Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0029, 16 Septembre 1843, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Illustration, No. 0029, 16 Septembre 1843 Author: Various Release Date: January 15, 2012 [EBook #38576] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0029, 16 *** Produced by Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 0029, 16 Septembre 1843
Nº 29. Vol. II.-SAMEDI 16 SEPTEMBRE 1843. Bureaux, rue de Seine, 33. Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois. 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br. 1 fr. 75. Ab. pour les Dép..--3 mois, 9 fr.--6 mois. 17 fr.--Un an, 33 fr. pour l'Étranger. 10 20 40
Inauguration de la Statue du roi René, à Angers: Statue du roi René, par M. David (d'Angers): de la Statue de l'abbé de l'Épée, à Versailles: Statue de l'abbé de L'Épée, par M. Michaud.--Courrier de Paris.--Ouverture de la Chasse. Frontispice; le Départ pour la Chasse; le Chasseur au canon; le Chasseur dévastateur; le Chasseur fashionable; Députation du Gibier à la Chambre de Pairs; le Marchand de Chiens; le Chasseur parisien; le Feu de peloton; le dernier lièvre européen; 8 dessins de Grandville, 1 dessin de Cham, etc.--Visite de la reine d'Angleterre au roi Louis-Philippe (Suite). Vue du château d'Eu; Canot du roi; Débarquement de la reine Victoria; Louis-Philippe présente la reine d'Angleterre à la reine des Français; Voiture du roi; Départ de la reine d'Angleterre du Tréport; Embarquement de la reine Victoria et du prince Albert; le Yacht Victoria-and-Albert; Canot de la reine d'Angleterre; Dessins de Morel-Fatin. Loeillot, etc.,--Petits Poèmes. La Pensée; le Jour de Naissance; un Siècle; la Comète.--Margherita Pusterla. Chapitre VII, la Noyée, 14 Gravures.--Annonces.--Modes. --Bracelets Victoria.--Moeurs algériennes. 1 Gravure. --Rébus.
Il y a une douzaine d'années, plusieurs savants, qui n'avaient rien des mieux à faire, réalisant une pensée de M. de Humboldt, créèrent les congrès scientifiques. Ils invitèrent les érudits de toutes les nations à se réunir, à des époques déterminées, pour traiter simultanément des questions d'histoire, d'archéologie, de médecine, de physique, de mathématiques, de littérature et de beaux-arts. Afin de grouper et de disperser en même temps les lumières, ils convinrent que l'assemblée, annuellement nomade, se tiendrait à tour de rôle dans les principaux chefs-lieux. L'institution des congrès, accomplissant pour la onzième fois ses révolutions périodiques, s'est réunie en 1843 dans la ville d'Angers, sous la présidence de M. le comte de Las-Cases. Là, après avoir discuté bon nombre de questions importantes, les membres du congrès ont honoré de leur présence l'inauguration de la statue du roi René.
Statue du roi René, par
M. David d'Angers.
Le roi René, comte d'Anjou et de Provence, comte de Lorraine, roi de Naples et de Jérusalem in partibus, fut, par ses qualités aimables, le Henri IV du Moyen-Age. Né à Angers en 1408, il commença la vie en chevalier pour la finir en troubadour, et ses succès dans les arts purent le consoler de ses revers sur les champs de bataille. Les malheurs de la guerre l'obligèrent à renoncer successivement à la Lorraine, qu'il tenait de sa femme Isabelle, et au royaume de Naples, que la reine Jeanne II lui avait légué. De cet héritage, René ne garda que le comté de Provence, où il s'installa paisiblement pour rimer, chanter, peindre, courtiser les dames, instituer des processions, et oublier autant que possible qu'il avait des États à régir. On ne peut dire que ce fut un bon prince, car il s'occupait médiocrement d'administration; mais c'était à coup sur un homme spirituel et généreux, qui faisait également bien des sirventes, de la peinture et des dettes; il avait le mérite plus rare encore de payer exactement, quoique les sommes fussent souvent considérables, et il disait à son trésorier: «Je ne voudrais, pour rien au monde, avoir déshonneur à la parole que j'ai donnée.» Insoucieux artiste, il peignait une perdrix quand on lui annonça la perte du royaume de Naples, et il ne quitta pas le pinceau. Toujours disposé à écouter des requêtes, à récompenser des services, à signer des grâces, «La plume des princes, disait-il, ne doit jamais être paresseuse.»
La ville d'Angers, qui doit élever une statue en bronze au bon roi René, en a préalablement inauguré le plâtre dans la grande salle de l'Hôtel-de-Ville. Cette solennité a eu lieu à huis clos, le 7 septembre, et l'on n'y a convié que les notabilités de Maine-et-Loire et les honorables membres du congrès. La séance a été ouverte à trois heures et demie, et presque entièrement remplie par la lecture des commentaires que M. Quatrebarbes prépare pour une édition nouvelle des Oeuvres complètes du roi René; publication dont le produit sera consacré à l'érection de la statue de bronze.
Le monument nouveau est de M. David. Le sculpteur, songeant que le roi René n'appartenait à Angers que par sa naissance et ses premières années, l'a représenté jeune, vigoureux, le regard fier, une main sur la garde de son épée, l'autre prête à saisir un casque. Le bon prince est armé de pied en cap; sur sa poitrine pendent les insignes de l'ordre du Croissant, qu'il institua à Angers, en 1438, et dont la devise était loz en croissant. A droite de la figure, sur un support, sont les pinceaux, la palette, et la plume qui écrivit le Petit Traité de l'Abusé de Court, imprimé à Vienne par Pierre Schenck, en 1484. L'écu armorié du prince est à ses pieds, et derrière lui la lyre dont il s'accompagnait en chantant le soleil et les femmes d'Occitanie. Le costume tout entier est d'une rigoureuse exactitude; l'artiste n'a rien omis de ce qui peut caractériser la vie, l'époque et les travaux du roi René. La tête, un peu grosse peut-être, est pleine de noblesse; une tunique ajustée avec art recouvre l'armure. Condamné à emprisonner les membres dans des plaques de fer, l'artiste s'en est consolé en modelant admirablement les méplats de la Face, et en ajustant la tunique avec une élégante légèreté. On retrouve, dans la conception générale de la statue, le génie inventeur de M. David, qui, contrairement à la plupart de ses collègues, cherche avant toutes choses une pensée neuve et originale.
L'inauguration de la statue de l'abbé de L'Épée, remise, plusieurs fois, a eu lieu enfin le 5 septembre, à Versailles, dans la rue royale, au centre du marché dit Neuf, bien qu'il y ait un autre marché bâti depuis.
Statue de l'abbé de L'Épée, par Michaud.
La vie de Charles-Michel de L'Épée est trop connue pour que nous ayons besoin de lui consacrer de longues pages. Né à Versailles, le 24 novembre 1712, il montra dès son jeune âge un grand amour de l'étude, beaucoup de piété et une conduite irréprochable. Sa vocation le portait vers l'Église; cependant, pour plaire à ses parents, il commença à dix-sept ans l'étude du droit. Mais la vie du palais, les discussions du barreau, n'allaient pas à sa douce et bienveillante nature; il reprit bientôt ses études théologiques et entra dans les ordres en 1736. Il fut d'abord nommé curé de Fenges; ni 1738, il reçut le canonicat de Fougy. Il prêchait depuis quelques années avec succès, lorsque le hasard lui ouvrit la carrière où il devait s'illustrer. Un prêtre nommé Vanin avait entrepris l'éducation de deux jeunes filles sourdes-muettes, à l'aide d'images. Ce prêtre mourut. Les pauvres orphelines furent recommandées à l'abbé de L'Épée. Il se chargea de continuer l'oeuvre de Vanin; il s'y attacha. Ce qu'il n'avait fait d'abord que par pitié, il le continua par goût; il chercha un meilleur moyen d' instruction, l'inspiration vint un jour. En 1760, il créa sa méthode, il la développa, et appela successivement un grand nombre de sourds-muets, qu'il initia à une vie nouvelle.
Quelques tentatives d'instruction des sourds-muets avaient été faites avant l'abbé de L'Épée, mais aucune n'avait atteint le but. L'une consistait à leur faire comprendre le sens des paroles par le mouvement des lèvres et à leur faire articuler des sons; une autre avait pour base l'alphabet manuel, appelé dactyologie ou dactylologie. Dans cette méthode, les doigts, par leurs mouvements, représentaient les lettres et les mots. L'abbé de L'Épée sentit l'insuffisance de ces deux moyens, ainsi que de la méthode par estampes; il chercha mieux, et trouva sa méthode des signes combinés, ici, les gestes expriment la pensée plutôt que les mots; cependant ils sont soumis à des règles grammaticales. Ce langage par gestes reçut le nom de mimique. Il put s'adapter également à l'instruction des sourds-muets de toutes les nations, car dans toutes les langues la même pensée s'exprime par le même geste; le geste est une langue universelle. Quelquefois l'abbé de L'Epée joignait à sa mimique l'enseignement de vive voix; il réussit même à faire parler quelques élèves.
Pendant seize ans, l'abbé de L'Épée prodigua à tous les sourds-muets qui se présentèrent à lui les soins les plus touchants; il n'était pas seulement leur instituteur, il était leur père et leur ami; il partageait avec eux tout ce qu'il possédait, et il n'avait que le strict nécessaire. Cette admirable conduite fut connue enfin, malgré la modestie de l'abbé de L'Épée. Ses amis le décidèrent à publier sa méthode et il ouvrir des cours publics. Son livre de l'institution des Sourds-Muets par la voie des signes méthodiques parut en 1776, et fut accueilli avec enthousiasme dans toute l'Europe.
L'abbé, de L'Epée occupait alors un appartement rue des Moulins, n° 14. Un jour, il se préparait à dire la messe à Saint-Roch, lorsqu'un inconnu demande à remplacer l'enfant qui la servait ordinairement. Après la messe, l'étranger suivit l'abbé à son école; après la leçon, le visiteur présenta un petit paquet à l'abbé de L'Epée, elle pria de l'accepter comme un souvenir de l'admiration qu'il lui avait inspirée. C'était une magnifique tabatière enrichie de pierreries et ornée du portrait de l'empereur d'Allemagne Joseph II; l'inconnu était l'empereur lui-même. Louis XVI et Marie-Antoinette visitèrent plusieurs fois les écoles de l'abbé de L'Epée et le comblèrent de bienfaits. Les souverains étrangers envoyèrent près de lui des hommes instruits pour étudier sa méthode et la propager dans leurs États.
L'abbé de L'Épée avait atteint l'apogée de sa gloire en 1789; il avait formé des disciples dignes de continuer son oeuvre; il ne lui restait plus rien à faire sur la terre: sa tâche avait été dignement remplie. Le 25 décembre, il quitta donc cette vie et remonta au sein de Dieu. Il était âgé de soixante-dix-huit ans. Un foule immense le suivit jusqu'à la chapelle Saint-Nicolas, où son corps fut placé. L'Assemblée nationale envoya une députation à son convoi. Dix-huit mois après, le 21 juillet 1791, l'Assemblée constituante décréta que l'abbé de L'Épée serait mis au nombre des hommes qui ont bien mérité de l'humanité. La postérité, qui déchire si souvent ces brevets d'immortalité donnés par les contemporains, a ratifié celui-ci. L'abbé de L'Épée est un des saints du calendrier des peuples.
La statue inaugurée à Versailles est l'oeuvre de M. Michaud, oeuvre gratuite. Cet artiste a offert son talent à la commission chargée d'ériger monument à l'abbé de L'Epée, en refusant toute indemnité. Ce monument se compose d'un piédestal simple, formé par deux rangs de degrés en marbre ciselé de Soignies (Hainaut belge); le dé et le socle sont formés de deux morceaux bouchardés du même marbre, ornés seulement d'arêtes ciselées. Sur la face nord est cette inscription:
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE,
PREMIER INSTITUTEUR DES SOURDS-MUETS.
NÉ À VERSAILLES,
LE XXIV NOV. MDCCXII.
Le piédestal est assis sur une plate-forme encastrée dans un parpaing de granite de Cherbourg, qui sert d'appui à une grille d'entourage en fer fondu. La statue a 2m 50 de hauteur; le piédestal, 2m 71. L'abbé de L'Epée est représenté debout; il vient de découvrir le langage des gestes intelligents. Ses yeux, dirigés vers le ciel, semblent remercier Dieu de l'inspiration qu'il vient de recevoir; son geste exprime ce nom: Dieu!
La cérémonie de l'inauguration a eu lieu à une heure. Elle n'a été digne ni de l'abbé de L'Épée ni de Versailles. Cette ville, si habituée aux fêtes royales, eût pu mieux faire pour un de ses grands hommes. Ce n'était pas une barrière de corde et de grossiers morceaux de bois qu'il fallait opposer à la foule; ce n'étaient pas quelque gardes nationaux trop largement espacés, quelques gendarmes; c'était le clergé tout entier avec l'évêque en tête, c'étaient les autorités militaires escortées de nombreux détachements de tous les corps de la garnison, c'étaient les administrations, les membres du parquet, les professeurs du collège; c'était enfin tout ce que Versailles renferme d'hommes éclairés, qui eussent dû former cercle autour de la statue de l'homme illustre, afin de faire voir au peuple qu'on sait, en France, honorer la vertu.
Le préfet, le maire, le conseil municipal, un assez grand nombre de sourds-muets, quelques membres de la commission, le sous-intendant militaire et deux officiers, venus par curiosité, occupaient seuls l'enceinte réservée; en dehors, la foule était nombreuse. A une heure, quelques coups de canon, partis de l'Hôtel-de-Ville, annoncèrent le commencement de la cérémonie. La toile qui couvrait la statue fut enlevée, et l'image de l'homme de bien fut saluée avec enthousiasme par la foule.
M. le préfet de Seine-et-Oise prononça alors un discours, comme président de la commission des souscripteurs, pour offrir à la ville la statue de l'abbé de L'Epée. M. le maire lut un discours pour accepter, au nom de la ville, l'offre des souscripteurs et pour les remercier. Les deux orateurs firent preuve d'une sorte de mérite, qui fut vivement senti sous des rayons solaires qu'on pouvait estimer à 40 degrés; ils furent très-courts: à défaut d'intérêt, c'est beaucoup. Un membre de la commission lut ensuite une notice biographique sur l'abbé de L'Epée, qui fut applaudie.
Le doyen des professeurs de l'Institut royal de Paris, M. Ferdinand Berthier, dont le Mémoire sur les Sourds-Muets avant et depuis l'abbé de L'Épée a été couronné il y a trois ans par la Société des Sciences morales de Versailles, prononça ensuite un discours mimique sur la solennité du jour. Il s'adressait à ses frères d'infortune, aux sourds-muets, qui entouraient la statue de leur père. Il y avait vraiment quelque chose de sublime, de touchant, dans ces gestes si animés, si expressifs, si bien compris par les sourds-muets. Les yeux de ces infortunés, comme ceux de leur maître, resplendissaient d'intelligence. On y lisait facilement ce qui se passait dans leur âme: ils suivaient avec une admirable attention la mimique de M. Ferdinand Berthier; leurs traits mobiles exprimaient tour à tour la joie, la douleur, l'enthousiasme: on leur parlait de leur père, de celui qui leur avait donné plus que la vie, de celui qui avait ouvert leur coeur aux nobles sentiments et leur esprit à la science.
Ce discours, généralement senti, sinon parfaitement compris, a causé une émotion profonde dans toute l'assemblée. M. Ferdinand Berthier a eu, après l'abbé de L'Epée, tous les honneurs de la journée.
On s'est beaucoup occupé du triste événement qui a jeté la désolation dans la famille d'un poète célèbre, M. Victor Hugo. Le récit de cette catastrophe est douloureux et fatal: une jeune femme et son jeune époux, tous deux distingués par l'esprit et le coeur, tous deux pleins de bonheur et de tendresse, meurent et disparaissent dans les flots en un instant, ensemble, par un trépas rapide, sans qu'aucune main secourable ait eu le temps de les disputer à la mort; un parent d'un âge plus mûr, compagnon de cette funeste journée, et un jeune enfant, sont engloutis avec eux.
Sans doute, devant de tels malheurs, toutes les douleurs sont égales. La pauvre mère obscure, ignorée, qui perd sa fille, son amour, son avenir, pleure des larmes aussi désolées que les larmes versées par une mère riche et illustre sur la tombe de son enfant: souvent même les regrets sont d'autant plus profonds et immenses, que la condition de l'enfant qui meurt et de la mère qui survit est plus cachée et plus humble. «C'était tout mon bien!» dirait une simple femme du peuple en embrassant avec désespoir le cadavre glacé de sa fille.
Il faut reconnaître cependant que l'éclat du nom et la hauteur de la situation ajoutent quelque chose de particulièrement sinistre à ces funèbres aventures. Les pauvres et les obscurs semblent faits pour souffrir et pour porter leur peine; comme ils n'ont guère à prendre dans le bonheur d'ici-bas, quand le mal leur arrive, on ne s'en étonne que médiocrement: on dirait que cela leur est dû et vient de soi-même. Mais quand ils frappent les heureux de ce monde, ceux du moins qui semblent heureux parce qu'ils ont la richesse, le bruit, la renommée, ces coups inattendus ont un cruel retentissement, car c'est l'effet de ces rares fortunes de faire croire au bonheur inaltérable, jusqu'au moment où quelque catastrophe subite et sans remède vient prouver que nul n'est assuré d'échapper aux communes douleurs.
