*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76506 *** VOYAGE DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL (SÉNÉGAMBIE-NIGER) * * * * * 9946. — IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE Rue de Fleurus, 9, à Paris * * * * * [Illustration : M. E. Mage.] VOYAGE DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL (SÉNÉGAMBIE-NIGER) =PAR M. E. MAGE= LIEUTENANT DE VAISSEAU Officier de la Légion d’honneur 1863-1866 =OUVRAGE ILLUSTRÉ D’APRÈS LES DESSINS DE L’AUTEUR= DE 81 GRAVURES SUR BOIS PAR E. BAYARD, A. DE NEUVILLE ET TOURNOIS =ET ACCOMPAGNÉ DE 6 CARTES ET DE 2 PLANS= [Illustration] PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie BOULEVARD SAINT-GERMAIN, No 77 * * * * * 1868 Droits de propriété et de traduction réservés LE GÉNÉRAL FAIDHERBE A M. MAGE. Bone, le 1er mai 1868. Mon cher capitaine, Vous me dédiez votre ouvrage et vous me demandez l’autorisation de publier mon acceptation. Soit ! Ce sera une occasion (et je suis toujours heureux d’en trouver) de parler de notre cher Sénégal. Je dis _notre cher Sénégal_, car vous faites partie de cette petite phalange d’hommes qui a cru depuis quinze ans et qui croit plus que jamais à l’avenir de notre établissement à la côte d’Afrique et à l’utilité de la race noire sur la surface du globe, sans qu’il soit nécessaire de la priver de ses droits imprescriptibles à la famille et à la liberté individuelle. A cette double croyance, nous nous sommes dévoués corps et âmes, vous, moi et bien d’autres. De nous tous, les uns survivent avec une santé plus ou moins délabrée ; beaucoup sont demeurés en route ; mon successeur reste encore sur la brèche (il y a _vingt ans_ qu’il y est). Quant à vous, vous vous êtes jeté à corps perdu, sans regarder en arrière, dans le mystérieux et redoutable Soudan comme dans un gouffre.... et vous êtes, vous-même, peut-être étonné d’en être revenu. Que vous devez être fier de pouvoir dire : J’ai vu ce qu’aucun de mes contemporains n’a vu ! — Je connais un monde que nul ne connaît ! — J’ai habité un empire que l’on traitait encore volontiers de fabuleux et chimérique, il y a quelques années, malgré sa grande étendue, ses révolutions, ses batailles et ses conquêtes ! Mais ceci n’est qu’une question d’amour-propre. Pensons plus haut : Votre année de Tagant, vos trois années de Niger surtout, mus comme vous l’étiez, vous et votre camarade Quintin, par de nobles et philanthropiques intentions, ne font- elles pas de vous de vrais missionnaires, des Livingstone ? Si ce n’est pas de l’enthousiasme religieux, si ce n’est pas le culte exclusif de la science qui vous guidaient, c’étaient des motifs aussi généreux et d’une utilité plus immédiate et plus pratique, car l’occupation et la domination françaises, c’est-à-dire la rédemption de ces malheureuses contrées, doivent suivre, sans beaucoup tarder, le sillon que vous leur avez tracé, et il faut que notre drapeau flotte à Bafoulabé d’ici à deux ans et à Bamakou dans dix. Ces pensées, mon cher capitaine, doivent vous procurer de nobles jouissances, plus précieuses encore que les fumées de la gloire. Maintenant, les hommes vous ont-ils récompensé de leur côté suivant vos mérites ? Ici, je ne suis plus juge. Je puis seulement vous dire, à vous plus jeune que moi, une chose que l’expérience apprend, qui ne doit pas vous étonner, et qu’il faut subir sans murmure, c’est que les services les plus récompensés ne sont pas généralement ceux qui sont les plus méritoires par le mal qu’ils ont donné et par la grandeur du but. Vous avez travaillé pour l’humanité, pour votre pays, pour l’intérêt général : ce sont là des _êtres de raison_ qui ne vont guère solliciter pour ceux qui se dévouent à leur service. Mais à les servir, on acquiert honneur et contentement de soi. Tout à vous, _Signé_ : L. FAIDHERBE. [Décoration] PRÉFACE DE L’AUTEUR. Ce livre est l’histoire de trois années de ma vie, dans lesquelles j’ai beaucoup souffert pour servir à la fois la cause de la civilisation, mon pays et la science. Il m’eût été facile d’allonger ce récit, d’y mêler des aventures romanesques, de m’y donner plus de relief. J’ai préféré reproduire mes notes journalières en les diminuant de tout ce qui m’a paru pouvoir y être supprimé. Je suis convaincu que ceux dont j’ambitionne le suffrage, me sauront gré de la sincérité avec laquelle j’ai raconté, souvent à mon détriment, tout ce qui s’est passé pendant ce voyage. Dans tous les cas, si je réussis par ce livre à intéresser mes lecteurs à l’avenir des pays que j’ai parcourus, à leur en faire apprécier les ressources immenses, à faire comprendre quelques-unes des belles qualités du nègre, si différent chez lui de ce qu’on est habitué à le voir dans les types dégénérés de nos colonies, si, en un mot, j’ai avancé d’un jour, d’une heure ou d’un moment l’époque à laquelle l’Afrique sera régénérée, mon but sera rempli. E. MAGE. [Décoration] [Illustration : CARTE DU SOUDAN OCCIDENTAL dressée par E. MAGE Lieutenant de Vaisseau Officier de l’Ordre Impérial de la Légion d’Honneur 1868 Paris — Imp. A. Bry. rue du Bac 114.] VOYAGE D’EXPLORATION AU SOUDAN OCCIDENTAL. (1863 A 1866) [Décoration] INTRODUCTION. Motifs du voyage. — Départ de France. — M. Quintin demande à m’accompagner. — Premiers préparatifs. — Instructions. — Lettre du gouverneur à El Hadj Omar. — Composition de mon escorte. — Opinion générale sur le sort qui nous attendait. — Matériel. — Ressources de l’expédition. — Emploi des 5000 francs alloués. « Rallier le Sénégal à l’Algérie à travers au moins quatre cents lieues de désert, c’est chose impossible, quelle que soit la route que l’on suive, ou qui du moins n’aurait pas de conséquences sérieuses par suite des frais énormes du transport à dos de chameaux. « Pour s’emparer du commerce si important du Soudan et particulièrement du coton (Géorgie longue soie), qui, au dire des voyageurs, s’y trouve en si grande abondance, et à vil prix, il faut s’emparer du haut Niger en établissant une ligne de postes pour le rallier au Sénégal entre Médine et Bamakou. « Telles sont, en un mot, les conclusions du travail si important que M. le colonel du génie Faidherbe vient de faire connaître[1], et si on jette les yeux sur une carte, on est tout de suite frappé de la grandeur de ce projet ; mais avant de se lancer dans les dépenses d’une ligne de postes sur environ quatre-vingts lieues d’étendue, qui séparent Médine de Bamakou en ligne droite, il me semble qu’il faudrait au moins savoir exactement où l’on va, avoir une carte bien exacte du cours du Niger, savoir si les caboteurs pourront naviguer entre les cataractes de Boussa et Bamakou et faire dériver les produits des marchés africains sur Boussa, où nous pourrions établir alors un comptoir dans lequel ces produits seraient reçus et dirigés sur France par des navires qui viendraient les chercher le plus haut possible dans le bas Niger. « Voilà la question pendante : explorer le Niger, remonter ce fleuve ; savoir enfin d’une manière positive et pratique le mystère du Soudan et disputer à l’Angleterre les produits de l’intérieur de l’Afrique, vers lequel sa politique envahissante marche à grands pas, soit par des explorations, soit par le commerce, soit par l’occupation militaire. » Tels étaient les premiers mots d’un projet d’exploration du Niger que je soumettais au ministre de la marine et des colonies au mois de février 1863. Je voyais là une grande et belle mission, un avenir sérieux, de véritables services à rendre à mon pays, et ces considérations me décidaient à braver les périls qui s’attachent toujours à ces sortes de missions, à imposer à ma famille et à moi-même les tourments d’une longue absence, les inquiétudes d’un silence forcé, et à ma jeune femme la dure épreuve d’une première séparation qui pouvait être éternelle. En réponse à mon projet, je reçus, après quelque temps, l’avis officieux que M. le colonel Faidherbe, que l’on rappelait au gouvernement du Sénégal avec le grade de général, désirait faire explorer par terre la ligne qui joint nos établissements du Haut-Fleuve au haut Niger, et qu’il avait parlé de moi comme lui paraissant très-capable de remplir cette mission. On ajoutait que, si le ministère n’était pas en mesure de fournir les fonds nécessaires à l’exploration pour laquelle je m’étais offert, je trouverais dans la colonie du Sénégal toutes les ressources désirables pour accomplir cet autre voyage. J’acceptai aussitôt cette mission et je reçus l’ordre d’accompagner le général Faidherbe au Sénégal. 25 juin 1863. Le 25 juin je quittai Bordeaux sur les paquebots, et ce fut seulement à Saint-Vincent[2] que ma mission fut décidée ; mais j’ignorais encore quelles seraient mes ressources. [Illustration : M. Quintin.] M. Quintin, chirurgien de deuxième classe de la marine, qui avait déjà fait un séjour de trois ans au Sénégal, y retournait en même temps que moi et demanda à m’accompagner. Tout d’abord son air délicat, sa petite taille et sa faiblesse apparente me portèrent à l’en dissuader ; mais sur son insistance j’appuyai sa demande auprès du gouverneur, qui voulut bien donner une réponse favorable. J’étais loin de me douter alors que dans un corps frêle en apparence je trouverais l’énergie d’une grande nature, le courage de tous les dangers et une rectitude de vue qui nous ont été bien souvent utiles dans les péripéties de notre pénible voyage. Juillet 1863. Le 10 juillet nous étions à Gorée, le 12 à Saint-Louis, et je fus tout de suite détaché à terre pour faire les études nécessaires à l’entreprise d’un tel voyage. J’avais déjà servi cinq ans au Sénégal et deux ans dans la station navale du littoral. Il était peu de points de la côte que je ne connusse. Un séjour de neuf mois au milieu des noirs du Haut-Fleuve à Makhana[3], et un pénible voyage d’exploration à l’oasis de Tagant, chez les maures Douaïch, m’avaient préparé. Je connaissais le caractère des noirs et des Maures, la manière de se conduire avec eux ; mais bien que possédant suffisamment l’histoire des voyages en Afrique, il me fallait relire Raffenel, Caillé, Mongo Park et même Barth, quoiqu’il ne parle pas des mêmes régions. J’avais surtout besoin d’examiner les cartes existantes, de tâcher de les faire concorder avec les itinéraires des voyageurs, de concilier leurs principales différences ; en un mot, il m’importait de séder à fond la question géographique. Je me mis à ce travail avec ardeur, car bien que je n’entreprisse pas cette mission sans regret, je m’étais trop avancé pour reculer, posquelles que fussent les épreuves qui m’attendissent. Plus j’approfondissais la question, plus je m’effrayais de l’ignorance dans laquelle on était des points mêmes qui touchent à notre colonie. Au-dessus de Médine, on n’avait de renseignements que par le voyage de M. Pascal, qui s’était avancé fort peu au-dessus de Gouïna[4]. J’avais moi-même visité ce point quelques mois après lui ; mais au delà, à quelle distance se trouvait Bafoulabé[5] ? Ce lieu était-il habité ou non ? A quel endroit trouverais-je des partisans d’El Hadj ? Quelles populations amies ou ennemies aurais-je à traverser pour y arriver ? Quelles ressources enfin trouverais-je dans le long voyage que j’allais commencer ? Toutes ces questions se levaient devant moi, et plus je voulais les éclaircir, plus je lisais, plus je fouillais dans les documents que me fournissait la bibliothèque du Sénégal, plus je trouvais partout le doute ou l’ignorance. [Illustration : Vue générale de Gorée.] [Illustration : Vue intérieure du port de Gorée.] Je me rendis à Médine pour tâcher d’éclaircir la question, mais ce fut pour ainsi dire en vain. J’obtins bien d’un vieux Diula[6] des renseignements sur une route qu’il avait souvent suivie, mais aucuns détails sur les questions qui m’intéressaient. A mon retour à Saint- Louis, des Maures, se disant venus de Tombouctou, avaient apporté des nouvelles d’El Hadj Omar. M. le général Faidherbe y attachait la plus grande foi, et voici en quels termes il les fit reproduire par le _Moniteur du Sénégal_ : ARRIVÉE A SAINT-LOUIS D’UN PROCHE PARENT DU CHEICK DE TOMBOUCTOU. — NOUVELLES DU SOUDAN. « Saint-Louis, 4 septembre 1863. « Il y a trois ans environ arriva à Saint-Louis un parent du cheick de Tombouctou, nommé Amadi ben Baba Ahmed, marabout vénéré dans le Sahara, comme tous les membres de cette illustre famille, dont les simples élèves jouissent même, au loin, d’une considération et d’un respect remarquables ; le gouverneur du Sénégal le reçut avec bienveillance et lui fit visiter ce qu’il pouvait y avoir de curieux à Saint-Louis pour lui. Ainsi Amadi assista à un bal à l’hôtel du gouvernement, et rien ne peut exprimer son étonnement au milieu des lumières et des brillantes toilettes que les glaces reflétaient à l’infini autour de lui. Ce n’était plus la stupéfaction d’un sauvage incapable d’apprécier ce qu’il voyait, mais plutôt l’extase d’un homme instruit, intelligent, ayant beaucoup lu, mais n’ayant vu, en fait d’intérieur de palais, que les sombres maisons en boue, sans fenêtres, des Ksours du Sahara. Il dut faire, à son retour dans son pays, des récits très-curieux et très- enthousiastes de ce qu’il avait vu. « Le 27 août 1863, arrivait à Saint-Louis un parent de cet Amadi, Sidi Mohammed ben Zin el Habidin ben el Cheick el Sidi Mokctar, cousin germain du cheick de Tombouctou et habitant de cette ville. « Se trouvant chez le cheick Sidia, grand marabout des Bracknas, et ayant appris que le gouverneur qui avait reçu, il y a trois ans, son parent, était de retour au Sénégal, il s’était décidé à venir lui faire une visite pour resserrer les liens d’amitié entre sa famille et nous. « On commença tout naturellement par lui demander des nouvelles d’El Hadj Omar, sur lequel tant de bruits contradictoires coururent dans ces derniers temps. Il put nous mettre parfaitement au courant des choses, et les renseignements qu’il nous donna confirmèrent tout d’abord ceux donnés par le sous-lieutenant Alioun Sal[7], il y a un an. « En effet, au moment où M. Alioun Sal fut fait prisonnier près de Tombouctou, cette ville se trouvait occupée par les forces d’El Hadj Omar ; mais cette occupation dura peu, comme nous allons le voir tout à l’heure. « Voici le résumé des événements qui se sont passés dans ces dernières années. Il y a plus de deux ans, El Hadj Omar parvint à prendre la capitale de Ségou ; le roi du Ségou, Alioun Ouitala[8], se sauva avec trois mille hommes environ, et alla se réunir, dans la ville de Hamdou Allahi, au cheick du Macina, Ahmadou Labbo, fils du fondateur de ce puissant État. El Hadj Omar nomma pour caïd du Ségou le nommé Bel Khassem, du Fouta sénégalais. Il entra ensuite dans le Macina sans hostilités d’abord, endoctrinant, suivant sa coutume, les gens du pays par ses belles paroles, si bien qu’au bout de quelque temps ceux-ci trahirent leur cheick, que El Hadj Omar fit tuer, ainsi que ses frères. Il se déclara alors maître du Macina. Ceci se passait il y a un peu plus d’un an. En qualité de cheick de Macina, d’après le traité de 1846, il avait droit de nommer un des deux cadis de Tombouctou, chargés de la perception de l’impôt, mais sans occuper militairement cette ville. « Quoi qu’il en soit, il envoya son fonctionnaire sous l’escorte de quelques milliers d’hommes, qui entrèrent dans la ville malgré les objections du cheick Ahmed el Beckay. « Après quelques pourparlers, Ahmed el Beckay quitta la ville, où régnaient d’ailleurs beaucoup de maladies dans cette saison, et alla se réfugier chez ses bons amis les Touaregs. C’est à ce moment que M. Alioun se trouvait à deux journées de marche de Tombouctou. « Ahmed el Beckay ne tarda pas à revenir vers la ville avec des contingents touaregs. Le cadi d’El Hadj Omar et ses quatre mille hommes allèrent au-devant de lui, hors de la ville ; il y eut là un petit engagement, le cadi fut tué et sa petite troupe forcée de rentrer dans la ville. Ahmed el Beckay entra en négociation avec la population et exigea que dans trois jours il n’y eût plus de Pouls dans la ville ; ceux-ci l’évacuèrent et retournèrent vers El Hadj Omar. « Le cheick de Tombouctou, comprenant que les hostilités n’en resteraient pas là, avec un homme tel que El Hadj Omar, rassembla une armée de Touaregs et de Maures, et vint camper à une demi-journée de la ville. El Hadj Omar ne tarda pas, en effet, à se mettre en marche, avec une armée évaluée à trente mille hommes. A son approche, les Touaregs et les Maures abandonnent leur camp ; l’armée ennemie l’envahit et se livre au pillage. « Les Touaregs et les Maures, qui n’attendaient que ce moment, tombent dessus, les battent avec d’autant plus de facilité, que les gens du Macina font défection, et en font un grand massacre. Quelques débris seulement de l’armée et El Hadj Omar en personne, parviennent à se sauver en traversant le Niger sur des barques et se retirent à Hamdou Allahi. Ceci se passait il y a sept ou huit mois. Dans cette bataille, les Touaregs n’étaient armés que d’armes blanches, lances, sabres et javelots, car les Touaregs de cette contrée méprisent souverainement les armes à feu ; les Pouls et les Maures, au contraire, étaient armés, suivant leur habitude, de fusils, la plupart à deux coups. « El Hadj Omar, intimidé par sa défaite, tenta d’apaiser le cheick de Tombouctou, en lui envoyant soixante-dix captifs et huit cents gros[9] d’or ; mais Ahmed el Beckay lui renvoya son présent en lui disant qu’il n’en avait pas besoin d’abord, et que d’ailleurs c’était du bien mal acquis, fruit de la violence et du pillage ; il l’engageait, en outre, à rendre le Macina à la famille d’Ahmadou Labbo, qui valait beaucoup mieux que lui. El Hadj Omar, humilié et exaspéré, réunit de nouvelles forces pour continuer la guerre. Ainsi, il y eut une grande bataille, il y a six mois, à Goundam (Ras el Ma), à deux jours de marche de Tombouctou. El Hadj Omar, battu de nouveau dans cette rencontre, s’est réfugié à une journée dans l’Est du Bakhounou (Bakhna Barna), dans une contrée appelée Haodh (El Eli Ould Amar) (Ludamar des Cartes), à cinq journées au N. O. du lac Déboé, du Niger. Les Maures de ce pays lui sont soumis. « Depuis ces événements il ne s’est rien passé d’extraordinaire, à la connaissance de Sidi Mohammed ben Zin el Habidin. Suivant lui, El Hadj Omar serait dans une position presque désespérée ; mais il est permis d’en douter. Les tribus ou fractions qui composaient l’armée d’Ahmed el Beckay sont, en fait de Touaregs, la tribu noble des Aouellimiden, celle des Igueouedaran et celle des Tédemeket qui sont des tributaires. En fait d’Arabes, les Brabish, les Ouled Bou Hinda, fraction d’Oulad Delim, les Ouled el Ouafi, fraction de Kountahs, et enfin les Berbères Gouanin. L’endroit où s’est réfugié El Hadj Omar est sur le bord d’un lac nommé Koush. « Un petit-fils d’Ahmadou Labbo, fondateur du Macina, réfugié chez les Mouchis, a repris le pouvoir après la bataille de Goundam, à Hamdou Allahi. Cette ville, d’après notre informateur, serait dix fois plus grande que Tombouctou. Il donne cependant à cette dernière ville de trente à quarante mille habitants, près du double de l’évaluation de Barth. Les deux obusiers de 0m,12, abandonnés faute d’affûts par le commandant de Bakel, dans une expédition du Bondou, en 1857, avaient été ramassés par les gens d’El Hadj Omar, et celui-ci les traînait avec lui dans toutes ses guerres. Ils auraient été pris par l’armée d’Ahmed el Beckay, à la bataille qui s’est livrée sous Tombouctou, et ils seraient aujourd’hui dans cette ville. Tombouctou possède huit autres pièces d’artillerie, trois en bronze et cinq en fer, qui proviennent de Kagho, ancienne capitale, à une centaine de lieues en aval de Tombouctou. Elles avaient été amenées à Kagho par l’armée marocaine du pacha Djoddar, vers la fin du seizième siècle. Nous avons fait prononcer le nom des aborigènes de la contrée où sont les villes de Tombouctou, Kagho et Djénné, par Sidi Mohammed, pour être bien fixés sur ce nom, écrit de tant de manières par les voyageurs. Il prononce Sonkhey, la première voyelle nasale comme notre article possessif son ; quant à la consonne qui suit, bien que Sidi Mohammed prononce kh, il écrit ق, Qof. Barth a écrit ce nom Sonrhaï. Les vocabulaires de cette langue ont été donnés par Caillé, sous le nom de Kissour, par Raffenel, sous le nom d’Arama et par Barth. « Étant édifiés sur les événements du Soudan central, qui intéressent vivement la colonie du Sénégal, nous avons interrogé Sidi Mohammed au sujet du nord de l’Afrique. Il nous dit qu’il était en partie au courant de ce qui s’y passait ; ainsi, qu’il avait entendu dire que le fils de Sidi Hamza avait apostasié et livré un saint shérif aux infidèles. « On sait, en effet, que Sidi Boubakar a pris l’année dernière et nous a livré le shérif Mohammed ben Abd Allah. Inutile de dire qu’il n’a pas apostasié. « Ahmed el Beckay a envoyé, il y a deux ans, d’après les conseils que lui a donnés Barth, des ambassadeurs à la reine d’Angleterre, par Tripoli ; mais ces envoyés ne purent pas dépasser Tripoli, où on exigea la remise de leurs lettres et d’où on les renvoya avec quelques cadeaux. A leur retour, le cheick fut très-mécontent de ce qu’ils n’avaient pas accompli ses ordres, et il fit partir, il y a six mois, d’autres envoyés, parmi lesquels se trouve un de ses neveux, avec ordre d’aller jusqu’en Angleterre. « Nous avons enfin demandé à Sidi Mohammed s’il avait eu connaissance, à Tombouctou, des tentatives du gouvernement général de l’Algérie, par l’intermédiaire du cheik Ikhenoukhen, pour entrer en relations commerciales avec le Soudan. Sidi Mohammed a répondu que non, et que cela n’a rien d’étonnant, parce que Ikhenoukhen est très-loin de chez eux et qu’il est en guerre depuis deux ans avec les Touaregs Deugguemachil, qui le séparent du pays de Tombouctou. Les gens de Tombouctou se figurent que nous avons dessein de conquérir le Touat. Nous les avons détrompés à cet égard, et nous les avons engagés à expédier des envoyés en Algérie, en leur racontant la bonne réception qu’on y a faite à Othman et aux Touaregs de sa suite. « Le jour de son départ arrivé, Sidi Mohammed a témoigné spontanément le désir de ne pas quitter le gouverneur du Sénégal sans se faire réciproquement et par écrit, sous forme de convention ou de traité, la promesse de protéger respectivement les sujets de l’un des deux pays qui voyageraient dans l’autre. « Nous nous sommes empressé de satisfaire à un désir aussi louable, en signant la convention suivante : AU NOM DE S. M. NAPOLÉON III, EMPEREUR DES FRANÇAIS. « Entre M. Faidherbe, général de brigade, commandeur de la Légion d’honneur, gouverneur du Sénégal et dépendances, d’une part ; et Sidi Mohammed ben Zin el Habidin ben el Cheick Sidi el Mocktar, représentant de son cousin germain Sidi Ahmed el Beckay ben el Cheick Sidi Mohammed el Khalifa ben el Cheick Sidi el Mocktar, cheick de la ville de Tombouctou, d’autre part, il a été pris les engagements suivants : « Article 1er. Sidi Mohammed ben Zin el Habidin s’engage en son nom, au nom de son cousin et de tous les principaux chefs des Kountahs, à entretenir les relations les plus amicales avec les Français, à protéger à Tombouctou tout sujet français ou de toute autre nation européenne, commerçant, envoyé ou voyageur, et à l’aider jusqu’au moment où il sera mis en sûreté. « La même protection et les mêmes garanties seront accordées dans l’Adrar et le Tiris, chez Mohammed el Kounti ben Cheick Sidi Mohammed el Khalifa ben Cheick Sidi el Mocktar, ou chez son cousin Abidin ben Baba Ahmed, ou chez Sidi Ahmed ben Sidati, tous demeurant dans le Tiris ou dans l’Adrar. « Il en sera de même dans le Tagant, chez Sidi Mohammed ben Baba Ahmed, ou chez Sidi Ahmed ould Ahmed ould Mohammed, et en général dans toutes les fractions des Kountahs du Tagant, et enfin dans le pays d’El Haodh (El Ély ould Amar) (Ludamar des cartes), chez Baba Ahmed ben el Beckay ben Baba Ahmed ben el Cheick Sidi el Mocktar. « Article 2. Le gouverneur du Sénégal promet, de son côté, que les Kountahs et tous gens qui habitent le Touat, à Tombouctou et dans les environs, dans Asaouad, dans le Haodh, le Tagant, l’Adrar, le Tiris et le Cayor (Isonkhan), seront respectés et protégés au Sénégal, ainsi que dans les autres pays appartenant à la France, quel que soit le motif qui les y ait amenés, pèlerinage, commerce, missions données par des chefs, ou voyage de curiosité. « _Signé_ : L. FAIDHERBE. « _Signé_ : MOHAMED BEN ZIN EL HABIDIN. » Je rapporte ici en entier le texte de cet article, qui, on le verra par la suite, s’il contient un fonds de vérité en ce qui concerne les événements généraux, est inexact quant aux détails, et dont les erreurs ne sont pas involontaires, car c’est à dessein que, dans cette soi- disant lutte d’El Hadj contre Tombouctou, il donne le beau rôle aux Maures qu’il présente comme les plus sérieux adversaires du marabout, tandis qu’il nous a été démontré au contraire que c’était à la révolte générale du Macina que El Hadj Omar avait dû sa ruine. Le 7 août 1863 j’avais reçu du gouverneur les instructions suivantes : « Saint-Louis, 7 août 1863. « Monsieur le capitaine, « Suivant votre désir et avec l’assentiment de S. Exc. le ministre de la marine, M. le comte P. de Chasseloup-Laubat, je vous charge d’une mission de la plus grande importance au point de vue des résultats politiques et commerciaux qu’elle pourra produire plus tard, et en même temps du plus grand intérêt au point de vue géographique. « Cette mission consiste à explorer la ligne qui joint nos établissements du haut Sénégal avec le haut Niger, et spécialement avec Bamakou, qui paraît le point le plus rapproché en aval duquel le Niger ne présente peut-être plus d’obstacles sérieux à la navigation jusqu’au saut de Boussa. « Le but serait d’arriver, lorsque le gouvernement de l’Empereur jugera à propos d’en donner l’ordre, à créer une ligne de postes distants d’une trentaine de lieues entre Médine et Bamakou, ou tout autre point voisin sur le haut Niger qui paraîtrait plus convenable pour y créer un point commercial sur ce fleuve. « Le premier de ces postes en partant de Médine serait Bafoulabé, confluent du Bafing et du Bakhoy, dont nous nous occupons déjà depuis longtemps. « Il serait probablement nécessaire de créer trois intermédiaires entre Bafoulabé et Bamakou. « La ligne droite que vous chercherez à suivre traverse d’abord le pays des Djawaras[10] (Sarracolets qui habitent une province du Kaarta) et le Foula Dougou, province tributaire du Ségou. Mongo Park a suivi cette voie à son deuxième voyage ; mais les caravanes allant de Bakel au haut Niger, ne la suivaient pas dans ces dernières années à cause de la guerre qui existait entre les Bambaras et les Djawaras du Kaarta[11]. Elles appuyaient au Nord pour aller passer au Diangounté, ou bien gagnaient le Sud pour aller, en remontant la Falémé, passer par le Diallonka Dougou. Dans l’un et l’autre cas le chemin était beaucoup plus long. « Je ne pense pas que la ligne directe de Bafoulabé à Bamakou, passant par Bangassi, capitale du Foula Dougou, présente des obstacles naturels sérieux. Les quelques cours d’eau à traverser doivent offrir autant d’avantages que d’inconvénients, et il n’est pas probable qu’il y ait des chemins de montagnes de quelque importance. [Illustration : Vue de Saint-Louis, prise de la pointe du nord.] « Si, au moyen des postes dont je vous ai parlé, et qui serviraient de lieux d’entrepôt pour les marchandises et les produits, et de points de protection pour les caravanes, nous pouvions créer une voie commerciale entre le Sénégal et le haut Niger, n’aurions-nous pas lieu d’espérer de supplanter par là le commerce du Maroc avec le Soudan ? « Les marchandises partant de Souéyra (Mogador) pour approvisionner le Soudan, ont quatre cents lieues à faire à dos de bêtes de somme à travers un désert sans vivres et sans eau avant d’arriver sur le Niger. Pour 1000 kilogrammes, c’est cinq chameaux et au moins un conducteur voyageant pendant trois mois. « Examinons l’autre voie que nous cherchons à ouvrir. Les marchandises venant de France, d’Algérie, d’Angleterre ou même du Maroc à