The Project Gutenberg EBook of Mattea, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Mattea Author: George Sand Release Date: July 9, 2004 [EBook #12865] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MATTEA *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr MATTEA. George Sand I. Le temps devenait de plus en plus menacant, et l'eau, teinte d'une couleur de mauvais augure que les matelots connaissent bien, commencait a battre violemment les quais et a entre-choquer les gondoles amarrees aux degres de marbre blanc de la Piazetta. Le couchant, barbouille de nuages, envoyait quelques lueurs d'un rouge vineux a la facade du palais ducal, dont les decoupures legeres et les niches aigues se dessinaient en aiguilles blanches sur un ciel couleur de plomb. Les mats des navires a l'ancre projetaient sur les dalles de la rive des ombres greles et gigantesques, qu'effacait une a une le passage des nuees sur la face du soleil. Les pigeons de la republique s'envolaient epouvantes, et se mettaient a l'abri sous le dais de marbre des vieilles statues, sur l'epaule des saints et sur les genoux des madones. Le vent s'eleva, fit claquer les banderoles du port, et vint s'attaquer aux boucles roides et regulieres de la perruque de ser Zacomo Spada, comme si c'eut ete la criniere metallique du lion de Saint-Marc ou les ecailles de bronze du crocodile de Saint-Theodore. Ser Zacomo Spada, le marchand de soieries, insensible a ce tapage inconvenant, se promenait le long de la colonnade avec un air de preoccupation majestueuse. De temps en temps il ouvrait sa large tabatiere d'ecaille blonde doublee d'or, et y plongeait ses doigts, qu'il flairait ensuite avec recueillement, bien que le malicieux sirocco eut depuis longtemps mele les tourbillons de son tabac d'Espagne a ceux de la poudre enlevee a son chef venerable. Enfin, quelques larges gouttes de pluie se faisant sentir a travers ses bas de soie, et un coup de vent ayant fait voler son chapeau et rabattu sur son visage la partie posterieure de son manteau, il commenca a s'apercevoir de l'approche d'une de ces bourrasques qui arrivent a l'improviste sur Venise au milieu des plus sereines journees d'ete, et qui font en moins de cinq minutes un si terrible degat de vitres, de cheminees, de chapeaux et de perruques. Ser Zacomo Spada, s'etant debarrasse non sans peine des plis du camelot noir que le vent plaquait sur son visage, se mit a courir apres son chapeau aussi vite que purent lui permettre sa gravite sexagenaire et les nombreux embarras qu'il rencontrait sur son chemin: ici un brave bourgeois qui, ayant eut la malheureuse idee d'ouvrir son parapluie et s'apercevant bien vite que rien n'etait moins a propos, faisait de furieux efforts pour le refermer et s'en allait avec lui a reculons vers le canal; la une vertueuse matrone occupee a contenir l'insolence de l'orage engouffre dans ses jupes; plus loin un groupe de bateliers empresses de delier leurs barques et d'aller les mettre a l'abri sous le pont le plus voisin; ailleurs un marchand de gateaux de mais courant apres sa vile marchandise ni plus ni moins que ser Zacomo apres son excellent couvre-chef. Apres bien des peines, le digne marchand de soieries parvint a l'angle de la colonnade du palais ducal, ou le fugitif s'etait refugie; mais au moment ou il pliait un genou et allongeait un bras pour s'en emparer, le maudit chapeau repartit sur l'aile vagabonde du sirocco, et prit son vol le long de la rive des Esclavons, cotoyant le canal avec beaucoup de grace et d'adresse. Le marchand de soieries fit un gros soupir, croisa un instant les bras sur sa poitrine d'un air consterne, puis s'appreta courageusement a poursuivre sa course, tenant d'une main sa perruque pour l'empecher de suivre le mauvais exemple, de l'autre serrant les plis de son manteau, qui s'entortillait obstinement autour de ses jambes. Il parvint ainsi au pied du pont de la Paille, et il mettait de nouveau la main sur son tricorne, lorsque l'ingrat, faisant une nouvelle gambade, traversa le petit canal des Prisons sans le secours d'aucun pont ni d'aucun bateau, et s'abattit comme une mouette sur l'autre rive. "Au diable le chapeau! s'ecria ser Zacomo decourage; avant que je n'aie traverse un pont, il aura franchi tous les canaux de la ville. En profite qui voudra! ..." Un tempete de rires et de huees repondit en glapissant a l'exclamation de ser Zacomo. Il jeta autour de lui un regard courrouce, et se vit au milieu d'une troupe de polissons qui, sous leurs guenilles et avec leurs mines sales et effrontees, imitaient son attitude tragique et le froncement olympien de son sourcil. "Canaille! s'ecria le brave homme en riant a demi de leurs singeries et de sa propre mesaventure, prenez garde que je ne saisisse l'un de vous par les oreilles et que je ne le lance avec mon chapeau au milieu des lagunes!" En proferant cette menace, ser Zacomo voulut faire le moulinet avec sa canne; mais comme il levait le bras avec une noble fureur, ses jambes perdirent l'equilibre; il etait pres de la rive, et il abandonna le pave pour aller tomber ... II. Heureusement la gondole de la princesse Veneranda se trouvait la, arretee par un embarras de barques chioggiotes, et faisait de vains efforts de rames pour les depasser. Ser Zacomo, se voyant lance, ne songea plus qu'a tomber le plus decemment possible, tout en se recommandant a la Providence, laquelle, prenant sa dignite de pere de famille et de marchand de soieries en consideration, daigna lui permettre d'aller s'abattre aux pieds de la princesse Veneranda, et de ne point chiffonner trop malhonnetement le panier de cette illustre personne. Neanmoins la princesse, qui etait fort nerveuse, jeta un grand cri d'effroi, et les polissons presses sur la rive applaudirent et trepignerent de joie. Il resterent la tant que leurs huees et leurs rires purent atteindre le malheureux Zacomo, que la gondole emportait trop lentement a travers la melee d'embarcations qui encombraient le canal. La princesse grecque Veneranda Gica etait une personne sur l'age de laquelle les commentateurs flottaient irresolus, du chiffre quarante au chiffre soixante. Elle avait la taille fort droite, bien prise dans un corps baleine, d'une rigidite majestueuse. Pour se dedommager de cette contrainte ou, par amour de la tenuite, elle condamnait une partie de ses charmes; et pour paraitre encore jeune et folatre, elle remuait a tout propos les bras et la tete, de sorte qu'on ne pouvait etre assis pres d'elle sans recevoir au visage a chaque instant son eventail ou ses plumes. Elle etait d'ailleurs bonne, obligeante, genereuse jusqu'a la prodigalite, romanesque, superstitieuse, credule et faible. Sa bourse avait ete exploitee par plus d'un charlatan, et son cortege avait ete grossi de plus d'un chevalier d'industrie. Mais sa vertu etait sortie pure de ces dangers, grace a une froideur excessive d'organisation que les puerilites de la coquetterie avaient fait passer a l'etat de maladie chronique. Ser Zacomo Spada etait sans contredit le plus riche et le plus estimable marchand de soieries qu'il y eut dans Venise. C'etait un de ces veritables amphibies qui preferent leur ile de pierre au reste du monde, qu'ils n'ont jamais vu, et qui croiraient manquer a l'amour et au respect qu'ils lui doivent s'ils cherchaient a acquerir la moindre connaissance de ce qui existe au deja. Celui-ci se vantait de n'avoir jamais mis le pied en terre ferme, et de ne s'etre jamais assis dans un carrosse. Il possedait tous les secrets de son commerce, et savait au juste quel ilot de l'Archipel ou quel canton de la Calabre elevait les plus beaux muriers et filait les meilleures soies. Mais la se bornaient absolument ses notions sur l'histoire naturelle terrestre. Il ne connaissait de quadrupedes que les chiens et les chats, et n'avait vu de boeuf que coupe par morceaux dans le bateau du boucher. Il avait des chevaux une idee fort incertaine, pour en avoir vu deux fois dans, sa vie a de 'certaines solennites ou, pour divertir et surprendre le peuple, le senat avait permis a des troupes de bateleurs d'en amener quelques-uns sur le quai des Esclavons. Mais ils etaient si bizarrement et si pompeusement enharnaches, que ser Zacomo et beaucoup d'autres avaient pu penser que leurs crins, etaient naturellement tresses et meles de fils d'or et d'argent. Quant aux touffes de plumes rouges et blanches dont on les avait couronnes, il etait hors de doute qu'elles appartenaient a leurs tetes, et ser Zacomo, en faisant a sa famille la description du cheval, declarait que cet ornement naturel etait ce qu'il y avait de plus beau dans l'animal extraordinaire apporte de la terre ferme. Il le rangeait d'ailleurs clans l'espece du boeuf, et encore aujourd'hui beaucoup de Venitiens ne connaissent pas le cheval sous une autre denomination que celle de boeuf sans cornes, _bue senxa corni_. Ser Zacomo etait mefiant a l'exces quand il s'agissait de risquer un sequin dans une affaire, credule comme un enfant et capable de se ruiner quand on savait s'emparer de son imagination, que l'oisivete avait rendue fort impressionnable; laborieux et actif, mais indifferent a toutes les jouissances que pouvaient lui procurer ses benefices; amoureux de l'or monnaye, et _dilettante di musica_, bien qu'il eut la voix fausse et battit toujours la mesure a contre-temps; doux, souple, et assez adroit pour regner au moins sur son argent sans trop irriter une femme acariatre; pareil d'ailleurs a tous ces vrais types de sa patrie, qui participent au moins autant de la nature du polype que de celle de l'homme. Il y avait bien une trentaine d'annees que M. Spada fournissait des etoffes et des rubans a la toilette effrenee de la princesse Gica; mais il se gardait bien de savoir le compte des ans ecoules lorsqu'il avait l'honneur de causer avec elle, ce qui lui arrivait assez souvent, d'abord parce que la princesse se livrait volontiers avec lui au plaisir de babiller, le plus doux qu'une femme grecque connaisse; ensuite parce que Venise a eu en tout temps les moeurs faciles et familieres qui n'appartiennent guere en France qu'aux petites villes, et que notre grand monde, plus collet-monte, appellerait du commerage de mauvais ton. Apres s'etre fait expliquer l'accident qui avait lance M. Zacomo a ses pieds, la princesse Veneranda le fit donc asseoir sans facon aupres d'elle, et le forca, malgre ses humbles excuses, d'accepter un abri sous le drap noir de sa gondole contre la pluie et le vent, qui faisaient rage, et qui autorisaient suffisamment un tete-a-tete entre un vieux marchand sexagenaire et une jeune princesse qui n'avait pas plus de cinquante-cinq ans. "Vous viendrez avec moi jusqu'a mon palais, lui avait-elle dit, et mes gondoliers vous conduiront jusqu'a: votre boutique." Et, chemin faisant, elle l'accablait de questions sur sa sante, sur ses affaires, sur sa femme, sur sa fille; questions pleines d'interet, de bonte, mais surtout de curiosite; car on sait que les dames de Venise, passant leurs jours dans l'oisivete, n'auraient absolument rien a dire le soir a leurs amants ou a leurs amis si elles ne s'etaient fait le matin un petit recueil d'anecdotes plus ou moins pueriles. Ser Spada, d'abord tres-honore de ces questions, y repondit moins nettement, et se troubla lorsque la princesse entama le chapitre du prochain mariage de sa fille. "Mattea, lui disait-elle pour l'encourager a repondre, est la plus belle personne du monde; vous devez etre bien heureux et bien fier d'avoir une si charmante enfant. Toute la ville en parle, et il n'est bruit que de son air noble et de ses manieres distinguees. Voyons, Spada, pourquoi ne me parlez-vous pas d'elle comme a l'ordinaire? Il me semble que vous avez quelque chagrin, et je gagerais que c'est a propos de Mattea; car, chaque fois que je prononce son nom, vous froncez le sourcil comme un homme qui souffre. Voyons, voyons; contez-moi cela. Je suis l'amie de votre petite famille; j'aime Mattea de tout mon coeur, c'est ma filleule; j'en suis fiere. Je serais bien fachee qu'elle fut pour vous un sujet de contrariete, et vous savez que j'ai droit de la morigener. Aurait-elle une amourette? refuserait-elle d'epouser son cousin Checo?" M. Spada, dont toutes ces interrogations augmentaient terriblement la souffrance, essaya respectueusement de les eluder; mais Veneranda, ayant flaire la l'odeur d'un secret, s'acharnait a sa proie, et le bonhomme, quoique assez honteux de ce qu'il avait a dire, ayant une juste confiance en la bonte de la princesse, et d'ailleurs aimant a parler comme un Venitien, c'est-a-dire presque autant qu'une Grecque, se resolut a confesser le sujet de sa preoccupation. "Helas! brillante Excellence (chiarissima); dit-il en prenant une prise de tabac imaginaire dans sa tabatiere vide, c'est en effet ma fille qui cause le chagrin que je ne puis dissimuler. Votre seigneurie sait bien que Mattea est en age de songer a autre chose qu'a des poupees. --Sans doute, sans doute, elle a tantot cinq pieds de haut, repondit la princesse, la plus, belle taille qu'une femme puisse avoir; c'est precisement ma taille. Cependant elle n'a pas plus de quatorze ans; c'est ce qui la rend un peu excusable; car, apres tout, c'est encore un enfant incapable d'un raisonnement serieux: D'ailleurs le precoce developpement de sa beaute doit necessairement lui donner quelque impatience d'etre mariee. --Helas! reprit ser Zacomo, votre seigneurie sait combien ma fille est admiree, non-seulement par tous ceux qui la connaissent, mais encore par tous ceux qui passent devant notre boutique. Elle sait que les plus elegants et les plus riches seigneurs s'arretent des heures entieres devant notre porte, feignant de causer entre eux ou d'attendre quelqu'un, pour jeter de frequents regards sur le comptoir ou elle est assise aupres de sa mere. Plusieurs viennent marchander mes etoffes pour avoir le plaisir de lui adresser quelques mots, et ceux qui ne sont point malappris achetent toujours quelque chose, ne fut-ce qu'une paire de bas de soie; c'est toujours cela. Dame Loredana, mon epouse, qui certes est une femme alerte et vigilante, avait eleve cette pauvre enfant dans de si bons principes que jamais jusqu'ici on n'avait vu une fille si reservee, si discrete et si honnete; toute la ville en temoignerait. --Certes, reprit la princesse, il est impossible d'avoir un maintien plus convenable que le sien, et j'entendais dire l'autre jour dans une soiree que la Mattea etait une des plus belles personnes de Venise, et que sa beaute etait rehaussee par un certain air de noblesse et de fierte qui la distinguait de toutes ses egales et la faisait paraitre comme une princesse au milieu d'un troupeau de soubrettes. --Cela est vrai, par le Christ, vrai! repeta ser Zacomo d'un ton melancolique. C'est une fille qui n'a jamais