Le déplorable évènement s'est accompli sur la Seine, de Villequier à Caudebec. Un canot gréé de deux voiles auriques ayant été aperçu, vers midi trois quarts, par le capitaine d'un bâtiment à vapeur; une demi-heure à peine s'était écoulée, quand le bruit se répandit au rivage que le canot avait chaviré; on se porta en toute hâte du côté où le désastre était signalé. Peut-être sauvera-t-on ces malheureux? Mais il était trop tard: la mort, quand elle s'y met, n'est pas patiente et n'attend guère; or, la mort avait déjà pris ses victimes et ne rendit que quatre corps sans vie; on reconnut dans ces infortunés M. Vacquerie et son jeune fils, puis M. Charles Vacquerie et sa femme, madame Charles Vacquerie, fille de M. Victor Hugo.
Ils s'étaient confiés à cette onde homicide, tout pleins de sourires et de gaieté; le ciel était beau, le soleil jouait dans l'azur, la brise caressait le flot mollement, et les deux jeunes époux s'aimaient de toute la vivacité d'une union nouvelle.
Quelle joie! Comme il sera doux de glisser sur la surface de ce fleuve ami, et de réjouir sa vue des beautés de sa rive! Allons! que la voile se déploie! que le vent l'effleure de son souffle chargé des parfums de l'air et de la fraîcheur des eaux! Bons, beaux, aimants, aimés, laissez aller, ô heureux jeunes gens! laissez aller votre tendresse et votre bonheur au courant de ce flot si limpide. Que craindriez-vous? Est-ce qu'il y a des tempêtes pour tant de jeunesse et d'avenir? Et puis, au retour, vous conterez votre voyage, et la jeune femme parlera en riant de sa grande navigation; et ceux qui écouteront son naïf et gracieux récit souriront à leur tour, disant que Christophe Colomb et Vasco de Gama n'ont jamais rien fait de comparable.... Un coup de vent a changé toute cette joie en douleur, et fini le conte joyeux en tragédie.
Madame Charles Vacquerie était l'aînée des enfants de M. Victor Hugo; elle s'était mariée, depuis quelques mois seulement, à M. Vacquerie, jeune homme très-riche, qui avait cherché dans mademoiselle Hugo, non pas un accroissement de fortune,--les poètes n'ont pas de grosses dots à donner,--mais d'autres trésors plus précieux, l'élégance de l'esprit, la bonté du coeur et la grâce du corps que mademoiselle Hugo possédait.
Un raconte qu'un peu avant sa mort funeste, la pauvre jeune femme écrivait à peu près ceci à quelqu'un de Paris: «Ma chère amie, je suis ici depuis un mois, mais si heureuse et si doucement entourée de tout ce qui fait le bonheur, que de temps en temps je me surprends à avoir peur de mon bonheur même; il me semble que cela est trop doux pour durer longtemps; puis cependant je me rassure en songeant qu'à cette joie si grande il manque quelque chose: je n'ai pas ma bonne mère près de moi.»
M. Victor Hugo a dit, en jetant un regard mélancolique sur les trépas prématurés:
Ah! combien j'en ai vu mourir de jeunes filles.'
Le poète ne savait pas qu'il ajouterait un jour à la liste douloureuse le nom de sa propre fille, morte à la fleur de l'âge.
Le même jour, on lisait dans les journaux que le jeune comte de Maltzan, âgé de dix-neuf ans, fils d'un ministre du roi de Prusse, s'était noyé en se baignant dans la Sprée, tandis que mademoiselle de Lasalle, fille unique d'un officier d'ordonnance de Sa Majesté Louis-Philippe, venue à Pau pour assister aux fêtes de l'inauguration de la statue d'Henri IV, mourait en quelques heures, d'une fièvre rapide. Et que serait-ce donc si les journaux tenaient compte, un à un, de tous les trépas que chaque jour amène? Ils ne citent que les morts de bonne maison, ils n'inscrivent que les tombes qui peuvent exciter la curiosité et attirer les regards des passants; mais les autres arrivent par centaines, par milliers!
On meurt de toutes parts, en haut et en bas, à toute heure, à toute minute, à toute seconde. Il y a toujours, à côté de vous ou près de vous, quelqu'un qui meurt ou qui va mourir; et ceux qui vivent, c'est-à-dire nous tous qui avons encore le pied ferme et le teint frais, nous ne sommes, après tout, comme l'a dit Pope, que des convalescents: la mort est, en effet, une maladie que les plus dispos portent avec eux sans qu'ils y songent; cette maladie les prendra au collet aujourd'hui, demain peut-être, et, à coup sûr, après demain.
Je connais de très-honnêtes gens qui ne veulent pas y croire, et, entre autres, Hilaire-Charles-Auguste Bonaventure, mon ami intime; Bonaventure a trente-six ans: c'est un gros garçon insouciant, réjoui, annonçant la santé par tout son corps et la gaieté par tous ses yeux; sur ses épaules, sur sa poitrine, sur son allure robuste et résolue, le notaire le plus nécrophile délivrerait sans objection un certificat de vie éternelle.
Ou ne dira pas que Bonaventure ne fait pas honneur à sa personne et qu'il ne se témoigne pas une entière confiance à lui-même; il est tellement convaincu au contraire de sa force et de sa santé, qu'il n'imagine pas que les autres soient faits autrement que lui. S'il rencontre un pauvre diable alité: «Allons donc! s'écrie-t-il, le gaillard plaisante! ça veut se rendre intéressant! ça s'en fait accroire!» Un jour, nous descendions ensemble, bras dessus bras dessous, la rue du Faubourg-Montmartre; un convoi funèbre, qui s'acheminait au cimetière, vint à passer: Qu'est-ce que cela? me demanda mon Bonaventure?--Eh! parbleu! lui dis-je, c'est un chrétien qu'on mène en terre.--Laisse donc, reprit Bonaventure, tu veux rire; est-ce qu'on meurt? est-ce qu'il y a des morts?» Un autre jour, passant devant un magasin d'un aspect sombre,--c'était un magasin de deuil:--«A quoi cela sert-il?» dit mon homme d'un air jovial.
Bonaventure aurait pu m'adresser la même question, à chaque coin de rue; le magasin de deuil se multiplie, en effet, avec prodigalité par toute la ville; il n'y a que les chapeliers, les cafés, les restaurateurs, les marchands de papier peint et les pâtissiers qui pullulent autant que lu. Ceci contredit singulièrement l'opinion de mon ami Bonaventure, qu'il n'y a pas de morts et qu'on ne meurt pas; ou bien, à l'entendre, si la chose arrive, ce n'est que par hasard et pour les maladroits.
Rendons toutefois justice au magasin de deuil: s'il encombre la ville de plus en plus, s'il étale aux regards ses voiles funèbres et ses étoffes mortuaires, il fait du moins de son mieux pour adoucir le fond lugubre de ses fonctions: le magasin de deuil est élégant, coquet, paré; quelques-uns sont magnifiques; il est impossible de vous offrir d'une manière plus recherchée et plus galante les moyens de porter le vêtement de votre douleur et d'habiller votre désespoir.
Le comptoir ordinairement est occupé par des jeunes filles qui dissimulent, par toutes sortes de sourires et de prévenances, la tristesse de l'emploi: «Est-ce un grand deuil? est-ce un demi-deuil que madame désire? Ah! bon, madame a eu le malheur de perdre son mari: très-bien! j'ai justement là ce qu'il lui faut: une étoffe charmante qui lui ira à ravir; je conseillerais à madame de prendre cette nuance, cela fait bien, cela est bien porté!»
Les marchands de deuil sont comme les médecins, comme les employés aux pompes funèbres, comme le bourreau; ils s'oublient eux-mêmes et vivent agréablement et le sourire sur les lèvres au milieu des plus grandes tristesses de ce bas monde. Ce que c'est que l'habitude!
Avouons cependant qu'il y a de singulières industries. Supposez que le docteur Dumont, et cela pourrait bien arriver avec un alchimiste de sa force, découvre enfin l'élixir de longue vie; voilà tous les marchands de deuil ruinés du coup!
Le marchand de deuil se trouve ainsi placé dans une situation bizarre: comme homme et comme partie intéressée, il désire naturellement que l'humanité se porte bien et vive le plus longtemps possible; mais comme marchand, il est obligé de faire des voeux pour la fièvre, la pleurésie, l'apoplexie et les morts subites.--Le jour où on livre une grande et sanglante bataille, le marchand de deuil est à la hausse et se frotte les mains.--«Les affaires vont mal,» s'écrie en causant avec sa femme, dans son arrière-boutique, un marchand de deuil qui n'a pas eu de morts depuis huit jours parmi ses clients.--Annonce-t-on une peste: «Ça va bien.» dit-il.
N'avais-je pas raison de dire: Quel singulier commerce!
Sortons de cette nécropole et parlons un peu des vivants.
Le château d'Eu est silencieux maintenant, et le flot, en se refermant derrière le yacht qui reconduisait dans son île S. M. britannique, a effacé jusqu'à la dernière trace de l'événement et de l'entrevue. Shakspeare a dit: «Beaucoup de bruit pour rien!» Un fait qui excitera sans contredit plus de sensation au faubourg Saint-Antoine, au Marais et au boulevard du Temple, que le débarquement de S. M. la reine Victoria au Tréport, c'est la nomination de M. Marty aux fonctions de maire de Charenton. Je n'ai pas besoin de rappeler ce que c'est que M. Marty; qui a oublié M. Marty? Son nom vit dans la mémoire de tous les coeurs sensibles; son souvenir est présent à tous les amis du malheur et de la vertu; pendant trente-cinq ans, M. Marty a rempli dans les mélodrames du théâtre de la Gaieté l'emploi d'honnête homme, et il faut dire que ce n'était pas une comédie qu'il jouait: M. Marty était naturellement, et il est encore le meilleur homme du monde.
M. Guilbert de Pixérécourt, l'Alexandre Dumas de ce temps-là, brillait alors de tout l'éclat de son succès; on ne frémissait, on ne pleurait que par M. de Pixérécourt: Tèkéli, la Citerne, les Ruines de Babylone, le Chien de Montargis, et tant d'autres chefs-d'oeuvre de la même trempe, faisaient l'admiration universelle. M. Marty ne manquait pas d'y remplir son rôle; il n'y avait de fête complète et de succès solide qu'autant que M. Marty s'en était mêlé.
Une fois cependant, Guibert de Pixérécourt le pressa si fort qu'il se décida à jouer le personnage du traître. Le parterre était stupéfait et disait: «Est-il possible? Est-ce bien lui?» M. Marty lui-même semblait embarrassé de sa scélératesse de hasard; on voyait qu'il n'était pas fait pour cela; il n'en dormit pas de la nuit, et ne voulut plus recommencer le lendemain.--Quand il reparut avec son auréole d'homme vertueux, ce fut un tonnerre d'applaudissements; on lui jeta des couronnes comme à un saint que le démon aurait voulu tenter et qui aurait envoyé promener le tentateur.
Depuis ce moment. M. Marty ne dévia plus du chemin de la vertu et du malheur. Que de fois il fut persécuté! que de fois exilé! que de fois dépouillé par le crime de ses honneurs et de ses biens: que de fois injustement condamné! que de fois chargé de fers! que de fois sur le point délivrer sa vénérable tête à la hache! Mais que lui importait! M. Marty supportait l'erreur, la méchanceté et l'injustice des hommes avec une résolution inaltérable; il ne cessait pas de dormir un seul instant du sommeil du juste, tandis que le traître, qui lui jouait tous ces méchants tours, n'avait, pour tout repos, qu'un oreiller rembourré d'épines.
Qui ne se rappelle l'accent plein de résignation avec lequel M. Marty s'écriait quelque part: «Persécuté par mes concitoyens, victime d'un arrêt injuste, je me retirai à Lauzanne, où j'exerçai, pendant vingt-cinq ans, le métier honnête, mais peu lucratif, de tisserand.»
Aussi M. Marty, pendant cette longue carrière de persécutions et d'honnêteté, ne trouva-t-il jamais que des geôliers sensibles, des bourreaux pleins d'humanité et des haches qui ne coupaient pas. Qui aurait pu se décider à faire seulement une égratignure à ce brave homme?
Le dénouement de la carrière de M. Marty a prouvé, en fait, la vérité de cette maxime prêchée par le mélodrame classique, à savoir que la vertu est tôt ou tard récompensée: M. Marty s'est retiré depuis quelques années avec une jolie fortune, fruit légitime d'une vie laborieuse et de succès mérités; il a une charmante maison des champs, il respire un air pur; il jouit de l'estime de ses concitoyens, qui ne le persécutent plus, Dieu merci! Les électeurs municipaux de Charenton le nomment leur maire à l'unanimité, et le ministre confirme l'élection; les électeurs ont raison, le ministre n'a pas tort, et vive cet excellent M. Marty!
--Les théâtres sont dans un état de stérilité déplorable; depuis un mois ils ont à peine mis au jour un embryon de vaudeville; pourquoi se donneraient-ils, en effet, la peine de créer et de mettre quelque chose au monde? A quoi bon? Le ciel est beau; l'automne nous invite à ses derniers jours de soleil et d'azur; bientôt novembre, le sombre novembre, au front humide et chargé de brouillards, attristera le ciel, et de son souffle mortel flétrira la prairie et enlèvera à l'arbre sa dernière feuille. Jouissons donc de ce suprême sourire de la douce saison. Allons aux champs si nous pouvons, si nous avons un coin de charmille, on seulement si notre bon génie nous ouvre la barrière pour quelques jours, et nous dit: Va devant toi, à la grâce de Dieu!
Voilà pourquoi les théâtres sont stériles et déserts; c'est qu'en effet une moitié de Paris court sur la grande route ou se repose dans sa maison des champs, tandis que l'autre moitié se promène le soir au boulevard, aux Tuileries, aux Champs-Elysées, partout où ce pauvre prisonnier peut trouver une apparence d'air libre et de verdure.
Novembre venu, tous les déserteurs reviendront: le Paris fantasque, le Paris pittoresque, le Paris bucolique, le Paris errant, le Paris châtelain rentrera chez lui: alors il reprendra ses airs mondains et viendra perdre, à la pâle lueur des bougies et des lustres, le hâle de sa vie champêtre.
En attendant, mes chers amis, roulons-nous un peu sur l'herbe, tandis qu'il en est encore temps.
Dessin de J.-J. Grandville.
Pour un observateur, ami de la flânerie, il est évident qu'à cette époque de l'année une espèce de fièvre s'empare d'une certaine partie de la population parisienne. Cette fièvre est totalement inconnue à nos médecins; je l'appellerai fièvre cynégétique: c'est toujours bon de donner un nom grec à une fièvre quelconque. Vous ne vous en êtes peut-être pas aperçu, vous qui parcoures les boulevards pour regarder les belles dames qui passent; mais moi, qui ne m'occupe plus de ces drôleries, à mon grand regret, je vous assure; moi qui fréquente les armuriers, qui entretiens des relations suivies avec les marchands de carniers et autres ustensiles de chasse, je vois chez ces messieurs une recrudescence de visites égale à celle qu'éprouvent les confiseurs aux approches du Jour de l'An. Le 1er ou le 10 septembre arrive, et pour les chasseurs ce jour est le plus solennel de l'année: on va, on vient, on s'informe; chez un tel on trouve des bourres nouvelles qui font serrer le coup: «Il faut que je m'en procure, car mon fusil écarte;» ailleurs on vend des poudrières, des sacs à plomb, dont l'ingénieux mécanisme abrège le temps que l'on met à charger: «Vite, courons-y, car un jour d'ouverture on ne saurait trop économiser le temps.»
Vous ne pouvez pas vous faire une idée de la facilité qu'ont certains chasseurs à délier les cordons de leur bourse lorsque vient ce grand jour, ils ont trois fusils, les voilà qui veulent en acheter un quatrième; le plus gros calibre est celui qu'ils choisissent, dans l'espoir qu'en le chargeant d'une livre de plomb toute la compagnie de perdreaux tombera sous leurs coups. Ils se souviennent que l'année dernière M. un tel fut roi de la chasse; son fusil, calibre de 12, lui décerna probablement cet honneur; ils veulent un calibre de 8, le succès sera plus certain. Oh! s'ils pouvaient traîner une pièce de canon à travers les luzernes et les taillis, quel ravage ils causeraient! en mettant seulement double charge de poudre et quatre kilogrammes de petit plomb, ils couvriraient de mitraille une demi-douzaine d'hectares, ils pourraient tuer à la fois plusieurs compagnies de perdreaux, sans compter les lièvres gîtés dans les intervalles. Ces pauvres lièvres seraient passés de vie à trépas, sans avoir prévu que le plomb les atteindrait, de si loin! Les chasseurs dont je parle se tiennent au courant de tous les progrès que fait l'arquebuserie: si l'on invente un fusil nouveau, tirant cinquante coups par minute, cent coups sans amorcer, ils l'achètent; ils ont bien raison, ces dignes gobe-mouches: posséder une arme qui fonctionne aussi vite est un avantage inappréciable; il ne manque plus qu'une chose, c'est l'occasion de la faire fonctionner.
Le chasseur parisien est dans une surexcitation nerveuse, dont le remède ne peut se trouver qu'en rase campagne. Si vous le reteniez à la ville, une fièvre cérébrale s'emparerait de lui, sa tête éclaterait comme un melon trop mûr. Napoléon dormit la veille d'Austerlitz, les Russes et les Autrichiens le préoccupèrent bien moins que les perdreaux et les lièvres ne préoccupent nos fashionables et nos épiciers. Heureux ceux qui, semblables à Napoléon le Grand, ont pu dormir! Ils ont rêvé nuées de perdreaux, fleuves de lièvres et de lapins courant entre leurs jambes, coups doubles, triples, quadruples, carnassières pleines, montagnes de gibier mort. Qu'en feront-ils? direz-vous; belle question, ma foi! le fashionable enverra des voitures chargées de bourriches aux nombreuses belles dames qu'il courtise; l'épicier, essentiellement exact et calculateur, vendra tout: il a déjà conclu son traité avec le marchand de volailles voisin; et si, ce jour-là, il pousse la grandeur d'âme jusqu'à régaler sa tendre épouse d'un perdreau rôti, ce sera nécessairement un pouillard non vendable. Au mois d'août il a spéculé sur les pruneaux, en septembre il spécule sur le gibier; il compte sur l'ouverture de la chasse comme un marchand de vin compte sur la vendange.