Saint- Louis, à l’embouchure du Sénégal, payent de 30 à 40 francs de fret pour 1000 kilogrammes. Pour remonter jusqu’à Médine, mettons 60 francs, c’est beaucoup. De Médine au Niger, supposons 150 lieues. Il faut les faire à dos de bêtes de somme, mais dans un pays fertile où l’eau ne manque pas. Cette distance franchie, nos embarcations transportent, soit en descendant, soit en remontant le fleuve, les marchandises à très-peu de frais dans le bassin du haut Niger ; il y a un avantage évident et très- considérable en faveur de la nouvelle voie que nous voudrions ouvrir. Les produits riches nous arriveront en retour par la même voie ; mais les produits encombrants que nous obtiendrons en échange, produits qui, du reste, n’existent pas aujourd’hui ou ne sortent pas du pays (graines oléagineuses ou coton), ne pourraient pour la plupart nous arriver en Europe qu’en descendant le Niger. C’est un problème à étudier. « Le commerce du Maroc avec le Soudan profite surtout aujourd’hui à l’Angleterre, il tend à introduire des esclaves au Maroc. Il y aurait donc avantage à le supprimer à notre profit. Un chef tout-puissant d’un grand empire, tel que l’est aujourd’hui El Hadj Omar, dans le Soudan central, s’entendant avec nous, était nécessaire à la réalisation de ce projet. Ce marabout, qui nous a suscité autrefois tant de difficultés, pourrait donc dans l’avenir amener la transformation la plus avantageuse au Soudan et à nous-mêmes, s’il veut entrer dans nos vues. « Et quant à lui, il pourrait tirer de ce commerce par le haut Niger de très-grands profits. « Quelque considérables que fussent les droits qu’il percevrait sur son territoire, il y aurait encore de grandes économies si on pense aux frais énormes de quatre cents lieues à dos de chameau et aux exigences et aux pillages des nomades du Sahara. « C’est donc comme ambassadeur à El Hadj Omar que je vous envoie. Il paraît certain que dans ces derniers temps El Hadj Omar était maître du Kaarta, du Ségou et de ses provinces tributaires, le Bakhounou et le Foula Dougou, du Macina et de Tombouctou, c’est-à-dire maître de tout le cours du haut Niger entre Fouta Diallon et Tombouctou. Aujourd’hui les uns disent qu’il est mort, les autres qu’il est tout-puissant dans le Macina. « S’il est réellement mort quand vous arriverez dans le pays, vous vous adresserez en mon nom à son successeur, ou si son empire est démembré, aux chefs des pays que vous traverserez. Je vous donnerai toutes les lettres nécessaires pour cela. « Votre mission relative aux postes à établir entre Bafoulabé et Bamakou, et aux propositions à faire à El Hadj Omar ou à ses successeurs, étant remplie, vous pourrez m’en rapporter vous-même les résultats, ou bien, en me les expédiant par une voie sûre, essayer, si vous en entrevoyez la possibilité, de descendre le Niger jusqu’à son embouchure ou d’aller rejoindre l’Algérie, le Maroc ou Tripoli. « Monsieur le chirurgien de deuxième classe Quintin s’est offert à vous accompagner et j’ai accepté sa demande. Il partagera donc vos fatigues, vos dangers, et l’honneur de la réussite, si le succès couronne vos efforts, comme je l’espère. « Vous avez déjà, dans une première excursion au Tagant, donné des preuves d’énergie et d’intelligence, et acquis une expérience qui sont de précieuses garanties pour la réussite du voyage, beaucoup plus important à tous égards, que vous allez entreprendre aujourd’hui. « Je vous ouvre un crédit de 5000 francs pour les dépenses du voyage. Vous partirez de Médine à la fin d’octobre. « Ci-joint la lettre que je viens d’envoyer à El Hadj Omar, pour l’avertir de votre mission auprès de lui. « Veuillez agréer, Monsieur le capitaine, etc., etc. « _Le général de brigade, gouverneur du Sénégal et dépendances_, « _Signé_ : L. FAIDHERBE. » LETTRE DU GÉNÉRAL FAIDHERBE A EL HADJ OMAR. « Gloire à Dieu seul. Que tous les bienfaits accompagnent ceux qui ne veulent que le bien et la justice. « Le général gouverneur de Saint-Louis et de tous les pays qui en dépendent, à El Hadj Omar, prince des croyants, sultan du Soudan central. « Cette lettre est pour t’annoncer qu’aussitôt après la saison des pluies, j’enverrai un de mes chefs vers toi, comme tu l’as désiré autrefois. « Cet officier, homme très-distingué, est investi de mon entière confiance ; il causera avec toi des affaires qui nous intéressent, et te fera de propositions importantes au sujet d’un commerce qui pourrait te rapporter des droits considérables. « Il te remettra une lettre de moi, afin que tu ne puisses pas douter qu’il est mon envoyé. C’est à toi de donner des ordres pour que lui et ses hommes puissent passer librement sur tes États, qu’ils traverseront par la route des Djawaras et du Foula Dougou, et qu’ils ne soient ni arrêtés ni inquiétés en aucune façon. « Salut. « _Le gouverneur_, « _Signé_ : L. FAIDHERBE. » « Saint-Louis, le 30 juillet 1863. Ces instructions m’avaient été adressées en août, en même temps que partaient deux courriers pour porter la lettre ci-dessus à Ségou, par la voie de Kouniakary et Nioro, route que l’on savait être libre et au pouvoir d’El Hadj. Après l’arrivée à Saint-Louis des Maures de Tombouctou, le gouverneur, en me donnant connaissance des renseignements que j’ai rapportés ci- dessus, m’adressa un complément d’instructions que je joins ici : « Saint-Louis, le 7 octobre 1863. « Monsieur le capitaine, « Depuis que je vous ai adressé mes instructions du 7 août 1863, des nouvelles qui paraissent positives nous ont tirés de l’ignorance où nous étions de ce qui se passait dans les États d’El Hadj Omar. « Ce marabout n’est pas mort ; il est dans le Bakhna ; il est encore maître du Kaarta et du Ségou, mais il a échoué contre Tombouctou, et a perdu le Macina, qu’il a possédé un instant. « Nous avons appris que vous seriez parfaitement reçu dans les contrées où il domine ; mais comme il est dans le Bakhna, c’est-à-dire dans le N. E. de Médine, il est à craindre qu’on ne veuille vous diriger vers lui par Kouniakary (Diombokho), ce qui vous détournerait du but le plus important et le plus utile de votre voyage, qui est d’étudier la communication du haut Niger par Bafoulabé, Bangassi et Bamakou. « Vous devrez donc faire tout votre possible pour suivre cette dernière voie, en mettant en avant les raisons que les circonstances vous suggéreront. « Pour chaque point de cette ligne où vous croiriez qu’un poste pourrait être établi, donnez-moi : un levé topographique des lieux, des renseignements sur les matériaux de construction, bois, pierres, terres à briques, pierres à chaux ou à plâtre, qui se trouvent sur la place ou à des distances que vous déterminerez ; « Sur les productions naturelles susceptibles de fournir un aliment au commerce, sur la densité de la population du lieu même et des provinces voisines, sur la nature et l’importance des relations commerciales dont ce lieu pourrait devenir le centre. « Quelles que soient les circonstances où vous vous trouverez, et le rôle que vous serez obligé de prendre pour vous tirer d’embarras, ne faites rien qui puisse contrecarrer nos projets d’approvisionner le Soudan occidental, par la ligne du Sénégal, et par l’intermédiaire des noirs, en supplantant les Sahariens et les Marocains, qui sont presque en possession de ce marché. « La convention que j’ai signée avec le cousin germain du cheick de Tombouctou vous assure une bonne réception dans les pays soumis à l’influence des Kountah, si les circonstances de votre voyage vous font passer du camp d’El Hadj Omar dans celui de ses ennemis actuels. « En terminant, je vous dirai que votre retour par l’embouchure du Niger en descendant ce fleuve, me paraît être des plus avantageux au point de vue de la science, du commerce et de la gloire qui en résulterait pour votre nom. « Recevez, Monsieur le capitaine, etc., etc. « _Le gouverneur_, « _Signé_ : L. FAIDHERBE. » C’est le 7 octobre que je recevais ces dernières instructions, et, quelques jours après, la baisse des eaux ayant été très-rapide cette année, je partais sur la canonnière à vapeur _la Couleuvrine_, qui remontait à Bakel. Octobre 1863. Le 12 octobre au soir je quittai Saint-Louis après avoir reçu la dernière lettre de ma famille que je dusse lire de longtemps, et les adieux de bien des camarades, de quelques amis, qui pensaient déjà en eux-mêmes ne jamais me revoir. Qu’il me soit permis, à ce sujet, de relater un mot plaisant : Quelques jours avant mon départ, un homme que j’avais engagé pour mon voyage, Bambara d’origine, était tombé gravement malade ; j’avais prié le docteur Quintin d’aller le visiter. Il l’avait trouvé mort, et, comme il sortait de chez lui, il raconta le fait à un de mes collègues, qui s’écria : « Comment ! déjà un de mort ! » C’était assez dire que, dans son opinion, le même sort nous attendait tous, et, grâce à cette opinion assez générale, du reste, j’éprouvai la plus grande difficulté à réunir le personnel de mon expédition. Bien que je comptasse parmi les équipages de la flottille des hommes qui m’étaient personnellement dévoués, il arrivait souvent, qu’après m’avoir demandé à m’accompagner, ces braves gens, vaincus par les instances de leurs familles, venaient retirer leurs demandes. Plusieurs Européens, sous-officiers de l’infanterie de marine, des tirailleurs sénégalais, des spahis, vinrent m’offrir leurs services ; mais, en présence du peu de ressources dont je disposais, je ne pouvais songer à emmener des blancs, qui se fussent lancés à ma suite ignorants de toutes les souffrances et de toutes les privations qui nous attendaient, qui n’eussent pas tardé sans doute à se décourager et me seraient devenus à charge, au lieu d’être d’utiles auxiliaires. La plupart se figuraient qu’ayant souffert quelques privations dans les expéditions ordinaires au Sénégal, ils pouvaient tout endurer ; je n’avais pas le temps de les initier à la vie qui les attendait : c’eût été une véritable tromperie que de les emmener sans les mettre au courant ; je préférai m’en passer. [Illustration : Nègres de l’escorte de M. Mage. 1. Seïdou (Toucouleur). — 2. Déthié N’diaye. — 3. Sidy (Khassonké). — 4. Boubakary Gnian. — 5. Samba Yoro. — 6. Mamboye.] Le gouverneur m’avait donné carte blanche pour la composition de mon escorte, m’autorisant à la choisir dans les meilleurs hommes de tous les corps. Voici à quelle idée je m’arrêtai, après en avoir conféré avec lui. Je prendrais une escorte entièrement composée de nègres, tous employés depuis longtemps et la plupart gradés dans la marine locale ou aux tirailleurs[12], de manière à trouver en eux à la fois des hommes d’action si j’avais à me défendre, des travailleurs adroits et forts pour les besoins du voyage qui devaient être multiples, et enfin des interprètes de toutes les langues que j’allais entendre parler. Bakary Guëye, l’un de mes anciens compagnons de voyage au Tagant, fut le premier homme que je choisis. Sans savoir seulement où j’allais, apprenant que je revenais au Sénégal pour faire un voyage, il avait quitté un bâtiment où il faisait le service de contre-maître mécanicien, pour venir avec moi en qualité de simple laptot[13] à 30 francs par mois. C’était un homme dévoué dans toute la force du terme. Wolof[14] de Guet’N’dar, il avait sur ses concitoyens l’avantage d’avoir dix années de service, d’avoir fait un voyage de quelques mois en France, de n’être qu’à demi musulman et de parler assez correctement le français ; de plus, il parlait très-purement le yoloff et comprenait le toucouleur ; d’une bravoure à toute épreuve, et même un peu mauvaise tête en face d’autres noirs, il était cependant très-prudent quand je devais être en cause, et d’une douceur peu commune dans ses relations avec moi. Pendant quelque temps, je le chargeai de prendre des renseignements sur les hommes qui s’offraient à m’accompagner. Si c’étaient de bons hommes, j’étais sûr qu’il me les recommanderait avec chaleur ; mais il y avait cet inconvénient que, s’il y avait quelque chose de mauvais sur leur compte, lui, comme tous les noirs, se garderait bien de le dire. Il m’amena d’abord un de ses grands camarades, Boubakary Gnian, Toucouleur[15] du Fouta. D’une physionomie très-intelligente quoique fort laide, Boubakary Gnian faisait fonction de quartier-maître indigène sur un des bâtiments de la flottille, où il était patron de la baleinière du commandant. Il quittait le double avantage que lui offraient ces deux positions pour venir aussi simple laptot à 30 francs par mois. Il comprenait bien le français, et, en sa qualité de Toucouleur, il devait devenir par la suite un interprète précieux pour le poul et le soninkè, langues qu’il parlait d’enfance. Je recrutai ensuite différents hommes dont je connaissais la valeur de longue date, les ayant eus sous mes ordres. Ce furent : Déthié N’diaye, gourmet de première classe, Serère d’origine, parlant très-bien français, woloff et poul ; Latir-Sène, Wolof de Dakar, gourmet de première classe, connu par sa grande probité et d’une physionomie très-remarquable ; Samba Yoro, capitaine de rivière de première classe ; Poul du Bondou, qui, dans sa jeunesse, avait passé trois ans en France. Très- intelligent, infatigable au travail et assez brave, il parlait parfaitement le français. Ce fut, du reste, mon principal interprète pendant le voyage, et tant que mes discussions avec les chefs n’étaient pas trop fortes, il s’en tirait très-bien ; mais quand, soit malgré moi, soit de parti pris, elles devenaient un peu vives, j’étais obligé de recourir à Boubakary Gnian, qui, avec son aplomb de Toucouleur, ne craignait pas de parler haut et fort là où Samba Yoro se laissait intimider. J’engageai ensuite Alioun Penda, ancien esclave du Fouta, qui, déserteur de chez son maître, était venu chercher à Saint-Louis sa liberté. C’est un des meilleurs hommes que j’aie jamais connus. Bien que musulman très-fervent, il était sincèrement attaché aux blancs ; il venait de se marier.... Il ne devait plus revoir Saint-Louis ! Puis deux hommes qui me furent recommandés, Sidi, Khassonké et Bara Samba, laptot du poste de Médine, vinrent grossir nos rangs. Bientôt, un de mes anciens hommes de _la Couleuvrine_, Yssa, marcheur infatigable, me demanda à m’accompagner. C’était un Sarracolet, marabout de Dramané[16]. Enfin, pour compléter mon escorte en la portant au chiffre de dix, je pris un sergent tirailleur sénégalais, Mamboye, Yoloff du Cayor, ayant dix ans de service. Prisonnier chez les Maures Trarzas, qui l’avaient enlevé tout enfant dans le Cayor, à l’époque où ils commettaient leurs razzias perpétuelles, il avait appris l’arabe. Repris plus tard par les Français, en 1854, il avait souscrit un engagement de quatorze ans pour obtenir sa liberté. Du reste, vaillant soldat, il avait conquis dans la guerre du Cayor, à l’expédition de Diatti, la Médaille militaire et passait pour le modèle du bataillon. Pendant que je m’occupais ainsi de la composition de mon personnel, je ne négligeais pas le matériel. Conformément au programme que j’avais arrêté avec M. le gouverneur, j’avais fait construire à la marine un canot très-léger, armant quatre avirons, pour explorer le Sénégal au- dessus de Médine. Ce canot, dans le cas où j’eusse trouvé ce fleuve navigable, eût pu être transporté dans le bassin du Niger au moyen d’un chariot démonté, construit _ad hoc_. J’avais fait à Saint-Louis un essai de transport ; une fois le canot à l’eau, on mettait le chariot à bord : l’opération avait bien réussi. Huit hommes chargeaient et déchargeaient le canot de dessus le chariot. Deux mules me furent prêtées pour traîner cet appareil, et j’en trouvai une troisième à acheter. Sous le rapport des chevaux, je fus moins bien monté. L’opinion généralement reçue au Sénégal, que les chevaux de race arabe ne vivent pas dans le haut fleuve, empêcha le gouverneur de mettre à ma disposition des chevaux de l’escadron de spahis ; et quant à acheter des chevaux maures, dont le prix varie de cinq à huit cents francs, les ressources du voyage ne me le permettaient pas. Je fus réduit à me procurer deux mauvais petits chevaux du Cayor, maigres et blessés, qui me coûtèrent l’un trente-six francs et l’autre soixante. Plus tard, rendu à Bakel, j’achetai un autre cheval de même race, mais gras et plus fort, qui devint ma monture habituelle : triste monture pour un voyageur qui se préparait à traverser une partie de l’Afrique. A Bakel, j’achetai également douze ânes destinés à porter nos vivres, provisions diverses et marchandises, et à Médine, j’en pris un treizième. Toutes ces emplettes faites, tous ces achats soldés, il me restait peu d’argent pour entreprendre mon voyage ; aussi, je m’étais muni de marchandises, dont je donne la note ci-après : je pensais qu’elles seraient d’un écoulement plus facile que l’argent, qu’elles auraient, dans les pays que j’allais parcourir, une plus grande valeur, et il me devenait urgent d’augmenter mes ressources par trop modestes. J’avais espéré une somme beaucoup plus forte que celle qui m’était allouée, et, malgré ma résolution bien arrêtée de périr plutôt que de reculer un instant, je sentais mon cœur se serrer à la pensée des souffrances que de si modestes ressources allaient m’imposer et à la crainte de ne pas posséder assez de forces pour les supporter. Et ma plume obéissant au caractère de mes pensées, j’avais écrit à un ami (qu’il me permette malgré sa position de lui donner ce nom) une lettre dans laquelle perçaient mes secrètes appréhensions. « De telles ressources, lui disais-je, là où Mongo Park, pour une mission semblable, ne croyait pas avoir trop de 125000 francs, semblent bien faibles ; les privations qu’elles m’imposent ne seront-elles pas au-dessus de mes forces, n’arriverai-je pas à une catastrophe, et ne faudra-t-il pas l’imputer à une économie regrettable ? » La réponse ne se fit pas attendre. Le ministre, informé de mon voyage et de mes ressources, m’ouvrit un crédit supplémentaire de 4000 francs ; mais quand la nouvelle, si rapide qu’ait été la réponse, parvint dans la colonie, j’étais déjà en route et ne l’appris qu’à Bafoulabé. Néanmoins ma reconnaissance pour cet ami, pour cet homme qui, dans un rang élevé, prête son concours à tous ceux qui veulent entreprendre quelque chose de grand, ne fut pas affaiblie et c’est un bonheur pour moi que de lui en fournir ici la preuve. Si quelque jour employant ses rares loisirs à feuilleter la relation de ce voyage il s’arrête à ces lignes, qu’il sache bien qu’elles ne sont que la trop faible expression des sentiments de mon cœur. NOTE SUR L’EMPLOI DES CINQ MILLE FRANCS DONNÉS POUR LE VOYAGE. Soldé à la marine pour un canot et un corps de charrette 369 52 A l’artillerie, pour six bâts d’âne et roues de voiture 227 7 ---------- 596 59 Somme allouée 5000 » ---------- Somme à toucher à la caisse 4403 41 A défalquer 3 p. 0/0 132 10 ---------- Somme reçue au Trésor 4271 31 _Sommes avancées. — Dépenses._ 25 septembre. Avances au nommé Moussa Ndiaga (mort depuis avant le voyage) 5 » 5 août. 3 toulons ou sacs en cuir, pour porter l’eau 3 50 7 — 5 — — — — 4 70 8 — 2 — — — — 2 50 10 septembre. 1 cheval du Cayor 36 75 — id 60 » Herbages pour la nourriture des chevaux 4 » ---------- Total à reprendre 116 45 Achat de soixante pièces de guinée à 27 fr. 75 c. 1065 » 1065 » 6 bonnets velours doré à glands } } ensemble 200 » 200 » 12 — — — — } 15 mètres écarlate fine 135 } } 151 mètres madapolam 6/4 241 60 } } 50 mètres escamite blanche 80 » } } 2 douzaines bonnets grecs 60 » } 679 5 } 58 mètres sucreton de Rouen 93 45 } } 10 paires pagnes bleus 45 » } } 12 haïcks 24 » } --------- 93 mètres roume 99 » } } 3 mallettes maroquin rouge 22 » } } 1 rame papier fort 12 » } } 2 douzaines couteaux 18 » } } 421 50 4 colliers grenat du Brésil 28 » } } 1 lot d’ambre, solde 150 » } } 25 kilogrammes de tabac 87 50 } } 1 paquet de verroteries 5 » } --------- 2 livres d’ambre no 4 105 » } } 1 journée de travail (réparation de } 119 » cantines) 4 » } } Avances à des hommes de voyage 10 » } --------- 2 douzaines carnets marabouts 8 » } } 12 miroirs en cuivre 3 » } } 2 sacs de plomb de chasse 9 » } } 1 masse, verroteries rouges 1 » } } 9 — — 3 60 } 49 10 } 1 — grenat vert 1 » } } 1 caisse eau de Cologne 2 50 } } 1 grosse d’allumettes 5 » } } Bougies, encre 16 » } --------- 4 glaces à 2 francs 2 » } } 1 kilogramme petite ligne à ficeler 3 » } } 14 50 6 cadenas pour cantines 3 » } } Savon, 5 kilogrammes 6 50 } --------- 2 pots poudre 12 » } } 1 cafetière 4 50 } } 4 quarts en fer-blanc 2 40 } } 6 assiettes en fer battu 6 » } } 1 boîte à sel 1 50 } } 4 couverts fer battu 2 40 } } 1 boîte graisse (5 kilogrammes) 11 50 } } 2 pains de sucre 11 75 } } 143 80 20 boîtes conserves juliennes 28 » } } 1 satala fer-blanc 4 » } } 1 bouilloire — 3 25 } } 2 plats fer battu 2 50 } } 1 chaudron — 2 50 } } 30 boîtes sardines 24 » } } 2 plats creux, ronds 4 » } } Bagatelles diverses 23 50 } --------- Grenat du Brésil en collier 20 » } } 29 » 12 losanges cornalines 9 » } --------- 1 kilogramme ambre no 2 110 » } } — — no 3 80 » } } 2 filières — no 6 10 » } } 1 mule harnachée avec bât 300 » } } 637 » 2 filières corail no 6 30 » } } 1 _ _ no 5 25 » } } 1 masse corail piment 12 » } } 1 bout corail rond no 2 70 » } --------- 1 filière ronde, 30 grains corail 50 » 50 » 20 mètres mérinos bleu 90 » } } 1 douzaine briquets acier 1 50 } 123 50 } Flanelle fantaisie 32 » } --------- ----------- Total général 3647 90 Sommes reçues 4271 31 ----------- Reste, argent 623 41 Sur cette somme, 420 francs furent dépensés pour achat de huit ânes. Les autres ânes et le cheval, achetés à Bakel, ayant été payés en guinée, il restait au moment du départ de Bakel en dehors des marchandises citées, 34 pièces et demie de guinée[17] et 204 francs en argent. [Décoration] [Note 1 : _L’Avenir du Sahara_, par le colonel Faidherbe (_Revue maritime et coloniale_, 1863).] [Note 2 : Saint-Vincent, îles du cap Vert. Relâche du paquebot du Brésil pour le transbordement sur la ligne annexe de Saint-Vincent à Gorée. Cette ligne annexe, qui eût dû cesser son service en 1863, par suite des conditions du cahier des charges qui obligeait la compagnie à relâcher directement à Gorée, existait encore en 1866.] [Note 3 : Makhana, grand village de Sarracolets Bakiri, à mi-distance entre Bakel et Médine, avait été détruit par El Hadj Omar ; ses habitants en grande partie avaient été massacrés, les autres avaient trouvé un asile dans le fort de Bakel, où ils nous avaient secondés dans notre lutte contre le marabout conquérant. En 1859, après l’expédition du Guémou, le gouverneur, pour les encourager à reconstruire leur village avait envoyé la canonnière _la Couleuvrine_, que je commandais, stationner à Makhana, et, neuf mois après, là où ne s’élevaient que des herbes, un grand village était reconstruit.] [Note 4 : Gouïna, chutes du fleuve visitées pour la première fois, dit- on, par M. Rey, commandant de Bakel ; ensuite par M. Pascal, sous- lieutenant d’infanterie de marine, en décembre 1859 ; puis par MM. Mage, enseigne de vaisseau, Joyau, commandant de Médine, Charbounié, chirurgien de la marine, en avril 1860.] [Note 5 : Bafoulabé, Ba-foulah-bé. Les deux rivières, en idiome malinké, Bambara ou Khassonké, confluent du Sénégal ou Bafing avec le Bakhoy, rivière venant de l’Est. Ce point, qu’on avait souvent désiré explorer, n’avait pu encore être atteint en décembre 1859. M. Pascal, devant le refus de ses guides d’avancer, s’était arrêté à Foukhara. (Voir le levé du fleuve.)] [Note 6 : Diula (marchand, généralement colporteur et voyageur).] [Note 7 : Alioun Sal, nègre de Saint-Louis, d’abord traitant, ensuite lieutenant indigène aux spahis, voyageur en Sénégambie (mort pendant le voyage).] [Note 8 : Ce nom, donné dans cette relation, est inconnu à Ségou, où le roi était appelé Ali.] [Note 9 : Un gros d’or de Bouré vaut de 12 fr. 50 c. à 18 francs, mais le gros du pays ne vaut que jusqu’à 15 francs.] [Note 10 : C’est une erreur, les Djawaras habitant principalement le Kaarta et surtout le Kingui, bien au Nord de la route à suivre.] [Note 11 : Il n’y a pas eu de guerre marquante entre ces deux peuples.] [Note 12 : Les tirailleurs sénégalais, corps analogue aux turcos, composé de nègres de la côte d’Afrique et des bassins du Sénégal et du Niger.] [Note 13 : On désigne sous le nom de laptots les noirs engagés comme matelots au service de la station locale du Sénégal. Leur engagement n’est que d’une année. Ils peuvent atteindre le grade de quartier-maître indigène, généralement appelé gourmet, et, quand ils acquièrent une assez grande habitude du pilotage dans le fleuve, ils peuvent obtenir le grade de deuxième maître pilote de 2e et 1re classe, appelés plus communément capitaines de rivière de 2e et 1re classe. Les laptots, bien qu’appartenant à différentes races, ont entre eux un esprit de corps qu’il est bon de signaler. Sous l’empire de la discipline, du bon exemple, tous, capitaines de rivière, gourmets ou simples laptots, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, Français, Wolofs, Pouls, Soninkès, Khassonkès ou Bambaras, Serères ou Mandingues, se font remarquer : par leur dévouement dans les expéditions, où ils rendent des services qui ont été bien souvent signalés ; par leur ardeur dans les gros travaux de chaque hivernage, et enfin dans mille circonstances où l’on obtient d’eux autant et quelquefois plus qu’on n’oserait espérer de matelots blancs. A côté de cela, ils sont susceptibles, indisciplinés, surtout envers la maistrance, malpropres et enclins aux coalitions contre l’autorité quand elle ne sait pas se faire aimer. Bref, ils sont de précieux auxiliaires ou de mauvais hommes, suivant qu’on sait les mener ou non.] [Note 14 : Yoloff ou Woloff, nom de race et de langue nègre et d’un empire autrefois très-puissant ; l’empire wolof est aujourd’hui démembré et se compose du Yoloff, du Oualo et du Cayor. Au dehors de ces régions, à l’exception de nos comptoirs, on trouve peu de Yoloffs. Le yoloff est la langue des nègres de Saint-Louis.] [Note 15 : Toucouleur, nom donné aux habitants du Fouta, mélangés de Pouls, de Yoloffs et de différentes races, parmi lesquelles les Soninkès semblent dominer. Ce peuple, intelligent, guerrier et cultivateur, musulman et fanatique, est toujours plus ou moins en lutte avec le gouvernement local du Sénégal et a fourni à El Hadj les soldats avec lesquels il a fait toutes ses conquêtes.] [Note 16 : Dramané ou Daramané, petit village près de Makhana, fut détruit par El Hadj et reconstruit en même temps que Makhana.] [Note 17 : La guinée, dans le haut Sénégal, est une véritable monnaie ; c’est pour cela que j’en avais fait provision ; mais elle a relativement peu de valeur à Ségou. Les noirs aiment l’argent, mais il n’a pas de valeur fixe en dehors de nos comptoirs.] [Illustration : Pl. I. ITINÉRAIRE du Voyage AU SOUDAN par E. MAGE Gravé par Erhard, 12, rue Duguay Trouin. Paris. Imp. Fraillery 3. r. Fontanes.] CHAPITRE I. Départ de Saint-Louis. — Arrivée à Bakel. — Dernières instructions verbales du général Faidherbe. — De Bakel à Médine. — Rixe de Kotéré. — Dernières installations. — Exploration du Sénégal entre le Felou et Gouïna. — La chute de Gouïna. — Départ définitif de Médine. — Manière de marcher. — Chutes de bagages. — La dissension commence à se montrer entre les noirs de l’expédition. — Détails sur l’expédition de Sambala, sur la politique de Khasso, du Logo et du Natiaga. — Visite à Altiney Séga. — Ascension d’une montagne du Natiaga. — Aspect du pays. — Route de Médine à Gouïna. — Accès de fièvre. — Campement à Gouïna. — Tentative de navigation au-dessus de ce point, par MM. Quintin, Poutot et Bougel. — Départ des officiers de Médine. — Nous sommes seuls. 