perdu son temps a s'attifer de colifichets, chose qui ne convient qu'aux dames de qualite; toujours propre et bien peignee des le matin, et si tranquille, si raisonnable, qu'il n'y a pas un cheveu de derange a son chignon dans toute une journee; econome, laborieuse, et douce comme une colombe, ne repondant jamais pour se dispenser d'obeir, silencieuse que c'est un miracle, etant fille de ma femme! enfin un diamant, un vrai tresor. Ce n'est pas la coquetterie qui l'a perdue; car elle ne faisait nulle attention a ses admirateurs, pas plus aux honnetes gens qui venaient acheter dans ma boutique qu'aux godelureaux qui en encombraient le seuil pour la regarder. Ce n'est pas non plus l'impatience d'etre mariee; car elle sait qu'elle a a Mantoue un mari tout pret, qui n'attend qu'un mot pour venir lui faire sa cour. Eh bien! malgre tout cela, voila que du jour au lendemain, et sans avertir personne, elle s'est monte la tete pour quelqu'un que je n'ose pas seulement nommer. --Pour qui? grand Dieu! s'ecria Veneranda; est-ce le respect ou l'horreur qui glace ce nom sur vos levres? est-ce de votre vilain bossu garcon de boutique; est-ce du doge que votre fille est eprise? --C'est pis que tout ce que Votre Excellence peut imaginer, repondit ser Zacomo en s'essuyant le front: c'est d'un mecreant, c'est d'un idolatre, c'est du Turc Abul! --Qu'est-ce que cet Abul? demanda la princesse. --C'est, repondit Zacomo, un riche fabricant de ces belles etoffes de soie de Perse, brochees d'or et d'argent, que l'on faconne a l'ile de Scio, et que Votre Excellence aime a trouver dans mon magasin. --Un Turc! s'ecria Veneranda; sainte madone! c'est en effet bien deplorable, et je n'y concois rien. Amoureuse d'un Turc, o Spada! cela ne peut pas etre; il y a la-dessous quelque mystere. Quant a moi, j'ai ete, dans mon pays, poursuivie par l'amour des plus beaux et des plus riches d'entre eux, et je n'ai jamais eu que de l'horreur pour, ces gens-la. Oh! c'est que je me suis recommandee a Dieu des l'age ou ma beaute m'a mise en danger, et qu'il m'a toujours preservee; Mais sachez que tous les musulmans sont voues au diable, et qu'ils possedent tous des amulettes ou des philtres au moyen desquels beaucoup de chretiennes renient le vrai Dieu pour se jeter dans leurs bras. Soyez sur de ce que je vous dis. --N'est-ce pas une chose inouie, un de ces malheurs qui ne peuvent arriver qu'a moi? dit M. Spada. Une fille si belle et si honnete! --Sans doute, sans doute, reprit la princesse; il y a de quoi s'etonner et s'affliger. Mais, je vous le demande, comment a pu s'operer un pareil sortilege? --Voila ce qu'il m'est impossible de savoir. Seulement, s'il y a un charme jete sur ma fille, je crois pouvoir en accuser un infame serpent, appele Timothee, Grec esclavon, qui est au service de ce Turc, et qui vient souvent avec lui dans ma maison pour servir d'interprete entre lui et moi; car ces mahometans ont une tete de fer, et depuis cinq ans qu'Abul vient a Venise, il ne parle pas plus chretien que le premier jour. Ce n'est donc pas par les oreilles qu'il a seduit ma fille; car il s'assied dans un coin et ne dit mot non plus qu'une pierre. Ce n'est pas par les yeux; car il ne fait pas plus attention a elle que s'il ne l'eut pas encore apercue. Il faut donc en effet, comme Votre Excellence le remarque et comme je l'avais deja pense, qu'il y ait une cause surnaturelle a cet amour-la; car de tous les hommes dont Mattea est entouree, ce damne est le dernier auquel une fille sage et prudente comme elle aurait du songer. On dit que c'est un bel homme; quant a moi, il me semble fort laid avec ses grands yeux de chouette et sa longue barbe noire. --Mon cher monsieur, interrompit la princesse, il y a du sortilege la-dedans. Avez-vous surpris quelque intelligence entre votre fille et ce Grec Timothee? --Certainement. Il est si bavard qu'il parle meme avec _Tisbe_, la chienne de ma femme, et il adresse, tres-souvent la parole a ma fille pour lui dire des riens, des aneries qui la feraient bailler dites par un autre, mais qu'elle accueille fort bien de la part de Timothee; c'est au point que nous avons cru d'abord qu'elle etait amoureuse du Grec, et comme c'est un homme de rien, nous en etions faches. Helas! ce qui lui arrive est bien pis! --Et comment savez-vous que c'est du Turc et non pas du Grec que votre fille est amoureuse? --Parce qu'elle nous l'a dit elle-meme ce matin. Ma femme la voyant maigrir, devenir triste, indolente et distraite, avait pense que c'etait le desir d'etre mariee qui la tourmentait ainsi, et nous avions decide que nous ferions venir son pretendu sans lui rien dire. Ce matin elle vint m'embrasser d'un air si chagrin et avec un visage si pale que je crus lui faire plaisir en lui annoncant la prochaine arrivee de Checo. Mais, au lieu de se rejouir, elle hocha la tete d'une maniere qui facha ma femme, laquelle, il faut l'avouer, est un peu emportee, et traite quelquefois sa fille trop severement. "Qu'est-ce a dire? lui demanda-t-elle; est-ce ainsi que l'on repond a son papa?--Je n'ai rien repondu, dit la petite.--Vous avez fait pis, dit la mere, vous avez temoigne du dedain pour la volonte de vos parents.--Quelle volonte? demanda Mattea.--La volonte que vous receviez bien Checo, repondit ma femme; car vous savez qu'il doit etre votre mari; et je n'entends pas que vous le tourmentiez de mille caprices, comme font les petites personnes d'aujourd'hui, qui meurent d'envie de se marier, et qui, pour jouer les precieuses, font perdre la tete a un pauvre fiance par des fantaisies et des simagrees de toute sorte; Depuis quelque temps vous etes devenue fort bizarre et fort insupportable, je vous en avertis," etc., etc. Votre Excellence peut imaginer tout ce que dit ma femme, elle a une si brave langue dans la bouche! Cela finit par impatienter la petite, qui lui dit d'un air tres-hautain: "Apprenez que Checo ne sera jamais mon mari, parce que je le deteste, et parce que j'ai dispose de mon coeur." Alors Loredana se mit dans une grande colere et lui fit mille menaces. Mais je la calmai en disant qu'il fallait savoir en faveur de qui notre fille avait, comme elle le disait, dispose de son coeur; et je la pressai de nous le dire. J'employai la douceur pour la faire parler, mais ce fut inutile. "C'est mon secret, disait-elle; je sais que je ne puis jamais epouser celui que j'aime, et j'y suis resignee; mais je l'aimerai en silence, et je n'appartiendrai jamais a un autre. "La-dessus, ma femme s'emporta de plus en plus, lui reprocha de s'etre enamouree de ce petit aventurier de Timothee, le laquais d'un Turc, et elle lui dit tant de sottises que la colere fit plus que l'amitie, et que la malheureuse enfant s'ecria en se levant et en parlant d'une voix ferme: "Toutes vos menaces sont inutiles; j'aimerai celui que mon coeur a choisi, et puisque vous voulez savoir son nom, sachez-le: c'est Abul." La-dessus elle cacha son visage enflamme dans ses deux mains, et fondit en larmes. Ma femme s'elanca vers elle et lui donna un soufflet. --Elle eut tort! s'ecria la princesse. --Sans doute, Excellence, elle eut tort. Aussi, quand je fus revenu de l'espece de stupeur ou cette declaration m'avait jete, j'allai prendre ma fille par la main, et, pour la soustraire au ressentiment de sa mere, je courus l'enfermer dans sa chambre, et je revins essayer de calmer la Loredana. Ce ne fut pas facile; enfin, a force de la raisonner, j'obtins qu'elle laisserait l'enfant se depiter et rougir de honte toute seule pendant quelques heures. Je me chargeai ensuite d'aller la reprimander, et de l'amener demander pardon a sa mere a l'heure du souper. Pour lui donner le temps de faire ses reflexions, je suis sorti, emportant la clef de sa chambre dans ma poche, et songeant moi-meme a ce que je pourrais lui dire de terrible et de convenable pour la frapper d'epouvante et la ramener a la raison. Malheureusement l'orage m'a surpris au milieu de ma meditation, et voici que je suis force de retourner au logis sans avoir trouve le premier mot de mon discours paternel. J'ai bien encore trois heures avant le souper, mais Dieu sait si les questions, les exclamations et les lamentations de la Loredana me laisseront un quart d'heure de loisir pour me preparer a la conference. Ah! qu'on est malheureux, Excellence, d'etre pere de famille et d'avoir affaire a des Turcs! --Rassurez-vous, mon digne monsieur, repondit la princesse d'un air grave. Le mal n'est peut-etre pas aussi grand que vous l'imaginez. Peut-etre quelques exhortations douces de votre part suffiront-elles pour chasser l'influence du demon. Je m'occuperai, quant a moi, de reciter des prieres et de faire dire des messes. Et puis je parlerai; soyez sur que j'ai de l'influence sur la Mattea. S'il le faut, je l'emmenerai a la campagne. Venez me voir demain, et amenez-la avec vous. Cependant veillez bien a ce qu'elle ne porte aucun bijou ni aucune etoffe que ce Turc ait touchee. Veillez aussi a ce qu'il ne fasse pas devant elle des signes cabalistiques avec les doigts. Demandez-lui si elle n'a pas recu de lui quelque don; et si cela est arrive, exigez qu'elle vous le remette, et jetez-le au feu. A votre place, je ferais exorciser la chambre. On ne sait pas quel demon peut s'en etre empare. Allez, cher Spada, depechez-vous, et surtout tenez-moi au courant de cette affaire. Je m'y interesse beaucoup." En parlant ainsi, la princesse, qui etait arrivee a son palais, fit un salut gracieux a son protege, et s'elanca, soutenue de ses deux gondoliers, sur les marches du peristyle. Ser Zacomo, assez frappe de la profondeur de ses idees et un peu soulage de son chagrin, remercia les gondoliers, car le temps etait deja redevenu serein, et reprit a pied, par les rues etroites et anguleuses de l'interieur, le chemin de sa boutique, situee sous les vieilles Procuraties. III. Enfermee dans sa chambre, seule et pensive, la belle Mattea se promenait en silence, les bras croises sur sa poitrine, dans une attitude de mutine resolution, et la paupiere humide d'une larme que la fierte ne voulait point laisser tomber. Elle n'etait pourtant vue de personne; mais sans doute elle sentait, comme il arrive souvent aux enfants et aux femmes, que son courage tenait a un fil, et que la premiere larme qui s'ouvrirait un passage a travers ses longs cils noirs entrainerait un deluge difficile a reprimer. Elle se contenait donc et se donnait en passant et en repassant devant sa glace des airs degages, affectant une demarche altiere et s'eventant d'un large eventail de la Chine a la mode de ce temps-la. Mattea, ainsi qu'on a pu le voir par la conversation de son pere avec la princesse, etait une fort belle creature, ages de quatorze ans seulement, mais deja tres-developpee et tres-convoitee par tous les galants de Venise. Ser Zacomo ne la vantait point au dela de ses merites en declarant que c'etait un veritable tresor, une fille sage, reservee, laborieuse, intelligente, etc., etc. Mattea possedait toutes ces qualites et d'autres encore que son pere etait incapable d'apprecier, mais qui, dans la situation ou le sort l'avait fait naitre, devaient etre pour elle une source de maux tres-grands. Elle etait douee d'une imagination vive, facile a exalter, d'un coeur fier et genereux et d'une grande force de caractere. Si ces facultes eussent ete bien dirigees dans leur essor, Mattea eut ete la plus heureuse enfant du monde et M. Spada le plus heureux des peres; mais madame Loredana, avec son caractere violent, son humeur acre et querelleuse, son opiniatrete qui allait jusqu'a la tyrannie, avait sinon gate, du moins irrite cette belle ame au point de la rendre orgueilleuse, obstinee, et meme un peu farouche. Il y avait bien en elle un certain reflet du caractere absolu de sa mere, mais adouci par la bonte et l'amour de la justice, qui est la base de toute belle organisation. Une intelligence elevee, qu'elle avait recue de Dieu seul, et la lecture furtive de quelques romans pendant les heures destinees au sommeil, la rendaient tres-superieure a ses parents, quoiqu'elle fut tres-ignorante et plus simple peut-etre qu'une fille elevee dans notre civilisation moderne ne l'est a l'age de huit ans. Elevee rudement quoique avec amour et sollicitude, reprimandee et meme frappee dans son enfance pour les plus legeres inadvertances, Mattea avait concu pour sa mere un sentiment de crainte qui souvent touchait a l'aversion. Altiere et devoree de rage en recevant ces corrections, elle s'etait habituee a les subir dans un sombre silence, refusant heroiquement de supplier son tyran, ou meme de paraitre sensible a ses outrages. La fureur de sa mere etait doublee par cette resistance, et quoique au fond elle aimat sa fille, elle l'avait si cruellement maltraitee parfois que ser Zacomo avait ete oblige de l'arracher de ses mains. C'etait le seul courage dont il fut capable, car il ne la redoutait pas moins que Mattea, et de plus la faiblesse de son caractere le placait sous la domination de cet esprit plus obstine et plus impetueux que le sien. En grandissant, Mattea avait appele la prudence au secours de son oppression, et par frayeur, par aversion peut-etre, elle s'etait habituee a une stricte obeissance et a une muette ponctualite dans sa lutte; mais la conviction qui enchaine les coeurs s'eloignait du sien chaque jour davantage. En elle-meme elle detestait son joug, et sa volonte secrete dementait a chaque instant, non pas ses paroles (elle ne parlait jamais, pas meme a son pere, dont la faiblesse lui causait une sorte d'indignation), mais ses actions et sa contenance. Ce qui la revoltait peut-etre le plus et a juste titre, c'etait que sa mere, au milieu de son despotisme, de ses violences et de ses injustices, se piquat d'une austere devotion, et la contraignit aux plus etroites pratiques du bigotisme. La piete, generalement si douce, si tolerante et si gaie chez la nation venitienne, etait dans le coeur de la Piemontaise Loredana un fanatisme insupportable que Mattea ne pouvait accepter. Aussi, tout en aimant la vertu, tout en adorant le Christ et en devorant a ses pieds chaque jour bien des larmes ameres, la pauvre enfant avait ose, chose inouie dans ce temps et dans ce pays, se separer interieurement du dogme a l'egard de plusieurs points arbitraires. Elle s'etait fait, sans beaucoup de reflexion et sans aucune controverse, une religion personnelle, pure, sincere, instinctive. Elle apprenait chaque jour cette religion de son choix, l'occasion amenant le precepte, l'absurdite des arrets * les revoltes du bon sens; et quand elle entendait sa mere damner impitoyablement tous les heretiques, quelque vertueux qu'ils fussent, elle allait assez loin dans l'opinion contraire pour absoudre meme les infideles et les regarder comme ses freres. Mais elle ne disait point ses pensees a cet egard; car, quoique son extreme docilite apparente eut du desarmer pour toujours la megere, celle-ci, a la moindre marque d'inattention ou de lenteur dans l'accomplissement de ses volontes, lui infligeait des chatiments reserves a l'enfance et dont l'ame outree de l'adolescente Mattea ressentait vivement les profondes atteintes. Si bien que cent fois elle avait forme le projet de s'enfuir de la maison paternelle, et ce projet eut deja ete execute si elle avait pu compter sur un lieu de refuge; mais dans son ignorance absolue du monde, sans en connaitre les vrais ecueils, elle craignait de ne pouvoir trouver nulle part asile et protection. Elle ne connaissait en fait de femmes que sa mere et quelques volumineuses matrones de meme acabit, plus ou moins exercees aux criailleries conjugales, mais toutes aussi bornees, aussi etroites dans leurs idees, aussi intolerantes dans ce qu'elles appelaient leurs principes moraux et religieux. Mattea croyait toutes les femmes semblables a celles-la, tous les hommes aussi incertains, aussi opprimes, aussi peu eclaires que son pere. Sa marraine, la princesse Gica, lui etait douce et facile; mais l'absurdite de son caractere n'offrait pas plus de garantie que celui d'un enfant. Elle ne savait ou placer son esperance, et songeait a se retirer dans quelque desert pour y vivre de racines et de pleurs.