envoye quelques-uns au Grand-Caire, ou il les avait fait massacrer. Cependant le traite fut confirme; mais les emirs voulurent que la moitie de la rancon fut payee avant le depart du roi, et il y consentit. Il fut question de faire un nouveau serment de part et d'autre: les emirs le firent a leur maniere, et le roi le recut; mais il voulurent lui prescrire la forme du sien. Ils en avaient fait composer la formule par quelques renegats, en cette maniere: "Qu'au cas que le roi manquat a sa promesse, il consentait d'etre a jamais separe de la compagnie de Dieu et de la Vierge Marie, des douze apotres, des saints et saintes du Paradis." Le roi n'eut aucune peine sur ce point-la; mais la seconde partie lui fit horreur. On voulait qu'il s'exprimat en ces termes: "Que, s'il violait son serment, il serait repute parjure, comme un chretien qui a renie Dieu, son bapteme et sa loi, et qui, en depit de Dieu, crache sur la croix et la foule aux pieds." Il protesta que ces horribles paroles ne sortiraient jamais de sa bouche. Les emirs ayant appris la reponse du roi, en furent tres-irrites, et assurerent celui qui la leur porta, que, s'il ne faisait ce serment (comme eux avaient fait le leur de la maniere qu'il avait voulu), ils lui couperaient la tete, et a tous les seigneurs de sa suite. Cette menace, rapportee au roi, ne l'ebranla pas plus que les instances que lui firent les deux princes ses freres, qui lui representaient qu'il devait passer par-dessus ce scrupule, puisqu'il etait en resolution d'executer sa promesse avec toute l'exactitude possible. Les emirs pleins de rage vinrent a sa tente, comme pour lui oter la vie; mais l'avarice etait un frein qui arretait leur fureur: ils craignaient de perdre la grosse rancon que le roi avait promise, et ils voulaient avoir Damiette. S'imaginant que le patriarche de Jerusalem etait celui qui empechait le roi de les satisfaire, un emir fut sur le point de lui couper la tete; mais ils se contenterent de le faire lier a un poteau, ou ils lui firent serrer les mains avec tant de violence, qu'elles furent en un moment horriblement enflees, et que le sang en ruisselait. Ce pauvre vieillard qui avait quatre-vingts ans, presse par la douleur, criait au roi de toute sa force: "Ah! sire, jurez hardiment: j'en prends le peche sur moi et sur mon ame, puisque vous avez la volonte d'accomplir votre promesse." Le roi tint ferme, et les emirs, voyant qu'il se mettait peu en peine de toutes leurs menaces furent contraints de se contenter de la premiere partie du serment qu'ils lui avaient prescrit, et que les seigneurs francais firent aussi. Les Sarrasins donnerent la couronne a la sultane Sajareldor, lui firent serment de fidelite, et choisirent entre eux des generaux pour commander les armees sous son autorite. Ce fut avec eux que le roi arreta definitivement les articles du traite. Les vaisseaux qui portaient le roi et les prisonniers voguerent vers Damiette, ou l'on etait dans la derniere consternation sur les differens bruits qui avaient couru touchant la personne du roi et celles des deux princes ses freres. La comtesse d'Artois y etait dans la plus grande affliction de la mort de son mari. L'incertitude du sort du roi et des princes, et l'approche de l'armee ennemie, tenaient la reine et les comtesses d'Anjou et de Poitiers dans de mortelles alarmes. Le duc de Bourgogne et Olivier de Termes, qui commandaient la garnison, avaient toutes les peines du monde a les rassurer. Les Genois et les Pisans furent sur le point d'abandonner la ville et de s'enfuir sur leurs vaisseaux. Il fallut que la reine s'obligeat de leur fournir des vivres a ses depens pour obtenir qu'ils demeurassent. Elle etait accouchee avant terme d'un fils, qui fut nomme Jean, et surnomme Tristan, pour marquer la triste et facheuse conjoncture de sa naissance. Cette couche prematuree avait ete l'effet de sa douleur et de son chagrin; elle etait dans de si terribles apprehensions, qu'il ne se passait pas de nuit que, troublee par des songes effrayans, elle ne crut voir les Sarrasins en furie attenter a la vie du roi son mari, ou entrer en foule dans sa chambre pour l'enlever elle-meme; elle se tourmentait, s'agitait, et sans fin s'ecriait: _A l'aide! a l'aide!_ On fut oblige de faire veiller dans sa chambre un _chevalier vieil et ancien_, dit Joinville[1], _age de quatre-vingts ans et plus, arme de toutes pieces_, qui, toutes les fois que ces tristes imaginations la reveillaient, lui prenait la main _et lui disait: Madame, je suis avec vous; n'ayez peour_. Un jour, ayant fait retirer tout le monde, excepte ce brave vieillard, elle se jeta a genoux: _Jurez-moi_, lui dit-elle, _que vous m'accorderez ce que je vas vous demander_. Il le lui promit avec serment. _Eh bien, sire chevalier_, reprit-elle, _je vous requiers, sur la foi que vous m'avez donnee, que, si les Sarrasins prennent cette ville, vous me coupiez la tete avant qu'ils me puissent prendre_. Ce bon gentilhomme repondit _que tres-volontiers il le feroit, et que ja l'avoit-il eu en pensee d'ainsi le faire si le cas y echeoit_. [Note 1: Joinville, pages 78 et 79.] _Le roi est mis en liberte et Damiette est rendue_. L'arrivee du roi remit un peu les esprits: il n'entra pas dans la place, mais le seigneur Geoffroy de Sargines fut charge de donner les ordres pour la reddition. La reine, les princesses et les autres dames furent transportees sur les vaisseaux. On laissa dans la ville les malades, les machines et les magasins, jusqu'a ce qu'on put les retirer, suivant un des articles du traite. On ne fut pas long-temps a connaitre qu'on avait affaire a des gens sans foi et sans honneur, car ils firent main-basse sur tous les malades; et ayant brise les machines qu'ils s'etaient engages de rendre, ils y mirent le feu, et les brulerent toutes. Ils n'en demeurerent pas-la. Les generaux sarrasins mirent en deliberation s'ils ne traiteraient pas le roi et les autres prisonniers comme ils avaient traite les malades. Un des emirs soutint qu'il ne fallait pas balancer, et que c'etait l'Alcoran meme qui ordonnait de ne point faire de quartier aux ennemis de leur loi. Il ajouta que, quand on se serait defait du roi de France, et de la fleur de la noblesse francaise, on n'aurait point de vengeance a craindre, parce que ce prince n'avait que des enfans en bas age. Peu s'en fallut que cet emir n'entrainat tout le conseil dans son sentiment; mais comme il se rencontre toujours quelque homme d'honneur dans les assemblees les plus devouees au crime, un autre emir s'opposa a cette resolution. Il representa l'infamie qui en retomberait sur toute la nation, ce qu'on dirait des Mamelucks dans toute la terre, quand on apprendrait qu'apres avoir massacre leur soudan, et apres un traite confirme par les sermens les plus solennels, ils avaient encore trempe leurs mains dans le sang d'un prince et de tant de braves hommes allies a toutes les puissances de l'Europe. Un avis si raisonnable ne fit pas toutefois conclure en faveur des prisonniers, mais il suspendit au moins la fureur qui s'etait emparee des esprits. En attendant qu'on eut pris une derniere resolution, un des emirs, autorise par le plus grand nombre, donna ordre aux mariniers sarrasins de remonter les vaisseaux vers le Grand-Caire: ce qui fut execute sur-le-champ, _dont fut mene entre nous un tres-grand deuil_, ainsi que s'exprime le bon senechal[1], _et maintes larmes en issirent des yeux; car nous esperions tous qu'on dut nous faire mourir_. [Note 1: Joinville, p. 74.] Mais enfin la reflexion que firent les Mamelucks, qu'ils se rendraient par cette perfidie l'execration de l'univers, la crainte d'attirer sur eux la vengeance de toute l'Europe, et, plus que tout cela, la crainte de perdre les huit cent mille besans d'or qu'on leur avait promis, les ramenerent a un avis plus sage, et soutinrent en eux un reste de bonne foi pret a s'echapper. _Ainsi, comme voulut Dieu qui n'oublie jamais ses serviteurs, il fut accorde que tous seroient delivres, et les fit-on revenir vers Damiette_. On voulut meme les regaler avant de les quitter: on leur apporta _des beignets de fromage rotis au soleil, et des oeufs durs, que, pour l'honneur de leurs personnes, on avoit fait peindre par dehors de diverses couleurs_. _Le roi est mis en liberte_. On leur permit ensuite de sortir des vaisseaux qui leur tenaient encore lieu de prison, et d'aller trouver le roi qu'on avait laisse dans une tente sur le rivage. Il marchait alors vers le Nil, accompagne de vingt mille Sarrasins armes, qui le consideraient avec une grande curiosite, et lui rendaient le meme honneur que s'il eut ete leur prince. Une galere l'attendait, sans autre equipage, en apparence, qu'un homme qui faisait le fou. Des qu'il vit le monarque a portee d'etre secouru, il donna un coup de sifflet, et a l'instant parurent quatre-vingts arbaletriers francais bien equipes, leurs arbaletes tendues, et le trait dessus. _Les infideles, a cette subite apparition, commencerent a fuir comme des brebis, ne oncque avec le roi n'en demeura que deux ou trois_. Aussitot le maitre du vaisseau lui fit jeter une planche pour l'aider a passer sur son bord: il y entra suivi du comte d'Anjou son frere, de Geoffroi de Sargines, de Philippe de Nemours, d'Alberic Clement, marechal de France, du sire de Joinville, et de Nicolas, general de la Trinite. Le roi, suivant le traite fait avec les emirs, devait, avant de partir d'Egypte, payer le quart de la rancon dont on etait convenu. Il leur avait deja fait payer la moitie de cette somme, et en attendant qu'on put trouver le reste, le comte de Poitiers, son frere, etait retenu en otage par les ennemis. Apres qu'on eut ramasse tout ce qu'on put trouver d'argent, il se trouva qu'il manquait soixante mille livres pour completer la somme. Joinville conseilla au roi de les emprunter des Templiers, ou de les prendre par force s'ils faisaient quelque difficulte. Leur grand-marechal se piquant d'une fausse exactitude, refusa de les preter dans l'occasion du monde la plus privilegiee. Il representa qu'en recevant leurs commanderies, ils faisaient serment de ne point disposer des revenus de l'ordre sans la permission de leurs superieurs. On fut outre d'un scrupule si mal fonde de la part de gens qui ne se dispensaient que trop souvent de leur regle en d'autres points bien plus essentiels, et de voir qu'ils avaient moins de confiance en la parole du roi que les infideles. Le sire de Joinville s'offrit, et partit avec la permission du monarque pour aller forcer leurs coffres pretendus sacres. Il avait deja la cognee levee pour les briser, lorsque le marechal, qui l'avait suivi, jugea plus a propos, pour eviter l'indignation publique, de lui en remettre les clefs. Joinville y puisa sans facon tout l'argent dont on avait besoin, et l'apporta aux pieds de Louis, _qui fut_, dit Joinville, _moult joyeux de sa venue_. Ainsi le payement fut acheve, au contentement du religieux prince, et le comte de Poitiers fut remis en liberte. Tout etait pret pour le depart, lorsque le comte de Montfort, qui avait ete charge de payer, croyant avoir fait un trait d'habile homme, vint dire au roi, en riant, que les Sarrasins s'etaient trompes de 20,000 besans d'or, et qu'il etait bien aise d'avoir ete plus fin que des traitres qui n'avaient ni foi ni loi. _Mais le roi_, dit Joinville, _se courrouca tres-aprement, et renvoya Montfort, au grand danger de sa vie, restituer cette somme a des barbares, dont l'infidelite ne devait point servir d'exemple pour un prince chretien_. Avant que cette affaire fut entierement terminee, le comte Pierre de Bretagne, le comte de Flandre, le comte de Soissons et plusieurs autres seigneurs etaient venus prendre conge du roi, qui ne put obtenir d'eux d'attendre la delivrance du comte de Poitiers pour les accompagner. Ils mirent a la voile pour retourner en France; mais le comte de Bretagne n'eut pas la satisfaction de revoir sa patrie: il mourut pendant le voyage. Enfin, le roi ayant satisfait a tous les articles du traite avec une exactitude qui allait jusqu'au scrupule, le comte de Poitiers vint le joindre, et aussitot on fit voile pour la Palestine. L'embarquement s'etait fait avec tant de precipitation, que _les gens du roi ne lui avoient rien appareille, comme de robes, lit, couche, ne autre bien_; a peine se trouva-t-il quelques matelas sur lesquels il put reposer. _Il faisoit venir Joinville, lui permettait de se seoir empres sa personne, pour ce qu'il etoit malade_. Apres lui avoir detaille tout ce qui s'etait passe a sa prise, il lui ordonnait de raconter ses aventures particulieres, trouvant toujours le moyen de rapporter tout a Dieu. Tant de malheurs qui lui etaient arrives coup sur coup, n'avaient pu, dit l'ingenu senechal, lui faire oublier le comte d'Artois, son frere: _Il plaignoit a merveille sa mort_. Un jour il demanda ou etait le comte d'Anjou, qui, quoique sur le meme vaisseau, _ne lui tenoit aucune compagnie_. On lui repondit qu'il jouait avec Gautier de Nemours[1]. Aussitot il se leva, un peu echauffe, se fit conduire a la chambre ou etaient les joueurs, _et, quand il fut sur eux, print les dez_ "et les tables, les jeta en la mer, et se courrouca tres-fort a son frere, de ce qu'il ne lui souvenoit plus de la mort d'un prince qui devoit lui etre si cher, ni des perils desquels Notre-Seigneur les avoit delivres. Mais le sire de Nemours en fut mieux paye, car le bon saint roi jeta tous ses deniers apres les dez et les tables, en mer." [Note 1: Joinville, pag. 79 et 80.] _Le roi arrive en Palestine_. La navigation fut des plus heureuses; les vaisseaux, au bout de six jours, entrerent dans le port de Saint-Jean-d'Acre. Toute la ville vint au-devant du roi en procession, et chacun mit pied a terre, dans l'esperance de trouver quelque repos apres tant de fatigues. Telle fut la fin d'une expedition dont les preparatifs alarmerent tout l'Orient, dont les premiers succes firent trembler tous les Musulmans, dont les derniers malheurs remplirent toute l'Europe de deuil et de tristesse. Louis se montra veritablement grand dans les triomphes, plus grand encore dans les fers, tres-grand par la tendre reconnaissance qu'il conserva toute sa vie pour les bontes d'un Dieu qui l'avait juge digne de souffrir pour la gloire de son saint nom. _Desolation de la France et de l'Europe, a la nouvelle de la prison du roi_. Tandis que ces choses se passaient en Orient, on se repaissait en France de diverses nouvelles qui etaient de jour en jour plus avantageuses. Celles de l'heureuse descente qu'on avait faite en Egypte, de la prise de Damiette, dont on eut des avis certains, furent, comme c'est l'ordinaire, le fond sur lequel on en fabriqua plusieurs autres qui en tiraient toute leur vraisemblance, et que l'on croyait avec le plus grand plaisir. Selon ces bruits, la prise de Damiette avait ete suivie de celle du Grand-Caire, et de la defaite entiere de l'armee du soudan. La nouvelle en avait ete confirmee par une lettre ecrite a un commandeur de l'ordre des Hospitaliers; la reine Blanche et tout le royaume le crut avec la meme facilite. Ce n'etait partout que rejouissances, et principalement en France, d'autant plus que, selon la meme lettre, le roi et les princes ses freres etaient en parfaite sante; mais lorsque l'illusion eut fait place a la verite, la douleur fut universelle. Plus la joie avait ete grande, plus on fut consterne par les assurances que l'on recut quelque temps apres de la captivite du roi, de tous les princes et seigneurs, des maladies contagieuses qui l'avaient precedee, et qui avaient fait perir la plus grande partie de l'armee. Tous les princes chretiens firent paraitre leur douleur d'un si funeste desastre: toute l'Europe prit part a cette perte, qui etait commune a toute la chretiente. La reine Blanche y fut plus sensible que tous les autres; cependant, loin de se laisser accabler par la douleur, elle s'occupa des moyens de remedier a un mal si pressant: elle n'omit ni exhortations, ni caresses, ni prieres, pour engager les sujets du roi a faire les derniers efforts, afin de payer sa rancon, celle de tant de braves seigneurs, et pour envoyer du secours a Damiette, dont la conservation repondait en quelque sorte de la vie du roi son fils. Mais tous les mouvemens que la captivite du roi causa dans l'Europe eurent peu d'effet, et en produisirent au contraire un tres-facheux; qui fut un exemple des illusions dont le peuple est susceptible, et qui le conduisent ordinairement aux plus grands exces de fanatisme. _Mouvemens des Pastoureaux_. Un Hongrois, nomme Jacob, age de soixante ans, apostat de l'ordre de Citeaux et meme de la religion chretienne, car il avait secretement embrasse celle de Mahomet, etait en Europe l'espion du soudan d'Egypte. Une tres-longue barbe qui lui descendait presque jusqu'a la ceinture, un visage pale et decharne, des yeux enfonces, mais etincelans, une grande abondance de larmes qu'il avait a commandement, un exterieur enfin penitent et tout en Dieu, parlant d'ailleurs avec une espece d'eloquence simple plusieurs langues de l'Europe, lui donnerent un si grand credit sur l'esprit de la populace, qu'elle crut qu'il etait veritablement envoye de Dieu. Ce scelerat, que l'usage des fourberies avait rendu habile a contrefaire le prophete, s'adressa aux gens de la campagne et surtout aux bergers, et entreprit de leur persuader que Dieu voulait se servir d'eux pour delivrer la Terre-Sainte et le roi de la tyrannie des Sarrasins; que la divine Providence avait fait avorter tous les desseins de ces grands du monde qui se confiaient dans leur force, afin de se reserver la gloire d'exterminer les Mahometans par les mains des faibles; que Jesus-Christ qui, etant sur la terre, s'etait donne le nom de Pasteur et d'Agneau de Dieu, avait jete les yeux, pour ce grand oeuvre, sur ceux qui menaient une vie simple dans la conduite des troupeaux. Il sut si bien faire valoir cette extravagance, a la faveur de quelques tours de charlatan, qui passaient pour des miracles aux yeux de ces bonnes gens, qu'il en assembla un grand nombre et les engagea a le suivre. Ce fut de ces gens-la qu'il commenca a former sa milice a qui on donna pour cette raison le nom de _pastoureaux_. Elle fut bientot grossie par une multitude infinie d'autres gens de la campagne, de la lie du peuple, de tous les vagabonds et de tous les voleurs du royaume. La regente, qui avait besoin de soldats pour envoyer en Palestine au secours du roi, ne s'opposa pas d'abord a cette manie dont elle esperait tirer avantage; mais ces pastoureaux commirent tant de desordres, ils s'abandonnerent a tant d'exces, et porterent leur insolence si loin contre les eveques, les ecclesiastiques, les religieux; et leur chef, dans ses predications, parla contre l'Eglise et le pape avec tant d'audace et d'impudence, que la regente, informee de ces desordres ouvrit enfin les yeux, et reconnut modestement sa faute et avoua qu'elle avait ete trompe par la simplicite apparente de ces imposteurs; aveu qui pourrait paraitre humiliant de la part d'une reine consommee dans les affaires par une longue experience, mais qui fait connaitre reellement une grande ame, que l'amour-propre, si naturel aux grands, ne sait point aveugler. Elle envoya partout des ordres aux magistrats et aux peuples de prendre les armes pour les dissiper. Bourges cependant ignorait cette proscription: on y recut le pretendu prophete avec honneur. Jacob y fit entrer une partie de ses gens; les autres se repandirent dans les environs. Le clerge, objet eternel de leur haine, s'etait cache ou retire. Il n'y eut personne de tue; mais la synagogue des Juifs fut forcee, leurs livres brules, leurs maisons pillees. Le maitre precha avec son impudence ordinaire; il avait promis des miracles, mais il n'eut pas l'adresse d'en faire: le peuple se retira fort desabuse. Ce fut apparemment sur ces entrefaites qu'arriverent les ordres de la regente; mais deja les pastoureaux etaient sortis de la ville. Les habitans, honteux de leurs menagemens pour cette bande de scelerats, courent aux armes, sortent en foule apres eux, et les joignent entre Mortemer et Villeneuve sur le Cher. Le Hongrois Jacob, leur maitre, atteint des premiers par un boucher, est assomme a coups de hache; une grande partie de ses gens demeure sur la place. Plusieurs tombent entre les mains des magistrats et perissent par la corde: le reste se dissipe comme de la fumee. Une autre troupe de ces fanatiques, sous la conduite d'un des lieutenans de Jacob, se presente aux portes de Bordeaux. Interroges quelle etait leur mission, ils repondent qu'ils agissaient par l'autorite de Dieu tout-puissant et de la Vierge sa mere. Le voile de la seduction etait tombe, on leur signifia que, s'ils ne se retiraient promptement, on les poursuivrait avec toutes les troupes du pays: cette simple menace suffit pour les disperser. Leur chef se deroba secretement, monta sur un vaisseau pour retourner chez les Sarrasins, d'ou il etait venu; mais, reconnu par les mariniers pour l'un des compagnons du Hongrois, il fut jete dans la Garonne, pieds et mains lies. On trouva dans son bagage beaucoup d'argent, des poudres empoisonnees, des lettres ecrites en arabe, qui marquaient un engagement de livrer dans peu un grand nombre de chretiens aux infideles. Un second lieutenant de l'imposteur etait passe en Angleterre, ou il avait rassemble cinq ou six cents villageois; mais lorsqu'on y fut instruit de la maniere dont les disciples du Hongrois avaient ete traites en France, ce lieutenant fut arrete et mis en pieces par ceux memes qu'il avait seduits. Telle fut la fin malheureuse des pastoureaux. La plus grande partie perit, ou par l'epee, ou par la main des bourreaux: on n'en excepta que ces trop simples paysans dont on avait surpris la bonne foi. Les uns, touches d'un veritable repentir, allerent expier leur egarement au service du roi dans la Terre-Sainte; les autres, se voyant sans chef, regagnerent comme ils purent leurs troupeaux et leurs charrues. Ainsi fut dissipee une illusion, dont on comprend aussi peu l'accroissement prodigieux que la fin si subite. _Occupations du roi dans la Palestine_. Cependant, des que le roi fut arrive a Saint-Jean-d'Acre dans la Palestine, il s'empressa d'envoyer les quatre cent mille besans d'or qui restaient a payer, tant pour retirer les malades et les effets qu'on avait du garder a Damiette, que pour racheter les captifs qu'on avait transferes au Caire, contre la foi des traites. Mais ce voyage fut inutile: les ambassadeurs, apres avoir essuye toutes sortes de delais, rapporterent une partie de l'argent, et ne ramenerent avec eux que quatre cents prisonniers, de plus de douze mille qu'ils etaient. Les Sarrasins ne tarderent pas a se repentir d'avoir delivre le roi a si bon marche. Ils avaient, comme on l'a dit, brule toutes ses machines, pille ses meubles, egorge les malades. Il ne fut pas plus tot mis en liberte, qu'ils partagerent entre eux les captifs qui furent traites avec la derniere barbarie. Cette conduite des Egyptiens fit changer de face aux affaires. _Louis demande l'avis des seigneurs sur son retour en France_. Louis, vivement sollicite par les prieres de la reine sa mere, avait resolu de retourner en France, ou l'on n'avait ni paix, ni treve avec le roi d'Angleterre. On commencait a craindre qu'il ne voulut profiter de l'eloignement du monarque; car on connaissait la jalousie, l'ambition, la cupidite et l'humeur inquiete de Henri; mais, d'un autre cote, la retraite du saint roi entrainait celle de tous les croises qui ne pouvaient manquer de le suivre, et desiraient, apres tant de malheurs et de fatigues, de revoir encore leur patrie. Les Templiers meme, et les Hospitaliers, menacaient de s'embarquer avec lui, s'il prenait le parti de les abandonner. Ainsi la Palestine demeurait sans defense, ses habitans sans ressource, plus de dix mille prisonniers sans esperance d'etre rachetes. Dans cette position difficile, il assembla les comtes de Poitiers et d'Anjou, le comte de Flandre, et tous les seigneurs de l'armee. "Madame la reine, ma mere, leur dit-il, me mande que mon royaume est dans un grand peril, et mon retour tres-necessaire. Les peuples de l'Orient, au contraire, me representent que la Palestine est perdue si je la quitte, me conjurent de ne les point abandonner a la merci des infideles, protestent enfin qu'ils me suivront tous, si je veux les laisser a eux-memes. Ainsi je vous prie de me donner votre avis sur ce qu'il convient de faire: je vous donne huit jours pour y penser." Il ne lui echappa dans son discours aucune parole qui put faire connaitre son dessein; mais la gloire de Dieu, l'interet de la religion, sa tendresse pour des sujets malheureux qui gemissaient dans un dur esclavage, ne lui permettaient pas de balancer sur le choix du parti qu'il avait a prendre. Quand les huit jours furent expires, l'assemblee se trouva encore plus nombreuse que la premiere fois. Alors le seigneur Guy de Mauvoisin lui dit, au nom de tous les seigneurs francais: "Sire, messeigneurs vos freres et tous les chefs de votre armee sont d'avis que vous vous embarquiez au plus tot. Votre royaume a un besoin pressant de votre presence. Vous ne pouvez demeurer ici avec honneur. Le sejour que vous y ferez ne sera d'aucune utilite. De deux mille huit cents chevaliers qui vous accompagnaient en partant de Chypre, il ne vous en reste pas cent, la plupart malades, n'ayant ni equipages, ni argent pour en avoir. Vous n'avez pas une seule place dont vous puissiez disposer. Enfin, suppose que vous pensiez a continuer la guerre contre les infideles, il faut pour cela meme passer la mer, afin de faire un nouvel armement, et revenir avec de plus grandes forces; au lieu que dans l'extremite ou vous vous trouvez, vous n'etes point en etat de rien entreprendre, mais dans un danger evident de perir sans honneur et sans tirer l'epee." Ce discours fit beaucoup d'impression sur l'esprit du roi; et, quoique Mauvoisin, en commencant, eut dit qu'il parlait au nom de presque toute l'assemblee qui, par son silence, semblait approuver ses remontrances, cependant le roi voulut avoir les avis de tous en particulier. Il commenca par les comtes de Poitiers et d'Anjou, ses freres; apres eux il fit parler le comte de Flandre et plusieurs autres seigneurs: tous repondirent qu'ils etaient entierement du sentiment du seigneur Mauvoisin. Quand le roi demanda celui de Jean d'Ybelin, comte de Jaffe, il se defendit d'abord de le dire, parce que, possedant plusieurs places dans la Palestine, il paraitrait parler pour ses propres interets, s'il etait d'un sentiment contraire a celui de tant de braves chevaliers. Le roi l'obligea toutefois de parler, et il dit que, suppose que le roi ne fut pas dans une entiere impuissance d'avoir des troupes capables de tenir la campagne, il etait de la gloire d'un aussi grand prince que lui de demeurer en Palestine, avec l'esperance d'avoir quelques avantages sur les Sarrasins; qu'il lui serait honteux de se retirer sur sa perte, et de paraitre en Europe avec les debris de son armee et tout le mauvais equipage d'un prince vaincu, sans avoir fait quelques efforts pour reparer une disgrace, plus glorieuse peut etre que bien des victoires, mais qu'une retraite precipitee pouvait neanmoins rendre honteuse. Joinville, qui ne put parler que le quatorzieme, embrassa ce dernier avis. "Le roi, ajouta-t-il, en employant une partie de son tresor, qui se trouve encore tout entier, levera aisement de bonnes troupes. Lorsqu'on saura qu'il paie largement, on viendra en foule se ranger sous ses etendards: la Moree et les pays voisins lui fourniront des chevaliers et des soldats en abondance. Ainsi l'exigent et la gloire de notre souverain, et le salut de nos compagnons captifs, qu'on met peut-etre par milliers a la torture, au moment que nous deliberons, et qui se trouvent dans la necessite, ou de souffrir mille morts, ou de renoncer a leur foi, ou au moins a leur liberte; qu'il n'y avait personne dans l'assemblee qui n'eut parmi ces prisonniers des parens ou des amis, et qu'il etait de leur generosite de ne les pas laisser perir malheureusement." Il prononca ces dernieres paroles d'une maniere si touchante qu'il tira des larmes des yeux; mais personne ne changea de sentiment; et de tous ceux qui restaient a parler, le seul Guillaume de Beaumont, marechal de France, appuya celui du senechal de Champagne. Le roi, touche de tant d'oppositions a ce qu'il avait resolu, ne voulut pas se declarer et remit encore l'affaire a huitaine. Les seigneurs sortirent de l'assemblee tres-irrites contre Joinville, qui, jeune encore, avait ose combattre l'avis de tant de personnages vieillis dans les armes et dans le conseil. "Chacun commenca aussitot a l'assaillir, et lui disait par depit ou par envie: Il est inutile de deliberer davantage, Joinville a opine de demeurer, Joinville qui en sait plus que tout le royaume de France." Le plus sage lui parut de se taire; mais il eut peur d'avoir deplu au souverain. Deux ou trois jours apres la tenue de ce conseil, le roi qui le faisait manger avec lui quand les princes ses freres n'y etaient pas, ne le regarda point pendant tout le diner. Le senechal, effraye d'un silence qui, trop souvent a la cour, annonce une disgrace prochaine, se retira dans l'embrasure d'une fenetre qui donnait sur la mer. La, tenant ses bras passes au travers des grilles, il se mit a rever a sa mauvaise fortune. Deja il _disait en son courage_[1], qu'il laisserait partir le monarque, _et s'en irait vers le prince d'Antioche, son parent_, lorsque tout-a-coup il sentit quelqu'un _s'appuyer sur ses epaules par derriere, et lui serrer la tete entre les deux mains_. Il crut que c'etait le seigneur de Nemours qui l'avait tourmente _cette journee_. De grace, lui dit-il avec chagrin, _laisses m'en paix, messire Philippe, en male aventure_. Aussitot il tourne le visage; mais l'inconnu _lui passe la main par-dessus. Alors il scut que c'etoit le roi, a une emeraude qu'il avoit au doigt_, et voulut se retirer comme quelqu'un qui avait mal parle. "Venez ca, sire de Joinville, dit le monarque en l'arretant: je vous trouve bien hardi, jeune comme vous etes, de me conseiller sur tout le conseil des grands personnages de France, que je dois demeurer en cette terre. Si le conseil est bon, repondit le senechal, avec un petit reste d'humeur, votre majeste peut le suivre; s'il est mauvais, elle est maitresse de n'y pas croire. Mais si je demeure en Palestine, ajouta le prince, le sire de Joinville voudra-t-il rester avec moi? Oui, sire, reprit celui-ci avec vivacite, fut-ce a mes propres depens." Le roi, charme de sa naivete, lui decouvrit enfin que son dessein n'etait pas de retourner sitot en France: neanmoins il lui recommanda le secret. Cette confidence rendit au senechal toute sa gaiete: _Nul mal_, dit-il, _ne le gravoit plus_. [Note 1: Joinville, p. 81.] _Le roi se determine a rester en Syrie._ Le dimanche suivant, le roi assembla de nouveau les seigneurs de son conseil et leur parla en ces termes: "Seigneurs, je suis egalement oblige, et a ceux qui me conseillent de repasser en France, et a ceux qui me conseillent de rester en Palestine, persuade que je suis que tous n'ont en vue que mes interets et ceux de mon royaume. J'ai balance les raisons des uns et des autres, et je me suis determine a ne pas quitter la Palestine. Je sais que ma presence serait utile en France, mais elle n'y est pas necessaire. La reine ma mere l'a gouvernee jusqu'a present avec tant de sagesse que je puis m'en rapporter a ses soins: elle ne manque ni d'hommes, ni d'argent; et, en cas que les Anglais fassent quelque entreprise, elle est en etat de s'y opposer. Au contraire, si je pars, le royaume de Jerusalem est perdu. Quelle honte si, etant venu pour le delivrer de la tyrannie des infideles, je le laissais dans une position pire que celle ou je l'ai trouve! Je crois donc que le service de Dieu, et l'honneur de la nation francaise exigent que je demeure encore quelque temps a Ptolemais. Ainsi, seigneurs, je vous laisse le choix. Si vous voulez retourner dans votre patrie, _de par Dieu soit_[1]; je ne pretends contraindre personne. Si vous voulez rester avec moi, dites-le hardiment. Je vous promets que je vous donnerai tant, que la coupe ne sera pas mienne, mais votre." Il voulait dire que ses finances seraient plus pour eux que pour lui. [Note 1: Ducange, _Observations sur Joinville_, p. 88.] On ne saurait exprimer l'etonnement des princes et des barons, apres cette declaration du monarque. Quelques-uns, honteux d'abandonner leur souverain, se laisserent vaincre par les sentimens d'honneur et de generosite. La plupart n'en disposerent pas moins toutes choses pour leur retour. Les princes meme, ses freres, se preparerent a partir, et s'embarquerent en effet vers la saint Jean: _Mais ne scais pas bien_, dit Joinville, _si ce fut a leur requete ou par la volonte du roi_, qui, soigneux de leur gloire, voulut bien dire qu'il les renvoyait pour la consolation de sa tres-chere dame et honoree mere, et de tout le royaume de France. Ce fut a cette occasion qu'il ecrivit la lettre qui nous reste[1] sur sa prison et sa delivrance: elle est adressee a ses chers et fideles les prelats, barons, chevaliers, soldats, citoyens et bourgeois. Il leur detaille du meme style, et les succes et les disgraces de son expedition d'Egypte, et finit par leur rendre compte des raisons qui l'ont determine, contre l'avis de plusieurs, a demeurer encore quelque temps en Syrie; monument precieux, ou l'on remarque des sentimens si nobles, si chretiens, une simplicite si sublime, qu'on ne peut s'empecher de reconnaitre qu'il n'est donne de parler ainsi qu'a un roi anime de l'esprit de Dieu. [Note 1: _Epist. S. Lud. de capt. et liber. sua; apud Duch._ Tome 5, p. 428.] _Il donne ses ordres pour lever des troupes_. Le saint monarque, sans etre effraye de la desertion presque generale de son armee, donna aussitot ses ordres pour lever de nouvelles troupes; mais au bout d'un mois, _on ne lui avoit encore fait recrue de chevaliers ne d'autres gens_[1]. Surpris de cette negligence, il manda ce qui lui restait d'officiers principaux, surtout Pierre de Nemours ou de Villebeon, chambellan de France. "Pourquoi, leur dit-il d'un air courrouce, n'a-t-on pas execute la commission que j'avais donnee? Sire, repondit le chambellan, c'est que chacun se met a si haut prix, et particulierement Joinville que nous n'osons pas promettre ce qu'on nous demande." Le roi sur-le-champ fait appeler Joinville, qui se jeta aussitot a ses genoux, fort alarme, car il avait tout entendu. Louis, apres l'avoir fait lever, lui commanda de s'asseoir: "Senechal, lui dit-il avec autant de majeste que de bonte, vous n'avez pas oublie sans doute la confiance et l'amitie dont je vous ai toujours honore. D'ou vient donc que vous etes si difficile sur la paie quand il s'agit de vous engager a mon service? Sire, repliqua Joinville, j'ignore ce que vos gens ont pu vous dire; mais si je demande beaucoup, c'est que je manque de tout. Vous scavez que lorsque je fus pris, il ne me demeura que le corps: ainsi ce m'est une chose impossible d'entretenir ma compagnie, si l'on ne me donne de bons appointemens. J'ai trois chevaliers portant bannieres, qui me coutent chacun quatre cents livres; il me faudra bien huit cents livres pour me monter, tant de harnois que de chevaux, et pour donner a manger a ces chevaliers, jusqu'au temps de Paques. Or, regardez donc, sire, si je me fais trop dur. Alors compta le roi par ses doigts. Sont, fit-il, deux mille livres. Eh bien, soit, je vous retiens a moi: je ne vois point en vous d'outrage." [Note 1: Joinville, _ibid._] Joinville avait grand besoin de ce secours d'argent, car il n'avait plus que quatre cents livres, qui meme avaient couru grand risque. Il les avait donnees en garde au commandeur du Temple, qui des la seconde fois qu'il envoya prendre quelque chose sur cette somme, _lui manda qu'il n'avoit aucuns deniers qui fussent a lui, et qui, pis est, qu'il ne le connoissoit point_. Le senechal fit grand bruit, et publia partout que les Templiers _etoient larrons_. Le grand-maitre, effraye des suites de cette affaire, eut d'abord recours aux menaces; ensuite il jugea plus a propos de rapporter le petit tresor, et de fait le rendit: _Dont je fus tres-joyeux_, ajoute Joinville, _car je n'avois pas un pauvre denier; mais bien protestai de ne plus donner la peine a ces bons religieux de garder mon argent_. Le roi, apres le depart des deux princes ses freres, ayant fait faire des levees de soldats, ne fut pas long-temps sans avoir un corps de troupes assez considerable pour se faire