12 octobre 1863. La baisse exceptionnelle des eaux dans l’année 1863 me fit partir un mois plus tôt que je ne l’eusse désiré. Le 12 octobre, ayant reçu le courrier de France, je partais sur la chaloupe canonnière _la Couleuvrine_, emportant une partie de mon matériel (le reste avec mes laptots m’avait devancé) et les instruments que j’avais demandés en France, et que le paquebot venait de m’apporter. C’étaient un baromètre, deux thermomètres, un petit sextant, un horizon à fluide, trois boussoles de poche et un chronomètre en or. Il y avait aussi une boussole de nivellement, mais le volume et le poids de cet instrument, et le manque de moyens de transport, me forcèrent à le laisser. Après avoir relâché dans la plupart des postes échelonnés sur la rive gauche du Sénégal, et qui sont Richard Toll, Dagana, Podor, Saldé et Matam, je débarquai le 19 au poste de Bakel, où je passai quelques jours à chercher des chevaux et les ânes dont j’avais besoin. Pendant ce séjour, le gouverneur, le général Faidherbe, vint passer son inspection. Je reçus ses dernières instructions verbales, ses derniers avis, qui se résumèrent en ceci : « Partez le plus vite possible, marchez le plus rapidement que vous le pourrez pendant que les chaleurs ne sont pas arrivées, et tâchez de gagner le Niger. » Puis, croyant peut-être que j’avais besoin d’un peu plus d’enthousiasme, il me dit quelques-unes de ces paroles qui vont au cœur, lorsqu’on l’a bien placé. Le lendemain il partait de Bakel, au bruit des salves d’artillerie de la terre et des bâtiments, et quelques jours après, le 26, je quittais aussi ce poste pour me rendre à Médine, dernière station française dans le fleuve, où seulement je pouvais organiser définitivement une petite caravane. [Illustration : Vue générale de Sor ou Bouëtville, prise de Saint- Louis.] [Illustration : Dagana.] J’avais acheté, comme je l’ai déjà dit, à Bakel, un cheval médiocre, petit, mais assez fort, le seul que j’eusse pu trouver, et je l’avais payé le double de sa valeur (248 fr.). Malgré mon désir d’en procurer un semblable au docteur, j’avais dû y renoncer, et lui donner le choix entre les deux chevaux achetés à Saint-Louis. Douze ânes que j’avais pu me procurer m’avaient paru capables de porter tout notre matériel, dans lequel je comptais environ huit cents rations, cinquante kilogrammes de poudre, six cents cartouches, nos effets, les instruments d’observation, la pharmacie, etc., etc. Pour ne pas fatiguer mes animaux, je fis transporter par le canot une grande partie de mon matériel jusqu’à Médine, et je me mis en route avec des animaux déchargés. Cela me permit de faire en moyenne dix lieues par jour et d’arriver à Médine le 30 octobre. Si les eaux étaient trop basses pour permettre aux bâtiments à vapeur de remonter à Médine, leur crue était encore assez considérable pour nous créer des difficultés dans notre route par terre. Le passage de la Falémé, où le courant est très-fort, ne put s’effectuer qu’à l’aide du canot que j’emmenais. Il en fut de même au passage du Dianou Khollé et à plusieurs autres marigots. La vase et la roideur des berges nous retardèrent et occasionnèrent des chutes quelquefois dangereuses. A Kotéré (Kaméra), un incident imprévu faillit mettre fin à notre voyage avant qu’il fût commencé. Mes hommes, à leur arrivée, trouvant le chemin barré par la porte d’un lougan (champ, jardin), voulurent la faire sauter[18]. Une vieille femme qui s’y opposa fut bousculée, et avant que j’eusse pu rétablir l’ordre, le village entier sortait aux cris de la femme et assaillait nos hommes à coups de bâton, leur arrachant leurs fusils. En vain le chef du village et moi nous cherchions à rétablir la paix. La colère emportait tout le monde, et menacé moi-même d’un coup de poignard, bousculé à diverses reprises, j’eus besoin de faire appel à tout mon calme. Cette situation ne pouvait pas durer : en vain je recommandais à mes hommes de ne pas tirer, les Sarracolés[19] chargeaient leurs fusils et je voyais le moment où il ne nous resterait plus qu’à vendre chèrement notre vie, lorsque, par bonheur, je fus reconnu de quelques hommes du village qui, en 1859 et 1860, avaient été placés sous mes ordres quand je commandais _la Couleuvrine_ à Makhana. Ils s’unirent à moi et au chef et repoussèrent les gens du village, tandis que je réunissais les miens à l’aide de mon fidèle Bakary Guëye ; on se rendit maître des animaux qui dévoraient le lougan, on les en fit sortir, et le calme se rétablit. Alors j’entrai dans le village avec M. Quintin et un laptot interprète ; je me fis rendre les fusils sans aucune difficulté, puis je tançai vertement les gens du village sur leur brutalité, leur rappelant que la force était un mauvais moyen à employer contre nous ; que si nous leur faisions un dommage, le commandant de Bakel était là pour leur rendre justice et les indemniser. Le chef du village, qui s’était très-bien conduit, s’excusa et me pria de pardonner. Le seul résultat de cette affaire fut le verre du chronomètre cassé dans ma poche, sans doute par quelque coup auquel, sur le moment, je n’aurai pas fait attention. Il fallait dorénavant laisser cet instrument dans une boîte, et je ne pus l’utiliser que comme compteur à secondes. A Médine, je m’occupai de la dernière installation de mes bagages, je pris des vivres, je disposai les charges des animaux, je fis emplette de quelques articles oubliés à Saint-Louis, et laissant M. Quintin chargé de préparer ces derniers détails, je me livrai à l’exploration du fleuve au-dessus des chutes du Félou au moyen du canot que j’avais apporté. Arrivé au pied de la cataracte on le transporta à terre sur sa charrette, et les mules le traînèrent dans le bassin supérieur. Cette partie du fleuve avait été visitée par M. Pascal, sous-lieutenant d’infanterie de marine, en 1859, lors de son voyage dans le Bambouk. Avant cela M. Brossard de Corbigny s’était rendu par terre jusqu’au Bagou-Ko pendant l’hivernage de 1858, où la crue des eaux l’avait empêché de dépasser ce point. Moi-même, en 1860, j’étais allé par terre jusqu’à Gouïna (chute d’eau), pendant la saison sèche. On disait à Bakel que M. Rey (ancien commandant de ce fort) s’y était rendu par eau en pirogue. J’étais donc loin de supposer que la navigation du fleuve offrît quelques difficultés sérieuses dans cette partie. Cependant, dès le premier jour, je fus arrêté par un barrage de roches. Le lendemain, j’en franchissais cinq ; mais, arrêté par l’importance du sixième, je dus suspendre mon dessein et revenir prendre un supplément d’équipage et de vivres. Dans ma première excursion, où M. Poutot, alors lieutenant du génie, commandant Médine, m’accompagnait, j’avais dressé la carte du fleuve dans sa partie navigable. Dans ma deuxième tentative, où je réussis à remonter jusqu’au village de Banganoura, j’étais accompagné du docteur L’Helgoual’rh, chirurgien du poste ; nous franchîmes onze barrages : à plusieurs de ces endroits nous fûmes obligés de porter le canot à bras par dessus les roches. D’autres ne purent être franchis qu’à la touline[20] ; d’autres enfin, qu’en faisant mettre tout le monde à l’eau et traînant le canot à bras dans les rapides, non sans difficulté et sans danger. [Illustration : Richard Toll.] A Banganoura la succession des rapides, la violence du courant ne permettant plus d’avancer, je débarquai et j’allai reconnaître la route par terre afin de m’assurer de la possibilité de transporter le canot au-dessus des chutes pour continuer nos explorations du fleuve. J’étais à environ une demi-lieue de Gouïna ; la route, simple sentier, traversait une colline rocheuse, deux petits ravins ; mais, avec le dévouement et l’adresse de mes laptots, je pouvais triompher de ces difficultés. Tranquille, alors, sur ce point, après avoir été admirer et dessiner la superbe chute du fleuve, je redescendis à Médine. A cette époque de l’année, Gouïna présente un spectacle admirable. Le fleuve tombe, sur cinq à six cents mètres de large, en nappes interrompues par quelques immenses blocs de roches, tellement travaillées par les eaux qu’elles en suintent en mille filets élégants qui viennent ajouter au pittoresque du paysage. La hauteur de la chute n’est que de 13m 50 ; elle atteint 17 mètres lorsque les eaux sont basses dans le bassin placé au-dessous de la chute, d’où elles s’échappent par une succession de rapides qui, sur un espace de 60 à 80 mètres, font une différence de niveau de plus de quatre mètres. Ces deux excursions, qui m’avaient occupé cinq jours, du matin au soir, m’avaient laissé, en dépit de fatigues écrasantes, en très-bonne santé. J’avais dressé la carte exacte du fleuve de Médine à Gouïna. J’étais sûr de pouvoir continuer mon expédition par eau au-dessus de cette chute. Mon enthousiasme ne faisait que s’accroître ; mais aussi je redoublais de précautions pour éviter toutes les difficultés de transport d’un aussi fort matériel avec si peu d’hommes et de moyens. Revenu à Médine, je renvoyai le canot à Banganoura, chargé de vivres, de sa charrette et de tout ce qu’il pouvait porter pour une navigation aussi délicate. Je confiai ce transport à Samba Yoro, qui avait fait les premiers voyages avec moi. Il appréciait toutes les difficultés de l’opération, mais c’était un homme entreprenant, et il n’hésita pas. Arrivé à Banganoura il obtint du chef du village une case pour mettre mes provisions à l’abri, les confia à Déthié Ndiaye qui resta à la garde du canot avec Sidi, et vint me rejoindre à Médine. [Illustration : Fort de Bakel.] 25 novembre 1863. Je quittai définitivement Médine, le 25 novembre 1863, au matin. La veille, au soir, j’avais fait charger mes ânes et j’avais envoyé ma caravane camper à côté de la chute du Félou ; je gagnais à cette manière de faire une économie de temps assez considérable, car les premiers chargements et déchargements en route, sont très-difficiles ; les noirs y apportent le désordre qui leur est habituel ; les avis qu’on leur donne sont à peine écoutés, les ordres mal exécutés, et les chargements sont à peine faits qu’ils tombent souvent à terre : c’est ce qui nous arriva plusieurs fois pendant cette journée. Lorsque cet accident se produit, le meilleur, dans les commencements, est d’arrêter la caravane entière, car généralement il faut un temps assez long, et lorsque l’on a peu d’hommes les difficultés se compliquent. Pendant ces temps d’arrêt il arrive souvent que d’autres animaux mal chargés, trop ou trop peu, profitent de l’occasion pour se débarrasser ou pour se coucher, et il n’est pas rare de voir la marche entravée pendant une heure. Peu à peu les hommes s’habituent, ils sanglent les bâts, balancent mieux les charges, brutalisent moins les animaux, qui n’en marchent que mieux, et, ainsi que je l’ai constaté, on arrive à faire de longues marches sans le plus petit arrêt. Dans toutes ces occasions, le mieux est de s’armer d’une patience à toute épreuve, d’un calme imperturbable. Les noirs se disputent, laissez-les faire, ils n’en arriveront jamais aux coups ; la langue est leur arme favorite, mais aussi comme elle travaille ! Malheureusement la patience et le calme n’étaient pas mon fort, et pendant les premiers jours je dépensai une telle somme de fureur que ma santé ne tarda pas à s’en ressentir. Dès les premiers pas il se manifesta entre mes hommes des symptômes de jalousie et de désaccord qui, bien des fois par la suite, me créèrent des embarras et des ennuis. Les choses en vinrent à un tel point que je fus obligé d’intervenir pour qu’ils n’allassent pas aux coups, et quelquefois même mon intervention n’arriva que trop tard. J’avais là des hommes d’élite, de grades différents, faisant tous le même service : ceux habitués au commandement étaient disposés à se faire servir par les autres, qui, ayant du travail autant et plus qu’il n’était ordinaire, les recevaient fort mal. Puis, quelque jalousie, quelque médisance survenant, la discorde ne tarda pas à se mettre dans mon équipage. Je ne sais plus quel politique a dit : « Divisez pour régner. » Ce peut être vrai, et avec des hommes capables de trahison j’aurais eu à m’applaudir de ces dissensions ; mais ce n’était pas le cas, et elles me causèrent des difficultés continuelles. Lorsque je quittai Médine, Sambala, le roi, venait d’expédier une armée dans le pays. Suivant l’habitude des noirs, on avait fait grand mystère du but de cette campagne ; mais, devant partir, j’avais à m’occuper et j’avais fait tous mes efforts près de Diogou Sambala (cousin du roi) pour savoir de quel côté on se dirigerait. Il avait d’abord opposé à mes questions son ignorance, mais sur mes instances réitérées, il finit par me dire sous le sceau du secret qu’on allait dans le Dentilia. Savait-il vraiment où l’on allait, n’était-ce là qu’une duplicité bien commune chez les noirs, et dont ils ne se montrent pas honteux quand on vient à la découvrir ? Le fait est que je le crus, et que je partis sans défiance. Cette expédition avait fait appeler à Médine les principaux chefs du pays qui devaient fournir des contingents à Sambala, en leur qualité d’alliés, et entre autres Altiney Séga, chef du Natiaga, et Nyamody, chef du Logo. Quoique le Natiaga et le Logo soient, à vraiment parler, des provinces du Khasso, que leurs habitants soient Khassonkés[21], et que Sambala porte le titre de roi du Khasso, ce serait une erreur de croire qu’il commande à ces pays. Le gouvernement du Sénégal, voyant dans Sambala un allié, a fait tous ses efforts pour augmenter son pouvoir et lui donner une prépondérance sur ses voisins, mais il n’a pu triompher des errements du passé. Le Logo, qui s’est toujours refusé à obéir au Khasso, ou plutôt à la famille de Sambala, s’est soumis pour n’être pas pillé par lui. Il est devenu vassal, mais non tributaire, et Nyamody, son chef, s’il est toujours disposé à s’unir à Sambala pour aller piller, dans le pays, des captifs et des chevaux, a soin de se fortifier dans son village de Sabouciré, afin d’être à l’abri du caprice de ce chef dont nous avons fait un allié, que nous avons sauvé de la mort lors du siége de Médine, et qui aujourd’hui méconnaît nos services, sinon ouvertement, du moins dans ses actes privés et dans ses conseils secrets. Quant à Altiney Séga, lorsque El Hadj arriva dans le pays, marchant dans un fleuve de sang qu’il créait sous ses pas, il crut prudent de céder à l’orage, et à la tête de sa bande, il alla s’offrir au prophète pour l’aider à accomplir son œuvre, abandonnant Sémounou, alors chef du Natiaga, qui fut obligé de fuir. Il resta ainsi à la tête des siens, conservant un rang relatif, jusqu’au moment où El Hadj entama sa lutte avec le Ségou. Il revint alors, se disant autorisé par El Hadj à rentrer dans ses foyers, mais en réalité déserteur des rangs du prophète. [Illustration : Les chutes du Félou.] [Illustration : Deuxième barrage au-dessus du Félou.] Comprenant que la déroute d’El Hadj, à Médine, en 1857, avait laissé entre nos mains le commandement véritable du pays, c’est au commandant de Médine qu’il s’adressa pour obtenir le droit de se rétablir dans son village du Natiaga, qui était autrefois à Mansolah ; puis, craignant peut-être une vengeance de Sambala, il alla s’établir dans une gorge naturellement fortifiée, où il fonda le village de Tinké, au pied de rochers qui sont de véritables défilés des Thermopyles. Lorsqu’il vint à Médine, appelé par Sambala, il me fit promettre d’aller le voir à mon passage à travers le Natiaga. Le gouverneur, croyant que ce chef avait conservé de bonnes relations avec El Hadj, avait donné l’ordre de le bien traiter, afin de le rendre favorable à nos intérêts et de compenser ainsi la malveillance évidente de Sambala à l’égard de notre voyage. Moi-même je me figurais que ce chef devait être un agent secret d’El Hadj, et, dès que je fus campé dans la plaine du Natiaga, voulant donner un jour de repos à mes hommes et en même temps m’assurer de ses forces, j’allai le voir. Ses contingents étaient partis de la veille ; il m’affirma qu’il ne savait pas de quel côté ils allaient. Il paraissait embarrassé et même avait tenté d’éluder ma visite, en se disant malade ; mais je m’étais avancé dans sa maison, et force lui fut de nous donner audience. Je lui conseillai la paix, la bonne entente avec tous ses voisins, le rétablissement des nombreux villages détruits, et particulièrement celui de Oua-Salla, sur le bord du fleuve, dont la position était admirable. Il me promit de s’en occuper dès le lendemain. Puis le voyant remis de l’espèce de crainte qu’il avait manifestée, je lui demandai un guide jusqu’à Bafoulabé. Il m’affirma qu’aucun de ses hommes n’était en état de me conduire, n’ayant pas fréquenté cette route depuis dix ans qu’elle était déserte. Mais, néanmoins, le lendemain, il m’envoya un de ses Khassonkés. C’était là le remercîment d’un cadeau que je lui avais fait avant de rompre le palabre, cadeau bien mince, une simple calotte de velours brodée d’or, mais dont l’effet avait été puissant sur des gens vaniteux au delà de toute expression. Le même soir je tentai l’ascension d’une haute montagne, mais il me fut impossible de parvenir au sommet ; après avoir franchi les plans inclinés, j’arrivai à une muraille verticale de plus de vingt mètres de haut, que je ne pus escalader. J’avais de là une très-belle vue. Le fleuve dessinait les sinuosités de son cours entre Dinguira et nous, coupé par ses barrages et ses chutes étincelantes au soleil. La plaine magnifique du Natiaga, divisée par ses massifs montagneux et de nombreux ruisseaux, se déroulait devant nous, allant se perdre dans des gorges étroites et surmontées de quelques pics ; à mes pieds mon campement ; sur la droite, les monts si pittoresques du Maka Gnian ; par derrière, tout un horizon de montagnes sur plusieurs plans, formant un véritable décor féerique. Je ne pouvais me lasser d’admirer ce pays, où la Providence a semé ses biens avec une prodigalité peu commune. La terre y est d’une richesse incroyable ; l’eau y abonde et y fournit des poissons succulents. L’or est à quelques pas au bout du défilé que je vois à ma gauche ; le fer partout, sous nos pieds et sur notre tête ; le fleuve fournit des chutes dont la puissance serait incalculable, et la main des hommes n’a su rien faire de ce monde de richesses ; les indigènes n’ont pas su seulement en tirer de quoi se vêtir proprement. Leurs femmes sont à demi nues, leurs habitations misérables, leurs ustensiles grossiers, et de tous leurs arts les plus avancés, la métallurgie et le tissage, sont encore dans l’enfance. Telles étaient mes réflexions : en pensant que ces peuples, comme tous ceux de la Sénégambie, sont plus ou moins en contact avec les Européens depuis près de deux siècles, je me demandais par quelle révolution on pourrait les faire sortir de l’état où ils languissent, n’appliquant leurs forces et leur intelligence qu’au mal, c’est-à-dire à la guerre et au pillage. Cependant il fallut m’arracher à mes pensées ; le pic sur lequel je m’étais logé était exposé au grand soleil, et je commençais à ressentir quelques bourdonnements de mauvais augure. [Illustration : Montagnes de Maka Gnian (Sénégal).] 27 novembre 1863. Le lendemain 27, je fis charger les bagages et nous commençâmes de bonne heure notre marche sur Gouïna, où j’avais résolu de camper le même soir. Notre court séjour à Mansolah, d’où je partais, m’avait démontré outre mesure l’intérêt qu’il y aurait pour nos traitants à venir acheter des arachides dans ce pays. Avec un canot approprié, dans les hautes eaux, on pourra les faire dériver, et aux prix où je les achetai, il y a d’immenses bénéfices à réaliser. En effet, dans une lettre que j’écrivais au gouverneur quelques jours après, je lui citai ce fait que pour quatre coudées de guinée, représentant une valeur de 2 fr. 25, nous avions eu quatre boisseaux d’arachides, c’est-à-dire 50 kilogrammes environ, représentant une valeur moyenne de 15 à 20 francs sur le marché de France, et de 10 à 12 francs sur le marché de Saint-Louis. De Médine à Mansolah la route suit le bord du fleuve jusqu’à Dinguira, et dans cette partie le fleuve est à peu près dégagé des barrages. A Dinguira, on s’écarte du fleuve, qui alors n’est plus qu’une succession de rapides et de roches. En partant de Mansolah, notre route fut difficile ; les chemins passant au milieu de rochers sont entravés par de très-hautes herbes, du milieu desquelles on voit, le soir, bondir des gazelles, des antilopes, qui fuient avec la rapidité du vent, effrayant des compagnies de perdrix et de pintades, que leur vol lourd livrait souvent à nos coups. Chaque arbre auprès duquel nous passions était le refuge de bandes de perruches, fléau des champs qu’elles dévastent, et sur chaque rocher aboyait ou grimaçait un singe gris ou un cynocéphale. Mais toutes ces choses qui, en d’autres moments, eussent captivé mon attention, me laissaient froid ; ma tête alourdie se balançait sur mes épaules, le frisson me gagnait ; je ressentais, en un mot, tous les symptômes d’un accès de fièvre, et d’un des plus violents que j’aie éprouvé dans le cours de mon voyage. Le ciel était couvert et les rayons du soleil tombaient sur nous avec une lourdeur incroyable. La difficulté de la route, qui m’obligeait à tenir constamment le cheval en main, venait ajouter à mon malaise. J’éprouvais une soif intense, et la végétation qui devenait de moins en moins touffue me laissait sans abri. Par trois fois pris d’étourdissements, je me laissai glisser de mon cheval et m’étendis à l’ombre de broussailles. Quelques gouttes d’eau de la gourde de l’un des officiers qui nous accompagnaient me ranimèrent ; mais il faut avoir passé par les fièvres du Sénégal pour comprendre ce que je souffrais. Enfin, après trois heures de marche dans ces conditions, j’arrivai au Bagouko, torrent guéable en ce moment ; je le traversai et nous y campâmes jusqu’à deux heures et demie. Ce temps d’arrêt me permit de prendre un peu de repos, et la fièvre se passa. Le soir, j’organisai mon campement dans un gourbi naturel formé par un arbre qui est sur le bord du fleuve, à deux cents mètres au-dessus de la chute de Gouïna. Dès le lendemain j’envoyai tous mes hommes à Banganoura pour transporter le canot dans le bassin supérieur. Il fallut lui faire gravir une berge de 17 mètres presque à pic, puis, une fois sur son chariot, élaguer les arbustes, traverser deux ravins, et l’après-midi nous le lancions sur des eaux où jamais embarcation européenne n’avait flotté et où je ne pense pas qu’on en voie flotter d’ici à longtemps. Jusqu’ici tout allait bien, sauf ma santé ; mais j’avais trop l’expérience des fièvres du Sénégal pour m’effrayer d’un simple accès, quelque violent qu’il fût. Aussi, quand vint le deuxième accès, je m’y attendais, je m’étais déjà purgé, et le troisième fut tellement faible que je vis que la fièvre était enterrée sous le sulfate de quinine. Néanmoins pendant deux jours je me sentis très-faible, trop faible même pour me mettre en route sous le soleil, et ne voulant pas perdre ce temps si précieux, je l’employai à remettre au net la carte du fleuve, à faire ma correspondance, à fixer la latitude exacte de Gouïna par observation de hauteur méridienne du soleil, ce qui me donna 14° 00′ 45″ Nord, tandis que, par estime, j’obtins toutes réductions faites, 13° 30′ 14″ de longitude Ouest. Pendant ce temps le docteur partait en canot avec les officiers de Médine, qui, m’ayant accompagné jusque là, espéraient reconnaître Bafoulabé. Leur espoir devait être déçu : après avoir franchi trois petits rapides, ils furent arrêtés par une véritable chute d’eau et revinrent. Ils avaient reconnu l’emplacement de l’ancien village de Foukhara, et supposaient, par erreur, d’après les propos recueillis par mes hommes à Médine, qu’ils s’étaient arrêtés près de Malambèle. Foukhara était le point extrême du voyage de M. Pascal en 1859. Arrivé là, voyant les guides refuser de s’avancer plus loin, de crainte d’être surpris par les talibés d’El Hadj, il avait dû revenir sur ses pas pour s’enfoncer dans le Bambouk. Dépasser ce point était donc un progrès pour la géographie du Sénégal, et le gouverneur y attachait une telle importance qu’un jour où je lui exprimais le regret d’avoir si peu de ressources pour mon voyage, il me dit : « Mais faites ce que vous pourrez ; on ne vous demande pas l’impossible, et même n’allassiez-vous que jusqu’à Bafoulabé, ce serait déjà un résultat important. » [Illustration : Entrée de la vallée du Natiaga à Mansolah.] En voyant les mêmes obstacles qui avaient arrêté M. Pascal se dresser devant moi, entendant mon guide m’avouer qu’il ne connaissait de chemin que dans l’intérieur, ce qui m’eût détourné de la route du bord du fleuve que je voulais suivre pour en étudier la navigabilité en canot, je me révoltai contre ces difficultés et, dès que les officiers de Médine, MM. Poutot et Bougel, eurent repris la route de leur poste sous l’escorte de leur peloton de tirailleurs sénégalais, je renvoyai ce guide incapable et je pris la route de Foukhara, bien décidé à ne pas reculer à moins d’impossibilité. Le même soir je campais au premier barrage reconnu par M. Quintin, décidé à aller le lendemain au second. Et cependant les choses s’annonçaient mal : les hommes envoyés pour reconnaître les sentiers de terre et brûler les herbes ne parvenaient pas à les enflammer ; une mule venait déjà de succomber. Deux hommes ayant bu de l’eau d’un marigot, avaient été pris de vomissements assez violents pour faire évacuer des vers de l’estomac. Nous n’avions plus de guide ; devant nous était l’inconnu sous toutes ses formes. A quelle distance trouverions-nous des villages ? A quel parti appartiendraient leurs habitants ? Comment nous recevraient-ils ? Toutes ces questions étaient pendantes, et plus elles étaient menaçantes, plus mon courage s’exaltait, plus je m’affermissais dans la pensée d’aller en avant, quoi qu’il arrivât. 1er décembre 1863. Ce fut le 1er décembre que je quittai la chute de Gouïna, serrant une dernière fois les mains des seuls Européens que nous dussions voir de bien longtemps. A partir de ce moment nous étions face à face avec l’inconnu et le désert, car depuis Banganoura jusqu’à une journée au delà de Bafoulabé, je savais ne pas devoir trouver d’habitants. Désormais nous étions seuls, car quelque dévoués que fussent les dix noirs de l’expédition, il ne pouvait y avoir entre eux et nous aucune communion d’idées, aucune intimité réelle. A nous donc de nous protéger, de nous soutenir dans nos faiblesses, de nous encourager dans les moments pénibles, de nous soigner dans nos maladies. [Décoration] [Illustration : Chute de Gouïna (Sénégal) pendant les hautes eaux.] [Illustration : Cataracte de Gouïna (Sénégal) basses eaux.] [Note 18 : A cette époque de l’année la récolte du mil n’est pas finie, et, pour empêcher les animaux d’aller manger la récolte sur pied, on barre les chemins avec des épines à l’entour des villages.] [Note 19 : Sarracolés, ou habitants du Kaméra, sont de la race Soninké.] [Note 20 : Les Khassonkés sont des Pouls, plus ou moins mélangés de Malinkés, qui ont adopté la langue de cette dernière race.] CHAPITRE II. Départ de Gouïna. — Navigation entre Gouïna et Bafoulabé. — Mode de voyage par terre. — Chasse à l’hippopotame. — Marigot de Khasso-Fara, limite du Khasso. — Marigot de Kétiou. — Un caïman depuis Gouïna. — Arrivée à Bafoulabé. — Journée pénible. — Sidi et Yssa à la découverte. 