--Si le monde est ainsi, se disait-elle dans ses vagues reveries, si les malheureux sont repousses partout, si celui que l'injustice revolte doit etre maudit et chasse comme un impie, ou charge de fers comme un fou dangereux, il faut que je meure ou que je cherche la Thebaide. Alors elle pleurait et tombait dans de longues reflexions sur cette Thebaide qu'elle ne se figurait guere plus eloignee que Trieste ou Padoue, et qu'elle songeait a gagner a pied avec quelques sequins, fruit des epargnes de toute sa vie. Toute autre qu'elle eut songe a se sauver dans un couvent, refuge ordinaire, en ce temps-la, des filles coupables ou desolees. Mais elle avait une invincible mefiance et une espece de haine pour tout ce qui portait un habit religieux. Son confesseur l'avait trahie dans de soi-disant bonnes intentions en discourant avec sa mere et de la confession recue et de la penitence fructueuse a imposer. Mattea le savait, et, forcee de retourner vers lui, elle avait eu la fermete de refuser et la penitence et l'absolution. Menacee par le confesseur, elle l'avait menace a son tour d'aller se jeter aux pieds du patriarche et de lui tout declarer. C'etait une menace qu'elle n'aurait point executee, car la pauvre opprimee eut craint de trouver dans le patriarche lui-meme un oppresseur plus puissant; mais elle avait reussi a effrayer le pretre, et depuis ce temps le secret de sa confession avait ete respecte. Mattea, s'imaginant que toute nonne ou pretre a qui elle aurait recours, bien loin de prendre sa defense, la livrerait a sa mere et rendrait sa chaine plus pesante, repoussait non-seulement l'idee d'implorer de telles gens, mais encore celle de fuir. Elle chassait vite ce projet dans la singuliere crainte de le faire echouer en etant forcee de s'en confesser, et, par une sorte de jesuitisme naturel aux ames feminines, elle se persuadait n'avoir eu que d'involontaires velleites de fuite, tandis qu'elle conservait solide et intacte dans je ne sais quel repli cache de son coeur la volonte de partir a la premiere occasion. Elle eut pu chercher dans les offres ou seulement dans les desirs naissants de quelque adorateur une garantie de protection et de salut; mais Mattea, aussi chaste que son age, n'y avait jamais pense; il y avait dans les regards avides que sa beaute attirait sur elle quelque chose d'insolent qui blessait son orgueil au lieu de le flatter, et qui l'augmentait dans un sens tout oppose a la puerile vanite des jeunes filles. Elle n'etait occupee qu'a se creer un maintien froid et dedaigneux qui eloignat toute entreprise impertinente, et elle faisait si bien que nulle parole d'amour n'avait ose arriver jusqu'a son oreille, aucun billet jusqu'a la poche de son tablier. Mais comme elle agissait ainsi par disposition naturelle et non par suite des lecons emphatiques de sa mere, elle ne repoussait pas absolument l'espoir de trouver un coeur noble, une amitie solide et desinteressee, qui consentit a la sauver sans rien exiger d'elle; car si elle ignorait bien des choses, elle en savait aussi beaucoup que les filles d'une condition mediocre apprennent de tres-bonne heure. Le cousin Checo etant stupide et insoutenable comme tous les maris tenus en reserve par la prevoyance des parents, Mattea s'etait jure de se precipiter dans le Canalazzo plutot que d'epouser cet homme ridicule, et c'etait principalement pour se garantir de ses poursuites qu'elle avait declare le matin meme a sa mere, dans un effort desespere, que son coeur appartenait a un autre. Mais cela n'etait pas vrai. Quelquefois peut-etre Mattea, laissant errer ses yeux sur le calme et beau visage du marchand turc, dont le regard ne la recherchait jamais et ne l'offensait point comme celui des autres hommes, avait-elle pense que cet homme, etranger aux lois et aux prejuges de son pays, et surtout renomme entre tous les negociants turcs pour sa noblesse et sa probite, pouvait la secourir. Mais a cette idee rapide avait succede un raisonnable avertissement de son orgueil; Abul ne semblait nullement eprouver pour elle amour, amitie ou compassion. Il ne paraissait pas meme la voir la plupart du temps; et s'il lui adressait quelques regards etonnes, c'etait de la singularite de son vetement europeen, ou du bruit que faisait a son oreille la langue presque inconnue qu'elle parlait, qu'il etait emerveille. Mattea s'etait rendu compte de tout cela; elle se disait sans humeur, sans depit, sans chagrin, peut-etre seulement avec une surprise ingenue, qu'elle n'avait produit aucune impression sur Abul; puis elle ajoutait: "Si quelque marchand turc d'une bonne et honnete figure, et d'une intacte reputation, comme Abul-Amet, m'offrait de m'epouser et de m'emmener dans son pays, j'accepterais sans repugnance et sans scrupule; et quelque mediocrement heureuse que je fusse, je ne pourrais manquer de l'etre plus qu'ici. C'etait la tout, en verite. Ni le Turc Abul, ni le Grec Timothee ne lui avaient adresse une parole qui donnat suite a ces idees, et c'etait dans un moment d'exasperation singuliere, delirante, inexplicable, comme il en vient seulement aux jeunes filles, que Mattea, soit pour desesperer sa mere, soit pour se persuader a elle-meme qu'elle avait une volonte bien arretee, avait imagine de nommer le Turc plutot que le Grec, plutot que le premier Venitien venu. Cependant, a peine cette parole fut-elle prononcee, etrange effet de la volonte ou de l'imagination dans les jeunes tetes! que Mattea chercha a se penetrer de cet amour chimerique et a se persuader que depuis plusieurs jours elle en avait ressenti les mysterieuses atteintes.--Non, se disait-elle, je n'ai point menti, je n'ai point avance au hasard une assertion folle. J'aimais sans le savoir; toutes mes pensees, toutes mes esperances se reportaient vers lui. Au moment du peril, dans la crise decisive du desespoir, mon amour s'est revele aux autres et a moi-meme; ce nom est sorti de mes levres par l'effet d'une volonte divine, et, je le sens maintenant, Abul est ma vie et mon salut. En parlant ainsi a haute voix dans sa chambre, exaltee, belle comme un ange dans sa vive rougeur, Mattea se promenait avec agitation et faisait voltiger son eventail autour d'elle. IV. Timothee etait un petit homme d'une figure agreable et fine, dont le regard un peu railleur etait tempere par l'habitude d'une prudente courtoisie. Il avait environ vingt-huit ans, et sortait d'une bonne famille de Grecs esclavons, ruinee par les exactions du pouvoir ottoman. De bonne heure il avait couru le monde, cherchant un emploi, exercant tous ceux qui se presentaient a lui, sans morgue, sans timidite, ne s'inquietant pas, comme les hommes de nos jours, de savoir s'il avait une vocation, une _specialite_ quelconque, mais s'occupant avec constance a rattacher son existence isolee a celle de la foule. Nullement fanfaron, mais fort entreprenant, il abordait tous les moyens de faire fortune, meme les plus etrangers aux moyens precedemment tentes par lui. En peu de temps il se rendait propre aux travaux que son nouvel etat exigeait; et lorsque son entreprise avortait, il en embrassait une autre aussitot. Penetrant, actif, passionne comme un joueur pour toutes les chances de la speculation, mais prudent, discret et tant soit peu fourbe, non pas jusqu'a la deloyaute, mais bien jusqu'a la malice, il etait de ces hommes qui echappent a tous les desastres avec ce mot: _Nous verrons bien!_ Ceux-la, s'ils ne parviennent pas toujours a l'apogee de la destinee, se font du moins une place commode au milieu de l'encombrement des intrigues et des ambitions; et lorsqu'ils reussissent a monter jusqu'a un poste brillant, on s'etonne de leur subite elevation, on les appelle les privilegies de la fortune. On ne sait pas par combien de revers patiemment supportes, par combien de fatigantes epreuves et d'audacieux efforts ils ont achete ses faveurs. Timothee avait donc exerce tour a tour les fonctions de garcon de cafe, de glacier, de colporteur, de trafiquant de fourrures, de commis, d'aubergiste, d'empirique et de regisseur, toujours a la suite ou dans les interets de quelque musulman; car les Grecs de cette epoque, en quelque lieu qu'ils fussent, ne pouvaient s'affranchir de la domination turque, sous peine d'etre condamnes a mort en remettant le pied sur le sol de leur patrie, et Timothee ne voulait point se fermer l'acces d'une contree dont il connaissait parfaitement tous les genres d'exploitation commerciale. Il avait ete charge d'affaires de plusieurs trafiquants qui l'avaient envoye en Allemagne, en France, en Egypte, en Perse, en Sicile, en Moscovie et en Italie surtout, Venise etant alors l'entrepot le plus considerable du commerce avec l'Orient. Dans ces divers voyages, Timothee avait appris incroyablement vite a parler, sinon correctement, du moins facilement, les diverses langues des peuples qu'il avait visites. Le dialecte venitien etait un de ceux qu'il possedait le mieux, et le teinturier Abul-Amet, negociant considerable, dont les ateliers etaient a Corfou l'avait pris depuis peu pour inspecteur de ses ouvriers, teneur de livres, truchement, etc. Il avait en lui une extreme confiance, et goutait un plaisir silencieux a ecouter, sans la moindre marque d'intelligence ou d'approbation, ses joyeuses saillies et son babil spirituel. Il faut dire en passant que les Turcs etaient et sont encore les hommes les plus probes de la terre. De la une grande simplicite de jugement et une admirable imprudence dans les affaires. Ennemis des ecritures, ils ignorent l'usage des contrats et des mille preuves de sceleratesse qui ressortent des lois de l'Occident. Leur parole vaut mieux que signatures, timbres et temoins. Elle est recue dans le commerce, meme par les nations etrangeres, comme une garantie suffisante; et a l'epoque ou vivaient Abul-Amet, Timothee et M. Spada, il n'y avait point encore eu a la Bourse de Venise un seul exemple de faillite de la part d'un Turc. On en compte deux aujourd'hui. Les Turcs se sont vus obliges de marcher avec leur siecle et de rendre cet hommage au regne des lumieres. Quoique mille fois trompes par les Grecs et par les Venitiens, populations egalement avides, retortes et rompues a l'escroquerie, avec cette difference que les riverains orientaux de l'Adriatique ont servi d'exemples et de maitres a ceux de l'Occident, les Turcs sont exposes et comme forces chaque jour a se laisser depouiller par ces fourbes commettants. Pourvus d'une intelligence paresseuse, et ne sachant dominer que par la force, ils ne peuvent se passer de l'entremise des nations civilisees. Aujourd'hui ils les appellent franchement a leur secours. Des lors ils s'abandonnaient aux Grecs, esclaves adroits qui savaient se rendre necessaires, et qui se vengeaient de l'oppression par la ruse et la superiorite d'esprit. Il y avait pourtant quelques honnetes gens parmi ces fins larrons, et Timothee etait, a tout prendre, un honnete homme. Au premier abord, comme il etait d'une assez chetive complexion, les femmes de Venise le declaraient insignifiant; mais un peintre tant soit peu intelligent ne l'eut pas trouve tel. Son teint bilieux et uni faisait ressortir la blancheur de l'email des dents et des yeux, contraste qui constitue une beaute chez les Orientaux, et que la statuaire grecque ne nous a pu faire soupconner. Ses cheveux, fins comme la soie et toujours impregnes d'essence de rose, etaient, par leur longueur et leur beau noir d'ebene, un nouvel avantage que les Italiennes, habituees a ne voir que des tetes poudrees, n'avaient pas le bon gout d'apprecier; enfin la singuliere mobilite de sa physionomie et le rayon penetrant de son regard l'eussent fait remarquer, s'il eut eu affaire a des gens moins incapables de comprendre ce que son visage et sa personne trahissaient de superiorite sur eux. II etait venu pour parler d'affaires a M. Spada, a peu pres a l'heure ou la tempete avait jete celui-ci dans la gondole de la princesse Veneranda. Il avait trouve dame Loredana seule au comptoir, et si reveche qu'il avait renonce a s'asseoir dans la boutique, et s'etait decide a attendre le marchand de soieries en prenant un sorbet et en fumant sous les arcades des Procuraties, a trois pas de la porte de M. Spada. Les galeries des Procuraties sont disposees a peu pres comme celles du Palais-Royal a Paris. Le rez-de-chaussee est consacre aux boutiques et aux cafes, et l'entresol, dont les fenetres sont abritees par le plafond des galeries, est occupe par les familles des boutiquiers ou par les cabinets des limonadiers; seulement l'affluence des consommateurs est telle, dans l'ete, que les chaises et les petites tables obstruent le passage en dehors des cafes et couvrent la place Saint-Marc, ou des tentes sont dressees a l'exterieur des galeries. Timothee se trouvait donc aune de ces petites tables, precisement en face des fenetres situees au-dessus de la, boutique de Zacomo; et comme ses regards se portaient furtivement de ce cote, il apercut dans une mitaine de soie noire un beau bras de femme qui semblait lui faire signe, mais qui se retira timidement avant qu'il eut pu s'en assurer. Ce manege ayant recommence, Timothee, sans affectation, rapprocha sa petite table et sa chaise de la fenetre mysterieuse. Alors ce qu'il avait prevu arriva; une lettre tomba dans la corbeille ou etaient ses macarons au girofle. Il la prit fort tranquillement et la cacha dans sa bourse, tout en remarquant l'anxiete de Loredana, qui a chaque instant s'approchait de la vitre du