craindre par les differens partis qui s'etaient formes entre les Sarrasins, apres la mort d'Almoadan, dernier soudan d'Egypte. La division qui s'etait mise entre les differens emirs qui avaient partage ses etats, etait encore une des raisons qui avaient determine le roi a differer son depart de la Palestine. _Ambassade du soudan de Damas au roi_. En effet, le soudan de Damas, cousin d'Almoadan, envoya une ambassade au roi, pour lui offrir de le laisser maitre de tout le royaume de Jerusalem, s'il voulait se joindre a lui contre les Mamelucks. Le roi ayant entendu les ambassadeurs, leur donna de bonnes esperances, et fit porter sa reponse au soudan de Damas par un religieux de Saint-Dominique, nomme Yves-le-Breton. Cette reponse fut que le roi enverrait incessamment aux emirs d'Egypte pour savoir d'eux s'ils etaient determines a ne pas mieux observer qu'ils n'avaient fait jusqu'alors, le traite de Damiette, et que, s'ils continuaient a le violer, le soudan pouvait etre assure qu'on se joindrait volontiers a lui pour venger la mort d'Almoadan. Ce fut en partant pour cette ambassade, que ce bon religieux eut cette rencontre si merveilleuse, suivant Joinville, d'une petite vieille femme, tenant d'une main un vase plein de charbons allumes, et de l'autre une cruche remplie d'eau. Interrogee sur l'usage qu'elle en pretendait faire, elle repondit: "Que du feu elle voulait bruler le Paradis, et avec l'eau eteindre l'enfer; afin, ajouta-t-elle, qu'on ne fasse jamais de bien en ce monde par le motif de la crainte ou de l'esperance." Nouvel exemple de l'enthousiasme de ces siecles ignorans! Le Paradis n'est autre chose que Dieu lui-meme et sa possession; otez cet Etre, vous otez toutes les vertus. Dans le meme temps le roi envoya en Egypte, en qualite d'ambassadeur, Jean de Valence, gentilhomme francais, aussi distingue a l'armee par son courage, que dans le conseil par sa capacite. Cet envoye, apres avoir represente avec fermete aux emirs les enormes infractions qu'ils avaient faites au traite de Damiette, leur declara que le roi, son maitre, serait bientot en etat de les en punir si on ne lui en faisait pas raison, et si l'on differait l'execution des articles de ce traite. Les emirs, qui comprirent bien la pensee de l'envoye, lui repondirent qu'ils etaient resolus de donner au roi toute satisfaction, et le conjurerent de l'empecher de se liguer avec le soudan de Damas; ajoutant que, s'il voulait au contraire traiter avec eux et faire diversion sur les terres de ce soudan, ils lui feraient des conditions aussi avantageuses qu'il le souhaiterait. Pour mieux marquer la resolution ou ils etaient de le satisfaire, ils firent tirer sur-le-champ des prisons, deux cents chevaliers, et un grand nombre de prisonniers, que Jean de Valence conduisit au roi. Ils firent aussi embarquer avec l'envoye, des ambassadeurs pour negocier avec le roi une ligue contre le soudan de Damas. Louis, satisfait de voir deja de si heureux fruits de son sejour en Palestine, dit aux ambassadeurs qu'il ne pouvait point traiter avec les emirs, qu'avant toutes choses ils ne lui eussent renvoye les tetes des chretiens qu'ils avaient exposees sur les murailles du Caire; qu'ils ne lui eussent aussi remis entre les mains tous les enfans chretiens qu'ils avaient pris, et auxquels ils avaient fait renoncer Jesus-Christ; et enfin qu'ils ne le tinssent quitte des deux cent mille besans d'or qu'il ne leur avait point encore payes. Le meme seigneur de Valence fut encore charge de cette negociation, et retourna en Egypte avec les ambassadeurs. Durant ces negociations, le roi alla a Cesaree, a douze lieues d'Acre, sur le chemin de Jerusalem, en fit relever les murailles que les Sarrasins avaient detruites, et la fit fortifier sans qu'ils s'y opposassent, parce qu'ils savaient que les emirs d'Egypte le sollicitaient de se joindre a eux; et tandis que l'affaire etait encore en suspens, ils n'osaient rien faire qui put lui deplaire et le determiner a prendre le parti de leurs ennemis. Il fit aussi ajouter de nouvelles fortifications a la ville d'Acre, elever des forteresses aux environs: par ce moyen, il se mettait en etat de soutenir vigoureusement la guerre contre le soudan de Damas, au cas qu'il fut oblige de l'entreprendre. _Ambassade du prince des assassins a saint Louis_. Telles etaient les occupations du monarque lorsqu'il recut une ambassade, qui fut pour lui une nouvelle occasion de faire paraitre cette grandeur d'ame qui le rendait si digne du trone qu'il occupait. "Sire, lui dit le chef de cette deputation, connaissez-vous monseigneur et maitre le Vieux de la Montagne? Non, repondit froidement Louis, mais j'en ai entendu parler. Si cela est, reprit l'ambassadeur, je m'etonne que vous ne lui ayez pas encore envoye des presens pour vous en faire un ami. C'est un devoir dont s'acquittent regulierement tous les ans l'empereur d'Allemagne, le roi de Hongrie, le soudan de Babylone, et plusieurs autres grands princes, parce qu'ils n'ignorent pas que leur vie est entre ses mains. Je viens donc vous sommer de sa part de ne pas manquer de le satisfaire sur ce point, ou du moins de le faire decharger du tribut qu'il est oblige de payer tous les ans aux grands-maitres du Temple et de l'Hopital. Il pourrait se defaire de l'un et de l'autre, mais bientot ils auraient des successeurs: sa maxime n'est pas de hasarder ses sujets pour avoir toujours a recommencer." Le roi ecouta paisiblement l'insultante harangue de l'envoye, et lui ordonna de revenir le soir pour avoir sa reponse. Il revint: le grand-maitre du Temple et celui de l'Hopital se trouverent a l'audience, l'obligerent par ordre du monarque, de repeter ce qu'il avait dit le matin, et le remirent encore au lendemain. Le fier assassin n'etait point accoutume a ces manieres hautaines; mais il fut encore bien plus surpris lorsque les grands-maitres lui dirent: "Qu'on ne parloit pas de la sorte a un roi de France; que, sans le respect de son caractere, on l'auroit fait jeter a la mer; qu'il eut enfin a revenir dans quinze jours faire satisfaction pour l'insulte qu'il avoit faite a la majeste royale." Une si noble fierte etonna toute la Palestine, et fit trembler pour les jours du monarque. On connaissait les attentats du barbare, et la fureur de ceux a qui il en confiait l'execution. Mais celui qui tient en sa main toutes les destinees en disposa autrement. Le Vieux de la Montagne craignit lui-meme un prince qui le craignait si peu, et lui renvoya sur-le-champ le meme ambassadeur, avec des presens egalement singuliers, bizarres, curieux et magnifiques. C'etait d'un cote, sa propre chemise, "pour marquer, par celui de tous les vetemens qui touche de plus pres, que le roi de France etoit de tous les rois, celui avec lequel il vouloit avoir la plus etroite union; et de l'autre, un anneau _de fin or pur_, ou son nom etait grave, _en signifiance qu'il l'epousait pour etre tout a un comme les doigts de la main_." Ces symboles etrangers furent accompagnes d'une cassette remplie de plusieurs ouvrages de cristal de roche. On y trouva un elephant, diverses figures d'homme, un echiquier et des echecs de meme matiere, dont toutes les pieces etaient ornees d'ambre et d'or. Ces objets, d'un travail tres-delicat, etaient meles avec les parfums les plus exquis de l'Orient; de sorte que, lorsqu'on ouvrit la caisse, il se repandit dans la salle une des plus agreables odeurs. Alors le roi fit connaitre aux envoyes que c'etait par ces manieres honnetes que leur prince pouvait meriter son amitie et ses liberalites. Il les traita avec beaucoup d'honnetete: il leur fit des presens, et en envoya par le Pere Yves, dominicain, au Vieux de la Montagne. Ils consistaient en plusieurs robes d'ecarlate et d'etoffes de soie, avec des coupes d'or et des vases d'argent. Pour revenir a la negociation avec les emirs d'Egypte, non-seulement ils accepterent toutes les conditions que le roi leur avait offertes, mais ils les executerent en lui renvoyant deux cents chevaliers, tous les jeunes enfans qui avaient renonce a leur religion, et toutes les tetes des chretiens qui etaient exposees sur les murailles du Caire; ils lui remirent la somme de deux cent mille besans qu'il leur devait encore pour la rancon des prisonniers faits en Egypte, lui promirent de lui ceder le royaume de Jerusalem, et convinrent avec Jean de Valence, d'un jour ou ils iraient joindre le roi aupres de Jaffe. Le soudan de Damas, informe de la conclusion de ce traite, prit des mesures pour en empecher les suites. Il posta vingt mille hommes sur les passages qui conduisaient de l'Egypte a Jaffe, afin de les disputer aux emirs. Ceux-ci n'oserent pas entreprendre de les forcer, et le roi les attendit en vain devant cette ville. Le comte de Jaffe l'y recut avec une magnificence a laquelle on ne devait pas s'attendre dans un pays ruine par les guerres, et par les ravages que les Mahometans y faisaient depuis tant d'annees. Le roi, pour ne donner aucune defiance au comte, n'entra point dans la place, campa sous les murailles, et fit faire, de concert avec lui, de nouvelles fortifications devant le chateau. Ce fut la que le soudan de Damas fit recommencer les hostilites contre les chretiens de Palestine; il envoya faire le degat par quelques troupes, jusqu'a trois lieues pres du camp du roi. Ce prince l'ayant appris, detacha Joinville avec quelques compagnies pour les aller chasser. Sitot que les chretiens parurent, les mahometans prirent la fuite; ils furent poursuivis; et en cette occasion, un jeune gentilhomme qui n'est pas nomme se conduisit bien courageusement. Apres avoir abattu deux infideles avec sa lance, voyant le commandant du parti ennemi venir fondre sur lui, il l'attendit; et, l'ayant blesse d'un grand coup d'epee, il l'obligea de tourner bride et de prendre la fuite. Les emirs n'ayant pu passer jusqu'a Jaffe, envoyerent faire leurs excuses au roi, et le prierent de leur assigner un autre jour pour l'entrevue. Le roi le leur marqua; mais les emirs ayant perdu une bataille contre le soudan de Damas, qui les alla chercher jusqu'en Egypte, ils firent la paix, et s'unirent avec lui contre le roi. Parmi les deux cents chevaliers que le sire Jean de Vienne avait ramenes d'Egypte, il y en avait bien quarante de la cour de Champagne, _tous deserpilles_ (sans habits) _et mal atournes_, c'est l'expression de Joinville[1], _qui les fit vetir a ses deniers, de cottes et de surcots de vair_, et les presenta au roi pour l'engager a les prendre a son service. Quelqu'un du conseil entreprit de s'y opposer, sous pretexte _qu'en l'etat du prince, il y avoit exces de plus de sept mille livres_. Joinville, emporte par sa vivacite, dit hautement "que _la malle-aventure l'en faisoit parler_; que le monarque manqueroit a ce qu'il se devoit s'il ne s'attachoit de si braves gens, qu'il y alloit de son interet, puisqu'il avoit besoin de troupes; et de sa gloire, puisque la Champagne avoit perdu trente-cinq chevaliers tous portant banniere, qui avoient ete tues en combattant sous ses etendards." Aussitot il commenca a pleurer. "Alors, dit-il, le roi me appaisa, retint tous ces seigneurs champenois et me les mit en ma bataille." [Note 1: Joinville, p. 89.] Cependant on ne fut pas long-temps sans ressentir les suites de la reunion des emirs d'Egypte avec le soudan de Damas: car, sitot que celui-ci fut gueri des blessures qu'il avait recues a la bataille contre les emirs, il s'approcha de Jaffe a la tete de trente mille hommes, sans pourtant oser attaquer le camp du roi, dont les troupes etaient infiniment inferieures en nombre. Le jour de saint Jean, pendant que le roi etait au sermon, on vint l'avertir que les ennemis avaient investi le maitre des arbaletriers[1], et qu'il etait en danger d'etre defait. Joinville demanda la permission d'aller le secourir, ce qui lui fut accorde avec cinq cents hommes d'armes. Des que Joinville parut, quoique sa troupe ne fut pas comparable a celle des Sarrasins, ceux-ci lacherent le pied, prirent la fuite, et le maitre des arbaletriers se retira sans perte avec Joinville. [Note 1: Cet officier, qui des lors jouissait d'une grande consideration dans nos armees, avait le commandement de toute l'infanterie, dont les arbaletriers etaient les plus estimes, le surplus etant dans une mediocre consideration, et fort au-dessous de la cavalerie, qui n'etait composee que de noblesse.] Il se donnait de temps en temps de petits combats, ou les infideles avaient ordinairement le desavantage mais le roi ne pouvait pas tenir la campagne avec le peu de troupes qu'il avait; tout ce qu'il pouvait faire etait de se retrancher sous les places dont il faisait relever les murailles. Outre Jaffe, Cesaree, et quelques autres moins considerables, il entreprit de retablir Sidon, nommee alors Sajette. Les travaux etaient deja fort avances, lorsqu'un jour les Sarrasins la surprirent, y tuerent environ deux mille chretiens, ouvriers, domestiques ou paysans, et la raserent. Mais le roi ne se rebuta point; et, ayant fait recommencer ce travail, il en vint a bout avec une extreme depense. Un jour que le roi etait present a ces sortes de travaux, le sire de Joinville vint le trouver. Les huit mois de son engagement etaient pres d'expirer: "Sire de Joinville, lui dit le monarque du plus loin qu'il l'appercut, je ne vous ai retenu que jusques a Paques: que me demandez-vous pour me continuer le service encore un an? Je ne suis point venu, sire, repondit le seigneur champenois, pour telle chose marchander: je demande seulement que vous ne vous courrouciez de chose que je vous demanderai, ce qui vous arrive souvent: je vous promets, de mon cote, que de ce que vous me refuserez je ne me courroucerai mie. Cette naivete divertit beaucoup le roi, qui dit qu'il le retenait a tel convenant. Aussitot il le prend par la main, le mene a son conseil et lui rend compte de la condition du traite. Chacun se mit a rire, et la joie fut grande de quoi il demeurait[1]." [Note 1: Joinville, page 95.] Cependant, quoique le roi eut peu de troupes, c'etait pour lui un etat bien penible de demeurer toujours sur la defensive et de ne s'occuper qu'a rebatir des forteresses. Il avait neanmoins recu de France quelques renforts; mais ils n'etaient pas encore assez nombreux, joints avec les troupes qu'il avait, pour tenir la campagne. Il resolut de faire une tentative sur Naplouse, qui etait l'ancienne Samarie. Il proposa son dessein aux seigneurs du pays, et aux chevaliers du Temple et de l'Hopital, qui l'approuverent, lui dirent qu'ils repondaient de la reussite; mais que, comme cette entreprise etait perilleuse, ils le suppliaient de les en charger sans exposer sa propre personne. Le roi dit qu'il en voulait etre. On s'opiniatra de part et d'autre; et, comme d'un cote le roi etait determine a prendre part au danger, et que de l'autre cote les seigneurs croyaient que c'etait trop risquer, on abandonna ce dessein. _Entreprise sur Belinas, ou Cesaree de Philippe._ Peu de jours apres, il leur proposa l'attaque de Belinas, autrefois Cesaree de Philippe: la proposition fut encore accordee, mais a la meme condition que le roi n'y paraitrait pas. Il se laissa vaincre cette seconde fois, et confia a ses generaux la conduite de l'entreprise. Elle etait hardie. La ville etait batie a mi-cote sur le mont Liban: elle avait trois enceintes de murailles, et plus haut, a la distance de pres d'une demi-lieue, etait le chateau nomme Subberbe. Les troupes partirent la nuit; et, le lendemain au point du jour, elles arriverent dans la plaine, au pied de l'enceinte de Belinas. On partagea les attaques, et il fut resolu que ce qu'on appelait la bataille du roi, ou les gendarmes du roi, c'est-a-dire ceux qui etaient a sa solde, se posteraient entre le chateau et la place; qu'ils insulteraient de ce cote-la; que les chevaliers de l'Hopital feraient l'attaque par la droite, et qu'un autre corps, a qui l'histoire donne le nom de Terriers, donnerait l'assaut par la gauche, et les chevaliers du Temple du cote de la plaine. Chacun s'avanca vers son poste. Le chemin par ou il fallait que les gendarmes du roi marchassent etait si difficile que les chevaliers furent obliges de quitter leurs chevaux. En montant, ils decouvrirent un corps de cavaliers ennemis sur le haut de la colline, qui parut d'abord les attendre de pied ferme; mais, etonnes de la resolution avec laquelle on venait a eux, ils s'enfuirent et se retirerent vers le chateau. Cette fuite fit perdre coeur aux habitans de la place; et, quoiqu'il fallut forcer trois murailles de ce cote-la pour y entrer, ils l'abandonnerent et se sauverent dans la montagne. On obtenait par cette fuite, sans coup ferir, tout ce que l'on pretendait: car on n'avait point ordre d'aller attaquer le chateau. Les chevaliers teutoniques, qui etaient avec les gendarmes du roi, voyant que tout fuyait devant eux, se detacherent malgre Joinville, pour aller aux ennemis qui s'etaient rallies devant le chateau. On n'y pouvait arriver que par des sentiers fort longs et fort etroits, pratiques alentour du rocher. Ils ne s'apercurent de leur temerite que quand ils furent engages dans ces defiles. Ils s'arreterent, prirent le parti de retourner sur leurs pas et de hater leur retraite. Alors les ennemis les voyant se retirer avec precipitation et en desordre, descendirent de cheval; et, les coupant par des routes qui leur etaient connues, vinrent les charger, et en assommerent plusieurs a coups de massue, les serrant de fort pres jusqu'au lieu ou etait Joinville. Peu s'en fallut que cette deroute des chevaliers teutoniques ne causat celle des gendarmes du roi, qui deja pensaient a fuir. Mais Joinville les arreta, en les menacant de les faire tous casser par le roi. Quelques-uns lui dirent qu'il en parlait bien a son aise; qu'il etait a cheval, et qu'eux etant a pied, ils demeureraient exposes a la fureur des ennemis, tandis qu'il lui serait aise de se sauver. Joinville, pour leur oter ce pretexte de fuite, quitta son cheval, et l'envoya au quartier des chevaliers du Temple. Il soutint bravement l'effort des infideles pendant assez de temps; mais il aurait ete accable par le nombre, si l'on n'eut pas ete annoncer au brave Ollivier de Termes que Joinville avait ete tue. Mort ou vif, dit l'intrepide chevalier, j'en porterai des nouvelles au roi, ou j'y demeurerai. Il arrive avec un corps de troupes, attaque les barbares, les enfonce, degage le digne favori du monarque, et le ramene avec tous ses gens. La ville, pendant ce temps-la, avait ete pillee, saccagee et brulee, et les vainqueurs vinrent rejoindre le roi a Sidon. Ce fut pour eux un spectacle bien triste, mais en meme temps d'une grande edification, que celui qu'il leur donna a leur arrivee. Nous avons dit que le soudan de Damas, peu content de raser les fortifications naissantes de la ville de Sidon, avait fait egorger plus de deux mille chretiens qui etaient sans defense. Leurs corps demeuraient exposes dans la campagne, sans sepulture, corrompus et deja d'une puanteur insupportable. Louis, a cette vue, sent son coeur s'attendrir, appelle le legat, lui fait benir un cimetiere; puis, relevant de ses propres mains un de ces cadavres: "Allons, dit-il a ses courtisans, allons enterrer des martyrs de Jesus-Christ." Il obligea les plus delicats d'en faire autant. Cinq jours y furent employes; ensuite il donna ses ordres pour le retablissement de Sidon. Tous les jours, des le matin, il etait le premier au travail, et l'ouvrage fut acheve avec une extreme depense, malgre le naufrage d'un vaisseau qui lui apportait des sommes considerables. Lorsqu'il en recut la nouvelle, il dit ces paroles memorables: _Ni cette perte, ni autre quelconque, ne sauroit me separer de la fidelite que je dois a mon Dieu_. Les diverses negociations avec les emirs d'Egypte et avec le soudan de Damas, qui avaient ete si favorables au roi, le retablissement de plusieurs places importantes et ces divers combats dont j'ai parle, furent ce qui se passa de plus memorable dans l'espace de pres de quatre annees que le roi sejourna en Palestine, depuis sa delivrance. Durant ce sejour, il satisfit de temps en temps sa devotion par la visite d'une partie des saints lieux ou il pouvait aller, sans s'exposer a un peril evident. Il partit d'Acre et fit le voyage avec une piete que tous ceux qui en furent temoins ne pouvaient cesser d'admirer. Il arriva, la veille de l'Annonciation, a Cana en Galilee, portant sur son corps un rude cilice: de la il alla au Mont-Thabor, et vint le meme jour a Nazareth. Sitot qu'il apercut de loin cette bourgade, il descendit de cheval, se mit a genoux pour adorer de loin ce saint lieu ou s'etait opere le mystere de notre redemption. Il s'y rendit a pied, quoiqu'il fut extremement fatigue; il y fit celebrer l'office divin, c'est-a-dire, matines, la messe et les vepres. Il y communia de la main du legat, qui y fit a cette occasion un sermon fort touchant: de sorte que, suivant la reflexion que fait le confesseur de ce saint prince, dans un ecrit qui nous apprend ce detail, on pouvait dire que, depuis que le mystere de l'Incarnation s'etait accompli a Nazareth, jamais Dieu n'y avait ete honore avec plus d'edification et de devotion qu'il le fut ce jour-la. _Conduite de la reine Blanche pendant l'absence du roi._ Ce fut vers le meme temps que Louis recut des nouvelles de l'Europe. Les princes Alphonse et Charles, ses freres, etaient arrives en France, ou ils firent cesser le deuil general par les nouvelles certaines qu'ils apporterent de la delivrance et de la sante du roi. Il apprit avec la plus grande satisfaction que la reine Blanche, sa mere, s'etait conduite avec autant de prudence et de sagesse, dans sa seconde regence, que dans sa premiere. Elle avait maintenu le royaume de France dans la plus grande tranquillite, tant au dedans qu'au dehors. Elle s'opposa avec beaucoup de fermete a la croisade que le pape osa faire publier pour soutenir ses interets particuliers contre Conrad, fils de l'empereur Frederic II, decede l'annee precedente. Blanche assembla la noblesse du royaume; et, d'une voix unanime, elle fit ordonner que les terres de ceux qui s'engageraient dans cette milice seraient saisies. "Qu'ils partent, disait-on, pour ne plus revenir, ces traitres a l'etat. Il est bien juste que le pape entretienne ceux qui servent son ambition, lorsqu'ils devraient secourir Jesus-Christ sous les etendards de notre roi." Blanche fit faire aussi de vifs reproches au pape sur sa conduite interessee, qui allait mettre toute l'Europe en combustion, et l'on fit de severes reprimandes aux Cordeliers et aux Dominicains, qui avaient ose precher cette singuliere croisade. "Nous vous batissons des eglises et des maisons, disaient les seigneurs, nous vous recevons, nous vous nourrissons. Quel bien vous fait le pape? Il vous fatigue et vous tourmente; il vous fait les receveurs de ses impots, et vous rend odieux a vos bienfaiteurs." En vain le roi d'Angleterre, croyant repandre l'alarme en France pendant l'absence du roi, parlait a tout le monde du dessein qu'il avait d'armer puissamment pour reprendre les provinces que ses predecesseurs avaient perdues par leurs felonies. Blanche, apres avoir pris les precautions les plus sages et les plus propres a faire echouer les projets vrais ou simules de Henri, trouva encore le moyen de lui attirer la plus sensible des mortifications, en mettant Rome dans les interets de la France. Innocent defendit au roi anglais, sous peine d'un interdit general dans tout son royaume, de faire aucun acte d'hostilite sur les terres de France. Toute la grace qu'on voulut bien lui accorder fut de ne pas rendre cet ordre public. Mais la regente, qui en etait assuree en particulier, laissa l'orgueilleux prince amuser ses peuples de l'idee de ses conquetes futures, et ne se mit pas meme dans la suite beaucoup en peine de le menager. Henri, croyant sa presence necessaire en Gascogne pour y chatier ses vassaux rebelles, et ne voyant point de surete pour debarquer dans ses ports, fit demander un passage par la France: la regente ne balanca pas a lui refuser cette permission, et le monarque qui connaissait le courage et la sagesse de cette princesse, n'osa pas meme tenter d'en marquer le moindre ressentiment. Ce ne fut pas la le seul exemple de justice et de fermete qui distingua la seconde regence de la reine Blanche. Le chapitre de Paris avait fait emprisonner, comme seigneur, tous les habitans de Chatenay et de quelques autres lieux, pour certaines choses qu'on leur imputait, et que la loi interdisait aux serfs: c'etait son droit sans doute; mais ce droit ne detruisait pas ceux de l'humanite. Ces malheureux, enfermes dans de noirs cachots, manquaient des choses les plus necessaires a la vie, et se voyaient en danger de mourir de faim. La regente, instruite de leur etat, ne put leur refuser les justes sentimens de la compassion: elle envoya prier les chanoines de vouloir bien, en sa faveur, sous caution neanmoins, relacher ces infortunes colons, promettant de se faire informer de tout et de faire toute sorte de justice aux chanoines. Ceux-ci, piques peut-etre qu'une femme leur fit des lecons d'une vertu qu'eux-memes auraient du precher aux autres, ou, ce qui est plus vraisemblable, trop prevenus de l'obligation de soutenir les pretendus privileges de leur Eglise, repondirent qu'ils ne devaient compte a personne de leur conduite vis-a-vis de leurs sujets, sur lesquels ils avaient droit de vie et de mort. En meme temps, comme pour insulter a l'illustre protectrice de ces pauvres esclaves, ils ordonnent d'aller prendre leurs femmes et leurs enfans qu'ils avaient d'abord epargnes, les font trainer impitoyablement dans les memes prisons, et les traitent de facon qu'il en mourut plusieurs, soit de misere, soit de l'infection d'un lieu capable a peine de les contenir. La reine, indignee de cette insolence et de cette barbarie, ne crut pas devoir respecter des prerogatives qui degeneraient en abus, et favorisaient la plus horrible tyrannie. Elle se transporte a la prison, commande d'enfoncer les portes, donne elle-meme le premier coup, et dans l'instant les portes sont brisees. On en voit sortir un grand nombre d'hommes, de femmes, et d'enfans pales et defaits. Tous se jettent aux pieds de leur bienfaitrice et reclament sa protection. Elle la leur promit et tint parole. Les biens du chapitre furent saisis, moyen toujours efficace de reduire les plus mutins sous le joug de l'autorite legitime. Les chanoines, plus dociles, consentirent enfin d'affranchir ces malheureux, moyennant une somme payable tous les ans. Comme le but principal de la regente etait d'entretenir la tranquillite dans l'etat, elle etait surtout attentive a la maintenir dans la capitale. La licence des pastoureaux, dont j'ai parle a l'occasion de la prison du roi, avait laisse parmi le peuple de certaines dispositions a s'emanciper. Ce fut sans doute par ce motif qu'elle exigea de nouveaux sermens de fidelite des bourgeois de Paris, et qu'elle obligea l'universite de faire un statut par lequel tout ecolier qui serait pris arme pendant la nuit, serait juge par le juge ordinaire, nonobstant les privileges de ce corps. La reine avait encore, quelque temps auparavant, fait declarer par le pape que tous les ecoliers de l'universite, qui seraient trouves portant des armes, seraient exclus de tous privileges. C'etait un point de police tres-important, parce qu'alors les ecoliers n'etaient pas des enfans comme aujourd'hui, mais des hommes faits, pour la plus grande partie, qui, par leur nombre et par la diversite et la jalousie des nations, pouvaient causer de grands desordres, dont on avait vu de facheux exemples sous les regnes precedens. Telle etait la situation des affaires dans le royaume de France. Saint Louis etait occupe dans la Palestine a y faire construire des forteresses pour mettre les chretiens en etat de se soutenir contre les infideles, lorsqu'il recut la triste nouvelle de la mort de la reine Blanche sa mere. _Mort de la reine Blanche_. Cette princesse fut attaquee a Melun, dans le mois de novembre, de la maladie qui la mit an tombeau. Elle se fit transporter a Paris, ou elle recut les derniers sacremens de l'Eglise par le ministere de son confesseur Renaud de Corbeil, eveque de cette capitale, et l'un des chefs du conseil d'etat; ensuite, elle manda l'abbesse de Maubuisson, monastere de l'ordre de Citeaux, qu'elle avait fonde pres de Pontoise, la conjura, au nom de leur ancienne amitie, de lui donner l'habit de son ordre, et fit profession entre ses mains, avec de grands sentimens de devotion et d'humilite. On la transporta ensuite sur un lit de paille, couvert d'une simple serge, ou elle expira le 1er decembre 1252. On lui mit aussitot le manteau royal sur son habit de religieuse, et la couronne d'or sur la tete. En cet etat, elle fut portee par les plus grands seigneurs du royaume sur une espece de trone richement orne, depuis le palais jusqu'a la porte Saint-Denis; de la, elle fut conduite au monastere de Maubuisson, ou elle avait choisi sa sepulture. Tout le royaume ressentit vivement cette perte. C'etait la plus grande reine qui eut encore paru sur le trone francais. Femme d'un courage, d'une prudence et d'une elevation de genie au-dessus de son sexe; princesse nee pour faire en meme temps l'ornement et la felicite du monde. C'est le langage de tous les auteurs de son siecle; sans aucun autre reproche enfin, qu'un peu trop de hauteur dans sa premiere regence, si toutefois on doit appeler hauteur, la fermete avec laquelle elle se conduisit envers des vassaux indociles, qui ne cherchaient, comme je l'ai rapporte dans le commencement de cet ouvrage, qu'a profiter des brouilleries qu'ils voulaient exciter dans l'etat; jaloux d'ailleurs de son merite et de son autorite. J'ajouterai encore a l'eloge de cette princesse, ce qu'en dit le pere Daniel[1]. L'histoire nous fournit peu de personnes de son sexe qui l'aient egalee dans la piete, la vertu, la prudence, et l'habilete pour le gouvernement. Un esprit droit et ferme, un courage male a l'epreuve des evenemens les plus facheux et les plus imprevus, faisaient son principal caractere. C'est surtout cette fermete, soutenue de beaucoup d'application, qui demontre la sagesse de son administration. Ces qualites, jointes a beaucoup d'adresse, a un air insinuant, aux charmes et aux graces dont la nature l'avait abondamment pourvue, lui donnerent une grande autorite, et elle en fit toujours un tres-bon usage pour le bonheur des peuples qui la comblerent de benedictions. [Note 1: _Histoire de France_, in-4. deg., edition de 1722, p. 302.] Je crois pouvoir encore avancer que la reine Blanche a ete plus recommandable par ses vertus civiles, morales et politiques, que toutes les princesses qui, apres elle, ont ete associees a la couronne de France. Ce n'est pas que je veuille depriser celles-ci, parce que la Providence ne leur avait pas donne les talens superieurs dont elle avait pourvu la reine Blanche. Il leur suffisait d'avoir les vertus qui les rendaient cheres a leurs epoux et a la nation francaise, telle que la reine Marguerite, femme de saint Louis; Jeanne de Bourbon, femme de Charles V, dit le Sage; Marie d'Anjou, femme de Charles VII; Agnes de Bourgogne, femme de Charles, duc de Bourbon; Anne de Bretagne, femme de Louis XII; Louise de Savoie, mere de Francois 1er; Marguerite de Valois, soeur de ce prince, reine de Navarre, et plusieurs autres que je pourrais nommer, qui ont aide leurs epoux dans les fonctions de la royaute. Si je parcours l'histoire des autres etats de l'Europe, j'y trouve plusieurs femmes celebres[1] qui y tiennent un rang distingue. C'est Philippe de Hainaut, epouse d'Edouard III, roi d'Angleterre; Marguerite d'Anjou, femme de Henri VI, roi de la meme nation; Marguerite de Valdemard, reine de Danemarck; Marguerite d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien 1er, gouvernante des Pays-Bas; Catherine Alexiowna, imperatrice des Russies. Mais, sur toutes ces illustres femmes, je crois pouvoir donner la preference a Marie-Therese d'Autriche, imperatrice-reine de Hongrie et de Boheme, pour en faire un juste parallele avec la reine Blanche. Cette princesse joint a un genie superieur une prudence dirigee par le plus solide jugement et par une experience consommee. Nous l'avons vue triompher, par son courage, de tous ses ennemis, et affermir sur la tete de l'empereur son epoux la couronne imperiale, qu'une fausse politique, dirigee par l'interet et par la jalousie, voulait lui ravir. Enfin, par l'alliance qu'elle a faite de l'archiduchesse Marie-Antoinette, sa fille, avec notre auguste monarque, elle a comble les voeux de toute la nation francaise, qui se promet une longue suite de prosperites de l'union de ces deux illustres epoux, et des vertus qu'on voit deja briller dans toutes leurs actions[2]. [Note 1: J'ai fait l'eloge de ces princesses dans l'_Histoire abregee des philosophes et des femmes celebres_, que j'ai donnee au public. On peut la consulter.] [Note 2: L'_Histoire de saint Louis_, dont nous donnons une nouvelle edition, a ete impr. pour la premiere fois en 1775.] _Saint Louis apprend la mort de la reine sa mere. Sa resignation aux ordres de la Providence_. On depecha au roi pour lui porter la triste nouvelle de cette mort. Il l'apprit a Sajette, et selon d'autres, a Jaffe, par le legat a qui les lettres avaient ete adressees. Pour la lui annoncer, il se fit accompagner par l'archeveque de Tyr, et par Geoffroy de Beaulieu, dominicain, confesseur de ce prince. Leur contenance triste lui faisant conjecturer qu'ils avaient quelque chose de facheux a lui apprendre, il les fit entrer seuls avec lui dans sa chapelle. Alors le legat lui exposa les grandes obligations qu'il avait a Dieu depuis son enfance, surtout de lui avoir donne une mere si sage, qui l'avait eleve si pieusement, et qui avait gouverne son royaume avec tant de zele et de prudence. Helas! sire, ajouta-t-il, avec des sanglots et des pleurs, elle n'est plus, cette illustre reine, la mort vient de nous l'enlever! On ne peut exprimer les sentimens de tristesse dont le coeur de ce tendre fils fut penetre. Le premier mouvement de sa douleur lui fit jeter un grand cri et verser un torrent de larmes; mais, revenu a lui dans le meme instant, il se jeta a genoux devant l'autel, et dit en joignant les mains: "Je vous rends graces, o mon Dieu, de m'avoir conserve jusqu'ici une mere si digne de mon affection. C'etait un present de votre misericorde; vous le reprenez comme votre bien: je n'ai point a m'en plaindre. Il est vrai que je l'aimais tendrement; mais puisqu'il vous plait de me l'oter, que votre nom soit beni dans tous les siecles." Ayant fait devant le crucifix cet acte de soumission aux ordres de Dieu, il congedia le legat et l'archeveque de Tyr; et, apres avoir encore eu a ce sujet quelque entretien avec son confesseur, ils commencerent ensemble l'office des morts pour le repos de l'ame de la reine. Il le recita avec beaucoup d'attention; et le meme confesseur remarque comme une chose admirable, que, malgre la situation ou le trouble et la douleur avaient mis son coeur et son esprit, il ne se meprit jamais dans un seul verset ni en aucun endroit de tout l'office. Il continua non-seulement toute l'annee de donner ces marques chretiennes de tendresse pour sa mere, mais encore toute sa vie; il ne manqua jamais de faire dire tous les jours, en sa presence, une messe des morts pour elle, excepte les dimanches et les fetes. Deux jours se passerent sans qu'il voulut voir personne. Ce terme expire, il fit appeler Joinville, et lui dit en le voyant: Ah! senechal, j'ai perdu ma mere. Sire, repondit le bon chevalier, je n'en suis point surpris: vous savez qu'elle etait mortelle; mais ce qui m'etonne, c'est la tristesse excessive d'un prince qui est en si grande reputation de sagesse. La reine Marguerite son epouse fut plus aisee a consoler. Elle n'aimait pas la reine-mere, parce qu'elle en etait beaucoup genee. On n'en sait pas les raisons, mais il fallait que le roi se cachat pour la venir voir. Elle ne laissa pas de verser beaucoup de larmes; et comme un jour Joinville l'eut trouvee tout en pleurs, il lui dit avec sa franchise ordinaire: "Madame, est bien vrai le proverbe qui dit qu'on ne doit mie croire femme a son pleurer; car le deuil que vous menez est pour la femme que vous haissiez le plus en ce monde." La reine lui repondit avec la meme sincerite: "Sire de Joinville, si ce n'est pas pour elle aussi que je pleure, c'est pour le grand mes-aise en quoi le roi est, et pour ma fille Isabelle qui est demeuree en la garde des hommes[1]." Ce qui faisait que la reine n'aimait point sa belle-mere, continue l'ingenu senechal, c'est que l'imperieuse Blanche ne voulait point souffrir que le roi fut trop souvent en la compagnie de son epouse. Si la cour voyageait, elle les faisait presque toujours loger separement. Il arriva qu'etant a Pontoise, le monarque eut un appartement au-dessus de celui de la princesse; il n'osait aller chez elle sans prendre de grandes precautions contre la surprise. Il avait ordonne a ses huissiers de salle, que lorsqu'ils verraient venir la reine-mere, pendant qu'il serait chez la reine son epouse, ils battissent les chiens, afin de les faire crier, et alors il se cachait dans quelque coin. Un jour qu'il tenait compagnie a sa femme, parce qu'elle etait dangereusement malade, on vint lui dire que sa mere arrivait. Son premier mouvement fut de se cacher dans la ruelle du lit: elle l'apercut neanmoins. _Venez-vous-en_, lui dit-elle, en le prenant par la main, _vous ne faites rien ici. Helas!