1er décembre 1863. Le 1er décembre, nous avions campé sur la berge de la rive gauche, en allumant de grands feux pour éloigner à la fois les bêtes féroces de l’intérieur et les hippopotames, dont le grognement sourd nous avait bercés toute la nuit. Ces monstrueux amphibies, troublés pour la première fois, depuis bien des années, dans des eaux où ils régnaient en maîtres, fouettés le jour par les balles de nos carabines et blessés quelquefois, semblaient nous suivre à la piste. Nous choisissions d’ordinaire pour camper les plages de sable fin, qui sont aussi généralement les endroits par lesquels ils gravissent les berges pour aller paître l’herbe ; mais la même raison qui les attirait près de ces pacages nous les faisait choisir afin d’y trouver l’herbe nécessaire aux nombreux animaux de la caravane. Aussi, lorsque, conduits par l’habitude et par l’instinct, ils venaient pour débarquer, ils se trouvaient en face de nos feux, et leurs sourds grognements sortant de dessous l’eau venaient nous témoigner de leur fureur. Puis ils sortaient leurs têtes de l’eau et respiraient bruyamment en soufflant de l’eau. Ces bruits, dans le calme de la nuit, mêlés aux cris lointains de l’hyène, à la voix imposante du lion, et aux mille soupirs d’une nature qui a bien sa grandeur, ne nous empêchaient pas de reposer. Et cependant, il faut bien le dire, l’inquiétude me travaillait. Bien qu’à vraiment parler les noirs n’eussent pas encore subi de privations, le changement de vie, l’énormité du travail que je leur imposais, semblaient les aigrir, et, dans leurs rapports entre eux, je constatais chaque jour des symptômes alarmants. Aussi, sous le poids de ma responsabilité, je passai plusieurs nuits éveillé, et par la suite mon sommeil devint léger. Bien qu’entre mon compagnon et moi il y eût peu d’expansion alors, j’observais avec bonheur qu’en dépit de son calme il ne négligeait aucune des précautions indispensables pour une pareille vie. C’est ainsi qu’il couchait, comme moi, la main sur son revolver, et que le danger, soit qu’il provînt des hommes, soit qu’il vînt des animaux ou de toute autre cause, l’eût trouvé prêt à lui faire face. 2 décembre 1863. Le 2 décembre, j’embarquai une partie de mes vivres dans le canot, et particulièrement de magnifiques giraumons que les noirs de Tamba-Coumba- Fara étaient venus me vendre pour un peu de poudre, et, pendant que M. Quintin, aidé de Samba-Yoro et de cinq hommes, se frayait avec les animaux une route par l’intérieur ; avec les quatre autres laptots, je cherchais à remonter par eau jusqu’au grand barrage reconnu depuis l’avant-veille. Rappelons, en quelques mots, la composition de la caravane au moment de ce départ : Deux officiers, dix hommes travaillants, deux mules, trois chevaux, quatorze ânes, cinq bœufs, dont un porteur. Quand quatre hommes étaient dans le canot, il en restait six pour conduire tous ces animaux. Alors nous attachions les mules et les chevaux en file ; un homme était mis aux bœufs, et les trois ou quatre restants conduisaient les quatorze ânes. On conçoit qu’ils n’avaient pas de temps à perdre pour retenir les charges qui tombaient encore de temps à autre, surtout au passage de marigots à peine desséchés. Combien de fois, dans ces occasions, fûmes-nous obligés de mettre pied à terre pour aider au rechargement des bagages ! Mais ce n’était pas tout : il n’y avait pas de sentier à travers ces herbes, hautes de dix à douze pieds ; il fallait se frayer un chemin. On tombait quelquefois dans des fourrés de mimosas épineux, dont on ne sortait pas sans y laisser quelques lambeaux de vêtements ou de peau. On conçoit que la marche ne pouvait être rapide ; les tours et détours prenaient du temps. Souvent, en face d’une ravine, on était obligé de revenir sur ses pas pour aller tourner par l’intérieur ; puis, on revenait au fleuve, et, après l’avoir suivi quelques instants, il fallait recommencer le même exercice. [Illustration : La montagne aux Singes.] En quittant notre campement, à six heures cinquante et une minutes, nous passâmes entre la berge et une île longue, couverte de baobabs et de palmiers ; le fleuve venait du Sud, et nous marchions avec une vitesse que j’estimai de 5 kilomètres à l’heure. A sept heures quatre minutes, je m’engageai dans un groupe d’îles, où je trouvai le fleuve barré sur toute sa largeur ; il se brisait dans des roches qui montraient leurs têtes, avec une vitesse de plus de 7 milles. Je fis mettre les hommes dans l’eau, et là, marchant péniblement en traînant le canot sur des roches glissantes, tombant pour nous relever et retomber encore, nous recommençâmes ce que nous avions déjà fait tant de fois. Dans ces occasions, je le constatai avec bien du plaisir, tant que durait le danger, chacun y apportait un véritable courage, une obéissance passive indispensable, chacun de mes ordres était exécuté à la parole, quelquefois avec un véritable dévouement, car celui sur lequel pesait, par exemple, le canot tout entier, entraîné parfois par la violence du courant ou par suite de la chute d’une partie des hommes, courait danger de la vie, et un faux mouvement pouvait faire chavirer le canot et perdre les vivres, accident bien grave dans un pays où on ne peut les renouveler. Après ce barrage, nous en franchîmes un insignifiant ; puis un autre assez difficile, mais dans lequel je pus faire haler le canot de terre avec une cordelle. La différence de niveau y était de 80 centimètres, et la violence du courant sur le rapide devait être de 10 nœuds au moins. Enfin, après une navigation difficile, dans laquelle, de minute en minute, je relevais la direction du fleuve, la vitesse, les montagnes environnantes et les marigots, nous arrivâmes au grand barrage qui était le but de la journée. Ce barrage, dont je pris un lever, a 2m,50 de chute. Une chaussée part de la rive droite et ferme presque entièrement le cours, ne laissant qu’un canal de 25 à 30 mètres de large, dans lequel se précipitent les flots torrentueux, creusant des lames de plus d’un mètre de profondeur, se brisant sur des rochers dont les têtes seules paraissent au milieu des flots d’écume. Ce canal a près de 250 mètres de long ; sur la gauche, en le remontant, on trouve une autre chute, bien plus rapide, mais formant une série de petits bassins étagés, et dont le volume d’eau est bien moins considérable. C’est par ce passage que je fis hisser le canot, d’échelons en échelons, jusque sur le bassin supérieur, après avoir préalablement transporté son chargement à bras dans le lieu que j’avais choisi pour campement sur la rive gauche, droit en face du plus fort du torrent. En cet endroit, le fleuve varie en largeur totale de 150 à 200 mètres. 3 décembre 1863. En partant, au jour, de notre campement, nous y laissions nos hommes, les animaux et bagages, et allions à la découverte. Nous découvrîmes d’abord dans une île, formée par un marigot, sur la rive gauche, les traces d’un village. Puis, en continuant, nous remontâmes le fleuve dégagé pendant quatre lieues ; nous trouvâmes alors un petit barrage, puis, peu après, une chute d’eau verticale de 4m,50, devant laquelle nous fûmes contraints de nous arrêter. Je redescendis au campement pour faire transporter sur ce point les bagages. Tout le long de la route, nous chassions les hippopotames et les pintades, qui sont en quantités innombrables. Nous avions remarqué que les montagnes de la rive gauche se rapprochaient du fleuve au point de venir s’y baigner en un endroit situé à moitié route. La montagne, étagée, de couleur rouge et noire, découpée par les massifs d’arbres qui sortaient de toutes les crevasses, était littéralement couverte de singes à tous les étages ; sur toutes les fentes horizontales, ils étaient établis les uns à côté des autres ; les arbres pliaient sous leur poids, et, à notre passage, ils nous saluèrent par des gambades incroyables et des aboiements forcenés. En affirmant que ce quartier général ne renfermait pas moins de six mille cynocéphales, je ne crois pas exagérer. Derrière cette montagne était un marigot profond qui devait offrir un passage difficile ; je m’étais donc décidé à accompagner le convoi dans cette partie, où d’ailleurs j’avais dressé le cours du fleuve. Pour en faciliter la marche, je fis, le soir, transporter par le canot un chargement de matériel. Pendant ce temps, avec quelques hommes, je faisais allumer des feux dans les herbes sèches, afin de dégager la route. Quand vint l’heure de rentrer les animaux, on chercha les bœufs qu’on avait mis à paître ; mais ce ne fut que très-tard qu’on parvint à les trouver ; ils s’étaient couchés dans des herbes épaisses, et hautes de 4 à 6 mètres ; cela nous donna bien de l’inquiétude. Ensuite, le canot eut du retard ; enfin, à sept heures du soir, la chanson des laptots se fit entendre dans le lointain, puis des détonations, et, à huit heures, nous étions tous réunis. Le canot, dans son retour de nuit, avait été littéralement cerné par les hippopotames ; on les touchait des avirons, et on ne s’en était dégagé qu’à coups de fusil. Ces animaux, d’ailleurs, sont plus effrayants que terribles, et bien qu’ils m’aient souvent poursuivi, ils ne m’ont jamais attaqué. [Illustration : Cynocéphales du Sénégal.] 4 décembre 1863. Après une nuit très-humide, en dépit des feux que nous avions allumés, nous nous réveillâmes couverts de rosée : il était cinq heures et demie ; les hommes étaient engourdis et rechignaient un peu à entrer dans l’eau. Néanmoins, je fis charger le canot et les animaux, et à sept heures deux minutes, le canot était en route par eau, lorsque nous nous mîmes en marche. A onze heures, nous arrêtions sur ce barrage, que nous supposions être Malambèle. Je copie ici textuellement mon journal de route ; « La route a été horrible. De temps à autre, un bout de sentier impraticable, indiquant l’arrivée et le départ des anciens villages, ruinés aujourd’hui, et dont quelques morceaux de bois, quelques pierres, ayant servi d’assise aux cases, indiquent seuls aujourd’hui la place. « Le reste du temps, malgré les feux allumés depuis deux jours, on ne peut passer qu’à grand’peine à travers les épines. Arrivés à la montagne du Palais-des-Singes à neuf heures et demie. Impossible de noter la route. » En effet, avant cette montagne, nous eûmes à passer le marigot encore vaseux ; des traces de lion toutes fraîches témoignaient de sa présence à peu de distance ; dans le fond du marigot, tous les singes s’étaient réfugiés dans une montagne circulaire, dont ils occupaient tous les étages. J’étais descendu le premier dans le marigot, et ayant mis pied à terre, à cause de la rapidité des berges, je marchais avec précaution pour ne pas être surpris par le lion, dont je suivais les traces. Lorsque j’arrivai en vue de la montagne, un concert semblable à celui d’une meute en chasse, mais d’une meute immense, me salua. J’étais déjà de mauvaise humeur, à cause des difficultés sans cesse croissantes de cette route. Bafoulabé semblait s’éloigner de moi comme à plaisir. Ces animaux, hurlant, gambadant, m’exaspérèrent ; je pris une carabine, et je tirai dans un groupe ; j’en vis un tomber, et, en un clin d’œil, les autres se précipitant, l’enlevèrent, et la montagne fut déserte. Il nous fallut alors gravir la berge opposée. Elle était tellement roide, que la plupart des charges tombèrent. Nous eûmes alors à nous frayer un chemin dans les anfractuosités de la montagne. Nous apercevions sur le fleuve le canot nageant contre le courant. Mais ce ne fut qu’après bien des tours et détours, tenant les chevaux par la bride, et après les avoir vus s’abattre plus d’une fois, que nous fûmes en bas de cette montagne des Singes. J’allai immédiatement camper sur la berge, où le bruit de la chute d’eau nous conduisit. Le canot, n’ayant pas assez de monde, était arrêté au petit barrage. J’allai le faire passer. Lorsque nous arrivâmes, avec le canot, dans le bassin supérieur, très- peu profond en cet endroit, nous fûmes surpris par le spectacle très- curieux d’une bande d’hippopotames à demi plongés dans l’eau et n’ayant pas assez de fond. Les vieux se précipitèrent aussitôt dans les eaux profondes ; mais un jeune, voulant suivre sa mère, se trouva à ma portée, et je lui logeai trois balles de revolver dans la tête ; bien que son sang coulât, il atteignit un instant sa mère ; mais, sans doute épuisé, il la quitta et fut entraîné par le courant dans le rapide. Je me souviendrai toujours de ce qui se passa : la mère, s’élevant par un effort incalculable, découvrit la moitié de son corps, et voyant son petit emporté par le flot, s’y précipita avec une incroyable rapidité ; elle l’atteignit sur la crête du torrent, à l’endroit où il se précipite, et ils roulèrent ensemble dans la chute pour ne plus reparaître. Il y avait, dans ce spectacle de dévouement d’une mère à son petit, quelque chose qui nous attendrit tous, même les noirs de l’expédition, ce qui ne les empêcha pas d’aller à la recherche des deux amphibies, dont ils espéraient faire un régal. Si, dans ce voyage, bien que j’y aie vu et côtoyé plus d’hippopotames que dans tout le cours de mes autres pérégrinations en Afrique, il ne m’a pas été donné d’en _goûter_, je suis cependant à même de renseigner au sujet des qualités de cette viande, dont j’ai mangé une fois en Casamance. La viande proprement dite ressemble à celle du bœuf ; la texture en est plus grosse, mais c’est une bonne nourriture ; quant à la graisse, elle a toujours un goût un peu rance. Dès que le canot fut sorti du grand courant, laissant le gros des hommes transporter le matériel au lieu choisi pour le campement, je partis pour explorer le fleuve devant nous. Nous fîmes ainsi environ six lieues en embarcation sans trouver d’obstacles à la navigation. Le fleuve se resserrait, s’encaissait entre deux murailles verticales d’une espèce de grès noir. Les différentes assises de ces pierres étaient horizontales ; l’eau filtrait à travers et suintait par toutes les fissures ; il y avait des endroits où elle formait de petites cascades. Dans les fentes horizontales, un nombre énorme de pigeons sauvages, gris, à l’œil rouge, avaient élu domicile. Nous y aperçûmes aussi quelques poules d’eau et des rats gris (le surmulot). [Illustration : Chute du Sénégal dans le Bambouk (le 4 décembre).] Néanmoins, cette espèce de canal était d’un aspect triste ; nous étions dominés des deux côtés par ces berges noires, verticales, unies, sur lesquelles ne se voyait presque aucune végétation. Le courant était très-fort, et une illusion d’optique, dont je n’ai pu me rendre compte, nous faisait paraître la surface du fleuve comme un plan incliné très- prononcé ; tellement même qu’il me fallut faire appel au raisonnement, et me souvenir que des pentes de quelques minutes rendent un fleuve innavigable, pour ne pas appliquer une fausse appréciation à cette partie de son cours. Après avoir reconnu un lieu de campement pour le lendemain, nous rentrâmes, car la nuit s’avançait ; elle nous surprit même, et nous ne parvînmes qu’à grand’peine à chasser les hippopotames. Craignant ensuite d’être entraînés par le courant près de la chute d’eau où nous avions dressé notre campement, je fis atterrir à environ 500 mètres au-dessus. A cet endroit, la plage était faite de cailloux énormes, roulés, sur lesquels la dernière crue du fleuve avait déposé un limon verdâtre très- glissant ; d’autres étaient unis comme une glace et semblaient recouverts de verglas. La nuit était très-noire ; pour parcourir les 500 mètres qui nous séparaient du camp, nous mîmes près d’une heure : chutes sur chutes, et quelques-unes assez malheureuses pour occasionner de fortes contusions. Nous rentrâmes moulus et bien découragés ; car le cinquième jour, depuis notre départ de Gouïna, était arrivé, et nous avions acquis la conviction que nous ne verrions pas Bafoulabé ce jour- là, et qu’il y avait encore d’autres barrages devant nous. 5 décembre 1863. J’envoyai le canot porter un chargement à environ 4 lieues, puis, à son retour, nous partîmes pour nous rendre à ce nouveau campement. La route par terre fut moins difficile que d’habitude : nous campâmes vers quatre heures et demie, et on s’occupa de brûler les herbes. En cet endroit, la montagne venait se baigner au fleuve, et, devant nous, on entendait le sourd grondement d’un nouveau barrage. Pendant la nuit, notre feu s’éteignit, et les hippopotames sortirent à moitié de l’eau ; mais en voyant tant de monde, ils s’y rejetèrent, et leur bruit réveilla une partie des hommes. 6 décembre 1863. Les journées du 6 et du 7, nous passâmes une série de rapides que je désigne sous le nom de barrages de Malambèle, car nous retrouvâmes sur la berge et sur les bancs du fleuve des traces de villages. Ces barrages furent presque tous franchis à la touline. Le courant était violent et l’opération fort délicate, car les berges étaient loin d’être unies comme un chemin de halage. Il nous arriva même, à un moment où trois des hommes allaient tourner une roche, pendant que le quatrième s’arc- boutait pour maintenir le canot, qu’il fut entraîné et tomba à l’eau. Aussitôt le canot vint en travers et fut entraîné avec la rapidité d’une flèche. M. Quintin et moi étions seuls dedans. Je tenais le gouvernail ; nous essayâmes d’armer l’aviron pour redresser le canot, mais la violence du courant ne le permit pas. Nous descendîmes le rapide, et voyant que nous arrivions nous briser sur les roches, je n’eus qu’une ressource, ce fut de me jeter en dehors du canot, pour _étaler_, comme disent les marins. Le choc fut bien diminué de violence, et nous pûmes arrêter et reprendre l’opération. 7 décembre 1863. Enfin, le 7, après bien des fatigues, j’écrivais sur mon carnet ces mots : « Un caïman a essayé d’attraper nos bœufs pendant qu’ils buvaient. Depuis Gouïna, c’est le premier que nous voyons ; serait-ce un indice que les barrages sont terminés ? Le fleuve paraît dégagé devant nous. J’espère être demain à Bafoulabé. » Néanmoins, nous eûmes encore trois barrages à franchir, dont un présentait une chute verticale de 1m,50. Plus tard, quand je fus à Oualiha, on me le désigna sous le nom de Doumoudamo-Dioubé ou passage de Doumoudamo. Un marigot aboutit en cet endroit au fleuve, faisant suite à une série de lacs ; nous campâmes près du point où il se jette dans le fleuve. Ce marigot, le Khasso-Fara, nous a-t-on assuré, marque la limite du Natiaga, et, par conséquent, du Khasso, si tant est qu’il y ait jamais eu de limites bien établies entre deux pays nègres. [Illustration : Caïman essayant de saisir un bœuf.] [Illustration : Pointe de Bafoulabé.] Un peu avant ce marigot, nous en avions passé un autre sur la rive droite, désigné sous le nom de marigot Kétiou, qui, nous dit-on, descend du Tomora, apportant les eaux des pluies auxquelles il sert d’écoulement. 9 décembre 1863. Enfin, le 9 décembre, je partis en canot, et, après avoir reconnu un dernier barrage qui devait présenter peu de difficultés, j’aperçus devant nous le fleuve se séparant en deux branches : c’était Bafoulabé. J’atterris sur la rive droite, et je remontai à pied par des sentiers d’hippopotames, jusqu’à ce que je pusse bien voir cette pointe tant désirée. Il était temps, au reste, que cette bonne nouvelle vînt ranimer le courage de nos hommes, car les choses allaient mal. Sous l’empire de la fatigue, les caractères s’aigrissaient de plus en plus ; une animosité croissante s’était déclarée entre Samba Yoro, capitaine de rivière, et Bakary Guëye, mon homme de confiance, que je me savais dévoué. Les choses étaient arrivées à tel point que j’avais dû intervenir pour les empêcher de se battre, et mettre Bakary en faction, seule punition que je pusse infliger. En dehors de cela, Bara, un de mes hommes les plus courageux et les plus habiles, venait de se blesser cruellement. Dans un barrage, au moment où il supportait tout le poids du canot, il avait glissé dans un de ces trous désignés, au Sénégal, sous le nom de baignoires, dont les bords, travaillés par les cailloux roulés et les eaux, sont souvent tranchants comme un couteau, et il avait eu une entaille profonde à la jambe. Mamboye, sergent de tirailleurs que j’employais surtout à terre, éprouvait de fréquents accès de fièvre, et la plupart des hommes avaient, par suite des travaux alternatifs dans l’eau et dans les broussailles épineuses, les jambes très-abîmées. Cependant, avant d’atteindre ce point, il me restait une rude journée. Voici comment j’en rendais compte dans mon carnet de notes : 10 décembre 1863. « La nuit a été très-belle, par exception ; nous n’avons pas eu d’humidité. Le temps est clair au jour ; mais avec le soleil se lève un peu de brume, qui cache peu à peu des montagnes un peu élevées qu’on aperçoit dans le N. E. 11 décembre 1863. « Les contrariétés de la journée d’hier ne m’ont pas laissé le temps d’écrire. A sept heures et demie, les bêtes étaient chargées ; j’envoyai quelques hommes aider au chargement du canot. « Pendant ce temps, je conduisais les deux mules et deux chevaux chargés en file, pour chercher un passage au marigot de Khasso-Fara, dont les berges étaient impraticables. Je remontai assez loin et m’égarai. Quand je parvins à retrouver les ânes, toutes les charges étaient en bas ; les hommes envoyés pour aider au chargement du canot n’étaient pas revenus. Enfin, Alioun Penda, que, la veille, j’avais envoyé pour chercher un passage, nous conduisit au seul point où il l’eût trouvé praticable. De fait, il n’y avait qu’un grand pas à faire ; mais les mules, d’ordinaire si calmes, s’effrayèrent : une se renversa avec sa charge, imitant les chevaux, qui déjà en avaient fait autant. Nous restions seuls, le docteur Quintin, Bara et moi, pour réparer tout cela. Il nous fallut mettre pied à terre, débâter les mules, les chevaux, les recharger, et cela avec Bara blessé, qui cependant marchait à pied. Fort heureusement, nos cantines n’étaient pas brisées, et en cette occasion comme en bien d’autres, il a fallu qu’elles fussent solides pour résister[22]. « Enfin, une fois sortis de ce mauvais pas, je réunis les hommes et les animaux, et je partis devant, cherchant une route à travers des fourrés très-épais. « Un peu plus loin, nous passâmes sans grande difficulté un marigot, dont les eaux très-fraîches alimentaient le fleuve, tandis que le Khasso-Fara est, au contraire, alimenté par le fleuve aux hautes eaux. « Vers neuf heures et demie, je me trouvais sur le bord du fleuve, près de l’embouchure du Bafing. Voyant le canot devant, je cherchai à le rejoindre, et je tombai alors dans un fourré d’épines, véritable labyrinthe, dont je ne pus sortir qu’en laissant des lambeaux de vêtements aux branches, et la figure et les mains en sang. Un peu plus tard, j’étais dans des hautes herbes de neuf à dix pieds. Je vis bondir devant moi deux magnifiques antilopes ; j’armai mon revolver pour tirer, mais mon ardeur cynégétique se calma devant le rugissement d’un lion qui, à dix pas, se dressa dans les herbes où il était tapi et peut-être en chasse. La mule que je montais m’emporta, et alors je laissai aux épines des morceaux d’habits, la moitié de la coiffe de mon chapeau, trop heureux de n’être pas poursuivi par le superbe roi de ces forêts. « Enfin, à onze heures et demie, je hélais pour la quatrième fois, lorsqu’on me répondit ; j’étais à côté du canot. Une demi-heure après, Bara arrivait avec le docteur. J’avais déjà commencé, à coups de couteau de chasse, à élaguer les broussailles pour faire un campement. A une heure et demie, les hommes arrivèrent ; mais un âne manquait ainsi que la peau de bouc contenant les effets de Mamboye. Samba Yoro et Alioun étaient à la recherche de l’âne. A deux heures, Alioun arriva sans avoir rien trouvé ; à trois heures, ce fut le tour de Samba Yoro, rendu de fatigue. Je fis alors partir tout le monde, et, pendant ce temps, la mule blanche rompit sa corde et se sauva, suivie de deux chevaux. « Enfin, à sept heures du soir, tout le monde arriva ; on avait retrouvé la charge de l’âne, la mule et les deux chevaux ; mais l’âne manquait. » La mule avait repris le chemin de Médine, et plus d’une fois elle nous joua le même tour par la suite. 11 décembre 1863. Après une journée comme celle-là, on a besoin de repos, et cependant le 11, au matin, on repartait à la recherche de l’âne. A onze heures, on l’avait retrouvé, ainsi que la peau de bouc de Mamboye. Le reste de la journée fut employé à installer des branches pour faire sécher de la viande, à nettoyer le camp et mettre de l’ordre dans nos bagages. Puis, ayant trouvé, en rôdant aux alentours, des traces fraîches d’hommes qui se préparaient à prendre le miel d’une ruche, et sans doute avaient fui au bruit des coups de fusils dont nous accompagnions souvent notre marche, il fallut songer à la prudence, et je fis disposer autour de notre campement des épines au milieu des herbes, de manière à former une défense à l’abri de laquelle nous eussions pu tenir tête à une centaine d’hommes. 12 décembre 1863. Puisqu’il y avait traces d’hommes, le village ne devait pas être loin, et, dès le lendemain, je fis partir Sidi avec Yssa à la recherche d’un village. Sidi était Khassonké et devait se trouver en pays de connaissance ou de parents ; je l’avais chargé d’assurer de mes intentions pacifiques, de dire que j’étais venu voir le pays, et au besoin commercer ; mais que j’avais assez de force pour être sûr qu’on ne pût me faire de mal. Laissons ces voyageurs s’avancer, et donnons une idée de notre séjour à Bafoulabé. Car j’étais à Bafoulabé, et ce n’était pas sans un vif plaisir. J’avais déjà abordé l’inconnu, je n’avais pas entamé mes marchandises, et j’avais parcouru quarante lieues de fleuve inexploré, remonté ou franchi par terre trente barrages ou chutes d’eau. [Décoration] [Note 21 : Les Khassonkés sont des Pouls, plus ou moins mélangés de Malinkés, qui ont adopté la langue de cette dernière race.] [Note 22 : J’avais eu la précaution de les faire visser au lieu de les clouer.] CHAPITRE III. Tentative d’exploration dans le Bakhoy. — Maka-Dougou et son chef Diadié. — Sa cupidité déjouée. — Souvenir de Mongo Park. — Ascension d’une montagne. — Retour à Bafoulabé. — Les envoyés de Diango, chef de Koundian. — Voyage à Koundian. — Réception. — Soupçons. — L’expédition de Sambala et son but. — Koundian, sa position, sa forteresse. — Départ. — Cadeau de Diango et passage du Bafing. — Ses pirogues. — Campement en plein air. — Marche vers l’Est jusqu’à Kita à travers le Bafing et le Gangaran. — Arrivée à Makhana. Décembre 1863. D’après les renseignements que j’avais pris, la route directe de Bafoulabé au Niger aurait dû suivre le Bakhoy, affluent du Sénégal qui venait le rejoindre en cet endroit, apportant ses eaux blanches (_Ba_ eau, _Khoy_ blanc) aux eaux limpides du Bafing (_Ba_ eau, _Fing_ bleu et noir), d’où le nom de Bafoulabé, littéralement les deux rivières. Je me dirigeai en canot de ce côté jusqu’à Maka-Dougou, petit village malinké, situé dans une île du fleuve. Le village véritable est Kalé, situé sur la rive gauche. J’étais entré dans le Bambouk ; aux Pouls mêlés de Malinkés qui forment la population du Khasso, du Logo et du Natiaga, avaient succédé les Malinkés purs. M. Pascal qui avait déjà, en 1859, fait une exploration dans le Bambouk, n’avait pas eu à s’en louer. Bien avant cela leur cupidité avait fait échouer l’expédition du major Gray. Je n’étais pas sans quelques appréhensions sur l’accueil qui m’attendait. Aussi avais- je laissé mes bagages en arrière dans les broussailles, sous la garde de quelques hommes, et bien m’en prit. Nous fûmes d’abord très-bien reçus de Diadié le chef du village qui, selon l’usage, nous logea chez son forgeron. Après une nuit sous ce toit hospitalier, où nous fûmes dévorés de moustiques, nous voulûmes nous éloigner, mais nous eûmes à subir un quart d’heure de Rabelais, dont je me souviendrai longtemps. Je ne me laissai pas intimider, et je dis à ce brave homme de m’envoyer un de ses gens de confiance, que je lui ferais un cadeau, mais que j’étais venu les mains vides et que je n’avais rien à lui donner. Quand il vit que je ne m’émouvais pas plus que cela, il en prit son parti, rabattit de ses prétentions et nous nous quittâmes en bons termes, mais après une scène violente. [Illustration : Montagnes du Bambouk.] Ce chef est le fils de celui qui reçut Mongo Park, venant de Oualiha ; il s’en souvient encore, et me montra de l’autre côté du fleuve une montagne dont le célèbre voyageur avait fait l’ascension. J’y voulus faire un pèlerinage, et j’y montai par une pente très-rapide ; comme à toutes les montagnes de ce pays, le sommet est un plateau très-peu accidenté, sur lequel la végétation est sensiblement la même que dans la plaine. J’apercevais, de là, le Bakhoy venant de l’E. S. E., où il se perdait entre deux chaînes de montagnes qui ne paraissaient pas beaucoup plus élevées que celle où je me trouvais (soit 80 à 100 mètres de haut) ; vers l’Ouest je voyais un défilé qui conduit à Oualiha. En redescendant nous prîmes un mauvais chemin et bientôt nous fûmes obligés de descendre le long d’une muraille verticale, nous aidant des racines et des interstices des pierres. Je faillis m’y casser le cou, car une des pierres ayant cédé sous ma main je restai pendu par l’extrémité des doigts de la main