rez-de-chaussee pour l'observer; mais elle n'avait rien vu. Timothee rentra dans la salle du cafe et lut le billet suivant; il l'ouvrit sans facon, ayant recu une fois pour toutes de son maitre l'autorisation de lire les lettres qui lui seraient adressees, et sachant bien d'ailleurs qu'Abul ne pourrait se passer de lui pour en comprendre le sens. "Abul-Amet, je suis une pauvre fille opprimee et maltraitee; je sais que votre vaisseau va mettre a la voile dans quelques jours; voulez-vous me donner un petit coin pour que je me refugie en Grece? Vous etes bon et genereux, a ce qu'on dit; vous me protegerez, vous me mettrez dans votre palais; ma mere m'a dit que vous aviez plusieurs femmes et beaucoup d'enfants; j'eleverai vos enfants et je broderai pour vos femmes, ou je preparerai la soie dans vos ateliers, je serai une espece d'esclave; mais, comme etrangere, vous aurez des egards et des bontes particulieres pour moi, vous ne souffrirez pas qu'on me persecute pour me faire abandonner ma religion, ni qu'on me traite avec trop de dedain. J'espere en vous et en un Dieu qui est celui de tous les hommes. MATTEA." Cette lettre parut si etrange a Timothee qu'il la relut plusieurs fois jusqu'a ce qu'il en eut penetre le sens. Comme il n'etait pas homme a comprendre a demi, lorsqu'il voulait s'en donner la peine, il vit, dans cet appel a la protection d'un inconnu, quelque chose qui ressemblait a de l'amour et qui pourtant n'etait pas de l'amour. Il avait vu souvent les grands yeux noirs de Mattea s'attacher avec une singuliere expression de doute, de crainte et d'espoir sur le beau visage d'Abul; il se rappelait la mauvaise humeur de la mere et son desir de l'eloigner; il reflechit sur ce qu'il avait a faire, puis il alluma sa pipe avec la lettre, paya son sorbet, et marcha a la rencontre de ser Zacomo, qu'il apercevait au bout de la place. Au moment ou Timothee l'aborda, il caressait l'acquisition prochaine d'une cargaison de soie arrivant de Smyrne pour recevoir la teinture a Venise, comme cela se pratiquait a cette epoque. La soie retournait ensuite en Orient pour recevoir la facon, ou bien elle etait faconnee et debitee a Venise, selon l'occurrence. Cette affaire lui offrait la perspective la plus brillante et la mieux assuree; mais un rocher tombant du haut des montagnes sur la surface unie d'un lac y cause moins de trouble que ces paroles de Timothee n'en produisirent dans son ame: "Mon cher seigneur Zacomo, je viens vous presenter les salutations de mon maitre Abul-Amet, et vous prier de sa part de vouloir bien acquitter une petite note de 2,000 sequins qui vous sera presentee a la fin du mois, c'est-a-dire dans dix jours." Cette somme etait a peu pres celle dont M. Spada avait besoin pour acheter sa chere cargaison de Smyrne, et il s'etait promis d'en disposer a cet effet, se flattant d'un plus long credit de la part d'Abul. "Ne vous etonnez point de cette demande, lui dit Timothee d'un ton leger et feignant de ne point voir sa paleur; Abul vous aurait donne, s'il eut ete possible, l'annee tout entiere pour vous acquitter, comme il l'a fait jusqu'ici; et c'est avec grand regret, je vous jure, qu'un homme aussi obligeant et aussi genereux s'expose a vous causer peut-etre une petite contrariete; mais il se presente pour lui une magnifique affaire a conclure. Un petit batiment smyrniote que nous connaissons vient d'apporter une cargaison de soie vierge. --Oui, j'ai entendu parler de cela, balbutia Spada de plus en plus effraye. --L'armateur du smyrniote a appris en entrant dans le port un echec epouvantable arrive a sa fortune; il faut qu'il realise a tout prix quelques fonds et qu'il coure a Corfou, ou sont ses entrepots. Abul, voulant profiter de l'occasion sans abuser de la position du Smyrniote, lui offre 2,500 sequins de sa cargaison; c'est une belle affaire pour tous les deux, et qui fait honneur a la loyaute d'Abul, car on dit que le maximum des propositions faites ici au Smyrniote est de 2,000 sequins. Abul, ayant la somme excedante a sa disposition, compte sur le billet a ordre que vous lui avez signe; vous n'apporterez pas de retard a l'execution de nos traites, nous le savons, et vous prions, cher seigneur Zacomo, d'etre assure que sans une occasion extraordinaire ... --Oh! faquin! delivre-moi au moins de tes phrases, s'ecriait dans le secret de son ame le triste Spada; bourreau, qui me faites manquer la plus belle affaire de ma vie, et qui venez encore me dire en face de payer pour vous!" Mais ces exclamations interieures se changeaient en sourires forces et en regards effares sur le visage de M. Spada. "Eh quoi! dit-il enfin en etouffant un profond soupir, Abul doute-t-il de moi, et d'ou vient qu'il veut etre solde avant decheance ordinaire? --Abul ne doutera jamais de vous, vous le savez depuis longtemps, et la raison qui l'oblige a vous reclamer sa somme, votre seigneurie vient de l'entendre." Il ne l'avait que trop entendue, aussi joignait-il les mains d'un air consterne. Enfin, reprenant courage: "Mais savez-vous, dit-il, que je ne suis nullement force de payer avant l'epoque convenue? --Si je me rappelle bien l'etat de nos affaires, cher monsieur Spada, repondit Timothee avec une tranquillite et une douceur inalterables, vous devez payer a vue sur presentation de vos propres billets. --Helas! helas! Timothee, votre maitre est-il un homme capable de me persecuter et d'exiger a la lettre l'execution d'un traite avec moi? --Non, sans doute; aussi, depuis cinq ans, vous a-t-il donne, pour vous acquitter, le temps de rentrer dans les fonds que vous aviez absorbes; mais aujourd'hui... --Mais, Timothee, la parole d'un musulman vaut un titre, a ce que dit tout le monde, et ton maitre s'est engage maintes fois verbalement a me laisser toujours la meme latitude; je pourrais fournir des temoins au besoin, et ... --Et qu'obtiendriez-vous? dit Timothee, qui devinait fort bien. --Je sais, repondit Zacomo, que de pareils engagements n'obligent personne, mais on peut discrediter ceux qui les prennent en faisant connaitre leur conduite desobligeante. --C'est-a-dire, reprit tranquillement Timothee, que vous diffameriez un homme qui, ayant des billets a ordre signes de vous dans sa poche, vous a laisse un credit illimite pendant cinq ans! Le jour ou cet homme serait force de vous faire tenir vos engagements a la lettre, vous lui allegueriez un engagement chimerique; mais on ne deshonore pas Abul-Amet, et tous vos temoins attesteraient qu'Amet vous a fait verbalement cette concession avec une restriction dont voici la lettre exacte: M. Spada ne serait point requis de payer avant un an, a moins d'un cas extraordinaire. --A moins d'une perte totale des marchandises d'Abul dans le port, interrompit M. Spada, et ce n'est pas ici le cas. --A moins d'un cas extraordinaire, repeta Timothee avec un sang-froid imperturbable. Je ne saurais m'y tromper. Ces paroles ont ete traduites du grec moderne en venitien, et c'est par ma bouche que cette traduction est arrivee a vos oreilles, mon cher seigneur; ainsi donc ... --Il faut que j'en parle avec Abul, s'ecria M. Spada, il faut que le voie. --Quand vous voudrez, repondit le jeune Grec. --Ce soir, dit Spada. --Ce soir il sera chez vous, reprit Timothee; *"et il s'eloigna en accablant de reverences le malheureux Zacomo, qui, malgre sa politesse ordinaire, ne songea pas a lui rendre seulement un salut, et rentra dans sa boutique, devore d'anxiete. Son premier soin fut de confier a sa femme le sujet de son desespoir. Loredana n'avait pas les moeurs douces et paisibles de son mari, mais elle avait l'ame plus desinteressee et le caractere plus fier. Elle le blama severement d'hesiter a remplir ses engagements; surtout lorsque la passion funeste de leur fille pour ce Turc devait leur faire une loi de l'eloigner de leur maison. Mais elle ne put amener son mari a cet avis. Il etait dans leurs querelles d'une souplesse de formes qui rachetait l'inflexibilite de ses opinions et de ses desseins. Il finit par la decider a envoyer sa fille pour quelques jours a la campagne chez la signora Veneranda, qui le lui avait offert, promettant, durant son absence, de terminer avantageusement l'affaire d'Abul. Le Turc, d'ailleurs, partirait apres cette operation; il ne s'agissait que de mettre la petite en surete jusque-la. "Vous vous trompez, dit Loredana; il restera jusqu'a ce que sa soie puisse etre emportee, et s'il la met en couleur ici, ce ne sera pas fait de sitot." Neanmoins elle consentit a envoyer sa fille chez sa protectrice. M. Spada, cachant bien a sa femme qu'il avait donne rendez-vous a Abul pour le soir meme, et se promettant de le recevoir sur la place ou au cafe, loin de l'oeil de son Honesta, monta, en attendant, a la chambre de sa fille, se vantant tout haut de la gronder et se promettant bien tout bas de la consoler. "Voyons, lui dit-il en se jetant tout haletant de fatigue et d'emotion sur une chaise, qu'as-tu dans la tete? cette folie est-elle passee? --Non, mon pere, dit Mattea d'un ton respectueux, mais ferme. --Oh! par le corps de la Madone, s'ecria Zacomo, est-il possible que tu penses vraiment a ce Turc? Esperes-tu l'epouser? Et le salut de ton ame, crois-tu qu'un pretre t'admettrait a la communion catholique apres un mariage turc? Et ta liberte? ne sais-tu pas que tu seras enfermee dans un harem? Et ta fierte? tu auras quinze ou vingt rivales. Et ta dot? tu n'en profiteras pas, tu seras esclave. Et tes pauvres parents? les quitteras-tu pour aller demeurer au fond de l'Archipel? Et ton pays, et tes amis; et Dieu, et ton vieux pere?" Ici M. Spada s'attendrit, sa fille s'approcha et lui baisa la main; mais faisant un grand effort pour ne pas s'attendrir elle-meme: "Mon pere, dit-elle, je suis ici captive, opprimee, esclave, autant qu'on peut l'etre dans le pays le plus barbare. Je ne me plains pas de vous, vous avez toujours ete doux pour moi; mais vous ne pouvez pas me defendre. J'irai en Turquie, je ne serai la femme ni la maitresse d'un homme qui aurait vingt femmes; je serai sa servante ou son amie, comme il voudra. Si je suis son amie, il m'epousera et renverra ses vingt femmes; si je suis sa servante, il me nourrira et ne me battra pas. --Te battre, te battre! par le Christ! on ne te bat pas ici." Mattea ne repondit rien; mais son silence eut une eloquence qui paralysa son pere. Ils furent tous deux muets pendant quelques instants, l'un plaidant sans vouloir parler, l'autre lui donnant gain de cause sans oser l'avouer. "Je conviens que tu as eu quelques chagrins, dit-il enfin; mais ecoute; ta marraine va t'emmener a la campagne, cela te distraira; personne ne te tourmentera plus, et tu oublieras ce Turc. Voyons, promets-le moi. --Mon pere, dit Mattea, il ne depend pas de moi de l'oublier; car croyez bien que mon amour pour lui n'est pas volontaire, et que je n'y cederai jamais si le sien n'y repond pas. --Ce qui me rassure, dit M. Zacomo en riant, c'est que le sien n'y repond pas du tout ... --Qu'en savez-vous, mon pere?" dit Mattea poussee par un mouvement d'orgueil blesse. Cette parole fit fremir Spada de crainte et de surprise. Peut-etre se sont-ils entendus, pensa-t-il; peut-etre l'aime-t-il et l'a-t-il seduite par l'entremise du Grec, si bien que rien ne pourra l'empecher de courir a sa perte. Mais en meme temps qu'il s'effrayait de cette supposition, je ne sais comment les deux mille sequins, le batiment smyrniote et la soie blanche lui revinrent eu memoire, et son coeur bondit d'esperance et de desir. Je ne veux pas savoir non plus par quel fil mysterieux l'amour du gain unit ces deux sentiments opposes, et fit que Zacomo se promit d'eprouver les sentiments d'Abul pour sa fille, et de les exploiter en lui donnant une trompeuse esperance. Il y a tant d'honnetes moyens de vendre la dignite d'une fille! cela peut se faire au moyen d'un regard qu'on lui permet d'echanger en detournant soi-meme la tete et en fredonnant d'un air distrait. Spada entendit l'horloge de la place sonner l'heure de son rendez-vous avec Abul. Le temps pressait; tant de chalands pouvaient etre deja dans le port autour du batiment smyrniote! "Allons, prends ton voile, dit-il a sa fille, et viens faire un tour de promenade. La fraicheur du soir te fera du bien, et nous causerons plus tranquillement." Mattea obeit. "Ou donc menez-vous cette fille egaree? s'ecria Loredana en se mettant devant eux au moment ou ils sortaient de la boutique. --Nous allons voir la princesse, repondit Zacomo." La mere les laissa passer. Ils n'eurent pas fait dix pas qu'ils rencontrerent Abul et son interprete qui venaient a leur rencontre. "Allons faire un tour sur la Zueca" leur dit Zacomo; ma femme est malade a la maison, et nous causerons mieux d'affaires dehors." Timothee sourit et comprit tres-bien qu'il avait greffe dans le coeur de l'arbre. Mattea, tres-surprise et saisie de defiance, sans savoir pourquoi, s'assit toute seule au bord de la gondole et s'enveloppa dans sa mantille de dentelle noire. Abul, ne sachant absolument rien de ce qui se passait autour de lui et a cause de lui, se mit a fumer, a l'autre extremite avec l'air de majeste qu'aurait un homme superieur en faisant une grande chose. C'etait un vrai Turc, solennel, emphatique et beau, soit qu'il se prosternat dans une mosquee, soit qu'il otat ses babouches pour se mettre au lit. M. Zacomo, se croyant plus fin qu'eux tous, se mit a lui temoigner beaucoup de prevenance; mais chaque fois qu'il jetait les yeux sur sa fille, un sentiment de remords s'emparait de lui.