_ s'ecria Marguerite desolee, _ne me laisserez-vous voir monseigneur ni en la vie, ni en la mort?_ Elle s'evanouit a ces mots. Tout le monde la crut morte; le roi le crut lui-meme et retourna sur-le-champ aupres d'elle: sa presence la fit revenir de son evanouissement. [Note 1: Observ. de Du Cange, p. 98 et 99.] _Il se prepare a son retour en France_. Le saint roi commenca a s'occuper de son retour en France; tout l'y rappelait. La guerre s'etait rallumee dans la Flandre entre les Dampierre et les Davesne, et tous leurs voisins y prenaient parti. Il n'y avait plus de treve avec l'Angleterre. Henri, fortifie de l'alliance de la Castille, venait de passer en Guyenne, a la tete d'une puissante armee. La Normandie se preparait ouvertement a le recevoir; tout, en un mot, semblait menacer le royaume d'une revolution generale. Le monarque voyait d'ailleurs qu'il ne pouvait rien entreprendre dans la Palestine. Il ne lui arrivait de ses etats que tres-peu de troupes, et encore moins d'argent, comme si ses sujets eussent voulu le contraindre a revenir. Malgre tant de raisons il ne voulut rien decider sans avoir auparavant consulte le Seigneur. Il fit ordonner des prieres et des processions publiques, pour demander a Dieu de lui faire connaitre sa volonte. Tous les seigneurs francais lui conseillerent de partir. Les chretiens meme du pays, etaient de cet avis. Ils se voyaient en possession d'un nombre de places bien fortifiees, Acre, le chateau de Caifa, Cesaree, Jaffe, Tyr et Sidon: c'etait assez pour se defendre contre les Sarrasins, en attendant que de plus grands secours les missent en etat de reprendre Jerusalem. Il fut donc resolu qu'il s'embarquerait au commencement de l'annee suivante, c'est-a-dire, immediatement apres Paques. Ensuite il recommanda au legat, qui avait ordre du pape de demeurer dans la Palestine, d'avoir grand soin de cette chretiente, si fort exposee a la cruaute des mahometans. Il lui laissa beaucoup d'argent et un assez bon nombre de troupes. _Son depart de Saint-Jean-d'Acre_. Joinville eut ordre de conduire la reine et les petits princes a Tyr: le saint monarque ne tarda pas de les aller joindre; et, dans les premiers jours de careme, il se rendit avec eux a Saint-Jean-d'Acre, ou se devait faire l'embarquement. Cette ville etait alors la capitale et la plus forte place du royaume de Jerusalem. Il y laissa cent chevaliers sous le commandement de Geoffroy de Sargines qui, en qualite de lieutenant d'un si grand prince, eut tout pouvoir dans les affaires publiques, et que son rare merite fit depuis senechal et vice-roi de Jerusalem. Ce brave seigneur, soutenu de temps en temps par quelques secours qui lui venaient d'Europe, sut se maintenir trente ans durant contre la puissance des mahometans. Tout etant pret pour le depart, Louis a pied, accompagne du legat, du patriarche de Jerusalem, de Geoffroy de Sargines, et de toute la noblesse de la Palestine, prit le chemin du port. Il passait entre deux haies d'un peuple nombreux, accouru de tous cotes pour voir encore une fois ce genereux bienfaiteur, qu'ils appelaient _le pere des chretiens_. L'air retentissait de ses louanges, et chacun s'efforcait de lui temoigner sa reconnaissance, les uns par la vivacite de leurs acclamations, les autres par la sincerite de leurs larmes, tous par les benedictions sans nombre dont ils le comblaient. On voyait sur son visage un fond de tristesse qui temoignait assez son regret de n'avoir pas fait pour eux tout ce qu'il aurait desire; mais, d'un autre cote, on lisait dans ses regards, plus expressifs que ses paroles, qu'on le verrait bientot a la tete d'une nouvelle croisade. Toutes les personnes qui devaient passer en Europe s'embarquerent sur une flotte de quatorze vaisseaux; et, le lendemain, fete de saint Marc 1254, on mit a la voile. Le roi fit remarquer a Joinville que c'etait le jour de sa naissance. "La rencontre est heureuse, repondit le senechal en riant: c'est effectivement renaitre une seconde fois que d'echapper d'une terre si perilleuse." Le legat avait donne au roi un ciboire rempli d'hosties consacrees, soit pour l'usage de sa propre devotion, soit pour la consolation de ceux qui pourraient mourir dans le passage. Il fit placer ce sacre tresor a l'endroit le plus decent de son navire, dans un tabernacle precieux, couvert d'un riche pavillon. Tous les jours on y recitait solennellement l'office divin; les pretres, revetus de leurs habits sacerdotaux y faisaient les ceremonies et recitaient les prieres de la messe, a la reserve de la consecration. Le monarque assistait a tout. Rien n'egalait ses soins pour les malades: il les visitait souvent, leur procurait tous les soulagemens qui dependaient de lui, et prenait soin de leur salut encore plus que de leur guerison. Il y avait sermon trois fois la semaine, sans parler des instructions particulieres et des catechismes qu'il faisait faire aux matelots quand le calme regnait. Quelquefois il les interrogeait lui-meme sur les articles de foi, et ne cessait de leur rappeler qu'etant toujours entre la vie et la mort, entre le paradis et l'enfer, ils ne pouvaient trop se hater de recourir au sacrement de penitence. Tel fut l'effet des soins et de l'exemple du pieux monarque, qu'en peu de temps on vit un changement notable parmi les matelots. La honte de ne pas faire quelquefois ce qu'un grand roi faisait tous les jours, leur donna le courage de vouloir etre chretiens, et leur inspira des sentimens au-dessus de leur condition. On voguait heureusement du cote de l'ile de Chypre, et chacun s'entretenait agreablement de la pensee de retourner dans sa patrie, lorsque tout d'un coup le vaisseau du roi donna si rudement sur un banc de sable, que tout ce qui etait sur le pont fut renverse. Un moment apres il toucha une seconde fois, mais avec tant de violence, qu'on s'attendait a le voir s'entr'ouvrir. Chacun se crut perdu et cria misericorde. La reine etait consternee; ses enfans, qui la voyaient en larmes sans voir le peril, se mirent a pleurer. Tout le navire retentissait de gemissemens, que l'obscurite de la nuit rendait encore plus effroyables. Louis, oubliant en quelque sorte des objets si chers, va se prosterner aux pieds de celui qui commande a la mer, et dans l'instant le vaisseau se remet a flot. Cet evenement inespere fut regarde comme un miracle. Des que le jour parut, on visita le batiment par dedans et par dehors. Les plongeurs rapporterent qu'il y avait trois toises de la quille emportees, et conseillerent au monarque de passer sur un autre navire. "Dites-moi, leur repondit-il, sur la foi et loyaute que vous me devez, si le vaisseau etait a vous et charge de riches marchandises, l'abandonneriez-vous en pareil etat? Non sans doute, lui repliquerent-ils d'une voix unanime; nous aimerions mieux hasarder tout que de faire une perte si considerable. Pourquoi donc me conseillez-vous d'en descendre? C'est, reprirent-ils, que la conservation de quelques malheureux matelots importe peu a l'univers; mais rien ne peut egaler le prix d'une vie comme celle de votre majeste. Or, sachez, dit le genereux prince, qu'il n'y a personne ici qui aime son existence autant que je puis aimer la mienne; si je descends, ils descendront aussi; et ne trouvant aucun batiment, ils se verront forces de demeurer dans une terre etrangere, sans esperance de retourner dans leur pays. C'est pourquoi j'aime mieux mettre en la main de Dieu, ma vie, celle de la reine et de nos trois enfans, que de causer un tel dommage a tant de personnes." Il n'appartient qu'aux heros veritablement chretiens, de donner ces grands exemples de generosite. C'est par de semblables vertus que Louis s'acquit sur tous les coeurs un empire plus puissant et plus glorieux que celui qui etait du a sa naissance. La navigation fut longue et fatigante. Le roi, qui trouvait le moyen de rapporter tout a Dieu, ne se lassait point de faire admirer a Joinville la grandeur de l'Etre-Supreme, et le neant de ce qui parait le plus grand parmi les hommes. "Regardez, senechal, lui disait-il, si Dieu ne nous a pas bien montre son grand pouvoir, quand, par un seul des quatre vents de mer, le roi, la reine, ses enfans, et tant d'autres personnes ont pense perir. Ces dangers que nous avons courus sont des avertissemens et des menaces de celui qui peut dire: Or, voyez-vous bien que je vous eusse laisse noyer, si j'eusse voulu?" _Il arrive aux iles d'Hieres_. Enfin le dixieme de juillet, la flotte arriva aux iles d'Hieres, en Provence. Le monarque d'abord n'y voulait pas descendre, parce que ce n'etait pas terre de son obeissance; mais, au bout de deux jours, touche des prieres de la reine, des remontrances de Joinville et des larmes de tout l'equipage qui etait fatigue de la mer, il se fit mettre a terre. Le mauvais etat de sa sante acheva peut-etre de l'y determiner: il etait si faible et si abattu, que le senechal fut oblige de le prendre entre ses bras pour le tirer du vaisseau. Apres quelques jours de repos, des que les equipages furent arrives, il partit du chateau d'Hieres pour se rendre a Paris. _Retour du roi en France_. La nouvelle du depart de saint Louis de la Palestine pour revenir en France, y avait repandu une allegresse universelle. Tous les peuples etaient dans la plus grande impatience de le revoir. Cependant l'esperance qu'ils en avaient etaient fort moderee par la crainte des dangers qu'il pouvait courir sur un element aussi sujet aux tempetes et aux naufrages. Il y avait pres de trois mois que ce prince etait parti da port de St-Jean-d'Acre, lorsqu'il debarqua, comme je l'ai dit, le 10 juillet, aux iles d'Hieres. S'etant mis en chemin pour se rendre a Paris, il trouva sur sa route une affluence prodigieuse de peuple, qui venait lui temoigner par les plus vives acclamations la satisfaction qu'il avait de revoir son prince. Il arriva enfin a Vincennes dans les premiers jours d'aout. Paris se preparait a recevoir avec toute la solennite possible, un monarque si digne de son respect et de son amour: Louis cependant, avant d'en etre le temoin, alla, pour satisfaire aux mouvemens de sa piete, rendre graces a Dieu en l'eglise de Saint-Denis, ou il laissa de magnifiques presens. Quelques jours apres il fit son entree dans Paris, qui le recut aux acclamations redoublees de ses habitans: leur joie ne fut temperee que par la vue de la croix qu'il portait toujours sur ses habits: preuve non equivoque qu'il avait plutot suspendu qu'abandonne le dessein de la croisade. Ce ne furent neanmoins, pendant plusieurs jours, que rejouissances, feux, danses et festins. Louis, apres avoir donne quelques semaines aux empressemens de ses fideles Parisiens, qui tous voulaient voir de leurs yeux ce prince qui avait fait de si grandes choses, si cheri et si digne de leurs respects, crut devoir se derober a leurs empressemens, pour s'appliquer tout entier a corriger les abus qui s'etaient glisses pendant son absence, et, s'il se pouvait, a bannir de son royaume jusqu'a l'ombre du mal. Des les premiers jours apres son retour, il assembla un parlement, ou il fit publier une ordonnance qui contient plusieurs articles tres-importans pour l'exacte administration de la justice. Elle porte entre autres choses: "Que les baillifs, prevots, vicomtes et autres juges superieurs ou subalternes, jureront de rendre la justice sans acception de personne; de conserver de bonne foi les droits du roi, sans prejudicier a ceux des particuliers; de ne recevoir, ni eux, ni leurs femmes, ni leurs parens, aucuns dons ou presens des plaideurs quand la valeur n'excederait pas dix sols; de ne rien emprunter des personnes qui peuvent avoir des proces a leurs tribunaux; de ne point envoyer de presens, ni aux gens du conseil du roi, ni a ceux qui sont preposes pour examiner leurs comptes, ou pour informer de leur conduite; de n'acheter ni directement, ni indirectement, aucun immeuble dans l'etendue de leur juridiction; de ne point exiger d'amende, qu'elle n'eut ete publiquement prononcee; de tenir leurs audiences dans les lieux ou ils ont coutume de les donner, pour ne point consumer les parties en frais. Enfin, lorsqu'il seront hors d'exercice, de demeurer pendant quarante jours dans leurs bailliages, ou du moins d'y laisser un procureur suffisant pour repondre aux plaintes qu'on pourrait faire contre eux devant les commissaires du seigneur-roi." Ce serment devait etre fait aux assises devant le peuple, afin que les juges fussent retenus en meme temps, et par la crainte de l'indignation divine et royale, et par la honte toujours inseparable du parjure. Louis ordonne de plus que l'edit contre les usures et les Juifs soit fidelement execute; que les femmes publiques soient chassees tant des villes que de la campagne. Il defend, sous peine _d'etre repute infame et deboute de tout temoignage de verite_, non-seulement de jouer aux des, mais meme d'en fabriquer dans toute l'etendue de ses domaines; il enjoint de punir severement ceux qui tiennent des academies de jeu. Il proscrit meme jusqu'aux echecs, qui ne passent aujourd'hui que pour un simple jeu d'esprit, mais qui pouvait peut-etre alors entrainer des inconveniens que nous ignorons. Pour ce qui est de l'article des presens qu'on defend aux juges de recevoir, ce projet d'ordonnance, si nous en croyons le sire de Joinville, fut concu a l'occasion qu'il rapporte, des le temps que le roi debarqua en Provence. L'abbe de Cluny etait venu saluer ce prince pour lui faire son compliment sur son retour; il lui fit present de deux tres-beaux chevaux. Le lendemain il demanda audience au roi, qui la lui donna longue et favorable. Apres cette audience, Joinville, avec cette familiarite que le roi lui permettait, lui demanda s'il repondrait franchement a une question qu'il voulait lui faire; le roi le lui promit. "N'est-il pas vrai, sire, reprit Joinville, que les deux beaux chevaux que vous a donnes l'abbe de Cluny, lui ont merite la longue audience dont vous l'avez honore? Cela pourrait bien etre vrai, lui repondit le roi. He bien, sire, continua Joinville, defendez donc aux gens de votre conseil de rien prendre de ceux qui ont affaire a eux; car soyez certain que s'ils prennent, ils en ecouteront plus diligemment et plus longuement, ainsi qu'avez fait de l'abbe de Cluny." Le roi se mit a rire de la reflexion de Joinville, et en fit rire son conseil, qui lui dit que l'avis etait sage, et qu'il fallait le mettre a execution. C'est ce qu'il fit par l'ordonnance dont je viens de parler. Heureux les princes qui ecoutent la verite en faveur de leurs peuples, et plus heureux les peuples qui sont gouvernes par de tels princes! Le roi, non content de publier des ordonnances et de recommander a ses officiers de faire justice, tenait severement la main a l'execution. Un bourgeois de Paris, ayant ete convaincu d'avoir profere un blaspheme, il n'y eut ni prieres, ni egards qui pussent flechir le roi. Il fit executer, sans remission, l'edit publie contre les blasphemateurs, par lequel ils etaient condamnes a souffrir l'application d'un fer chaud sur la bouche. Comme plusieurs personnes de la cour murmuraient de cette severite, il dit qu'il aimerait mieux souffrir ce meme supplice, que de rien omettre pour arreter un tel scandale. Mais, ce qui etait de la derniere importance, il s'appliqua surtout a remplir son conseil de gens habiles, desinteresses, vertueux, dignes enfin de la confiance d'un roi qui ne cherche que le bonheur de ses sujets; car il n'etait pas de ces princes, ou trop faciles, qui n'ecoutent qu'un favori toujours interesse qui les trompe, ou trop presomptueux, qui ne s'en rapportent qu'a leurs propres lumieres. Sa maxime etait de prendre du temps pour accorder ce qu'on lui demandait, afin de pouvoir consulter. Aussi, ne lui vit-on jamais compromettre son autorite. Ce qu'il avait resolu etait toujours le meilleur et demeurait fixe et invariable; mais cela ne l'empechait pas, dit Joinville, de se decider sur-le-champ. Les rois, ses predecesseurs, envoyaient des commissaires dans les provinces, pour examiner et reparer les injustices qui s'y pouvaient faire; avant son voyage d'outre-mer, il avait constamment suivi cette louable coutume; mais, craignant que cela ne fut pas suffisant, il resolut d'y aller lui-meme, et commenca cette annee la visite de son royaume. _Le roi fait la visite de son royaume_. Il se rendit d'abord en Flandre, puis en Picardie, ensuite a Soissons, ou il vit le sire de Joinville qu'il combla de caresses. _Quand je fus devers lui_, dit le bon senechal, _il me fit si grande joie, que tous s'en emerveillaient_. Comme on connaissait le credit de ce seigneur, il fut charge de demander la princesse Isabelle, fille du roi, pour Thibaut V, comte de Champagne et roi de Navarre, prince de la plus grande esperance. Mais Louis ne voulut point entendre parler de cette alliance, que le jeune prince n'eut fait justice a la comtesse de Bretagne, sa soeur, qui avait des pretentions assez considerables sur les comtes de Champagne et de Brie. En vain le senechal insista; le monarque fut inebranlable. Ces pretentions consistaient en ce que le comte de Bretagne avait epouse Blanche de Champagne, fille ainee du comte Thibaut, dernier mort, qui l'avait eue d'Agnes de Beaujeu, sa premiere femme, dont il etait veuf quand il epousa Marguerite de Bourbon, mere du jeune roi de Navarre; de sorte que Blanche demandait a rentrer en partage de la succession de son pere, et avait des droits au moins sur une partie de la Champagne. Le roi voulait que cette affaire fut terminee, avant qu'on parlat du mariage de sa fille Isabelle avec le roi de Navarre. Comme il s'agissait de la Champagne, qui etait un fief de la couronne, cette affaire devait se decider en presence du roi par la cour des pairs. Le roi fit donc examiner le proces du roi de Navarre avec la comtesse de Bretagne en presence des parties. Il fut accommode par l'achat que fit le roi de Navarre des droits de la comtesse de Bretagne, en s'obligeant de lui payer trois mille livres de rente, qui, selon le poids de la monnaie de ce temps-la, monteraient aujourd'hui a un peu moins de trente mille livres de rente. _Mariage du roi de Navarre avec Isabelle de France_. Au moyen de cet arrangement, le mariage de Thibaut, roi de Navarre, avec Isabelle de France, fut conclu. La dot de la princesse fut de dix mille livres, comme celles des autres filles de saint Louis, qui furent mariees depuis. Les noces se firent a Melun avec beaucoup de solennite. Le roi n'epargnait rien dans ces circonstances d'eclat, ou les princes doivent attirer les regards et l'admiration des peuples par quelque grand spectacle. Il etait aussi reserve quand il s'agissait de son plaisir, que liberal lorsque les raisons d'etat, ou les motifs de religion l'exigeaient; sachant bien que c'est le retranchement des choses superflues qui conserve et multiplie les fonds pour les depenses necessaires. _Le roi permet au roi d'Angleterre de venir a Paris, et lui fait une fete magnifique_. Avant que ces noces fussent celebrees, il y eut en France une fete magnifique a l'occasion suivante: Henri III, roi d'Angleterre, etait depuis assez long-temps en Gascogne. Il en avait enfin apaise les troubles et les revoltes qui s'y etaient eleves par la durete du gouvernement de ceux qu'il y avait envoye commander: de sorte que sa presence n'y etant plus necessaire, il avait pris la resolution de retourner dans son royaume. Le desir de voir la France, peut-etre aussi la crainte d'un trajet par mer, beaucoup plus long en partant de Bordeaux que celui de Calais a Douvres, lui fit demander au roi la permission de passer par ses etats. Ce prince la lui accorda avec joie, et lui fit savoir qu'il le verrait avec un tres-grand plaisir. Louis envoya des ordres dans toutes les villes de son royaume, par lesquelles Henri devait passer, pour lui faire rendre tous les honneurs dus a son rang. Il vint par Fontevraud, ou il vit les tombeaux de quelques-uns de ses ancetres qui y etaient inhumes, et y fit elever un mausolee a la reine sa mere, dont on transporta le corps du cimetiere dans l'eglise. Il se rendit aussi a l'abbaye de Pontigny, pour y prier aupres du tombeau de saint Edmond, archeveque de Cantorbery, qu'il avait beaucoup persecute. Il traversa ainsi la France sans suivre les routes ordinaires, et s'arretant partout ou sa curiosite le conduisait. Il arriva a Chartres, ou le roi alla le recevoir, et ou ils se donnerent mutuellement beaucoup de marques de tendresse et d'amitie. Le roi d'Angleterre etait accompagne d'environ mille personnes, tant seigneurs que gentilhommes, fort bien montes, et en tres-bel equipage. A mesure qu'il avancait, sa cour augmentait. La reine de France et la comtesse d'Anjou, sa soeur, avaient accompagne le roi a Chartres, ou elles trouverent, avec le roi d'Angleterre, leurs deux soeurs; savoir: la reine d'Angleterre et la comtesse de Cornouaille, femme du comte Richard, frere de Henri. Beatrix, comtesse douairiere de Provence, mere des quatre princesses, etait du voyage. L'entrevue fut des plus tendres, et elle eut la joie d'embrasser en meme temps toutes ses filles. De Chartres, on marcha droit a Paris, dont tout le peuple sortit pour aller au-devant d'eux, les uns sous les armes, les autres couronnes de fleurs, ou tenant en leurs mains des rameaux; le pave etait jonche de feuilles et de fleurs. L'universite en corps et tous les ecoliers, dont le nombre etait tres-grand, parurent en habits de ceremonie. Ce n'etait que cris de joie, que concerts de musique et d'instrumens dans tous les lieux ou les rois et les princesses passaient. Le soir, et toute la nuit, il y eut des illuminations et des rejouissances par toute la ville. Le roi offrit au roi d'Angleterre de le loger, soit au Palais, soit au Temple, ou en quelque autre hotel de la ville ou il jugerait a propos. Henri choisit le Temple pour lui et pour sa cour, et tout le quartier des environs jusqu'a la Greve. Des le lendemain matin, il fit dresser des tables en divers endroits de son quartier, ou l'on servit toute la journee du pain, du vin, de la viande et du poisson pour tous les pauvres qui voulurent y venir manger. Pendant cette matinee, le roi mena Henri a la Sainte-Chapelle, ou il lui fit voir les precieuses reliques qu'on y honorait: de la il le conduisit dans la ville pour lui montrer ce qu'il y avait de curieux. Le prince laissa dans la Sainte-Chapelle, ainsi que dans les autres lieux ou il fut conduit, des marques de sa liberalite. Le roi d'Angleterre, apres avoir ete traite magnifiquement au Temple, le soir de son arrivee, pria le roi de trouver bon qu'il lui donnat le lendemain a diner au meme lieu. On s'y rendit au retour de la cavalcade du matin. Tout etait prepare dans la grande salle. Louis, pour faire les honneurs, voulait placer le roi d'Angleterre entre lui et le jeune roi de Navarre; mais Henri s'excusa de prendre une place qui ne pouvait etre mieux et plus convenablement occupee que par le roi de France: _Car_, ajouta-t-il, _vous etes mon seigneur et le serez toujours_. Le roi fut contraint de ceder et s'assit, ayant a sa droite le roi d'Angleterre, et a sa gauche le roi de Navarre. Toutes les portes etaient ouvertes et sans gardes; mais le respect qu'inspirait la presence des princes suffit seul pour empecher le desordre et la confusion. Il y avait encore d'autres tables dans les appartemens, ou les seigneurs des deux cours, chacun selon sa qualite et son rang, etaient places. Il etait jour maigre; on ne vit jamais tant de somptuosite et d'abondance. Le lendemain, le roi donna a souper au roi d'Angleterre dans le Palais, ou il lui avait fait preparer un bel appartement; et comme Henri voulut, apres le repas, se retirer au Temple: "Non pas, lui dit le roi en riant; je suis maitre chez moi, je veux au moins cette nuit vous avoir en ma puissance." Le roi d'Angleterre demeura a Paris huit jours, qui se passerent en fetes et en rejouissances; mais elles n'empecherent pas les deux rois d'avoir durant ce temps plusieurs entretiens secrets. Si l'on en veut croire l'historien d'Angleterre, Mathieu Paris, a qui son maitre peut en avoir parle, Louis temoigna a Henri le desir qu'il avait de lui restituer la Normandie: _Mais_, ajoutait-il, _mes douze pairs et mon baronage n'y consentiraient jamais_. La delicatesse de la conscience de Louis, et la conduite qu'il tint dans la suite, dans quelques traites avec le roi d'Angleterre, rendent ce fait assez vraisemblable. Le temoignage de cet auteur contemporain nous apprend au moins deux choses importantes: la premiere, que des lors le nombre des pairs de France etait fixe a douze; la seconde, que le roi ne disposait d'aucune partie considerable de ses etats sans le consentement, non-seulement des pairs du royaume, mais encore de ses barons, qui etaient les plus grands seigneurs de l'etat, quoique d'un rang inferieur a celui des pairs. Le roi d'Angleterre quitta Paris, comble d'honneurs, et s'y acquit une grande reputation de liberalite. Le roi l'accompagna pendant la premiere journee de chemin; et, apres avoir renouvele les temoignages d'amitie qu'ils s'etaient donnes tant de fois l'un a l'autre, Henri continua sa route vers Boulogne. Apres y avoir attendu quelques jours le temps favorable, il s'embarqua, arriva heureusement en Angleterre; et, quelque temps apres, il se fit une prolongation de treve entre les deux couronnes. Ce fut dans le meme esprit de paix que l'annee suivante le roi reconcilia le comte d'Anjou avec sa belle-mere, Beatrix, comtesse de Provence. Ils s'etaient brouilles au sujet de quelques forteresses de Provence que la comtesse retenait, et que le comte pretendait lui appartenir: on en etait deja venu aux hostilites. La comtesse avait eu recours au pape, qui avait nomme l'eveque du Belley pour juge du different. Mais les deux parties s'en rapporterent au roi; et ce prince, pour finir ce proces, ordonna au comte d'Anjou, son frere, d'acheter ces places, et lui fournit l'argent pour en faire le payement. _Les troubles continuent en Italie et en Allemagne_. Pendant ce meme temps, l'Italie et l'Allemagne etaient dans la plus grande agitation par les guerres qui regnaient entre le pape et les successeurs de l'empereur Frederic II, dans le detail desquelles je n'entrerai pas. Je dirai seulement que Louis, toujours le meme, au milieu de tant de scandales causes par l'ambition de ceux qui y etaient interesses, ne voulut point prendre de parti. Si son respect pour le Saint-Siege l'empechait d'eclater contre tant d'exces, son amour pour la justice ne lui permettait pas de les favoriser, ni meme de paraitre les approuver. Il detournait les yeux de ces tristes objets pour ne s'occuper qu'a maintenir son royaume en paix, et a le purger des brigands qui l'infestaient. Un gentilhomme, nomme Anseric, seigneur de Montreal, exercait toutes sortes de violences en Bourgogne. Le roi, suivant les maximes du gouvernement feodal, ne pouvait en faire justice par lui-meme. Il en ecrivit fortement au duc de Bourgogne, dont le coupable relevait. Mais ce prince, trop indulgent pour un scelerat qui lui appartenait, se contenta de quelques remontrances qui ne remedierent a rien. Le monarque, indigne d'une si lache condescendance, depecha au duc deux de ses officiers, Dreux de Montigny et Jean de Cambray, pour lui porter les ordres les plus severes d'assieger Anseric jusque dans sa retraite: le duc n'osa plus resister. Montreal fut rase, le tyran chasse; et comme il n'avait point d'enfans, le mal fut extirpe. Queribus, chateau situe en Languedoc, etait le receptacle d'une infinite de scelerats qui ravageaient la province, et semblaient braver toute justice et toute autorite. Louis, sur les plaintes qu'il en recut, envoya des ordres pressans au senechal de Carcassonne, de monter promptement a cheval pour exterminer la place et les malfaiteurs auxquels elle servait de retraite. Pierre d'Auteuil, c'etait le nom du senechal, fit sommer les prelats de la province de venir le joindre, ou du moins de lui donner du secours pour cette expedition. Ceux-ci pretendirent qu'ils n'etaient pas obliges de suivre le roi ni son ministre; mais que, par consideration plutot que par devoir, ils voulaient bien lui envoyer quelques troupes. Cette reserve deplut a la cour, qui fit examiner ces immunites pretendues. Il y a toute apparence que ces prelats fournirent les troupes qu'on leur demandait: car la forteresse fut emportee et detruite; ceux qui la defendaient furent punis comme ils le meritaient, et la tranquillite fut retablie dans le Languedoc. Le comte d'Anjou, frere du roi, avait un proces contre un simple gentilhomme de ses vassaux, pour la possession d'un certain chateau. Les officiers le jugerent en faveur du prince. Le chevalier en appela a la cour du roi. Le comte, pique de la hardiesse du gentilhomme, le fit mettre en prison. Le roi en fut averti, et manda sur-le-champ a son frere de venir le trouver. _Croyez-vous_, lui dit-il avec un visage severe, _qu'il doive y avoir plus d'un souverain en France, ou que vous soyez au-dessus des lois, parce que vous etes mon frere?_ En meme temps il lui ordonne de rendre la liberte a ce malheureux vassal, pour pouvoir defendre son droit devant la cour du roi. Le comte obeit. Il ne restait plus qu'a instruire l'affaire; mais le gentilhomme ne trouvait ni procureurs, ni avocats, tant on redoutait le caractere violent du comte d'Anjou. Louis eut encore la bonte de lui en nommer d'office, et les fit jurer qu'ils conseilleraient le gentilhomme fidelement. La question fut scrupuleusement examinee, le chevalier fut reintegre dans ses biens, et le frere du roi perdit son proces. _Jugement d'Enguerrand de Coucy_. Mais de tous ces exemples d'une justice inflexible et severe, le plus frappant est celui qui fut fait sur Enguerrand de Coucy, fils de ce fameux Enguerrand qui s'etait flatte de la couronne dans les premieres annees du regne de saint Louis, et qui etait proche parent du roi. Ce jeune seigneur, heritier de tous les biens de son pere, par le deces de son frere aine, tue a Massoure, etait d'un caractere violent et tres-emporte. Il arriva que trois jeunes gentilshommes flamands, envoyes par leurs parens a l'abbaye de Saint-Nicolas-des-Bois, pour apprendre la langue francaise, allerent un jour se promener hors du monastere, et s'amuserent a tirer des lapins a coups de fleches. L'ardeur de la chasse les emporta jusque dans les bois de Coucy, ou ils furent arretes par les gardes du comte, qui les fit pendre sur-le-champ, sans leur donner le temps de se preparer a une mort qu'ils ne croyaient guere avoir meritee. Louis en fut averti par l'abbe de Saint-Nicolas, et par le connetable Gilles-le-Brun, proche parent de ces malheureux etrangers. Touche d'une action si barbare, ce prince donna promptement ses ordres pour en faire informer. Le crime fut avere, et Coucy assigne a comparaitre devant les juges de la cour du roi. Il se presenta, mais sans vouloir repondre, sous pretexte qu'etant baron, il ne pouvait etre juge que par les pairs. On lui prouva, par d'anciens arrets, que ses ancetres n'avaient joui du droit de pairie qu'a titre de seigneurs de Boves et de Gournay: titres qui avaient passe aux cadets de sa maison; que l'hommage qu'ils lui en rendaient comme a leur aine, ne changeait pas la nature des choses; que Coucy demeurait toujours un simple fief qui devait meme un cens a l'abbaye de Saint-Remy de Reims. Il fut donc arrete et tres-etroitement garde dans la tour de Louvre, non par les pairs ou chevaliers, mais par les huissiers ou sergens du roi. Cette action de vigueur etonna tous les barons de France, la plupart parens ou allies du coupable. Ils commencerent a craindre pour sa vie. Louis voulait qu'il souffrit la peine du talion; il s'en expliquait ouvertement. Aussitot ils s'assemblerent, vinrent trouver le monarque, et lui demanderent avec tant d'instance d'etre du nombre des juges, qu'il ne put leur refuser cette grace, bien resolu de faire justice par lui-meme, s'ils ne la faisaient pas. L'assemblee fut nombreuse. On y vit le jeune Thibaut, roi de Navarre et comte de Champagne, le duc de Bourgogne, l'archeveque de Reims, la comtesse de Flandre, le comte de Bretagne, les comtes de Bar, de Soissons, de Blois, et quantite de seigneurs qui voulurent s'y trouver, moins cependant comme juges que comme intercesseurs. Le coupable, interroge par le roi meme, et presque convaincu, ne vit d'autre moyen d'eviter sa condamnation, que de demander de pouvoir prendre conseil de ses parens: ce qui lui fut accorde. Alors, ce qui prouve bien et la noblesse de sa maison, et la grandeur de ses alliances, tous les barons se leverent et sortirent avec lui. Le monarque demeura seul avec son conseil. Quelque temps apres ils rentrerent, ayant Coucy a leur tete. Ce seigneur nia le fait, offrit de s'en justifier par le duel, et protesta contre la voie d'information, qui, suivant les lois du royaume, ne pouvait avoir lieu a l'egard des barons, quand il s'agissait de leurs personnes ou de leur honneur. L'information etait en effet une procedure peu commune alors, surtout vis-a-vis de la noblesse; mais Louis cherchait a l'etablir, pour pouvoir abolir insensiblement celle du combat, qui lui semblait, a juste titre, un monstrueux brigandage. Il repondit que "la preuve du duel n'etoit point recevable a l'egard des eglises et des personnes sans appui qui seroient toujours dans l'oppression et sans esperance d'obtenir justice, faute de trouver des champions pour combattre les grands seigneurs." Le comte de Bretagne voulut insister. "Vous n'avez pas toujours pense de meme, lui dit Louis, avec cet air de majeste qui lui etait si naturel; vous devriez vous souvenir qu'etant accuse devant moi par vos barons, vous me demandates que la preuve se fit par enquete, le combat n'etant pas une voie de droit." Cette fermete fit trembler pour le malheureux Enguerrand; personne n'osa repliquer: on ne s'occupa plus que du soin de flechir son juge par toutes sortes de soumissions. Louis cependant paraissait inexorable. Convaincu que la justice doit etre la premiere vertu des rois, il semblait oublier la qualite du criminel, pour ne penser qu'a l'enormite de son crime. Plein de cette idee, il ordonne aux barons de reprendre leurs places, et de donner leur avis. Alors il se fait un profond silence: aucun ne veut opiner; mais tous se jettent aux pieds du monarque pour lui demander grace. Coucy lui-meme, prosterne a ses genoux, et fondant en larmes, implore sa misericorde. On peut juger de l'effet que fit une scene si touchante sur un coeur comme le sien, et sur une aussi noble assemblee: il insistait neanmoins encore sur la necessite de punir severement une action si barbare. Mais enfin, n'esperant plus obtenir le consentement de ses barons, ne croyant pas devoir mepriser les sollicitations des grands de son etat, content d'ailleurs de leur soumission, touche de celle d'un homme de la premiere qualite, qui, apres tout, n'etait convaincu que par une procedure extraordinaire dans le royaume, il laisse tomber un regard sur lui. _Enguerrand_, lui dit-il d'un ton de maitre, _si je savois certainement que Dieu m'ordonnat de vous faire mourir, toute la France et votre parente ne vous sauveraient pas_. Ces paroles, melees tout a la fois de clemence et de severite, remirent le calme dans l'assemblee, qui ne demandait que la vie du coupable. On alla ensuite aux opinions, qui furent toutes pour un chatiment exemplaire. Coucy fut condamne a fonder trois chapelles, ou l'on dirait des messes a perpetuite pour les trois gentilshommes flamands; a donner a l'abbaye de Saint-Nicolas le bois fatal ou le crime avait ete commis; a perdre dans toutes ses terres le droit de haute justice et de garenne; a servir pendant trois