gauche, et presque au même instant le docteur faillit tomber du haut de la montagne, par suite d’une douleur subite qu’il éprouva : en trébuchant, une paille lui était entrée dans l’œil. Le même soir, je rentrai à mon campement, bien décidé à ne pas m’aventurer dans cette route sans une protection sérieuse ; je savais que je devais être près d’un village soumis à El Hadj, et j’aimais mieux me remettre entre les mains de ses talibés que d’aller affronter de village en village la cupidité des Malinkés. Je restai vingt jours à Bafoulabé, dressant le plan de la pointe, recherchant les matériaux de construction qui abondent, à l’exception de la chaux. Pendant que je me livrais à ces travaux, je reçus une ambassade de Diango, chef pour El Hadj à Koundian, qui me faisait sommer d’évacuer le pays de son maître si je n’étais pas venu pour le voir. C’était là ce que j’attendais ; j’avais enfin affaire aux Toucouleurs, et l’avenir de mon voyage allait se décider. Je fis force questions et je finis par savoir que Koundian était une vraie forteresse qui renfermait une armée ; elle commandait à tous les pays malinkés soumis à El Hadj, et pillait les autres à main armée. Diango, le chef de ce point militaire, était un esclave d’El Hadj, et ne demandait qu’à me bien accueillir. Son envoyé se présentait fort bien ; c’était un Tall (famille Toucouleur de Torodos à laquelle appartient El Hadj Omar). Il n’avait pas plus de 1m,60 de haut, était maigre, et avait la figure énergique et cruelle ; il avait longtemps été employé chez un traitant de Podor, et aujourd’hui était général en chef de l’armée de Koundian. Son escorte comprenait six cavaliers montés sur de bons chevaux, quoique petits, et une trentaine d’hommes à pied. Fidèle à mes habitudes de prudence, je lui offris de partir avec lui pour Koundian, mais de laisser mes bagages, disant qu’il était nécessaire que je m’entendisse avec Diango sur la route à suivre. Je remontai encore le Bafing en canot jusqu’à Oualiha, village malinké, près duquel je fis établir mon campement dans les broussailles et je partis avec deux hommes. La route de Oualiha à Koundian longe le fleuve à très-petite distance et vient fréquemment le rejoindre. Elle ne présente qu’une difficulté sérieuse : c’est le passage de deux marigots, l’un près de Koria, l’autre, torrent très-rapide, le Galamagui[23], un peu avant Koundian. Après avoir franchi ce torrent, on est presque aussitôt au village de Kabada. Là, notre guide, Racine Tall, nous dit qu’il allait nous quitter pour aller prévenir Diango de notre arrivée, et il nous conduisit à un autre village un peu à l’Est de celui-là, nommé Bougara. Nous étions là depuis de longues heures, et fatigués d’attendre, nous nous étions couchés sur des sécos à l’ombre d’un arbre. A nos côtés, les enfants du village creusaient des calebasses, au moyen de couteaux grossiers, fabriqués par le forgeron de l’endroit. Un peu plus loin, nos montures fatiguées des longues marches de la veille, broutaient quelques branches d’arachides oubliées dans un champ et se roulant sur elles- mêmes de temps à autres, faisaient voler la poussière. Derrière nous, les anciens du village, perchés sur une espèce d’estrade, causaient paresseusement, attendant comme moi l’arrivée du chef en absorbant de grandes quantités de tabac à priser du pays. Dans le petit tata, régnait une assez grande agitation, les femmes préparaient le couscous pour tous ceux qui allaient venir. Racine l’avait ainsi ordonné, et ce petit village de quatre ou cinq cases allait nourrir deux ou trois cents personnes. Les femmes et les jeunes filles pilaient à l’envi le mil et le riz, tandis que d’autres, à côté, écrasaient entre deux pierres plates les arachides grillées pour faire la sauce du mafé. L’air était calme, et nos regards se tournaient vers le défilé des montagnes dans lequel nous avions vu disparaître notre guide, quand tout à coup deux cavaliers en débouchèrent, et arrivèrent avec toute la rapidité de leurs chevaux lancés à toute bride. Ils s’arrêtèrent à côté de nous, et dès qu’ils eurent absorbé les calebasses d’eau qu’on leur présentait, haletants encore, ils dirent que Diango arrivait, qu’au moment de leur départ il était à cheval, rassemblant talibés et sofas pour venir au-devant de nous. Je me levai aussitôt, et me préparai à le recevoir. Mais une heure au moins se passa. Le soleil baissait, et l’ombre pivotant autour de l’arbre qui nous servait d’abri, tout en marquant les progrès du jour, nous forçait à changer de place de temps à autre, pour éviter les rayons d’un soleil plus gênant encore à son déclin qu’il ne l’est au milieu du jour. Tout à coup, dans le lointain, nous distinguâmes les sons lugubres du tabala[24]. Puis le silence se fit un instant, et après un intervalle, de nouveau les sons se firent entendre, et cessèrent bientôt. Le cortége approchait, mais lentement. Vers quatre heures de l’après-midi seulement, au milieu des herbes, nous aperçûmes des turbans blancs, des canons de fusil brillants au soleil. Alors au son du tabala vint se joindre celui des cymbales de fer (qui ressemble à celui d’une cloche fêlée). Enfin quelques points rouges se montrèrent. C’étaient des chefs marabouts ou sofas. Alors eut lieu un mouvement d’ensemble, sorte de grande manœuvre. [Illustration : Racine Tall, chef des troupes d’El Hadj, à Koundian (type de Toucouleur)] Cette troupe se partagea en trois compagnies. Les deux des flancs marchaient précédées d’un pavillon blanc et assez bien rangées en ordre, tandis que celle du milieu portait le pavillon rouge. Elles s’arrêtèrent à environ 300 mètres de moi, et alors, après quelques mouvements de fantasia de la part des cavaliers qui voltigeaient sur les fronts, Racine Tall, lancé au grand galop, couché sur son cheval, arriva, s’arrêta à moins de 3 mètres de moi et me dit quelques mots qui me furent ainsi traduits : Voilà Diango. Parle-lui bien franchement. Tâche de faire un _bon homme_. Puis il repartit et la fantasia recommença. Cependant Diango approchait à pas lents, vêtu d’un burnous rouge au capuchon relevé, par-dessus un turban en étoffe du pays. Il montait un magnifique cheval de haute taille tenu en laisse par huit esclaves armés de fusils. Je le laissai approcher ainsi jusqu’à quatre pas de moi et alors seulement je m’avançai à pied et le saluai à la française. Autour de nous se pressait une population de tous les pays. Pouls du Fouta Djallon, blancs à les prendre pour des Arabes, Toucouleurs, Sarracolés, Yoloffs, Malinkés, Bambaras. Princes, fils de princes ou captifs, tous semblaient impatients de voir les blancs, et mon étonnement ne fut pas mince en entendant ces mots en français : « Dis donc, bon jour, commandant. Il n’y a pas un peu de tabac à donner. » C’était un ancien domestique de Saint-Louis, aujourd’hui talibé. L’accueil de Diango fut cordial, mais empreint d’une défiance dont je me rendis compte en apprenant que Sambala, le roi de Médine, venait d’envoyer piller par son armée un de ses villages, appelé Courba. [Illustration : Vue de Koundian.] Sambala n’ignorait pas que j’étais en voyage ; il avait même prédit à mes hommes qu’avant Bafoulabé, nous serions tous morts, et c’était dans l’intention de nous susciter des obstacles qu’il avait fait cette expédition ; car, Sambala, qui a eu sa famille massacrée en partie par El Hadj, qui a vu ce dernier venir l’assiéger et nous faire la guerre parce que nous le soutenions, ne peut accueillir favorablement nos tentatives de rapprochement, qui viendraient, en lui interdisant ses razzias, enlever une source importante de ses revenus. Néanmoins, le témoignage de Racine, auquel j’avais fait voir mes bagages et la franchise de notre démarche qui nous livrait entre ses mains, triomphèrent des défiances, et Diango nous amena coucher à Koundian. Après trois jours, je revins trouver mes hommes et nous prîmes de nouveau cette route, la seule praticable pour aller à Ségou, dès que deux laptots que j’avais expédiés à Médine pour y chercher des ânes et du sel me furent revenus, me rapportant la nouvelle de l’allocation de 4000 francs de plus qui m’était faite pour frais de voyage. Janvier 1864. Voici l’itinéraire dont j’étais convenu avec Diango : je viendrais chez lui, il me donnerait un guide qui me conduirait à Ségou, en moins de quinze jours, en passant par une route très-directe et sans difficultés. C’est cette route que je vais maintenant décrire en partie. Koundian est la quatrième station que j’ai déterminée en latitude, astronomiquement, par la hauteur méridienne du soleil. Les premières sont : Latitude observée. Longitude estimée. Gouïna 14° 00′ 45″ N. 13° 30′ 14″ O. Bafoulabé 13° 48′ 27″ 13° 09′ 46″ Oualiha, camp 13° 39′ 53″ Id. Koundian 13° 08′ 57″ 12° 58′ 22″ La ville se compose de la forteresse et d’un village, dont les cases sont en partie maçonnées, mais couvertes presque toutes de paille. La forteresse est un carré régulier, de 160 mètres de côté, flanqué de seize tours, dont deux ont des portes : l’une de ces portes, située à l’Est, sert à la circulation ; l’autre, qui est dans une des tours de l’Ouest est toujours fermée. Cette muraille, de 8 à 9 mètres de haut, a 1m,50 d’épaisseur à la base ; elle est en pierres maçonnées avec du pisé, et chaque année on la crépit en terre. Il ne nous a pas été permis d’en visiter l’intérieur ; mais elle contient, outre la maison d’El Hadj, dans laquelle il a une femme et que gouverne Diango, l’habitation de la plupart des sofas (esclaves guerriers) et d’une partie de talibés. Tout autour s’étend une plaine à laquelle on arrive par quatre défilés bordés de hautes montagnes. Cette place présenterait une grande difficulté, même à l’attaque de troupes régulières. Le pays est riche en mil et en or, mais il n’avait plus de bestiaux, car à la suite de la guerre, il y a eu disette et l’on a tout mangé. Aussi le cadeau d’un bœuf que me fit Diango était-il princier. En somme, Diango était un Malinké, et les instincts rapaces de sa race se montraient souvent. Je lui fis un cadeau, il en parut mécontent ; mais quand il vit que sa colère ne m’effrayait pas et que je le menaçais de son maître, lui disant qu’il pouvait prendre, mais que je ne donnerais pas, il devint petit garçon, et il m’extorqua petit à petit du sel en assez grande quantité, des pièces de guinée, etc., etc. D’autres côtés, on venait m’obséder de demandes. Les griots et les griotes venaient faire de la musique et danser ; les chefs venaient mendier qui un pantalon, qui un boubou ; les malades pleuvaient au docteur qui y eût épuisé sa pharmacie et qui tomba malade lui-même de fatigue. J’avais eu moi-même la fièvre à la suite d’un bain froid. Il fallait sortir de là. Je sommai donc Diango de me donner le guide promis et j’exigeai qu’il fixât l’heure du départ. 9 janvier 1864. Le 9 janvier, Diango à cheval venait m’accompagner à petite distance, et en me quittant me remettait en signe d’amitié une petite boucle d’or d’environ douze grammes (36 francs). Je lui donnai en ce moment et de bon cœur une calotte de velours brodé en soie et m’éloignai heureux d’être débarrassé de tous ces mendiants et d’être enfin en route. Diango m’avait assuré avoir reçu des nouvelles d’El Hadj depuis quelques jours : il disait que je le trouverais à Ségou. Je voyais ma mission presque accomplie et je croyais alors avoir franchi les plus grandes difficultés de la route. [Illustration : Montagnes de Bafing, vue prise de Firia.] En quittant Koundian, nous remontâmes au Nord, pour aller rejoindre le Sénégal ou Bafing que nous devions traverser en cet endroit (la route directe, à l’Est, offrant des difficultés impraticables à des animaux chargés et même à des cavaliers à cause des montagnes qui la sillonnent) ; nous vînmes ainsi, le soir, rejoindre le fleuve en face d’une île, Médina Gongou[25], où se trouve le village de Médina. Au- dessous était une chute d’eau de quelque importance et au-dessus un barrage. Cela ne fit que confirmer ce qu’on m’avait dit de l’innavigabilité complète du Sénégal dans tout son cours, fait qui m’avait décidé à abandonner mon canot à Oualiha. Mon guide, avec lequel nous allons faire connaissance, m’offrait de coucher au village et de commencer le transbordement des bagages et des animaux le lendemain matin. Ce transbordement était, en effet, assez difficile ; il fallait l’effectuer au moyen de deux pirogues grossières, en n’ayant, pour les faire avancer, que des pagayes du pays qui se composaient d’un manche de bambou, sur lequel cinq à six petits morceaux de bambous sont fixés en travers au moyen d’une corde et figurent tant bien que mal une pelle. Quelquefois, c’était un morceau de calebasse qui est ainsi fixé. Deux pirogues servaient à faire ce transport ; elles étaient placées de chaque côté de l’île. Je déclarai aussitôt que j’entendais coucher de l’autre côté du fleuve le soir même, et on se mit à l’œuvre. Mes hommes se partagèrent en deux compagnies : pendant que les uns passaient avec une pirogue jusqu’à l’île, les autres portaient à bras les bagages au deuxième embarcadère, puis, de là, traversaient la deuxième branche. Le soir, à sept heures, j’avais franchi le Sénégal, et telle était la fatigue que j’avais éprouvée à Koundian, par suite des obsessions continuelles, que, dès ce moment, je pris la décision de ne jamais camper à l’intérieur d’un village. Du reste, pour qui connaît les villages des noirs, j’y gagnais un temps considérable. Que ce soient des villages en terre ou en paille, fortifiés ou entourés d’une simple palissade, ou, moins encore, d’une haie d’épines, la construction du village est sensiblement la même. Une porte étroite y donne accès ; il faut décharger là, puis porter à bras les charges au logement qui est assigné souvent fort loin, et où vous êtes quelquefois fort mal ; il faut alors se séparer, aller les uns à droite, les autres à gauche ; à l’arrivée et au départ, on perd beaucoup de temps. De plus, ces intérieurs de maisons sont sales : dans les cases la chaleur est malsaine, en plein air la fumée des cuisines vous étouffe. Au lieu de subir tous ces inconvénients, je préférais camper à la belle étoile. Lorsque j’approchais d’un village, j’allais reconnaître un bel arbre autour duquel on déposait les bagages. Ceux qui connaissent les benténiers, ou fromagers, comprendront pourquoi je choisissais cet arbre de préférence. Ses racines gigantesques, semblables à des cloisons, laissent entre elles des espèces de magasins où nous pouvions serrer nos menus bagages à l’abri du vol ; un homme se couchait en travers et l’on dormait tranquille à la lueur d’un beau feu. D’ailleurs, la vie des émotions violentes était passée. Depuis Koundian, nous étions dans un pays où régnait une autorité régulière ou à peu près telle. Nous y étions sous la protection de cette autorité : que pouvions-nous craindre ? Ce n’était plus le temps où, entre Gouïna et Bafoulabé, les bêtes féroces venaient nous inquiéter presque journellement et où nous allions sans savoir ce qui était devant nous. Le 10 janvier, je commençai ma marche vers l’Est, à travers un pays désert ; chaque pas que je faisais m’indiquait une ruine : des vestiges de tata, de vieux monceaux de pilons, quelques crânes blanchis au soleil, voilà ce qui restait. On me disait bien que les habitants avaient rétabli leur village de l’autre côté, sur la rive gauche du fleuve ; et, en effet, j’aperçus quelques colonnes de fumée, j’entrevis sur les flancs de la montagne qui borde cette rive quelques toits de cases. Peut-être un centième de la population de ces pays a-t-elle survécu à la conquête, au massacre, à la terrible famine de 1858[26] et aux mille autres maux qui sévissent sur les populations noires, plus vigoureusement que sur les autres, à cause de leur imprévoyance. Nous traversâmes ainsi le pays du Bafing, situé sur les deux rives du fleuve. Nous longeâmes le fleuve quelque temps encore, puis nous le quittâmes pour nous diriger à l’Est, à l’endroit où ses bords font une pointe vers le Sud jusqu’au Fouta-Djallon où sont situées ses sources. [Illustration : Niantanso.] Nous étions, alors, dans une plaine couverte de hautes herbes vertes unies comme un beau gazon ; au Sud disparaissait, après quelques sinuosités, la haute chaîne qui, depuis Koundian, règne le long de la rive gauche, jusque sans doute dans les montagnes du Fouta-Djallon. Un peu plus sur la gauche, une chaîne parallèle, mais moins haute, bordait la rive droite et faisait un vaste circuit autour de nous. Des troupeaux d’antilopes bondissaient dans la plaine, allant chercher un refuge dans les escarpements des roches, et c’est à peine si, au milieu des hautes herbes où nous passions, une ondulation des tiges indiquait notre présence. Nous cheminions en file. Devant était un homme à pied que je suivais, puis les bagages, les mules en tête, les ânes en file, un homme, généralement c’était Samba Yoro, à l’arrière-garde, nos bœufs sur les flancs et le docteur allant de la tête à la queue de la colonne. Tel était l’ordre ; Fahmahra, notre guide officiel, fermait la marche. Nous ne tardâmes pas à quitter le Bafing, qui n’est qu’une bande de pays sur le bord du fleuve, et nous entrâmes dans le Gangaran, pays un peu plus peuplé. C’est toujours la race malinké qui l’habite et nous retrouvâmes ce même costume, boubou[27] jaune, pantalon jaune, bonnet jaune, quelquefois blanc. Cette couleur jaune s’obtient au moyen d’un arbre nommé rat ou rhat, dont le bois est jaune. On emploie pour la teinture les racines et les feuilles ; le bois se brûle pour les usages domestiques, et les cendres, légèrement alcalines, sont employées pour avoir par lavage un mordant pour la teinture bleue de l’indigo. Les villages de Malinkés sont régulièrement entourés de champs de coton à demi récoltés. Cette culture est en grande vogue par suite de la nécessité de se suffire, car n’ayant que peu ou point de communication avec les comptoirs européens, les Malinkés ne peuvent se procurer d’étoffes et doivent se contenter des ressources du pays. 11 janvier 1864. Le 11 janvier, au soir, nous arrivâmes par une pente douce à une muraille presque verticale qui nous entourait à l’Est, au Nord et au Sud. A nos pieds était un marigot vaseux dans lequel on ne trouva pas d’eau. En nous voyant, deux femmes qui étaient venues en chercher s’enfuirent dans la montagne, et ce ne fut pas sans peine que Fahmahra les décida à venir lui parler. C’est que, chaque fois qu’une troupe de cavaliers paraît à l’horizon, ces pauvres gens, sur lesquels le glaive du conquérant a pesé de tout son poids et pèse encore bien durement, se demandent si ce n’est pas la guerre qui leur arrive, et comme au fond du cœur ils se révoltent à chaque instant du jour contre le joug qui les opprime, ils se demandent, sans doute, si on ne veut pas les punir de ces coupables pensées. Le guide nous déclara que nous étions à Firia, et les ruines d’un grand village vinrent à l’appui de cette assertion. Mais, qu’était devenu ce village ? La montagne était haute de cent mètres au moins ; nous ne pouvions songer à la franchir ce même jour, et la perspective de passer encore une nuit dans les broussailles ne me souriait guère. J’avais, depuis Koundian, considéré Firia comme un nouveau port. Et voilà que nous étions sans eau. Bon gré, mal gré, il fallut en prendre son parti. Les animaux se passèrent de boire ; quelques calebasses d’eau amère et sale furent recueillies dans le marigot, et nous nous étendîmes sur nos couvertures. La nuit ne tarda pas à venir et vers onze heures du soir nous fûmes réveillés par un décor féerique : la montagne devant nous était illuminée. La nuit était noire, une centaine de torches éclairaient les escarpements ; quelques ombres humaines mises en relief par la lumière animaient ce tableau. Je ne me lassais pas de l’admirer : c’était le village de Firia, bâti sur le haut de la montagne, dont les habitants venaient nous apporter à souper : trente calebasses de mets du pays pour nos hommes ; et pour nous, deux poules, des œufs, et un panier de mil pour les chevaux. De plus, il fut bien convenu que le lendemain ils viendraient aider au transport des bagages pour franchir la montagne, car je me demandais comment les animaux grimperaient sur ces roches où les hommes ne passaient qu’avec l’aide d’un bambou. Ce passage fut en effet difficile ; à l’exception d’une mule et d’un âne, il fallut décharger tous les animaux et porter les charges à bras sur le sommet de la montagne. Mais heureusement on n’eut pas à redescendre, car nous étions sur un véritable plateau où se croisaient diverses montagnes, elles-mêmes assez élevées ; je compris alors la configuration du pays : nous avions quitté la vallée du Sénégal. [Illustration : Sambou, griot Malinké à Niantanso.] 12 janvier 1864. Le jour même nous allâmes camper à Niantanso, village fortifié, situé au milieu d’un estuaire de montagnes, dans lequel nous parvînmes par une gorge étroite et très-accidentée. De magnifiques baobabs, situés près du village, devinrent notre campement naturel. Cet arbre, on le sait, est un des plus utiles que la nature ait distribués sur la terre des noirs ; il croît dans tout le Soudan avec une profusion remarquable. Il fournit un fruit nommé pain de singe, très-astringent, dont la farine sucrée et acide, mêlée au lait, constitue un remède très-efficace contre la dyssenterie, ainsi que j’en ai fait l’épreuve, et qui, outre cela, est un rafraîchissant agréable. Dans quelques cas de famine, j’ai vu les noirs en faire du couscous. La feuille séchée et pilée fournit le lallo, poudre verte impalpable qui est l’accompagnement indispensable du couscous des Yolloffs et du lack-lallo des Bambaras, ces deux principaux plats de la cuisine du Soudan ; enfin, son écorce battue fournit des fils d’une certaine ténacité et d’une belle couleur, avec lesquels on fait des cordes très-régulières mais de peu de durée. Grâce à notre guide, nous fûmes bien accueillis à Niantanso. On vint nous construire une case en secos (sorte de nattes grossières en paille tressée). On nettoya la place de notre campement, on nous apporta un grand vase en terre cuite qu’on remplit d’eau reposée et claire, et nous pûmes prendre un instant de repos. Puis, vinrent les visites des chefs de villages environnants, la plupart apportant un petit contingent de provisions. Nous eûmes ainsi la visite des chefs de Diakifé et de Bambandinian. Celui de Firia m’envoya trois poules ; le chef du village m’en donna deux et une calebasse de beau riz. J’achetai quelques poules pour les hommes de mon escorte, à raison d’une poule pour deux poignées de sel environ et trois litres de riz pour cinq charges de poudre. Je fis l’ascension d’une montagne, située à l’Ouest du village ; je vis l’horizon très-court à l’Est, fermé par une chaîne de montagnes que nous devions traverser le lendemain. Ces montagnes, comme presque tout le sol du Bambouk, sont ferrugineuses, et les habitants fondent le fer par un procédé qui se rapproche de la méthode catalane et que nous décrirons plus tard. Chez eux, le fer n’a que peu de valeur, et j’achetai un grand couteau pour Bara, qui avait perdu le sien, moyennant une tête de tabac (50 cent.). Le soir, le griot du village, armé de sa grande guitare mandingue, instrument à douze ou quinze cordes, vint me saluer de ses chants. Je le dessinai, et il fut très-étonné de voir que tout le monde le reconnaissait. Quant à lui, qui, peut-être, ne s’était jamais vu dans une glace et qui n’avait entrevu son image que réfléchie dans l’eau, il est très-probable qu’il ne comprenait pas comment cette feuille de papier noirci pouvait lui ressembler. C’est, du moins, ce que son air hébété semblait me faire comprendre, et plus tard, j’ai eu quelquefois l’occasion de faire une remarque analogue. 13 janvier 1864. Le lendemain nous retrouva en route ; nous franchîmes un marigot, puis une petite montagne, un second marigot, et nous arrivâmes à une haute montagne de 150 mètres aux pentes rapides, mais que cependant on put gravir sans mettre pied à terre, non sans peine, à cause des bambous qui la couvrent et qui sont entrelacés au point de fermer par moments tout passage. Lorsque je fus au sommet, je m’aperçus que nous passions par une sorte de col et que cette chaîne, la plus considérable que j’aie traversée dans mon voyage, était la ligne de faîte qui sépare la vallée du Bafing d’avec celle de ses affluents. La descente fut rapide : le plateau sur lequel nous arrivions était à mi-hauteur de la montagne, qui, de ce côté, n’avait pas plus de 80 mètres. Nous entrions alors dans des plaines cultivées ; aux pays déserts que nous avions vus depuis notre départ succédait enfin, pendant quelques jours au moins, l’apparence du bien être. Le soir nous couchions au village de Makhana. [Décoration] [Note 23 : Ce torrent, énorme dans les hautes eaux, est une défense de la place de Koundian. En 1857, l’armée d’El Hadj, s’échappant de Médine, le passa à la nage et plusieurs centaines d’hommes y périrent.] [Note 24 : C’est, on le sait, le tambour de guerre, caisse hémisphérique en bois recouverte d’une peau de bœuf, sur laquelle on frappe lentement et en cadence avec une pomme de cuir emmanchée sur un manche flexible.] [Note 25 : Médina Gongou (île de Médina).] [Note 26 : En 1858, à la suite de la guerre, aucun des pays du haut Sénégal n’ayant pu faire de cultures, la famine fut si abominable que dans les rues de Bakel on voyait jusqu’à quinze et vingt individus, femmes, enfants et même hommes, mourir de faim en une journée, en dépit de la charité publique et des secours de l’autorité.] [Note 27 : Boubou, sorte de blouse musulmane très-ample offrant de l’analogie avec le puncho de l’Amérique.] CHAPITRE IV. Premiers bruits de troubles dans l’empire d’El Hadj. — Arrivée au Bakhoy. — Son gué. — Discorde entre mes hommes. — Arrivée à Kita. — La montagne. — Makadiambougou. — Productions. — Cultures. — Musique. — Boubakar et le guide gravement malades. — Huit jours d’arrêt. — Le Bélédougou et le Manding sont révoltés. — Impossibilité de marcher vers l’Est. — Je me décide à remonter à Diangounté. — Marche au Nord à travers le Foula-Dougou. — Le Bakhoy no 2. — Le Baoulé. — Les esclaves enchaînés en route. — Détails sur des Diulas. — Arrivée au Kaarta. Notre séjour à Makhana fut marqué par la première nouvelle que nous eûmes de troubles dans l’empire d’El Hadj. Ahmadou, disait-on, avait pillé quelques villages du Bélédougou ; à cette époque cela nous semblait bien peu de chose. Nous traversâmes le Gangaran de l’Ouest à l’Est, bien reçus partout. Les villages, la plupart construits en bambous entrecroisés, ce que les noirs de Saint-Louis appellent crinetis, sont assez malpropres ; ils sont généralement composés d’un certain nombre de groupes de cases, formant des divisions qui représentent des fractions souvent indépendantes les unes des autres. Chaque fois que nous campions, les gens des villages environnants venaient m’apporter un tribut sur le sens duquel je ne pouvais m’abuser. Ce n’était pas un cadeau volontaire, mais un de ces impôts arbitraires que lèvent les gens d’El Hadj partout où ils passent : au fond je voyais que ces gens avaient la tête basse, le regard triste, et moi, pauvre voyageur inoffensif, je partageais dans leur esprit la haine qu’ils portent à leurs conquérants. 