--Regarde-le encore aujourd'hui, lui disait-il dans le secret de sa pensee en voyant les grands yeux humides de Mattea briller au travers de son voile et se fixer sur Abul; va, sois belle et fais-lui soupconner que tu l'aimes. Quand j'aurais la soie blanche, tu rentreras dans ta cage, et j'aurai la clef dans ma poche. V. La belle Mattea s'etonnait avec raison de se voir amenee en cette compagnie par son propre pere, et dans le premier moment elle avait craint de sa part quelque sortie maladroite ou quelque ridicule proposition de mariage; mais en l'entendant parler de ses affaires a Timothee avec beaucoup de chaleur et d'interet, elle crut comprendre qu'elle servait de leurre ou d'enjeu, et que son pere mettait en quelque sorte sa main a prix. Elle en etait humiliee et blessee, et l'involontaire mepris qu'elle ressentait pour cette conduite augmentait en elle l'envie de se soustraire a l'autorite d'une famille qui l'opprimait ou la degradait. Elle eut ete moins severe pour M. Spada si elle se fut rendu bien compte de l'indifference d'Abul et de l'impossibilite d'un mariage legal entre elle et lui. Mais depuis qu'elle avait resolu a l'improviste de concevoir une grande passion pour lui, elle etait en train de divaguer, et deja elle se persuadait que l'amour d'Abul avait prevenu le sien, qu'il l'avait declare a ses parents, et que, pour cette raison, sa mere avait voulu la forcer d'epouser au plus vite son cousin Checo. Le redoublement de politesse et de prevenances de M. Spada envers ces deux etrangers, que le matin meme elle lui avait entendu maudire et traiter de chiens et d'idolatres semblait, au reste, une confirmation assez evidente de cette opinion. Mais si cette opinion flattait sa fantaisie, sa fierte naturelle et sa delicatesse se revoltaient contre l'espece de marche dont elle se croyait l'objet; et, craignant d'etre complice d'une embuche dressee au musulman, elle s'enveloppait dans sa mante, et restait morne, silencieuse et froide, comme une statue, le plus loin de lui qu'il lui etait possible. Cependant Timothee, resolu a s'amuser le plus longtemps possible de cette comedie, inventee et mise en jeu par son genie facetieux; car Abul n'avait pas plus songe a reclamer ses deux mille sequins pour acheter de la soie blanche qu'il n'avait songe a trouver Mattea jolie; Timothee, dis-je, semblable a un petit gnome ironique, prolongeait les emotions de M. Zacomo en le jetant dans une perpetuelle alternative de crainte et d'espoir. Celui-ci le pressait de communiquer a Abul la proposition d'acheter la soie smyrniote de moitie avec lui, offrant de payer le tout comptant, et de ne rembourser a Abul les deux mille sequins qu'avec le benefice de l'affaire. Mais il n'osai pressentir le role que jouait Mattea dans cette negociation; car rien dans la contenance d'Abul ne trahissait une passion dont elle fut l'objet. Timothee retardait toujours cette proposition formelle d'association, en disant qu'Abul etait sombre et intraitable si on le derangeait quand il etait en train de fumer un certain tabac. Voulant voir jusqu'ou irait la cupidite miserable du Venitien, il le fit consentir a descendre sur la rive droite de la Zueca, et a s'asseoir avec sa fille et le musulman sous la tente d'un cafe. La, il commenca un dialogue fort divertissant pour tout spectateur qui eut compris les deux langues qu'il parla tour a tour; car tandis qu'il s'adressait a Zacomo pour etablir avec lui les conditions du traite, il se tournait vers son maitre et lui disait: "M. Spada me parle de la bonte que vous avez eue jusqu'ici de ne jamais user de vos billets a ordre, et d'avoir bien voulu attendre sa commodite; il dit qu'on ne peut avoir affaire a un plus digne negociant que vous. --Dis-lui, repondait Abul, que je lui souhaite toutes sortes de prosperites, qu'il ne trouve jamais sur sa route une maison sans hospitalite, et que le mauvais oeil ne s'arrete point sur lui dans son sommeil. --Que dit-il? demandait Spada avec empressement. --Il dit que cela presente d'enormes difficultes, repondait Timothee. Nos muriers ont tant souffert des insectes l'annee derniere, que nous avons un tiers de perte sur nos taffetas pour nous etre associes a des negociants de Corfou qui ont eu part egale a nos benefices sans avoir part egale aux frais." Cette bizarre conversation se prolongeait; Abul n'accordait aucune attention a Mattea, et Spada commencait a desesperer de l'effet des charmes de sa fille. Timothee, pour compliquer l'imbroglio dont il etait le poete et l'acteur, proposa de s'eloigner un instant avec Spada pour lui faire en secret une observation importante. Spada, se flattant a la fin d'etre arrive au fait, le suivit sur la rive hors de la portee de la voix, mais sans perdre Mattea de vue. Celle-ci resta donc avec son Turc dans une sorte de tete-a-tete. Cette derniere demarche parut a Mattea une triste confirmation de tout ce qu'elle soupconnait. Elle crut que son pere flattait son penchant d'une maniere perfide, et l'engageait a entrer dans ses vues de seduction pour arriver plus surement a duper le musulman. Extreme dans ses jugements comme le sont les jeunes tetes, elle ne pensa pas seulement que son pere voulait retarder ses paiements, mais encore qu'il voulait manquer de parole et donner les oeillades et la reputation de sa fille en echange des marchandises turques qu'il avait recues. Cette maniere d'agir des Venitiens envers les Turcs etait si peu rare, et ser Zacomo lui-meme avait en sa presence use de tant de mesquins subterfuges pour tirer d'eux quelques sequins de plus, que Mattea pouvait bien craindre, avec quelque apparence de raison, d'etre engagee dans une intrigue semblable. Ne consultant donc que sa fierte, et cedant a un irresistible mouvement d'indignation genereuse, elle se flatta de faire comprendre la verite au marchand turc. S'armant de toute la resolution de son caractere dans un moment ou elle etait seule avec lui, elle entr'ouvrit son voile, se pencha sur la table qui les separait, et lui dit, en articulant nettement chaque syllabe et en simplifiant sa phrase autant que possible pour etre entendue de lui: "Mon pere vous trompe, je ne veux pas vous epouser." Abul, surpris, un peu ebloui peut-etre de l'eclat de ses yeux et de ses joues, ne sachant que penser, crut d'abord a une declaration d'amour, et repondit en turc: "Moi aussi je vous aime, si vous le desirez." Mattea, ne sachant ce qu'il repondait, repeta sa premiere phrase plus lentement, en ajoutant: "Me comprenez-vous?" Abul, remarquant alors sur son visage une expression plus calme et une fierte plus assuree, changea d'avis et repondit a tout hasard: "Comme il vous plaira _madamigella_." Enfin, Mattea ayant repete une troisieme fois son avertissement en essayant de changer et d'ajouter quelques mots, il crut comprendre, a la severite de son visage, qu'elle etait en colere contre lui. Alors, cherchant en lui-meme en quoi il avait pu l'offenser, il se souvint qu'il ne lui avait fait aucun present; et s'imaginant qu'a Venise, comme dans plusieurs des contrees qu'il avait parcourues, c'etait un devoir de politesse indispensable envers la fille de son associe, il reflechit un instant au don qu'il pouvait lui faire sur-le-champ pour reparer son oubli. Il ne trouva rien de mieux qu'une boite de cristal pleine de gomme de lentisque qu'il portait habituellement sur lui, et dont il machait une pastille de temps en temps, suivant l'usage de son pays. Il tira ce don de sa poche et le mit dans la main de Mattea. Mais comme elle le repoussait, il craignit d'avoir manque de grace, et se souvenant d'avoir vu les Venitiens baiser la main aux femmes qu'ils abordaient, il baisa celle de Mattea; et, voulant ajouter quelque parole agreable, il mit sa propre main sur sa poitrine en disant en italien d'un air grave et solennel: "_Votre ami_." Cette parole simple, ce geste franc et affectueux, la figure noble et belle d'Abul firent tant d'impression sur Mattea, qu'elle ne se fit aucun scrupule de garder un present si honnetement offert. Elle crut s'etre fait comprendre, et interpreta l'action de son nouvel ami comme un temoignage d'estime et de confiance. "Il ignore nos usages, se dit-elle, et je l'offenserais sans doute en refusant son present. Mais ce mot d'ami qu'il a prononce exprime tout ce qui se passe entre lui et moi: loyaute sainte, affection fraternelle; nos coeurs se sont entendus." Elle mit la boite dans son sein eu disant: "_Oui, amis, amis pour la vie_." Et tout emue, joyeuse, attendrie, rassuree, elle referma son voile et reprit sa serenite. Abul, satisfait d'avoir rempli son devoir, se rendit le temoignage d'avoir fait un present de valeur convenable, la boite etant de cristal du Caucase, et la gomme de lentisque etant une denree fort chere et fort rare que produit la seule ile de Scio, et dont le grand-seigneur avait alors le monopole. Dans cette confiance, il reprit sa cuiller de vermeil et acheva tranquillement son sorbet a la rose. Pendant ce temps, Timothee, jaloux de tourmenter M. Spada, lui communiquait d'un air important les observations les plus futiles, et chaque fois qu'il le voyait tourner la tete avec inquietude pour regarder sa fille, il lui disait: "Qui peut vous tourmenter ainsi, mon cher seigneur? la signora Mattea n'est pas seule au cafe. N'est-elle pas sous la protection de mon maitre, qui est l'homme le plus galant de l'Asie Mineure! Soyez sur que le temps ne semble pas trop long au noble Abul-Amet." Ces reflexions malignes enfoncaient mille serpents dans l'ame bourrelee de Zacomo; mais en meme temps elles reveillaient la seule chance sur laquelle put etre fondee l'espoir d'acheter la soie blanche, et Zacomo se disait: "Allons, puisque la faute est faite, tachons d'en profiter. Pourvu que ma femme ne le sache pas, tout sera facile a arranger et a reparer." Il en revenait alors a la supputation de ses interets. "Mon cher Timothee, disait-il, sois sur que ton maitre a offert beaucoup trop de cette marchandise. Je connais bien celui qui en a offert deux mille sequins (c'etait lui-meme), et je te jure que c'etait un prix honnete. --Eh quoi! repondait le jeune Grec, n'auriez-vous pas pris en consideration la situation malheureuse d'un confrere, si c'etait vous, je suppose, qui eussiez fait cette offre? --Ce n'est pas moi, Timothee; je connais trop les bons procedes que je dois a l'estimable Amet pour aller jamais sur ses brisees dans un genre d'affaire qui le concerne exclusivement. --Oh! je le sais, reprit Timothee d'un air grave, vous ne vous ecartez jamais en secret de la branche d'industrie que vous exercez en public; vous n'etes pas de ces debitants qui enlevent aux fabricants qui les fournissent un gain legitime; non certes!" En parlant ainsi, il le regarda fixement sans que son visage trahit la moindre ironie; et ser Zacomo, qui, a l'egard de ses affaires, possedait une assez bonne dose de ruse, affronta ce regard sans que son visage trahit la moindre perfidie. "Allons donc decider Amet, reprit Timothee, car, entre gens de bonne foi comme nous le sommes, on doit s'entendre a demi-mot. M. Spada vient de m'offrir pour vous, dit-il en turc a son maitre, le remboursement de votre creance de cette annee; le jour ou vous aurez besoin d'argent, il le tiendra a votre disposition. --C'est bien, repondit Abul, dis a cet honnete homme que je n'en ai pas besoin pour le moment, et que mon argent est plus en surete dans ses mains que sur mes navires. La foi d'un homme vertueux est un roc en terre ferme, les flots de la mer sont comme la parole d'un larron. --Mon maitre m'accorde la permission de conclure cette affaire avec vous de la maniere la plus loyale et la plus avantageuse aux deux parties, dit Timothee a M. Spada; nous en parlerons donc dans le plus grand detail demain, et si vous voulez que nous allions ensemble examiner la marchandise dans le port, j'irai vous prendre de bonne heure. --Dieu soit loue! s'ecria M. Spada, et que dans sa justice il daigne convertir a la vraie foi l'ame de ce noble musulman!" Apres cette exclamation ils se separerent, et M. Spada reconduisit sa fille jusque dans sa chambre, ou il l'embrassa avec tendresse, lui demandant pardon dans son coeur de s'etre servi de sa passion comme d'un enjeu; puis il se mit en devoir d'examiner ses comptes de la journee. Mais il ne fut pas longtemps tranquille, car madame Loredana vint le trouver avec un coffre a la main. C'etaient quelques bardes qu'elle venait de preparer pour sa fille, et elle exigeait que son mari la conduisit chez le princesse le lendemain des le point du jour. M. Spada n'etait plus aussi presse d'eloigner Mattea; il tacha d'eluder ces sommations; mais voyant qu'elle etait decidee a la conduire elle-meme dans un couvent s'il hesitait a l'emmener, il fut force de lui avouer que la reussite de son affaire dependait seulement de quelques jours de plus de la presence de Mattea dans la boutique. Cette nouvelle irrita beaucoup la Loredana; mais ce fut bien pis lorsque ayant fait subir un interrogatoire implacable a son epoux, elle lui fit confesser qu'au lieu d'aller chez la princesse dans la soiree, il avait parle au musulman dans un cafe en presence de Mattea. Elle devina les circonstances aggravantes que celait encore M. Spada, et les lui ayant arrachees par la ruse, elle entra dans une juste colere contre lui et l'accabla d'injures violentes mais trop meritees. Au milieu de cette querelle, Mattea, a demi deshabillee, entra, et se mettant a genoux entre eux deux: "Ma mere, dit-elle, je vois que je suis un sujet de trouble et de scandale dans cette maison; accordez-moi la permission d'en sortir pour jamais. Je viens d'entendre le sujet de votre dispute. Mon pere suppose qu'Abul-Amet a le desir de m'epouser, et vous, ma mere, vous supposez qu'il a celui de me seduire et de m'enfermer dans son harem avec ses concubines. Sachez que vous vous trompez tous deux. Abul est un honnete homme a qui sa religion defend sans doute de m'epouser, car il n'y songe pas, mais qui, ne m'ayant point achetee, ne songera jamais a me traiter comme une concubine. Je lui ai demande sa protection et une existence modeste en travaillant dans ses ateliers; il me l'accorde; donnez-moi votre benediction, et permettez-moi d'aller vivre a l'ile de Scio. J'ai lu un livre chez ma marraine dans lequel j'ai vu que c'etait un beau pays, paisible, industrieux, et celui de toute la Grece ou les Turcs exercent une domination plus douce. J'y serai pauvre, mais libre, et vous serez plus tranquille quand vous n'aurez plus, vous, ma mere, un objet de haine; vous, mon pere, un sujet d'alarmes. J'ai vu aujourd'hui combien le soin de vos richesses a d'empire sur votre ame; mon exil vous tiendra quitte de la dot sans laquelle Checo ne m'eut point epousee, et, cette dot depassera de beaucoup les deux mille sequins auxquels vous eussiez sacrifie le repos et l'honneur de votre fille, si Abul n'eut ete un honnete homme, digne de respect encore plus que d'amour." En achevant ce discours, que ses parents ecouterent jusqu'au bout, paralyses qu'ils etaient par la surprise, la romanesque enfant, levant ses beaux yeux au ciel, invoqua l'image d'Abul pour se donner de la force; mais en un instant elle fut renversee sur une chaise et rudement frappee par sa mere, qui etait reellement folle dans la colere. M. Spada, epouvante, voulut se jeter entre elles deux, mais la Loredana le repoussa si rudement qu'il alla tomber sur la table. "Ne vous melez pas d'elle, criait la megere, ou je la tue." En meme temps elle poussa sa fille dans sa chambre; et comme celle-ci lui demandait avec un sang-froid force, inspire par la haine, de lui laisser de la lumiere, elle lui jeta le flambeau a la tete. Mattea recut une blessure au front, et voyant son sang couler: "Voila, dit-elle a sa mere, de quoi m'envoyer en Grece sans regret et sans remords." Loredana, exasperee, eut envie de la tuer; mais saisie d'epouvante au milieu de sa frenesie, cette femme, plus malheureuse que sa victime, s'enfuit en fermant la porte a double tour, arracha violemment la clef qu'elle alla jeter a son mari; puis elle courut s'enfermer dans sa chambre, ou elle tomba sur le