ans a la Terre-Sainte avec un certain nombre de chevaliers; et enfin a payer douze mille cinq cents livres d'amende, que le monarque se fit delivrer avant de faire mettre le coupable en liberte. C'etait le zele de la justice et non l'envie d'enrichir son fisc, qui lui avait dicte cet arret: aussi cet argent fut-il employe a differentes oeuvres de piete; une partie fut destinee a batir l'eglise des Cordeliers de Paris, les ecoles et le dortoir des Jacobins. Le reste servit a fonder l'Hotel-Dieu de Pontoise. On sentira encore mieux tout l'heroisme de cette action de justice, si l'on fait attention qu'alors la puissance des rois de France se trouvait renfermee dans des bornes tres-etroites; mais la vertu a des droits toujours respectables. Celle de Louis eut plus de pouvoir en cette rencontre, que l'autorite armee de toute sa puissance. Aussi l'historien de son regne[1] observe-t-il que toute la France fut saisie d'etonnement, qu'un homme de si grande naissance, soutenu par tous les barons du royaume, ses parens ou ses allies, eut a peine obtenu grace de la vie, au tribunal de ce rigide observateur de l'ordre et des lois. Tous les grands, ajoute-t-il, ne purent s'empecher de reconnaitre que la sagesse et l'esprit de Dieu guidaient ce prince dans toutes ses demarches: la crainte succeda a l'admiration, et augmenta encore le respect qu'inspirait la saintete de ses moeurs. [Note 1: Nangis, p. 365.] Quelques-uns neanmoins eclaterent en murmures. Un chevalier, nomme Jean de Thorotte, chatelain de Noyon, effraye de ce coup d'autorite, s'ecria assez haut pour etre entendu: _Apres cela, il ne reste plus qu'a nous faire tous pendre_. Louis, qui en fut averti, l'envoya chercher par ses officiers de justice. _Vous voyez, lui dit-il, que je ne fais point pendre mes barons, mais que je fais punir ceux qui violent les lois de l'etat et de l'humanite_. Le malheureux gentilhomme vit bien qu'on l'avait desservi; il se jette aux genoux du prince, proteste qu'il n'a point tenu un pareil discours; et si son serment ne suffit pas, il offre d'en donner trente chevaliers pour garans. Le monarque avait resolu de le faire mettre en prison: content de lui avoir fait peur, il lui ordonna d'etre plus circonspect a l'avenir. _Louis forme une bibliotheque dans son palais._ Les sciences accompagnent ordinairement les heros. Louis, qui etait fort instruit, aurait desire faire sortir les Francais de l'ignorance prodigieuse ou ils etaient plonges; mais il n'y avait dans le royaume aucun homme assez savant pour l'aider dans un si noble projet. Les ecclesiastiques etaient les seuls qui sussent lire et ecrire. L'etude de la philosophie etait tres-imparfaite: ceux qui s'y appliquaient n'avaient pour guide de leurs raisonnemens qu'Aristote, qu'ils n'etudiaient encore que sur des traductions tres-imparfaites: elles nous etaient venues par les Arabes, qui avaient eu un siecle de lumieres, mais tres-bornees. L'ignorance ou l'on etait des langues hebraique et grecque, empechait d'etudier l'Ecriture-Sainte dans ses sources. Louis etait peut-etre l'homme de son royaume le plus savant, et le mieux instruit de ce que c'etait que la veritable science. Pour faciliter a ceux dont l'etat etait de s'en occuper, les moyens d'etudier, il concut le dessein de former dans son palais une bibliotheque, ou tout le monde eut la liberte d'entrer. Il y venait quelquefois seul, sans toute la suite de la royaute, aux heures que les affaires lui laissaient libres, et se faisait un plaisir d'expliquer les endroits difficiles a ceux qui voulaient en profiter, et qui souvent prenaient ses lecons sans savoir que ce maitre si complaisant etait le roi. Dans le choix des livres dont il composa cette bibliotheque, outre plusieurs originaux de saint Augustin, de saint Ambroise, de saint Jerome, de saint Gregoire, et d'autres Peres de l'Eglise latine, c'etait un grand nombre d'exemplaires de l'Ecriture-Sainte, qu'il avait fait copier sur des manuscrits authentiques, conserves dans differentes bibliotheques de son royaume. Le pieux monarque, occupe de deux soins egalement importans, et de la conduite de son royaume, et de l'ouvrage de son salut, ne negligeait aucun des secours qui pouvaient le conduire a cette double fin. De la cette scrupuleuse attention sur le choix de ses ministres. Il n'accordait sa confiance qu'a la probite, et sa faveur qu'a la verite. Sa coutume etait de choisir, parmi ses courtisans, quelque homme d'honneur et d'esprit, qu'il priait affectueusement, et a qui il ordonnait en maitre de l'avertir fidelement de tout ce qu'on disait de lui et des fautes qu'il faisait. Quels que fussent ses avis, il les recevait avec douceur et tachait d'en profiter. Il avait un catalogue des ecclesiastiques auxquels il voulait faire du bien: ce n'etait ni la qualite, ni les services des peres, qui faisaient mettre sur la liste. La science et les bonnes moeurs sollicitaient seules aupres de lui. Il consultait la-dessus son confesseur, le chancelier de l'Eglise de Paris, et quelques religieux. On ne le vit jamais donner a un beneficier un autre benefice, sans exiger de lui une resignation pure et simple de celui qu'il possedait. Les traits que je viens de rapporter n'etaient pas les seules affaires qui occupaient le roi pendant la paix qu'il avait procuree a ses sujets: il s'appliqua plus que jamais a regler le dedans de son royaume; il alla en Artois, en Champagne, et laissa partout des marques de sa justice et de sa liberalite. Plusieurs commissaires dans le meme temps parcouraient en son nom ses provinces les plus eloignees, pour reparer les torts que les particuliers avaient soufferts depuis son avenement a la couronne. Ils avaient meme ordre de remonter jusqu'au regne de Philippe-Auguste. On voyait par toute la France des bureaux etablis pour l'examen de ces restitutions, et les senechaux ou baillis etaient charges d'executer avec celerite ce qu'on y avait decide; mais, comme souvent on ne trouvait ni les enfans, ni les heritiers de ceux qui avaient ete injustement depouilles, les commissaires etaient embarrasses sur ce qu'ils devaient faire. Louis, dans cette incertitude, se crut oblige d'avoir recours au pape, pour obtenir la permission de distribuer aux pauvres la valeur du bien mal acquis; ce qui lui fut accorde par un bref du pape Alexandre IV, qui, rempli des eloges du saint monarque, fait assez voir combien sa vertu etait universellement reconnue[1]. [Note 1: Ducange, _Observations sur Joinville_, p. 117 et 118.] Ce que ses lieutenans executaient au loin par ses ordres, il le faisait executer lui-meme dans les lieux ou il se trouvait. La facilite de l'aborder, jointe a la certitude d'obtenir une prompte justice, lui donna plusieurs fois occasion d'exercer cette premiere et la plus noble des fonctions de la royaute. Il avait toujours aupres de lui un certain nombre de personnes en qui il avait confiance, entr'autres le sire de Nesle, le comte de Soissons, le sire de Joinville, Pierre de Fontaine et Geoffroy de Villette, bailli de Tours[1]. Ces bons seigneurs, des qu'ils avaient oui la messe, allaient chaque jour entendre le plaids de la porte, ce qu'on a depuis appele les requetes du palais, et jugeaient sur-le-champ toutes les petites affaires. Quand les parties n'etaient pas contentes, le monarque en prenait connaissance lui-meme et decidait. "Souvent j'ai vu, dit Joinville, que le bon saint, apres la messe, alloit se promener au bois de Vincennes, s'asseyoit au pied d'un chene; nous faisoit prendre place aupres de lui, et donnoit audience a tous ceux qui avaient a lui parler, sans qu'aucun huissier ou garde empechat de l'approcher[2]." On le vit aussi plusieurs fois venir au jardin de Paris, vetu d'une cotte de camelot, avec un surcot de tiretaine sans manches, et par-dessus un manteau de taffetas noir: la il faisait etendre des tapis pour s'asseoir avec ses conseillers, et _depechait son peuple diligemment_. Deux fois par semaine il donnait audience dans sa chambre; et, peu content d'expedier les parties, il les renvoyait souvent avec des instructions importantes. Une femme de qualite, vieille et fort paree, lui demanda un entretien secret; il la fit entrer dans son cabinet, ou il n'y avait que son confesseur, et l'ecouta aussi long-temps qu'elle voulut. "Madame, lui dit-il, j'aurai soin de votre affaire, si de votre cote vous voulez avoir soin de votre salut. On dit que vous avez ete belle: ce temps n'est plus, vous le savez. La beaute du corps passe comme la fleur des champs; on a beau faire, on ne la rappelle point: il faut songer a la beaute de l'ame, qui ne finira point." Ce discours fit impression. La dame s'habilla plus modestement dans la suite, et fit penitence du temps qu'elle avait perdu en de vains ajustemens. [Note 1: Joinville, p. 12.] [Note 2: _Ibid_., p. 13.] On etait toujours sur du succes, meme dans les affaires ou le roi avait interet, lorsque la demande etait juste et fondee. Si l'equite ne parlait point en sa faveur, il etait le premier a se condamner. Quand son droit paraissait certain, il savait le maintenir; mais dans le doute il aimait mieux tout sacrifier, que de courir risque de blesser la justice. Louis VII, en fondant les religieux de Grammont, leur avait donne un bois dans le voisinage de leur monastere. Philippe-Auguste le trouva a sa bienseance, et ne fit point difficulte de se l'approprier. Le saint roi, instruit de l'usurpation, ordonna de le restituer: ce qui fut execute promptement. Un chevalier, nomme Raoul de Meulan, reclamait quelques droits sur des terres situees aux environs d'Evreux: cette pretention etait meme tout son bien; mais elle ne se trouvait appuyee d'aucune preuve suffisante. La noblesse et la pauvrete du gentilhomme y suppleerent: Louis lui assigna une rente de six cents livres sur d'autres biens en Normandie. Arnaud de Trie redemandait le comte de Dammartin, que le roi retenait depuis la mort de la comtesse Mathilde, quoiqu'il eut promis solennellement de ne point s'opposer a ce qu'il retournat aux heritiers legitimes de la comtesse. On lui produisait des lettres-patentes a ce sujet; precaution qu'on avait cru devoir prendre, parce que cette terre ayant ete confisquee pour felonie sur Renaud, comte de Boulogne, ensuite rendue a sa fille, en consideration de son mariage avec Philippe de France, Renaud craignit que cette grace ne s'etendit pas jusque sur les enfans d'Alix, soeur du rebelle. Mais le roi ni personne de sa cour ne se souvenait de ces lettres: les sceaux en etaient brises et rompus; il ne restait de la figure du monarque que le bas des jambes; tout son conseil fut d'avis qu'on ne devait y avoir aucun egard. La delicatesse de sa conscience ne lui permit pas de s'en tenir la. Il appelle Jean Sarrasin, son chambellan, et lui ordonne de lui apporter des vieux sceaux, pour les confronter avec les restes de celui qu'on lui representait. On en trouva de parfaitement semblables. "Voila, dit-il a ses ministres, le sceau dont je me servois avant mon voyage d'outre-mer; ainsi, je n'oserois, selon Dieu et raison, retenir la terre de Dammartin." En meme temps il fait venir Renaud: "Beau sire, lui dit-il, je vous rends le comte que vous demandez." Rien n'etait plus admirable que l'ordre qu'il avait mis dans sa maison. On y comptait, comme aujourd'hui, un nombre considerable d'officiers, chambellans, pannetiers, echansons et autres dont on peut voir les noms et les gages, dans une ordonnance rapportee par Ducange; mais, quoique fort grande, elle etait mieux reglee que celle d'un particulier. On n'aurait ose s'y attribuer ces profits criminels qui blessent l'honneur et souillent la conscience. Chacun, content de ce qui lui revenait legitimement, ne s'occupait qu'a remplir fidelement ses devoirs: la crainte de deplaire a un maitre, qui de temps en temps descendait dans les plus petits details, les obligeait d'etre attentifs a leurs actions. Non qu'on put l'accuser d'une sordide epargne: "Il faisait, dit Joinville[1], une grande et large depense, telle en un mot qu'il appartient a un si grand roi. Lorsqu'il tenoit les parlemens ou etats, tous les seigneurs, chevaliers et autres, etoient servis a la cour plus splendidement que jamais n'avoient fait ses predecesseurs; car il etoit fort liberal." Mais, dans la necessite ou il se trouvait par etat de representer, il ne s'en croyait pas moins oblige a une prudente economie, pour ne point fouler ses sujets, qui veulent bien se gener pour contribuer a la magnificence du prince, mais qui souffrent toujours tres-impatiemment que le tribut de leur amour devienne la proie d'une foule de domestiques avides. [Note 1: Joinville, p. 224.] _Mariage de Louis, fils aine du roi._ Ces divers soins ne l'occupaient pas tellement, qu'il ne reservat la plus grande partie de son attention pour les interets legitimes de son etat et de sa famille. C'est ce qui lui fit rechercher pour Louis, son fils aine, Berengere, fille d'Alphonse X, et presomptive heritiere du royaume de Castille. On sait les justes pretentions de Louis VIII sur cette couronne, dont il avait epouse l'heritiere Blanche de Castille, mere de saint Louis. Des circonstances particulieres avaient empeche cette princesse de profiter de l'heureuse disposition des Castillans a son egard. On pretend que le saint roi, son fils, ne prit le meme parti que par deference pour la reine Blanche, sa mere. Quoi qu'il en soit, cette nouvelle alliance, en reunissant tous ses droits, faisait cesser tous les sujets de guerre. Louis envoya donc des ambassadeurs pour en faire la proposition: elle fut acceptee avec la plus sensible joie. Aussitot le prince Sanche, oncle de la princesse, le grand chambellan de Castille, et plusieurs des principaux seigneurs de l'etat partirent pour la France, munis de tous les pouvoirs pour conclure une si belle union. On assura la couronne de Castille a Berengere et a ses enfans, s'il arrivait que le roi son pere mourut sans enfans males. On prit meme des precautions pour l'empecher de rien aliener au prejudice de sa fille. Louis, de son cote, promit a l'infante cinq mille livres pour son douaire, qui fut assigne sur le Valois, Senlis et Beaumont; mais le temps n'etait pas encore arrive ou le sceptre castillan devait passer dans la maison de France. Il etait reserve a un des plus illustres descendans du saint roi, de l'affermir dans la main d'un de ses petits-fils. On avait remis la celebration de ce mariage jusqu'a la seizieme annee du jeune prince; il n'eut pas le bonheur d'atteindre cet age. _Pieuses fondations de Louis_. Cependant on vit alors redoubler la ferveur du roi, sa piete et son exactitude dans les pratiques de devotion et de mortification. On le vit pourvoir avec la plus grande attention au soulagement des peuples, en revoquant ou diminuant les impots, que la necessite des temps avait introduits; a l'honneur des demoiselles, en mariant de ses propres deniers celles dont la pauvrete pouvait exposer la vertu; enfin, a l'entretien des pauvres communautes religieuses, en leur faisant distribuer des aumones dont le detail serait infini. Les Mathurins de Fontainebleau, les Jacobins, les Cordeliers et les Carmes de Paris, le reconnaissent pour leur fondateur; honneur qu'ils partagent avec les abbayes de Royaumont, de Long-Champ, de Lis et de Maubuisson, qu'il batit et dota avec une magnificence vraiment royale. Le chateau de Vauvert, habitation des Chartreux de Paris, est encore l'ouvrage de sa liberalite, ainsi qu'une grande partie des biens de cette maison. C'est a cette pieuse profusion, que tant d'abbayes, de monasteres et de maisons de piete, doivent leurs etablissemens et leurs revenus. Mais sa generosite s'etendait surtout aux hopitaux; fondations d'autant plus dignes d'un grand roi, que, malgre tous ses soins pour occuper ses sujets et leur procurer l'abondance, les differens accidens de la vie ne font toujours que trop de malheureux. L'Hotel-Dieu de Paris existait depuis long-temps; cependant, comme la ville etait fort augmentee depuis les conquetes de Philippe-Auguste, les anciennes salles ne suffisaient pas pour loger commodement les malades; Louis en fit batir de nouvelles, et augmenta considerablement les revenus de la maison. Pontoise, Compiegne et Vernon, lui doivent aussi ces hospices, ou les pauvres et les malades trouvent un asile dans leur misere et des remedes a leurs maux. Ce fut encore dans ce meme esprit, qu'il fonda ce fameux hopital pour les aveugles, dit depuis les Quinze-Vingts, parce qu'on les a reduits a ce nombre de trois cents, au lieu de trois cent cinquante qu'ils etaient alors. On a voulu faire croire que cette fondation etait pour des gentilshommes auxquels les Sarrasins avaient creve les yeux, et que saint Louis avait ramenes de la Terre-Sainte; mais c'est une fausse tradition dont il n'est fait aucune mention dans les histoires de son temps. Il suffisait d'etre malheureux pour exciter la compassion et meriter les bienfaits de ce genereux prince. Les commissaires qu'il avait envoyes dans les provinces, avaient aussi ordre de dresser un role des pauvres laboureurs de chaque paroisse, qui ne pouvaient plus travailler a cause de leur vieillesse, et le saint monarque se chargeait de veiller a leur subsistance. Ses ministres se plaignaient souvent qu'il faisait de trop grandes charites; il les laissa murmurer sans vouloir rien changer a sa maniere d'agir. "Il est quelquefois necessaire, disait-il, que les rois excedent un peu dans la depense; et s'il y a de l'exces, j'aime mieux que ce soit en aumones, qu'en choses superflues et mondaines." Ce fut dans le meme temps que le saint roi, par son autorite et par celle du pape Alexandre IV, travailla a terminer un differend qui s'etait eleve durant son sejour en Palestine, dans l'universite de Paris, et qui avait cause de grands scandales. Il avait pris naissance de la jalousie qui se mit entre les docteurs seculiers et les docteurs de l'ordre de Saint-Dominique, contre lesquels Guillaume de Saint-Amour, theologien fameux en l'universite, publia un ouvrage intitule: _Des Perils des derniers temps_. Les religieux de saint Francois se joignirent aux Dominicains. Saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure, general des Cordeliers, qui florissaient dans la meme universite, entreprirent la defense des religieux par des ecrits que l'un et l'autre publierent. Ce proces fut porte a Rome, et les deux parties furent entendues. Le livre du docteur Saint-Amour fut condamne, et les docteurs des deux ordres furent retablis en l'universite dont ils avaient ete exclus. Saint Louis, par ses insinuations et son autorite, apaisa toutes les dissensions, et rendit la paix a l'universite. Ce pieux roi avait beaucoup de consideration pour ces deux ordres, qui etaient les plus savans d'entre le clerge, si cependant on peut appeler savans des hommes, dont toute la science consistait dans une scolastique tres-imparfaite. Les Jacobins surtout etaient dans sa plus grande familiarite; mais ce qui fait voir combien ils manquaient de jugement, et combien peu ils etaient instruits de cette prudence sage et eclairee, si necessaire a ceux qui veulent conduire les autres (car ils etaient les seuls qui fussent appeles aux conseils des princes, et choisis pour leurs confesseurs), c'est qu'ils avaient persuade au roi de quitter sa couronne pour prendre l'etat monastique. Ils ne faisaient pas attention qu'ils auraient prive le royaume d'un prince qui etait le plus sage de tous les rois, et faisait le bonheur de ses peuples, et qu'ils auraient livre l'etat a la discretion d'une reine sans experience, et d'un roi qui n'avait pas encore douze ans. Un jour qu'il s'entretenait avec eux du bonheur qu'avait eu Marie de porter le fils de Dieu dans ses chastes flancs: "Sire, lui dit un de ces religieux, plus hardi que les autres, ne voudriez-vous pas en tenir autant que la sainte Vierge en a renferme dans son sein? Oui, sans doute, repondit le monarque. Vous savez, seigneur, reprit le bon religieux, ce qui est dit dans l'Evangile: Si quelqu'un quitte son pere ou sa mere, ou sa femme, ou ses enfans ou ses biens, pour l'amour de moi, il recevra le centuple et possedera la vie eternelle. Osez, sire, osez aspirer a ce dernier periode de la perfection. Vous avez des heritiers capables de bien gouverner votre royaume; votre bonheur jusqu'ici est d'avoir beaucoup souffert pour Dieu; on vous a vu vingt fois exposer votre vie pour la gloire de son nom; il ne vous reste plus qu'a tout quitter pour prendre la croix, c'est-a-dire, notre habit. Ainsi, de grade en grade, vous parviendrez au sacerdoce, et vous meriterez de recevoir Jesus-Christ dans vos mains." Le roi, frappe de ce discours, demeura quelque temps comme enseveli dans une profonde reverie; il reflechissait sur les dangers du monde et la grandeur des devoirs de la royaute, sur les douceurs inestimables qu'on goute dans la retraite. "Si ce que j'entends est vrai, dit-il, comme je le crois d'esprit et de coeur, je suivrai votre conseil; mais je ne puis rien que du consentement de la reine: sa vertu et mes engagemens vis-a-vis d'elle, ne me permettent pas de rien decider sans sa participation." Aussitot il retourne au palais, se rend a l'appartement de la reine, lui ouvre son coeur sur la resolution ou il est de lui remettre et a ses enfans la couronne de France, lui represente qu'etant religieux et pretre, il ne cessera de prier le Seigneur pour eux et pour la prosperite de l'etat, la conjure enfin, par tout ce qu'il y a de plus sacre, de ne point s'opposer a l'accomplissement d'un dessein inspire du Ciel. Marguerite, frappee comme d'un coup de tonnerre, ne repondit rien; mais ayant fait venir ses enfans, elle leur demanda, en presence du comte d'Anjou, leur oncle, qu'elle avait aussi mande, s'ils aimaient mieux etre appeles fils de pretre que fils de roi. Les princes, ne concevant rien a ce discours, elle ne les laissa pas longtemps dans cet embarras. Apprenez, leur dit-elle, que les Jacobins ont tellement fascine l'esprit du roi votre pere, qu'il veut abdiquer la royaute pour se faire precheur et pretre. Le comte d'Anjou, a cette nouvelle, entra en fureur, s'emporta jusqu'a l'insolence contre son frere, menaca les seducteurs des plus terribles chatimens, et envoya de suite dans sa province d'Anjou faire defense de les laisser precher, et meme de leur distribuer aucune aumone. Louis, fils aine du monarque, ne fut pas plus maitre de son ressentiment; il se repandit en discours si outrageans contre les freres precheurs, que le roi, pour le faire taire, lui donna un soufflet. "Seigneur, s'ecria le jeune prince avec feu, je n'oublierai jamais le respect que je vous dois; il n'y a en effet que mon pere et mon roi qui puisse me frapper impunement; mais si le Ciel m'eleve un jour sur le trone, j'en jure par monseigneur saint Denis, notre patron, je ferai chasser tous ces precheurs du royaume." Le bon roi, etonne de tant de contradictions, craignit que son inclination pour la retraite ne fut moins une inspiration du Ciel, qu'un gout trop decide pour le repos; il connaissait la tendresse de la reine, la fierte du prince son successeur, les violences du comte d'Anjou, l'attachement de ses sujets. Il ne jugea pas que Dieu voulut un sacrifice auquel tout semblait s'opposer, l'honneur de sa maison et le bonheur de ses peuples. _Traite de Louis avec le roi d'Aragon_. Le roi, qui suivait toujours son dessein d'etablir une solide paix dans son royaume, conclut dans cette vue, l'annee suivante, deux importans traites avec Jacques 1er, roi d'Aragon, et Henri III, roi d'Angleterre. Quoique les rois d'Aragon eussent presque toujours vecu en paix avec les rois de France, il y avait toutefois entre eux de grands sujets, ou des pretextes plausibles de guerre, s'ils avaient voulu s'en servir. Il est certain que tous les peuples d'en de-ca les Pyrenees avaient ete du domaine de la couronne; et que le comte de Barcelone, le comte de Roussillon, et plusieurs autres villes et terres au-dela de ces montagnes en etaient des fiefs mouvans; que, dans ces pays, on datait les actes publics des annees du regne des rois de France, jusqu'au concile de Tarragone, qui changea cet usage du temps de Philippe-Auguste; mais d'autres affaires empecherent ce prince d'en tirer raison. Les rois d'Aragon descendaient des comtes de Barcelone, et etaient entres dans tous leurs droits et dans toutes leurs obligations, et par consequent, dans celle de rendre a la couronne de France les hommages que ces comtes lui devaient, et Louis aurait eu droit de les exiger du roi d'Aragon. D'autre part, les rois d'Aragon avaient des pretentions sur le comte de Toulouse, sur l'Albigeois, sur le Rouergue, sur Carcassonne, sur Narbonne, sur Nimes et sur quantite de domaines voisins de ces villes, ou enclaves dans ces territoires. L'on voit effectivement dans l'histoire des guerres des Albigeois, que la plupart de ces domaines etaient regardes comme des arriere-fiefs de la couronne de France, et que Pierre d'Aragon, pere de Jacques, s'en faisait rendre les hommages, comme fiefs immediatement mouvans de la couronne. Tout cela etait fonde sur la possession, ou sur des alliances par des mariages. Ces droits respectifs etaient autant de semences de guerre entre les deux rois et leurs successeurs. Ces deux princes s'aimaient et s'estimaient beaucoup. Tous deux, quoique guerriers, cherchaient tous les moyens d'entretenir la paix entre les deux etats. Des l'an 1255, ils avaient signe, au mois de mai, un compromis sur cette grande affaire, qui devait etre terminee par leurs deputes. Celui du cote du roi etait Hebert, doyen de Bayeux; et celui du roi d'Aragon, etait Guillaume de Montgrin, tresorier de la cathedrale de Gironne. On devait s'en rapporter a ce qu'ils decideraient; il y avait un dedit de trente mille marcs d'argent, et l'affaire devait etre terminee dans l'espace d'un an. Toutefois elle ne put etre reglee alors, et ne le fut qu'en l'annee 1258, par le traite de Corbeil. Elle le fut de la maniere qu'on le voit dans l'acte publie a Barcelone par le roi d'Aragon, au mois de juillet. On expose d'abord dans cet acte les pretentions du roi de France sur les comtes de Barcelone, d'Urgel, de Roussillon, de Cerdagne, de Gironne, d'Ausone, et sur toutes leurs dependances. En second lieu, les pretentions du roi d'Aragon sur Carcassonne, Albi, Toulouse et autres places ci-dessus nommees, et sur toutes leurs dependances. Ensuite il est declare que le roi de France, par accord fait avec le roi d'Aragon, renonce, pour lui et pour tous ses successeurs, a tous les droits qu'il a pu et qu'il pourrait desormais pretendre sur tous les pays nommes dans le premier article. D'autre part, le roi d'Aragon renonce, en faveur de Louis et de ses successeurs, a tous les droits qu'il pourrait avoir sur les pays designes dans le second article, et a tous ceux generalement qui avaient ete possedes, soit en seigneuries, soit en domaines, par Raimond, dernier comte de Toulouse. Ce traite ayant ete ratifie a Barcelone, le roi d'Aragon renonca encore, en faveur de la reine de France, et de celui de ses enfans qu'elle jugerait a propos, a tous les droits qu'il pouvait avoir sur les comtes de Provence et de Forcalquier, aussi bien que sur les villes d'Arles, d'Avignon et de Marseille. En cette meme annee, et au meme lieu, fut arrete le mariage de Philippe, second fils de France, avec Isabelle, fille du roi d'Aragon. Mais ce mariage, a cause de l'age du prince et de la princesse, ne s'accomplit que quelques annees apres, c'est-a-dire l'an 1262. Ce traite fut avantageux a la France, qui ne ceda que des droits qu'il lui etait impossible de faire valoir, sur des pays situes au-dela des Pyrenees, pour demeurer en possession d'un grand nombre de villes et de domaines tres-considerables, sans craindre desormais aucune contestation. Les rois d'Aragon firent neanmoins dans la suite des tentatives pour se relever de cet accord, mais ce fut toujours en vain. _Traite de paix avec le roi d'Angleterre_. Une autre negociation, commencee dans le meme temps avec l'Angleterre, mais qui ne fut terminee que l'annee suivante, excita de grandes rumeurs. On peut dire que ce fut proprement l'ouvrage du roi. Les gens de son conseil n'oublierent rien pour l'en detourner. Ce que la noblesse avait de mieux intentionne pour la gloire de la nation, s'y opposa; tout fut inutile. _C'est la seule fois_, dit Mezerai, _qu'il lui arriva de choquer la volonte de ses parens_. Depuis plus de cinquante ans qu'on etait en guerre avec les Anglais, on n'avait pu faire de paix, les uns demandant trop, les autres n'offrant pas assez. Henri cependant ne desesperait pas de recouvrer, par la negociation, ce que son pere avait perdu par sa felonie. C'etait ce qui l'avait amene a Paris, et l'y avait fait prodiguer caresses et presens pour gagner les confidens de Louis; mais, s'il avait remarque beaucoup de bonne volonte, il s'apercut en meme temps, dit son historien, qu'elle etait moins forte que la crainte du baronage. Peu rebute de cette tentative, il essaya de se faire mettre sur la liste de ceux a qui le roi faisait faire des restitutions: la reponse ne fut pas favorable.[1] Tout recemment encore, il venait d'envoyer le comte de Leicester, son beau-frere, avec plusieurs autres grands seigneurs d'Angleterre, pour reclamer les provinces tant de fois demandees. Ils oserent representer que, la treve etant sur le point de finir, la restitution des domaines confisques etait le seul moyen d'eviter une guerre funeste aux deux nations; qu'il etait contre la justice de punir le fils des fautes du pere; que cette faute, en un mot, quelque grande qu'elle put etre, etait assez expiee par une si longue privation de tant de riches possessions. Les ambassadeurs etaient accompagnes de ceux de Richard, frere de Henri, nouveau roi des Romains, qui, de son cote, redemandait le Poitou, qui lui avait ete donne en apanage, trente ans auparavant. Louis les recut tous avec bonte; mais les princes, ses freres, les seigneurs de la cour, le peuple meme, ne leur temoignaient qu'indignation, et mepris. Desesperes des sarcasmes dont on ne cessait de les accabler en toutes rencontres, peu satisfaits d'ailleurs de la reponse du monarque, qui, sans leur dire rien de positif, remit l'affaire au parlement, qu'il devait convoquer au careme prochain, ils ne virent d'autre parti a prendre que de retourner porter a leur maitre de si tristes nouvelles; mais, en partant, ils laisserent a Paris l'abbe de Westminster pour continuer la negociation. Pendant que l'abbe de Westminster en etait occupe, les grands seigneurs d'Angleterre, bien plus jaloux encore de leurs privileges et de leurs prerogatives, qu'ils n'etaient chagrins de la puissance du roi de France, etaient fort brouilles avec leur roi. Comme ils apprehendaient que saint Louis, en cas de division, ne prit contre eux le parti de Henri, ils disputerent au monarque francais quelques-uns de leur corps, avant l'assemblee du parlement qu'ils devaient tenir a Oxfort, pour le prier de ne se point meler des affaires d'Angleterre, l'assurant que tout leur but, en ce parlement, etait de reformer les abus qui s'etaient glisses dans le gouvernement, et qu'il ne s'y ferait rien que pour le bien commun du royaume, et pour la tranquillite de l'Europe. On ne sait point la reponse que fit le roi; mais il parait qu'alors il ne voulut point entrer dans ces demeles. [Note 1: Matthieu Paris, p. 955 et 958.] Il s'agissait, dans ce parlement, surtout de deux choses. La premiere, de remettre en vigueur toutes les lois contenues dans la fameuse grande chartre; et la seconde, d'obliger Henri a faire sortir d'Angleterre les Poitevins. On designait par ce nom les quatre fils du comte de la Marche[1], qui etaient freres du roi d'Angleterre. Isabelle d'Angouleme, sa mere, apres la mort de Jean-Sans-Terre, son mari, pere de Henri, s'etant remariee a ce comte, ces quatre seigneurs avaient passe en Angleterre, ou le roi les avait combles de bienfaits: leur grand credit avait donne de l'ombrage aux Anglais. Ils furent forces de remettre leurs chateaux entre les mains du parlement, et de repasser dans leur pays, avec tous les Francais et les autres etrangers qu'ils avaient attires en grand nombre. Pour les empecher d'amener des troupes de France, ou ils possedaient beaucoup de terres, la noblesse anglaise se saisit de tous les ports; et, apres s'etre confederee, elle marcha en armes a Oxfort, pour y tenir le parlement. [Note 1: On a parle ci-devant de lui.] Comme ce parti etait le plus fort, et que le roi n'avait dans ses interets que ces quatre seigneurs, Richard, son frere, et peu d'autres, ils le contraignirent, et le prince Richard, son fils, a jurer de nouveau l'observation de la grande chartre, et a consentir au depart des seigneurs de la Marche. Ceux-ci furent contraints d'obeir. Ils s'embarquerent pour repasser en France, et ils eurent le chagrin de se voir enlever une tres-grosse somme d'argent, qu'ils esperaient emporter d'Angleterre, et qui fut confisquee, afin de l'employer pour le bien du royaume, selon que le parlement le jugerait a propos. Ils aborderent a Boulogne: d'ou ils envoyerent demander au roi la permission de passer par la France, pour se retirer sur leurs terres. Elle leur fut d'abord refusee, a l'instance de la reine Marguerite, qui les haissait, parce qu'ils avaient tres-mal agi envers la reine d'Angleterre, sa soeur, dans le temps qu'ils avaient ete a la cour de Henri. Le roi, touche de leur malheur, leur accorda, quelque temps apres, des passe-ports. Henri, ayant satisfait son parlement, en consentant au depart des seigneurs de la Marche, reprit la negociation avec le roi de France, dont l'abbe de Westminster etait charge. On ignore quels ressorts le prelat anglais put faire jouer pour y reussir; tout ce qu'on sait, c'est que son sejour a Paris fut tres-avantageux au monarque anglais. Bientot le comte de Leycester revint en France, accompagne de Pierre de Savoie, du grand justicier d'Irlande, Hugues Bigol; et tout fut regle en peu de temps, sans qu'il parut autre chose d'une negociation si epineuse, que beaucoup de courses et de voyages de part et d'autre. _Traite de Louis avec le roi d'Angleterre_. Louis, par ce traite, declare, 1. deg. qu'il cede au roi d'Angleterre ses droits sur le Limousin, le Perigord, le Quercy, l'Agenois, et la partie de la Saintonge qui est entre la Charente et la Garonne, mais avec la reserve de l'hommage des princes, ses freres, si toutefois Henri peut prouver, devant des arbitres dont on conviendra, qu'il a de justes pretentions sur la terre que le comte de Poitiers tient dans le Quercy, du chef de sa femme; 2. deg. qu'il s'oblige, en cas que l'Agenois ne revienne pas a la couronne, d'en donner la valeur en argent, et cependant d'en payer le revenu, qui fut estime dans la suite a trois mille sept cent vingt livres; 3. deg. qu'il n'inquietera point le monarque anglais sur tout le passe, comme d'avoir manque a rendre les hommages, a faire les services, a payer certains droits et autres charges semblables; 4. deg. qu'il donnera et livrera au roi Henri la somme necessaire pour entretenir, pendant deux ans, cinq cents chevaliers, que le prince anglais devait mener a la suite de Louis, contre _les mecreans et ennemis de la foi_: Ce qu'il n'accomplit pas, dit un auteur contemporain[1], quoiqu'il eut recu ce payement evalue a cent trente-quatre mille livres. [Note 1: Joinville, p. 371 et 372.] Henri, de son cote, pour reconnaitre tous ces avantages, 1. deg. renonce, tant pour lui que pour ses successeurs, a tous les droits qu'il pretendait sur le duche de Normandie, sur les comtes d'Anjou, du Maine, de Touraine, de Poitou, et sur tout ce que ses peres pouvaient avoir possede, terre ou ile en-deca de la mer, excepte les choses specifiees dans les precedens articles; 2. deg. s'oblige de faire hommage de tout ce qu'on lui rend, comme aussi de Baionne, de Bordeaux, de toute la Guienne, et a tenir ces grands fiefs du roi et de ses successeurs, comme pair de France et duc d'Aquitaine; 3. deg. declare qu'il se soumet au jugement de la cour de France, non-seulement pour les differends qui s'eleveront sur l'execution du traite, mais pour ceux meme qui naitront entre lui et ses sujets de France. On a vu en effet cette meme cour decider, trois ans apres, que les Gascons n'etaient point obliges de rendre leurs hommages en Angleterre, mais seulement dans l'etendue de leur province. On avait meme regle la maniere dont on citerait les rois d'Angleterre, lorsqu'on serait oblige de le faire. Le traite fut jure de bonne foi: d'abord au nom de Henri par ses ambassadeurs, ensuite au nom de Louis par le comte d'Eu et le sire de