15 janvier 1864. Le 15 janvier j’arrivai au Bakhoy, dans un endroit où ses eaux se brisaient avec violence sur un banc de roches qui formait un gué naturel. Ce passage fut difficile ; les roches sont glissantes, plusieurs hommes tombèrent avec les charges. Nous y perdîmes un sac de sel qui représentait pour nous une grande valeur. Les animaux, surtout les ânes, se regimbaient ; cela me rappelait les scènes décrites par Mongo Park ; et en présence des difficultés que je rencontrais, je me reportais à l’époque à laquelle ce grand voyageur traversait ce même cours d’eau, à quelques lieues plus bas que moi, au village de Médina ou Gamfaragué, et je pensais que rien n’était exagéré dans son récit. De loin ces choses-là ont l’air toutes simples. Passer un fleuve sur un gué, quelle plaisanterie ! Mais en pratique c’est bien différent : tout devient obstacle au port des bagages, et quand on n’a emporté que le strict nécessaire, moins même, toute perte devient un désastre. On tombe, on se blesse, et pendant huit jours voilà un homme qui ne peut plus marcher à pied ; il faut le mettre sur un âne, qu’on surcharge, qui bientôt vous manque à son tour. On est en transpiration, on tombe dans l’eau, et voilà une pleurésie, une fluxion de poitrine, que sais-je ! [Illustration : Passage à gué du Bakhoy.] Nos provisions de viande séchée étaient épuisées ; je me décidai à abattre un bœuf ; mais pour n’être pas tourmenté de demandes je voulus le faire dans les broussailles. En effet, dans ce pays il n’y a plus de bestiaux ; la seule viande que l’on mange est le produit de la chasse, qui, du reste, fournit en assez grande quantité des cobas et des gazelles. Si j’avais tué un bœuf dans un village, il m’eût fallu en donner au chef, aux griots, aux forgerons, et la moitié du bœuf eût été gaspillée. Je fis donc camper sur la rive gauche du Bakhoy qui, dans cet endroit, forme une île. Mon guide ne paraissait pas content ; il eût voulu aller à Kita qui n’était qu’à quelques heures, mais je persistai dans mon opinion. Quelques hommes vinrent au campement de différents endroits. Ils confirmèrent les bruits de guerre dans le Bélédougou qui se trouvait sur notre route, mais rien encore ne nous faisait supposer que nous ne pourrions le traverser. Je profitai de mon séjour au Bakhoy pour déterminer par hauteur méridienne la latitude observée, que je trouvai de 13° 07′. Je remis mes cartes au net, observant la loi que je m’étais posée de ne jamais passer trois jours sans remettre au net le lever que je faisais jour par jour. Je regarde cette précaution comme indispensable pour faire un bon travail. En route, on note de la façon la plus rapide des relèvements de montagnes, un marigot, un ruisseau, une cote de montagnes, et quelques jours après on ne sait plus ce que ces notations veulent dire. Ce fut pendant ce séjour que les symptômes de discorde dans mon escorte arrivèrent au paroxysme. Déjà plusieurs scènes avaient eu lieu et j’avais été obligé d’intervenir, mais cette fois Samba Yoro vint me déclarer qu’il ne voulait plus avoir rien de commun avec les autres, qui l’insultaient, oubliant qu’il était leur supérieur. Je le calmai, l’engageai à la modération. Je tançai les autres, leur rappelant qu’ils devaient le respect à leurs supérieurs, même quand ils faisaient tous le même service ; mais c’en était fait de la concorde que j’eusse désiré voir entre eux. Je m’en affectais et par la suite ces scènes se renouvelèrent souvent, avec plus de violence. [Illustration : Pl. II. ITINÉRAIRE du Voyage AU SOUDAN par E. MAGE Gravé par Erhard, rue Duguay-Trouin, 12. Paris. Imp. Fraillery 3. r. Fontanes.] 18 janvier 1864. Le 18 janvier je me remis en route ; mon guide tombait malade. Nous vînmes camper à Kouroukoto, premier village de Kita. J’avais cru que Kita était un nom de village ; c’est le nom d’une montagne au pied de laquelle nous nous trouvions et qui donne son nom à un petit pays enclavé dans le Foula-Dougou, où nous étions entrés un peu avant de traverser le Bakhoy. Le Kita est habité par des Malinkés ; son chef-lieu est Makadiambougou ; seize villages entourent la montagne ; la plupart sont placés à l’Est. Cette montagne[28] est un massif granitique isolé ; le plateau supérieur, très-accessible, est découpé par des gorges et surmonté de trois pics, dont j’estimai le plus élevé à 250 mètres au-dessus du niveau de la plaine. J’en fis l’ascension : de là je voyais vers le S. E. et vers l’Est un horizon assez lointain, plusieurs plans de montagne qui semblaient courir perpendiculairement à la direction de mon regard. En descendant, je rencontrai des citernes naturelles formées dans le roc et pleines d’eau, puis un étage de la montagne cultivé, et plus tard j’appris qu’au temps de la guerre cette montagne avait été le refuge des habitants, qui y trouvaient une défense naturelle et pouvaient y entasser quelques ressources. En y réfléchissant je fus conduit à me demander comment, même dans un pays aussi sujet aux révolutions, ils n’en avaient pas fait leur demeure perpétuelle, comme certains villages du Bambouk qui se sont établis sur des sommets de montagne et ont dû à cela de n’être pas détruits par les armées d’El Hadj, auxquelles ils ont fait essuyer des pertes sensibles. En cet endroit de notre route nous fûmes arrêtés pendant neuf jours ; c’était le plus grand temps d’arrêt que nous eussions fait jusque-là, et je maugréais ; mais que faire ? Notre guide était atteint d’une pneumonie qui ne laissait pas d’inquiéter le docteur. Tout ce qu’il put ce fut de se traîner jusqu’à Makadiambougou, où nous devions trouver quelques ressources. Je passai ainsi quatre jours à Sémé et cinq à Makadiambougou. [Illustration : Vue de la montagne de Kita.] Nous fûmes toujours bien accueillis, mais il était visible que sans l’influence de notre guide nous ne l’eussions pas été ; à Sémé je trouvai un marabout maure, presque noir, de Oualet ; il me combla d’amitiés. Sa fille, grande et belle fille de seize à dix-sept ans, allait absolument nue, à l’exception d’une bande de toile de 0m,10 de large, qui, attachée à une ficelle pardevant, passait entre ses jambes et après avoir repassé dans la ficelle qui lui ceignait les reins, retombait derrière elle ; une ceinture de verroterie complétait ce costume primitif, qui, quoique habituel aux jeunes négresses, se voit rarement à un âge aussi avancé. J’en fis l’observation à son père, qui me répondit que c’était l’usage de son pays, et en effet je me rappelai une fille de Bakar, le roi des Douaïchs, qui m’était apparue encore moins vêtue sans en paraître le moins du monde gênée, et une autre qui habitait la même tente que moi avec sa famille dans un camp de Kountah, et qui était à l’engrais dans un costume tout aussi primitif. Ses vastes charmes tombaient sous le poids de la graisse dont les bourrelets d’étages en étages arrivaient jusqu’aux pieds. Elle valait très-cher ! [Illustration : La fille d’un marabout du Sémé.] Les villages de Kita sont entourés de cultures de coton, de giraumons, de pastèques. Les autres cultures, telles que le mil, les arachides, le riz, se font plus au Nord. On trouve aussi des tomates, des légumes amers connus sous le nom de _Diakhatou_, et enfin du beurre du Karité, le Shea Toulou de Mongo Park, le Cé de Caillé. Nous vîmes fabriquer le savon noir avec le kata (lavure de cendres) et l’huile d’arachides. Un soir je fus attiré dans le village par le bruit d’un concert et de danses. L’orchestre se composait de deux balophons, de cymbales en fer, d’une flûte bambara percée dans un bambou et enfin de deux tamtams (ce sont les tambours du pays). Cela formait une grande cacophonie, mais il y régnait une certaine mesure avec laquelle on sautait et on gambadait tout autant qu’on eût pu le faire avec le meilleur orchestre d’Europe. Sur ces entrefaites Boubakary Gnian tomba malade d’une pleurésie double ; il avait déjà une autre maladie chronique qui le gênait et je craignis un instant d’être forcé de l’abandonner. Puis le mieux survint et il se retrouva en état de nous suivre à dos d’âne en même temps que Fahmahra était prêt à partir. La population de Kita, je l’ai dit, est composée de Malinkés ; mais le voisinage du Foula-Dougou y a introduit quelques Peuhls, non des Peuhls parlant le malinké, qu’il est si difficile de distinguer des Malinkés eux-mêmes, mais des Peuhls Diawandous, c’est-à-dire des Peuhls tisserands. Tous les Malinkés que j’ai vus dans le pays semblent se donner à l’industrie du tissage et les Diawandous paraissent vivre à leurs dépens, comme du reste ils le font presque partout. Les puits du Kita ont 4 mètres de profondeur et sont partout entourés de champs de tabac ; autour de l’un d’eux nous observâmes avec bien du plaisir quelques pieds de bananiers apportés de très-loin, nous dit-on. Ils ne produisent rien, mais je recommandai aux indigènes de les bien soigner, leur indiquant la manière de les planter et de les couper. Lorsque je vis le départ approcher, je fis le recensement de mes vivres : j’en avais largement assez pour gagner le Niger, dont je ne devais être éloigné que de huit jours au plus en ligne droite. [Illustration : Danse de Malinkés à Makadiambougou.] Mes instructions me recommandaient de passer par Bangassi[29]. C’était, en effet, la seule étape qu’on pût indiquer ; on en devait la connaissance à Mongo Park, qui y avait passé trois jours, et y avait été reçu par Sérénummo, roi du Foula-Dougou. Cet État était alors tributaire de la couronne de Ségou, aussi bien que le Bélédougou. Aujourd’hui il n’existait plus : Bangassi n’était qu’une ruine, le Foula-Dougou n’était habité que par quelques bandits : il n’y avait pas à songer à y passer, car à l’endroit où je me trouvais, cette route me détournait du chemin du Niger ; ma route était plutôt de descendre à Mougoula, place forte d’El Hadj, dans le pays de Birgo, pour gagner de là Koulikoro ou Nyamina. Je comptais donc, ainsi que nous en étions convenus, prendre ce chemin, quand le 27 il nous fut déclaré que le Bélédougou et le Manding étant révoltés entièrement, il n’y avait plus de route par là, et qu’il fallait aller en chercher une à Diangounté. Je fus vivement contrarié, d’autant plus que je crus un instant à un plan concerté, et je me rappelai ce qu’avaient dit les Maures à Saint- Louis. Je me demandais si, en effet, El Hadj n’était point au Bakhounou et si on ne voulait pas nous envoyer vers lui par ce chemin. Aussi fis- je le plus de résistance possible à ce projet ; à défaut de la route de Mougoula que je dus abandonner, je demandai au moins à visiter ce point. Mais alors on me répondit : « Tu n’es donc pas venu pour voir El Hadj, tu es venu pour voir le pays, tu es venu savoir ce que nous faisons, » et comme en somme on eût pu facilement me faire un mauvais parti, je me rendis, et après bien de la résistance, profitant de l’occasion d’un convoi de Diulas qui se rendait dans le Kaarta, nous nous décidâmes à aller reprendre à Diangounté la route de Raffenel pour la compléter, abandonnant ainsi le deuxième voyage de Mongo Park pour rentrer dans son premier itinéraire. Toutefois, avant d’abandonner le pays je résumerai quelques observations. Makadiambougou est situé par : 13° 2′ 56″ Nord, latitude observée, 11° 44′ 34″ Ouest, longitude estimée. C’est un point important, par sa situation même et par l’avenir qui l’attendrait si jamais la civilisation envahit ce coin du globe. Sa position sur un plateau élevé, sain, riche en terres végétales, en bois de construction, adossé à une montagne qui forme une défense naturelle ; la facilité des cultures dans les plaines du Nord, le riz de bambous qu’on récolte en grande quantité, le beurre de Karité, les bois de cailcédras, sont des richesses naturelles qui ne feraient que croître par suite du double passage des caravanes de sel et de bestiaux qui se rendent de Nioro à Bouré, et dont Kita est le lieu de passage obligé ; étant le point de départ de toutes les routes du Sénégal au Niger, il acquerrait une importance considérable comme place de commerce. Si donc jamais la France, réalisant le projet du général Faidherbe, s’avançait vers le Niger pour y prendre pied, Kita serait une de ses étapes naturelles les mieux indiquées. 28 janvier 1864. En quittant Kita, on me prévint que j’allais marcher trois jours à grandes marches sans trouver âme qui vive, sauf peut-être quelques brigands. En effet, nous traversâmes un pays désert, montagneux, souvent aride, mais quelquefois offrant des vallées au fond desquelles nous apercevions des bois de roniers, des marigots, des ruisseaux bordés de bambous d’une force prodigieuse (ce sont les plus beaux que j’aie vus dans la Sénégambie), et nous arrivâmes ainsi, marchant quelquefois sur des ruines qui attestaient d’immenses villages, tels que Mambiri, au camp de Seppo, ainsi nommé d’une source qui suinte d’une montagne et qui a créé, au milieu d’une plaine rocheuse, un peu de végétation, de l’herbe et quelques baobabs. Sur notre droite nous avions la montagne de Dioumi, que le docteur qui alla la voir me dit être granitique. Elle offrait à l’œil des teintes violettes. Sur notre gauche, faisant face au Nord, était la montagne d’où sortait la source ; elle était entièrement composée de roches schisteuses dont je ramassai un échantillon. L’eau était mauvaise et très-sale ; nous fûmes obligés de la filtrer dans un linge pour en séparer une vase noire. 31 janvier 1864. Le lendemain nous étions au bord du Bakhoy no 2, second affluent du Sénégal qui se jette dans le premier à Fangalla, au pays malinké de Féléba. Dans toute cette route nous n’avions rencontré qu’une petite caravane portant du sel et allant chercher de l’or à Bouré, et une que nous croisâmes à Seppo, qui conduisait des bœufs et qui allait échanger ses bestiaux contre des esclaves. Tous parurent enchantés de me voir ; l’un des Diulas, pour me montrer sa joie, voulait m’embrasser ; sans doute il avait vu des blancs faire cela, car ce n’est pas dans les habitudes des noirs, et j’eus bien de la peine à m’en défendre. A l’endroit où je traversai le Bakhoy, il recevait de l’Est un affluent ; je crus avoir trouvé la solution d’un problème géographique et avoir un troisième affluent du Sénégal. Mais quand je questionnai les gens qui nous accompagnaient, ils me dirent que cette rivière sortait du Niger ; c’était évidemment une erreur. Je demandai le nom de ce cours d’eau qu’on me dit s’appeler le Ba-Oulé. C’était bien, en effet, le nom donné par tous les renseignements ; mais d’où sortait-il ? Enfin, après mille questions, je finis, à Marena, le soir, par m’entendre dire que ce n’était qu’une branche du Bakhoy qui formait une petite île, et de fait, comme le courant y est rapide, qu’on y trouve des bancs de sable, des roches roulées, il est hors de doute que c’est un cours d’eau. S’il venait plus de l’Est que le Bakhoy et parallèlement à lui, on le traverserait en allant de Bangassi au Niger, et, bien au contraire, tous les renseignements s’accordent à dire qu’il n’y a là qu’un marigot qui tombe dans le Niger et qui sans doute a fait supposer que ces deux cours d’eau le rejoignaient. Je crois donc devoir indiquer comme positif que ce ruisseau n’est qu’une branche du Bakhoy no 2. Nous trouvâmes environ 0m,70 d’eau dans cette rivière, dont le cours était très-rapide ; on put donc la passer sans difficulté, et nous campâmes de l’autre côté. Notre premier soin fut de nous baigner. Tous, nous en avions grand besoin, depuis le temps que nous n’avions pas trouvé d’eau courante et après des marches sous des températures très- élevées et au milieu d’une poussière épaisse. A midi, je pris la hauteur du soleil et je déduisis pour latitude du passage et du confluent du Ba-Oulé 13° 40′ 55″. Cela fait, rien ne nous retenait plus et nous entrâmes dans le Kaarta, que le Bakhoy sépare du Foula-Dougou. Tout en cheminant j’avais fait la connaissance de la bande de Diulas qui nous servait de guides ; la faire connaître ici ne sera pas inutile : c’étaient des Sarracolets ou Soninkés du Kaarta. L’un d’eux était parti de son pays, Guémoukoura, depuis cinq ans. Il en était sorti pauvre, il y revenait avec une certaine fortune. Cependant ses vêtements étaient des plus simples, assez misérables même. Mais il ramenait cinq captifs, une femme et un enfant. [Illustration : Ruines de Mambiri.] Il s’était d’abord rendu avec du sel au pays de Bouré, où il l’avait échangé contre de l’or. De là, passant par Timbo, il s’était rendu à Sierra Leone, où il avait travaillé longtemps à la culture des arachides ; alors possesseur d’une petite fortune il s’était mis en marche, achetant d’abord une esclave dont il avait fait sa femme et qui lui avait donné un enfant, ce qui l’élevait au rang de femme libre. Un fort captif portait l’enfant, et trois autres jeunes filles, écloppées par la longue route qu’elles venaient de faire, atteintes par les vers de Guinée, les jambes enflées, suivaient, s’aidant d’un bâton. Outre cela, un malheureux enfant de trois à quatre ans, aux membres maigres, courait entre les jambes des chevaux, faisant des marches de cinq et six lieues ; le docteur avait pris cet enfant en amitié et souvent il le mettait devant lui à cheval ; quant aux malheureuses captives dont j’ai parlé, à mesure que nos ânes se déchargeaient par suite de la grande consommation de vivres que je faisais, nourrissant presque tout le monde, je faisais placer dessus d’abord les bagages qu’elles portaient, puis enfin les femmes elles-mêmes, car quelque endurci que je fusse je ne pouvais voir ces malheureuses au moment du départ, les membres engourdis, ne pouvant plus se lever ; alors leur maître arrivait, les frappait, et quelquefois une larme coulait silencieusement le long de leurs joues. Sans doute elles pensaient au lieu de leur naissance, à la case de leur mère, et lentement, péniblement elles reprenaient le chemin. [Illustration : Une halte dans le Foula-Dougou.] Si l’on ajoute à cela que c’est à peine si tout ce monde avait de quoi se nourrir, que l’eau fut rare pendant les trois jours de route que nous fîmes entre Kita et le Bakhoy, on comprendra la souffrance de ces troupeaux d’êtres humains qu’on mène de marché en marché sur toute la terre d’Afrique, au nom des usages de la barbarie ou de l’islamisme. En dehors de cette bande d’esclaves, nous avions le spectacle hideux des captifs enchaînés deux par deux. Le maître de cette autre bande était un Toucouleur des bords du Sénégal, d’un village du marigot de Douai, grand hâbleur s’il en fut jamais ; porteur d’un immense turban, d’un grand sabre à fourreau de cuivre, il était chargé par Abibou[30], chef de Dinguiray (Fouta-Djallon), de porter à son frère Ahmadou deux colis renfermant des burnous, de la soie et différents cadeaux. Les esclaves enchaînés deux par deux en étaient porteurs, et outre leurs colis ils étaient chacun chargés de deux fusils. Ils étaient Malinkés ou Diallonkés. J’ignorais à cette époque l’existence d’une race Diallonké, et ce n’est que par la suite que cette idée me vint, en me rappelant leur embarras à parler le malinké et quelques autres particularités. Quant au type, il est sensiblement le même. Un bâton de 0m,30 de diamètre, percé d’un trou à chaque extrémité, les joignait l’un à l’autre ; chacun des trous aboutissait à un collier, tressé en cuir de bœuf, autour du cou d’un des captifs, à la façon des _erseaux_ de la marine. Comme ils n’avaient aucun couteau, il leur était impossible de se débarrasser de cette entrave qui les réduisait à la condition la plus misérable. Ainsi, quand il fallait passer un endroit dangereux, franchir un ruisseau sur un arbre, un gué sur des roches, qu’on se figure leur position, et je ne parle pas des mille nécessités de la vie dans lesquelles à coup sûr il est pénible de se voir enchaîné à quelqu’un. L’autre bande avait le même genre d’attache, mais avec un petit adoucissement. Au lieu d’un bâton, c’était une grosse corde flexible en cuir qui les réunissait. Au moins ils n’étaient pas contraints à garder leur distance sous peine de s’étrangler. En dehors de leurs fardeaux, ils portaient jusqu’à deux et trois fusils, quand il plaisait à leur seigneur et maître de leur confier le sien et, lorsque nous fîmes cette route ensemble, ils portèrent à tour de rôle un seau en toile que je leur prêtais et qu’ils remplissaient d’eau. [Illustration : Un convoi de captifs.] Leur costume défie toute description. Au départ, ils avaient eu un boubou et un pantalon (Toubé), mais l’usure et les épines de la route avaient transformé tout cela. L’étoffe n’avait jamais brillé par la finesse ; elle avait dû être blanche, mais l’usage et l’absence d’ablutions l’avaient transformée en couleur isabelle foncée ; on peut dire qu’elle était en charpie et que leur pantalon ne tenait que par la corde qui leur ceignait les reins. Si jamais un chiffonnier avait la fantaisie de suspendre les chiffons qu’il ramasse à une corde et de s’en entourer comme d’une ceinture, l’effet serait le même. L’arrivée dans le Kaarta fut un grand soulagement pour ces malheureux ; pour les uns, c’était la fin de leurs misères ; ils allaient enfin entrer dans la vie sédentaire comme esclaves, et c’était peut-être leur condition première ; pour les autres, c’était un adoucissement, car ils devaient dorénavant aller de village en village comme nous mêmes, et du moins ils allaient avoir à boire et à manger. [Décoration] [Note 28 : En relisant dans le texte anglais la narration du deuxième voyage de Mongo Park, je crois qu’il fait mention de cette montagne, qu’il n’a fait qu’apercevoir et qu’il désigne sous le nom de Sankarée.] [Note 29 : Mongo Park place cette ville par 14° 0′ de lat. N., c’est-à- dire près de 48 milles plus au N. que ma carte ; ce qui est une erreur évidente, qu’on ne retrouve que dans ses latitudes obtenues par une méthode qu’il désigne sous le nom de Back-Observations.] [Note 30 : Abibou est le troisième fils d’El Hadj Omar.] CHAPITRE V. Entrée dans le Kaarta. — Ses limites. — Quelques réflexions sur ce pays. — Latitude du passage du Bakhoy. — Maréna. — Kouroundingkoto-Guettala. — Population du Bagué. — Dindanco. — Rencontre de Diulas. — Origine du sel de Tichit. — Entrée dans le Kaarta-Biné. — Bambara-Mountan. — Namabougou. — Touroumpo. — Guémoukoura. — Séjour à Guémoukoura. 1er février 1864. Le Kaarta dans lequel j’entrais est un vaste pays[31], limité au Nord par le désert, à l’Est par le Bakhounou, à l’Ouest par le Diafounou et le Diombokho, et au Sud et S. E. par le Bakhoy, le Foula-Dougou et le Diangounté. Avant mon voyage, deux Européens seulement l’avaient visité : Mongo Park, en 1796, sous le règne de Daisé Coro Massassi, et Raffenel en 1845, sous le règne de Kandia. Il suffit de lire les relations de ces deux voyageurs pour se convaincre de la faiblesse du Kaarta en tant qu’État ; c’était pour ses voisins noirs un ennemi redoutable, mais il était évident que, en proie aux dissensions intestines, constamment en guerre avec le Ségou, il ne pourrait apporter aucune résistance sérieuse à une armée bien organisée. Au reste, ce n’est pas ici le moment de traiter cette question, que je n’ai pu étudier que par la suite, et je reprends mon récit au moment de franchir le Bakhoy no 2, par 13° 40′ 55″ latitude Nord. Aussitôt cette rivière traversée, j’entrai dans la province de Bagué, dont le chef-lieu est Guettala. — Pour y parvenir je dus passer par deux villages, Maréna et Kouroundingkoto. Le premier, auquel je parvins après trois heures et demie de marche, dans un pays aride et accidenté et par une route très-sinueuse, était petit et sale ; ses cases étaient réunies par groupes assez misérables, on n’y trouvait que peu de poules et quelques chèvres. Le marigot que l’on passe avant d’arriver au village offrant une irrigation naturelle, ce village a des cultures privilégiées ; la plaine dans laquelle il se trouve est élevée de deux à trois mètres au-dessus de l’étage inférieur qu’on trouve de l’autre côté du marigot et qui doit être inondé à l’hivernage. A l’époque où je passai, elle était couverte d’une belle herbe. Malheureusement aucun bœuf n’apparaissait au milieu de ce tapis de verdure. On nous y reçut bien, mais il était évident que Fahmahra, notre guide, perdait de son autorité, et que nous devions plus à notre titre d’ambassadeur accrédité auprès d’El Hadj qu’à toute autre cause. Ce territoire, du reste, ne dépendait plus de Koundian, mais bien de Farabougou, autre forteresse d’El Hadj. On nous construisit des huttes en sécos, et le chef vint nous apporter une poule et un peu de riz pour notre souper. Je ne pus rien me procurer pour les hommes. Il était évident que ce village était pauvre ; aussi, après avoir mis mes notes au courant, le lundi 1er février 1864, je partis à une heure pour aller camper à Kouroundingkoto. Notre route longea des montagnes peu élevées, que nous laissions à droite. Nous trouvions un pays plat, coupé de marigots, et dont les plaines présentaient des cultures de coton. Nous étions enfin sortis des pays de montagnes pour entrer dans les plaines du Kaarta. Kouroundingkoto est un petit village de cases en paille, situé au pied d’une montagne d’environ 60 mètres de haut. Il est assez propre ; au moment où nous arrivions, il présentait un aspect animé : de nombreux métiers de tisserands grinçaient en plein air, un beau soleil animait la scène, le village était assez gai. Un nombre considérable de femmes et d’enfants se rassemblaient autour de nous. Nous allâmes à l’extrémité du village camper sous un gourbi destiné aux palabres. Le chef du village était absent ; son frère Séma vint me saluer et me donner un cabri, s’excusant de faire aussi peu pour un homme qui allait chez El Hadj. Dans la soirée, il pourvut à tous nos besoins et largement à ceux de nos animaux porteurs, qui en avaient grand besoin. Un marabout du village vint me trouver et me dit « que, placé dans ce village par El Hadj, il fallait qu’il me _reçût_[32], et que n’ayant pas de fortune il ne pouvait me donner qu’un cabri. » Cet animal était tout jeune ; nous l’emmenâmes, et il fut bien longtemps notre compagnon de route ; nous l’avions baptisé du nom du village où il avait vu le jour. Il faisait dans tous les villages où nous séjournions le désespoir des matrones par son impudence à voler le couscous sous leur nez. Pris en flagrant délit il recevait une tape, mais alors il ne plaisantait plus et se précipitait à coups de cornes sur ses adversaires, au grand bonheur de mes laptots, qui l’avaient pris en affection. Le jour de sa mort fut un jour de deuil pour eux ; ils s’étaient fait une superstition et disaient que tant que cet animal serait avec nous, nous ne souffririons jamais de la faim. On me donna encore à Kouroundingkoto un coq, du riz, et le soir un peu de lait et une poule. Mes hommes reçurent quatorze calebasses de nourriture du pays[33], enfin, nous fûmes dans l’abondance et nous pûmes nous refaire des fatigues des jours précédents. Ces fatigues avaient été si grandes qu’un de nos chevaux, celui du docteur, n’avait pas pu suivre. Je l’avais abattu l’avant-veille de mon arrivée au Bakhoy, et depuis ce temps le docteur allait à âne. Mon cheval étant très-blessé, je montais le dernier de nos chevaux, celui de 36 francs, vaillante petite bête, mais très-maigre, et que mes laptots avaient surnommée Farabanco, en souvenir d’un de leurs camarades d’une maigreur proverbiale. Nos bœufs ne marchaient qu’avec peine et nous occasionnaient des retards. Comme on le voit, il était grand temps de prendre un peu de repos, et je me décidai à faire de petites marches. La montagne à laquelle est adossé le village de Kouroundingkoto l’abrite à l’Est, et telle est du reste la position de presque tous les villages dans ces pays : il est à croire que c’est pour s’abriter de la chaleur et de la poussière des vents d’Est que les noirs l’ont adopté. Composée de blocs de granit entassés et de différentes roches noires dont quelques-unes ont des dimensions colossales, cette montagne a la forme sensiblement régulière d’un mamelon aux pentes très-roides. Sa crête, du côté où nous la voyions, offre une particularité. Cinq baobabs espacés presque également la couronnaient, et celui du milieu, situé sur le sommet même de la montagne, était d’une dimension et d’une forme très- remarquable. Un grand nombre d’arbres avaient trouvé entre les roches l’aliment nécessaire à leur vie, et deux d’entre eux étaient d’une très-grande dimension. De l’endroit où nous étions, il y avait bien 500 mètres jusqu’au grand baobab du milieu. Je dis en plaisantant à Fahmahra que s’il voulait, nous pourrions tirer à la cible. Depuis quelques jours il m’affirmait que les noirs tiraient mieux que les blancs, et le fait est qu’avec leurs mauvais fusils de traite, leurs balles de fer mal forgées, et leur poudre charbonneuse, j’en ai vu quelques-uns d’une adresse prodigieuse à petite distance. Il accepta le défi et je lui proposai de tirer sur le baobab. Il se mit alors à rire, et me dit : « Tire le premier. » Je pris la carabine de Mamboye, je m’assurai qu’on n’avait mis qu’une cartouche[34], j’épaulai et le coup partit. Non-seulement on entendit la balle frapper l’arbre, mais un hasard heureux fit qu’elle coupa un des pains de singe[35] qui dégringola sur les roches. Peu s’en fallut qu’on ne criât au miracle. Fahmahra n’en revenait pas. Il ne voulut même pas essayer de tirer, et cette histoire me suivit jusqu’à Ségou et m’y fit grand bien dans l’esprit des noirs. Je ne quittai pas Kouroundingkoto sans prendre un croquis de mon baobab, qui, le soir, dessinant sa noire silhouette sur le ciel éclairé par les rayons de la lune qui se levait, était d’un aspect fantastique. Puis, voulant remercier du bon accueil qu’on nous avait fait, je fis cadeau de quelques charges de poudre et de quatre à cinq coudées de coton blanc. Ce village nous présenta encore le spectacle d’un nègre blanc ou albinos. C’était un enfant de sept à huit ans, très-bien constitué, dont les cheveux étaient presque blancs, mais dont les yeux n’étaient pas rouges. Son corps était d’un jaune mat très-clair, mais il était repoussant d’aspect ; les traits de sa figure, qui étaient ceux du nègre, s’alliaient on ne peut plus mal avec cette couleur blanche maladive. Il avait un air craintif et malheureux, des rides précoces et le grain de sa peau très-grossier augmentaient encore sa laideur. Depuis j’ai eu souvent l’occasion de voir des albinos les uns entièrement blancs, d’autres mouchetés de blanc et de noir, et j’ai toujours fait les mêmes remarques quant à leur peau et à l’expression de leur physionomie. Si on ajoute à cela qu’ils sont généralement brûlés par des coups de soleil qui les marbrent de rouge et font écailler leur peau, on avouera que leur vue est loin d’être agréable. 