carreau en proie a d'affreuses convulsions. Mattea essuya le sang qui coulait sur son visage et regarda une minute cette porte par laquelle sa mere venait de sortir; puis elle fit un grand signe de croix en disant: "Pour jamais!" En un instant les draps de son lit furent attaches a sa fenetre, qui, etant situee immediatement au-dessus de la boutique, n'etait eloignee du sol que de dix a douze pieds. Quelques passants attardes virent glisser une ombre qui disparut sous les couloirs sombres des Procuraties; puis bientot apres une gondole de place, dont le fanal etait cache, passa sous le pont de _San-Mose_, et s'enfuit rapidement avec la maree descendante le long du grand canal. Je prie le lecteur de ne point trop s'irriter contre Mattea; elle etait un peu folle, elle venait d'etre battue et menacee de la mort; elle etait couverte de sang, et de plus elle avait quatorze ans. Ce n'etait pas sa faute si la nature lui avait donne trop tot la beaute et les malheurs d'une femme, quand sa raison et sa prudence etaient encore dignes d'un enfant. Pale, tremblante et retenant sa respiration comme si elle eut craint de s'apercevoir elle-meme au fond de la gondole, elle se laissa emporter pendant environ un quart d'heure. Lorsqu'elle apercut les dentelures triangulaires de la mosquee se dessiner en noir sur le ciel eclaire par la lune, elle commanda au gondolier de s'arreter a l'entree du petit canal des Turcs. La mosquee de Venise est un batiment sans beaute, mais non sans caractere, flanque et comme surcharge de petites constructions, qui, par leur entassement et leur irregularite au milieu de la plus belle ville du monde, presentent le spectacle de la barbarie ottomane, inerte au milieu de l'art europeen. Ce pate de temples et de fabriques grossieres est appele a Venise _il Fondaco dei Turchi_. Les maisonnettes etaient toutes habitees par des Turcs; le comptoir de leur compagnie de commerce y etait etabli, et lorsque Phingari, la lune, brillait dans le ciel, ils passaient les longues heures de la nuit prosternes dans la mosquee silencieuse. A l'angle forme par le grand et le petit canal qui baignent ces constructions, une d'elles, qui n'est pour ainsi dire que la coque d'une chambre isolee, s'avance sur les eaux a la hauteur de quelques toises. Un petit prolongement y forme une jolie terrasse; je dis jolie a cause d'une tente de toile bleue et de quelques beaux lauriers-roses qui la decorent. Dans une pareille situation, au sein de Venise, et par le clair de lune, il n'en faut pas davantage pour former une retraite delicieuse. C'est la qu'Abul-Amet demeurait. Mattea le savait pour l'avoir vu souvent fumer au declin du jour, accroupi sur un tapis au milieu de ses lauriers-roses; d'ailleurs chaque fois que son pere passait avec elle en gondole devant le Fondaco, il lui avait montre cette baraque, dont la position etait assez remarquable, en lui disant: "Voici la maison de notre ami Abul, le plus honnete de tous les negociants." On abordait a cette pretendue maison par une marche au-dessus de laquelle une niche pratiquee dans la muraille protegeait une lampe, et derriere cette lampe, il y avait et il y a encore une madone de pierre qui est bien litteralement flanquee dans le ventre de la mosquee turque, puisque toutes les constructions adjacentes sont superposees sur la base massive du temple. Ces deux cultes vivaient la en bonne intelligence, et le lien de fraternite entre les mecreants et les giaours, ce n'etait pas la tolerance, encore moins la charite; c'etait l'amour du gain, le dieu d'or de toutes les nations. Mattea suivit le degre humide qui entourait la maison jusqu'a ce qu'elle eut trouve un escalier etroit et sombre qu'elle monta au hasard. Une porte, fermee seulement au loquet, s'ouvrit a elle, et ensuite une piece carree, blanche et unie, sans aucun ornement, sans autre meuble qu'un lit tres-bas et d'un bois grossier, couvert d'un tapis de pourpre raye d'or, une pile de carreaux de cachemire, une lampe de terre egyptienne, un coffre de bois de cedre incruste de nacre de perle, des sabres, des pistolets, des poignards et des pipes du plus grand prix, une veste chamarree de riches broderies, qui valait bien quatre ou cinq cents thalers, et a laquelle une corde tendue en travers de la chambre servait d'armoire. Une ecuelle d'airain de Corinthe pleine de pieces d'or etait posee a cote d'un yatagan; c'etait la bourse et la serrure d'Amet. Sa carabine, couverte de rubis et d'emeraudes, etait sur son lit, et une devise en gros caracteres arabes etait ecrite sur la muraille au-dessus de son chevet. Mattea souleva la portiere de tapisserie qui servait de fenetre, et vit sur la terrasse Abul dechausse et prosterne devant la lune. Cette profonde immobilite de sa priere, que la presence d'une femme seule avec lui, la nuit, dans sa chambre, ne troublait pas plus que le vol d'un moucheron, frappa la jeune fille de respect,--Ce sont la, pensa-t-elle, les hommes que les meres qui battent leurs filles vouent a la damnation. Comment donc seront damnes les cruels et les injustes? Elle s'agenouilla sur le seuil de la chambre et attendit, en se recommandant a Dieu, qu'il eut fini sa priere. Quand il eut fini en effet, il vint a elle, la regarda, essaya d'echanger avec elle quelques paroles inintelligibles de part et d'autre; puis, comprenant tout bonnement que c'etait une fille amoureuse de lui, il resolut de ne pas faire le cruel, et, souriant sans rien dire, il appela son esclave, qui dormait en plein air sur une terrasse superieure, et lui ordonna d'apporter des sirops, des confitures seches et des glaces. Puis il se mit a charger sa plus longue pipe de cerisier, afin de l'offrir a la belle compagne de sa nuit fortunee. Heureusement pour Mattea, qui ne se doutait guere des pensees de son hote, mais qui commencait a trouver fort embarrassant qu'il ne comprit pas un mot de sa langue, une autre gondole avait descendu le grand canal en meme temps que la sienne. Cette gondole avait aussi eteint son fanal, preuve qu'elle allait en aventures. Mais c'etait une gondole elegante, bien noire, bien fluette, bien propre, avec une grande scie bien brillante, et montee par les deux meilleurs rameurs de la place. Le signore que l'on menait en conquete etait couche tout seul au fond de sa boite de satin noir, et, tandis que ses jambes nonchalantes reposaient allongees sur les coussins, ses doigts agiles voltigeaient avec une negligente rapidite sur une guitare. La guitare est un instrument qui n'a son existence veritable qu'a Venise, la ville silencieuse et sonore. Quand une gondole rase ce fleuve d'encre phosphorescente, ou chaque coup de rame enfonce un eclair, tandis qu'une grele de petites notes legeres, nettes et folatres bondit et rebondit sur les cordes que parcourt une main invisible, on voudrait arreter et saisir cette melodie faible, mais distincte, qui agace l'oreille des passants et qui fuit le long des grandes ombres des palais, comme pour appeler les belles aux fenetres, et passer en leur disant:--Ce n'est pas pour vous la serenade, et vous ne ne saurez ni d'ou elle vient ni ou elle va. Or, la gondole etait celle que louait Abul durant les mois de son sejour a Venise, et le joueur de guitare etait Timothee. Il allait souper chez une actrice, et sur son passage il s'amusait a lutiner par sa musique les jaloux ou les amantes qui veillaient sur les balcons. De temps en temps il s'arretait sous une fenetre, et attendait que la dame eut prononce bien bas en se penchant sous sa _tendina_ le nom de son galant pour lui repondre: _Ce n'est pas moi_, et reprendre sa course et son chant moqueur. C'est a cause de ces courtes, niais frequentes stations, qu'il avait tantot depasse, tantot laisse courir devant lui la gondole qui renfermait Mattea. La fugitive s'etait effrayee chaque fois a son approche, et, dans sa crainte d'etre poursuivie, elle avait presque cru reconnaitre une voix dans le son de sa guitare. Il y avait environ cinq minutes que Mattea etait entree dans la chambre d'Abul, lorsque Timothee, passant devant le Fondaco, remarqua cette gondole sans fanal qu'il avait deja rencontree dans sa course, amarree maintenant sous la niche de la madone des Turcs. Abul n'etait guere dans l'usage de recevoir des visites a cette heure, et d'ailleurs l'idee de Mattea devait se presenter d'emblee a un homme aussi perspicace que Timothee. Il fit amarrer sa gondole a cote de celle-la, monta precipitamment, et trouva Mattea qui recevait une pipe de la main d'Abul, et qui allait recevoir un baiser auquel elle ne s'attendait guere, mais que le Turc se reprochait de lui avoir deja trop fait desirer. L'arrivee de Timothee changea la face des choses; Abul en fut un peu contrarie: "Retire-toi, mon ami, dit-il a Timothee, tu vois que je suis en bonne fortune. --Mon maitre, j'obeis, repliqua Timothee; cette femme est-elle donc votre esclave? --Non pas mon esclave, mais ma maitresse, comme on dit a la mode d'Italie; du moins elle va l'etre, puisqu'elle vient me trouver. Elle m'avait parle tantot, mais je n'avais pas compris. Elle n'est pas mal. --Vous la trouvez belle? dit Timothee. --Pas beaucoup, repondit Abul, elle est trop jeune et trop mince; j'aimerais mieux sa mere, c'est une belle femme bien grasse. Mais il faut bien se contenter de ce qu'on trouve en pays etranger, et d'ailleurs ce serait manquer a l'hospitalite que de refuser a cette fille ce qu'elle desire. --Et si mon maitre se trompait, reprit Timothee; si cette fille etait venue ici dans d'autres intentions? --En verite, le crois-tu? --Ne vous a-t-elle rien dit? --Je ne comprends rien a ce qu'elle dit. --Ses manieres vous ont-elles prouve son amour? --Non, mais elle etait a genoux pendant que j'achevais ma priere. --Est-elle restee a genoux quand vous vous etes leve? --Non, elle s'est levee aussi. --Eh bien! dit Timothee en lui-meme en regardant la belle Mattea qui ecoutait, toute pale et tout interdite, cet entretien auquel elle n'entendait rien, pauvre insensee! il est encore temps de te sauver de toi-meme. --Mademoiselle, lui dit-il d'un ton un peu froid, que desirez-vous que je demande de votre part a mon maitre? --Helas! je n'en sais rien, repondit Mattea fondant en larmes; je demande asile et protection a qui voudra me l'accorder; ne lui avez-vous pas traduit ma lettre de ce matin? Vous voyez que je suis blessee et ensanglantee; je suis opprimee et maltraitee au point que je n'ose pas rester une heure de plus dans la maison de mes parents; je vais me refugier de ce pas chez ma marraine, la princesse Gica; mais elle ne voudra me soustraire que bien peu de temps aux maux qui m'accablent et que je veux fuir a jamais, car elle est faible et devote. Si Abul veut me faire avertir le jour de son depart, s'il consent a me faire passer en Grece sur son brigantin, je fuirai, et j'irai travailler toute ma vie dans ses ateliers pour lui prouver ma reconnaissance ... --Dois-je dire aussi votre amour? dit Timothee d'un ton respectueux, mais insinuant. --Je ne pense pas qu'il soit question de cela, ni dans ma lettre, ni dans ce que je viens de vous dire, repondit Mattea en passant d'une paleur livide a une vive rougeur de colere; je trouve votre question etrange et cruelle dans la position ou je suis; j'avais cru jusqu'ici a de l'amitie de votre part. Je vois bien que la demarche que je fais m'ote votre estime; mais en quoi prouve-t-elle, je vous prie, que j'aie de l'amour pour Abul-Amet? --C'est bon, pensa Timothee, c'est une fille sans cervelle, et non pas sans coeur." Il lui fit d'humbles excuses, l'assura qu'elle avait droit au secours et au respect de son maitre, ainsi qu'aux siens, et s'adressant a Abul: "Seigneur mon maitre, qui avez ete toujours si doux et si genereux envers moi, lui dit-il, voulez-vous accorder a cette fille la grace qu'elle demande, et a votre serviteur fidele celle qu'il va vous demander? --Parle, repondit Abul; je n'ai rien a refuser a un serviteur et a un ami tel que toi. --Eh bien! dit Timothee, cette fille, qui est ma fiancee et qui s'est engagee a moi par des promesses sacrees, vous demande la grace de partir avec nous sur votre brigantin, et d'aller s'etablir dans votre atelier a Scio; et moi je vous demande la permission de l'emmener et d'en faire ma femme. C'est une fille qui s'entend au commerce et qui m'aidera dans la gestion de nos affaires. --Il n'est pas besoin qu'elle soit utile a mes affaires, repondit gravement Abul; il suffit qu'elle soit fiancee a mon serviteur fidele pour que je devienne son hote sincere et loyal. Tu peux emmener ta femme, Timothee; je ne souleverai jamais le coin de son voile; et quand je la trouverais dans mon hamac, je ne la toucherais pas. --Je le sais, o mon maitre, repondit le jeune Grec; et tu sais aussi que, le jour ou tu me demanderas ma tete, je me mettrai a genoux pour te l'offrir; car je te dois plus qu'a mon pere, et ma vie t'appartient plus qu'a celui qui me l'a donnee. --Mademoiselle, dit-il a Mattea, vous avez bien fait de compter sur l'honneur de mon maitre; tous vos desirs seront remplis, et, si vous voulez me permettre de vous conduire chez votre marraine, je connaitrai desormais en quel lieu je dois aller vous avertir et vous chercher au moment du depart de notre voile." Mattea eut peut-etre bien desire une reponse un peu moins strictement obligeante de la part d'Abul, mais elle n'en fut pas moins touchee de sa loyaute. Elle en exprima sa reconnaissance a Timothee, tout en regrettant tout bas qu'une parole tant soit peu affectueuse n'eut pas accompagne ses promesses de respect. Timothee la fit monter dans sa gondole, et la conduisit au palais de la princesse Veneranda. Elle etait si confuse de cette demarche hardie, aveugle inspiration d'un premier mouvement d'effervescence, qu'elle n'osa dire un mot a son compagnon durant la route. "Si l'on vous emmene a la campagne, lui dit Timothee en la quittant a quelque distance du palais, faites-moi savoir ou vous allez, et comptez-que j'irai vous y trouver ... --On m'enfermera peut-etre, dit Mattea tristement. --On sera bien malin si on m'empeche de me moquer des gardiens, reprit Timothee. Je ne suis pas connu de cette princesse Gica; si je me presente a vous devant elle, n'ayez pas l'air de m'avoir jamais vu. Adieu, bon courage. Gardez-vous de dire a votre marraine que vous n'etes pas venue directement de votre demeure a la sienne. Nous nous reverrons bientot." VI. Au lieu d'aller souper chez son actrice, Timothee rentra chez lui et se mit a rever. Lorsqu'il s'etendit sur son lit, aux premiers rayons du jour, pour prendre le peu d'instants de repos necessaire a son organisation active, le plan de toute sa vie etait deja concu et arrete. Timothee n'etait pas, comme Abul, un homme simple et candide, un heros de sincerite et de desinteressement. C'etait un homme bien superieur a