Nesle. Le roi voulut qu'il fut souscrit par les deux princes Louis et Philippe, ses fils aines; mais en meme temps il declara que son intention n'etait point de se dessaisir, qu'il n'eut recu l'hommage et la ratification du monarque anglais. La treve fut donc continuee jusqu'au 28 avril de l'annee suivante; et cependant l'acte fut mis en depot au Temple, sous les sceaux des archeveques de Rouen et de Tarentaise. Telles sont les conditions de cette fameuse paix, si long-temps desiree, si peu esperee de part et d'autre. On a remarque (chose assez ordinaire) qu'agreable aux deux rois, elle deplut egalement aux deux nations. Il serait inutile de rapporter ici les reflexions politiques que nous ont debitees leurs historiens sur ce fameux traite. Guides par la prevention, dont ils sont naturellement affectes chacun pour leur pays, ils ont peut-etre aussi mal raisonne les uns que les autres. Les Francais ont blame leur prince d'avoir, au prejudice des veritables interets de son etat, traite si favorablement le roi d'Angleterre. On lui rendrait sans doute plus de justice, si on reflechissait serieusement sur la droiture de ses intentions. "Je sais bien, disoit-il aux gens de son conseil, suivant le rapport de Joinville[1], que le roi d'Angleterre n'a point de droit a la terre que je lui laisse: son pere l'a perdue par jugement; mais nous sommes beaux-freres; nos enfans sont cousins germains: je veux etablir la paix et l'union entre les deux royaumes: j'y trouve d'ailleurs un avantage qui est d'avoir un roi pour vassal. Henri est a present mon homme, ce qu'il n'etoit pas auparavant." Voila sans doute ce qui le determina; peut-etre aussi les evenemens toujours incertains de la guerre, l'horreur de voir repandre le sang chretien, le desir de procurer a ses peuples une paix durable, enfin la delicatesse de sa conscience, qui lui laissait toujours quelques scrupules sur la justice de la confiscation faite par son aieul des domaines du pere de Henri, qui avait peut-etre ete trop rigoureuse, y eurent beaucoup de part. [Note 1: Joinville, p. 14.] Les Anglais se plaignaient que leur roi, pour si peu de chose, eut renonce a des pretentions qui leur paraissaient legitimes. On semblait, a la verite, lui rendre cinq provinces; mais, apres un serieux examen, on ne trouvait que quelques domaines honorifiques peu utiles. Deja meme il en possedait une partie, comme Royan en Saintonge, et Bergerac dans le haut Perigord: le reste ne regardait proprement que le ressort. Le Perigord avait son comte, et le Limousin son vicomte. L'Agenois ne pouvait manquer de revenir a sa maison, si la comtesse de Poitiers mourait sans enfans; elle le tenait de son aieul, a qui le roi Richard l'avait donne en dot; enfin, le peu qu'on lui abandonnait dans le Quercy ne lui etait accorde qu'a condition qu'il prouverait qu'il faisait partie de cette meme dot. Louis d'ailleurs se reservait sur les provinces cedees la regale pour les eveches, la garde des abbayes, et l'hommage, tant de ses freres, s'ils y possedaient quelques fiefs, que de ceux que ses predecesseurs et lui s'etaient obliges de ne point laisser tomber sous la puissance de l'Angleterre. Quelle proportion entre une cession si limitee, et le sacrifice pur et simple de cinq belles provinces qui, reunies, pouvaient former un puissant royaume! Henri devait-il acheter si cher l'honneur d'etre vassal de la France? Il parait que les Anglais connaissaient mieux que les Francais les avantages qui revenaient a Louis par ce traite; et je crois que ceux-ci avaient tort de blamer leur prince de l'avoir fait. Cependant le roi d'Angleterre vint a Paris pour consommer entierement ce fameux traite: il y fut recu avec les plus grands honneurs. D'abord il logea au Palais, ou il fut traite pendant quelques jours avec toute la magnificence possible. Il se retira ensuite a l'abbaye de Saint-Denis, ou il demeura un mois entier. Louis l'allait voir souvent, et lui faisait fournir avec abondance tout ce qui lui etait necessaire. Henri, pour ne lui pas ceder en generosite, comblait de presens l'abbaye, ou l'on voyait un vase d'or de sa liberalite. Enfin, toutes les difficultes etant levees, le traite fut ratifie par les deux rois. Alors, pour en commencer l'execution, le monarque anglais, en presence de l'une et de l'autre cour, fit hommage-lige au roi pour toutes les terres qu'il possedait en France; hommage qui emportait serment de fidelite: ce qui le distinguait du simple, toujours concu en termes generaux. Les rois anglais ont fait de vains efforts dans la suite pour reduire leur dependance a ce dernier; il fut regle, sous Philippe-le-Bel, que le roi d'Angleterre a genoux, ayant ses mains en celles du roi de France, on lui dirait: _Vous devenez homme-lige du roi, monsieur, qui cy-est, et lui promettez foi et loyaute porter_; a quoi il devait repondre: _Voire_, c'est-a-dire, _oui_. _Mort de Louis, fils aine du roi_. Tout etait fini, et rien n'exigeait de Henri un plus long sejour en France. Il se preparait a se rembarquer, lorsque son depart fut retarde par un malheur qui affligea tout le royaume. Le fils aine du roi, nomme Louis comme lui, tomba malade, et mourut age de seize ans, regrette de tous ceux qui le connaissaient. C'etait un prince aimable, qui joignait aux agremens de la figure toutes les beautes de l'ame, doux, affable, liberal, et dont toutes les inclinations se portaient au bien. Plus occupe du bonheur des peuples, que de sa propre elevation, l'eclat du trone auquel il etait destine ne fut point capable de l'eblouir. Il s'opposa avec ardeur a la retraite d'un roi qui faisait la felicite publique: c'est la seule occasion ou il fit paraitre quelque vivacite. _Agreable a Dieu et aux hommes_[1], la France avait mis en lui toutes ses esperances, et la religion le regardait comme son plus ferme appui. Eleve sous les yeux d'un pere ennemi de toute dissimulation, il avait recu des sa plus tendre enfance des idees claires et distinctes sur les obligations de l'etat auquel sa naissance le destinait. "_Beau fils_, lui disait le saint roi dans une grande maladie qu'il eut a Fontainebleau[2], je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton royaume; car vraiment j'aimerois mieux qu'un Ecossois vint d'Ecosse, ou quelque autre lointain etranger, qui gouvernat bien et loyaument, que tu te gouvernasses mal a point et en reproche." Le jeune prince mourut avec tous les sentimens de piete que le religieux monarque lui avait inspires. On conduisit son corps a Saint-Denis, et de la a Royaumont, ou il fut inhume. Le convoi se fit avec une magnificence extraordinaire: le roi d'Angleterre lui-meme voulut porter quelque temps le cercueil. Tous les barons francais et anglais le porterent a son exemple, les uns apres les autres. Louis, touche de cette marque de tendresse et de respect, retint a Paris Henri pendant tout le careme, et le reconduisit jusqu'a Saint-Omer, ou ils passerent les fetes de Paques, et se separerent tres-satisfaits l'un de l'autre. [Note 1: Duch., t. 5, pag. 442.] [Note 2: Joinville, page 4.] _Mariage de Philippe, fils aine du roi_. Apres deux ans et demi que le roi employa a faire divers voyages dans son royaume, a des fondations de maisons religieuses et hopitaux, et a faire plusieurs ordonnances utiles a l'etat, il voulut accomplir le mariage de Philippe son fils aine, heritier presomptif de la couronne, avec Isabelle, infante d'Aragon. Le roi s'etait rendu a Clermont en Auvergne, accompagne de presque toute la noblesse de France, qui, par attachement autant que par devoir, avait voulu se trouver a la celebration de ce mariage. Mais la nouvelle du traite que le roi d'Aragon avait fait avec Mainfroi, fils naturel de l'empereur Frederic II, pensa rompre une alliance si avantageuse pour l'infante. Louis venait d'en etre informe; il protesta qu'il ne souffrirait jamais que son fils epousat une princesse dont le pere avait des liaisons si etroites avec le plus-mortel ennemi de l'Eglise et des papes. On ne peut exprimer l'etonnement et l'embarras des deux cours: on connaissait le caractere du monarque, on craignait que rien ne put l'ebranler. L'Aragonais surtout, desespere d'un si facheux contre-temps, cherchait tous les temperamens imaginables; il eut enfin le bonheur d'en trouver un qui satisfit pleinement. Il declara par un acte authentique, qu'en mariant son fils avec la fille de Mainfroi, il ne pretendait prendre aucun engagement contraire aux interets de l'Eglise romaine, ni deroger ou prejudicier en rien a l'alliance qu'il venait de contracter avec la France. Ainsi les noces se firent avec l'applaudissement des deux nations, qui s'efforcerent a l'envi de se distinguer par leur magnificence. On fixa d'abord le douaire d'Isabelle a quinze cents livres de rente: on l'augmenta dans la suite, lorsque Philippe parvint a la couronne; il fut de six mille livres. Jacques, fidele a sa parole, n'entreprit rien par la suite en faveur de Mainfroi. Les fetes que Louis fut oblige de donner en cette occasion, ne diminuerent rien de son application aux affaires de l'etat. Il savait trouver le moyenne de satisfaire a tout, menageait ses momens avec une prudente economie, et souvent reprenait sur son sommeil ceux qu'un devoir indispensable lui avait fait perdre en divertissemens. On lui disait un jour[1] qu'il donnait trop de temps a ses oeuvres de piete. "Les hommes sont etranges, repondit-il avec douceur: on me fait un crime de mon assiduite a la priere; on ne diroit mot si j'employois les heures que j'y passe, a jouer aux jeux de hasard, a courir la bete fauve, ou a chasser aux oiseaux." [Note 1: Duch., t. 3, p. 554.] La police surtout et le commerce semblaient l'occuper tout entier. Il s'attacha d'abord a punir les crimes nuisibles a la societe, tels que l'usure, l'alteration des monnaies, les ventes a faux poids, et toute espece de monopole. Comme il avait besoin d'etre soulage dans ces penibles fonctions, il chercha long-temps, disent les historiens du temps, _un grand sage homme_ pour le mettre a la tete de la justice et police, qu'il voulait etablir principalement a Paris. C'etaient anciennement les comtes de chaque province qui avaient l'administration de la justice, de la police, des finances; les vicomtes, en leur absence, exercaient les memes fonctions. Hugues Capet, parvenu a la couronne, supprima ces deux titres pour le comte de Paris, et leur substitua celui de prevot, avec les memes prerogatives. Ce nouvel officier, outre le commandement sur la milice, administrait encore la justice: c'etait lui seul qui la rendait a Paris, dans ces anciens temps ou le parlement n'etait pas encore rendu sedentaire. Mais cette importante place etant devenue venale, plus elle donnait de pouvoir, plus elle occasionait d'injustices. Louis, pour remedier a ces abus, defendit la venalite d'un emploi qui demandait le plus parfait desinteressement, et il eut la satisfaction de trouver un homme qui avait autant de lumieres que d'integrite. Ce fut Etienne Boileve, originaire d'Anjou, chevalier, noble de _parage_, c'est-a-dire de race. Louis lui donna la place de prevot de Paris. C'etait un homme de grande consideration, tant a la cour qu'a l'armee; car ayant ete fait prisonnier a Damiette, sa rancon fut mise a deux cents livres d'or, somme alors considerable. Comme Boileve etait seul juge civil, criminel et de police, il fit rigoureusement punir les malfaiteurs, brigands, filoux, et autres faineans de la societe, qui vivent a ses depens. Ensuite il rangea tous les marchands et artisans en differens corps de communautes, dressa leurs premiers statuts, et leur donna des reglemens si sages, qu'on n'a eu qu'a les copier ou a les imiter dans tous ceux qu'on a faits depuis pour la discipline des diverses et nouvelles communautes de commerce. Les moeurs, objet si digne de l'attention des rois, quelquefois trop neglige, eurent toujours la premiere part aux soins de saint Louis. Tout ce qui ressentait la licence etait proscrit sous diverses peines; les spectacles etaient permis, mais ce qui pouvait causer quelque scandale en etait severement banni. On vit sous son regne des ecrits sur la religion, des ouvrages philosophiques, des poemes, des romans; mais on n'y voyait rien qui respirat la sedition, l'impiete, le materialisme, le fanatisme, le libertinage. D'abord il avait chasse les femmes de mauvaise vie, tant des villes que des villages; convaincu ensuite de la maxime de saint Thomas, que ceux qui gouvernent sont quelquefois obliges de souffrir un moindre mal pour en eviter un plus grand, il prit le parti de les tolerer; mais, pour les faire connaitre et les couvrir d'ignominie, il determina jusqu'aux habits qu'elles devaient porter, fixa l'heure de leur retraite; et designa certaines rues et certains quartiers pour leur demeure. La pudeur, si naturelle au sexe, vint au secours des lois; plusieurs eurent honte d'un genre de vie qui les notait de tant d'infamie. Un grand nombre se convertirent, et se retirerent dans une maison de filles penitentes, qui etait ou l'on a vu depuis l'hotel de Soissons. On a parle de son attention pour la surete des grands chemins; il voulut encore y joindre la commodite. S'il n'eut pas le bonheur de les porter a ce point de perfection ou nous les voyons aujourd'hui, il eut du moins la gloire de les avoir rendus plus praticables qu'ils n'avaient ete sous ses predecesseurs. Souvent il envoyait des commissaires pour veiller a ce que les rivieres fussent navigables. Enfin, rien n'etait oublie, ni pour les reglemens, ni pour l'execution, qui est encore plus essentielle. Tant de soins, en etablissant l'ordre dans l'etat, en assuraient la tranquillite; ils repandirent l'abondance dans le royaume. C'est peu dire; ils augmenterent les revenus de la couronne: ce qu'on peut regarder comme un chef-d'oeuvre de politique. Ce ne fut pas, en effet, par les impositions extraordinaires que le monarque s'enrichit; on ne les connaissait presque pas dans ces anciens temps. Alors, la richesse de nos rois, comme celle des seigneurs, ne consistait qu'en terres, en redevances, en confiscations, en peages, tant pour la sortie que pour l'entree des marchandises. On les voyait, a la verite, quelquefois exiger des decimes sur le clerge; d'autres fois, lever une espece de taille sur les peuples de leurs domaines; mais Louis, persuade que ce qui est a charge aux sujets, ne peut etre avantageux au prince, loin de passer les bornes, fut toujours en garde contre les vexations nuisibles a l'etat. Cette sage conduite repeupla la France, que les desordres des regnes precedens avaient rendue presque deserte. On venait de tous cotes chercher ce qu'on ne trouvait pas ailleurs, l'aisance, la justice et la paix. Le commerce reprit une nouvelle vie; rien ne demeurait inutile: chacun faisait valoir ce qu'il possedait. "Finalement, dit Joinville[1], le royaume se multiplia tellement pour la bonne droiture qu'on y voyoit regner, que le domaine, censive, rentes et revenus du roi, croissoient tous les ans de moitie." [Note 1: Joinville, p. 124.] Ce prince, ennemi de toute violence, etait pret a sacrifier ses droits, lorsqu'il y avait l'ombre de doute. C'est ainsi que, dans un parlement, on le vit ordonner qu'un banni de Soissons, a qui il avait fait grace, ne laisserait pas de garder son ban, parce que les habitans de cette ville lui remontrerent que c'etait donner atteinte a leurs privileges. On admira la meme moderation lorsque, dans un autre parlement, il fut decide qu'il ne lui appartenait pas, pendant la vacance du siege de Bayeux, de conferer les benefices de l'eglise du Saint-Sepulcre de Caen: aussitot il revoqua la nomination qu'il avait deja faite a une de ces prebendes. Rare exemple, qui apprend aux rois que l'autorite doit toujours ceder quand la justice parait! Mais l'heroisme de cette inflexible droiture eclata surtout dans une affaire qu'il eut avec l'eveque d'Auxerre. On avait mis, par ses ordres, sur le pont de cette ville, quelques poteaux ou l'on avait arbore les fleurs de lis; le prelat les fit arracher de son autorite privee: c'etait un attentat contre les lois qui defendent de se faire justice soi-meme. Cependant Louis avait entrepris sur ses droits; cette raison fut suffisante pour lui faire pardonner ce qu'il y avait d'irregulier dans le procede de l'eveque. C'est cet amour inviolable de l'ordre, qui lui merita l'estime, la confiance et le respect de toute l'Europe. L'Angleterre lui en donna une preuve bien glorieuse, en le choisissant pour arbitre de ses differens: heureuse si elle s'en fut rapportee a son jugement! Ce trait d'histoire exige quelque detail. Il y avait plusieurs annees que les barons d'Angleterre, irrites des prodigalites de leur roi, l'avaient oblige de jurer a Oxfort l'observation de la grande chartre, que les uns regardent comme le frein, les autres comme l'aneantissement de l'autorite royale. Henri, menace secretement d'une prison perpetuelle, fit plus encore; non-seulement il souscrivit a l'eloignement de ses quatre freres, les seigneurs de la Marche, en qui il avait mis toute sa confiance[1], mais meme il avait consenti que l'on choisit vingt-quatre seigneurs pour travailler a la reforme du gouvernement; que ce qui serait determine dans ce conseil, a la pluralite des voix, fut inviolablement execute; qu'on remit entre leurs mains tous les chateaux et toutes les places fortes du royaume, pour en confier la garde a qui ils jugeraient a propos; enfin, qu'ils nommassent chaque annee les justiciers, les chanceliers et les autres principaux officiers de l'etat. [Note 1: Matthieu Paris, _Mat. Vestm. Kuiglon._] C'etait proprement le mettre en tutelle, et ne lui laisser que le nom de roi: terribles pronostics[1] de ce que ses successeurs auraient a craindre des communes, s'il est vrai, comme on l'assure, que c'est ici la premiere fois qu'elles ont ete admises dans le parlement d'Angleterre. Du moins, est-il certain que le monarque demeura alors a la discretion de ses barons, dont le plus accredite etait le comte de Leycester, Francais de naissance, beau-frere de Henri par son mariage avec la comtesse du Perche, digne fils du fameux Simon de Montfort, par cette inflexibilite de caractere que rien ne peut detourner d'un premier dessein. Bientot les ligues se virent maitres de toutes les villes du royaume, et de la capitale meme, dont les principaux bourgeois signerent l'acte d'adjonction. Le roi des Romains, Richard, frere du monarque, fut aussi contraint de jurer, tant pour lui que pour ses descendans, d'observer les arretes _que le nouveau conseil du roi avait faits pour la gloire de Dieu et le bien de l'etat_. [Note 1: _Rap. Thoyr._, liv. 2, p. 473.] L'infortune Henri, depouille de son autorite, se voyait force d'approuver tout ce qui plaisait aux vingt-quatre. Dans cette extremite, il se jeta dans la tour de Londres, s'y fortifia, et se servit de l'argent qu'il avait amasse depuis long-temps, pour regagner les bourgeois et pour y lever des soldats. Un jour qu'il etait sorti pour aller se promener sur la Tamise, une tempete qui s'eleva tout-a-coup, l'obligea de se faire mettre a terre au lieu le plus prochain. Il se trouva par hasard que c'etait precisement a l'hotel du comte de Leycester, qui le recut a la descente du bateau, et lui dit, pour le rassurer, qu'il n'y avait rien a craindre, puisque l'orage etait deja passe. _Non, non_, lui repondit le monarque en jurant, _la tempete n'est point passee; et je n'en vois point que je doive craindre plus que vous_. Il avait ecrit au pape, pour le prier de l'absoudre du serment fait a Oxfort; il l'obtint d'autant plus aisement, que, depuis la reforme, les Italiens ne touchaient plus rien des benefices qu'ils avaient en Angleterre. Aussitot il assemble un parlement, qu'il ouvre et ferme tout a la fois par cette declaration: "Qu'il ne se croyoit plus oblige de tenir sa parole, puisqu'on n'executoit point ce qu'on lui avoit promis; qu'au lieu des tresors qui devoient remplir son epargne, il se trouvoit seul dans l'indigence, tandis que les vingt-quatre epuisoient l'etat pour s'enrichir; qu'il etoit temps qu'il reprit le personnage de roi, et que ses sujets rentrassent dans le devoir; qu'il ne les avoit mandes que pour leur donner le choix de l'obeissance ou de la guerre." C'etait parler veritablement en roi; mais pour soutenir cette demarche, il fallait de la fermete. Henri etait le plus faible de tous les hommes. Ce discours neanmoins parut, pour le moment, produire un bon effet; toute l'assemblee donna les mains a la revocation du _convenant_: c'est ainsi qu'on appelait l'arrete d'Oxfort. Le seul comte de Leycester osa tenir ferme, et bientot sut regagner la plus grande partie des barons. Si l'on en croit ses panegyristes, _ce fut la dignite inviolable du serment qui le rendit inflexible_: ce qui leur fournit la matiere d'un grand eloge. Mais un serment contraire a la loi peut-il jamais obliger? Celui que Leycester avait fait autrefois, en pretant foi et hommage a son roi, etait-il moins sacre que celui qu'il avait fait en se soustrayant a l'obeissance? Tout semblait dispose a la guerre. Ce n'etait partout qu'assemblees tumultueuses, la plupart contraires aux interets du prince. On courut enfin aux armes de tous cotes, et de part et d'autre on ne s'occupa que des moyens de se surprendre. Henri manqua d'etre pris dans Winchester. Edouard son fils, qui, d'abord, sans qu'on sache pourquoi, prit le parti des ligues, qu'ensuite il abandonna de meme, fut arrete a Kingston, et force de livrer Windsor, d'ou il etait sorti imprudemment. Le comte de Leycester se trouva lui-meme dans un grand embarras en un faubourg de Londres, et serait infailliblement tombe au pouvoir du roi, si les bourgeois, apres avoir force les portes du pont, ne lui eussent facilite sa retraite dans la ville, ou l'on tendit aussitot les chaines. Alors les barons ne menagerent plus rien, renouvelerent leurs sermens avec les plus horribles execrations, et se firent couper les cheveux pour se reconnaitre. On n'entendait parmi le peuple que ces discours seditieux: "Qu'ils ne vouloient point d'un roi esclave du pape et vassal de la France, qu'ils sauraient bien se conduire sans lui; qu'il pouvoit aller gouverner sa Guyenne, et rendre fidelement au monarque Francois le service qu'il lui avoit jure." Insolences trop ordinaires a la populace, surtout en Angleterre. _Louis est choisi pour arbitre entre le roi et les barons d'Angleterre_. Quelques gens sages des deux partis chercherent differentes voies de conciliation, mais toujours inutilement. On etait convenu que toute la cour, et les principaux ligues se trouveraient a Boulogne, pour y discuter leurs pretentions reciproques devant le roi de France. On s'y rendit en effet de part et d'autre; on disputa beaucoup, et on ne conclut rien. On proposa enfin de s'en remettre a l'arbitrage du monarque francais, et de se soumettre, sans restriction, a ce qu'il ordonnerait. Henri l'accepta sans peine, les barons avec repugnance, ne voulant point d'un roi pour juge dans une cause qui semblait etre celle de tous les rois. Tout le monde cependant y consentit, et, des deux cotes, on s'engagea par de grands sermens et par des actes solennels. Le prince anglais, dans son compromis, date de Windsor, ou l'on voit les sceaux d'Edouard, son fils aine, de Henri d'Allemagne, son neveu, et de trente autres seigneurs, tant etrangers que regnicoles, jure sur son ame, en touchant les saints evangiles[1], qu'il observera fidelement ce que le roi de France decidera sur les statuts d'Oxfort. Les barons (c'etaient les eveques de Londres et de Worchester, Simon de Montfort, comte de Leycester, trois de ses fils, et dix-huit autres seigneurs) promettent la meme chose et de la meme maniere, s'obligeant, sous les sermens les plus sacres, a executer de bonne foi ce qui sera ordonne. On n'y met qu'une condition, c'est que le differend sera juge avant la Pentecote. [Note 1: Matthieu Paris, p. 992.] Louis voulut bien se charger de l'arbitrage, et convoqua l'assemblee dans la ville d'Amiens. Le roi et la reine d'Angleterre s'y rendirent au jour marque, et les barons y envoyerent leurs deputes. L'affaire fut agitee de part et d'autre avec beaucoup de force, le droit primitif des peuples murement pese, le pouvoir transfere aux souverains par la societe, scrupuleusement examine. On exposa, en faveur des sujets, qu'en se donnant aux rois, ils n'avaient cherche qu'a posseder leurs biens et leur vie dans une parfaite securite, non a les exposer en proie a la cupidite ou a l'ambition; qu'un etat police n'etait point un compose d'esclaves qu'on ne dut consulter sur rien, dont on put prodiguer arbitrairement le sang et les tresors; enfin, que les articles d'Oxford n'etaient qu'une interpretation, ou plutot une suite naturelle des lois du royaume. On demontra, d'un autre cote, que la dignite des rois n'est, ni un vain titre, ni un nom de theatre et sans effet; que, charges de veiller au bonheur, a la defense et a la gloire de la societe, il est de la derniere consequence que leurs ordres soient inviolablement executes en tout ce qui a rapport a ces objets si importans; que leurs droits ne sont pas moins sacres que ceux de l'etat qu'ils gouvernent; que la qualite de legislateur, toujours inseparable de la souverainete, ne leur laisse d'autre juge de leurs actions que celui d'ou emane toute puissance, en un mot, que le _convenant_ d'Oxford etait une infraction formelle aux lois, un traite monstrueux, incapable de lier, quand meme il aurait ete libre. Louis, pleinement instruit de la nature des articles contestes, sensiblement touche des maux qui en resultaient, tels que l'avilissement de la majeste royale, la guerre allumee dans toute l'Angleterre, la profanation des eglises, l'oppression, tant des etrangers que des naturels du pays, prononca, en ces termes, qui marquent un juge souverain et absolu, le celebre arret qui tenait l'Angleterre, la France et toute l'Europe en suspens. "Au nom du Pere, et du Fils, et du Saint-Esprit: Nous annullons et cassons tous les statuts arretes dans le parlement d'Oxford, comme des innovations prejudiciables et injurieuses a la dignite du trone: dechargeons le roi et les barons de l'obligation de les observer: declarons nul et de nulle valeur tout ce qui a ete ordonne en consequence: revoquons et supprimons toutes les lettres que le roi peut avoir donnees a ce sujet: ordonnons que toutes les forteresses qui sont entre les mains des vingt-quatre seront remises en sa puissance et en sa disposition: voulons qu'il puisse pourvoir a toutes les grandes charges de l'etat; accorder retraite aux etrangers dans son royaume, appeler indifferemment a son conseil tous ceux dont il connaitra le merite et la fidelite: decernons et statuons qu'il rentrera dans tous les droits legitimement possedes par ses predeceseurs; que, de part et d'autre, on oubliera le passe; que personne ne sera inquiete ni recherche: n'entendons pas neanmoins qu'il soit deroge, par ces presentes, aux privileges, charges, libertes et coutumes qui avoient lieu avant que la dispute se fut elevee." On sent la sagesse d'un arret qui, en proscrivant toute innovation, mettait a couvert les droits du prince et les privileges de la nation. Plusieurs, en effet, frappes de l'equite d'un jugement qui condamnait l'usurpation, sans rien faire perdre de ce qui etait du incontestablement, renoncerent a la ligue, et rentrerent dans leur devoir. Mais rarement, en matiere de faction, l'interet des chefs est que les differends s'accommodent avec tant de promptitude:: les barons voyaient tous leurs projets renverses; la plupart se plaignirent que Louis avait agi, dans cette occasion, moins en philosophe eclaire qu'en roi prevenu des prerogatives de la couronne, et declarerent hautement qu'ils en appelaient a leur epee. Le comte de Leycester, plus mechant, mais plus politique, pretendit que les statuts d'Oxford n'etant fondes que sur la grande chartre, les confederes avaient gagne leur cause, puisque, par ce prononce, ce precieux monument de leur liberte subsistait en son entier. Ainsi, la guerre recommenca plus furieusement que jamais. Henri, d'abord vainqueur en quelques rencontres, ensuite vaincu et fait prisonnier au combat de Lewes, avec le prince Edouard son fils, et le roi des Romains, son frere, fut contraint de jurer de nouveau l'observation du funeste convenant. Alors l'ambitieux Montfort se montra a decouvert; maitre de toute la famille royale, il sut en tirer tout l'avantage que sa politique put lui suggerer. Ce meme homme, qui, peu auparavant, ne se faisait aucun scrupule de desobeir au roi, sous pretexte qu'il etait gouverne par de mauvais ministres, ne se servait plus du nom de ce monarque, que pour faire respecter les ordres qu'il en extorquait lui-meme. Cet ennemi pretendu du despotisme, qui n'avait suscite tant d'affaires au malheureux Henri, que pour reprimer, disait-il, la puissance arbitraire, trouvait fort mauvais qu'on n'obeit pas a ce meme prince, depuis qu'il n'etait guide que par ses conseils. C'est ainsi que les hommes changent de principes et de maximes, selon leurs interets et selon les evenemens divers qui arrivent dans leurs affaires. Edouard cependant, echappe de sa prison, eut bientot rassemble une armee superieure a celle des confederes. Aussitot il marche contre le comte de Leycester qui avait toujours Henri en sa puissance, le joint pres d'Evesham, lui presente la bataille, le defait, et delivre le roi son pere: victoire d'autant plus complete, que le comte de Leycester, le chef et l'ame de la rebellion, fut tue sur la place. On fit mille outrages a son corps; il fut mutile, coupe en morceaux, et la tete envoyee a la femme de Roger Mortimer, comme un temoignage certain que son mari etait venge de cet ennemi. Telle fut la fin malheureuse de Simon de Montfort, comte de Leycester, qu'une facheuse affaire avec la reine Blanche, a laquelle il avait voulu oter la regence, obligea de quitter la France, sa patrie, et qui trouva le moyen, quoique etranger, de se rendre le plus puissant et le plus redoutable seigneur d'Angleterre. Apres sa mort, tout se soumit, et ce royaume commenca enfin a jouir de quelque tranquillite. Il ne l'avait acquise que par le sang; dans la suite, il lui en couta beaucoup encore pour l'affermir; juste punition de l'opiniatre resistance des barons, qui se repentirent, mais trop tard, de ne s'en etre pas rapporte au jugement de Louis. Tous les regards de l'Europe etaient fixes sur la France, ou il se negociait une affaire beaucoup plus importante: c'etait l'investiture du royaume de Sicile, en faveur du comte d'Anjou, frere du roi. Ce royaume avait ete envahi par Mainfroi, fils naturel de l'empereur Frederic II. Il appartenait, par droit de succession, a Conradin, petit-fils de cet empereur. Mais les papes, qui soutenaient que ce royaume etait un fief du Saint-Siege, ne voulaient ni de Mainfroi, ni de Conradin, ni d'aucun de la famille de Frederic, qu'ils regardaient comme l'implacable ennemi des papes. Le pape Innocent IV l'avait offert au comte d'Anjou, des l'annee 1252; mais l'absence du roi son frere, et l'impuissance ou il etait dans cette conjoncture, de soutenir une telle entreprise, la lui fit refuser. Cette couronne fut ensuite offerte a Richard, frere du roi d'Angleterre, et enfin a Edmond, second fils du meme roi, qui l'accepta. Toutefois Urbain IV, qui avait succede a Innocent, suivant le dessein de ses predecesseurs, ne se rebuta point, et voyant que l'embarras ou se trouvait le roi d'Angleterre dans son royaume, l'empechait de penser a rien faire pour la conquete de la Sicile, en faveur du prince Edmond, il resolut d'offrir au roi de France cette couronne pour celui de ses enfans auquel il lui plairait de la destiner; mais Louis refusa son offre, pour ne pas prejudicier aux droits de Conradin, ou a ceux d'Edmond d'Angleterre, qui en avait deja recu l'investiture. Malgre tous ces refus, Urbain fit encore proposer cette couronne par Barthelemi Pignatelli, archeveque de Cosence, au comte d'Anjou. Quoique le roi n'eut accepte pour aucun de ses enfans l'investiture de la Sicile, il ne s'opposa point aux droits que le comte d'Anjou, son frere, acquerait sur ce royaume par la donation du pape, qui pretendait, a cause de la felonie des princes de la famille de Frederic, etre en droit de disposer de cet etat, comme d'un fief relevant du Saint-Siege. Le roi, qui crut avec raison qu'il ne lui appartenait pas d'entrer dans la discussion de droits, peut-etre aussi injustes d'une part que de l'autre, laissa l'archeveque de Cosence negocier cette affaire avec le comte d'Anjou. Je n'entrerai point dans le detail des difficultes que ce prince put avoir sur diverses circonstances de cette affaire, ni des conditions auxquelles le pape lui donna l'investiture du royaume de Sicile. Je dirai seulement que l'esperance d'une couronne, et les instances de la comtesse Beatrix, femme du comte d'Anjou, qui voulait a quelque prix que ce fut, etre reine comme ses trois autres soeurs, le firent passer par-dessus toutes les difficultes. Le comte d'Anjou partit de Marseille, le 15 mai 1265, sur une flotte de trente galeres, avec plusieurs vaisseaux de transport. Apres avoir essuye une violente tempete, il arriva heureusement, la veille de la Pentecote, a Rome, ou il recut l'investiture du royaume de Sicile: elle lui fut conferee par quatre cardinaux que le pape avait envoyes pour cet effet. Il prit des ce moment le titre de roi de Sicile; mais il ne fut couronne, avec Beatrix sa femme, que le jour des Rois de l'annee suivante. Charles ayant recu un renfort considerable de troupes, tant de ses comtes de Provence et d'Anjou, que de plusieurs seigneurs francais volontaires, qu'il avait engages par ses promesses a l'accompagner, et qui se rendirent en Italie par les Alpes, se mit en campagne. Mainfroi, de son cote, avec une armee plus forte que celle de Charles, se mit en etat de lui resister. Mais, ayant reflechi sur le peril qui le menacait, et redoutant la valeur de la noblesse francaise, il envoya des ambassadeurs au pape pour lui faire des propositions de paix. Urbain refusa de les entendre. Mainfroi en fit faire aussi a Charles: il repondit a ceux qu'il lui envoya, _dites de ma part au soudan de Lucerie_ (c'etait une ville tenue par les Sarrasins, qui etaient au service de Mainfroi) _que devant qu'il soit peu de jours, il m'aura mis en paradis, ou que je l'aurai envoye en enfer_. Enfin apres plusieurs combats dans lesquels Charles eut toujours de l'avantage, et apres s'etre rendu maitre de plusieurs villes, les deux armees se joignirent dans la plaine de Benevent, ou apres un combat tres-opiniatre celle de Mainfroi fut mise en deroute, et lui-meme y perdit la vie. Les historiens du temps nous apprennent que Richard, comte de Caserte, fut cause du malheur de Mainfroi, ayant quitte son parti et livre aux Francais un passage important, pour se venger de Mainfroi, qui etait son beau-frere, et dont il etait l'ennemi cache, parce que ce prince avait abuse de la femme du comte. C'est ainsi que souvent la justice divine dispose les choses de telle maniere, qu'un crime est puni par un autre crime. Pendant que Charles, comte d'Anjou, frere du roi, etait occupe, comme je viens de le rapporter, a la conquete du royaume de Sicile, Louis, qui n'y avait pris aucune part, toujours egal a lui-meme, continuait de donner a la France le spectacle de ses vertus pacifiques et bienfaisantes, qui sont en meme temps la gloire du prince et le bonheur des peuples. Mais quelque ardent que fut son zele pour la justice, jamais il ne l'emporta au-dela des bornes. La moderation la plus sage fut toujours l'ame de ses actions: c'est ce qu'on remarque surtout au sujet du droit d'asile. Un voleur avait ete pris par les officiers du monarque dans l'eglise des Cordeliers de Tours; l'archeveque se recria contre la pretendue profanation, et redemanda le coupable avec grand bruit. Le roi voulut bien avoir egard a ses plaintes; il assembla un parlement, ou, l'affaire scrupuleusement examinee, il fut ordonne que le criminel serait reconduit a l'eglise; mais que les religieux, ou les gens du prelat, l'en chasseraient aussitot, de maniere qu'il put etre repris, sinon qu'on irait le saisir jusqu'aux pieds de l'autel. Par cet expedient, Louis sut accorder ce qu'il devait a sa dignite, avec les menagemens que les circonstances exigeaient pour des vassaux aussi puissans, que jaloux de certains privileges contraires a la bonne police et a la tranquillite des peuples, qu'il n'avait pas encore ete permis de detruire. _Mariage de Jean, fils du roi_. Vers ce meme temps, Louis maria le prince Jean, dit Tristan, son quatrieme fils, avec