Mais, direz-vous encore, demain la marchandise sera très-abondante, et par conséquent elle, sera peu chère. Eh bien! vous êtes dans une erreur grave, où vous resteriez probablement jusqu'à la consommation des siècles, si je n'étais pas venu là tout exprès pour vous en tirer. L'objection que vous me faites est exacte pour toute espèce de chose, excepté pour le gibier lors de l'ouverture de la chasse. Les perdreaux afflueront à la halle; mais le nombre des acheteurs est augmenté de tous les chasseurs maladroits qui, s'étant pourvus de fusils neufs, de guêtres neuves, de carniers neufs, veulent prouver qu'ils n'ont pas fait une dépense inutile. Si, le jour de l'ouverture de la chasse, on amenait à Paris tous les perdreaux, lièvres, cailles, faisans et lapins qui volent ou courent sur les terres de France, ils ne suffiraient pas aux besoins des consommateurs. Des marchands vont se placer hors barrière, attendant les chasseurs malheureux; les braconniers les guettent sur la route, au coin des bois, et là ces beaux messieurs à gants beurre frais, à barbe de bouc, remplissent leur carnier et le coffre du tilbury. La veille de l'ouverture, le braconnier fait des tournées extraordinaires; il déploie tout son arsenal de filets, de collets; il force la recette, car il sait bien que le lendemain son profit sera double; que dis-je! il sera triplement double; car il gagnera d'abord ce que la cuisinière aurait gagné, et puis, le beau monsieur faisant un marché honteux, se dépêche de payer ce qu'on lui demande, et se sauve au grand trot pour ne pas être surpris en flagrant délit. Je pourrais citer un fashionable de ma connaissance qui, la nuit, près de Saint-Mandé, acheta trente pièces de gibier, parmi lesquelles se trouvaient une douzaine de peaux de lièvres ou de lapins rembourrées de foin. Il ne perdit pas tout, car le lendemain il eut de quoi faire bien déjeuner son cheval.
Le chasseur parisien se divise en quatre catégories: 1º le bon et vrai chasseur; 2° le chasseur fashionable; 3º le chasseur épicier; 4° le chasseur de conscience. Je vais vous donner la description exacte des quatre espèces.
Paris renferme dans son enceinte continue un grand nombre de bons chasseurs, et je professe pour eux la plus haute estime. On les reconnaît de loin à la manière calme, raisonnée, réfléchie, dont ils battent la plaine, à la sévérité de leur costume, à la propreté de leur fusil sans ornement, à la beauté, à la docilité de leur chien, manoeuvrant au moindre geste, au moindre mot. Ils ne tirent jamais au hasard dans une compagnie de perdreaux, ils choisissent ceux qui sont séparés de la bande; s'ils font coup double, ce coup double est sans regret, c'est-à-dire qu'ils ne touchent que les perdreaux qu'ils tuent, se gardant bien d'en blesser d'autres qui mourraient au loin sans profit pour personne. Ils savent ménager leurs ressources en laissant de la graine pour l'année suivante. Un lièvre part à grande distance, ils ne tirent pas; à l'instant les chances sont calculées: «Il est possible que je le tue, mais il est probable que je le manquerai; si je le blesse, légèrement, il mourra peut-être, et je ne l'aurai point; ne tirons pas, je le retrouverai plus lard.» Son fusil, du calibre de 20, met des bornes aux bouffées d'ambition qui pourraient traverser son cerveau; il méprise les plus gros calibres, car il ne veut pas tout tuer en un jour; il sait que la chasse dure six mois, et qu'elle recommence l'année suivante.
Le départ pour la chasse.
Le chasseur fashionable veut tout tuer et ne tue rien; il court les champs comme un écervelé; il voudrait être à la fois dans la luzerne et dans le guéret, dans le taillis et dans les pommes de terre; il ne marche pas, il vole pour arriver partout le premier. Il a de très-beaux fusils de tous les calibres, de tous les systèmes; sa chambre est un arsenal, il pourrait y soutenir un siège. En plaine, toutes ces armes sont inoffensives, c'est le trait du vieux Priam, telum imbelle et sine ictu. Je me trompe, ces armes causent bien des ravages; déchargées à tort et à travers au milieu des compagnies de perdreaux, elles en blessent la moitié. Les belettes, les hiboux, les éperviers, ses auxiliaires obligés, saisissent les pauvres éclopés, et ce malheureux chasseur, qui rentre chaque jour bredouille, archibredouille, lui seul a dépeuplé la plaine, et cependant il chasse toujours. Croyez-vous qu'il s'amuse, à chasser? pas du tout: il ressemble à ces gamins imberbes qui fument le cigare à contre-coeur pour se donner un air féroce et surtout pour faire croire qu'ils, sont de fort mauvais sujets. Notre, fashionable chasse pour avoir le droit de paraître au salon du château en veste élégante, en guêtres bien pincées, en cravate à la Colin négligemment flottante. Il compte beaucoup sur son costume, longtemps étudié, pour faire d'affreux ravages dans les coeurs tendres et très-sensibles de nos dames. Il a raison! un sot réussit mieux avec des bottes d'un vernis irréprochable qu'un homme d'esprit avec des souliers ferrés. Aussi notre fashionable est-il la terreur des maris; mais il est la providence du budget, qu'il grossit régulièrement de 15 fr. par année, et du marchand de perdreaux, qui lui remplit tous les jours son carnier au moment du départ, moyen certain pour avoir du gibier au retour.
Le chasseur fashionable connaît le gibier rôti; chez Véry, au Café Anglais, il distingue fort bien un perdreau d'une bécasse, un lièvre d'un faisan; mais, une fois en plaine, le poil ou le plumage amenant d'autres combinaisons, toutes ses études ne sont plus assez fortes pour lui faire distinguer la chose. Un jour, je traversais la plaine Saint-Denis, j'allais à un rendez-vous de chasse à quelques lieues plus loin. Au milieu d'un champ de salsifis, je vois un beau monsieur, neuf des pieds jusqu'à la tête, luisant comme un calice, ficelé sur toutes les coutures. J'avais un chien, lui n'en avait pas. Tout à coup je l'entends tirer: pan, pan.... il court et ne ramasse rien.
«Monsieur! monsieur! me crie-t-il, ayez, la bonté d'amener ici votre chien: je viens de tuer une caille et je ne la trouve pas.»
L'Évangile a dit: «Aidez-vous les uns les autres.» Je suis bon chrétien, et je m'approche du beau monsieur.
«Il y a donc des cailles par ici?
--Des cailles? il y en a par centaines; en voilà quatorze que je manque.
--Diable! mais c'est charmant; alors, je m'arrête ici, je n'irai pas plus loin.
Chasseur au canon, par J.-J. Grandville.
Le chasseur dévastateur, par J.-J. Grandville.
--Oh! si vous savez tirer, vous en aurez bientôt rempli votre carnier. J'ai tué la dernière que j'ai tirée, mais je ne la trouve pas.
--Je vais faire chercher mon chien. Où est-elle tombée?
--De ce côté.
--Allons, Modus, cherche, apporte.»
Modus parcourt le champ de salsifis, trouve une alouette morte, la secoue et ne l'apporte pas. Je vous dirai que Modus dédaigne l'alouette. Vous savez que cet oiseau aime à voltiger près des objets brillants: le costume du fashionable l'avait probablement attirée, comme un miroir.
«Voilà ma caille! s'écrie mon chasseur, se jetant à corps perdu sur sa proie.
--Vous appelez cela une caille? lui dis-je.
--Certainement.
--Vous vous trompez.
--Et qu'est-ce donc?
--Un perdreau.
--Un perdreau! répondit-il tout enthousiasmé.
--Oui, monsieur. Il est jeune, c'est vrai, mais c'est un perdreau.
--Comment! j'aurais tué un perdreau!
--Et le mérite est d'autant plus grand que la pièce est plus petite.»
Le chasseur fashionable aime à suivre un bon chasseur en plaine. Si son compagnon tire, il tire aussi en même temps. Deux chances sont pour lui: si la pièce tombe, on la lui offrira peut-être, ou si on la joue à croix ou pile, comme cela se fait en pareil cas, il peut deviner juste, chose plus facile que de bien tirer, dans cette circonstance, il soutient toujours que son coup a porté: il tenait la pièce au bout de son canon, il la laissait filer, il aurait pu la vendre, etc.--J'avais un jour semblable discussion avec un beau monsieur que j'avais rencontré au champ d'honneur, et qui s'obstinait à me suivre comme mon ombre. Nous tirons un perdreau ensemble: le perdreau tombe et il jure qu'il l'a tué: son coup l'a complètement enveloppé, le mien s'est perdu dans l'air à quatre pas au moins sur la gauche.
Ce brave homme tenait beaucoup à mettre ce perdreau dans sa carnassière encore vierge: je le lui laissai. Tout en chargeant nos fusils, j'examinai par hasard sa baquette, et à la hauteur démesurée dont elle dépassait son canon, je lui fis observer qu'il mettait double charge. Il voulut enlever le surplus avec, son tire-bourre, mais bientôt nous fûmes certains que son coup n'était point parti; l'amorce seule avait éclaté.
«Croyez-vous encore, lui dis-je, que mon coup a frappé sur la gauche?
--Oh! pardon, monsieur; je vais vous rendre le perdreau.
--Permettez-moi de vous l'offrir.»
J'eus le plaisir de faire un heureux ce jour-là. Il dissimulait au moins les trois quarts de son bonheur, mais à sa figure on pouvait voir la complète satisfaction que son coeur éprouvait.
Un jour que, pendant l'entr'acte d'une belle journée de chasse, nous nous apprêtions à déjeuner sur l'herbe, chacun exhibait le contenu de son carnier; un beau monsieur de notre compagnie n'avait rien à montrer, ce qui lui donnait une contenance fort embarrassée. Tout à coup le garde nous dit qu'il connaît un lièvre au gîte, et demande si quelqu'un veut le tirer: «J'y vais, s'écrie le fashionable; et tout le monde fut d'avis de lui faire les honneurs de ce lièvre, puisque nous avions tous plus ou moins de gibier, et qu'il n'avait rien encore. Nous le suivons en lui donnant des conseils: «Ne vous pressez pas.--Visez bien.--Tirez aux pattes de devant.--Tirez à la tête.--Tirez, en plein corps, etc.» On lui montre le lièvre blotti dans un sillon, et ayant l'air de songer, ainsi que doit faire au gîte tout lièvre bien appris. Le coup part; l'animal ne bouge pas, «Il est mort! il est mort!» dit notre chasseur apprenti. Aussitôt il court, le ramasse, et l'apporte triomphant: «Savez-vous qu'il sent bien bon, votre lièvre!» lui dis-je, effectivement, il était tout rôti, artistement piqué: il figura fort bien à notre déjeuner, dont il fut le plus bel ornement.
Le chasseur fashionable, par J.-J. Grandville.
Le chasseur épicier! Déjà plusieurs fois j'ai décrit des animaux oubliés par Buffon; c'est le véritable moment de compléter l'oeuvre de notre grand naturaliste.
Le chasseur épicier est couvreur, plombier, maçon, marchand de vin, d'huile, de bas, de pruneaux, enfin c'est un marchand quelconque; il est riche, il aime la chasse; mais il veut chasser sans qu'il lui en coûte rien. Pour ce faire, il loue des terres, des bois, y place un garde ou plusieurs gardes, et puis il lance ses prospectus. Il prend dix actionnaires qui paient seuls tous les frais, C'est comme dans les mines de charbon, de fer, d'argent ou d'or, où les fondateurs se réservent tous les bénéfices lorsque bénéfices il y a. Ses bois sont garnis de lapins, à ce qu'il dit; si l'on tuait à discrétion, bientôt la chasse serait détruite; aussi a-t-il grand soin, dans son règlement, d'insérer un article conservateur par lequel il est sévèrement, interdit de tuer plus de douze lapins par jour. Voyez-vous avec quelle adresse le hameçon est caché sous l'appât? «Diable, disent les gobe-mouches, douze lapins! sans compter les lièvres, les faisans, les perdrix et les cailles, dont le nombre n'est pas limité; ma foi, c'est un beau pis-aller. Notez bien que je puis tuer tout cela chaque jour; prenons une action... Et si j'en prenais deux! je pourrais tuer vingt-quatre lapins, toujours sans compter les lièvres, les faisans, les perdrix et les cailles: prenons deux actions.» Vous allez, croire peut-être, que ceci est une mauvaise plaisanterie. Eh bien! faites-moi l'honneur de venir me voir rue Saint-Georges, 33, et je vous montrerai des preuves incontestables écrites et signées; je vous dirai même tout bas, dans le tuyau de l'oreille, le nom du gobe-mouches qui, ayant pris deux actions pour avoir le droit de tuer vingt-quatre lapins par jour, en a tué deux, dans toute l'année.
Députation du gibier reconnaissant à la chambre des Pairs, après la
discussion de la loi sur la chasse.--Dessin de J.-J.
Grandville.
Le chasseur épicier a tous ses actionnaires; il chasse pour rien; chacun lui donne six ou huit cents francs par année; le voilà couvert de tous ses frais, et même il lui reste un petit boni qui doit servir dans ses prévisions à payer les voitures, diligences, coucous et autres véhicules. «C'est bien, dit-il; à présent, si je faisais entrer deux actionnaires de plus ce serait pour moi un bénéfice réel. Parbleu! voilà une heureuse idée. D'ailleurs, je me donne beaucoup de peine pour procurer du plaisir à ces messieurs; je suis gérant de la chasse; tous les gérants possibles ont des appointements, je n'en ai pas, et toute peine mérite salaire.» A la première réunion, il parle de dépenses imprévues, de lièvres et lapins achetés et lâchés pour peupler les bois, de perdreaux, de faisans élevés pour créer une chasse vraiment royale. Ses associés tremblent que ces précautions oratoires ne tendent à leur demander un crédit supplémentaire, ils se trouvent heureux d'en être quittes pour deux nouveaux venus, qui, d'ailleurs, sont fort maladroits, à ce que dit le chasseur-épicier.
Le voilà donc bien installé: il chasse en gagnant 1,600 fr. par année. Rien de plus juste; car enfin, s'il ne chassait pas, il emploierait son temps à méditer sur les huiles, sur la cassonade ou sur les pruneaux, et ces méditations peu poétiques le conduiraient probablement à des bénéfices réels tout aussi forts. Mais l'appétit vient en mangeant: laissera-t-il tout son gibier à la merci de tous? «Oh! ce serait dommage; il existe dans la plaine au moins soixante compagnies de perdreaux; les actionnaires vont tout saccager le premier jour; si la veille de l'ouverture, j'en prenais d'abord ma bonne part, sans préjudice de ma chasse du lendemain, cela se vendrait bien. Les gardes sont à mes ordres, je les paie; ils n'obéissent qu'à moi; j'ai des filets, utilisons-les ce soir. On ne le saura pas; ces messieurs trouveront du déficit, qu'importe? Je le mettrai soit le compte des braconniers: ce ne sera point un mensonge.» Tout se passe exactement comme je viens de vous le dire, et voilà pourquoi vous trouvez chez les marchands de gibier tant de perdreaux morts sans blessures apparentes. Un jour, je vais chez un entrepreneur de chasse la veille de l'ouverture; j'entre dans la salle à mander, je vois sur la table une montagne de je ne sais quoi, recouverte par une nappe; je la soulève machinalement, comme fit autrefois le comte Almaviva de la robe qui cachait le petit page, et je vois... cent cinquante perdreaux morts! Mon intention était de prendre une action; vous êtes bien certain que je ne l'ai pas demandée. J'ai pris ma course, et j'ai fui aussitôt cette infâme caverne de brigand.
Le chasseur épicier dans la chasse ne voit que le gibier mort. Donnez-lui le choix d'un lièvre qui court ou d'une pièce de cinq francs qui roule, il se jettera sur la pièce de cinq francs, Certainement, il faut du gibier mort, mais ce n'est pas l'unique but d'un vrai disciple de Saint-Hubert. Avant tout, il cherche à se procurer des émotions; il jouit en voyant manoeuvrer ses chiens; une belle quête, un arrêt franc et ferme, ou bien la manière dont ils lancent, dont ils suivent, dont ils relèvent un défaut, lui procurent des plaisirs qu'on ne saurait comparer à rien. A travers mille péripéties, il arrive au joyeux hallali. Demain, il recommencera; il recommencera les jours suivants, tous les jours de l'année, et ses jouissances seront les mêmes. Citez-moi, si vous le pouvez, un autre plaisir qui, six mois après, se présente à votre imagination toujours avec la même face riante. Un lièvre forcé suivant toutes les règles de la vénerie donne plus de véritable bonheur que cent lièvres tués à l'affût. Bien des gens prendront ceci pour un paradoxe; que m'importe'? j'estime fort peu ces gens-là.
Heureusement, toutes les chasses par actions ne sont pas gérées par des chasseurs épiciers; mais elles ont toujours l'inconvénient des associations, où chacun ne voit que son intérêt personnel, et tue tout ce qu'il peut tuer. Je compare une chasse par actions à une table-d'hôte, où les commis-voyageurs mangent à se donner des indigestions dans le but de rattraper leur argent.
Dans ces chasses, on tue deux cents pièces le jour de l'ouverture; le lendemain on en tue trente; le surlendemain six, et puis plus rien ou presque rien. Pour avoir une belle chasse, il faut l'avoir tout seul ou bien avec un ami conservateur du gibier, chasseur loyal et galant homme.