lui dans un sens, et peu inferieur dans l'autre, car ses mensonges n'etaient jamais des perfidies, ses mefiances n'etaient jamais des injustices. Il avait toute l'habilete qu'il faut pour etre un scelerat, moins l'envie et la volonte de l'etre. Dans les occasions ou sa finesse et sa prudence etaient necessaires pour operer contre des fripons, il leur montrait qu'on peut les surpasser dans leur art sans embrasser leur profession. Ses actions portaient toutes un caractere de profondeur, de prevoyance, de calcul et de perseverance. Il avait trompe bien souvent, mais il n'avait jamais dupe; ses artifices avaient toujours tourne au profit des bons contre les mechants. C'etait la son principe, que tout ce qui est necessaire est juste, et que ce qui produit le bien ne peut etre le mal. C'est un principe de morale turque qui prouve le vide et la folie de toute formule humaine, car les despotes ottomans s'en servent pour faire couper la tete a leurs amis sur un simple soupcon, et Timothee n'en faisait pas moins une excellente application a tous ses actes. Quant a sa delicatesse personnelle, un mot suffisait pour la prouver: c'est qu'il avait ete employe par dix maitres cent fois moins habiles que lui, et qu'il n'avait pas amasse la plus petite pacotille a leur service. C'etait un garcon jovial, aimant la vie, depensant le peu qu'il gagnait, aussi incapable de prendre que de conserver, mais aimant la fortune et la caressant en reve comme une maitresse qu'il est tres-difficile d'obtenir et tres-glorieux de fixer. Sa plus chere et sa plus legitime esperance dans la vie etait de se trouver un jour assez riche pour s'etablir en Italie ou en France, et pour etre affranchi de toute domination. Il avait pourtant une vive et sincere affection pour Abul, son excellent maitre. Quand il faisait des tours d'adresse a ce credule patron (et c'etait toujours pour le servir, car Abul se fut ruine en un jour s'il eut ete livre a ses propres idees dans la conduite des affaires); quand, dis-je, il le trompait pour l'enrichir, c'etait sans jamais avoir l'idee de se moquer de lui, car il l'estimait profondement, et ce qui etait a ses yeux de la stupidite chez ses autres maitres devenait de la grandeur chez Abul. Malgre cet attachement, il desirait se reposer de cette vie de travail, ou au moins en jouir par lui-meme, et ne plus user ses facultes au service d'autrui. Une grande operation l'eut enrichi s'il eut eu beaucoup d'argent; mais, n'en ayant, pas assez, il n'en voulait pas faire de petites, et surtout il repoussait avec un froid et silencieux mepris les insinuations de ceux qui voulaient l'interesser aux leurs aux depens d'Abul-Amet. M. Spada n'y avait pas manque; mais, comme Timothee n'avait pas voulu comprendre, le digne marchand de soieries se flattait d'avoir ete assez habile en echouant pour ne pas se trahir. Un mariage avantageux etait la principale utopie de Timothee. Il n'imaginait rien de plus beau que de conquerir son existence, non sur des sots et des laches, mais sur le coeur d'une femme d'esprit. Mais, comme il ne voulait pas vendre son honneur a une vieille et laide creature, comme il avait l'ambition d'etre heureux en meme temps que riche, et qu'il voulait la rencontrer et la conquerir jeune, belle, aimable et spirituelle, on pense bien qu'il ne trouvait pas souvent l'occasion d'esperer. Cette fois enfin, il l'avait touchee du doigt, cette esperance. Depuis longtemps il essayait d'attirer l'attention de Mattea, et il avait reussi a lui inspirer de l'estime et de l'amitie. La decouverte de son amour pour Abul l'avait bouleverse un instant; mais, en y reflechissant, il avait compris combien peu de crainte devait lui inspirer cet amour fantasque, reve d'un enfant en colere qui veut fuir ses pedagogues, et qui parle d'aller dans l'ile des Fees. Un instant aussi il avait failli renoncer a son entreprise, non plus par decouragement, mais par degout; car il voulait aimer Mattea en la possedant, et il avait craint de trouver en elle une effrontee. Mais il avait reconnu que la conduite de cette jeune fille n'etait que de l'extravagance, et il se sentait assez superieur a elle pour l'en corriger en faisant le bonheur de tous deux. Elle avait le temps de grandir, et Timothee ne desirait ni esperait l'obtenir avant quelques annees. Il fallait commencer par detruire un amour dans son coeur avant de pouvoir y etablir le sien. Timothee sentit que le plus sur moyen qu'un homme puisse employer pour se faite hair, c'est de combattre un rival prefere et de s'offrir a la place. Il resolut, au contraire, de favoriser en apparence le sentiment de Mattea, tout en le detruisant par le fait sans qu'elle s'en apercut. Pour cela, il n'etait pas besoin de nier les vertus d'Abul, Timothee ne l'eut pas voulu; mais il pouvait faire ressortir l'impuissance de ce coeur musulman pour un amour de femme, sans porter la moindre atteinte de regret a l'amateur eclaire qui trouvait la matrone Loredana plus belle que sa fille. La princesse Veneranda fut derangee au milieu de son precieux sommeil par l'arrivee de Mattea a une heure indue. Il n'est guere d'heures indues a Venise; mais en tout pays il en est pour une femme qui subordonne toutes ses habitudes a l'importante affaire de se maintenir le teint frais. Comme pour ajouter au bienfait de ses longues nuits de repos, elle se servait d'un enduit cosmetique dont elle avait achete la recette a prix d'or a un sorcier arabe, elle fut assez troublee de cet evenement, et s'essuya a la hate pour ne point faire soupconner qu'elle eut besoin de recourir a l'art. Quand elle eut ecoute la plainte de Mattea, elle eut bien envie de la gronder, car elle ne comprenait rien aux idees exaltees; mais elle n'osa le faire, dans la crainte d'agir comme une vieille et de paraitre telle a sa filleule et a elle-meme: Grace a cette crainte, Mattea eut la consolation de lui entendre dire: "Je te plains, ma chere amie; je sais ce que c'est que la vivacite des jeunes tetes; je suis encore bien peu sage moi-meme, et entre femmes on se doit de l'indulgence. Puisque tu viens a moi, je me conduirai avec toi comme une veritable soeur et te garderai quelques jours, jusqu'a ce que la fureur de ta mere, qui est un peu trop dure; je le sais, soit passee. En attendant, couche-toi sur le lit de repos qui est dans mon cabinet, et je vais envoyer chez tes parents afin qu'en s'apercevant de ta fuite ils ne soient pas en peine. Le lendemain M. Spada vint remercier la princesse de l'hospitalite qu'elle voulait bien donner a une malheureuse folle. Il parla assez severement a sa fille. Neanmoins il examina avec une anxiete qu'il s'efforcait vainement de cacher la blessure qu'elle avait au front. Quand il eut reconnu que c'etait peu de chose, il pria la princesse de l'ecouter un instant en particulier; et, quand il fut seul avec elle, il tira de sa poche la boite de cristal de roche qu'Abul avait donnee a Mattea. "Voici, dit-il, un bijou et une drogue que cette pauvre infortunee a laisses tomber de son sein pendant que sa mere la frappait. Elle ne peut l'avoir recue que du Turc ou de son serviteur. Votre Excellence m'a parle d'amulettes et de philtres: ceci ne serait-il point quelque poison analogue, propre a seduire et a perdre les filles? --Par les clous de la sainte croix, s'ecria Veneranda, cela doit etre!". Mais quand elle eut ouvert la boite et examine les pastilles: "Il me semble, dit-elle, que c'est de la gomme de lentisque, que nous appelons mastic dans notre pays. En effet, c'est meme de la premiere qualite, du veritable skinos. Neanmoins il faut essayer d'en tremper un grain dans de l'eau benite, et nous verrons s'il resistera a l'epreuve." L'experience ayant ete faite, a la grande gloire des pastilles, qui ne produisirent pas la plus petite detonation et ne repandirent aucune odeur de soufre, Veneranda rendit la boite a M. Spada, qui se retira en la remerciant et, en la suppliant d'emmener au plus vite sa fille loin de Venise. Cette resolution lui coutait beaucoup a prendre; car avec elle il perdait l'espoir de la soie blanche et il retrouvait la crainte d'avoir a payer ses deux mille _doges_. C'est ainsi que, suivant une vieille tradition, il appelait ses sequins, parce que leur effigie represente le doge de Venise a genoux devant saint Marc. _Doze a Zinocchion_ est encore pour le peuple synonyme de sequins de la republique. Cette monnaie, qui meriterait par son anciennete de trouver place dans les musees et dans les cabinets, a encore cours a Venise, et les Orientaux la recoivent de preference a toute autre, parce qu'elle est d'un or tres-pur. Neanmoins Abul-Amet, a sa priere, se montra d'autant plus misericordieux qu'il n'avait jamais songe a le ranconner; mais, comme le vieux fourbe avait voulu couper l'herbe sous le pied a son genereux creancier en s'emparant de la soie blanche en secret, Timothee trouva que c'etait justice de faire faire cette acquisition a son maitre sans y associer M. Spada. Assem, l'armateur smyrniote, s'en trouva bien; car Abul lui en donna mille sequins de plus qu'il n'en esperait, et M. Spada reprocha souvent a sa femme de lui avoir fait par sa fureur un tort irreparable; mais il se taisait bien vite lorsque la virago, pour toute reponse, serrait le poing d'un air expressif, et il se consolait un peu de ses angoisses de tout genre avec l'assurance de ne payer ses chers et precieux doges, ses _dattes succulentes_, comme il les appelait, qu'a la fin de l'annee. Veneranda et Mattea quitterent Venise; mais cette pretendue retraite, ou la captive devait etre soustraite au voisinage de l'ennemi, n'etait autre que la jolie ile de Torcello, ou la princesse avait une charmante villa et ou l'on pouvait venir diner en partant de Venise en gondole apres la sieste. Il ne fut pas difficile a Timothee de s'y rendre entre onze heures et minuit sur la _barchetta_ d'un pecheur d'huitres. Mattea etait assise avec sa marraine sur une terrasse couverte de sycomores et d'aloes, d'ou ses grands yeux reveurs contemplaient tristement le lever de la lune, qui argentait les flots paisibles et semait d'ecailles d'argent le noir manteau de l'Adriatique. Rien ne peut donner l'idee de la beaute du ciel dans cette partie du monde; et quiconque n'a pas reve seul le soir dans une barque au milieu de cette mer, lorsqu'elle est plus limpide et plus calme qu'un beau lac, ne connait pas la volupte. Ce spectacle dedommageait un peu la serieuse Mattea des niaiseries insipides dont l'entretenait une vieille fille coquette et bornee. Tout a coup il sembla que le vent apportait les notes greles et coupees d'une melodie lointaine. La musique n'etait pas chose rare sur les eaux de Venise; mais Mattea crut reconnaitre des sons qu'elle avait deja entendus. Une barque se montrait au loin, semblable a une imperceptible tache noire sur un immense voile d'argent. Elle s'approcha peu a peu, et les sons de la guitare de Timothee devinrent plus distincts. Enfin la barque s'arreta a quelque distance de la ville, et une voix chanta une romance amoureuse ou le nom de Veneranda revenait a chaque refrain au milieu des plus emphatiques metaphores. Il y avait si longtemps que la pauvre princesse n'avait plus d'aventures qu'elle ne fut pas difficile sur la poesie de cette romance. Elle en parla toute la soiree et tout le lendemain avec des minauderies charmantes et en ajoutant tout haut, pour moralite a ses doux commentaires, de grandes exclamations sur le malheur des femmes qui ne pouvaient echapper aux inconvenients de leur beaute et qui n'etaient en surete nulle part. Le lendemain Timothee vint chanter plus pres encore une romance encore plus absurde, qui fut trouvee non moins belle que l'autre. Le jour suivant il fit parvenir un billet, et le quatrieme jour il s'introduisit en personne dans le jardin, bien certain que la princesse avait fait mettre les chiens a l'attache et qu'elle avait envoye coucher tous ses gens. Ce n'est pas qu'aux temps les plus florissants de sa vie elle n'eut ete galante. Elle n'avait jamais eu ni une vertu ni un vice; mais tout homme qui se presentait chez elle avec l'adulation sur les levres etait sur d'etre accueilli avec reconnaissance. Timothee avait pris de bonnes informations, et il se precipita aux pieds de la douairiere dans un moment ou elle etait seule, et, sans s'effrayer de l'evanouissement qu'elle ne manqua pas d'avoir, il lui debita une si belle tirade qu'elle s'adoucit; et, pour lui sauver la vie (car il ne fit pas les choses a demi, et, comme tout galant eut fait a sa place, il menaca de se tuer devant elle), elle consentit a le laisser venir de temps en temps baiser le bas de sa robe. Seulement, comme elle tenait a ne pas donner un mauvais exemple a sa filleule, elle recommanda bien a son humble esclave de ne pas s'avouer pour le chanteur de romances et de se presenter dans la maison comme un parent qui arrivait de Moree. Mattea fut bien surprise le lendemain a table lorsque ce pretendu neveu, annonce le matin par sa marraine, parut sous les traits de Timothee; mais elle se garda bien de le reconnaitre, et ce ne fut qu'au bout de quelques jours qu'elle se hasarda a lui parler. Elle apprit de lui, a la derobee, qu'Abul, occupe de ses soieries et de sa teinture, ne retournerait guere dans son ile qu'au bout d'un mois. Cette nouvelle affligea Mattea, non-seulement parce qu'elle lui inspirait la crainte d'etre forcee de retourner chez sa mere, d'ou il lui serait tres-difficile desormais de s'echapper, mais parce qu'elle lui otait le peu d'esperance qu'elle conservait d'avoir fait quelque impression sur le coeur d'Abul. Cette indifference de son sort, cette preference donnee sur elle a des interets commerciaux, c'etait un coup de poignard enfonce peut-etre dans son amour-propre encore plus que dans son coeur; car nous avouons qu'il nous est tres-difficile de croire que son coeur jouat un role reel dans ce roman de grande passion. Neanmoins, comme ce coeur etait noble, la mortification de l'orgueil blesse y produisit de la douleur et de la honte sans aucun melange d'ingratitude ou de depit; elle ne cessa pas de parler d'Abul avec veneration et de penser a lui avec une sorte d'enthousiasme. Timothee devint, en moins d'une semaine, le sigisbe en titre de Veneranda. Rien n'etait plus agreable pour elle que de trouver, a son age, un tout jeune et assez joli garcon, plein d'esprit, et jouant merveilleusement de la guitare, qui voulut bien porter son eventail, ramasser son bouquet, lui dire des impertinences et lui ecrire des bouts-rimes. Il avait soin de ne jamais venir a Torcello qu'apres s'etre bien assure que M. et madame Spada etaient occupes en ville et ne viendraient pas le surprendre aux pieds de sa princesse, qui ne le connaissait que sous le nom du prince Zacharias Kalasi. Durant les longues soirees, le sans-gene de la campagne