Jolande, fille ainee de Eudes IV, duc de Bourgogne, comte de Nevers, du chef de sa femme. Il y eut quelques difficultes sur la tutelle de la jeune epouse; les uns pretendaient qu'elle appartenait incontestablement au prince son mari; les autres soutenaient que jusqu'a ce qu'il eut vingt-un ans accomplis (il n'en avait alors que seize), il devait demeurer avec sa femme et ses belles-soeurs sous la puissance de son beau-pere, qui cependant jouirait de tout le bien. On trouva le moyen de partager le differend; il fut arrete que Eudes aurait la tutelle des trois cadettes, mais qu'il laisserait a son gendre, sous la conduite du roi, l'administration des biens qui leur revenaient du chef de leur mere. On n'y mit qu'une condition: c'est que le roi, apres avoir preleve les frais necessaires pour cette gestion, remettrait fidelement l'excedant pour l'entretien des princesses qui etaient sous la garde de leur pere. Le duc de Bourgogne, qui avait amene sa fille a Paris pour la celebration des noces, accepta cet accord au nom de son fils, qui, depuis un an, etait parti pour la Palestine, d'ou il ne revint pas. Lorsque le roi eut appris sa mort, il fit un voyage a Nevers, pour mettre le jeune prince Tristan en possession du comte de Nevers, qu'il venait d'acquerir par son mariage. Celui de Blanche, troisieme fille de Louis, avec Ferdinand de Castille, fut aussi conclu dans la meme annee, mais il ne s'accomplit que trois ans apres. L'infant etait plus jeune que la princesse, qui elle-meme n'avait pas atteint l'age nubile. On convint que si elle survivait a son epoux, elle aurait la liberte de revenir en France avec sa dot et son douaire; l'une devait etre de dix mille livres, et l'autre de sept. Rien n'echappait a l'attention et aux recherches du sage monarque. Telle etait alors la tyrannie des peages, qu'en plusieurs lieux les seigneurs se pretendaient en droit d'obliger les marchands a se detourner du chemin le plus court pour se presenter devant leurs bureaux, qu'ils avaient soin de multiplier le plus qu'ils pouvaient. Il arriva que quelques commercans, pour epargner les frais, eviterent de passer par un endroit ou il y avait douane: toutes leurs marchandises furent saisies. Les malheureux pretendirent en-vain qu'ils etaient exempts de cette servitude; les commis ne voulurent rien ecouter. L'affaire fut portee devant le roi, qui, pour n'etre pas trompe, ni a son profit, ni a sa perte, tenait un registre exact de toutes ces choses. Il vit qu'effectivement son droit ne s'etendait pas jusque-la; il condamna les commis, non-seulement a rendre tous les effets, mais meme a indemniser les marchands. La jurisprudence des anciens temps semblait moins punir qu'autoriser le meurtre, l'assassinat et les autres crimes. On en etait quitte pour nier le fait, offrir le duel, et jeter son gage de bataille. La voie d'information, comme on l'a dit ci-devant, en parlant de l'affaire de Coucy, malgre tous les efforts de Louis, n'etait recue que dans ses domaines: il n'oubliait rien, du moins, pour arreter le mal par tous les chatimens que la prudence et le droit permettaient a son zele: c'est ce qui parait singulierement dans une affaire entre deux gentilshommes artesiens, qui passerent un compromis pour s'en rapporter a son jugement. L'un, c'etait Alenard de Selingam, sollicitait une vengeance eclatante de la mort de son fils, que l'autre avait cruellement assassine. Celui-ci, nomme Andre de Renti, se defendait vivement d'une action si barbare. Deja la plainte avait ete portee a la cour d'Artois, ou l'accuse pretendait s'etre justifie; mais cette justification souffrait apparemment quelque difficulte, puisque la querelle durait encore. Le roi ordonna des informations. Il fut prouve que Renti, ayant rencontre le fils de Selingam, l'avait renverse d'un coup de lance, en l'appelant _mechant batard_; qu'aussitot un chevalier de la compagnie de Renti, avait enfonce un poignard dans le sein du jeune Selingam, au moment meme qu'il rendait son epee et demandait la vie. Louis, instruit de la verite du crime, put a peine retenir sa juste indignation; mais enfin ce crime n'etait notoire que par une procedure d'information, jusqu'alors inusitee en France lorsqu'il s'agissait de la noblesse: le coupable persistait a le nier. Le roi, n'osant pas le faire punir comme il aurait souhaite, ne songea qu'a en tirer au moins tout l'avantage qu'il pouvait. Ne voulant point porter atteinte a la justice du comte d'Artois, il crut qu'il devait prononcer, non-seulement en nom commun, mais encore conformement aux usages recus dans les etats du jeune prince. Ce qui avait ete decide a Saint-Omer, touchant la piece de terre, fatale cause de la querelle, fut confirme en son entier. On l'adjugea aux Selingams a perpetuite. Renti fut en outre condamne a demander pardon a genoux au pere du defunt, a faire quarante livres de rente a ses enfans; enfin, a vider le royaume, pour aller passer cinq annees au service de la Terre-Sainte. On le vit, peu de temps apres, decerner la meme peine de l'exil contre Boson de Bourdeille, qui, pour s'emparer du chateau de Chalus, en Limousin, avait tue un chevalier nomme Maumont. En vain Marguerite de Bourgogne, vicomtesse de Limoges, interceda pour le meurtrier, qui offrait de se justifier par le duel: il fut oblige de rendre la forteresse, et d'aller servir treize ans dans la Palestine. Un chevalier se plaignait d'avoir ete insulte par trois gentilshommes: le chatiment suivit de pres la poursuite de l'outrage. Louis, outre une grosse amende qu'il exigea au profit de l'offense, ordonna qu'ils iraient ensuite combattre sous les etendards du roi son frere. C'est ainsi qu'il savait tirer le bien du mal, toujours occupe de l'un pour extirper l'autre. Ce fut par le meme principe de justice et d'humanite, qu'il s'eleva fortement contre un usage observe de tout temps a Tournay, ou ceux qu'on avait bannis pour meurtre, pouvaient se racheter de leur ban en payant cent sous. C'etait mettre la vie des hommes a bien vil prix. Il en fut indigne, et rendit une ordonnance qui abolissait cette etrange coutume; ce qui le mit en si grande veneration parmi les peuples du Tournaisis, que pour eterniser la memoire de ce sage reglement, ils arreterent que, tous les ans, au jour de l'Ascension, le greffier du siege marcherait dans les places publiques, cette ordonnance a la main, disant a haute voix, que Louis, roi de France, etait veritablement le pere du peuple; que, par ses soins, la vie du citoyen serait desormais en surete; et que les meurtriers ne devaient plus esperer de jouir de leur patrie. Ce fut cette annee que Louis arma chevalier le prince Philippe, son fils aine, qui entrait alors dans sa vingt-troisieme annee. Jamais ceremonie, dit un auteur du temps[1], ne rassembla plus de noblesse et de prelats: Paris surtout fit eclater, en cette occasion, le tendre amour qu'on lui connait pour ses princes, amour qui se reproduit d'une facon toujours nouvelle. Tout travail cessa pendant plus de huit jours; les rues etaient parees de ce que chaque citoyen avait de plus beau en tapisseries; un nombre infini de fanaux de differentes couleurs, places sur le soir, a chaque fenetre, ne laissait point apercevoir l'absence du soleil. L'air retentissait nuit et jour de mille cris de joie et d'alegresse. On compte plus de soixante seigneurs qui recurent, avec le jeune prince, l'epee de la main du monarque. Les plus considerables etaient Robert, comte d'Artois, neveu du roi; Jean de Bourgogne, devenu l'aine de sa maison, par le deces du comte Eudes; Robert IV, comte de Dreux; Guillaume, fils du comte de Flandre; Renaud de Pons; Guillaume et Robert de Fiennes; Jacques de Faucigny, neveu de Joinville, et plusieurs autres. Le roi fit toute la depense, qu'on fait monter a treize mille livres, somme considerable pour ce temps-la. L'honneur d'etre introduit par un prince tel que Louis, _au temple de la gloire_, c'est ainsi que nos anciens nommaient la chevalerie, avait attire en France Edmond d'Angleterre et un fils du roi d'Aragon. Tous deux y voulurent paraitre avec un eclat qui repondit a leur haute naissance, et tous deux s'y distinguerent par leur magnificence. Il y eut des courses de chevaux, et des combats de barriere, ou les nouveaux chevaliers firent admirer leur adresse, et se montrerent dignes du grade auquel ils venaient d'etre eleves. [Note 1: Guillaume Nangis, p. 378.] _Le roi contribue a l'augmentation de la Sorbonne_. On rapporte encore a cette meme annee, non l'etablissement (il est de l'annee 1253), mais la confirmation du fameux college de Sorbonne, le plus ancien, pour la theologie, de tous ceux que l'Europe a vu naitre dans son sein. La reputation de cette ecole a fait prodiguer au celebre Robert, dont elle porte le nom, des titres qu'il n'eut pas reellement, ou du moins qu'il ne merita qu'en partie: tel est celui de prince du sang royal, quoiqu'il fut fils _de vilain et de vilaine_[1], c'est-a-dire roturiers, etablis a Sorbonne, village du Rhetelois; tel celui de confesseur du roi, qu'aucun auteur contemporain ne lui donne, sur lequel Joinville garde un profond silence, qu'il semble meme lui refuser, en n'attribuant qu'a la vertu de cet ecclesiastique l'honneur que le monarque lui faisait de l'admettre a sa table, de laquelle place enfin le seul Geoffroy de Beaulieu parait avoir ete en possession depuis le depart du prince pour la Terre-Sainte jusqu'au moment de sa mort: tel encore celui de fondateur unique de la Sorbonne, dont les plus anciens monumens ne le nomment que proviseur. Il est vrai qu'il contribua de ses deniers a ce superbe monument, mais Louis y eut beaucoup plus de part que lui. C'est a la generosite du saint roi que les Sorbonnistes doivent la maison qui fut comme leur berceau. Elle etait situee vis-a-vis du palais des Thermes, dans une rue nommee anciennement _Coupe-Gueule_, ou _Coupe-Gorge_, parce qu'il s'y commettait beaucoup de meurtres. On l'appelle aujourd'hui la rue de Sorbonne. Il y joignit par la suite plusieurs autres batimens qu'il acheta sur le meme terrain pour y etablir _les pauvres maitres_. C'est le nom qu'on donnait aux premiers docteurs qui composerent ce college. [Note 1: Joinville, p. 8.] Quoi qu'il en soit, le nouvel etablissement devint en tres-peu de temps une ecole celebre, ou fleurirent les sciences et la piete. Bientot on en vit sortir de grands docteurs, qui repandirent sa reputation dans toute l'Europe. On compte parmi ses premiers professeurs un Guillaume de Saint-Amour, un Odon ou Eudes de Douai, un Gerard de Reims, un Geraud d'Abbeville; noms fameux dans ces temps-la, ensevelis aujourd'hui avec leurs ouvrages dans la poussiere des bibliotheques. On ne tarda pas a voir s'elever, toujours sous la direction de Robert, un nouveau college pour les humanites et la philosophie: on lui donna le nom de _Calvi_, ou de la petite Sorbonne. Il subsista jusqu'au temps ou le cardinal de Richelieu entreprit ce superbe edifice, qui a fait l'admiration de tous les connaisseurs. Ce ministre, en faisant demolir le college de Calvi, pour y construire sa chapelle, s'etait oblige de le rebatir sur un terrain egalement contigu; mais la mort le prevint. Ce fut pour suppleer a cet engagement qu'en 1648, la famille de Richelieu fit reunir le college du Plessis a la Sorbonne. Louis cependant, peu rebute de tout ce qu'il avait souffert dans sa premiere croisade, toujours devore de zele pour l'interet de la religion et de l'Eglise, meditait secretement une seconde expedition pour le secours des Chretiens de la Palestine. Il se voyait en paix, aime de ses peuples, redoute de ses voisins: ses finances etaient en bon etat; la France nourrissait dans son sein une nombreuse et brillante jeunesse, qui ne respirait que la guerre. S'il ne se sentait pas assez de forces pour combattre lui-meme comme autrefois, il croyait du moins qu'un general infirme peut, de sa tente, donner les ordres necessaires, et faire combattre les autres. Plein de ces idees, que sa piete lui representait conformes a sa raison, il en fit part au pape, qui ecrivit au saint roi une lettre extremement tendre, pour l'exhorter a presser l'execution d'une entreprise qui ne pouvait, disait-il, etre inspiree que du Ciel. _Etat des affaires de la Palestine_. La Palestine se trouvait alors dans un etat deplorable. Louis, pendant le sejour qu'il y fit, y avait retabli, comme je l'ai dit ci-devant, et fortifie plusieurs places. Lors de son depart, il y avait laisse pour commander, le brave Geoffroy de Sargines. Ce grand homme avait repondu parfaitement aux intentions du monarque, et soutenu par sa valeur et par sa conduite ce royaume desole et reduit a quatre ou cinq forteresses. Tout y fut long-temps paisible sous le gouvernement de Plaisance d'Antioche, veuve de Henri de Lusignan, roi de Jerusalem; titre vain, a la verite, car Jerusalem etait au pouvoir des infideles, mais toujours ambitionne, parce qu'il donnait un rang considerable parmi les princes chretiens. Hugues II le portait alors avec celui de roi de Chypre: comme il n'etait pas en age de gouverner, la regence fut confiee, suivant l'usage, a la reine, sa mere, fille de Bohemont, prince d'Antioche. Mais cette tranquillite dont jouissaient les chretiens d'Orient, etait moins due a la sagesse de leur conduite, qu'a la mechancete de leurs ennemis. L'ambitieux Moas, soudan d'Egypte, impatient de voir son autorite partagee, deposa le jeune Achraf-Mudfaredin, qu'on lui avait donne pour collegue, et fit assassiner le brave Octai, dont il avait recu les plus grands services. Il fut lui-meme poignarde dans le bain, par ordre de sa femme, dont le crime ne tarda pas a etre expie par une mort semblable. Almansor-Nuradin-Ali, son fils, herita de sa couronne, et non de ses grandes qualites. Le peu de courage qu'il montra lors de l'invasion des Tartares, le fit deposer comme indigne du trone. Colus-Sephedin-Modfar fut mis en sa place d'une voix unanime. C'etait un Mameluck distingue par sa valeur, soldat intrepide, le plus grand capitaine de l'empire egyptien. Aussitot il donne ses ordres pour la surete des frontieres, renouvelle la treve avec les Chretiens de la Palestine, marche contre cent mille chevaux que Holagou, prince tartare, avait laisses en Syrie, les forces dans leur camp, tue leur general, et les oblige de repasser l'Euphrate. Il revenait triomphant, lorsqu'il fut assassine par l'emir Bondocdar, autre Mameluck dont il a ete parle plusieurs fois dans cette histoire[1]. Le meurtrier se presente aux troupes, l'epee teinte encore du sang d'un maitre qui n'avait fait d'autre crime que de n'avoir pas voulu violer la treve qu'il venait de conclure avec les Chretiens. Toute l'armee le proclame soudan. Il se rendit ensuite au Caire, ou il fut couronne solennellement. [Note 1: _Assises de Jerusalem_, chap. 284 et suiv.] Ce fut ainsi que Bondocdar, deux fois meurtrier de ses maitres, passa de l'esclavage a la souverainete, et sut reunir sur sa tete cinq belles couronnes; celle d'Egypte, celle de Jerusalem, celle de Damas, celle d'Alep et celle de l'Arabie. Les historiens arabes le peignent comme un heros sublime dans ses vues, fecond dans ses projets, d'une activite, enfin, qui le multipliait, pour ainsi dire, et le reproduisait partout. Ce fut lui, disent-ils, qui etablit le premier les postes reglees, qui fit refleurir les sciences en Egypte, qui rendit en quelque sorte a cette fameuse region la celebrite dont elle jouissait sous les Ptolemees. Mais les Chretiens, dont il fut le plus terrible fleau, nous le presentent sous d'autres couleurs. S'ils le comparent a Cesar pour les talens guerriers, ils le placent en meme temps a cote des Neron pour la cruaute. Nouvel Herode, ajoutent-ils, pour n'avoir point de competiteur au trone, il extermina toute la famille royale du grand Saladin, qui, en mourant, avait laisse quatorze fils. On compte jusqu'a deux cent quatre-vingts emirs ou Mamelucks, autrefois ses compagnons, qu'il fit massacrer sur le simple soupcon qu'ils en voulaient a sa vie. Telle etait la tyrannie de son gouvernement, qu'on n'osait ni se rendre visite, ni se parler familierement, ni se donner les plus legeres marques d'amitie. On le voyait souvent courir seul toute l'Asie sous un habit etranger, tandis que les courtisans le croyaient en Egypte, et se tenaient dans une humble posture a la porte de son palais, pour avoir des nouvelles de sa sante. S'il arrivait qu'il fut decouvert, c'etait un crime que de temoigner le reconnaitre. Un malheureux l'ayant un jour rencontre, descendit de cheval, et se prosterna, suivant la coutume, pour lui rendre son hommage, il le fit pendre comme criminel de lese-majeste. Un de ses premiers emirs sachant qu'il meditait un pelerinage au tombeau de Mahomet, vint lui demander la permission de l'accompagner dans ce saint voyage. Il fut arrete, conduit sur la place, ou il eut la langue coupee. _Tel est_, criait un heraut, _le supplice que merite un temeraire qui ose sonder les secrets du soudan_. Severe censeur des perfidies d'autrui, il reprochait amerement aux Chretiens d'avoir degenere des vertus de leurs ancetres, ces hommes si fameux et si puissans, parce que l'honneur et la verite etaient leurs plus cheres idoles. C'etait precisement, remarque l'auteur que nous suivons, decouvrir un fetu dans l'oeil de son voisin, pendant qu'il portait une poutre dans le sien. Lui-meme s'engageait, jurait, promettait avec beaucoup de fermete, bien resolu de ne tenir sa parole qu'autant qu'il y trouverait son interet. Mahomet, quoique son prophete, lui paraissait moins grand que lui: il croyait avoir fait de plus grandes choses; il meprisait surtout la puissance des Chretiens, et leur milice etait l'objet continuel de ses railleries. Ils sont venus fondre sur nos etats, disait-il, ces rois si fiers de France, d'Angleterre et d'Allemagne. Quel a ete le succes de leurs entreprises? Ils ont eprouve le sort de ces gros nuages que le moindre vent fait disparaitre. On le loue cependant de sa continence; il n'avait que quatre femmes, dont la plus cherie etait une jeune chretienne d'Antioche qu'il menait toujours avec lui. Il detestait le vin et les femmes publiques, qui avilissent l'homme en enervant son esprit et son courage. En vain on lui objecta que ses predecesseurs tiraient de ce double commerce de quoi entretenir au moins cinq a six mille soldats; il repondit constamment qu'il aimait mieux un petit nombre de gens sobres, qu'une multitude effeminee de vils esclaves, abrutis par la debauche et le vin. Tel etait l'ennemi que Dieu avait suscite dans sa colere, pour punir les abominations des chretiens de Syrie; ennemi d'autant plus redoutable que la gloire et la superstition enflammaient egalement sa haine. Ce fut pour se venger des chretiens qui violerent indignement la foi des traites, qu'il leur jura une guerre eternelle. On ne voit pas neanmoins qu'il ait rien entrepris contre eux les deux premieres annees de son regne: il les employa sans doute a affermir sa domination. Ceux-ci, au lieu de profiter de ce temps de repos, ne songerent eux-memes qu'a se ruiner par leurs fatales divisions. Venise et Genes se disputaient alors la possession d'un lieu nomme Saint-Sabas, que le pape Alexandre IV leur avait accorde en commun: querelle qui ne finit que par une sanglante bataille que les Genois perdirent. D'un autre cote, les chevaliers du Temple et de l'Hopital, par une malediction de Dieu, que leur vie debordee avait attiree sur eux, se faisaient une guerre ouverte, et provoquaient le courroux du ciel par la plus honteuse infidelite aux traites. Le principal article de la treve conclue avec les Egyptiens par saint Louis, portait que, de part et d'autre, on rendrait les esclaves et les prisonniers. Geoffroy de Sargines l'executa de bonne foi: mais une insatiable avarice empecha les chevaliers d'imiter son exemple; ils persisterent, malgre les exhortations du sage commandant, a refuser ceux des Sarrasins qu'ils tenaient dans les fers. Bondocdar indigne de la perfidie, rassemble deux cents mille chevaux, entre dans la Palestine, desole tout le plat pays, prend Nazareth qu'il detruit de fond en comble. Cesaree est emportee d'assaut, la citadelle se rend par capitulation: tous les habitans sont chasses, et les fortifications, ouvrage de saint Louis, sont rasees jusqu'aux fondemens. Caifas eprouve le meme sort, ainsi qu'Arsaph, place importante, ou l'ordre des Templiers vit perir deux cents de ses chevaliers: juste chatiment de leurs crimes. Il attaque ensuite Saphet avec la plus grande opiniatrete. Les chretiens, apres une resistance incroyable, sont enfin obliges de se rendre, la vie sauve; condition presque aussitot violee qu'accordee: on egorge tous ceux qui refusent d'embrasser le mahometisme. Aussitot le vainqueur marche a Ptolemais, ou Saint-Jean-d'Acre, et ruine tous les environs. La bonne contenance du brave Geoffroy de Sargines l'oblige de se retirer, mais c'est en menacant d'en former le siege, lorsque ses machines de guerre seront arrivees du Caire. Ces tristes nouvelles avaient reveille le zele des chretiens d'Europe. Des le temps du pontificat d'Alexandre IV, on avait parle d'une nouvelle croisade: elle avait meme ete prechee en divers endroits. Mais dans cette occasion le pape Urbain IV ecrivit a tous les princes chretiens, les exhortant a se mettre eux-memes a la tete de leurs armees, pour delivrer cette chretiente opprimee, ou du moins a lui envoyer de puissans secours d'hommes et d'argent. Tout l'Occident fut en trouble, et donna des marques de la plus grande tristesse: on tint des conciles, on leva des decimes sur le clerge. On ordonna des prieres publiques: les soins, en un mot, redoublerent a mesure que le mal augmentait. Mais rien n'egale en particulier la douleur dont fut penetre le coeur de Louis. Il n'avait point quitte la croix, indice certain qu'il ne perdait point la Palestine de vue. Lorsque la resolution d'une nouvelle croisade eut ete prise entre le roi et le pape, le cardinal de Sainte-Cecile revint en France pour la publier. Aussitot qu'il fut arrive, le roi assembla, le jour de l'Annonciation, un parlement, c'est-a-dire les pairs du royaume, les barons, les principaux de la noblesse, et plusieurs prelats. Le sire de Joinville essaya vainement de s'en dispenser, sur le pretexte d'une fievre quarte qui le tourmentait depuis long-temps: le saint roi lui manda _qu'il avait assez de gens qui savoient donner guerison a des fievres quartes, et que sur toute son amour il vint. Ce que je fis_, ajoute le bon senechal. L'assemblee fut fort nombreuse, personne ne sachant ce qu'on y devait traiter. Mais bientot on ne douta plus de l'intention du monarque, lorsqu'on le vit entrer dans l'assemblee, tenant a la main la couronne d'epines qu'il avait ete prendre a la Sainte-Chapelle. Il s'assit sur le trone qu'on lui avait prepare; puis, avec cette eloquence douce, vive et touchante, qui lui etait naturelle, il peignit avec les plus vives couleurs les maux qui affligeaient la Terre-Sainte, protesta qu'il etait resolu d'aller au secours de ses freres menaces du plus terrible esclavage, exhorta enfin tous les vrais serviteurs de Dieu a se croiser a son exemple pour venger tant d'outrages faits au Sauveur du monde, et tirer l'heritage des chretiens de la servitude ou leurs peches les tenaient depuis si long-temps. Le legat, Simon de Brie, cardinal du titre de Sainte-Cecile, parla ensuite avec tout le zele et l'eloquence que demandait une si grande entreprise, et sur-le-champ, le roi, ses trois fils aines, Philippe, Jean, comte de Nevers, et Jean, comte d'Alencon, prirent la croix des mains du legat, ainsi que le comte de Flandre, le comte de Bretagne, Beaujeu, sire de Montpensier, le comte d'Eu, Alphonse de Brienne, Guy de Laval, et plusieurs autres seigneurs. Des qu'on sut dans les provinces que Louis marchait contre les infideles, chacun s'empressa de s'enroler sous ses etendards. Le roi de Navarre, son gendre, s'engagea d'abord, et fit prendre la croix au jeune prince Henri, son frere, et a tous les jeunes chevaliers de ses etats d'Espagne et de Champagne. Le jeune comte d'Artois, neveu du roi, fils de Robert, tue a Massoure, resolu d'aller venger la mort de son pere, prit aussi la croix; le duc de Bourgogne, son parent, soit zele pour la religion, soit amour pour la gloire, temoigna la meme ardeur pour cette expedition. Toute la noblesse du royaume imita leur exemple. On compte parmi les plus considerables, les comtes de Saint-Paul, de Vendome, de la Marche et de Soissons; Gilles et Hardouin de Mailly, Raoul et Jean de Nesle, les seigneurs de Fiennes, de Nemours, de Montmorency, de Melun, le comte de Guines, le sire de Harcourt, Matthieu de Roye, Florent de Varennes, Raoul d'Etrees, Gilles de la Tournelle, Maurice de Craon, Jean de Rochefort, le marechal de Mirepoix, Enguerrand de Bailleul, Pierre de Saux, Jean de Beaumont, et grand nombre d'autres, dont les noms ne subsistent plus aujourd'hui. Cependant plusieurs personnes blamerent cette expedition; on alla meme jusqu'a la traiter de pieuse extravagance, qu'un roi sage ne devait ni projeter, ni autoriser. C'est, encore de nos jours, la plus commune opinion sur ces entreprises de nos ancetres. Je n'entreprendrai point de le justifier sur ce point, quant a present, ni de prouver que s'il y a de la faute, ce fut moins celle de Louis que celle de son siecle: dans un temps plus eclaire, il eut sans doute epargne cette tache a sa gloire, si c'en est une. Il y a beaucoup de temerite a condamner certaines actions des grands rois. Il faut, pour les juger equitablement, se transporter dans les siecles ou ils ont vecu; il faut examiner les usages de leur temps, et quelles en etaient les moeurs. D'ailleurs le roi ne forcait personne a se croiser; c'etait l'effet des exhortations des legats du pape et des ecclesiastiques du temps. Tous ces seigneurs qui accompagnaient le roi, avec leurs chevaliers, y allaient volontairement et a leurs depens. Ils croyaient faire une action meritoire en allant combattre contre les infideles; et, s'ils y mouraient, gagner la couronne du martyre: c'etait une opinion fortement gravee dans le coeur de toutes les nations de l'Europe, comme on le voit par le grand nombre de croisades qu'elles ont entreprises. Si l'on etait bien persuade de la droiture des sentimens de saint Louis, on serait plus circonspect a blamer sa conduite: il consultait principalement son zele, et abandonnait le surplus a la Providence de Dieu. Il faut encore convenir que ces expeditions n'ont fait aucun tort a son royaume pendant son absence; qu'il n'a jamais ete plus puissant, et ses peuples plus heureux. Il les a fait jouir d'une paix continuelle que ses voisins ont toujours respectee. Le pape ne manqua pas de se servir de cet exemple du roi de France, pour animer tous les princes chretiens a secourir la Palestine. Il envoya des legats ou des lettres en Angleterre, en Espagne, en Pologne, en Allemagne, a Constantinople, en Armenie; il ecrivit meme au grand kan des Tartares, qu'il savait etre tres-jaloux des progres de Bondocdar, et assez dispose a faire diversion en faveur des chretiens. Le roi cependant continuait ses preparatifs avec un zele que la religion peut seule inspirer; mais ne prevoyant pas pouvoir s'embarquer sitot pour la Palestine, il y envoya du secours avec une procuration au brave Geoffroy de Sargines, pour emprunter de l'argent en son nom: ce qui servit a retenir une multitude de gens que la disette allait forcer de deserter. Une des causes de la desolation de cette malheureuse chretiente, etaient les funestes divisions qui regnaient entre les Venitiens et les Genois. Le roi n'oublia rien pour les engager a faire la paix. Les deux republiques, sur ses instances, nommerent des plenipotentiaires; leurs differens interets furent soigneusement discutes; rien neanmoins ne fut conclu: tant la haine est opiniatre, lorsqu'elle est nee de la jalousie et de la cupidite! Louis gemit en secret d'une obstination que ni la gloire, ni la religion ne pouvaient vaincre; il n'en fut pas moins ardent a la poursuite de ses pieux desseins. Il etait question surtout de se procurer de l'argent pour les depenses necessaires. C'etait un usage tres-ancien dans ces guerres saintes de faire contribuer les ecclesiastiques; usage etabli des la naissance des croisades, non toutefois sans beaucoup de contradiction de la part du clerge. Ou voit plusieurs lettres des papes, qui lui reprochent avec amertume de refuser a Jesus-Christ ce qui n'est proprement que son patrimoine, tandis que les laics lui sacrifient avec joie et leurs biens et leur vie. Le pape Clement accorda pour quatre ans au monarque la dixieme partie du revenu des ecclesiastiques, qui murmurerent beaucoup, firent des assemblees, ecrivirent au pontife, pour lui exposer la misere ou le clerge etait reduit par les sommes precedemment payees. On leur reprocha l'indecence de leurs plaintes, sous un roi qui prodiguait son sang et ses biens dans une guerre tant prechee par les ministres de la religion. Alors le sacerdoce et l'empire agissaient de concert; il n'y avait personne a qui recourir. Il fallut obeir, et donner a l'autorite ce qu'on refusait a la piete. On imposa en meme temps une taxe tant sur les bourgeois des villes, que sur les gens de la campagne; imposition qui n'excita ni plaintes, ni murmures. Elle fut faite avec un tel ordre, que personne ne se trouva surcharge: ceux a qui le travail et l'industrie fournissaient a peine la nourriture, n'y furent point compris, et l'on prit les mesures les plus sages pour eviter les injustices trop ordinaires dans les repartitions. Le prince Philippe, l'aine de la maison royale, eut cette annee un fils a qui l'on donna le nom de son aieul. Louis en concut une grande joie, et n'eut plus de peine a mener avec lui ses autres enfans, puisqu'il se voyait un nouvel heritier a couvert des perils de la guerre. Comme les malheurs de la Terre-Sainte allaient toujours en augmentant, il declara qu'il partirait sans remise dans deux ans, afin que chacun put donner ordre a ses affaires. Aussitot il envoya le prieur des Chartreux au pape, pour lui donner avis de cette resolution, et lui demander le cardinal d'Albe pour legat de la croisade: ce qu'il obtint d'autant plus aisement, qu'il paraissait regner alors une grande intelligence entre les deux cours. Cependant on ne fut pas long-temps sans s'apercevoir que la tendresse du pape n'existait que dans ses ecrits. Clement fit publier une loi qui attribuait aux seuls pontifes romains la nomination des benefices qui vaquaient en cour de Rome: loi qu'il etendit jusqu'aux benefices vacans par l'election des prelats qui etaient sacres ou meme confirmes par les papes. C'etait aneantir le droit de regale, privilege unique de nos rois. Louis, qui en previt toutes les suites, forma le dessein d'y remedier efficacement: il ne tarda pas d'en trouver l'occasion. Guillaume de Brosse, archeveque de Sens, etant dans un age tres-avance, qui l'empechait de remplir comme il l'aurait desire les fonctions de son ministere, s'etait demis de son archeveche. Pierre de Charny, grand archidiacre de cette eglise, fut elu en sa place. Celui-ci qui etait camerier du pape, ne manqua pas d'aller se faire sacrer a Rome. Clement, de son cote, profita de la circonstance pour, conformement a la loi qu'il venait d'etablir, disposer de l'archidiacone dont Pierre de Charny etait pourvu: mais le roi, toujours en garde contre l'usurpation, l'avait prevenu en y nommant Girard de Rampillon, ecclesiastique distingue par sa piete et sa science. Le pontife desapprouva hautement cette nomination. Il ecrivit au monarque une lettre pleine d'aigreur. Girard fut interdit de toutes ses fonctions, et menace d'excommunication s'il ne renoncait a son droit, ou si, pour le prouver, il ne se presentait en personne au tribunal du pape. Girard ne fit ni l'un ni l'autre, sans doute par ordre du roi, qui avait pris la ferme resolution d'empecher de pareilles usurpations. La mort de Clement, arrivee sur ces entrefaites, laissa l'affaire indecise: elle ne fut terminee que sous le pontificat de Gregoire X, son successeur, qui leva les defenses, et fit jouir Girard de Rampillon de tous les fruits de sa nomination. _Pragmatique-Sanction_. C'est le sentiment de tous les historiens, que ce fut pendant l'intervalle de la mort de Clement IV, a l'exaltation de Gregoire X, que saint Louis rendit cette fameuse ordonnance, si connue sous le nom de _Pragmatique-Sanction_. Le celebre pere Daniel dit en parlant de saint Louis:[1] "Que jamais prince n'eut un plus sincere respect pour les papes, pour les eveques, pour les religieux et generalement pour tous les gens d'eglise: mais nul roi de France n'entreprit avec tant de fermete que lui de borner la puissance ecclesiastique, qui etait depuis plusieurs siecles en possession d'empieter sur la puissance royale, et sur les tribunaux de la justique laique. On a plusieurs de ses ordonnances sur ce sujet, et entre autres sa Pragmatique-Sanction." Nous devons dire a l'honneur de Rome moderne, qu'elle a reconnu l'enormite de la plupart de ces abus, et qu'elle a consenti enfin a ce qu'ils fussent supprimes. [Note 1: Daniel, _Histoire de France_, t. III, p. 359, edition de 1722.] "C'est dans cette vue, dit Pasquier[1], que saint Louis, pour la tranquillite de l'eglise gallicane, pour l'augmentation du culte divin, pour le salut des ames fidelles, pour meriter les graces et les secours du Dieu tout-puissant, fit au mois de mars de l'annee 1282, cette celebre ordonnance qu'on a appelee Pragmatique-Sanction, concue en ces termes: [Note 1: Lauriere, _Ordonnances de nos rois_, t. I, p. 97 et 98.] "Nous voulons, dit-il, et nous ordonnons que les prelats, les patrons et les collateurs ordinaires des benefices, jouissent pleinement de leurs droits, sans que Rome y puisse donner aucune atteinte par ses reserves, par ses graces expectatives, ou par ses mandats; que les eglises cathedrales ou abbatiales aient toute liberte de faire leurs elections, qui sortiront leur plein et entier effet; que le crime de simonie soit banni de toute la France, comme une peste tres-prejudiciable a la religion; que les promotions, collations, provisions et dispositions des prelatures, dignites, benefices et offices ecclesiastiques, se fassent suivant les regles etablies par le droit commun, par les sacres conciles, par les anciens peres; enfin que les exactions de la cour romaine ne puissent plus se lever a l'avenir, si ce n'est pour des necessites urgentes, par notre permission expresse et du consentement de l'Eglise gallicane[1]." [Note 1: Il y a dans le Tresor des Chartres une lettre de Pierre Collemedio, nonce du pape, ou il dit qu'ayant voulu connaitre, par le commandement du pape, d'un differend qui etait survenu entre l'eveque de Beauvais, d'une part, la commune de Beauvais et le roi, de l'autre, ce prince lui en avait fait defense, et l'acte qui fut signifie au nonce contient, entr'autres, ces paroles: _Qu'il se donne bien de garde de connoitre directement ou indirectement de ses regales, ou de faire enquete en quelque maniere que ce soit, de quelque autre chose qui concerne la juridiction temporelle_; de sorte qu'il est vrai de dire que c'est lui qui a commence a donner en France de justes bornes a l'autorite ecclesiastique, laquelle n'y en avait point depuis deux ou trois siecles. (Inventaire des Chartres, tome I, Beauvais, u. deg. 3.) _Ne de regalibus suis seu rebus aliquibus ad jurisdictionem suam secularem pertinentibus, agnocere directe vel indirecte, seu inquisitionem facere aliquatenus praesumeret_.] C'est ainsi que Louis savait concilier les devoirs de chretien et de souverain, donnant en meme temps l'exemple aux simples fideles de la foi la plus soumise, et aux rois de la fermete la plus heroique. _Le roi chasse les usuriers de son royaume_. Ce fut a peu pres dans le meme temps, qu'une compagnie d'usuriers, venue d'Italie, desolait le monde chretien, sous le nom de _Catureins_, _Coarcins_, ou de _Corsins_. C'etait une societe de marchands lombards et florentins, qui, encherissant encore sur les Juifs, n'avaient pas honte d'exiger tous les deux mois dix pour cent d'interets de ce qu'elle pretait sur gages: usure qui, au rapport de Matthieu Paris, avait presque ruine l'Angleterre. Les ordonnances les plus severes, les censures meme des eveques ne purent arreter le mal. C'etaient d'ailleurs des gens tres-verses dans la connaissance des lois, qui savaient si bien colorer leurs contrats, que la chicane y trouvait toujours quelque moyen de defense. Ce portrait, emprunte de l'historien anglais, peut paraitre trop charge: il est du moins certain que ces infames