Un chasseur parisien.(1) (Un dessin de Cham.)
Note 1: «Le chasseur parisien, dit Cham, se trouve généralement dans la plaine Saint-Denis. Là, il poursuit à marches forcées un chat de gouttière qu'il a pris pour un faisan; il se fait aider dans ses recherches par un boule-dogue, un caniche ou autre chien du même style, après l'avoir dressé à sa façon, c'est-à-dire en lui attachant un oiseau au col avec une ficelle pour lui donner la piste; lui-même tire le gibier au vol, en l'attachant au bout de son fusil, et, avec son bon coeur proverbial et l'horreur du sang, il détourne la tête au moment où il va lâcher la détente.
«Il tirera une quarantaine de coups de fusil sur un évadé de Montfaucon, qu'il aura pris pour un chevreuil à la mamelle. Malheur au passant qui se trouve sur son chemin, ou plutôt qui ne s'y trouve pas, vu qu'il n'attrape pas toujours devant lui. En tirant une carpe, il crève l'oeil d'un monsieur qui va dîner en ville. Bref, le chasseur parisien est la seule chose véritablement à chasser pour la sûreté publique.»
On croit généralement en province que les chasseurs de Paris ne tuent que des alouettes dans la plaine Saint-Denis. C'est une erreur. Les plus belles chasses de France sont dans les environs de Paris. En province, on pourrait les avoir plus belles, mais on ne fait rien pour cela. C'est à Paris seulement que les gens riches savent dépenser l'argent qu'ils ont et même celui qu'ils n'ont pas. Ceux qui en ont beaucoup affichent un grand luxe, ceux qui n'en possèdent guère veulent les imiter. Ou veut pouvoir dire; «Ma chasse,» comme on dit: «Ma voiture et mes chevaux.» Combien de gens qui, pour avoir le droit de prononcer ces mots sonores: «Ma voiture,» se condamnent à manger l'ignoble miroton avec accompagnement de pommes de terre bouillies; car, accommodées au naturel, cela ne coûte pas si cher que si on les rissolait dans le beurre!
Certes, si en province on voulait louer des terres, y mettre des gardes, élever les perdreaux dont les nids sont détruits en fauchant les prairies artificielles, il en coûterait trois fois moins cher que dans les environs de Paris, et on aurait trois fois plus de gibier, car le braconnage n'est nulle part organisé comme dans la capitale du monde civilisé. La compagnie du poil et de la plume est constituée régulièrement; elle a ses commanditaires, ses gérants, son directeur, son caissier, ses livres comme dans une maison de commerce; elle entretient des agents qui lui font des rapports journaliers sur le gibier qui garnit telle plaine; elle sait que tel garde est vigilant, que tel autre est ivrogne; elle sait les fêtes de village aussi bien que l'almanach; elle envoie des agents provocateurs qui paient à boire aux surveillants pendant que d'autres vont traîner le drap mortuaire sur les perdrix. Le cabinet du directeur est un quartier-général d'où chaque jour partent les ordres de destruction pour le nord ou le midi. Aucun recoin n'est oublié; chaque terre à son tour. On a laissé votre gibier bien tranquille pendant trois mois; par une belle nuit, tout est raflé. On a su qu'un de vos gardes était allé voir son père malade, que l'autre avait un rendez-vous avec sa maîtresse, et voilà pourquoi vous n'avez plus de perdreaux.
Je vous avais promis une quatrième espèce de chasseurs que je nomme chasseurs de conscience. Elle se compose de tous les boutiquiers possédant un fusil, de beaucoup d'étudiants, de clercs d'huissiers, d'avoués, de notaires, enfin de tous les clercs possibles, de plusieurs garçons perruquiers, restaurateurs ou pâtissiers, de beaucoup d'ouvriers en chambre, de quelques portiers, enfin d'individus de toutes les classes, de tous les âges, de tous les métiers. Ces braves gens, transplantés à Paris par des causes diverses, conservent tous le souvenir de l'ouverture de la chasse, qui, dans leur pays, était un jour de bonheur; ils espèrent la retrouver encore. C'est un besoin pour eux de se mettre en campagne, et un devoir qu'ils accomplissent, c'est enfin un acquit de conscience. Ils n'ont point de chien, mais ils en empruntent; tout ce que Paris renferme de roquets, de dogues, de caniches, est mis en réquisition ce jour-là; ils sont persuadés qu'un chasseur doit avoir un chien: c'est un accessoire obligé qui ne leur sera point utile; mais, escortés par cet animal, ils se croient à l'abri du ridicule. Ne possédant pas un mètre carré de terre, n'en pouvant pas louer, ils établissent de bonnes relations avec la blanchisseuse, la laitière du coin, la marchande d'asperges; dans tel village, ils connaissent une nourrice oui allaita leur enfant; dans tel autre, ils ont une parente de leur cousine. Toutes ces dames vivent à la campagne, elles possèdent un jardin, une pièce de luzerne grande comme un billard, où elles peuvent donner le droit de chasser. Le gibier n'y abonde pas, c'est vrai, mais leur demi-hectare est voisin des bois de M. un tel, de la superbe chasse de M. un tel; un jour d'ouverture, les perdreaux, les lièvres, attaqués en tous sens, fuient dans toutes les directions, et le plus petit tapis de verdure peut receler de quoi enfler une carnassière. D'ailleurs, ils ont entendu dire que l'année dernière, à pareil jour, un lapin fut tué près du village où ils comptent aller. Était-il lapin de garenne ou lapin des champs? C'est un point que l'histoire laisse indécis.
Dessin de J.-J Grandville.
Cette partie est méditée six mois à l'avance; on en parlera six mois après; car le chasseur de conscience ne chasse jamais que le jour de l'ouverture. Au village, on trouvera du lait, des oeufs, des fruits, du vin quelconque; les chasseurs porteront le classique pâté; s'ils ne rencontrent point de gibier dans les champs, ils seront certains, du moins, d'en attraper avec leur fourchette.
Ce qui pousse tous ces braves gens dans la plaine, c'est le souvenir d'un plaisir passé qu'ils se flattent de retrouver encore, c'est le désir de se créer un droit à débiter des hâbleries, qui, sans cette excursion annuelle, manqueraient de base. Pour pouvoir dire: «J'ai vu!» il faut avoir voyagé; si l'on veut raconter qu'on a tué, il faut aller à la chasse, et surtout que le voisinage sache bien que vous n'êtes point resté chez vous. Et puis c'est une distraction, une diversion aux travaux habituels, toujours ennuyeux par leur monotonie périodique. C'est un ample déjeuner sur l'herbe, où chacun, racontant des hauts faits excentriques, fournit à son voisin une ample matière qui, le lendemain, servira de texte à sa faconde. J'ai entendu raconter la même anecdote par cent chasseurs différents, et toujours le narrateur du moment en était le héros.
Ils vont s'embusquer dans les haies qui séparent les héritages, et si quelque malheureux perdreau traverse les airs sur leur tête, cent coups de fusil partent à la lois; il n'en vole que plus vite, car vous avouerez qu'on aurait peur à moins; heureux si quelque chasseur n'a pas reçu les éclaboussures de cette mitraille lancée à tort et à travers. Rien n'est dangereux à la chasse comme la proximité de ces gens-là; leur fusil est toujours dans une position horizontale, les deux canons vous présentant sans cesse leur gueule béante prête à vomir la mort. Si vous vous permettez, quelque observation sur leur imprudence, ils sont assez sots pour vous dire que vous avez peur. Eh! parbleu! oui, j'ai peur; mais si j'étais perdreau je ne craindrais rien. Et puis la vue seule de tous ces vieux fusils à silex, couverts d'une rouille séculaire, de ces carabines dignes de figurer dans un cabinet d'antiquailles, est faite pour effrayer, un jour d'ouverture, il en est des fusils comme des chiens: tout est mis en réquisition; chacun fouille son grenier ou sa cave pour y trouver de vieilles armes cachées en 1811; les marchand de bric-à-brac louent toute leur ferraille; les arquebuses à mèche, à rouet, les fusils de rempart, prennent l'air et revoient le soleil. On rencontre en plaine des mousquets qui s'illustrèrent à Fontenoy: s'ils ne crèvent pas, c'est qu'ils ratent toujours. J'en ai cependant vu un dont le coup partait assez régulièrement, et s'il n'éclatait point entre les mains du chasseur, on ne peut l'attribuer qu'à l'habitude qu'il s'était faite de ne point éclater, car l'oxyde qui le rongeait jusqu'à la moelle en aurait fourni d'excellentes raisons pour cela. J'ai vu des pistolets d'arçon montés sur une crosse façonnée par le charron du village. Vous pourriez servir de cible à une pareille arme sans qu'il en résultât le plus petit accident, à condition toutefois qu'on viserait sur vous; car si l'on visait à côté, je ne répondrais de rien. Tous ces chasseurs ou soi-disant tels, tapis derrière leur haie, guettent les chasseurs propriétaires de la chasse voisine; lorsque ceux-ci et leurs gardes s'éloignent, aussitôt ils avancent en plaine dans l'espoir d'y glaner. Si, dans le lointain, ils aperçoivent un homme portant bandoulière faisant mine de venir à eux, aussitôt, semblables à une volée de pigeons, ils fuient derrière leur haie, où, comme dans un fort inexpugnable, ils attendent l'ennemi de pied ferme, certains qu'ils sont de se trouver ù l'abri du terrible procès-verbal.
Feu de peloton sur une perdrix, par J.-J. Grandville.
Le chasseur de conscience ne chassant qu'un seul jour de l'année, ne prend jamais de port d'armes; ses quinze francs seront beaucoup mieux employés en munitions de bouche. D'ailleurs, à quoi bon? La laitière, la blanchisseuse, sont soeurs ou cousines des gardes champêtres; le laitier, le blanchisseur, sont maire ou adjoint: on n'a rien à craindre d'eux. Reste le gendarme, qui n'est point parent ou allié; mais il est à cheval, il a de grandes bottes, et à travers les fossés, les palissades qui bordent toutes les petites propriétés d'un village, on lui ferait voir du chemin. Un jour, deux gendarmes, après avoir vainement couru à travers champs à la suite d'un étudiant, trouvèrent un fossé qu'ils ne pouvaient pas franchir. Dans leur zèle pour l'exécution des lois, ils mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux à un arbre, et poursuivirent le chasseur. Mais la partie n'était pas égale: l'un avait des souliers, les autres avaient des bottes fortes. Le chasseur gagnait de l'avance, lorsque deux nouveaux gendarmes, arrivant du côté opposé, le prirent entre deux feux. La situation se compliquait d'une manière inquiétante. L'étudiant ne perdit pas la tête; il revint sur ses pas, sauta le fossé, prit le cheval d'un gendarme, et partit au galop; mais auparavant il eut soin de couper les sangles de l'autre cheval, pour rendre la poursuite impossible. Le lendemain, le pauvre gendarme retrouva son quadrupède à la préfecture de police, où l'étudiant le renvoya.
Nos députés sont sans cesse occupés de la manière de compléter le budget; en voici une que je leur conseille de mettre dans les voies et moyens: Trouvez une combinaison pour faire payer un port d'armes à tous ceux qui, dans l'année, tirent un coup de fusil, ou mieux encore, faites-leur payer l'amende, ce qui est un peu plus cher; au lieu de quinze francs, vous en aurez cent vingt, compris les frais et accessoires, toujours escortés du dixième de guerre qui pèse sur nous après une longue paix. Si vous parvenez, à ce résultat, vous pourrez supprimer la contribution foncière, mobilière, les patentes, etc. Il est vrai qu'alors vous n'auriez plus d'électeurs; aussi je pense que vous ne ferez pas usage de ma méthode.
Mais vraiment vous auriez bien dû prolonger la session de quelques jours, et nous donner la loi sur la chasse, déjà votée par la Chambre des Pairs. Si vous aviez seulement voulu arriver à l'heure, vous auriez pu gagner ainsi trois séances par semaine. Mais vous promettez beaucoup avant l'élection, et puis vous tenez très-peu parole. J'ai connu des matelots qui, pendant l'orage, promettaient à Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille un cierge aussi gros que le grand mat de leur vaisseau, et qui, le beau temps arrivé, ne lui donnaient pas seulement une chandelle. Tous les vrais chasseurs s'apprêtaient à vous voter des remerciements, vous auriez été reçus dans vos départements au son de la trompe, au bruit des fanfares, aux acclamations des disciples de Saint-Hubert; mais vous avez préféré les poignées de main des braconniers. Oh! la popularité! c'est la plaie de notre époque.
Voyez la Chambre des Pairs; que de bénédictions elle a reçues pour avoir seulement rempli son devoir! Les chasseurs s'arrachaient les discours prononcés dans la noble enceinte, et, au lieu d'en faire des bourres de fusil, comme c'est leur habitude quand il leur tombe un journal sous la main, ils les ont précieusement conservés. Que dis-je! les lievres et les lapins reconnaissants ont envoyé une ambassade à MM. les pairs pour leur témoigner leur gratitude. Hélas! ils se sont réjouis trop tôt. Ah! mes pauvres amis quadrupèdes, vous serez encore poursuivis à outrance pendant les années de grâce 1843 et 1844: on vous fera rôtir, vous serez mis civet et en gibelotte au printemps comme à l'automne. La Chambre des Pairs avait déclaré une amende et la prison contre ceux qui vous chercheraient querelle à l'époque de vos amours, contre ceux qui trafiqueraient de vos râbles, dodus pendant les six mois de repos que vous donne le préfet de police. Eh bien! nos députés qui font tant de lois ne veulent pas qu'on vous accorde la plus petite trêve. Vous ne savez peut-être pas pourquoi ils s'acharnent contre vous? C'est que les marchands de gibier, qui font la traite de vous-mêmes, sont tous électeurs. Vous êtes victimes de la puissance électorale, et vous devez être immolés à l'espérance d'un vote à obtenir, pour être ensuite fricassés quand ce vote sera obtenu.
Le dernier lièvre européen, par
J.-J. Grandville.
Vous êtes malheureux, c'est vrai; mais nous autres, vrais chasseurs,
nous le sommes autant que vous: que ferons-nous lorsque vous nous
manquerez? Croyez-vous que le coeur ne me saigne pas en songeant que
votre race peut s'éteindre? Si la guerre qu'on vous a déclarée continue
avec le même acharnement, il est possible qu'un jour le dernier de vous
ait cessé d'exister; pour savoir la longueur de vos oreilles, la couleur
de votre poil, il faudra courir au cabinet d'histoire naturelle et
regarder vos frères empaillés. Mais éloignons un si triste présage,
espérons en la justice des hommes. Croissez et multipliez en attendant,
et si vous ne voyez point l'aurore d'un si beau jour, vos fils en
jouiront peut-être. Cette espérance est bien propre à flatter votre
coeur paternel.
E. Blaze.
(Voir pages 23 et 24.)
Une jeune femme à qui le hasard de la naissance (si toutefois la naissante est un hasard) a donné une des premières couronnes de l'Europe, a eu la fantaisie, par ce bienheureux temps de migrations aristocratiques, de venir mettre le pied sur la terre de France, terre bénie à laquelle nos pères ont fait une telle réputation de galanterie, de générosité, de bon goût, qu'il n'est pas de femme au monde qui, de loin, ne regarde avec envie notre capitale, nos modes, nos fêtes, nos plaisirs. Il n'est donc pas surprenant que la jeune reine d'Angleterre ait eu, comme toute femme, le désir de voir notre patrie, de voir de près ce peuple brave, ardent, original, enthousiaste. Heureusement pour elle, la constitution anglaise ne s'y opposait pas, et pourvu qu'elle fut escortée de deux ministres responsables, elle avait la liberté de sortir de son royaume et d'aller où rappellerait son caprice.
Vue du château d'Eu.
«Allons en France! s'est-elle écriée; allons tendre la main à cette éternelle rivale; allons saluer cette royauté bourgeoise, voir cette cour citoyenne; allons montrer à ce peuple, qui tant de fois a rugi contre nous, ce que la renommée veut bien accorder de grâces à notre personne, de douceur à notre royal visage, de splendeurs à notre majesté!» Et, ce disant, elle est partie, suivie d'une escadrille de bateaux à vapeur, suivie, avant tout, de son mari le prince-Albert, de lord Aberdeen, qui peut-être grommelait entre ses dents contre cette royale fantaisie, accompagnée de lady Canning, sa dame d'honneur, une des plus ravissantes figures que jamais le burin anglais ait idéalisées, et de quarante personnes environ. Le roi Louis-Philippe a fait aussitôt ses préparatifs de réception: il a fait construire des baraques, emménagé de nouveaux meubles, fait des provisions de bouche. Ce journal fort grave, assurément, a donné à ce jet des détails qui ont vivement ému tous les coeurs. Le roi a voulu, au dire de la famille enthousiaste, offrir à sa royale soeur six espèces de fromages, dont l'un égalait en dimension la roue d'un wagon. La maison Basset a fourni les comestibles; le porter en bouteilles vient de la maison Gilburg, etc. O puff! Protée aux mille formes, où ne te glisses-tu pas?
Canot du roi.
La reine est arrivée au château d'Eu; on a banqueté, fait un peu de musique, promené dans la forêt, on a goûté sous les arbres; puis, après quatre jours de cette vie enivrante, la reine Victoria s'en est allée comme elle était venue, désolée de ne pouvoir visiter Paris et Versailles, de ne pouvoir, en un mot, faire un voyage en France, car sa visite au château d'Eu ne mérite guère ce nom. Ses ministres se sont opposés à ce désir, malgré le mot qu'on prête à lord Aberdeen: «Nous laisserons Sa Majesté faire autant de pas qu'elle le voudra dans cette voie-là.» Il parait que le noble lord s'est ravisé. Soyez donc souveraine, après cela! ne pas pouvoir même venir à Paris quand on en meurt d'envie!