2 février 1864. Moins de quatre heures de route nous conduisirent à Guettala, chef-lieu du pays. C’était un village en paille, de récente construction, à côté duquel nous apercevions les ruines de l’ancien tata en terre, détruit depuis environ trois ans. Les habitants paraissaient très-soumis à El Hadj, et peut-être parce qu’ils savaient être en présence des talibés, ils s’en faisaient gloire et me disaient qu’ils étaient heureux, qu’on ne les pillait plus, que le pays était tranquille, que tout le monde travaillait parce que le marabout (El Hadj) l’avait ordonné. Le chef de ce village était Ouoïo, qui commandait à tout le Bagué. C’était un Bambara Kagorota, ou Kagoronké, ou simplement un Kagoro. Il avait trois fils : l’un d’eux, âgé d’environ cinquante-cinq ans, vint me voir et m’apporta un cabri et vingt-cinq œufs frais. Puis, le soir, mes hommes furent amplement pourvus de calebasses d’une nourriture qu’ils avaient baptisée du nom de _nouroucouti_, mot voulant dire, suivant eux, qu’il s’y trouvait de tout. Deux paniers de mil furent apportés pour les animaux. L’accueil du village fut cordial ; sur le premier moment, la curiosité l’emportant, nous fûmes entourés de tout ce que le village renfermait de femmes et d’enfants, et, quelque fatigante que fût cette curiosité, je ne m’en plaignais pas trop et je n’y apportais obstacle qu’autant que le voulait la sécurité de nos bagages. J’eus là l’occasion de faire quelques remarques. La première, c’est que tous les gens parlaient le bambara et le soninké, ce qui tient au mélange de ces deux races, qui forme la base de la population aussi bien dans le Kaarta que dans le Ségou et jusqu’aux montagnes de Kong. Dans tout ce vaste pays, ce sont elles qui peuplent tous les villages, tantôt séparées, tantôt mélangées, parlant tantôt une langue, tantôt l’autre, quelquefois les deux, et le seul mélange notable qu’elles aient en dehors est avec la race Peuhl, qu’on rencontre dans toute l’Afrique depuis l’Égypte jusqu’à l’Océan. [Illustration : Le baobab de Kouroundingkoto.] A Guettala j’aperçus pour la première fois depuis Koundian une autre coiffure que celle des Malinkés. Je parle de la coiffure des femmes, les hommes ayant tous la tête rasée depuis la conquête du pays par El Hadj. La coiffure des Malinkés, des Soninkés, des Khassonkés, et d’une partie des Bambaras, a pour trait distinctif un casque formé des cheveux relevés sur le sommet de la tête et nattés par-dessus des chiffons ; quelques différences dans la hauteur du casque, la manière de le terminer en arrière, d’arranger les cheveux des côtés sont les seules variantes[36]. Mais ici je trouvai une coiffure bien plus jolie et plus originale qui rappelait beaucoup la coiffure si coquette des Yoloffs. Ici, comme à Saint-Louis, les cheveux étaient enroulés en mille petites tresses tortillées qui tombaient tout autour de la tête. Malheureusement, si l’effet était joli, la propreté n’y gagnait pas ; ces tresses sont faites en miellant les cheveux ; on les graisse ensuite avec du beurre rance et de la poudre de charbon pour les noircir ; on se figure ce que cela peut devenir, avec la chaleur, la transpiration et la poussière, au bout de quelques jours. Car de pareilles coiffures ne se font guère qu’une fois tous les quinze jours au plus, et elles demandent souvent deux et trois jours de travail. Les habitants, à la vue de mes bagages, vinrent me solliciter pour que je leur vendisse quelque chose ; mais je refusai, car outre que je n’eusse pu vendre que contre du mil dont je n’avais pas besoin et qui est l’objet d’échange ou, si on veut, la monnaie du pays, je ne voulais pas défaire mes ballots. Je me contentai donc de donner quelques charges de poudre et quelques coudées de coton blanc, étoffe très-estimée, surtout des talibés, qui, sur les bords du Sénégal, avaient pris l’habitude de s’en vêtir et la préfèrent aux solides étoffes du pays. 3 février 1864. Le lendemain, je passai deux villages dont on voyait les anciens tatas en ruines ; le premier était Koundianko, le second Sérouma, et vers dix heures et demie, je vins camper à Dindanco, dernier village du Bagué. C’était un village en paille de formation très-récente. J’appris que l’ancien village dont je voyais les ruines avait été détruit depuis trois mois par un incendie. Je fis faire la cuisine des hommes, mais je ne pus faire boire les animaux, n’ayant trouvé que très-peu d’eau dans un puits peu profond. Comme toujours, nous étions assaillis par les curieux, mais nous ne reçûmes pas le plus petit cadeau de vivres, malgré les palabres que Fahmahra faisait pour décider les habitants à recevoir le blanc d’El Hadj. Du reste, la chose ne m’étonna que médiocrement quand j’appris que le chef du village était un Diawandou[37]. Bien que les environs fussent couverts d’arbres dans les branches desquels de nombreuses ruches avaient été placées, je ne vis pas de miel dans ce village, et aussitôt que nous fûmes reposés, nous nous mîmes en route. En quittant Dindanco, nous sortions du Bagué pour entrer dans le Kaarta- Biné, autre province du Kaarta, également peuplée en grande majorité par les Kagorotas. A peine quittions-nous le village, que nous rencontrâmes une bande de Diulas venant de Nioro et apportant des charges de sel gemme ou sel de Tichit. Comme on le sait, ce sel vient de la Sebkha d’Idjil, visitée par le capitaine Vincent, en 1860, dans son beau voyage à l’Adrar, et les Tichit, Maures sédentaires, vont le chercher et le transportent dans tout le Soudan, où ils le vendent à d’autres Diulas, la plupart Sarracolés (ou Soninkés), qui eux-mêmes le revendent. Ces pierres de sel gemme, que je voyais pour la première fois, avaient environ 0m,60 de long sur 0m,40 de large et 10 à 15 centimètres d’épaisseur : on les appelle _bafals_. Ces gens avaient appris que j’étais en route quand ils étaient à Nioro ; mais ils ne pouvaient pas croire que j’eusse réellement l’intention d’aller à Ségou, tant cette idée est profondément incrustée dans l’esprit des populations sénégambiennes qu’un blanc ne saurait vivre, dans l’Afrique, des ressources du pays. Ils me croyaient donc revenu sur mes pas, et grand fut leur étonnement de me rencontrer ; ils me comblèrent d’amitiés, me disant que tout le pays m’aimait, parce que j’allais trouver El Hadj, que c’était bien bon pour eux, qui pourraient alors voir les blancs quand je serais d’accord avec le marabout ; qu’ils avaient bien besoin des marchandises des blancs, mais qu’on les empêchait d’aller en acheter. Il est impossible de se faire une idée de la joie que j’éprouvais de rencontrer de pareilles dispositions. Cependant elle n’allait pas jusqu’au délire et je me refusai à l’accolade que ces braves gens voulurent me donner. [Illustration : Types et coiffures de Malinkés.] Plus tard nous rencontrâmes deux troupeaux de beaux bœufs que leurs maîtres allaient vendre au Bouré contre de l’or et des esclaves. Ce fait confirmait ce qu’on m’avait déjà dit de la sécurité de cette route par laquelle nous arrive le peu d’or du Bouré qui vient à nos comptoirs en passant par Nioro et quelquefois par Tichit, lorsque cet or (ce qui a lieu souvent) est donné aux Maures en payement de sel livré à Nioro. Notre route passa entre de petites collines élevées à peine de quelques mètres qui ne changent pas d’une manière notable l’aspect uniforme des plaines du pays. Parti à deux heures, à quatre heures et demie nous arrivions à Bambara- Mountan ; j’allai camper à 500 mètres à l’Est du village, seul endroit où je parvins à trouver une place propre ; ce n’est pas que les grands arbres manquent, mais au lieu de faire de leur abri des lieux de repos tenus propres, c’est l’endroit qu’on choisit pour remplacer les fosses d’aisances. A peine étais-je campé qu’on vint me trouver pour me faire changer de place, sous prétexte que l’eau était loin ; mais déjà les bagages étaient déchargés, je refusai. Pendant cette dernière marche, un de nos bœufs était tombé plusieurs fois, il ne pouvait plus suivre ; je le fis abattre. Il était très-maigre, mais il n’avait pas de maladie. Néanmoins la plupart des laptots se refusèrent à en manger ; l’abondance relative dans laquelle ils vivaient depuis notre entrée dans le Kaarta, les avait rendus difficiles. La nourriture qu’on leur donnait en abondance dans les villages et les chèvres que j’abattais chaque soir leur semblaient préférables, et ils laissèrent le bœuf. Bien que maintenant je trouve cela très-naturel, à cette époque je m’en affligeais ; je me demandais, si les mauvais jours arrivaient, comment je ferais avec des gens si difficiles. J’oubliais que le noir se plie facilement aux exigences de la vie ; prodigue dans l’abondance, il subit la faim assez facilement, et alors il mange tout ce qu’il trouve ; j’en ai eu souvent la preuve, et cependant je dois dire que nos noirs de Saint-Louis souffrent véritablement quand ils n’ont plus la nourriture de mil et de viande ou poisson à laquelle ils sont habitués depuis l’enfance. En somme, nous fûmes accueillis à Bambara-Mountan comme partout ailleurs ; on nous donna deux chèvres et du mil en abondance ; le village d’ailleurs en était riche et j’en vis un énorme monceau : c’était le mil d’El Hadj, l’impôt annuel de la dernière récolte. Nos hommes reçurent 20 calebasses de nourriture. Ce fut à ce village que je vis pour la première fois reparaître, depuis le Foula-Dougou, où j’en avais aperçu une forêt, le ronier. Il y en avait beaucoup hors du village, mais ils étaient trop élevés pour qu’on pût en avoir les fruits. Les noirs de ces pays ne les mangent que cuits quand le vent les abat. Ils ont alors une odeur de térebenthine très-marquée et qui suffit pour empester une maison ; leur couleur est jaune safran. Je remarquai aussi dans ce village quelques jeunes gens portant des cheveux longs tressés en petites nattes ; on me dit que c’étaient de Bambaras, mais on ajouta qu’ils étaient Soninkés d’origine. 4 février 1864. Le 4 février, nous passâmes entre deux collines après lesquelles nous entrâmes dans des champs se succédant à de petits intervalles ; après deux heures et demie de marche, nous traversions le village de Namabougou. J’avais devancé mon escorte avec Fahmahra : je m’arrêtai quelques instants au _bentang_[38]. Le chef du village s’y trouvait ; c’était un vieillard entièrement blanchi par les années. Il s’éventait avec une queue de bœuf, mais n’articulait que des mots sans suite et incompréhensibles ; il était en enfance. Un peu au delà de ce village, nous apercevions quelques collines vers la gauche, sur lesquelles paissaient un troupeau de bœufs et un de chèvres. Quelque temps après nous campâmes à Touroumpo pour déjeuner. C’est un petit village de cases en paille au milieu duquel on avait réservé une belle place qui était munie d’un bentang. Nous allâmes nous placer au bord d’un marigot où il y avait beaucoup d’eau. La population était mélangée de Diawandous et de Bambaras. Le chef m’envoya une poule. Peu après Fahmahra reçut deux calebasses de lait ; il m’en donna une : cela nous fit grand plaisir, car en voyage le lait est la nourriture la plus saine, et certainement c’est au lait que j’ai dû de ne pas succomber. Depuis Koundian j’en étais privé, le pays n’ayant pas de bestiaux ; aussi nous lui fîmes honneur. [Illustration : Tierno Ousman et ses masseurs.] Les femmes vinrent aussi apporter du beurre à vendre pour de la verroterie : je n’avais pas le temps de déballer mes paquets, mais j’en eus assez pour les observer : c’étaient des Pouls Diawandous ; elles étaient en général jolies, coquettes et peu farouches. Après avoir fait boire les animaux et mangé au galop ce que nous avions apprêté, j’allais repartir quand on me dit qu’on nous préparait à manger. Je ne voulus pas priver mes hommes de ce surcroît de vivres ; j’attendis donc en me promenant un peu à travers les roniers qui s’élevaient en grand nombre et étaient chargés de fruits. Leur hauteur en ce lieu varie de 8 à 10 mètres. J’aperçus également, à mon grand étonnement, des perroquets gris à queue rouge qui n’existent pas au Sénégal, mais qu’on trouve en grande quantité depuis le Gabon jusqu’à Sierra Leone, et même jusque dans le Rio Jéba. A deux heures et demie nous reprîmes notre route pendant une heure à l’Est, et nous arrivâmes à un très-grand village nommé Guémoukoura[39] dont on me parlait depuis notre départ de Makadiambougou comme d’une espèce de port de salut après lequel je devais voyager sans difficulté et dans l’abondance. De loin je fus agréablement surpris de voir un village dont les maisons bâties en terre étaient à terrasse (c’était le premier de ce genre que nous rencontrions) et dont quelques habitations semblaient avoir un étage. En approchant, je vis que les murailles étaient à moitié ruinées, que tout autour du village, au milieu des champs de coton et de tabac qu’entourent les puits, il y avait beaucoup de cases en paille, mais en somme c’était un grand village. Je devais y trouver un Tierno Ousman, chef, Toucouleur nommé par El Hadj, et j’espérais bon gîte et bon souper ; on va voir que je fus un peu désappointé. J’avais cherché tout autour du village une place un peu propre pour camper, et partout je n’avais trouvé que des immondices ; je m’arrêtai enfin sous un arbre, et je me disposais à y camper quand on vint me dire qu’on m’avait préparé deux cases en sécos ; je m’y rendis : elles étaient à 600 mètres au Nord du village ; j’y étais à peine que Tierno Ousman vint me présenter ses compliments. Il était orné d’un vaste turban, tenait à la main un chapelet de musulman à gros grains et marmottait des prières. Il était appuyé sur deux talibés qui semblaient le soutenir. C’était un tout jeune homme ; son air de cagot me déplut souverainement à première vue. Il s’assit tout d’abord fort à son aise dans notre case, puis on commença à lui masser les jambes et le dos : si son air m’avait déplu, en revanche ses manières musulmanes, grand genre, avaient fortement impressionné Samba Yoro, mon interprète ordinaire, qui, d’habitude très-timide en paroles, semblait paralysé. « C’est un grand marabout ! » me disait-il. Après une telle déclaration, tirez le rideau : tout est dit. Ousman ne tarda pas à me dire qu’il voyait que je n’avais besoin de rien, que j’avais des provisions, et autres phrases de mauvais augure quant au souper qu’il nous réservait. Des Diulas qui nous avaient accompagnés jusque-là devant nous quitter, Fahmahra m’avait conseillé de demander un guide pour nous conduire à Diangounté. Je demandai donc si on pourrait nous en donner un, et nous vendre un cheval dont le docteur avait besoin. On me promit le tout. La nuit vint, on n’avait même pas garni ma case de nattes pour me servir de lit ; j’en fis demander pour les hommes et pour moi. Après une longue attente je les reçus et en même temps mon souper composé d’une poule et de riz. Quant aux hommes, on ne leur envoya rien ; heureusement que nos provisions n’étaient pas encore épuisées. Je fis demander du mil pour les chevaux et les ânes ; après deux heures j’en reçus quelques moules[40], et je m’endormis très-peu satisfait du village et de son chef. [Décoration] [Note 31 : Sa superficie est d’environ trois mille lieues carrées (lieues de 4000 mèt.).] [Note 32 : Recevoir un individu, c’est le loger et surtout lui donner à souper.] [Note 33 : Le couscous et le riz sont les mets nationaux des Yoloffs ; le mafé et le lack-lallo ceux des Bambaras et des Malinkés ; le sanglé celui des Pouls et des Maures et d’une bonne partie des Soninkés.] [Note 34 : Malgré de nombreuses expériences, il est peu de noirs qui croient qu’une cartouche de munition suffise à chasser une balle au loin avec force.] [Note 35 : C’est, comme on le sait, le fruit du baobab.] [Note 36 : Cette coiffure se retrouve au Gabon.] [Note 37 : Diawandou, Peuhl d’origine, tisserand, la plupart du temps n’exerçant pas son métier et remplissant les fonctions d’homme de confiance ou premier domestique d’un chef. En général, ce sont des mendiants de premier ordre.] [Note 38 : Bentang de Mongo Park, Banancoro de Caillé, hangar destiné aux palabres.] [Note 39 : Guémou-Koura, le nouveau Guémou, pour le distinguer du Kemmou (Guémou) de Mongo Park, ancienne résidence d’un roi du Kaarta (Daisé).] [Note 40 : Moule, mesure d’environ quatre litres, variant un peu suivant les localités, mais ne dépassant jamais deux litres et cinq litres comme capacité extrême.] CHAPITRE VI. Visite de Dandangoura, chef de Farabougou. — Ennuis et tracasseries. — On veut m’envoyer à Nioro. — J’ai gain de cause. — Suite du voyage. — Madiga. — Observations et latitude. — Fatigue et maladies. — Lac de Tinkaré. — Tinkaré. — Samba Yoro se blesse en tombant. — On m’offre des queues de girafes. — Arrivée à Diangounté. — Bon accueil à Diangounté. — Détails sur le pays. — Repos. — Un mot sur Raffenel et son voyage. — Les routes de Diangounté à Ségou. 5 février 1864. Le 5 février je me réveillai après une mauvaise nuit ; je craignais, je ne savais pourquoi, de nouvelles entraves. De plus, je m’affaiblissais de jour en jour d’une façon bien notable. J’avais eu avec notre guide deux ou trois scènes, dont le motif avait été de ma part de garder mon autorité de chef de la bande, sur laquelle il voulait empiéter, s’opposant aux temps d’arrêt, voulant régler la marche, etc., etc. Or, comme je ne partais jamais sans m’être renseigné sur les villages que je devais trouver, sur leur distance, et cela jusqu’à deux et trois jours à l’avance, je ne voulais plus, une fois en route, qu’on vînt par caprice déranger ce que j’avais réglé. Ses velléités d’empiétement m’avaient irrité contre lui : en outre je constatais qu’il ne m’était que de très- peu d’utilité, maintenant que j’étais dans les pays dépendant du chef de Farabougou. C’était une bouche de plus, sans compter les quatre hommes qui l’accompagnaient, et nos provisions commençaient à diminuer. Toutes ces réflexions m’avaient assailli dans cette nuit d’insomnie, et je me trouvai au jour fort mal disposé. Vers sept heures, Tierno Ousman vint faire palabre. Il avait pris des dehors encore plus hypocrites que la veille. Il venait me dire qu’il fallait que j’allasse à Nioro trouver Mustafa, grand chef placé par El Hadj, qui pourrait m’aider à franchir la route de Ségou, qui était fort difficile et peu sûre par Diangounté. Ce n’était que quatre jours de retard, me disait-il. On peut se figurer l’effet que fit sur moi cette déclaration. Je le laissai causer une demi-heure, m’efforçant de rester calme. — Après tout, n’avais-je pas prévu ce qui arrivait ? — Quand il eut fini, je pris la parole et lui répondis que je n’avais rien à faire à Nioro, qui n’était pas sur ma route, que je n’étais pas venu pour voir Mustafa, que j’allais à Ségou, que j’étais parti parce que je croyais le pays soumis à El Hadj, que j’avais trouvé une première route fermée, que si la deuxième l’était, je n’en irais pas chercher une troisième, mais que je partirais pour Saint-Louis et non pour Nioro. — J’ajoutai que lui avais déjà demandé un guide pour Diangounté, que s’il ne m’en donnait pas je partirais quand même le lendemain, et que je me plaindrais à El Hadj de tous ces retards et de la mauvaise volonté qu’on nous aurait montrée. Il insista ; mais voyant que j’étais bien décidé, il se rabattit sur une autre proposition : c’était d’aller à Farabougou, où se trouvait un sofa[41] d’El Hadj, qui avait envoyé pour me saluer un homme qui assistait au palabre, et qu’on me présenta alors. Devant cette insistance, je laissai éclater ma mauvaise humeur, et je déclarai très- vivement que j’irais à Diangounté ou à Saint-Louis, et nulle part ailleurs. Quand il me vit si décidé, Ousman se prit à avoir peur de ce que je pourrais dire ; il devint plus doux, et me dit du ton le plus gracieux qu’il m’avait proposé cela pour m’être agréable, mais que je n’en ferais que ce que je voudrais, et que personne, à coup sûr, ne me contrarierait. Ce fut la fin de ce palabre. — A peine Ousman était-il parti, que Fahmahra vint me dire que j’avais bien fait, que l’on avait voulu m’éprouver, savoir si j’étais venu pour visiter le pays, ou si, sérieusement, je voulais voir El Hadj, en un mot, qu’on était venu me tendre un piége. Était-ce vrai ? Dans tous les cas, cela prouverait que chez les noirs la défiance, même la plus absurde, est tellement instinctive, qu’ils l’appliquent à tout le monde, sans exception, et en toute circonstance ; du reste, tous sont tellement menteurs, qu’on ne peut chez eux se fier à rien, et il n’est pas étonnant que la conscience de leur propre fausseté les ait rendus défiants. [Illustration : Dandangoura, chef de Farabougou.] A première vue, Tierno Ousman m’avait été antipathique ; plus je le connaissais, et plus il me déplaisait ; l’enthousiasme de nos laptots pour ce grand marabout, qui peut-être ne savait pas un mot d’arabe, mais qui marmottait si bien ses prières en défilant les grains du chapelet avec élégance, avait aussi un peu décru en voyant qu’ils ne recevaient plus le souper habituel, qui est presque une obligation envers les voyageurs, et qui n’avait que bien rarement manqué, même dans les villages les plus pauvres. — Boubakary Gnian surtout, Toucouleur dans toute la force du terme, c’est-à-dire effronté, ayant le verbe haut, la langue bien pendue, et se croyant l’égal de tout autre, était assez monté, et lorsque, après mon déjeuner, je reçus la visite de Dandangoura, le chef de l’arabougou, il s’offrit, prévoyant un orage, à me servir d’interprète. Il parlait, du reste, très-bien le toucouleur et le soninké, et par la suite, dans les occasions difficiles, ce fut lui en effet qui me servit d’interprète. Dandangoura était un gros homme, qui m’offrait pour la deuxième fois le spectacle curieux d’un captif chef. Laissé par El Hadj pour garder sa maison, touchant les impôts, et commandant les sofas, il jouissait d’une fortune qui lui attirait une foule de partisans, lui permettait d’acheter de nouveaux esclaves, des chevaux, des fusils, et mettait à sa disposition au gré de ses caprices jusqu’aux hommes libres, jusqu’aux tiers talibés qui ne trouvant pas chez eux ni chez leurs chefs pareil bien-être, venaient le chercher chez un esclave. Monté sur un magnifique cheval de haute taille et de race maure, suivi d’une vingtaine de cavaliers, et coiffé d’un fez rouge entouré d’un turban, Dandangoura portait pour vêtements le pantalon de Haoussa (son pays natal) à longues jambes étroites dans le bas, brodé sur les coutures, et le boubou lomas brodé de soie, sur un autre petit boubou, connu sous le nom de Turkey, qui est presque le vêtement national des Bambaras : Il était, bien entendu, accompagné de son griot, de son forgeron et d’un certain nombre de talibés. Il vint s’asseoir dans ma case accompagné de tout son monde, avec un sans-façon qui me déplut tout d’abord. La case était petite, nous y étions les uns sur les autres. La chaleur était étouffante, tellement, qu’il ne tarda pas à se débarrasser de son turban et que je vis qu’il ruisselait dessous. L’odeur de tous ces nègres devenait insupportable, et les discours que j’entendais n’étaient pas faits pour diminuer mon malaise et ma mauvaise humeur. Il commença par me dire qu’il fallait attendre qu’on allât rassembler une armée pour me conduire, parce que les chemins étaient mauvais. — Ma réponse fut la même qu’à Ousman : — Demain je partirai pour Diangounté ou pour Saint- Louis. — Croyant peut-être m’intimider, il me dit alors qu’il était sofa d’El Hadj, qu’il commandait le pays, et qu’il n’avait pas confiance, qu’il voulait voir si j’avais des lettres pour son maître. Je les lui montrai immédiatement ; mais comme il voulut les ouvrir, je me mis en colère comme je l’avais fait à Koundian en pareille occasion, et je déclarai que je ne le souffrirais pas, et que je saurais, au risque de ce qui pourrait arriver, me faire respecter. Cette contenance lui en imposa. Au fond, avec les noirs, c’est souvent celui qui parle le plus haut qui a raison. Il baissa de suite le ton et me dit que j’étais chez moi, que je ne ferais que ce qui me plairait ; qu’on ne me demandait pas cela pour m’ennuyer, mais dans mon intérêt, qu’on voudrait que j’allasse à Nioro trouver Mustaf (Mustafa), ou tout au moins que je restasse quelques jours à Farabougou. J’avais encore trop présentes à la mémoire les scènes de cadeaux de Koundian, pour aller me mettre entre les mains d’un sofa. Je fus donc ferme, et j’obtins gain de cause. Mais on ne levait pas la séance. Nous étions vingt-quatre dans une case de 3m,80 de diamètre. Je fis dire à Fahmahra que je le priais de faire évacuer la case, que je ne pouvais plus y tenir. Mais Dandangoura déclara qu’il était venu pour me voir, et qu’il resterait avec moi, et ce disant, il s’étendit sur ma natte sans plus de façons. J’avais bien envie de le chasser, et aujourd’hui pareille chose ne m’arriverait pas sans que je fisse sortir l’intrus à coups de bâton ; mais je m’étais promis de rester calme et de ne rien compromettre par la violence. Je lui dis donc que j’avais à écrire, et que s’il n’avait plus rien à me dire, je le priais de me rendre ma natte et de me laisser tranquille. Mais ce fut comme si j’avais parlé à un sourd, il ne bougea pas. Voyant cela, je me levai et j’allai me promener en plein soleil, lui disant que puisque je n’étais plus le maître chez moi, je lui laissais la case. J’allai examiner les chevaux, quelques-uns étaient très-beaux. Je cherchai à en marchander un, mais on m’en demanda la valeur de 40 pièces de guinée (plus de 900 francs) ou huit captifs. Il n’était pas possible d’accéder à un pareil prix, malgré tout mon désir de fournir un cheval au docteur qui se fatiguait beaucoup à âne. Après une longue discussion sur le prix, je rentrai dans la case, et voyant que Dandangoura et sa bande l’occupaient toujours, j’allai trouver Fahmahra et je lui dis que je me plaindrais à son maître. Presque aussitôt Dandangoura vint me dire lui- même que ma case était libre. Je le quittai sans lui répondre et je rentrai me reposer. Au fond, je n’étais pas dupe de tous ces politiques : ils s’étaient entendus comme larrons en foire pour m’extorquer des cadeaux, et ils venaient naïvement me dire : Je ne te demande rien, je n’ai pas besoin de cadeaux ; si tu m’en fais je les prendrai, mais je ne t’en demande pas. Puis, plus tard, voyant que je n’avais pas mordu à tous ses hameçons, Dandangoura me fit dire qu’il ne me demandait qu’un bonnet rouge. En toute autre occasion, je l’eusse accordé, car je savais combien les cadeaux donnent de prestige, mais j’étais vexé, tourmenté, agacé ; je refusai avec entêtement, et j’eus le plaisir de voir repartir Dandangoura les mains vides de mon bien. Seulement ne pouvant rien avoir de moi, il avait extorqué à Fahmahra son pistolet d’arçon. Le soir, j’eus une autre scène avec Tierno Ousman. Je lui reprochai vertement la réception qu’il me faisait et le menaçai de me plaindre à qui de droit. Il n’en fut que plus humble et employa toute son éloquence à me demander un bonnet rouge, de la poudre, du papier et des pierres à fusil. Je lui accordai le bonnet, un peu de poudre, mais je refusai le reste, et je lui rappelai le guide promis. Le lendemain matin, le guide n’étant pas arrivé, je fis charger les montures, décidé à partir quand même. Alors Ousman arriva ; je l’apostrophai vigoureusement par l’intermédiaire de Boubakar. Il répondit qu’il allait me chercher un homme et aussitôt il rentra dans le village. Vers sept heures trois quarts, ne voyant rien venir, je payai avec une pierre à fusil un homme pour me mettre dans la bonne route et je partis. Un quart d’heure après, Fahmahra m’amenait le guide ainsi qu’un marabout qui l’accompagnait. De Guémoukoura, nous relevions Farabougou et Nioro presque en alignement au Nord 18° Ouest, d’après la direction qu’on m’indiqua. Farabougou, que je n’ai pas vu, mais qu’un de mes hommes a visité bien plus tard, a un tata en pierres solidement construit ; il n’est guère qu’à huit lieues de Guémoukoura ; Nioro serait à une quarantaine de lieues, c’est-à-dire à quatre jours de marche. La plaine s’accidente à mesure qu’on remonte vers le Nord, le pays devient un peu plus boisé, on y voit bon nombre de figuiers sauvages et de roniers. Trois heures de marche nous conduisirent à Madiga, village riche en mil, mais composé de quelques pauvres cases en paille. J’étais rendu de fatigue en y arrivant, et considérant l’éloignement de Tinkaré, le premier village que je dusse rencontrer sur la route de Diangounté, je me décidai à y coucher. A midi, je pris la hauteur méridienne, et j’en déduisis 14° 22′ 15″ de latitude Nord ; ce qui me démontra, une fois que j’eus tracé ma route, que j’avais estimé trop peu de chemin depuis ma dernière observation[42]. Le temps fut très-couvert toute la journée ; j’essayai d’acheter un cheval pour le docteur, mais je ne pus parvenir à conclure un marché. Nos forces s’en allaient sensiblement. Déthié-N’diaye, l’un de mes compagnons, était malade ; c’était un homme très-courageux, et s’il se plaignait, c’est qu’il souffrait beaucoup. Mamboye avait bien mal aux pieds, il ne pouvait plus conduire sa mule, qui elle-même était blessée au garot. Le soir, un petit Maure Tenoïjib, qui était berger du troupeau du village, vint m’apporter du lait et causer avec nous ; il m’amusa beaucoup ; mais comme je savais par expérience qu’un Maure ne fait pas un cadeau sans en attendre un en retour, je lui demandai ce qu’il voulait, et je finis par lui donner un petit couteau. 