usuriers causaient des maux infinis partout ou il leur etait permis de s'etablir. Les soins de Louis n'avaient pu les empecher de s'introduire en France. Les ressources qu'on trouvait en eux, soit pour les depenses ou le libertinage, soit pour les besoins pressans, fascinaient les yeux: ceux meme qu'ils ruinaient impitoyablement etaient d'intelligence avec eux. Mais enfin, le monarque, instruit de cette horrible prevarication, sent redoubler tout son zele. Aussitot il rend une ordonnance qui oblige tous les baillis royaux de chasser de leur territoire tous les Corsins dans l'espace de trois mois, accordant ce terme aux debiteurs pour retirer les meubles qu'ils ont mis en gage, en payant le principal sans aucun interet: on y somme les seigneurs de faire la meme chose dans leurs terres, sous peine d'y etre contraints par les voies qu'on avisera. Tous obeirent; et si les Italiens reparurent encore dans le royaume, ce ne fut, suivant l'esprit de la loi, que pour y exercer un commerce legitime. La sante du monarque s'affaiblissait tous les jours. Incertain de son retour, il songea a faire la maison de ses enfans pour leur oter tout sujet de division. Philippe l'aine, sans parler de la succession au trone qui le regardait, avait deja eu son apanage des l'annee 1265. Il voulut, en cette annee 1269, assigner aussi celui des autres. Jean, surnomme Tristan, son second fils, outre le comte de Nevers qu'il possedait du chef de sa femme Jolande de Bourgogne, eut pour apanage Crepy, la Ferte-Milon, Villers-Cotterets, Pierre-Fond et tout ce qu'on appela depuis le comte de Valois. Pierre fut pourvu du comte d'Alencon et du Perche. Robert, le plus jeune, il n'avait que douze ans, eut le comte de Clermont en Beauvoisis, avec les seigneuries de Creil et de Gournay, et quelques autres terres. Il eut depuis le Bourbonnais du chef de sa femme Beatrix, heritiere par sa mere de la maison de Bourbon. C'est ce prince qui est la souche de la maison royale de Bourbon, assise aujourd'hui sur le trone de France. Isabelle, l'ainee des princesses, etait reine de Navarre. Blanche, la seconde, fut marie cette annee avec Ferdinand, fils d'Alphonse, roi de Castille [1]. Marguerite, la troisieme, epousa, vers le meme temps, non Henri de Brabant, avec lequel elle etait accordee (il quitta le monde pour se faire moine a Saint-Etienne de Dijon), mais Jean, frere cadet et heritier de Henri. Agnes, la derniere et la plus jeune, eut dix mille livres, en attendant qu'elle eut l'age d'etre mariee: elle fut depuis femme de Robert II, duc de Bourgogne. Ainsi ce prince eut le plaisir, si satisfaisant pour un pere, de voir tous ses enfans etablis suivant leur condition. Le saint roi confirme toutes ces dispositions par son testament date du mois de fevrier de la meme annee, et dont il nomme executeurs Etienne, eveque de Paris, Philippe, elu a l'eveche d'Evreux, les abbes de Saint-Denis et de Royaumont, avec deux de ses clercs[2], Jean de Troyes et Henri de Versel. [Note 1: Leurs enfans furent prives de la couronne par don Sanche, leur oncle.] [Note 2: C'est ainsi qu'on nommait alors ceux qui ecrivaient les depeches et les lettres des rois. C'etaient ordinairement des ecclesiastiques, car ils etaient presque les seuls qui sussent lire et ecrire.] Le surplus de son testament contient un nombre prodigieux de donations aux monasteres, aux Hotels-Dieu, aux maladreries, aux filles qui sont dans l'indigence, pour leur constituer une dot, aux ecoliers qui ne peuvent fournir aux frais de leurs etudes, aux orphelins, aux veuves, aux eglises pour des calices et des ornemens, a ses officiers pour recompense de leurs services, enfin a ses clercs, jusqu'a ce qu'ils eussent obtenu quelque benefice. Tous ces legs devaient etre acquittes, tant sur les meubles qui se trouveraient au jour de son deces, que sur les revenus de son domaine. Le prince, successeur ne pouvait y rien pretendre que tout ne fut paye. Quelque temps auparavant, pour affermir la paix, non-seulement dans son royaume, mais encore dans les pays voisins, ce prince avait fait prolonger pour cinq ans la treve dont il avait ete mediateur entre le roi d'Angleterre et le roi de Navarre; et il avait termine, entre le comte de Luxembourg et le comte de Bar, des differends pour lesquels on en etait deja venu a de grandes violences. Trois ans ayant ete employes a faire tous les preparatifs necessaires pour cette seconde croisade, le roi se trouva au commencement de l'annee 1270, en etat de prendre les dernieres mesures pour son depart. Le point le plus important qui restait a terminer, etait la regence du royaume pendant son absence. La reine n'etait pas du voyage, et il semblait que cette dignite la regardait plus qu'aucun autre; mais, soit que le roi ne la crut pas en etat de prendre assez d'autorite, soit qu'elle n'eut pas assez d'experience dans les affaires, auxquelles il lui avait toujours donne peu de part, il ne jugea pas a propos de lui confier le gouvernement de l'etat. Il choisit pour cet emploi Matthieu, abbe de Saint-Denis, et Simon de Clermont, sire de Nesle, l'un et l'autre d'une naissance distinguee, tous deux d'une probite reconnue et d'une sagesse consommee. Le premier etait de l'ancienne famille des comtes de Vendome; le second de l'illustre maison de Clermont en Beauvoisis, chevalier sans reproche, grand homme de guerre, d'une superiorite de genie et d'une droiture a toute epreuve. Louis leurs substitua, en cas de mort, deux hommes celebres par leur merite, Philippe, eveque d'Evreux, et Jean de Nesle, comte de Ponthieu, du chef de sa femme. Les nouveaux regens furent revetus de toute la puissance du roi, dont ils sont qualifies les lieutenans. Il n'en excepta que la nomination aux benefices dependans de lui. Le religieux prince crut qu'un objet si important meritait une attention particuliere: il etablit pour les conferer un conseil de conscience, compose de l'eveque de Paris, du chancelier de Notre-Dame, et des superieurs des Jacobins et des Cordeliers. Ce qu'il leur recommanda surtout, fut de mettre toute leur application a donner a Dieu les ministres les plus dignes de le servir, et a ne deposer les biens de l'Eglise qu'entre des mains qui en sussent faire un usage legitime. Le roi ayant ainsi regle les affaires les plus importantes de son royaume, alla, suivant la coutume, prendre l'oriflamme a Saint-Denis, fit sa priere devant le tombeau des bienheureux martyrs, et recut des mains du legat le bourdon de pelerin. On le vit le lendemain, suivi des princes ses enfans, du comte d'Artois, et d'un grand nombre de seigneurs, marchant nu-pieds, se rendre du Palais a Notre-Dame, ou il implora le secours du Ciel sur son entreprise. Il partit le meme jour pour Vincennes, d'ou, prenant conge de la reine, non sans repandre beaucoup de larmes de part et d'autre, il se rendit d'abord a Melun, a Sens, a Auxerre, a Veselay, ensuite a Cluny, ou il passa les fetes de Paques, puis a Macon, a Lyon, a Beaucaire, enfin a Aiguemortes, ou etait le rendez-vous general des croises. Il n'y trouva point les vaisseaux que les Genois s'etaient obliges de lui fournir pour le transport des troupes. On ignore si ce fut negligence ou perfidie de leur part. Il est du moins certain que ce retardement fut cause de la perte de l'armee, qui par la se vit exposee aux plus grandes chaleurs de la canicule. Ce fut sans doute un cruel exercice pour la patience du saint roi: il le soutint avec un courage que la religion seule peut inspirer. Contraint de quitter Aiguemortes, a cause du mauvais air, il alla s'etablir a Saint-Gilles, ou il tint une cour pleniere avec cette magnificence qui lui etait ordinaire dans les occasions d'eclat. Les croises cependant arrivaient en foule de tous cotes: bientot Aiguemortes se trouva trop petite pour contenir une si grande multitude; les chefs se disperserent dans les villes et dans les bourgades des environs: il ne resta aupres des drapeaux que des soldats, et ceux qui n'avaient pas le moyen d'aller ailleurs. C'etait un melange singulier de toutes sortes de nations, Francais, Provencaux, Catalans, populace effrenee qui etait dans de continuelles disputes. On ne tarda pas a voir naitre des querelles; on en vint aux mains: plus de cent hommes avaient ete tues avant qu'on y put mettre ordre. Tel fut l'acharnement des Francais en une de ces melees, qu'apres avoir mis en deroute, et Provencaux et Catalans, ils les poursuivirent jusque dans la mer, ou ces malheureux s'etaient precipites pour gagner leurs vaisseaux a la nage. L'eloignement des commandans favorisait le tumulte. Louis, pour en arreter les suites, se transporta lui-meme sur les lieux, fit punir de mort les plus mutins, et le calme fut entierement retabli. La haute idee qu'on avait de la sagesse, des lumieres et de la probite du monarque, la grande consideration que la cour de Rome avait pour lui, et plus encore la crainte de ses armes, lui procurerent dans ce meme temps une celebre ambassade, qui le vint trouver a Saint-Gilles de la part de Michel Paleologue, empereur de Constantinople. Ce prince, depuis neuf ou dix ans, avait surpris cette capitale de l'empire de l'Orient, que les empereurs latins avaient possedee pres de soixante et dix ans; et, en consequence de cette conquete, l'empire qui avait ete enleve aux Grecs par Baudouin 1er, etait retourne a ses anciens maitres, du temps de Baudouin II. Le prince grec n'ignorait ni les grands preparatifs du roi de Sicile, ni ses liaisons etroites avec l'empereur detrone. Pour conjurer l'orage, il imagina de proposer la reunion des deux Eglises grecque et latine. Il ne doutait point que la piete de Louis ne lui fit embrasser avec joie une si belle occasion de rendre un grand service a la religion. Il lui envoya, avec de magnifiques presens, des personnes distinguees, que les Grecs nomment _apocrisiaires_, ecclesiastiques attaches a la cour, pour rendre compte au souverain de tout ce qui regarde le clerge. Le roi les recut a Saint-Gilles, ou il faisait son sejour, et les traita splendidement. Ils etaient charges d'une lettre, par laquelle Paleologue protestait: "Que l'Eglise grecque ne souhaitait rien avec plus d'ardeur, que de rentrer sous l'obeissance de Rome; qu'il en avait ecrit au pape Clement IV, et, depuis sa mort, au college des cardinaux; mais que, malgre tous ses soins, il n'avait pu obtenir aucune satisfaction; qu'il le priait de vouloir bien se rendre l'arbitre de ce grand differend; que tout ce qu'il ordonnerait serait fidelement execute; qu'il reclamait sa protection au nom de Jesus-Christ, souverain juge des hommes, qui, au dernier jour, lui demanderait un compte rigoureux, s'il refusait de se preter a une oeuvre si meritoire." Louis desirait ardemment l'extinction du schisme; mais il savait qu'il ne lui appartenait point de prononcer sur cette matiere. Il repondit qu'il ne pouvait point accepter l'arbitrage qu'on lui deferait; que cependant il offrait tous ses bons offices aupres du Saint-Siege. Il ecrivit en effet aux cardinaux qui gouvernaient pendant la vacance, et sollicita vivement la conclusion d'une affaire si importante. La reponse fut que le sacre college etait extremement edifie du zele et de l'empressement du monarque, que cependant il le conjurait de ne point se laisser surprendre aux artifices des Grecs, moins disposes qu'il ne pensait a une reunion sincere; qu'il remettait toute cette negociation entre les mains du cardinal d'Albe, Raoul de Chevrieres, legat de la croisade; qu'il ne prescrivait d'autres bornes a sa commission, que de se conformer au plan propose par le feu pape. C'etait un ordre a l'empereur, aux eveques, a tous les principaux membres de l'Eglise grecque, de reconnaitre la primatie de Rome, et de signer tous les articles de foi contenus dans le memoire que le pape Clement avait dresse. Les ambassadeurs promirent tout ce qu'on voulut, ce qui fit concevoir de grandes esperances; mais elles furent vaines. L'empereur n'avait cherche qu'a calmer ses inquietudes sur les armemens prodigieux de la France et de la Sicile. Certain qu'ils n'etaient point destines contre ses etats, il cessa de s'occuper d'un projet que la politique seule lui avait inspire. Quelque temps apres, les vaisseaux genois etant arrives, trouverent ceux de France tout equipes et prets a mettre a la voile. _Le roi s'embarque pour la Palestine_. Le roi, avant de s'embarquer, ecrivit une lettre aux deux regens du royaume, pour les faire ressouvenir des ordres qu'il leur avait donnes touchant l'observation de la justice. Il suffit de lire cette lettre, pour connaitre de quel esprit ce saint prince etait anime, et qu'il n'avait rien de plus a coeur que l'honneur de Dieu et le bonheur de ses sujets[1]. [Note 1: In Spicileg., t. 2, epist. Lud. ad Math. abbatem, ann. 1270.] Enfin, tout etant pret pour le depart, le roi s'embarqua le 1er septembre, et le lendemain, le vent s'etant trouve favorable, on mit a la voile. Le temps, qui d'abord fut beau, changea bientot, et on essuya deux rudes tempetes avant d'arriver a Cagliari, capitale de la Sardaigne, ou etait le rendez-vous de toute l'armee chretienne; enfin, le vent s'etant un peu apaise, on jeta l'ancre a deux milles du port. Les chaleurs excessives et les tempetes avaient corrompu toute l'eau de la flotte, et il y avait deja beaucoup de malades. On envoya une barque a terre, parce que le vent contraire empechait que la flotte ne put entrer dans le port: cette barque rapporta de l'eau et quelques legumes; mais, sur la demande que le roi fit faire au commandant d'y recevoir les malades, il lui fit de grandes difficultes, parce que le chateau appartenait a la republique de Pise, qui etait en guerre avec celle de Genes, et que la plupart des capitaines de la flotte etaient genois. Le roi en ayant envoye faire ses plaintes au commandant, tout ce qu'il put obtenir fut qu'on debarquat les malades, et qu'on les fit camper au pied du chateau et loger dans quelques cabanes des environs. Enfin, sur de nouvelles instances, le commandant, craignant qu'on ne le forcat, comme on le pouvait faire, d'etre plus traitable, offrit au roi de le loger au chateau, pourvu qu'il n'y entrat qu'avec peu de monde, que les capitaines genois ne descendissent point a terre, et qu'il promit de faire fournir des vivres a un prix raisonnable. Cette conduite choqua extremement les princes et seigneurs qui accompagnaient le roi. On lui conseillait de faire attaquer le chateau, et de s'en rendre maitre; mais Louis, toujours guide par la justice et par la raison, repondit qu'il n'avait pas pris la croix pour faire la guerre aux Chretiens, mais aux infideles. Sur ces entrefaites le roi de Navarre, le comte de Poitiers, le comte de Flandre, et un grand nombre d'autres croises entrerent dans le port. Des le lendemain de leur arrivee, le roi tint conseil pour deliberer sur le lieu ou l'on porterait la guerre, ou plutot pour leur faire agreer le dessein qu'il avait concu. Quand on partit d'Aiguemortes, on ne doutait point que ce ne fut pour aller en Egypte ou en Palestine; mais l'intention du roi n'etait pas d'y porter premierement la guerre. On fut fort surpris dans le conseil, lorsque le roi declara que son dessein etait d'aller a Tunis, sur les cotes d'Afrique. "Quel rapport y avait-il entre la situation de quelques metifs sur les cotes de Syrie, et le voyage du monarque a Tunis? C'est, observe un de nos ecrivains[1], que Charles d'Anjou, roi ambitieux, cruel, interesse, faisait servir la simplicite du roi son frere a ses desseins. Il pretendait que cette couronne lui devait quelques annees de tribut; il voulait conquerir tout ce pays, et saint Louis, disait-on, esperait d'en convertir le roi." [Note 1: Voltaire, dans son _Essai sur l'Histoire generale_.] On a de la peine a concevoir comment cet auteur, avec autant d'esprit qu'il en a, marque si peu de jugement. Est-il possible qu'il ait la hardiesse de traiter saint Louis d'homme borne, dont le frere employait la simplicite a la reussite de ses ambitieux desseins? S'il avait consulte tous les historiens qui ont parle de Louis, ils lui auraient dit qu'il etait le plus grand prince qui eut porte la couronne de la monarchie francaise; ils lui auraient dit que c'etait l'homme le plus religieux, le plus sage, le plus juste et le plus prudent de son royaume; ils lui auraient appris qu'il etait l'homme de son temps le plus brave et le plus courageux sans temerite; ils lui auraient dit qu'il etait craint, aime et respecte par tous les potentats de l'Europe, qui le choisissaient pour arbitre dans leurs differends; ils lui auraient dit qu'excepte quelques guerres qu'il avait eu a soutenir dans le commencement de son regne, pour faire rentrer dans le devoir quelques vassaux indociles, il fit regner dans la France une solide paix, qui ne souffrit depuis aucune alteration, et que les peuples, sous son gouvernement, ont joui de la plus grande felicite. Est-ce la le caractere d'un prince simple, qui se laisse gouverner par son frere? Quand cet auteur demandera d'un ton ironique sur quel fondement nos historiens disent que saint Louis esperait convertir le roi de Tunis, on le renverra aux auteurs contemporains, guides toujours necessaires aux modernes qui ne veulent point substituer a la verite des traits brillans, frivoles et satiriques. Qu'il lise Guillaume de Nangis, historien dont on n'a point encore soupconne la fidelite. Qu'il consulte Geoffroy de Beaulieu, confesseur de saint Louis, qui l'a accompagne dans sa derniere croisade, et qui l'a assiste a l'article de la mort. Il apprendra de ces ecrivains, quelles etaient les vertus et les sentimens de ce grand roi. Mais, pour parler dignement d'un si saint homme, il faut porter dans le coeur des sentimens nobles et releves, conduits par la veritable religion, et ne pas etre de la secte des materialistes de notre siecle, qui, n'esperant aucune recompense des bonnes actions y et ne craignant aucune punition de leurs crimes, ne cherchent qu'a inspirer du mepris pour la religion, afin de se livrer a toutes leurs passions. Pour revenir au conseil que notre saint roi tenait pour deliberer sur la resolution que l'on prendrait, les avis se trouverent partages. Les uns voulaient qu'on allat a Ptolemais, ou Saint-Jean-d'Acre: c'etait la seule place forte qui restait aux chretiens dans la Palestine, et le soudan d'Egypte menacait de venir l'assieger. L'armee francaise, disait-on, y trouverait, avec toutes sortes de rafraichissemens, les vieilles troupes des croises orientaux, aguerris depuis long-temps, et d'autant plus braves qu'ils se voyaient reduits a la derniere extremite. Les autres soutenaient qu'il fallait aller a la source du mal, aller droit en Egypte, tacher de se rendre maitres de Damiette. Le troisieme avis etait de marcher droit a Tunis, royaume mahometan, etabli sur les cotes d'Afrique. Comme c'etait l'avis du roi, il prevalut. Guillaume de Nangis et Geoffroy de Beaulieu nous apprennent les raisons qui avaient determine le saint roi a prendre ce parti. Un roi de Tunis, nomme, selon quelques-uns, Muley-Mostanca, selon quelques autres, Omar, entretenait un commerce d'amitie assez regulier avec le monarque francais; il lui envoyait souvent des presens: il lui laissait enfin esperer qu'il embrasserait la religion chretienne, s'il le pouvait, avec honneur et sans trop s'exposer. On ne peut assez exprimer la joie que ressentait Louis, au recit de ces pieuses dispositions. "Oh! si j'avais la consolation, s'ecriait-il quelquefois, de me voir le parrain d'un roi mahometan!" Ce n'etait point un de ces souhaits oisifs d'une speculation sterile; il etait sans cesse occupe des moyens de faciliter au Sarrasin l'execution d'un dessein si louable. On le vit une fois, sous pretexte de visiter ses frontieres, faire un voyage jusqu'a Narbonne, pour traiter de cette affaire avec des envoyes secrets du roi de Tunis. Il crut donc qu'en faisant une descente dans les etats du pretendu proselyte, il lui fournirait l'occasion la plus favorable pour se declarer. S'il se convertissait au christianisme, on acquerait un beau royaume a l'Eglise; s'il persistait dans l'erreur qu'il feignait d'abjurer, on attaquait sa capitale, ville peu fortifiee, ou l'on etablirait une colonie de chretiens. On lui representait d'ailleurs que cette conquete priverait d'une grande ressource le soudan d'Egypte, qui tirait de ce pays ce qu'il y avait de mieux en chevaux, en armes, meme en soldats; que ce serait lui couper la communication avec les Sarrasins de Maroc et d'Espagne, dont il tirait de grands secours; que c'etait en un mot le seul moyen de rendre la mer libre aux croises, tant pour leurs recrues que pour leurs vivres, les plus grands obstacles qu'ils eussent essuyes jusqu'alors. Tels furent, au rapport de deux historiens qui racontent ce qu'ils ont vu, non ce qu'ils ont imagine, les veritables motifs qui determinerent l'expedition d'Afrique. Il n'est question dans ce recit, ni des intrigues de Charles d'Anjou qui abusa de la credulite du roi pour conquerir une couronne, ni de la simplicite de Louis qui fit servir ses troupes a l'ambition de son frere, comme le rapporte faussement l'ecrivain que nous avons cite, qui aurait du parler plus respectueusement du plus grand roi de la monarchie francaise. La resolution ayant ete prise de porter la guerre en Afrique, on se preparait a se rembarquer, lorsque le roi de Navarre, le comte de Poitiers, le comte de Flandre, et un grand nombre de croises, entrerent dans le port. On tint le lendemain un conseil de guerre, ou le roi declara sa resolution d'aller a Tunis. On remit aussitot a la voile, et le troisieme jour on reconnut la terre d'Afrique. Tunis, situee sur la cote de Barbarie, entre Alger et Tripoli, autrefois capitale d'un royaume, sous le nom de Tynis ou Tynissa, aujourd'hui chef-lieu d'une republique de corsaires, sous la protection plutot que sous la domination du grand-seigneur, etait alors une ville puissante, assez bien fortifiee, pleine de riches marchands, ou se faisait tout le commerce de la mer Mediterranee. A quelque distance de la, vers l'occident, on voyait la fameuse Carthage, qui, ruinee d'abord par les Romains, ensuite par les Vandales et par les Arabes, subsistait encore, mais sans aucune marque de son ancienne grandeur. Ce n'etait du temps de Louis qu'une tres-petite ville, sans autre defense qu'un chateau assez fort; ce n'est de nos jours qu'un amas de ruines, connu parmi les Africains sous le nom de Bersak, avec une tour dite Almenare, ou la Rocca de Mastinaces. La flotte arriva a quelques milles de cet endroit celebre, vis-a-vis d'un golfe qu'on appelait alors le port de Tunis. On y vit de loin deux vaisseaux, quelques barques, et beaucoup de peuple fuyant vers les montagnes. Aussitot, Florent de Varennes, qui faisait les fonctions d'amiral, fut detache avec quelques galeres, pour aller reconnaitre les lieux: c'etait un guerrier ardent, intrepide; il fit plus qu'on ne lui avait commande. Voyant que personne ne paraissait, il s'empara du port, se rendit maitre de tous les batimens qui s'y etaient retires, prit terre sans la moindre difficulte, et manda au roi qu'il n'y avait point de temps a perdre, qu'il fallait faire la descente, que les ennemis consternes ne songeaient pas meme a s'y opposer. Le sage monarque, qui apprehendait une surprise, craignit que l'amiral ne se fut trop engage, le blama d'avoir passe ses ordres, et ne voulut pas aller si vite; il fit assembler le conseil de guerre, ou les opinions furent partagees. Toute la jeunesse etait d'avis qu'il fallait donner, et profiter de cet avantage; mais les plus sages representerent qu'il n'y avait rien de pret pour le debarquement, qu'on ne pouvait le faire qu'en desordre et avec confusion; que la retraite des Sarrasins etait sans doute un stratageme pour surprendre, pendant la nuit, les troupes qu'on aurait mises a terre; qu'il valait mieux le remettre au jour suivant, et marcher en ordre comme on avait fait a Damiette. Ce dernier sentiment l'emporta; Varennes fut rappele. On employa le reste de la journee a disposer la descente pour le lendemain. Le jour paraissait a peine, qu'on vit le port et tous les environs couverts de Sarrasins, cavalerie et infanterie. Les Francais n'en parurent que plus animes; tous se jeterent dans les barques avec de grands cris de joie; tous aborderent les armes a la main, mais personne n'eut occasion de s'en servir; toute cette multitude de Barbares se mit a fuir sans faire la moindre resistance. Bientot on fut maitre de l'isthme, qui avait une lieue de long et un quart de lieue de large. Les Francais dresserent ensuite leurs tentes sur le terrain dont ils venaient de s'emparer. Ils esperaient y trouver des rafraichissemens; mais il n'y avait point d'eau douce: incommodite bien grande en tout climat, plus terrible encore dans une region brulante telle que l'Afrique. Il fallut cependant la supporter le reste de la journee et la nuit suivante. Le lendemain, des fourrageurs decouvrirent a l'extremite de l'isthme, du cote de Carthage, quelques citernes qui etaient defendues par une tour assez forte, ou il y avait une nombreuse garnison de Sarrasins. L'ardeur de la soif fit oublier aux Francais le danger; ils coururent a ces eaux en desordre et sans armes, mais ils y furent enveloppes et presque tous assommes. On y envoya un detachement de quelques bataillons, qui repousserent l'ennemi et s'emparerent de la forteresse; mais peu de temps apres; les Barbares reparurent en plus grand nombre. Ils allaient bruler les croises dans leur nouvelle citadelle, si le roi n'y eut envoye des troupes d'elite, sous la conduite des marechaux Raoul d'Estrees et Lancelot de Saint-Maard. Alors tout changea: les infideles, epouvantes, abandonnerent le fort, qui demeura en la possession des Francais. On jugea neanmoins a propos d'en retirer la garnison: c'etait un poste peu sur, qui pouvait etre aisement enleve; d'ailleurs, les citernes furent bientot epuisees. Deux jours apres, l'armee se mit en marche, et s'approcha de Carthage, dont il etait important de s'emparer avant que d'assieger Tunis. On trouva les environs de cette place fort agreables; des vallees, des bois, des fontaines, et tout ce que l'on pouvait souhaiter pour le besoin et pour le plaisir. La ville n'etait point fortifiee, mais il y avait un bon chateau, que les infideles paraissaient vouloir defendre. On preparait deja les machines de guerre pour l'attaquer dans les formes, lorsque les mariniers vinrent offrir au roi de l'emporter d'assaut, s'il voulait leur donner quelques arbaletriers pour les soutenir. L'offre fut acceptee; les braves aventuriers, secondes des brigades de Carcassonne, de Chalons-sur-Marne, de Perigord et de Beaucaire, s'avancent fierement vers la citadelle, plantent leurs echelles contre les murailles, montent sur les remparts, et y placent l'etendard royal. Les soldats les suivent avec cette impetuosite qu'un premier succes inspire aux Francais: tout ce qu'ils trouvent de Sarrasins est passe au fil de l'epee. Louis cependant, a la tete d'une partie de l'armee, observait les mouvemens des ennemis, qui paraissaient en armes sur toutes les montagnes voisines, et qui n'oserent toutefois rien tenter pour defendre une place, dont la conquete, selon l'opinion des Africains, entrainait celle de tout le pays; opinion mal fondee, ainsi que l'experience l'a demontre. Carthage fut prise en meme temps que le chateau, et ses vainqueurs ne purent entamer le reste du royaume. On la nettoya: le roi y etablit des hopitaux pour les malades, et les princesses brus[1], (_a_) fille, (_b_) belle-soeur, (_c_) et niece (_d_) du monarque, y allerent demeurer pour etre plus commodement. [Note 1: (_a_) Isabelle d'Aragon, epouse de Philippe-le-Hardi; Jolande de Bourgogne, comtesse de Nevers, femme de Jean de France, surnomme Tristan; Jeanne de Chatillon, comtesse de Blois, qui accompagnait son mari Pierre de France, comte d'Alencon; (_b_) Isabelle de France, reine de Navarre; (_c_) Jeanne de Toulouse, femme d'Alphonse, comte de Poitiers; (_d_) Amicie de Courtenay, femme de Robert II, comte d'Artois.] Le roi de Tunis, outre de cette perte, ne garda plus de mesures. Il avait envoye declarer a l'armee francaise que si elle venait assieger sa ville, il ferait massacrer tous les chretiens qui etaient dans ses etats. On lui avait repondu que, s'il faisait la guerre en barbare, on le traiterait de meme. Cette fierte l'epouvanta, mais ne lui abattit point le courage. Il manda au monarque francais, que dans peu il le viendrait chercher a la tete de cent mille hommes: etrange maniere, sans doute, de se preparer a demander le bapteme! Mais deja les croises etaient detrompes sur l'esperance qu'on avait concue de la conversion de ce prince. On avait appris par deux esclaves qui etaient venus se rendre, qu'il avait fait arreter tous les marchands qui faisaient profession du christianisme, resolu de leur faire couper la tete si les Francais paraissaient a la vue de Tunis. On voyait d'ailleurs, par experience, qu'il n'y avait point de ruse dont il ne s'avisat pour fatiguer l'armee; il ne cessait de faire donner l'alarme au camp; ses troupes rodaient continuellement dans les environs: oser en sortir, c'etait s'exposer a une mort certaine. Un jour que Jean d'Acre, grand bouteiller de France, commandait la garde la plus avancee, trois Sarrasins de bonne mine l'aborderent la lance basse, lui baiserent respectueusement les mains, et lui donnerent a entendre par leurs signes qu'ils voulaient etre chretiens, et recevoir le bapteme. On en porta aussitot la nouvelle au roi, qui ordonna de les traiter avec bonte, mais en meme temps de les garder a vue. Une heure apres, cent autres Sarrasins, bien armes, vinrent aussi se rendre avec les memes demonstrations. Les croises les recurent comme leurs freres; mais ces traitres, voyant qu'on ne se defiait point d'eux, mirent le sabre a la main, et chargerent les premiers venus. Ils etaient soutenus par une autre troupe qui parut tout-a-coup, et fondirent avec fureur sur le tranquille bouteiller. On cria aux armes; tout le camp s'emut: il n'etait plus temps; deja les perfides avaient tue plus de soixante hommes, et s'etaient retires. Le malheureux Jean d'Acre, pique d'une pareille trahison, meditait de s'en venger sur les trois Sarrasins qu'il avait en sa garde: il courut a sa tente, resolu d'en faire justice. Ils se jeterent a ses pieds en pleurant: "Seigneur, lui dit le plus apparent des trois, je commande deux mille cinq cents hommes, au service du roi de Tunis; un autre capitaine comme moi, homme jaloux de mon elevation, a cru me perdre en vous faisant une trahison: je n'y ai aucune part. Si vous voulez relacher l'un de nous pour aller avertir mes soldats, je vous promets sur ma tete, qu'il en amenera plus de deux mille, qui se feront chretiens, et qui vous apporteront toutes sortes de rafraichissemens." Le roi, informe de la chose, reflechit quelques momens, et dit ensuite "Qu'on les laisse aller sans leur faire de mal. Je crois que ce sont des perfides qui nous trompent: mais il vaut mieux s'exposer au risque de sauver des coupables, que de faire perir des innocens." Le connetable fut charge de les conduire hors du camp. Ils avaient promis de revenir; on n'en entendit point parler depuis. Quelque importante que fut la prise de Carthage, elle n'assurait point celle de Tunis, ville tres-fortifiee pour ce temps-la, defendue d'ailleurs par une armee considerable. Ce n'etait pas ce qu'on avait promis au roi lorsqu'il etait encore en France; il vit bien qu'il fallait se tenir sur la defensive, en attendant le roi de Sicile, qui, au rapport d'Olivier de Termes, devait arriver incessamment. Ainsi, son premier soin fut de mettre son camp a l'abri des frequentes alarmes que lui donnaient les Africains: il le fit environner de fosses et de palissades. Les travaux etaient a peine commences, que toute la campagne parut couverte de soldats. Ils semblaient vouloir engager une action generale; le roi mit ses troupes en bataille, pretes a les bien recevoir. Mais tout se passa en escarmouches, ou plusieurs infideles furent tues. On ne perdit du cote des Francais qu'un chevalier, nomme Jean de Roselieres, et le chatelain de Beaucaire. Les barbares, epouvantes de la fiere contenance des croises, se retirerent en desordre. Louis, qui avait promis a son frere de ne rien entreprendre sans lui, ne les poursuivit pas. Bientot cependant les chaleurs excessives, l'air meme que l'on respirait, impregne d'un sable brulant, que les Sarrasins elevaient avec des machines, et que les vents poussaient sur les chretiens; sable si fort pulverise, qu'il entrait dans le corps avec la respiration, et dessechait les poumons; les mauvaises eaux, les vivres plus mauvais encore, peut-etre aussi le chagrin de se voir comme enfermes, infecterent le camp de fievres malignes et de dyssenteries: maladies si violentes, qu'en peu de jours l'armee fut prodigieusement diminuee. Deja plusieurs grands seigneurs etaient morts. On comptait parmi les principaux les comtes de Vendome, de la Marche, de Viane, Gauthier de Nemours, Montmorency, Fiennes, Brissac, Saint-Bricon, Guy d'Apremont, et Raoul, frere du comte de Soissons. Le prince Philippe, fils du roi, et le roi de Navarre, frappes du meme mal, eurent le bonheur d'echapper a la contagion. Mais le comte de Nevers, Jean, dit Tristan, ce fils si cheri de Louis, et si digne de l'etre par la bonte de son caractere, par l'innocence de ses moeurs, et par un discernement qui surpassait de beaucoup son age, fut une des premieres victimes de cette cruelle peste: le cardinal-legat le suivit de pres. Le saint monarque en fut lui-meme attaque, et sentit des les premiers jours que l'atteinte etait mortelle. Jamais il ne parut plus grand que dans ces derniers momens: il n'en interrompit aucune des fonctions de la royaute. Il donna toujours ses ordres pour la surete et le soulagement de son armee, avec autant de presence d'esprit, que s'il eut ete en parfaite sante. Plus attentif aux maux des autres qu'aux siens propres, il n'epargna rien pour leur soulagement; mais il succomba, et fut oblige de garder le lit. Philippe son fils aine, quoique fort abattu par une fievre quarte dont il etait attaque, etait toujours aupres du roi son pere. Louis l'aimait; il le regardait comme son successeur: il ramassa toutes ses forces pour lui donner cette belle instruction que tous les auteurs anciens et modernes ont jugee digne de passer a la posterite la plus reculee. Elle ne contient que ce qu'il avait toujours pratique lui-meme. On assure, dit le sire de Joinville, qu'il avait ecrit ces enseignemens de sa propre main avant qu'il tombat malade: il les avait composes afin de donner a son successeur un modele de la conduite qu'il devait tenir, lorsqu'il serait monte sur le trone. Louis fit faire la lecture de ces instructions en presence du prince son fils et de tous les assistans. C'est un extrait de ses propres sentimens, et des maximes qu'il avait suivies toute sa vie, dont voici les principaux articles[1]. [Note 1: Joinville, p. 126. Mesn. p. 308. Nangis, p. 391. Gaufrid. de Ball. Loc. p. 449.] "Beau fils, la premiere chose que je te commande a garder, est d'aimer Dieu de tout ton coeur, et de desirer plutot souffrir toutes manieres de tourmens, que de pecher mortellement. Si Dieu t'envoye adversite, souffre-le en bonne grace, et penses que tu l'as bien desservi (merite). S'il te donne prosperite, n'en sois pas pire par orgueil; car on ne doit pas guerroyer Dieu de ses dons. Vas souvent a confesse; surtout elis un confesseur idoine et prud'homme (habile), qui puisse t'enseigner surement ce que tu dois faire ou eviter; ferme, qui ose te reprendre de ton mal, et te montrer tes defauts. Ecoutes le service de l'Eglise, devotement, de coeur et de bouche, sans bourder ni truffer avec autrui (sans causer ni regarder ca et la). Ecoutes volontiers les sermons en appert et en prive (en public et en particulier). Aimes tout bien, hais toute prevarication en quoi que ce soit." Louis etait lui-meme le modele de ce qu'il prescrivait. Tout devoue a Dieu des sa plus tendre enfance, il n'oublia jamais l'enseignement de la reine sa mere: _Qu'il valait mieux mourir mille fois, que d'encourir la disgrace de l'Etre-Supreme par un peche mortel_. Il regardait l'adversite comme un chatiment, ou comme une epreuve qui pouvait apporter un grand profit. Il envisageait la prosperite comme un nouveau motif de redoubler de ferveur envers l'Auteur de tout bien. Aussi constant dans les fers en Egypte, que modeste apres la bataille de Taillebourg, on le voyait, a la tete des armees, avec la contenance d'un heros, affronter les plus grands perils, et on l'admirait