Débarquement de la reine Victoria.
Présentation à la famille royale.
Voiture du roi.
Le Tréport.--Départ de la reine d'Angleterre.
Il est difficile d'imaginer, si on a eu le bonheur de ne pas l'avoir lu, tout ce que cette visita produit de premiers-Paris dythirambiques, de rêves, d'espérances, d'allusions, de craintes, de railleries, de prévisions, de voeux, que sais-je encore? Depuis le prince de Joinville, qui s'est écrié, en parlant de cette visite: «C'est tout un poème!» jusqu aux plus burlesques parodies du Charivari et de la Mode, toutes les exagérations possibles, hostiles ou amies, ont été épuisées; depuis le Journal des Débats jusqu'au National, il n'est pas un point de la question politique qui n'ait été soulevé, examiné, débattu dans tous les sens, et, comme il arrive toujours, le problème est beaucoup moins clair après qu'avant la discussion. L'Illustration elle-même, qui, Dieu merci! n'a rien à débrouiller avec la politique, a dit aussi son petit mot samedi dernier; elle a été sobre cependant; mais la curiosité bien naturelle de ses lecteurs de province et de campagne ne lui permettait pas d'en rester là, et elle s'apprêtait à raconter les fêtes d'Eu à sa manière, lorsqu'il lui est arrivé une lettre qui a rendu tout article inutile.
Embarquement de la reine Victoria et du prince Albert.
Un Anglais fort honorablement connu dans le monde artistique, mais dont nous tairons le nom pour nous conformer à son désir de modestie et d'incognito, adresse à l'un de nos collaborateurs le récit de ce qu'il a vu et éprouvé pendant ces quatre jours de gala royal. Cette description froide et calme, contraste assez avec tout ce qui a été écrit sur ce sujet pour que, nous l'espérons du moins, nos lecteurs la lisent avec intérêt. Nous sommes malheureusement obligés de supprimer les appréciations politiques, les observa lions piquantes où les deux gouvernements sont jugés avec esprit et impartialité. Voici cette lettre:
Monsieur et ami,
J'étais à Paris encore, attardé par quelques travaux assez importants, et me disposant à partir pour Bade avant la fin du mois d'août, quand tout à coup la presse parisienne retentit d'une grande nouvelle: La reine d'Angleterre va venir en France!
Ce fut d'abord, comme dit don Basilio, rumeur légère, successivement affirmée: et démentie; puis l'ombre prit corps, et vos politiques discouraient encore à perte de vue sur les avantages et les inconvénients de cette manifestation, que le yacht royal mouillait devant Tréport, et notre reine bien-aimée entrait, par un beau soleil couchant, dans la demeure de Louis-Philippe à Eu.
Moi, cependant, je n'avais pas perdu de temps. La rumeur n'était pas encore devenue bruit, et le bruit certitude, qui; déjà, pour une occasion aussi solennelle, j'avais laissé plume et pinceaux, toiles et livres, afin d'aller assister à ces fêtes, et saluer de loin, sur la terre de France, comme c'était mon devoir, cette jeune femme, ma souveraine, pour me servir d'une expression qui, plus d'une fois, dans mes bonnes réunions de cet hiver, vous a fait sourire presque de pitié.
Je partis le matin, et, grâce à votre tronçon du chemin de fer, j'étais le soir à Dieppe. J'y trouvai déjà les hôtels encombrés, les maisons particulières envahies par les curieux; des voitures, des pataches, des chaises de poste arrivaient de toutes parts. Les oisifs, les touristes, qui abondent dans cette saison, arrivaient là, attirés par le plaisir du voir, d'être asphyxiés dans la foule, écorchés par les aubergistes et les voituriers, et de pouvoir dire chez vous, dans quelques mois; «J'y étais, j'ai vu, etc.;» les Français adorent ça. Les nouvelles les plus contradictoires circulaient et étaient toujours accueillies par quelqu'un. J'ai rencontré un de mes malheureux compatriotes à qui on venait d'affirme que la reine Victoria venait d'arriver à Paris, à bord de son yacht; tous mes efforts pour le dissuader ont été inutiles; il a pris la diligence en se moquant de ma crédulité, et ne redoutant qu'une chose: c'était d'arriver trop tard à Paris.
Le 2 septembre enfin, la petite escadre anglaise à vapeur, précédée par le beau yacht royal Victoria-and-Albert, longeait les côtes de France, Cherbourg saluait la reine, à son passade, de cent-un coups de canon, et un prince français, l'amiral Joinville, allait au-devant d'elle et l'escortait, comme pour lut faire les honneurs de vos rives amies.
Le soir du même jour, la flottille mouillait devant le Tréport. Le loi Louis-Philippe était allé au-devant de sa royale visiteuse dans un magnifique canot fort élégamment décoré. Le roi monta à bord du yacht, fut reçu au haut de l'échelle par la reine; ils s'embrassèrent tous deux, conformément au cérémonial; et, quant au prince Albert, il lui donna nue simple poignée de main. Si c'est le cérémonial qui a prescrit cette différence, le cérémonial à tort; il me semble qu'il eut été plus décent que Louis-Philippe baisât la main de la reine et embrassât rondement son mari; qu'en dites-vous?
Ce fut à ce moment que la reine, apercevant M. Guizot, lui dit ces paroles, qu'un de vos grands journaux a si éloquemment paraphrasées: «Monsieur, je suis charmée de vous revoir ici.» J'ai parlé de cette apostrophe, devenue célèbre aujourd'hui, à l'un de mes bons amis, W. B, enseigne à bord du yacht, et il m'en a expliqué la haute portée. Après le premier embrassement et les premiers mots échanges, la conversation languissait furieusement, comme vous vous l'imaginez, bien, et il n'appartenait à personne de la relever. La reine était visiblement embarrassée; déjà elle avait parlé du beau temps, du beau soleil, de la belle mer; une fois ces graves sujets épuisés, il fallait du génie pour en trouver d'autres, et elle creusait sa royale tête, quand elle aperçut M. Guizot, qu'elle se rappelait fort bien avoir vu ambassadeur de France à Londres, à une époque........
Et elle trouva fort à propos cette banalité, à laquelle on a prêté un sens si profond: «Monsieur, je suis charmée de vous revoir ici». M. Guizot s'inclina et eut l'esprit de ne rien répliquer; sans cela, Dieu sait ce qui serait advenu.
Louis-Philippe offrit galamment son canot à la reine, qui l'accepta de bonne grâce; elle y était à peine descendue, que le yacht royal amenait notre pavillon, qu'il avait hissé au mat de misaine, et le pavillon anglais qui flottait à son grand mât; au même instant, le canot remplaçait le pavillon tricolore par le royal standard, et tout cela au bruit de salves d'artillerie, des hourra et des vivat des matelots.
Quelques minutes après, le canot abordait au rivage, où un débarcadère très-commode avait été installé; Louis-Philippe donnait la main à la reine Victoria, qui avait le pied beaucoup plus marin que le sien; et arrivée sur la jetée du Sud, la reine y était accueillie par la reine Marie-Amélie, la soeur du roi, les princesses, etc. Une batterie, placée sur l'un des tertres qui domine l'entrée du port, remplissait l'air de fumée et de bruit; la musique jouait notre air national, qui, pour la première fois, a retenti en France dans une circonstance officielle, notre God save the queen, aussi populaire encore à Londres que l'air de Vive Henri IV! le fut jadis chez vous. Cette scène présenta un coup d'oeil fort animé; je vous en envoie un croquis.
La jeune reine présenta à la famille royale son époux, le prince Albert, jeune homme d'une fort belle venue, beau garçon que j'avais vu tout enfant dans un de mes voyages en Allemagne, mais que j'aurais eu de la peine à reconnaître aujourd'hui, nature bonne, courageuse et dévouée: le fait seul des fonctions ingrates et difficiles qu'il remplit auprès de la reine subirait à le prouver.
Après cette première entrevue, le roi conduisit S. M. sous une tente que dominaient les deux pavillons nationaux mêlant leurs couleurs au souffle d'une légère brise. La tente était simplement mais élégamment décorée: sous les pieds un tapis, au-dessus des draperies de soie orange. Le choix de cette couleur m'a paru un galant calembour; la reine l'aura compris sans doute.
C'est là que des présentations ont eu lieu, et j'étais à quelque distance, mêlé parmi les curieux, que maintenait une haie de soldats, quand des paroles assez vives s'engagent derrière moi: «Je passerai!--Non, monsieur, vous ne passerez, pas.--Il faut que je passe, la reine m'attend!» A ces mots, je retourne la tête, espérant voir quelqu'un de mes plus nobles compatriotes, ou l'un de vos ministres attardés. Je me trompais, c'était un petit homme gros, court, avec un uniforme de lieutenant de la garde nationale: «Ah! monsieur, me dit-il en me voyant et de son plus pur accent normand; ah! monsieur, vous me laisserez bien passer, vous qui me connaissez!» Je regardai mieux alors l'individu qui venait de m'apostropher aussi directement, et je reconnus un aubergiste d'un village des environs, qui, la veille, m'avait fait payer dix francs un souper composé de trois oeufs et d'une bouteille de cidre, et cinq francs le droit du m'envelopper dans une vieille couverture et de me rouler par terre, en compagnie de trente personnes, dans une chambre ouverte aux quatre vents. J'aurais eu quelque peine, en effet, à le reconnaître sous ce travestissement, lui que j'avais vu la veille en sabots, en blouse, et exploitant parfaitement notre badauderie à tous. Je lui fis place, les soldats qui formaient la haie en firent, et il courut vers la tente, à peu près comme court un canard; mais, au moment où il y arrivait, la reine en sortait et montait dans une voiture attelée de huit chevaux caparaçonnés. Le roi, la reine d'Angleterre, la reine des Français et la reine des Belges étaient dans ce carrosse; les princes caracolaient aux portières, et huit voitures à six chevaux suivaient de près.
Le cortège, précédé, et suivi d'un escadron de cavalerie, se rendit lentement au château en suivant la route du Tréport et parcourut les grandes allées du parc. Des troupes formaient le carré dans la cour d'honneur. Des acclamations, aussi régulières et aussi bien nourries qu'un feu de peloton, accueillirent le cortège à son arrivée dans la cour d'honneur. La reine parut un instant sur le balcon pour remercier vos bataillons du geste et du sourire; puis elle fut conduite dans son appartement, elle s'y reposa, se para, et, à huit heures du soir, la cour se mettait à table. Jamais la reine n'avait mis à sa parure tant d'élégance et de bon goût. Elle devait être bien heureuse en ce moment de se sentir en France, elle qui avait si souvent rêvé de votre pays et des merveilles exagérées que l'on en raconte; mais, j'en suis sûr, ce n'est pas là seulement, c'est dans vos grandes réunions, dans un bal à la cour, ou à l'Hôtel-de-Ville, dans une loge d'Opéra, au balcon des Tuileries, en présence de votre population si vive, si facile à enthousiasmer, qu'elle eût voulu briller de tout l'éclat dont l'environnent sa jeunesse et le prestige de son rang.
Vous savez, combien me laissent froid les manifestations les plus bruyantes, les plus chaleureuses. J'ai été ému en voyant vos ouvriers combattant dans les rues de Paris le 28 juillet 1830; mais le lendemain, quand la victoire était assurée; quand, autour de moi, on chantait la Marseillaise, et quand on criait à tue-tête vive la Charte! tout cet enthousiasme m'attristait plutôt qu'il ne m'émouvait; et je disais à un des jeunes hommes qui depuis lors sont devenus vos hommes d'État: «La civilisation vient de faire un pas, on s'imagine qu'elle a atteint le but; à demain les désenchantements!» Et on raillait impitoyablement ce que vous appelez mon flegme britannique.....
Je ne vous ai pas dit avec quel acharnement on s'est disputé les places dans les voitures, dans les hôtelleries, dans les auberges. Ce que je vous ai dit de mon honnête aubergiste, transformé en officier de garde nationale, peut vous donner une idée de l'encombrement qui règne dans tous les environs du Tréport, et de la voracité des indigènes. Sans doute il n'y a pas foule par rapport à un jour de fête aux Champs-Elysées et aux boulevards, mais il y a foule, et foule immense par rapport à l'exiguïté des habitations.
Après que la reine eut quitté le Tréport, je me rendis à Eu, on j'avais trouvé la veille une mansarde que je partageais avec six de mes compatriotes. J'allais reprendre une petite valise qui, avec mon portefeuille de dessins, forme tout mon bagage, et me disposais à retourner au Tréport, bien sûr que W. B., le même qui m'a raconté la première entrevue, et l'embarras de la reine, et ses paroles à M. Guizot à bord du yacht royal, me donnerait l'hospitalité. Vous ne vous figurez pas quelle affreuse disette de logements et de vivres! J'ai vu des jeunes gens qui attendaient depuis trois heures leur tour de souper, et ce tour n'était pas près d'arriver; et ce souper, Dieu sait de quoi il devait se composer. Pendant que les uns maugréaient en attendant, d'autres sortaient de l'auberge en se plaignant d'avoir payé 15 fr. un poulet sur lequel on avait déjà dîné une fois. C'est dans ces circonstance que le Français est admirable de verve, d'esprit, de bonne humeur, de jovialité. Je voyais quelques-uns de mes compatriotes qui attendaient aussi; mais ils étaient sérieux, secs, muets, impassibles, tandis qu'autour d'eux brillaient, comme des étincelles, toutes ces milles facettes de l'esprit français. Que de plaisanteries plus ou moins mauvaises j'ai entendues ce soir-là! Vous savez que la maison du roi, cédant sa place à ses hôtes, avait retenu presque tous les logements habitables de la ville. «Pourquoi ne nous mettez-vous pas ici? disaient des étudiants en vacance au garçon de l'hôtellerie.--c'est retenu pour les gens du roi.--Et ici?--Retenu pour les gens du roi.» Er là, et partout, et toujours c'était la même réponse. «Ne vois-tu pas, dit l'un des jeunes gens, qu'ici tout est à eux, puisque tu y es toi-même.--A Eu, parfait!--Et heureusement que c'est à cause d'elle; si c'était pour un roi, Dieu garde! je sifflerais comme un sansonnet.»
Je ne puis vous dire combien de fois j'ai retrouvé ce sentiment dans la foule où je me suis trouvé. Il est difficile de prévoir quel accueil le peuple de Paris eût fait à un roi d'Angleterre; mais la reine y eut été reçue au moins avec convenance et urbanité.
J arrivai à bord un peu tard; les officiers s'entretenaient de la réception faite à la reine, et en étaient fort contents. Là, du moins, je trouvai bon souper, bon gîte, et c'était beaucoup déjà.
Le lendemain, j'étais à terre de bonne heure avec mes crayons, et je vous envoie quelques-uns de mes croquis.
Vous ne vous attendez, pas à ce que je vous répète le détails que les journaux ont reproduits sous tant de formes. Pendant ces quatre jours, ce furent des promenades, des concerts, quelques spectacles, mais point de fête officielle, point de divertissements populaires. La réception a été surtout intime plus que bruyante. Le dimanche, la reine entendit le service divin dans un oratoire disposé pour elle auprès de ses appartements. Un Te Deum fut chanté, dans l'église cathédrale d'Eu avec accompagnement de vingt-un coups de canon; je n'ai pas bien compris le sens de cette cérémonie religieuse; c'était trop ou trop peu.
Les chaudes et longues heures de l'après-midi ont été généralement consacrées à des promenades dans le parc, et dont le but était tantôt la ferme du roi, tantôt le plateau du mont d'Orléans, ou le rendez-vous de chasse de Sainte-Catherine; toujours les sites les plus ravissants. La foule des curieux s'y portait, comme vous pensez bien, et les méchantes places des plus méchants coucous se vendaient à des prix déraisonnables. Dans ces fêtes, vraies fêtes de famille, l'étiquette perdait ses droits, on riait de bon coeur, et la reine surtout a plus d'une fois montré ses blanches dents quand Louis-Philippe lui racontait tout bas quelque amusante chronique.
Le lundi soir, il y eut dans une galerie du château, dite galerie des Guises, un concert dont la direction, confiée à Auber, et l'exécution ont été sans reproches. Les choeurs d'Armide surtout ont excité une émotion générale, et, n'y eût-il d'autre mérite que la composition du concert, le choix des parties, qu'il faudrait encore en féliciter Auber. Mais la reine, qui s'y connaît, a été très-satisfaite et a témoigné plusieurs fois le plaisir qu'elle éprouvait.
Le soir de ce jour, en rentrant à bord, je vis trois vaisseaux anglais en panne devant la rade. L'amiral sir Ch. Rowley était descendu à terre sur l'invitation du roi, et devait, le lendemain, rentrer à bord et repartir.
W. B. me raconta une fête qui avait eu lieu en rade. Les commandants des bateaux à vapeur français avaient réuni dans un grand banquet, à bord du Pluton, les officiers de la marine anglaise; ils avaient bu et bien bu à la gloire et à la prospérité des deux pays, à leur union, à tous ces beaux rêves enfin que les gouvernements semblent chacun de leur côté prendre à tâche de réaliser..........
Canot de la reine d'Angleterre.