permettait a Timothee d'entretenir Mattea, d'autant plus qu'il venait souvent des visites, et que dame Gica, par soin de sa reputation, prescrivait a son cavalier servant de l'attendre au jardin tandis qu'elle serait au salon; et pendant ce temps, comme elle ne craignait rien au monde plus que de le perdre, elle recommandait a sa filleule de lui tenir compagnie, sure que ses charmes de quatorze ans ne pouvaient entrer en lutte avec les siens. Le jeune Grec en profita, non pour parler de ses pretentions, il s'en garda bien, mais pour l'eclairer sur le veritable caractere d'Abul, qui n'etait rien moins qu'un galant paladin, et qui, malgre sa douceur et sa bonte naturelles, faisait jeter une femme adultere dans un puits, ni plus ni moins que si c'eut ete un chat. Il lui peignit en meme temps les moeurs des Turcs, l'interieur des harems, l'impossibilite d'enfreindre leurs lois qui faisaient de la femme une marchandise appartenant a l'homme, et jamais une compagne ou une amie. Il lui porta le dernier coup en lui apprenant qu'Abul, outre vingt femmes dans son harem, avait une femme legitime dont les enfants etaient eleves avec plus de soin que ceux des autres, et qu'il aimait autant qu'un Turc peut aimer une femme, c'est-a-dire un peu plus que sa pipe et un peu moins que son cheval. Il engagea beaucoup Mattea a ne pas se placer sous la domination de cette femme, qui, dans un acces de jalousie, pourrait bien la faire etrangler par ses eunuques. Comme il lui disait toutes ces choses par maniere de conversation, et sans paraitre lui donner des avertissements dont elle se fut peut-etre mefiee, elles faisaient une profonde impression sur son esprit et la reveillaient comme d'un reve. En meme temps il eut soin de lui dire tout ce qui pouvait lui donner l'envie d'aller a Scio, pour y jouir, dans les ateliers qu'il dirigeait, d'une liberte entiere et d'un sort paisible. Il lui dit qu'elle trouverait a y exercer les talents quelle avait acquis dans la profession de son pere, ce qui l'affranchirait de toute obligation qui put faire rougir sa fierte aupres d'Abul. Enfin il lui fit une si riante peinture du pays, de sa fertilite, de ses productions rares, des plaisirs du voyage, du charme qu'on eprouve a se sentir le maitre et l'artisan de sa destinee, que sa tete ardente et son caractere fort et aventureux embrasserent l'avenir sous cette nouvelle face. Timothee eut soin aussi de ne pas detruire tout a fait son amour romanesque, qui etait le plus sur garant de son depart, et dont il ne se flattait pas vainement de triompher. Il lui laissa un peu d'espoir, en lui disant qu'Abul venait souvent dans les ateliers et qu'il y etait adore. Elle pensa qu'elle aurait au moins la douceur de le voir; et quant a lui, il connaissait trop la parole de son maitre pour s'inquieter des suites de ces entrevues. Quand tout ce travail que Timothee avait entrepris de faire dans l'esprit de Mattea eut porte les fruits qu'il en attendait, il pressa son maitre de mettre a la voile, et Abul, qui ne faisait rien que par lui, y consentit sans peine. Au milieu de la nuit, une barque vint prendre la fugitive a Torcello et la conduisit droit au canal des Marane, ou elle s'amarra a un des pieux qui bordent ce chemin des navires au travers des bas-fonds. Lorsque le brigantin passa, Abul tendit lui-meme une corde a Timothee, car il eut emmene trente femmes plutot que de laisser ce serviteur fidele, et la belle Mattea fut installee dans la plus belle chambre du navire. VII. Trois ans environ apres cette catastrophe, la princesse Veneranda etait seule un matin dans la villa de Torcello, sans filleule, sans sigisbe, sans autre societe pour le moment que son petit chien, sa soubrette et un vieil abbe qui lui faisait encore de temps en temps un madrigal ou un acrostiche. Elle etait assise devant une superbe glace de Murano, et surveillait l'edifice savant que son coiffeur lui elevait sur la tete avec autant de soin et d'interet qu'aux plus beaux jours de sa jeunesse. C'etait toujours la meme femme, pas beaucoup plus laide, guere plus ridicule, aussi vide d'idees et de sentiments que par le passe. Elle avait conserve le gout fantasque qui presidait a sa parure et qui caracterise les femmes grecques lorsqu'elles sont depaysees, et qu'elles veulent entasser sur elles les ornements de leur costume avec ceux des autres pays. Veneranda avait en ce moment sur la tete un turban, des fleurs, des plumes, des rubans, une partie de ses cheveux poudree et une autre teinte en noir. Elle essayait d'ajouter des crepines d'or a cet attirail qui ne la faisait pas mal ressembler a une des belettes empanachees dont parle La Fontaine, lorsque son petit negre lui vint annoncer qu'un jeune Grec demandait a lui parler. "Juste ciel! serait-ce l'ingrat Zacharias? s'ecria-t-elle. --Non, madame, repondit le negre, c'est un tres-beau jeune homme que je ne connais pas, et qui ne veut vous parler qu'en particulier. --Dieu soit loue! c'est un nouveau sigisbe qui me tombe du ciel," pensa Veneranda; et elle fit retirer les temoins en donnant l'ordre d'introduire l'inconnu par l'escalier derobe. Avant qu'il parut, elle se hata de donner un dernier coup d'oeil a sa glace, marcha dans la chambre pour essayer la grace de son panier, fonca un peu son rouge, et se posa ensuite gracieusement sur son ottomane. Alors un jeune homme, beau comme le jour ou comme un prince de conte de fees, et vetu d'un riche costume grec, vint se precipiter a ses pieds et s'empara d'une de ses mains qu'il baisa avec ardeur. "Arretez, monsieur, arretez! s'ecria Veneranda eperdue; on n'abuse pas ainsi de l'etonnement et de l'emotion d'une femme dans le tete-a-tete. Laissez ma main; vous voyez que je suis si tremblante que je n'ai pas la presence d'esprit de la retirer. Qui etes-vous? au nom du ciel! et que doivent me faire craindre ces transports imprudents? --Helas! ma chere marraine, repondit le beau garcon, ne reconnaissez-vous point votre filleule, la coupable Mattea, qui vient vous demander pardon de ses torts et les expier par son repentir?" La princesse jeta un cri en reconnaissant en effet Mattea, mais si grande, si forte, si brune et si belle sous ce deguisement, qu'elle lui causait la douce illusion d'un jeune homme charmant a ses pieds. "Je te pardonnerai, a toi, lui dit-elle en l'embrassant; mais que ce miserable Zacharias, Timothee, ou comme on voudra l'appeler, ne se presente jamais devant moi. --Helas! chere marraine, il n'oserait, dit Mattea; il est reste dans le port sur un vaisseau qui nous appartient et qui apporte a Venise une belle cargaison de soie blanche. Il m'a chargee de plaider sa cause, de vous peindre son repentir et d'implorer sa grace. --Jamais! jamais!" s'ecria la princesse. Cependant elle s'adoucit en recevant de la part de son infidele sigisbe un cachemire si magnifique, qu'elle oublia tout ce qu'il y avait d'etrange et d'interessant dans le retour de Mattea pour examiner ce beau present, l'essayer et le draper sur ses epaules. Quand elle en eut admire l'effet, elle parla de Timothee avec moins d'aigreur, et demanda depuis quand il etait armateur et negociant pour son compte. "Depuis qu'il est mon epoux, repondit Mattea, et qu'Abul lui a fait un pret de cinq mille sequins pour commencer sa fortune. --Eh quoi! vous avez epouse Zacharias? s'ecria Veneranda, qui voyait des lors en Mattea une rivale; c'etait donc de vous qu'il etait amoureux lorsqu'il me faisait ici de si beaux serments et de si beaux quatrains? O perfidie d'un petit serpent rechauffe dans mon sein! Ce n'est pas que j'aie jamais aime ce freluquet; Dieu merci, mon coeur superbe a toujours resiste aux traits de l'amour; mais c'est un affront que vous m'avez fait l'un et l'autre... --Helas! non, ma bonne marraine, repondit Mattea, qui avait pris un peu de la fourberie moqueuse de son mari; Timothee etait reellement fou d'amour pour vous. Rassemblez bien vos souvenirs, vous ne pourrez en douter. Il songeait a se tuer par desespoir de vos dedains. Vous savez que de mon cote j'avais mis dans ma petite cervelle une passion imaginaire pour notre respectable patron Abul-Amet. Nous partimes ensemble, moi pour suivre l'objet de mon fol amour, Timothee pour fuir vos rigueurs, qui le rendaient le plus malheureux des hommes. Peu a peu, le temps et l'absence calmerent sa douleur; mais la plaie n'a jamais ete bien fermee, soyez-en sure, madame; et s'il faut vous l'avouer, tout en demandant sa grace, je tremble de l'obtenir; car je ne songe pas sans effroi a l'impression que lui fera votre vue. --Rassure-toi, ma chere fille, repondit la Gica tout a fait consolee, en embrassant sa filleule, tout en lui tendant une main misericordieuse et amicale; je me souviendrai qu'il est maintenant ton epoux, et je te menagerai son coeur, en lui montrant la severite que je dois avoir pour un amour insense. La vertu que, grace a la sainte Madone, j'ai toujours pratiquee, et la tendresse que j'ai pour toi, me font un devoir d'etre austere et prudente avec lui. Mais explique-moi, je te prie, comment ton amour pour Abul s'est passe, et comment tu t'es decidee a epouser ce Zacharias que tu n'aimais point. --J'ai sacrifie, repondit Mattea, un amour inutile et vain a une amitie sage et vraie. La conduite de Timothee envers moi fut si belle, si delicate, si sainte, il eut pour moi des soins si desinteresses et des consolations si eloquentes, que je me rendis avec reconnaissance a son affection. Lorsque nous avons appris la mort de ma mere, j'ai espere que j'obtiendrais le pardon et la benediction de mon pere, et nous sommes venus l'implorer, comptant sur votre intercession, o ma bonne marraine! --J'y travaillerai de mon mieux; cependant je doute qu'il pardonne jamais a ce Zacharias, a ce Timothee, veux-je dire, les tours perfides qu'il lui a joues. --J'espere que si, reprit Mattea; la position de mon mari est assez belle maintenant, et ses talents sont assez connus dans le commerce, pour que son alliance ne semble point desavantageuse a mon pere." La princesse fit aussitot amener sa gondole, et conduisit Mattea chez M. Spada. Celui-ci eut quelque peine a la reconnaitre sous son habit sciote; mais des qu'il se fut assure que c'etait elle, il lui tendit les bras et lui pardonna de tout son coeur. Apres le premier mouvement de tendresse, il en vint aux reproches et aux lamentations; mais des qu'il fut au courant de la face qu'avait prise la destinee de Mattea, il se consola, et voulut aller sur-le-champ dans le port voir son gendre et la soie blanche qu'il apportait. Pour acheter ses bonnes graces, Timothee la lui vendit a un tres-bas prix, et n'eut point lieu de s'en repentir; car M. Spada, touche de ses egards et frappe de son habilete dans le negoce, ne le laissa point repartir pour Scio sans avoir reconnu son mariage et sans l'avoir mis au courant de toutes ses affaires. En peu d'annees la fortune de Timothee suivit une marche si heureuse et si droite, qu'il put rembourser la somme que son cher Abul lui avait pretee; mais il ne put jamais lui en faire accepter les interets. M. Spada, qui avait un peu de peine a abandonner la direction de sa maison, parla pendant quelque temps de s'associer a son gendre; mais enfin Mattea etant devenue mere de deux beaux enfants, Zacomo, se sentant vieillir, ceda son comptoir, ses livres et ses fonds a Timothee, en se reservant une large pension, pour le payement regulier de laquelle il prit scrupuleusement toutes ses suretes, en disant toujours qu'il ne se mefiait pas de son gendre, mais en repetant ce vieux proverbe des negociants: _Les affaires sont les affaires_. Timothee se voyant maitre de la belle fortune qu'il avait attendue et esperee, et de la belle femme qu'il aimait, se garda bien de laisser jamais soupconner a celle-ci combien ses vues dataient de loin. En cela il eut raison. Mattea crut toujours de sa part a une affection parfaitement desinteressee, nee a l'ile de Scio, et inspiree par son isolement et ses malheurs. Elle n'en fut pas moins heureuse pour etre un peu dans l'erreur. Son mari lui prouva toute sa vie qu'il l'aimait encore plus que son argent, et l'amour-propre de la belle Venitienne trouva son compte a se persuader que jamais une pensee d'interet n'avait trouve place dans l'ame de Timothee a cote de son image. Avis a ceux qui veulent savoir le fond de la vie, et qui tuent la poule aux oeufs d'or pour voir ce qu'elle a dans le ventre! Il est certain que si Mattea, apres son mariage, eut ete desheritee, Timothee ne l'aurait pas moins bien traitee, et probablement il n'en eut pas ressenti la moindre humeur; les hommes comme lui ne font pas souffrir les autres de leurs revers, car il n'est guere de veritables revers pour eux. Abul-Amet et Timothee resterent associes d'affaires et amis de coeur toute leur vie. Mattea vecut toujours a Venise, dans son magasin, entre son pere, dont elle ferma les yeux, et ses enfants, pour lesquels elle fut une tendre mere, disant sans cesse qu'elle voulait reparer envers eux les torts qu'elle avait eus envers la sienne. Timothee alla tous les ans a Scio, et Abul revint quelquefois a Venise. Chaque fois que Mattea le revit apres une absence, elle eprouva une emotion dont son mari eut tres-grand soin de ne jamais s'apercevoir. Abul ne s'en apercevait reellement pas, et, lui baisant la main a l'italienne, il lui disait la seule parole qu'il eut pu jamais apprendre: _Votre ami_. Quant a Mattea, elle parlait a merveille les langues modernes de l'Orient, et dans la conduite de ses affaires elle etait presque aussi entendue que son mari. Plusieurs personnes, a Venise, se souviennent de l'avoir vue. Elle etait devenue un peu forte de complexion pour une femme, et le soleil d'Orient l'avait bronzee, de sorte que sa beaute avait pris un caractere un peu viril. Soit a cause de cela, soit a cause de l'habitude qu'elle en avait contractee dans la vie de commis qu'elle avait menee a Scio, et qu'elle menait encore a Venise, elle garda toujours son elegant costume sciote, qui lui allait a merveille, et qui la faisait prendre pour un jeune homme par tous les etrangers. Dans ces occasions, Veneranda, quoique decrepite, se redressait encore, et triomphait d'avoir un si beau sigisbe au bras. La princesse laissa une partie de ses biens a cet heureux couple, a la charge de la faire ensevelir dans une robe de drap d'or et de prendre soin de son petit chien. FIN DE MATTEA. End of the Project Gutenberg EBook of Mattea, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MATTEA *** ***** This file should be named 12865.txt or 12865.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/8/6/12865/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. 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You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. 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