aux pieds des autels dans la plus grande humilite et le plus grand recueillement. Le choix des amis, objet important pour un prince, occupe aussi une grande partie de l'attention du saint roi. Il exhorte ce cher fils a ne donner sa confiance qu'a ceux dont la vertu et le desinteressement forment le caractere, et a exclure de sa familiarite tout homme capable ou de medire d'autrui, "derriere ou devant par detraction, ou de proferer aucune parole qui soit commencement d'emouvoir a peche, ou de dire aucune vilenie de Dieu, de sa digne mere, de saints ou de saintes; enfin a bannir de sa presence ces courtisans _pleins de convoitise_, vils flatteurs, toujours occupes a deguiser la verite, qui doit etre la principale regle des rois. "Enquiers-toi d'elle, beau cher fils, sans tourner ni a dextre ni a senestre: sois toujours pour elle en contre-toi. Ainsi jugeront tes conseillers plus hardiment selon droiture et selon justice. Veille sur tes baillifs, prevots et autres juges, et t'informe souvent d'eux, afin que s'il y a chose a reprendre en eux, tu le fasses. Que ton coeur soit doux et piteux aux pauvres: fais leur droit comme aux riches. A tes serviteurs soit loyal, liberal et roide en parole, a ce qu'ils te craignent et aiment comme leur maitre. Protege, aime, honore toutes gens d'eglise, et garde bien qu'on ne leur _tollisse_ (enleve) leurs revenus, dons et aumones, que les anciens et devanciers leur ont laisses. N'oublie jamais le mot du roi Philippe, mon ayeul, qui, presse de reprimer les torts et les forfaits, repondit:" _Quand je regarde les honneurs et les courtoisies que Dieu m'a faites, je pense qu'il vaut mieux laisser mon droit aller, qu'a sainte Eglise susciter contens_ (proces). Louis pouvait se donner lui-meme pour exemple; mais le propre de la modestie est de s'ignorer soi-meme. Toujours en garde contre le vice, il ne donna sa confiance qu'a la probite, son estime qu'a la vertu, son coeur qu'a la verite. Les pauvres le regardaient comme leur pere; ses domestiques le servaient comme un genereux bienfaiteur qui meritait tout leur attachement. Philippe etait destine a regner sur les Francais: Louis songeait surtout a le rendre digne de cette couronne. Il lui recommande d'aimer ses sujets comme ses enfans, de les proteger comme ses amis, de leur faire justice comme a ses _fideles_. "Garde-toi, beau cher fils, de trop grandes convoitises; ne boute pas sur tes peuples trop grandes tailles ni subsides, si ce n'est par necessite pour ton royaume defendre: alors meme travaille tot a procurer que la depense de ta maison soit raisonnable et selon mesure. Observe les bonnes anciennes coutumes, corrige les mauvaises. Regarde avec diligence comment tes gens vivent en paix dessous toi, par especial es bonnes villes et cites. Maintiens les franchises et libertes, esquelles tes anciens les ont gardees: plus elles seront riches et puissantes, plus tes ennemis et adversaires douteront de t'assaillir. Que ton premier soin soit d'eviter d'emouvoir guerre contre homme chretien, sans grand conseil (qu'apres une mure deliberation), et qu'autrement tu n'y puisses obvier. Si necessite y a, garde les gens d'eglise, et ceux qui en rien ne t'auront mefait, qui n'auront de part a la guerre que par leur malheur." Toute la conduite de Louis etait une preuve de sa morale. Il regardait son royaume comme une grande et nombreuse famille, dont il etait le chef, moins pour la gouverner en maitre, que pour en etre le pere et le bienfaiteur. Quelques guerres qu'il eut a soutenir, on ne le voyait point charger son peuple d'impots. Il n'avait recours aux subsides qu'apres avoir commence par retrancher la depense de sa maison. Il savait si bien menager les revenus publics, dit un auteur qui ecrivait au commencement du dix-septieme siecle[1], qu'il y en avait assez pour son train et ses grandes affaires, pour donner aux pauvres veuves; pour nourrir les orphelins, pour marier les filles indigentes, pour procurer aux malades les secours necessaires, pour elever des temples au Seigneur. [Note 1: Aubert, _Histoire de France_.] Son premier soin etait que Dieu fut craint et honore, son peuple maintenu en paix, sans etre foule ni opprime; la justice administree sans faveur ni corruption, les emplois et les honneurs dispenses au merite, non a la brigue. Peu content d'avoir travaille toute sa vie a la felicite de la France, il ne souhaitait rien avec plus d'ardeur que de laisser un fils qui en fut, comme lui, l'amour et les delices. Louis finit l'instruction qu'il adresse a son fils, par ces tendres paroles: "Je te supplie, mon cher enfant, qu'en ma fin tu ayes de moi souvenance, et de ma pauvre ame, et me secours par messes, oraisons, prieres, aumones et bienfaits par-tout ton royaume. Je te donne toutes les benedictions qu'un bon pere et preux peut donner a son cher fils." J'ajouterai a cet eloge, dont j'ai pris la plus grande partie dans la belle Histoire de France de M. l'abbe Velly, une esquisse du portrait que le celebre pere Daniel a fait de ce saint roi. Le respect, dit cet auteur, la veneration et l'admiration que les sujets de Louis avaient pour ce prince etaient l'effet d'une vertu et d'une saintete qui ne se dementirent jamais: plus modeste et plus recueilli aux pieds des autels que le plus fervent solitaire, on le voyait, un moment apres, a la tete d'une armee, avec la contenance d'un heros, donner des batailles, essuyer les plus grandes fatigues, affronter les plus grands perils. La priere, a laquelle il consacrait plusieurs heures du jour, ne diminuait en rien le soin qu'il devait a son etat. Il tenait exactement ses conseils, donnait des audiences publiques et particulieres, qu'il accordait aux plus petites gens, jusqu'a vider quelquefois des proces de particuliers, assis sous un arbre, au bois de Vincennes, prenant, en ces occasions, pour assesseurs les plus grands seigneurs de sa cour, qui se trouvaient alors aupres de lui. Plusieurs ordonnances qui nous restent de ce prince sur diverses matieres importantes, et pour le reglement de la justice, une espece de code, publie par le savant M. du Cange[1], intitule: _Les etablissemens de saint Louis, roi de France, selon l'usage de Paris et d'Orleans et la cour de Baronie_, sont des monumens qui nous marquent l'application qu'il avait au reglement de son royaume; et c'est un grand eloge pour ce prince, que, sous les regnes de plusieurs de ses successeurs, la noblesse et les peuples, quelquefois mecontens du gouvernement, ne demandaient rien autre chose, sinon, _qu'on en reformat les abus, suivant les usages observes sous le regne de ce saint roi_. [Note: Tresor des Chartres, registre cote 55.] Quelque austere qu'il fut pour lui-meme, jusqu'a s'interdire presque tous les divertissemens, sa vertu ne fut jamais une vertu chagrine. Il etait extremement humain et fort agreable dans la conversation. Sa taille mediocre ne lui donnait pas un air fort majestueux, mais ses seules manieres le faisaient aimer de ceux qui l'approchaient. Il etait naturellement bienfaisant, et sa liberalite parut surtout dans les guerres d'outre-mer, envers plusieurs seigneurs et gentilshommes qui avaient perdu tous leurs equipages, et a qui il donna de quoi les retablir. Sa douceur naturelle, sa modestie dans ses habits et dans ses equipages, surtout depuis qu'il eut pris la croix, l'humilite chretienne en laquelle il s'exercait plus qu'en aucune autre vertu, et qu'il pratiquait surtout envers les pauvres, en les servant souvent a table, en leur lavant les pieds, en les visitant dans les hopitaux; toutes ces vertus qui, lorsqu'elles sont accompagnees de certains defauts, attirent quelquefois du mepris aux grands qui les pratiquent, ne firent jamais de tort a son autorite, et il est marque expressement dans son histoire, que, depuis son retour de la Terre-Sainte, on ne vit jamais en France plus de soumission pour le souverain, et qu'elle continua durant tout le reste de son regne. Selon le temoignage du sire de Joinville[1], ce prince etait le plus sage et la meilleure tete de son conseil. Dans les affaires subites, il prenait aisement et prudemment son parti. Il s'etait acquis une si grande reputation de droiture, que les autres princes lui mettaient souvent leurs interets entre les mains dans les differends qu'ils avaient ensemble, et souscrivaient a ses decisions. Jamais on ne le vit s'emporter, ni dire une parole capable de choquer personne. Tout guerrier qu'il etait, il ne fit jamais la guerre quand il put faire ou entretenir la paix sans porter un prejudice notable a son royaume. Il ne tint qu'a lui de profiter des brouilleries de l'Angleterre, pour enlever a cette couronne tout ce qu'elle possedait en France. Ceux qui envisageaient les choses dans des vues purement politiques, l'en blamerent; mais son unique regle etait sa conscience. Il contribua au contraire de tout son pouvoir a reunir Henri III, roi d'Angleterre, avec ses sujets; et ce prince avait coutume, pour cette raison, de l'appeler son pere. Il n'y a qu'a se rappeler toute la suite de son histoire pour etre persuade qu'il etait non-seulement le prince le plus vaillant de son temps, mais encore qui entendait le mieux la guerre: car, quoique ses deux croisades lui aient mal reussi, il est certain que, dans toutes les actions particulieres qui s'y passerent, il battit toujours ses ennemis, quoique superieurs en troupes; et il combattit avec le meme succes, malgre un pareil desavantage, a la bataille de Taillebourg. Mais, apres tout, entre tant de belles qualites qui rendent ce prince recommandable, la piete fut dominante. Il en etait redevable, apres Dieu, a l'education sage et chretienne que lui donna la reine Blanche, sa mere. Toute la conduite de sa vie fut animee par cet esprit de piete: une infinite d'hopitaux, d'eglises, de monasteres, furent fondes ou retablis par ses liberalites. Le detail que Geoffroy de Beaulieu, religieux dominicain, son confesseur, fait des penitences, des sentimens et des bonnes oeuvres de ce saint prince, l'idee qu'on avait de lui, comme d'un saint pendant sa vie, sa canonisation, fondee sur la voix du peuple et sur plusieurs miracles bien attestes, faits apres sa mort, montrent en effet qu'il etait encore plus distingue par sa saintete que par ses autres grandes qualites. [Note 1: Memoires de Joinville, p. 119.] Cependant la violence de la maladie augmentait. Louis, apres avoir donne au prince son fils les belles instructions que nous avons rapportees, sentant que les forces commencaient a lui manquer, demanda l'extreme-onction; et, pendant toute la ceremonie, il repondit a toutes les prieres de l'Eglise, avec une ferveur qui faisait verser des larmes a tous les assistans. Ensuite il demanda le saint viatique, que, malgre sa faiblesse, il recut a genoux aux pieds de son lit, avec les sentimens de la plus vive foi. Depuis ce moment, il ne fut plus occupe que des choses de Dieu. On l'entendait tantot former les souhaits les plus ardens pour la conversion des infideles, tantot reclamer la protection des Saints auxquels il avait plus de devotion. Quand il se sentit pres de sa fin, il se fit etendre sur un lit de cendres, ou, les bras croises sur la poitrine, les yeux au ciel, il expira sur les trois heures apres midi, le vingt-cinquieme jour d'aout, en prononcant distinctement ces belles paroles du Psalmiste: _Seigneur, j'entrerai dans votre maison, je vous adorerai dans votre saint temple, et je glorifierai votre nom_. Ainsi mourut, dans la cinquante-sixieme annee de son age, et la quarante-quatrieme de son regne, Louis neuvieme du nom. "Le meilleur des rois, dit Joinville, qui si saintement a vecu et fait tant de beaux faits envers Dieu, le prince le plus saint et le plus juste qui ait porte la couronne, dont la foi etoit si grande qu'on auroit pense qu'il voyoit plutot les mysteres divins qu'il ne les croyoit, le modele enfin le plus accompli que l'histoire fournisse aux souverains qui veulent regner selon Dieu et pour le bieu de leurs sujets." On a dit de lui, et c'est le comble de son eloge, qu'il eut tout ensemble les sentimens d'un vrai gentilhomme, la piete du plus humble des chretiens, les qualites d'un grand roi, les vertus d'un grand saint; j'ajouterai, et toutes les lumieres du plus sage legislateur. La mort de Louis repandit la consternation dans l'armee chretienne. Les soldats le pieuraient comme un tendre pere; la noblesse, comme un digne chef; les gens de bien, comme le gardien et le soutien des lois; les eveques, comme le protecteur et le defenseur de la religion; tous les Francais en general, comme le plus grand roi qui eut regne sur la nation. On admirait les secrets de cette Providence impenetrable, qui avait voulu le sanctifier dans ses souffrances: tous s'entretenaient des grandes qualites et des vertus du saint monarque. On le voyait, dans sa tente, etendu sur la cendre: sa bouche etait encore vermeille, son teint frais; on eut dit qu'il ne faisait que sommeiller. Il venait d'expirer, lorsqu'on entendit les trompettes des croises siciliens. Charles arrivait avec de belles troupes et toutes sortes de rafraichissemens. Surpris que personne ne vienne au-devant de lui, il soupconne quelque malheur. Il descend a terre, laissant son armee sous la conduite de ses lieutenans; il monte a cheval, pousse a toute bride vers le camp, et ayant mis pied a terre a la vue du pavillon royal, il y entre avec une inquietude que tout ce qu'il voit ne fait que redoubler. Quel spectacle que celui qui s'offre a ses yeux! Il en est saisi; ce coeur si fier, si hautain, se livre a tous les transports de la plus vive douleur. Il se prosterne aux pieds de son saint frere, et les baise en versant un torrent de larmes. Apres lui avoir donne ces dernieres marques de son amitie, il s'occupe a lui faire rendre les derniers devoirs. On ignorait alors l'art d'embaumer les corps. On fit bouillir celui du saint roi dans du vin et de l'eau, avec des herbes aromatiques. Charles, par ses instantes prieres, obtint du roi, son neveu, la chair et les entrailles de Louis, qu'il envoya a l'abbaye de Montreal pres de Palerme, lieu que ces precieuses reliques ont rendu si fameux dans la suite, par les mircles sans nombre qu'elles ont operes. Le coeur et les os furent mis dans un cercueil, pour etre transportes a l'abbaye de St-Denis, ou le pieux monarque avait choisi sa sepulture. Deja Geoffroy de Beaulieu, son confesseur, charge de les conduire en France avec quelques seigneurs de la premiere qualite, se preparait a mettre a la voile, lorsque toute l'armee s'y opposa, protestant qu'elle ne consentirait jamais a se voir privee d'un tresor, dont la possession etait le salut commun. Philippe, encore plus rempli de confiance aux merites du feu roi son pere, se rendit avec plaisir aux voeux de ses sujets. Beaulieu partit avec Guillaume de Chartres, dominicain, et Jean de Mons, cordelier d'une grande piete, tous trois fort chers au feu roi; mais sans autres ordres de la part du nouveau souverain, que de rendre diverses lettres aux regens, pour les confirmer dans leur autorite, et les exhorter a maintenir la paix et la justice dans le royaume; aux eveques, pour leur recommander de faire prier Dieu pour son illustre pere; aux commissaires preposes a la collation des benefices en regale, pour leur enjoindre de se conformer aux instructions de son predecesseur; a tous ses sujets en general, pour leur ordonner d'obeir a ses lieutenans, et de leur preter serment de fidelite pour lui et pour ses successeurs. Apres qu'on eut rendu les honneurs funebres au corps du saint prince, on rendit les honneurs de roi a Philippe son successeur, qui etait alors dans sa vingt-sixieme annee. Il recut, avec la plus grande solennite les hommages de ses vassaux. Le comte Alphonse, comme l'aine de ses oncles, les rendit le premier, tant pour les comtes de Poitiers et d'Auvergne, que pour celui de Toulouse, qu'il possedait du chef de sa femme. Le roi de Sicile le rendit ensuite pour le Maine et l'Anjou; le roi de Navarre pour la Champagne. Les comtes d'Artois, de Dreux, de Bretagne, de Saint-Paul, les eveques et tous les barons francais qui se trouvaient a l'armee, en firent autant pour ceux qu'ils tenaient du monarque. On delibera cependant sur la conduite a tenir pour poursuivre l'entreprise projetee par le feu roi. Les Sarrasins, encourages par la nouvelle de sa mort, fortifies d'ailleurs par les troupes de plusieurs souverains, se flattaient de detruire les Francais. C'etaient tous les jours de nouvelles escarmouches, ou les barbares, quoique superieurs en nombre, etaient ordinairement battus. Ils venaient au combat avec assez de fierte, et obscurcissaient l'air d'une nuee de fleches; mais des qu'ils trouvaient quelque resistance, ils prenaient la fuite et se sauvaient aisement par la vitesse de leurs chevaux. L'abondance etait dans leur camp, ou sans cesse on voyait arriver toutes sortes de munitions, par une espece de lac qui facilitait la communication de leur armee avec la ville de Tunis. Le roi de Sicile, qui commandait en l'absence de son neveu, qu'une fievre violente avait repris, forma le dessein de se rendre maitre de cet etang. Il commanda aux mariniers d'y transporter tout ce qu'on pourrait rassembler de barques, et les troupes eurent ordre d'etre sous les armes avant le lever du soleil. Les infideles en eurent avis, sortirent de leurs retranchemens, et vinrent presenter la bataille avec des cris epouvantables. On fut oblige d'en venir aux mains avant que tout fut dispose pour le combat. Quelques aventuriers ayant a leur tete Hugues et Guy de Beaucey, deux braves chevaliers, partirent sans attendre l'ordre du comte de Soissons, qui commandait le corps de troupes dont ils faisaient partie, et allerent attaquer les escadrons ennemis. Tout plia sous leurs efforts et prit la fuite. L'ardeur qui les emportait ne leur permit pas de penser a leur retour: ils s'abandonnerent a la poursuite des fuyards, et lorsqu'ils furent assez eloignes pour ne pouvoir etre secourus, les Sarrasins se rallierent, les envelopperent et les taillerent en pieces, apres qu'ils eurent vendu cherement leurs vies. Le roi de Sicile arrive sur ces entrefaites, suivi du comte d'Artois, avec un corps de troupes. Ils attaquent les Sarrasins avec cette impetuosite si naturelle aux Francais, les renversent et les poussent avec tant d'ardeur, qu'ils les mettent en fuite. Les uns se retirent en desordre vers les montagnes, ou les vainqueurs, aveugles par la poussiere qu'on elevait avec des machines, ne peuvent les poursuivre. Les autres fuient avec precipitation vers le lac, esperant se sauver sur un grand nombre de batimens qu'ils y avaient laisses; mais leurs mariniers, que la peur avait saisis, s'etaient eux-memes sauves a l'autre bord. Les fuyards furent tous tues ou noyes: on fait monter la perte des barbares a cinq mille hommes, non compris les prisonniers. Quelques jours se passerent sans aucune action considerable. Il parait meme que le roi de Sicile, quoique vainqueur, n'avait pu se rendre maitre du lac, le seul poste qui put faciliter les approches de Tunis. Bientot les Sarrasins reparurent en si grand nombre, qu'ils crurent inspirer de la terreur aux croises; ils se tromperent: le roi, qui se trouvait en etat de combattre, fit sortir ses troupes du camp, resolu de livrer bataille. C'etait ce que les Francais souhaitaient le plus ardemment: pleins de mepris pour des ennemis qui n'avaient jamais ose tenir devant eux, ils s'avancerent avec cet air fier qu'inspire le sentiment de la superiorite du courage; mais le dessein des barbares n'etait que de harceler leurs ennemis, et, s'il se pouvait, de les epouvanter par leur multitude et par d'horribles hurlemens: ils se retirerent en bon ordre, et presque sans combat. Comme on ne voulait rien hasarder, on ne les poursuivit pas. Le roi de Sicile, desespere de ne pouvoir reussir, imagine un stratageme qu'il communique au jeune roi de France. Il part a la tete de sa cavalerie et de ses meilleures troupes, charge le corps des infideles le plus proche, et prend aussitot la fuite avec une vitesse qui marque la plus vive frayeur. Les Maures donnerent imprudemment dans le piege, et tomberent sur le prince sicilien, qui se battit quelque temps en retraite, jusqu'a ce qu'il les eut amenes dans un lieu d'ou le reste de l'armee francaise put leur couper leur retour. Alors Charles tourne bride, et fond sur eux avec beaucoup de courage. Philippe, en meme temps, attaque vigoureusement ce corps separe, et l'enferme de toutes parts. Le massacre fut grand; il en demeura trois mille sur la place; le reste fut pris ou perit malheureusement, les uns noyes dans les eaux de la mer, ou ils se precipiterent pour echapper a l'epee des vainqueurs; les autres, dans des fosses profondes, qu'ils avaient creusees, soit pour trouver des puits, soit pour y faire tomber les chretiens, dans l'ardeur de la poursuite. Tous ces combats, quoique favorables aux chretiens, ne decidaient rien. Il fallait etre maitre du lac pour marcher a Tunis: le dessein fut donc forme de s'en emparer. On fit faire des galeres plus fortes et plus legeres que celles que l'on avait: on les remplit d'arbaletriers. Bientot on remporta de grands avantages sur les infideles, dont plusieurs vaisseaux furent pris ou coules a fond. Un ingenieur du roi travaillait en meme temps a la construction d'un chateau de bois qu'on devait placer sur le bord du golfe, pour ecarter avec des pierres les barques ennemies. Deja l'ouvrage avancait, lorsque les Sarrasins, ayant recu de nouveaux secours, quitterent encore une fois leurs retranchemens, et s'avancerent en ordre de bataille, faisant retentir l'air de cris affreux, et d'un bruit effroyable de mille instrumens militaires. L'armee chretienne crut qu'ils voulaient enfin en venir a une bataille decisive. On laissa le comte d'Alencon, avec les Templiers, a la garde du camp et des malades: l'oriflamme fut deployee, et les rois de France, de Sicile et de Navarre, sortirent en armes, chacun a la tete de ses troupes: ils marchaient avec moins de bruit, mais aussi avec plus de hardiesse que les Sarrasins. Jamais on n'avait vu de plus belles dispositions pour le combat; cependant, ce fut plutot une deroute qu'une bataille. Les barbares, repousses des le premier choc, se renversent les uns sur les autres, jettent tous leurs armes, et cherchent leur salut dans une fuite precipitee. On les poursuivit jusqu'a leur camp, qu'ils abandonnerent. Comme on craignait quelque embuscade, et qu'on voulait les empecher de se rallier, Philippe fit defense aux soldats, sous les peines les plus severes, de s'arreter au pillage: il fut obei. On poussa les fuyards jusqu'aux defiles des montagnes, ou la prudence ne permettait pas de s'engager. Les vainqueurs revinrent ensuite sur leurs pas, pillerent le camp, ou ils trouverent des provisions immenses, egorgerent, dans la premiere chaleur, et malades et blesses, emporterent tout ce qui pouvait etre a leur usage, et brulerent le reste. Mais si les armes des croises prosperaient, leur nombre diminuait chaque jour par les maladies qui continuaient de les desoler. Deja elles commencaient a attaquer les troupes du roi de Sicile; elles n'epargnaient pas meme les naturels du pays: toute la contree etait infectee de la contagion. On dit que le roi de Tunis, pour se soustraire a ce poison, se tenait ordinairement dans des cavernes souterraines, ou il croyait que le mauvais air ne pouvait penetrer. L'horreur de sa situation, la nouvelle defaite de ses troupes, la crainte de se voir assiege dans sa capitale, tout contribuait a ses alarmes: il envoya donc proposer la paix ou une treve. Les conditions qu'il offrait etaient des plus avantageuses pour les deux nations. Le conseil des croises fut neanmoins partage sur le parti qu'on devait prendre. Les uns etaient d'avis qu'il fallait pousser vivement les Sarrasins, qui, dans les combats, ne pouvaient pas tenir contre les chretiens, leur tuer le plus de monde que l'on pourrait, s'emparer de Tunis, leur plus fort rempart, le detruire si l'on ne pouvait le garder, et par la s'ouvrir un chemin sur pour transporter les armees chretiennes en Palestine. Les autres remontraient qu'il n'etait pas si facile d'exterminer une nation si nombreuse; que les combats qu'il faudrait livrer, le siege, la disette, les maladies emporteraient sans doute beaucoup de monde; qu'avant qu'on fut maitre de la place, on se trouverait au plus fort de l'hiver, temps ou la mer, devenue orageuse, empecherait ou retarderait du moins l'arrivee des convois; enfin, que l'objet principal de cette croisade etant de secourir les chretiens de Syrie, on ne devait pas negliger l'occasion de se procurer, par une bonne paix, l'avantage qu'on etait venu chercher jusque sur les cotes d'Afrique. Le roi de Sicile appuyait fortement cet avis, qui etait aussi celui des plus grands seigneurs de l'armee. Il prevalut; la treve fut conclue pour dix ans. Les conditions etaient "que le port de Tunis serait franc a l'avenir, et que les marchands ne seraient plus obliges a ces impots immenses, dont ils avaient ete surcharges par le passe. (On prenait la dixieme partie des marchandises qu'ils apportaient.) Que tous les chretiens qu'on avait arretes a l'approche de l'armee francaise, seraient remis en liberte; qu'ils auraient le libre exercice de leur religion; qu'ils pourraient faire batir des eglises; qu'on ne mettrait aucun obstacle a la conversion des mahometans; que le roi de Tunis jurerait de payer tous les ans le tribut ordinaire au roi de Sicile; qu'il rembourserait au monarque et aux barons francais les depenses qu'ils avaient faites depuis le commencement de la guerre (ce qui montait a deux cent mille onces d'or), dont la moitie serait payee comptant, et l'autre dans deux ans." On ne pouvait rien esperer de plus favorable dans les circonstances ou l'on se trouvait. La multitude en murmura; elle s'etait flattee de s'enrichir par le pillage de Tunis: elle accusa hautement le prince sicilien d'avoir sacrifie l'honneur de la religion a son interet particulier. Charles meprisa ces clameurs. On recut, le 1er novembre, les sermens du roi mahometan. Aussitot toutes les hostilites cesserent. Les Francais allerent a la ville; les Sarrasins vinrent au camp, ou l'on vit bientot regner l'abondance; et les maladies diminuerent. Le prince Edouard d'Angleterre arriva sur ces entrefaites, avec la princesse sa femme, Richard son frere, Henri d'Allemagne, son cousin, et un grand nombre de seigneurs. On pretend qu'il desapprouva hautement la convention qu'on venait de faire, et que, pour en temoigner son mecontentement, il s'enferma dans sa tente, sans vouloir participer aux deliberations, ni au partage que l'on fit de l'argent des infideles, sur lequel on fit une liberalite aux soldats. C'est peut-etre ce qui a donne lieu a la maniere emportee dont les historiens anglais parlent de ce traite. Le roi de Tunis en ayant fidelement execute les conditions, les croises se disposerent a se rembarquer. Lorsque tout fut pret, le roi de Sicile, le connetable, Pierre le chambellan, et quelques autres seigneurs, se rendirent sur le rivage pour empecher la confusion a l'embarquement, veiller a ce que chacun trouvat place, et que personne ne fut insulte par les infideles. Deux jours entiers furent employes a cette occupation. La flotte fut partagee en deux parties. La premiere, ou etaient le roi et la reine de France, le roi de Navarre et son epouse, et le roi de Sicile, mit a la voile le jeudi dans l'octave de saint Martin, et les pilotes eurent ordre de faire route vers le royaume de Sicile. Le vent fut si favorable, qu'apres deux jours de navigation, cette partie de la flotte entra dans le port de Trapani. L'autre partie, obligee de demeurer a la rade, faute d'avoir pris, avant son depart, toutes les provisions necessaires, n'arriva en Sicile qu'apres avoir essuye une horrible tempete, qui fit perir plusieurs batimens et beaucoup de monde. Le prince Edouard d'Angleterre laissa partir les croises avec assez d'indifference; et, persistant dans son premier dessein d'aller en Palestine, il se rendit a Saint-Jean-d'Acre, suivi de ses Anglais, du comte de Bretagne son beau-frere, et de quelques seigneurs francais. Le succes ne repondit point a son attente; il ne fit que de tres-mediocres exploits. Rien n'arretait Philippe, roi de France, a Trapani, que sa tendresse pour Thibaut V, roi de Navarre, son beau-frere, qui s'etait embarque avec une fievre violente, dont il mourut quinze jours apres son arrivee en Sicile. Ce prince, aussi bien fait d'esprit que de corps, avait gagne par ses grandes qualites le coeur de tous les croises. Le roi, son beau-pere, l'avait toujours tendrement cheri, et, ce qui acheve son eloge, il l'avait plutot regarde comme son fils que comme son gendre: il fut generalement regrette. La reine Isabelle, sa femme, fille de saint Louis, qui l'aimait autant qu'elle en etait aimee, ne lui survecut pas long-temps. Elle avait fait voeu de passer le reste de ses jours dans la viduite; quatre mois apres, elle mourut aux iles d'Hieres, dans les larmes et la priere. Trapani n'etant plus pour Philippe qu'un sejour de deuil, il se rendit a Palerme, ou le roi de Sicile lui fit une reception magnifique: de la il prit le chemin de Messine, et passa par la Calabre, ou il eut une nouvelle affliction plus sensible que toutes les autres. La reine, sa femme, qui etait enceinte, tomba de cheval en passant a gue le Savuto, riviere qui coule un peu au-dessus de Martorano. La douleur de la chute, la fatigue du voyage, peut-etre aussi la frayeur, plus dangereuse encore dans les circonstances ou elle se trouvait, lui firent faire une fausse couche, dont elle mourut a Cozenza, laissant par le souvenir de ses vertus une tristesse incroyable dans tous les coeurs. Celle du roi, son epoux, fut si vive, qu'on craignit pour sa vie. Il continua cependant sa route, faisant conduire avec lui les corps du roi son pere, d'Isabelle d'Aragon, son epouse, du comte de Nevers, son beau-frere. Il se rendit a Rome, ou il sejourna quelques jours, pour satisfaire sa devotion envers les saints apotres. De Rome il passa a Viterbe, ou les cardinaux etaient assembles depuis deux ans pour l'election d'un pape. Philippe les exhorta vivement a mettre fin au scandale qui faisait gemir toute l'Eglise. Ensuite, presse par les instantes prieres des regens de son royaume, il traversa toute l'Italie pour se rendre en France; et ayant franchi le Mont-Cenis avec beaucoup de fatigues, il se rendit a Lyon, ensuite a Macon, a Chalons-sur-Saone, a Cluny, a Troyes, et enfin a Paris, ou il arriva le vingt et unieme jour de mai de l'annee 1271. Tous les peuples, tant en Italie qu'en France, s'empressaient pour honorer les reliques du feu roi, que la voix publique avait deja canonise. Le clerge et les religieux le recevaient en procession; les malades se croyaient gueris, s'ils pouvaient toucher le cercueil ou ses os etaient renfermes; la plupart en recevaient du soulagement. Le roi fut recu a Paris avec les plus grandes demonstrations de joie de la part des habitans; mais la desolation de sa famille ne lui permettait pas de gouter un plaisir bien pur. Il avait toujours le coeur perce de douleur par la mort de tant de personnes qui lui etaient infiniment cheres; car, outre celles dont je viens de parler, il apprit, en arrivant a Paris, le deces d'Alphonse son oncle, comte de Poitiers, et de la comtesse sa femme, qu'il avait laisses malades, en Italie. Un des premiers soins de Philippe fut de faire rendre les derniers devoirs a tant d'illustres personnes. Il leur fit faire de magnifiques obseques. De l'eglise de Notre Dame, ou leurs corps avaient d'abord ete mis en depot, on les transporta en procession a Saint-Denis. Philippe, marchant a pied, aida a porter le cercueil du roi son pere, depuis Paris jusqu'a cette abbaye. On y conduisit en meme temps les corps de la reine Isabelle et du comte de Nevers, et celui de Pierre de Nemours, chambellan, chevalier d'un merite distingue, que saint Louis avait toujours tendrement aime, et a qui, par cette raison, on fit l'honneur de l'inhumer aux pieds de son maitre. Philippe fit elever sur le chemin de Saint-Denis sept pyramides de pierre, aux endroits ou il s'etait arrete pour se reposer en portant le corps du roi son pere; et c'est une tradition que les statues des trois rois, qu'on avait placees sous la croix qui terminait ces pyramides, etaient celle de ce prince, celle de saint Louis son pere, et celle de Louis VIII, son aieul. On fut fort etonne, en arrivant a l'abbaye, de trouver les portes de l'eglise fermees: etonnement qui redoubla, quand on en sut le motif. C'etait l'effet de l'opiniatrete de l'abbe Matthieu de Vendome, l'un des regens de l'etat pendant l'absence du monarque. Fier du credit que lui donnaient ses services et sa naissance, il ne voulait point que l'archeveque de Sens et l'eveque de Paris entrassent revetus de leurs habits pontificaux, dans un temple que Rome, au mepris des anciens canons, avait soustrait a la juridiction de l'ordinaire. Il fallut que les deux prelats allassent quitter les marques de leur dignite au-dela des limites de l'abbaye. Pendant ce temps, il fallut que Philippe et tous les barons de France attendissent patiemment a la porte, _qu'on pouvoit_, dit un judicieux ecrivain[1], _qu'on devoit peut-etre meme enfoncer. Ce sont la des choses,_ ajoute le pere Daniel, _qui se souffrent en de certaines conjonctures, et dont on est surpris, je dirois scandalise en d'autres temps._ Lorsque l'abbe vit ses privileges assures, il ordonna d'ouvrir l'eglise. On fit la ceremonie des obseques avec une piete d'autant plus grande, qu'elle etait inspiree par la presence des reliques d'un si grand saint, et d'un roi si digne de la veneration de ses peuples. [Note 1: La Chaise, t. 2, p. 80.] FIN. TABLE DES MATIERES. _Caractere de la regente. Education de Louis. Les factieux attaquent le comte de Champagne. Mariage du roi. Politique de nos rois sur les mariages des grands. Majorite de saint Louis. Mariages des princes Robert et Alfonse, freres du roi. Demeles de l'empereur Frederic avec les papes. Le comte de la Marche se revolte contre le comte de Poitiers. Le roi d'Angleterre declare la guerre au roi de France. Bataille de Taillebourg, ou le roi est victorieux. Il juge un grand differend entre les comtes de Flandre et de Hainaut. Le roi part pour la Terre-Sainte. Prise de la ville de Damiette. Traite du roi pour sa liberte avec Almoadan, soudan d'Egypte. Almoadan est assassine par les Mamelucks. Le sultan est assassine par les Mamelucks. Le roi est mis en liberte, et Damiette est rendue. Le roi arrive en Palestine. Desolation de la France et de l'Europe a la nouvelle de la prison du roi. Mouvement des pastoureaux. Occupation du roi dans la Palestine. Louis demande l'avis des seigneurs sur son retour en France. Le roi se determine a rester en Syrie. Il donne ses ordres pour lever des troupes. Ambassade du soudan du Damas au roi. Ambassade du prince des assassins a S. Louis. Entreprise sur Belinas ou Cesaree de Philippe. Conduite de la reine Blanche pendant l'absence du roi. Mort de la reine Blanche. Saint Louis apprend la mort de la reine, sa mere. Sa resignation aux ordres de la Providence. Il se prepare a son retour en France. Son depart de Saint-Jean-d'Acre. Il arrive aux iles d'Hieres. Retour du roi en France. Le roi fait la visite de son royaume. Mariage du roi de Navarre avec Isabelle de France. Le roi permet au roi d'Angleterre de venir a Paris, et lui fait une fete magnifique. Les troubles continuent en Italie et en Allemagne. Jugement d'Enguerrand de Coucy. Louis forme une bibliotheque dans son palais. Mariage de Louis, fils aine du roi Pieuses fondations de Louis. Traite de Louis avec le roi d'Aragon. Traite de paix avec le roi d'Angleterre. Traite de Louis avec le roi d'Angleterre. Mort de Louis, fils aine du roi. Mariage de Philippe, fils aine du roi. Louis est choisi pour arbitre entre le roi et les barons d'Angleterre. Mariage de Jean, fils du roi. Le roi contribue a l'augmentation de la Sorbonne. Etat des affaires de la Palestine. Pragmatique-Sanction. Le roi chasse les usuriers de son royaume. Le roi s'embarque pour la Palestine._ FIN DE LA TABLE. End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de St. Louis, Roi de France by Richard de Bury *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ST. LOUIS, ROI DE FRANCE *** ***** This file should be named 12437.txt or 12437.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/4/3/12437/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. 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