Le 6, pendant que le prince Albert le due d'Aumale se baignaient au Tréport, l'amiral de Joinville visitait le Cyclopus et quelques autres bateaux de l'escadre anglaise. J'ai fait un croquis du beau yacht Victoria-and-Albert et du canot de la reine, mais, sans la couleur, tout cela n'est qu'un squelette. Le soir, à quatre heures, sous les beaux arbres de la forêt, par un temps admirable, la cour faisait un repas champêtre, et, rentrée au château, elle riait aux larmes des bêtises d'Arnal dans l'Humoriste. Le choix du spectacle fait peu d'honneur au goût de mes compatriotes, je l'avoue; car je suppose que le roi a fait tout ce qu'il savait bien devoir leur être agréable. S'ils eussent goûté votre inimitable Molière, Louis-Philippe leur en aurait servi comme il leur a servi du porter et nos meilleurs fromages anglais. Tant pis pour eux, ma foi! J'estime fort Arnal, mais j'aime mieux le Misanthrope ou même Sganarelle.
Ce soir-là, je débarquai avec mon léger bagage, la reine devant partir le lendemain; mais, grâce à W. B., je trouvai place dans une des baraques de M. Packham.
Le 7, le cortège royal se rendit dés le matin du château à Tréport, dans le même ordre où il y était venu le samedi soir. L'artillerie, les fanfares, les musiques, les vivat, retentissaient de toutes parts.
Toute la famille royale conduisit la reine à bord du yacht, dont elle fit elle-même les honneurs. Je fus assez, surpris de voir le prince Albert décoré du grand cordon de la Légion-d'honneur. J'appris d'un aide-de-camp que le roi lui avait fait, la veille, cette gracieuseté; quant à la reine, Louis-Philippe l'avait priée d'agréer deux magnifiques tapisseries des Gobelins, merveilleuses peintures dont notre industrie est fière à juste titre.
Le prince de Joinville, celui de tous les membres de la famille royale avec qui la reine semble liée d'une amitié plus intime, raccompagne à bord du yacht jusqu'à Brighton. Trois bateaux à vapeur français se sont joints à la flottille anglaise, et naviguent de conserve avec elle.
Aujourd'hui tous ces lieux si retentissants, si animés naguère, sont rendus à leur solitude habituelle. Les gens du château se partagent les 25,000 francs de gratification que la reine leur a laissés; les pauvres qui ont vécu je ne sais comment, pendant qu'un morceau de pain se vendait au poids de l'or, se réjouissent de la mince libéralité du prince Albert, qui leur a laissé 3,000 francs. Ceux qui, comme M. Vatour, par exemple, ont reçu, pour prix de quelque léger service, bagues, tabatières, bijoux en brillants, montrent à leurs amis ces marques de munificence. Hier il n'était bruit que de cette visite; aujourd'hui on en parle moins; demain on n'en parlera plus. Eh! Dieu veuille qu'un jour, d'un côté ou de l'autre du détroit, pessimistes anglais ou alarmistes français n'aient pas quelque occasion inattendue de s'écrier: «Ah! nous l'avions bien dit!»............
(Nous donnerons dans le prochain numéro d'autres dessins et quelques détails qui n'ont pu trouver place dans celui-ci,)
Quelquefois la pensée dort tandis que la parole, dont elle est l'amie ou le guide inséparable, se hasarde imprudemment, et s'avance seule: sa démarche parait d'abord assurée, parce que, habituée à se soutenir sur sa compagne, elle peut ainsi faire quelques pas sans elle; mais bientôt elle chancelle, et tombe étourdie; alors la pensée se réveille, elle court après la parole, la rejoint, la relève, la raffermit, la soutient, puis elle voltige autour d'elle, la devance, et lui dit avec un doux sourire: Ma soeur, me voici.
Hélas! est-ce donc un jour de fête que celui qui voit finir une année, et le Temps ravir à l'homme une part de son avenir? Oh non, ne célébrez pas cette journée, elle est trop triste; ou bien il faudrait le faire avec des pleurs et des habits de deuil.
Hier, j'étais plus jeune, et je voyais avec douleur arriver ce moment, cette transition singulière qui me donne un autre âge, et me fait faire ce grand pas d'une année vers la mort, vers cet autre moment on l'on tombe du temps passé dans l'éternité.
Et je me croyais si jeune encore, il y a peu de jours: j'étais si insouciant de la vie, de mes pensées et de mon avenir; et, aujourd'hui, dans ce jour de fête, je vois qu'elle s'éloigne, la jeunesse, qu'elle emporte ce temps qui n'est plus, et ne me laisse que l'avenir incertain.
Dans ce jour de fête, j'appelle à moi ma pensée, et lui dis: Vole auprès des souvenirs de ma jeunesse, ramène-les moi; mais je les revois sans plaisir, car ma pensée revient triste, et ses ailes ne sont chargées que de chagrins.
Comme l'abeille, lorsqu'elle sort de sa niche avec le soleil, elle va au loin baiser les fleurs; mais l'ouragan terrible accourt, la pluie et le sable tombent et s'élèvent, tournent autour d'elle, enveloppent les sucs recueillis, et les empoisonnent d'un mélange impur; et la pauvrette revient attristée dans son palais de cire.
Hélas! ce jour de fête m'apporte une mélancolie qui me tue; je ne sais pourquoi je voudrais une horrible rencontre dans cette journée; il serait étrange que le jour de ma naissance fût celui de ma mort: cela accourcirait ma vie, mes pensées et aussi mon épitaphe.
On y lirait: Il est né et mort le 11 de mai: c'est un beau mois pour naître et pour mourir, diraient-ils en y jetant les yeux. Mais ce mois est souvent triste comme la pensée: et, aujourd'hui, il fête mon anniversaire avec un vent glacé, un ciel obscur et des nuages de plomb qui ne laissent pas voir le soleil.
Dieu détache un siècle du trésor infini de l'éternité, et il le jette au monde pour que le monde ait le Temps.
Le siècle, ainsi échappé des mains de Jehovah, marche pendant cent années dans l'univers, et quand il a terminé sa course, il va se réunir à ses frères qui ne sont plus.
Un autre le suit, qui le remplace, qui vit aussi de cette vie égale et mesurée, et il court aussi s'abîmer dans le passé.
Chacun emporte avec soi ou les trésors d'une grande gloire, ou le poids d'un oubli profond.
Celui-là est le siècle de Charlemagne, cet autre celui de Napoléon, d'autres sont des siècles d'ignorance et de misère.
Quand ils ont ainsi vécu, ils se réunissent tous dans un antique palais, et, se tenant par la main, ils forment une longue chaîne, et ils dansent.
Quelquefois ces fantômes centenaires s'assoient autour d'un foyer, comme de graves vieillards, et ils se racontent leur vie.
Regardez-la marcher dans ses écarts, cette comète insensée, qui ne vit pas dans les limites que mesure au monde le doigt de Dieu.
On dirait une folle qui traverse les champs loin des routes, qui, les cheveux épars, court sans but et sans pensée, pousse des cris, et laisse flotter derrière elle ses vêtements.
Ainsi cette planète vagabonde vole brûlante dans l'espace; sa chevelure enflammée se développe derrière elle... mais elle est terrible dans ses pas irréguliers.
Les autres globes la voient approcher avec effroi, et voudraient reculer devant elle, mais la règle les retient. Elle passe dédaigneuse auprès d'eux, et ne les touche point... Ils respirent quand elle n'est plus là.
Ou bien, aveugle et furieuse, elle court d'une ligne droite sur un monde; elle le brise en mille éclats, qui rejaillissent dans l'espace, et forment peut-être de nouveaux globes, qui se façonnent au milieu de leurs atmosphères nouvelles.
Ou bien, elle les brûle, elle les entraîne dans ses cheveux de feu; ils s'y mêlent et ne peuvent plus s'en dégager; et les êtres des différents mondes les cherchent dans les cieux et ne les y trouvent plus.
Et quelquefois encore, par un autre caprice, elle recommence avec une bizarre régularité cette immense ellipse qu'elle avait décrite; oubliée pendant des siècles, elle reparaît et sème de nouvelles terreurs.
Et cependant elle traîne peut-être avec elle des myriades d'êtres inconnus qui l'habitent et vivent sur elle, qui pleurent sans cesse ses écarts, volent éperdus avec elle, et sillonnent sans cesse l'étendue.
Enfin, Dieu parle! ce globe rebelle à ses volontés l'importune, il ne trouve plus grâce devant lui; Dieu lui assigne aussi une place dans ses desseins, et l'enchaîne dans le grand ordre; ou bien, pour la punir, il la brise, l'efface, et elle disparaît.
(La suite à un autre numéro.)
Lecteur, as-tu souffert?--Non.--
Ce livre n'est pas pour toi.
n matin, la sentinelle avancée de la forteresse de Lecco rapporta à Ramengo que la veille au soir un inconnu s'était approché de la citadelle, et avait lancé une flèche sur le balcon de Rosalia, qui l'avait ramassée.
Cette nouvelle enflamma la rage de Ramengo. Il fut persuadé que cet inconnu était Pusterla, qui continuait ainsi ses intrigues avec Rosalia. L'idée lui vint que cela pouvait l'aider à se défaire de ce jeune seigneur, et à causer une effroyable douleur à la maison des Pusterla par un assassinat que justifiaient suffisamment ses devoirs de gardien de la citadelle. Il ordonna donc aux soldats que, si pareille chose arrivait de nouveau, ils eussent à tirer sur le téméraire inconnu, à le tuer et à se taire.
Le soir du même jour, l'homme revint près de la forteresse. Rosalia, qui se tenait à son balcon, ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'elle jeta de toutes ses forces une pierre qui vint tomber aux pieds de l'inconnu. Il la releva, et comme il prenait la route du bois pour s'en retourner, un trait d'arbalète l'étendit roide mort sur le sol. Les gardes coururent aussitôt sur lui et trouvèrent qui; ce n'était qu'un valet inconnu. Aucun signe, aucune devise n'indiquaient ce qu'il pouvait être. Ils revinrent avec la pierre à laquelle un billet était lié. Ramengo attendait dans ce cruel tourment qu'éprouvent les trompeurs lorsqu'ils se voient trompés. Lorsqu'on lui apprit la nouvelle et qu'on lui remit la lettre, sa bouche se contracta d'un sourire semblable au grincement d'un loup qui avise sa proie. Il congédia les soldats et ouvrit le billet. Il ne portait point d'adresse, mais il était de la main de Rosalia, et, les membres agités par un frémissement convulsif, il lui ces mois:
«Quelles douceurs depuis longtemps inconnues me fait éprouver ta lettre! Tu veux donc, par amour pour moi, t'exposer à de nouveaux périls? Te presser encore une fois sur mon coeur, était une consolation que j'osais à peine espérer; mais, s'il te voyait, il y va de la vie. Cependant après-demain il sortira à la nuit tombante pour visiter les postes sur le lac; dès qu'il sera parti, j'étendrai une blanche toile sur le balcon, et lu viendras à la poterne que tu connais, que de choses je te dirai! Le sais-tu? mon sein est fécond. Puisse te ressembler l'enfant qui naîtra! Adieu, adieu! Comme la joie me transporte à la seule pensée d'embrasser bientôt mon bien-aimé!»
Il fallut que Ramengo se fit violence pour continuer cette lecture jusqu'au bout. Il n'en pouvait plus douter, Rosalia le trahissait; il n'y avait de doutes qu'à l'égard de son complice. Ses vagues soupçons étaient désormais une certitude: il ne lui restait plis qu'un parti à prendre, celui de la vengeance.
La fureur lui conseilla un instant de se venger aussitôt sur l'infortunée. L'égorger, lui arracher le coeur, lui tirer des entrailles l'enfant à peine forme et le broyer sous ses pieds, étaient des pensées qui souriaient à son délire. Déjà il allait les réaliser, déjà il entrait chez Rosalia épouvantée, prêt à porter sur elle une main barbare, lorsqu'une réflexion subite lui cria que le châtiment serait trop doux pour un pareil outrage: puis il fallait que l'amant tombât aussi dans le même piège. Et il se repentait d'avoir déchiré le billet; il aurait pu l'envoyer au complice, l'attirer dans ses filets. Mais l'envoyer à qui? pensait-il, en quel endroit? S'ils n'avaient pas égorgé le vil instrument, j'aurais bien su, à force de tourments, en le torturant membre par membre, j'aurais bien su lui arracher le nom de l'infâme. J'ai trop précipité ma vengeance; mais maintenant, maintenant je l'ai méritée, elle sera longue, impitoyable; tremblez, scélérats!
Il roulait ainsi de sombres pensées devant Rosalia, qui s'efforçait en vain de comprendre le sinistre silence de son mari. Il le rompit enfin pour lui dire que le lendemain il sortirait à la tombée de la nuit. Il espérait que l'amant, n'ayant pas reçu de réponse, n'en viendrait pas moins au rendez-vous. Rosalia lui dit adieu avec cette tendresse persévérante qu'elle opposait à ses mauvais traitements. Les baisers de sa femme brûlaient Ramengo, comme la pierre infernale brûle une plaie vive; mais, voulant opposer ruse à ruse, tromperie à tromperie, il essaya de lui parler tendrement: ses paroles expirèrent dans sa bouche; de la presser sur son coeur, mais au moment même où il l'attirait vers lui, il ne put s'empêcher de la repousser par un brusque mouvement de haine; elle soupira et fondit en larmes. Quelque habituée qu'elle fût aux duretés de Ramengo, elle n'avait encore pu y endurcir son âme. Le lendemain Ramengo sauta dans une barque, prit le large; puis revenant vers la rive, il débarqua. Il se plaça dans un lieu d'où il pouvait voir la citadelle sans être, aperçu. Bientôt ses yeux sont frappés du voile blanc étendu sur le balcon. A cette vue, sa fureur se renouvelle et redouble; son coeur, gonflé de rage, semblait s'élancer de sa poitrine, et brisant autour de lui les branches d'arbre qui ombrageaient sa retraite, il blasphémait Dieu, les hommes, le ciel. La nuit s'épaissit, il s'approcha davantage, et s'appuya à deux arbres voisins entre lesquels il passait la tête, pareil à la hyène qui guette la gazelle, fixant ses regards tantôt sur la route, tantôt sur la poterne et le balcon.
Il vit bientôt apparaître Rosalia vêtue d'une blanche robe de lin. Ses yeux, se portèrent sur le penchant de la colline, et, à la lueur incertaine du crépuscule, cherchaient discerner quelqu'un d'attendu. Trompée dans son espoir, elle rentrait pour sortir encore. Elle s'asseyait, appuyant son bras sur les balustres du balcon, en inclinant son beau visage sur sa main; elle demeurait dans une inquiète mais douce attente. Quelquefois elle soupirait en levant les yeux vers les étoiles; d'autres fois elle chantait quelques romances sur un air lent et mélancolique, dont le son s'éteignait avec un doux murmure au milieu du pathétique silence de la nuit, se mêlant au lointain clapotement de l'onde qui venait baiser les rivages du lac.
Mais l'attente de Ramengo et de Rosalia fut trompée, Ramengo ne s'en tint pas là. Six fois il revint subir les tortures de cet horrible espoir de joindre son rival, la rage et l'assassinat dans la pensée, mais toujours en vain. Il eut le temps de distiller les poisons de sa vengeance, et pendant les atroces veilles de ces nuits la médita, la créa au gré de ses rêves, la poussa à ses derniers raffinements autant qu'il le fallait pour saturer son âme altérée de sang et de supplices. L'enfant qui se formait dans les entrailles de Rosalia devait venir à la vie pour pouvoir la perdre; il fallut le laisser naître: pour lui faire subir sa part du châtiment, et augmenter pour la mère les douleurs de la peine, d'autant plus cruelles qu'elle les prévoyait moins. Cependant il dissimula: il revint avec Rosalia aux douceurs des premiers jours de leur mariage, redoublant même de courtoisie pour cacher la trahison qu'il méditait. Toutefois, au milieu du ces caresses, il arrêtait sur elle un oeil si glacé, d'une limpidité tellement sinistre, que Rosalia, épouvantée, lui jetait les bras autour du cou, et lui demandai: «Qu'as-tu, Ramengo? Pourquoi me regardes-tu ainsi?» Il ne répondait rien; mais, en recevant ses baisers, sa femme était prise d'un frisson involontaire. Elle le voyait, d'une main convulsive, porter la main sur son poignard, et, comme contraint par une force irrésistible, la repousser loin, de lui et sortir pour calmer son indocile rage. Rosalia comprenait qu'une grave tempête s'agitait dans l'âme de son mari. Elle souffrait, se taisait, et n'était pas plus avare de ses caresses. Elle puisait des consolations dans ces joies secrètes de la femme qui sent vivre en elle-même autre être, uni à elle et cependant différent, vivant de la même vie, ému par des sentiments communs, aimé comme soi-même, aimable comme autrui. Elle était saisie d'une vive allégresse en voyant approcher l'heure où elle donnerait le jour à un enfant, gage de leur amour, et qui l'accroîtrait encore par les soins que ses parents lui donneraient de concert, par ses charmes enfantins, par les espérances qui dansent autour du berceau du premier né.
Bientôt elle mit au monde un fils A peine avait-elle, dans un premier baiser, oublié les douleurs de l'enfantement: «Qu'on porte, dit-elle, cet enfant à son père.»
On lui porta en effet cette créature, si frêle que, sous l'impression de l'air et des objets extérieurs, elle vagissait et agitait ses petits membres; spectacle touchant pour tous, d'ineffable joie pour un père. Mais les yeux de Ramengo s'enflammèrent d'une plus sombre fureur, un rire sinistre contracta ses lèvres. Il prit l'enfant sur un bras, et de l'autre, tirant son poignard, il le dirigea contre la faible créature. La femme à qui l'enfant avait été confié, se précipita au devant du coup qui le menaçait; mais elle ne put faire que le tranchant de l'arme n'entamât sa poitrine et n'y laissât l'empreinte d'une main criminelle-. A la vue du sang qui s'échappait, et aux cris de douleur poussés par le fils de Rosalia, l'assassin jeta son poignard en maudissant, et s'enfuit en proférant mille blasphèmes.
Quel coup cette nouvelle porta à la tendre Rosalia! Au sein de la lièvre de l'enfantement, et dans cet état où toute émotion peut devenir mortelle, elle fut près de succomber; mais la blessure de l'enfant était légère et se guérit facilement; des mercenaires lui prodiguèrent ces soins que son mari lui refusait; puis, celui-ci revint à la douceur et au repentir. Ce repentir n'était point excité par son crime; il se reprochait seulement d'avoir laissé échapper son secret dans le transport d'une imprudente fureur. Il rejeta sur des soucis violents, des chagrins profonds et concentrés, l'excès subit de sa furie et de son égarement; et, devenant assidu auprès du lit de sa femme, il eut pour elle des paroles d'affection.
Cette tendresse fut pour elle le meilleur remède et le réparateur le plus puissant; elle tendit sa main pâle et tremblante à son époux, qui la pressa entre les siennes; elle lui montrait leur fils suspendu à son sein: «Et vois, lui disait-elle, vois comme il est beau; tu l'aimeras. Quel visage d'albâtre! Quelle douce respiration! Regarde: il ouvre les yeux; ce sont les tiens; comme il te ressemble! prends-le entre tes bras, et lui donne un baiser.» Et elle le lui présentait. Malgré ses agitations intérieures, Ramengo le prit, le regarda fixement, approcha ses lèvres du visage, de l'enfant, et l'embrassa ou en fit le semblant. Sa mère lui prodiguait une furie de baisers; plongée dans une extase d'amour, de béatitude, jouissant du bonheur d'être épouse et mère, aimée et aimant, elle ne pouvait se rassasier de contempler et de caresser son fils; elle l'enveloppait de ses langes, le mettait tout nu, le couvrait d'ornements avec une coquetterie toute maternelle, folâtrait avec lui, heureuse d'épancher sur ce fruit de son sein cette plénitude de tendresse qu'elle n'avait pu verser dans le coeur de son mari.
Mais ces scènes étaient chaque jour une torture nouvelle pour Ramengo, et chaque jour grandissaient dans son âme ses sinistres projets de vengeance.
Rosalia était guérie depuis peu de temps. C'était le soir d'un beau jour de mai: le temps était magnifique, le ciel paisible, et la naissante chaleur prêtait un grand charme au souffle de la brise nocturne. Ramengo dit à sa femme: «Vois quelle belle soirée! si nous sortions un peu aux environs de la citadelle, il me semble que ta santé s'en trouverait mieux?
--Volontiers,» s'écria Rosalia dans sa joie, heureuse de recevoir une preuve d'affection de son mari, parce qu'elle sentait qu'elle l'en aimerait davantage.
«Et l'enfant? ajoutait-elle; je vais le coucher, n'est-ce pas? Attends seulement que je l'aie endormi.
--Pourquoi ne l'emmènerions-nous pas? répondit Ramengo; est-ce que tu t'ennuies déjà de le porter?
--M'ennuyer! s'écria-t-elle avec un indéfinissable accent de tendresse; oh! tu ne sais pas combien est agréable à une mère le poids de son enfant! Ne l'ai-je pas porté plus longtemps dans mon sein?»
En parlant ainsi, elle enveloppait son fils dans ses langes, et s'avançait aux côtés de son mari. Ils sortirent de la citadelle et, descendant le versant de la colline, ils arrivèrent au bord du lac. C'était la première fois, depuis ses souffrances, qu'elle revoyait la sérénité de l'air libre, la lac, les monts, et elle s'enivrait d'une douce joie. Comme le prisonnier qui sort du cachot, elle sentait sa poitrine se dilater en respirant le souffle pur et vital de la brise. Le lac, bien que la fonte des neiges et la saison pluvieuse l'eussent extraordinairement accru, jetait tranquillement ses flots sur le sable de ses rives. Ils s'assirent auprès, sur un parapet à hauteur d'appui, et laissent courir leurs regards sur cette plaine liquide, qu'aucune barque ne sillonnait, parce qu'une des premières mesures contre la guerre qu'on redoutait, avait été de les couler toutes à fond. Rosalia regardait tantôt la Resegone, dont les cimes crénelées laissaient s'échapper les derniers rayons du soleil, tantôt l'ouverture du vallon de: Valmadrera, où la lumière semblait, avant de disparaître, rassembler toute sa force, comme le sang au coeur d'un mourant; et elle caressait son nourrisson et lui parlant comme s'il eût pu comprendre et lui répondre: «Ouvre les yeux, mon amour, ouvre-les à ce magnifique spectacle; vois ces monts: un jour tu les connaîtras; sur leurs flancs, jusque sur leurs sommets, tu poursuivras les jeunes chevreaux aussi légers qu'eux, et jouissant de l'air pur, du riant soleil et de la liberté! Et ce lac, vois-le! il renferme dans ses ondes un autre enfant beau comme toi. Un jour viendra où il te portera véritablement dans ses flancs, lorsque tes bras le sillonneront à la nage, ou que ta barque ouvrira ses flots.
«Et pourquoi, interrompit Ramengo, pourquoi n'irions-nous pas nous-mêmes en bateau?
--Oh! oui, s'écria-t-elle, pourvu que tu ne redoutes pas la fatigue de ramer.
--Au contraire, c'est pour moi un délassement, un salutaire exercice.»
En deux sauts, il fut à un petit môle où on gardait sous clef deux petites barques pour le service de la forteresse, les seules qu'on eût laissées sur toute la rivière. Il mit les rames à l'eau, et prit Rosalia, qui s'assit à la poupe avec son enfant, pendant que Ramengo frappait l'eau de ses rames. Ils côtoyèrent ainsi le rivage sur lequel est situé le bourg de Lecco. Ils passèrent sous le pont qu'Azone avait fait élever il y avait peu d'années, et, poursuivant leur route du côté de Pescale et de Pescanerico, ils arrivèrent à un endroit où l'eau s'étend sur un vaste bassin. Cependant le jour avait disparu; les cimes environnantes se dessinaient nettes et sombres sur l'azur obscure d'un ciel sans nuages, et, du milieu du lac où ils naviguaient, à peine pouvaient-ils apercevoir les rives; mais, des ouvertures des rares chaumières, ils voyaient s'exhaler la fumé du feu auquel les pauvres gens faisaient cuire le maigre souper que leur imposait l'interruption de la pêche. Tout respirait la paix autour de Rosalia et au dedans de son coeur. Inondée d'un pur ravissement, elle essuyait de ses lèvres la sueur qui couvrait le front de son enfant endormi. Tout à coup, Ramengo, d'un pied terrible, frappe le fond de la barque, l'ébranle, de manière à l'entr'ouvrir, à faire bondir la mère et à réveiller l'enfant en sursaut; puis il s'écrie; «Infâme! qui m'as trahi! Tu as cru me cacher les criminelles! tu t'es trompée: je sais tout. L'heure du châtiment est venue. Scélérate! tu vas mourir!»
Épouvantée, les yeux et la bouche ouverts par la terreur, pâle, et d'une main serrant son enfant contre son sein, tandis qu'elle étend l'autre vers son bourreau par un mouvement d'instinctive défense. La malheureuse voulait répondre, interroger, supplier; mais le lâche Ramengo ne lui en laissa pas le temps; et, jetant les rames dans le lac, il s'élança lui-même à la nage, Rosalia poussa un cri, le cri du désespoir, et se couvrit les yeux en voyant son mari se précipiter hors de la barque: mais bientôt, à la faible lueur un crépuscule, elle put le voir nager et gagner le rivage.
Délivrée de la crainte qui l'avait saisie pour les jours de Ramengo, elle retomba dans un étonnement stupide, et qui lui faisait croire qu'elle était en proie à un songe affreux. Dès qu'elle revint un peu à elle-même, l'horreur de sa situation se présenta tout entière à sa pensée: seule, sur un lac gonflé par la fonte des neiges, dans une faible barque, et sans rames pour la faire marcher; seule, avec un enfant dont la vie lui était plus chère que sa propre vie! Elle éclata en cris d'angoisses, et la pluie de ses larmes retomba sur le visage de la petite créature ignorant son malheur. Ses pleurs, en se frayant un passage, tirèrent un peu Rosalia de sa léthargique douleur. Dans sa criminelle vengeance, Ramengo avait disjoint les planches du bateau, et l'eau pénétrait lentement par les fissures qui s'étaient ouvertes. L'infortunée fixa les regards sur le fond de la barque et parut se consoler: «Une heure, se dit-elle, deux heures au plus, et l'eau remplira cette nacelle; elle s'abîmera, je m'abîmerai avec elle... et je serai délivrée de cet enfer.--Mais mon enfant?»
A cette pensée, elle frissonna. Alors, aussi prompte à chercher des moyens de salut qu'elle avait d'abord été ardente dans son désespoir à désirer la mort, elle arrache avec furie de sa tête, de sa poitrine, les voiles qui les couvrent, et elle s'en sert pour étouper les fissures. Attentive, elle tend ses regards, elle prête l'oreille pour s'assurer si l'eau ne suinte pas encore par quelque passage. Lorsqu'il lui parut qu'elle ne pouvait plus pénétrer, elle se consola, reprit son enfant dans ses bras, et s'assit, regardant tout à tour son fils, le rivage et le ciel. L'enfant était endormi, la rive lointaine demeurait silencieuse comme l'égoïste devant les misères de ses frères; le ciel était limpide et beau, comme il est toujours à la fin de mai dans ces riantes contrées de la riante Lombardie. Le croissant pointait alors derrière les monts de l'Albenza, dont les cimes se dessinaient dans le profond azur, au milieu de mille scintillantes étoiles.
Combien de soirées aussi belles que celle-là Rosalia avait passées dans l'aimable et joyeuse société de ses compagnes, près de ses parents, insouciante jeune fille, pleine de joies paisibles et de rêves heureux! Et, depuis son mariage, combien de fois, à cette heure, elle s'était arrêtée, sur la plate-forme de la citadelle, à écouter les mélodies mélancoliques du rossignol, à embrasser de ses regards la rive du fleuve ou le versant de la colline pour y découvrir le retour de son époux! Et maintenant!... la pensée de son mari lui rappelait les plus minutieux souvenirs du passé: gestes, paroles, actions, qu'elle avait voulu ne pas voir on interpréter dans un sens favorable, et qui aujourd'hui lui révélaient toute une misérable trame de haine continue, de vengeance méditée; elle, était condamnée pour un crime dont elle ne se reconnaissait pas coupable, dont elle aurait pu se justifier par un seul mot; condamnée à souffrir une nuit entière, sur cette onde déserte, le désespoir et la peur!» Personne ne viendra donc me secourir? personne! A cette heure, Ramengo est rentré dans la citadelle; il revoit les lieux qui sont pleins du souvenir de nos premiers jours de bonheur. Personne n'accourt à sa rencontre pour fêter son retour. Il revoit la couche nuptiale, il revoit le berceau, le berceau vide; il va se rappeler sa femme, son enfant qui n'est point coupable; il va se repentir de nous avoir infligé cette torture, et nous allons le voir accourir pour nous sauver. Oh! comme je saurai dissiper ses soupçons! comme, avec un redoublement d'amour, je saurai calmer sa haine! Mon Ramengo m'aimera encore, il m'embrassera encore, il embrassera son fils. Le voici: une lumière s'avance vers nous, ce ne peut être que sa barque.»
La lumière s'avançait lente, égale, mais pâle et bleuâtre; elle toucha la barque de Rosalia.... C'était un feu follet, qui, poursuivant sa route, s'évanouit. Quand il s'approchait, Rosalia avait poussé le cri désespéré du naufragé qui implore du secours, les battements de son coeur avaient mesuré l'éloignement de la flamme et sa marche lente; lorsque cette espérance lui échappa encore, elle fondit en pleurs.
Elle plaça son enfant sur le banc de la proue; elle s'agenouilla, et commença avec ses mains à imiter le mouvement des rames pour essayer de s'approcher du rivage. Elle parvenait ainsi à faire mouvoir la nacelle, mais elle ne lui donnait qu'un mouvement de rotation sur elle-même, sans le faire avancer d'un pas vers le bord; enfin, fatiguée, épuisée, désespérée et malheureuse revint s'asseoir, reprendre son enfant sur ses genoux, et se couvrant les yeux avec les mains, elle recommença à pleurer, à rêver encore. Aux approches du matin, une brise aiguë et roide; engourdissait ses membres et lui faisait claquer les dents. D'épais nuages s'étaient condensés autour des crêtes de la Grigna et du Leguone, et, chassés çà et là par les vents, ils s'avançaient comme des troupes ennemies, et répandaient des ténèbres sur tout le ciel; les éclairs se succédaient rapidement, le tonnerre roulait sourdement dans l'espace; la pluie commença à tomber avec une fureur inouïe, et bientôt une redoutable tempête s'abattit sur le lac. Rosalia se tourna du côté de Lecco, dont chaque instant l'éloignait davantage; en vain ses yeux, à la sinistre lueur des éclairs, s'efforçaient d'apercevoir quelque secours: elle n'en vit point paraître, et n'en espéra plus. Alors se présenta à son esprit consterné la possibilité, puis la certitude d'un malheur plus grand qu'elle ne l'avait imaginé. L'aube, son espérance, commença à ne plus lui paraître la fin, mais un accroissement de ses maux.
L'eau tombait comme si des mains prodigues l'eussent épanchée des réservoirs du ciel. Où se réfugier? comment, parer à ce nouveau malheur? La barque n'avait ni pavillon ni tente; déjà les roulements du tonnerre et les éclats de la foudre avaient réveillé l'enfant, et les bras maternels ne suffisaient pas à le protéger; elle se fit d'abord un abri avec sa robe, qu'elle releva sur sa tête, et dont elle couvrit aussi son nourrisson; mais la pluie incessante eut bientôt pénétré les habits qui dégouttaient. Alors elle se frappait la poitrine et la tête, et s'arrachait les cheveux; privée de sentiment, elle ne voyait plus rien; elle coucha son fils sur une partie de la barque qui, plus élevée, restait plus à sec; puis, s'appuyant sur les genoux et sur les mains, elle lui fit un toit de son propre corps, et, dans une si fatigante attitude, elle lui tendit le sein, à la manière dont les bêles sauvages allaitent leurs petits.
Situation terrible que celle où ils se trouvaient! A l'eau qui s'était introduite la veille par les fissures, s'ajoutait celle qui tombait à flots du ciel; ses genoux, ses jambes, en étaient trempés; mais elle prenait patience et tolérait ses souffrances; mais l'eau montait toujours par l'effet de son propre poids; elle atteignait le dernier refuge de l'enfant, et l'infortunée ne savait comment l'arracher au péril qui le menaçait; elle se découvrait la poitrine de ses vêtements, et elle s'en servait pour éponger l'humidité de la barque; de ses mains elle faisait une sorte de pelle, avec laquelle elle jetait l'eau au dehors; mais, pour se livrer à ce travail si pénible et d'un si mince résultat, il lui fallait laisser à découvert son fils, qui était en danger de se noyer. Découragée, Rosalia reprit sa première position, serra son enfant contre son sein, et recommença ses pleurs et ses prières; cependant la pluie ne diminuait point de violence, et le vent du nord chassait toujours la barque devant lui. De temps en temps elle levait la tête, et, à travers ce déluge, elle voyait passer sur la rive les chaumières et les plaines. Lorsqu'elle arriva au lieu où, à la Rabbia après Olginate, le lac prend un cours plus rapide, elle sentit la nacelle balancer et tourbillonner sur elle-même: elle se crut submergée, embrassa son fils, recommanda son âme à Dieu, l'âme et la vie de la faible créature qu'elle nourrissait.
Cependant le courant rapide reprit la barque avec force, et, bondissant sur la vague, elle descendit le fleuve de nouveau. Quelques cabanes de pêcheurs, quelques moulins s'offraient aux regards de distance en distance; çà et là un paysan, un bûcheron ou une lavandière, attentifs à leurs travaux sur la plage, voyaient cette barque de loin, la regardaient un moment, et quelqu'un d'entre eux s'écriait:
«Quel singulier plaisir d'aller ainsi sur le fleuve, grossi comme il est par l'orage!»
Mais un autre ajoutait: «Ne voyez-vous pas qu'elle n'a ni rame ni timon? c'est une barque qui se perd.
--Une barque qui se perd! courons la secourir! Maudite soit la guerre qui nous a enlevé nos bateaux!»
Ils couraient sans savoir où, et criaient vers la barque; d'autres se dirigeaient, en toute hâte vers les postes occupés par les sentinelles et les vedettes mais, avant qu'ils les eussent atteints, l'onde déchaînée avait emporté la nacelle; ils ne pouvaient plus que la regarder dans le lointain, et s'écrier: «Les pauvres gens qui sont dans cette barque! Que les âmes du purgatoire leur soient en aide!»
Toutefois, après diverses alternatives de périls qui eussent inspiré plus d'une fois à Rosalia désespérée la pensée d'en finir d'un seul coup, en se jetant elle-même aux eaux du fleuve, si l'espoir de sauver son enfant ne l'eût retenue, l'Adda, s'étendant dans un lit plus large, emporta la nacelle avec moins de fureur. La tempête, avait cessé, et, par un de ces changements subits, ordinaires dans la saison, le ciel, se dégageant de ses nuages, resplendissait maintenant des feux d'un brûlant soleil. Dans le voisinage de Vaprio, le flot portait même insensiblement la nacelle vers le rivage, et un rayon d'espérance brilla aux regards de Rosalia; elle fut entraînée tout près d'un rocher, qui, creusé à sa base par le battement de la vague, formait une sorte de grotte, d'où pendaient les racines et les tortueux rameaux d'un figuier sauvage. Rosalia parvint à saisir l'un de ces rameaux, et, l'étreignant avec tout ce qui lui restait de force: «Grâces soient rendues au Seigneur! s'écria-t-elle; mon fils est sauvé!»
Elle respira. D'un oeil consolé elle regarda son fils, et il se fit sur son visage un changement pareil à celui que la matinée avait vu dans l'atmosphère. Le flot tentait bien d'arracher la barque de son asile; mais Rosalia, tenant l'arbre à deux mains, neutralisait l'effort du flot. Elle se prit alors à regarder autour d'elle: le rocher sous lequel elle était arrêtée était étroit et escarpé; de quelque côté qu'on l'envisageât, on ne trouvait point d'endroit praticable. Sur la gauche de l'Adda, la plaine s'étendait verdoyante et fleurie; de vigoureux paysans, d'actifs Bergamasques, s'y livraient joyeusement à leur travail champêtre; mais l'éloignement était si grand, si tumultueux le bruit du fleuve, qu'elle ne pouvait espérer que ses cris arrivassent jusqu'à eux. Cependant le soleil, qui avait atteint le milieu de sa course, dardant ses rayons sur la tête de Rosalia, lui infligeait ainsi un nouveau suppliée, comme si elle eût dû les éprouver tous dans cette journée. Et les heures passaient, et, dans leur fuite, elle s'aperçut que sa position avait changé, mais qu'elle ne s'était pas améliorée. Isolée en cet endroit, loin de tout secours, elle un voyait aucun moyen de se tirer d'une position si affreuse. Peut-être le désespoir lui aurait-il encore prêté assez de force pour se hisser de branche en branche, de racine en racine, jusqu'au sommet du rocher; mais son fils? l'abandonner ne pouvait pas se présenter à sa pensée, et il ne fallait pas songer qu'elle pût, en le portant à son cou, tenter cette périlleuse voie de salut; et, pour son enfant seul, elle embrassait étroitement le rameau sauveur.
Bientôt il se réveilla; il prit à crier, blessé dans ses membres délicats par le contact des planches, pressé par la faim, brûlé par le soleil jusque sous les voiles que Rosalia avait arraches de sa poitrine pour l'en couvrir. Chaque cri de l'enfant enfonçait un poignard dans le coeur de la mère, et d'autant plus avant qu'elle s'était crue désormais délivrée de tout péril et en sûreté. Comment l'apaiser? Quitter la racine qui retenait le bateau, c'était courir de soi-même au devant des angoisses du premier danger. «Peut-être, se disait-elle, y a-t-il un village près d'ici; on me verra; on me portera secours. Mais, hélas! si on n'arrivait pas à temps!» Alors elle tremblait que le rameau ne se brisât, et le serrait avec toute la fureur dont celui qui se noie enserre sa dernière chance de salut. Des frissons et des sueurs parcouraient tout son corps, lorsque étourdie par l'influence du soleil, elle voyait la roche fuir et se balancer devant elle, ou sentait ses forces s'amoindrir, et s'énerver les jointures de ses doigts agités par des pulsations convulsives.
Enfin, elle restait dans la même position, et ne pouvait caresser son fils, ni le presser sur son sein, ni calmer ses cris par des baisers et en le berçant sur ses genoux, entre ses bras. Il ne lui restait donc que la voix, et elle s'en servait pour l'encourager, l'inviter à la patience, à se taire, à dormir: il ne fallait plus craindre; le secours viendrait bientôt; il reverrait son père, son toit natal; enfin, elle entonnait l'air accoutumé pour l'endormir: elle chantait sur le bord de l'abîme, au sein de cette agonie!!
Mais l'enfant n'écoutait point et ne cessait pas ses gémissements: ses cris mettaient en lambeaux le coeur de l'infortunée. En vain elle s'ingéniait pour l'approcher, pour le toucher au moins avec les pieds et les genoux, pendant que ses bras étaient suspendus aux racines du figuier Plus d'une fois elle fut sur le point d'allonger les doigts et de se laisser encore emporter par le fleuve; mais elle n'osa pas, et éclata en une plainte désespérée qui formait, avec les cris plaintifs de son enfant, l'harmonie désolante de la douleur. De temps en temps, reprenant haleine, elle poussait un cri, le plus fort qu'elle pouvait: elle l'écoutait répéter par l'écho, l'écho, insensible comme l'âme de l'avare. Les oiseaux, abrités parmi les broussailles, en sortaient avec bruit et se dispersaient dans les airs; mais rien ne répondait: un moment après, tout rentrait dans un profond silence, à peine interrompu par le clapotement des flots, qui, se brisant contre les pierres, faisaient chanceler la nacelle.
Cependant le soleil descendait derrière l'horizon; la brûlante chaleur qui s'était exhalée pendant les longues heures du jour faisait place à cette agréable brise qui rafraîchit les soirées sur la rive des fleuves. Déjà, sur la plage opposée, Rosalia voyait, oh! avec quel sentiment d'envie! les laboureurs, s'arrachant à leurs travaux, cheminer vers leurs paisibles chaumières; les bouviers ramener leurs troupeaux du pâturage; la petite fille, la baguette à la main, chassant vers le poulailler la troupe d'oisons. C'était l'heure du crépuscule, l'heure des souvenirs pour qui a joui, souffert, aimé. Mais pour Rosalia, elle n'était que le prélude de nouvelles souffrances. La nuit s'épaississait; si la fortune ne lui avait envoyé personne pour la secourir pendant le jour, que serait-ce quand les ténèbres seraient descendues sur la terre? Cependant il lui sembla entendre au-dessus de sa tête comme un bruit, une agitation vague: «Oh! se dit-elle, si je pouvais réussir à me faire entendre!» Elle poussa un cri, le répéta, crut avoir été entendue, parce qu'on fit silence; elle redoubla l'effort de sa voix, et quelqu'un, en effet, se pencha sur le bord du rocher.
«Qui est là-dessous? cria une voix.
--Moi!... une infortunée!... Secours! secours! répondît la triste Rosalia.
--Mais comment êtes-vous là?» reprit la voix.
Elle ne répondit rien que: «Secours! secours! Prenez mon enfant!»
C'étaient des passants qui l'avaient entendue, et comme ils purent comprendre que c'était une femme en péril de la vie, ils avisèrent à la secourir; mais il fallait en trouver les moyens. L'escarpement du rocher empêchait non-seulement d'approcher de Rosalia, mais même de voir si elle était dans l'eau, dans une nacelle, ou sur un écueil. Aller chercher un bateau jusqu'à Vaprio était un long voyage, d'autant plus long qu'il aurait fallu lutter contre le courant, et cependant elle aurait le temps d'être noyée.
«Voulez-vous une corde? lui cria-t-on.
--Oui! oui!--une corde!... secours! secours!.... bien vite! mon enfant se meurt!»
Ils prirent donc en toute hâte une corde de chanvre qui, par un hasard, se trouvait la sur une charrette, et ils la lui descendirent. Mais, tant parce qu'ils ne savaient point en quel endroit Rosalia était placée, que parce que les saillies du rocher éloignaient la corde de la barque, la malheureuse ne la voyait que trop loin d'elle pour qu'elle osât abandonner son rameau de figuier; elle criait; «A droite!.... A main gauche!.... Je ne puis la prendre.... secours! secours!....»
Enfin la corde vint raser les vêtements de Rosalia. Sûre désormais de pouvoir la tenir, elle lâcha le rameau pour la saisir... Hélas! à peine eut-elle ouvert la main, que l'eau repoussa la barque, et la corde toute glissante s'échappa de ses doigts qui n'avaient plus la force de la retenir. Elle vit encore une fois fuir la rive, elle vit sur le haut du rocher les personnes qui avaient essayé de la sauver se la montrant entre eux, en remplissant l'air de leurs cris de compassion et appelant à l'aide. Elle s'écria: «Au secours!» et souleva vers eux son enfant. Elle les émut de pitié, mais ils ne savaient plus comment la secourir. Le fleuve l'avait déjà entraînée loin d'eux et l'emportait avec impétuosité. Le dernier regard que Rosalia tourna vers le rivage lui montra un vénérable prêtre, qui lui parut crier à haute voix la formule de l'absolution des péchés pendant que sa main droite se levait pour la bénir. Tous les assistants avaient plié les genoux, et récitaient pour elle les prières des agonisants. Elle étendit son enfant sur l'escabeau de la proue, et se laissa tomber au fond de la barque perdue.
Au milieu de tant et de si diverses souffrances, le jeûne, la peine, la douleur, l'espérance tant de fois née, tant de fois disparue, l'amour maternel avait seul soutenu ses forces. Maintenant le désespoir prévalait. Sa vue s'obscurcit; elle ne vit plus, elle n'entendit plus rien. Puisse, dans ce moment suprême, sa pensée s'être unie à celle des fidèles pieusement agenouillés sur le rivage, pour demander avec eux au ciel le remède que la terre ne pouvait plus lui donner!
Bracelets Victoria.
L'industrie parisienne n'aurait point redouté la présence de la reine d'Angleterre à Paris; on peut même soupçonner qu'elle l'espérait. Déjà toute la ruche était en éveil: le génie de la mode inventait et exécutait en même temps. Les uns préparaient de coquettes parures, les autres des bijoux. Les coiffures Victoria se montraient aux étalages rivalisant de grâce et de fraîcheur. Parmi ces apprêts, nous avons remarqué des bracelets sur une; imitation de l'ordre du la Jarretière. Le travail en est fin et la forme élégante. La reine Victoria, qui portait au concert du château d'Eu le grand-cordon de l'ordre, aurait sans doute approuvé la pensée qui a fait choisir ce modèle.
Quelques toilettes ont été envoyées de Paris au Tréport. Nous citerons une robe de moire rose, garnie de deux rangs de volants en point d'Angleterre; une autre, forme tunique brodée en desseins de guipures; puis des coiffures avec des barbes en dentelles mêlées de fleurs, de petits turbans sans fond composés aussi d'une écharpe en dentelles avec une seule rose (coiffures Péri), et un chapeau d'une forme, Montpensier, orné d'une seule plume couchée de côté.
On s'imagine assez généralement que le calme imperturbable, le flegme impassible, l'indifférence la plus profonde, forment le fond général du caractère des Orientaux. Ce que nous avons vu des Turcs, dans les relations très superficielles que notre monde occidental a eues avec eux, nous a paru devoir naturellement être commun à toutes les races musulmanes. C'est une erreur d'autant plus grande qu'elle est très-répandue, et qu'elle tend à établir plus de différences, plus de contrastes, plus d'oppositions qu'il n'en existe réellement entre les Orientaux et nous.
Il est vrai que le turc est d'une impassibilité majestueuse; c'est l'homme plus ou moins juste qu'Horace avait rêvé. Le ciel peut s'écrouler, il ne décroisera pas plus vile pour cela ses jambes entrelacées, et il ne rejettera pas avec moins d'indolence et de volupté la fumée de son tchibouck. Mais ce n'est pas seulement chez lui l'effet du fatalisme, comme on l'a cru exclusivement jusqu'ici; il y a aussi du parti pris, un genre, une mode nationale en quelque sorte dans cette pose solennelle, dans cet air grave et sérieux. Bien que la race turque soit parvenue à imprimer son cachet à toutes les populations qu'elle à subjuguées, il est facile de reconnaître cependant que ce fait n'est que le résultat d'une influence violente, mais momentanée: on n'est pas toujours très-tenté de rire avec des gens qui sont constamment sérieux, et qui ne connaissent pas d'autre moyen de répondre à une plaisanterie qu'en vous faisant étrangler ou en vous coupant la tête. Il n'est donc pas étonnant qu'avec de semblables conditions les Turcs soit parvenus à donner une apparence très-grave à tous les peuples qu'ils avaient conquis; mais il est curieux de remarquer avec quelle élasticité merveilleuse de caractère, le génie particulier à chaque race se redresse dans sa forme primitive à mesure que toute compression brutale disparaît.
Ainsi les Grecs n'ont pas perdu un iota de la verve, de la gaieté populaires qui en fait une des nations les plus curieuses à observer de près.
Depuis que la France a pris possession de l'Algérie, les populations qui furent si longtemps soumises au sabre turc ont repris leurs allures naturelles; et à part quelques vieux Maures qui croiraient se compromettre en se déridant, on peut remarquer combien de points de contact, combien de rapports mystérieux existent entre le génie, le caractère, les moeurs, l'esprit des deux races. Les Arabes sont généralement très-gais; ils aiment le chant, les exercices gymnastiques, les courses à cheval; ils sont impressionnables, ardents, passionnés, et c'est dans leurs foudoucks, dans les bazars ou sous leurs tentes, qu'on peut surtout juger de cette face presque française de leur caractère; leurs conversations sont animées, bruyantes, spirituelles, et il faut avoir assisté à ces réunions pour se faire une juste idée de ce que nous voulons bien appeler la gravité orientale. Ils adorent le luxe, mais c'est surtout pour leurs femmes et pour leurs chevaux qu'ils aiment à prodiguer l'argent.
Une femme européenne peut se mettre très-élégamment et très-proprement à peu de frais. Nos tissus de toute espèce, notre bijouterie, sont descendus à des prix si bas, que la toilette élégante et recherchée est accessible à presque toutes les femmes. Chez les Orientaux, il n'en est pas encore de même; les femmes n'y ont pas la prétention de se mettre avec élégance, ni même, il faut bien le dire, avec propreté; mais la richesse, les diamants, les broderies lourdes et sans goût, les paillettes, les tissus de fil d'or, les colliers, les bracelets massifs, voilà ce qui les séduit. Les Arabes enfouissent ainsi des sommes considérables dans les coffrets de leurs femmes, et on a peine à comprendre la passion des femmes arabes pour ces merveilles de leur toilette, quand on les voit enveloppées de leur haïck, ne laissant briller de tous ces mystérieux trésors que deux yeux noirs et ardents. C'est que les femmes orientales, si elles n'ont pas des spectacles, des promenades, des soirées où elles puissent faire parade de leur beauté et de leurs richesses, ont du moins un lieu de réunion qui vaut tous les nôtres, une fête qui les résume toutes: c'est le bain. Le bain maure, voilà leur Longchamp, à elles; c'est là qu'elles se rencontrent, c'est là que se font les causeries et les médisances, c'est là qu'elles viennent déployer tout leur luxe, toutes leurs plus belles étoffes; elles y arrivent, sinon parées, du moins chargées de tous leurs vêtements précieux; des négresses les suivent portant des tapis, toute leur garde-robe enfin, et c'est là qu'elles s'admirent; qu'elles se dénigrent, qu'elles se jalousent, ni plus ni moins que les Européennes. Voilà en quelque sorte les réunions publiques; mais elles se visitent entre elles aussi, et c'est invariablement et toujours la toilette qui fait le sujet des conversations. Dès qu'une femme musulmane reçoit une visite, elle n'a rien de plus empressé que d'ouvrir ses bahuts, ses coffres, ses tiroirs, et d'en tirer toutes ses parures. Elles ne sauraient parler d'autre chose que de toilette, étrangères comme elles le sont à toute vie extérieure, et ignorantes au delà de toute expression. Elles ne savent ni lire ni écrire, et beaucoup même ne connaissent aucun ouvrage d'aiguille. --Il est une cérémonie qui est pour elles une occasion de parure qu'elles saisissent très-avidement, c'est un mariage. On comprend, en effet, que ce doive être la une grande et solennelle affaire, un événement de la plus haute importance pour des femmes dont la vie est si monotone. Un mariage, dès qu'il est projeté, les met en émoi; c'est un horizon nouveau dans leur existence, il les absorbe, c'est le but vers lequel elles tendent de tous leurs désirs. Assister à un mariage est une joie ineffable qui n'est connue, qui n'est partagée peut-être avec le même enthousiasme que par les jeunes filles de nos classes ouvrières: sous ce rapport, toutes les femmes orientales sont des jeunes filles, ou peut-être encore est-ce trop dire, ce sont des enfants.
Mais il serait injuste de ne parler que de leur futilité ou de leur ignorance. Elles sont généralement bonnes femmes, pleines de coeur et de sensibilité. Les exemples d'adoption d'orphelins, sont très-fréquents. Une Mauresque algérienne qui avait adopté un jeune garçon et une petite fille fut pour ces deux enfants pleine de soins, d'affection et de tendresse. La petite fille, nommée Aischa, le plus commun des noms arabes, était d'une gentillesse, d'une vivacité adorables; leur mère adoptive avait formé le projet de les unir un jour. Le mari partit pour le pèlerinage de la Mecque, et le fils adoptif devint en quelque sorte le chef de la maison qui lui avait été si hospitalière, le jeune homme était d'un caractère jaloux, violent, emporté, et il tyrannisa sa mère et sa soeur adoptives, au point de les empêcher de recevoir toute visite; souvent même il leur défendit d'aller au bain: mieux eût valu sans doute les priver de manger.
Cette pauvre femme se désolait; elle n'aurait eu qu'un mot à dire pour faire sortir de chez elle cet ingrat qui lui devait l'existence, mais elle préféra supporter ses caprices, ses injustes défiances. Le mari ne revint pas de son pèlerinage; il mourut en Égypte. La pauvre femme, réduite à la misère, n'eut qu'à souffrir de plus en plus de la brutalité de son fils d'adoption, qui lui-même tomba un jour dangereusement malade. La mère vendit ses bijoux, ses vêtements pour soigner cet enfant qu'elle aimait d'un amour de mère; elle alla jusqu'à mendier, et, brisée de fatigues et de douleurs, elle se coucha un jour pour ne plus se relever; sa dernière parole fut pour bénir ces deux enfants, qu'elle allait quitter pour toujours, et sa dernière prière fut pour le bonheur de sa pauvre Aischa.
Ces exemples de résignation patiente et courageuses sont très-fréquentes chez les femmes orientales.
Aucun homme dans le monde n'est grand comme Napoléon.
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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.