7 février 1864. Le 7 février, au jour, quand je voulus repartir, on me dit qu’on ne pouvait pas faire lever notre dernier bœuf ; j’en fis présent au village, et la curée en fut faite immédiatement. Quatre heures de route nous conduisirent à un marigot que nous traversâmes, et peu après nous fûmes au bord d’un lac magnifique ; des myriades d’oiseaux blancs échassiers tranchaient sur la verdure et les hautes herbes ; moins de trois quarts d’heure après, nous étions à Tinkaré, village composé de quelques cases en paille et d’un tata en construction dans lequel nous allâmes nous loger. La pêche dans le lac est pour ce village une grande ressource. Le lac est très-poissonneux ; les indigènes font sécher les produits de leur pêche et vont les vendre assez loin. Mais dans ce moment il nous fut impossible de nous procurer du poisson frais ou sec. Le chef vint nous apporter trois poules et des niébés (haricots indigènes) pour les animaux. Tout le monde alla se reposer. Mamboye et Alioun allèrent à la chasse et nous rapportèrent trois pintades ; la nuit on donna onze calebasses de couscous aux hommes, et tout s’annonçait bien, n’eussent été les moustiques, lorsqu’on nous ramena Samba Yoro, qui, sorti du tata, était tombé dans un trou et s’était luxé légèrement le genou. Il fallut lui faire soutenir la jambe sur un coussin. Je lui donnai donc mon maigre matelas, et le lendemain, et pendant longtemps encore, il ne put continuer la route qu’à cheval ou à âne. 8 février 1864. Le 8 février, je fus réveillé le matin par un lion qui était en chasse ; j’étais sorti un instant du village lorsque je l’entendis rugir près de moi ; il faisait à peine jour ; je me hâtai prudemment de rentrer. Le soir, des Maures vinrent m’apporter des queues de girafes à acheter, et me dirent qu’il y avait beaucoup de girafes dans cette région. Après trois heures et demie de marche nous arrivâmes à Dianghirté ; c’est ainsi qu’El Hadj a baptisé d’un mot du Coran, disent les noirs, le village de Diangounté, dont l’ancien nom ne sert plus que pour désigner le pays de Diangounté, dans lequel nous étions entrés. Je n’en repartis que le 10 février. Ici je recopie textuellement mes notes de route ; on verra combien fut cordiale la réception qu’on nous y fit. Peu d’instants après notre arrivée à Ghiangounté (ou Diangounté ou Dianghirté), Tierno Boubakar Sirey, qui est chef du grand village, est venu me trouver à cheval, suivi d’une foule de talibés, au milieu desquels étaient plusieurs individus parlant un peu le français, et entre autres un nommé Boubakar Diawara, de Saint-Louis, qui nous dit que sa femme, Maram Tiéo, était encore à Saint-Louis, ainsi que sa fille Roqué N’diaye, qui était bien connue de mes laptots comme une des jolies filles de l’île. Le palabre d’arrivée commença par le récit que nous fit Fahmhara, en toucouleur, de notre voyage depuis Koundian, et des raisons pour lesquelles nous passions à Dianghirté. Je pris la parole ensuite, et je me plaignis de l’insistance qu’on avait mise à me faire aller à Nioro. Alors Tierno Boubakar me répondit simplement que j’étais le bienvenu et qu’il ferait pour moi tout ce qu’il pourrait. Puis il répéta en bambara, au chef des Kagoros, nommé Lagui, ce qu’il venait d’apprendre, et celui- ci le répéta à haute voix à ses hommes, avec de courtes mais énergiques protestations en faveur d’El-Hadj et de ceux qui venaient vers lui. Ensuite ils allèrent s’entendre entre eux et me quittèrent. Tierno Boubakar Sirey est un vieux Toucouleur de Fouta Toro, un Torodo de la famille des Li. Lorsque El Hadj fonda une maison (comme on dit ici) sur les ruines du village pris aux Bambaras, après avoir tué Niéma Niénancoro Diam, leur chef, il en confia le commandement à Boubakar. Sa figure est avenante et ses traits sont empreints d’une grande bienveillance ; il nous plut tout d’abord, et ses actes n’ont pas démenti notre bonne opinion. Déjà le vieux Boubakar Diawara s’était établi notre compagnon ; il était venu m’apporter des œufs, des poules et des guertés (arachides, pistaches de terre). Peu après le palabre, les Bambaras vinrent nous construire deux cases en nattes. Le procédé est bien simple : on perce des trous de 30 à 40 centimètres en terre, disposés en cercle ou en carré ; on y plante des piquets, dont l’extrémité est en forme de fourche ; on réunit ces diverses fourches par des bâtons plus ou moins droits, plus ou moins gros, toujours très-irréguliers, et on couvre le tout avec les sécos empilés sans beaucoup d’ordre ; quelques cordes en écorce d’arbre terminent et consolident le tout. Ces Bambaras travaillaient avec un désordre qui me frappa ; ils criaient, se disputaient. Personne ne conduisait l’ouvrage, ils faisaient, défaisaient, et malgré leur ardeur, une case fut très-longue à construire ; c’était bien l’image de leur vie et de celle des nègres en général : le désordre sous toutes ses formes ! J’achetai alors un joli mouton pour 10 coudées de guinée, et deux bouteilles de beurre pour 6 coudées. Vers quatre heures, le chef nous envoya deux poules et du riz, en nous faisant dire que c’était pour notre souper seulement. Une heure après, il vint lui-même m’amener un jeune bœuf, grand comme un âne, s’excusant de donner un aussi petit bœuf en prétextant la rareté des bestiaux. Puis il me donna un énorme toulon[43] de mil pour les chevaux et les animaux porteurs, et me dit qu’on s’occupait du souper des hommes, et qu’il m’enverrait du lait le soir. En effet, à la nuit, mes hommes reçurent un plantureux couscous, et moi environ six litres de lait ; nous nagions d’autant plus dans l’abondance, que Fahmhara recevait de son côté des cadeaux. Le lendemain matin, j’étais à peine éveillé après une nuit réparatrice, que je reçus une calebasse de lait, et vers neuf heures du matin, le vieux Tierno vint me faire sa visite et m’apporta mon déjeuner, trois poules et une calebasse du riz du pays de très-belle qualité. Il amenait à la visite du docteur une foule de malades. Il serait trop long d’en faire l’énumération ; outre les maladies impossibles qu’ils vous décrivent, il y avait des blessés dont quelques-uns l’étaient depuis deux et trois ans, des ulcères, des ophthalmies, dyssenteries, maladies de peau, etc. Nous eussions aisément épuisé notre pharmacie, dont les ressources étaient nécessairement limitées. Il fallut compter, et s’il y eut beaucoup d’appelés, il y eut peu d’élus. La bonne nuit avait reposé tout le monde ; en entendant chanter les perdrix, nos chasseurs se mirent en marche, et telle est l’abondance de ce gibier, auquel les Bambaras, par exception, ne donnent pas la chasse, que sans quitter de vue le camp on en tua plusieurs très-belles. Le Diangounté, Ghiangounté de Raffenel, qui n’a pu y parvenir, est un pays qui fut toujours indépendant, bien que tributaire du Ségou, dont on le considérait comme une province ; il est peu étendu. De l’Est à l’Ouest, il n’y a que deux jours de marche pour le traverser, et moins que cela du Nord au Sud. Dianghirté, où je me trouvais, en était la seule ville importante. Sa situation géographique est assez remarquable : au Nord, à l’Ouest et au S. O. il est limité par le Kaarta, au N. E. par le Bakhounou, à l’Est par le Ségou, au S. E. par le Bélédougou, autre État tributaire du Ségou, et enfin au Sud par le Foula-Dougou, qui fut longtemps aussi tributaire du vaste empire du haut Niger. Je ne lui ai point vu d’autre industrie que celle de tous les pays noirs ; d’autres ressources que ses cultures de riz, mil, maïs, arachides, coton, indigo et haricots, quelques tomates, oignons, et le tabac (tancoro ou tamaka). Le village de Dianghirté, par endroits, est entouré de hautes murailles ; la porte principale était jadis surmontée d’un étage qui tombe en ruine ; le tata, somme toute, est mal entretenu. — 540 talibés et leurs familles habitent la ville, dans laquelle la construction la plus remarquable à l’extérieur est la maison d’El Hadj ; elle est en terre comme le reste du village, ornée de deux tours carrées très-bien entretenues ; certaines parties du tata et le haut des tours sont surmontés d’un ornement à dents ou festons, dans le genre mauresque. Les maisons ordinaires sont celles des anciens Bambaras du village, aujourd’hui relégués dans six petits villages en paille, aux environs et en vue, de manière à pouvoir être surveillés. Elles sont à toits en terrasse ; les portes en sont tellement basses, qu’il faut se plier en deux pour y entrer ; elles sont ogivales ; souvent l’intérieur de la case est plus bas que la rue. Si on réfléchit que tout cela n’est que de la boue sèche, on peut se figurer ce que cela doit devenir sous les pluies torrentielles de l’hivernage. [Illustration : Maison d’El Hadj, à Dianghirté.] Cependant, au moment où je le visitai, le village était assez propre ; à côté de la mosquée, sous un hangar couvert de cannes de mil, le chef du village et les principaux marabouts se livraient à la lecture du Coran, tandis que le tamsir corrigeait les feuilles d’un exemplaire de ce livre qu’il venait sans doute d’écrire. Bien entendu, je ne pus obtenir d’entrer dans la maison d’El Hadj. Je me souviens même de la singulière figure que fit le tamsir de l’endroit, auquel j’avais fait cadeau de quelques feuilles de papier, lorsque m’ayant invité à entrer chez lui je passai le premier, et que peu au courant des usages je pénétrai dans la cour où étaient les femmes, qui se sauvèrent en me voyant. Cette sauvagerie musulmane est une des innovations apportées par El Hadj dans les mœurs des Toucouleurs, et en général des Sénégaliens, dont les femmes ne se cachent jamais. A Dianghirté, j’étais à une journée à peine de Kandiari[44], que je relevai bien, à peu de chose près, dans la direction indiquée par Raffenel, qui, on le sait, ne put dépasser ce point et dut revenir sur ses pas. Il se croyait à trois journées de Ségou. Lorsque, dévoilant encore une des ruses dont il était victime depuis son entrée dans le Kaarta, il s’écrie : « Être parvenu au dernier village du Kaarta, à trois journées de marche de Ségou, à quinze de Tombouctou, et m’en retourner ainsi mystifié, bafoué, chassé par ces coquins ! » ce cri du cœur, qui révèle une des souffrances intimes du voyageur, nous émeut, car, comme lui plus tard, n’avons-nous pas été bafoué, trompé, dupé, et nous savons aussi bien que personne que la prudence, l’intelligence et l’énergie sont souvent en défaut ; mais cela ne doit pas nous empêcher de relever l’inexactitude de son appréciation de la distance de Ségou et de Tombouctou. Un seul coup d’œil sur sa carte fait voir que lorsqu’il la construisit il ne pouvait plus se faire d’illusions sur la distance véritable de Ségou, qui, sur sa carte, était à vol d’oiseau de plus de 80 lieues. De plus, nous signalerons son erreur en longitude sur la position qu’il donne à Kaïndara, 10° 30′, c’est-à-dire un degré plus à l’Est que nous. Je pense que cette erreur doit être attribuée à une appréciation exagérée de la route estimée, qu’il pouvait à la rigueur corriger en latitude par des observations, mais non en longitude. Du reste, lorsqu’on constate qu’après être resté si longtemps dans le Kaarta, Raffenel n’a même pas pu se faire indiquer le nom des provinces de ce pays, on n’est pas étonné qu’il ait été induit en erreur dans les informations qu’il pouvait se procurer, tout en appréciant le mérite, l’énergie et la patience qu’il lui a fallu dépenser pour recueillir les nombreux renseignements qu’on lui doit. Mais laissons Diangounté et son bon vieux chef, et occupons-nous de notre départ. — Trois routes sont usitées pour se rendre de Diangounté à Ségou : l’une, la plus directe, entre presque de suite dans le Bélédougou, qu’elle traverse pour venir rentrer dans le Ségou, à Médina ou à Banamba. On m’en indiqua les villages, qui sont très-rapprochés les uns des autres, et souvent depuis j’ai pu vérifier l’exactitude des renseignements qu’on m’avait fournis. Cette route nous était fermée par la révolte du Bélédougou, révolte dont il n’était plus possible de douter, mais qui ne nous inquiétait pas beaucoup jusque-là, tout le reste du pays paraissant parfaitement soumis à El Hadj. Une autre route, celle que nous devions prendre, traversait le Diangounté de l’Ouest à l’Est, et entrait sur le territoire de Ségou par la province de Lambalaké, pour rejoindre la première route à Médina. Enfin, une troisième allait rejoindre à Hofara le Bakhounou, puis redescendant par Ouosébougou (Wasibou de Park), aboutissait au Lambalaké et à la deuxième route, à Toumboula. [Décoration] [Note 41 : Le sofa est un esclave guerrier, ou plus exactement un esclave mâle employé soigner les chevaux ou à accompagner son maître à la guerre.] [Note 42 : En pareil cas, après avoir tracé la route estimée, je la réduis à l’échelle voulue par la méthode graphique des carrés.] [Note 43 : Toulon, sac de cuir.] [Note 44 : Kandiari ou Kaïndara.] CHAPITRE VII. Départ de Diangounté. — Les sauterelles. — Le Ba-Oulé du Niger. — Kalabala. — Fabougou. — Troupeau de bœufs des Pouls du Bakhounou. — Diongoye. — Digna. — Ouosébougou. — Nous commençons à souffrir de nos privations. — Traces d’éléphants. — De Diongoye à Gomintara. — Kénienébougou. — Fin du Diangounté. — Nous sommes dans le Ségou. — L’eau infecte de Tonéguéla. — Marigot de Samentara. — Babougou. — Commencement de travail. — Tiéfougoula. — Sa population. — Ses femmes. — Commencement des botoques. — Visite des Massassis de Guéméné. — Les Maures et leurs femmes. — Vol d’une baïonnette. — Médina. — Encore des voleurs. — Premiers bruits de guerre civile à Ségou. — Nécessité de marcher. — Arrivée à Toumboula. 10 février 1864. Notre départ avait été fixé au 10 février au matin. En même temps qu’il me l’annonçait, Tierno Boubakar, en me promettant des guides, me faisait dire en secret que si j’avais un cadeau pour lui, il me priait de le lui faire à la nuit, sans quoi il serait obligé de le partager et qu’on le pillerait. Peut-être s’attendait-il à un beau cadeau ; mais fidèle à mon principe de très-peu donner, je lui envoyai une calotte de velours brodée d’or, du papier, un peu de poudre, et le tamsir vint à son tour me demander quelques feuilles de papier. Je fus frappé alors de la beauté d’une épée qu’il portait ; elle était très-vieille, mais elle avait dû être une arme de prix. La lame damasquinée était fort belle. La poignée était finement ciselée, et on voyait sur une des coquilles une tête d’empereur romain, triomphateur, d’une grande beauté. Plus tard, Tierno Boubakar, en me remerciant, me fit demander un boubou de coton blanc, que je m’empressai de lui donner. (Ce coton madapolam six quarts, c’est-à-dire 1m 50 de large, est le plus estimé.) Boubakar Djawara ne nous demanda qu’un peu de poudre ; sous ce rapport, j’étais bien fourni, je pus là, comme tout le long de la route, faire des générosités. Le 10 février, au matin, nous chargions les bagages. Enfin, nous allions nous diriger vers le Niger, auquel nous tournions le dos d’une manière inquiétante depuis quelque temps. Le petit repos avait remis tout le monde de bonne humeur, et on marchait vers l’Est le cœur content. Les guides se firent un peu attendre comme d’habitude. Boubakar-Cirey, à cheval, après avoir été les chercher, revint nous mettre en route. Il nous avait renforcés de trois talibés, dont un avait une lettre pour Ahmadou. En outre, ceux de Dinguiray, avec leurs esclaves en haillons, nous avaient rejoints, ainsi que deux hommes de Guémoukoura ; nous étions donc un peu en force en cas d’événement. Au moment de me quitter, le vieux Boubakar me donna une espèce de bénédiction musulmane en se crachant très-légèrement sur la main, et se la passant ensuite sur la figure. Nous nous mîmes en route à sept heures et demie. A neuf heures nous laissions le chemin de Bélégoudou sur notre droite. A dix heures vingt minutes nous traversions un lougan dépendant de Dianghirté, dont les arbres étaient littéralement couverts de sauterelles, qui, après en avoir dévoré les feuilles, semblaient s’attaquer aux écorces. Ces insectes, les mêmes qui exercent de si grands ravages en Algérie, véritable fléau des récoltes et dont la voracité est incroyable, faisaient, par leur vol et leurs mouvements continuels, un bruit analogue à celui de la grêle[45]. Quelques instants après nous traversions un marigot qui, bien qu’à sec, avait un lit si marqué et si profond, qu’il me frappa tout de suite. Je demandai ce que c’était, et un Maure m’informa que ce cours d’eau allait, à la saison des pluies, tomber dans le Niger, en sillonnant le Bélédougou ; c’était donc, selon toute probabilité, le fameux Ba-Oulé, décrit par tous les donneurs de renseignements ; mais ce n’était à coup sûr pas une rivière. Quant au point où il entre dans le Niger, bien qu’à cette époque on m’eût dit qu’il allait tomber dans les environs de Bamakou, à Kégnioroba, plus tard, lorsque je remontai le Niger, ayant eu à traverser presque en face de Dina un immense marigot, qu’on me dit être le grand marigot du Bélédougou, j’ai été amené à conclure que c’était le même Ba-Oulé, d’autant plus qu’on m’affirmait qu’il n’y avait pas d’autres marigots dans le pays. [Illustration : Pl. III. ITINÉRAIRE du Voyage AU SOUDAN par E. MAGE Gravé par Erhard, rue Duguay-Trouin, 12. Paris. Imp. Fraillery 3. r. Fontanes.] Peu après nous longions le marigot et nous arrivions à Kalabala, village peu important, habité par des Bambaras. A côté des nouvelles cases en paille, on voyait les débris de l’ancien village ruiné, comme tout le pays, pendant la conquête ; on pouvait encore juger de la disposition des cases qui étaient en terre comme à Dianghirté, et souvent en sous- sol. Après le déjeuner, on se remit en route pour aller coucher à Fabougou, village en reconstruction sur le bord de l’une des branches du marigot. Nous y fûmes agréablement surpris par la vue d’un troupeau de deux à trois cents bœufs, appartenant à Sambouné Poul, chef de Hofara, ou plutôt à son fils Houka, nous dit-on, Sambouné étant mort. Les bœufs s’étaient précipités dans les flaques d’eau du marigot et les troublaient tellement, qu’il nous fut impossible d’avoir de l’eau propre. Les bergers qui vinrent nous voir offraient le type Peuhl dans toute sa pureté : nez aquilin, cheveux soyeux nattés, lèvres minces. Pour un peu de poudre nous nous procurâmes abondamment du lait, ce qui, joint à nos ressources et au souper du village, nous laissa encore dans l’abondance. 11 février 1864. Le lendemain nous fîmes une petite marche jusqu’à Diongoye. Les Diulas qui marchaient avec nous depuis Kita nous y quittèrent, non sans me remercier de tout ce que j’avais fait pour eux. C’était bien peu de chose ; mais dans un pays où l’on ne fait rien pour rien, leur avoir prêté de temps à autre des ânes qui m’étaient inutiles, leur avoir donné place au gîte et quelques repas, c’était un grand service. Ils allaient au village de Digna que nous relevions au S 80° E. du compas, et qu’ils estimaient à un jour et demi, soit dix ou quinze lieues au plus. Pour arriver à Diongoye, nous avions quitté une branche du Ba-Oulé, qui remonte un peu plus au Nord, tandis que l’autre, restant à droite, passe après quelques détours, très-près de Dina ou Digna, village important, situé à l’Ouest et très-près d’Ouosébougou. Tout ce pays est peu accidenté ; il est inondé pendant les pluies par nombreuses places ; à chaque instant nous marchions sur des traces d’éléphants, dont les pas énormes semblaient attester la grosseur. J’appris, du reste, par la suite, que le Bélédougou en est très-peuplé, ainsi que le Bakhounou. Notre nuit fut assez mauvaise, je ne dormis pas ; en dépit de l’hospitalité que nous recevions, nous commencions à nous épuiser ; notre biscuit était presque fini, notre café n’existait plus depuis longtemps, notre sucre avait été terminé avant le café ; nous nous affaiblissions sensiblement, de telle sorte, qu’avant de me mettre en route, j’écrivis ces quelques lignes : « Passé la nuit sans sommeil, presque malade ; peu dîné hier ; il me faudra aller jusqu’à deux heures sans rien prendre. Si seulement j’avais un morceau de pain ! » Eh ! mon Dieu ! oui, un morceau de pain ; tel était mon _desideratum_ alors, tel il a été souvent depuis. Ce sont là de ces souffrances peu appréciées mais qui sont terribles pour qui les subit. 12 février 1864. Notre route de cette journée fut une des plus pénibles que nous eussions faite jusqu’alors. Partis à six heures, nous nous arrêtions à sept heures cinquante-cinq minutes, pour boire, au village de Kéninéebougou ; nous y trouvâmes un marais qui n’était en réalité que la deuxième branche du Ba-Oulé. Une fois partis de là, nous marchâmes sur la frontière du Bélédougou, en en relevant les montagnes et les villages un peu dans le Sud. A dix heures six minutes on me prévint que je n’étais plus dans le Diangounté, mais bien dans le Ségou. Cette nouvelle, que j’inscrivis aussitôt, ne pouvait me faire oublier ma souffrance. Nous marchions rapidement, la soif nous fatiguait ; à onze heures vingt minutes, nous trouvâmes les ruines du village de Tonéguéla ; dans un puits il y avait un peu d’eau croupie, infectée par des crapauds morts, et toute espèce d’horreurs. Telle était notre soif, que presque tout le monde but en se bouchant le nez. A une heure trente minutes, nous passions sur le flanc d’une colline ; un ruisseau, aujourd’hui à sec, l’avait sillonné ; on me dit que c’était le marigot de Samentara, qui, à la saison des pluies, va former un lac dans le Bakhounou. Plus nous avancions, plus le terrain s’accidentait. A deux heures nous rencontrâmes un troupeau de bœufs, conduit par des Peuhls, qui nous engagèrent fortement à nous défier du village. Nous passâmes alors, marchant un peu plus serrés, entre deux collines, et à quatre heures quatre minutes, nous étions à Gomintara, rendus de fatigue et de soif. Un mouton, que nous emmenions, était à demi mort ; il avait fallu le placer sur une mule ; on le saigna sans retard ; je crois qu’il n’eût pas vécu une heure. Si nous n’eûmes pas à nous plaindre du village, nous reçûmes une assez maigre hospitalité. Le chef me donna une poule. Heureusement, Fahmahra eut un peu de lait, qu’il partagea avec nous. Quant à tous nos animaux, un petit panier de haricots en cosses fut leur maigre pitance. Aussi, le lendemain, après avoir observé la hauteur méridienne, dont je déduisis 14° 26′ 30″ de latitude Nord, je fis charger les bêtes et me décidai à aller tenter la fortune à Babougou, en passant par Coroula et laissant Oualitera à notre gauche. Le village paraissait si peu bien disposé, qu’il ne nous fournit même pas de guides. Plus nous avancions, plus le pays s’accidentait. Aux plaines du Kaarta et du Diangounté, succédait une contrée plus boisée, des ravines rompaient la monotonie, de temps en temps un rocher perçait le sol. Autour des villages, la culture du tabac devenait plus abondante ; mais quoique notant toutes ces remarques, j’y étais peu sensible, je n’avais qu’une idée : marcher, marcher quand même, pour arriver au Niger, avant que les forces me trahissent. 13 et 14 février 1864. Nous fûmes un peu mieux reçus à Babougou. Fahmahra vint me prévenir qu’il approchait du village dans lequel il était né et il me demandait un boubou et un pantalon pour y arriver mieux vêtu. Fahmahra était un Soninké qui avait habité Saint-Louis quelque temps comme tailleur nègre. Il se confectionna le tout avec l’étoffe que je lui donnai, en une soirée. Le 14, en quittant ce village, je remarquai des poteries mieux faites, des fours à fondre le fer, des cultures plus soignées que celles que nous avions vues jusqu’alors ; c’est que j’allais entrer véritablement au milieu de cette population mélangée de Soninkés et Bambaras, gens dévoués à la tâche, âpres au gain, rudes à la peine, vivant dans le Lambalaké, le Fadougou, ces provinces de Ségou si fécondes et si industrieuses, avant que la guerre les eût changées en un désert, où les populations ne sont plus que comme des îlots perdus dans un vaste océan. Ces pays fournissent à l’Afrique occidentale une bonne partie de ces colporteurs de marchandises qui, connus sous le nom de Diulas (mot soninké qui prouve suffisamment leur origine), contribuent au développement du commerce sur une si grande échelle. Partout où je passais, après avoir reçu l’hospitalité, je faisais un petit cadeau de poudre ou de quelque bagatelle ; c’était bien peu, mais j’aurais pu ne rien faire. Sans doute il y eut des mécontents, mais n’y en a-t-il pas toujours, et un secret instinct me disait de réserver mes marchandises, de ménager mes ressources. A cette époque je comptais bien, une fois arrivé au Niger, renouveler la tentative de Mongo Park, m’embarquer sur le fleuve et descendre jusqu’au golfe du Bénin ; je me disais que j’aurais alors besoin de toutes mes ressources, qu’elles seraient même insuffisantes. Aussi, malgré la fatigue, malgré les souffrances, je pressais la marche, je ne voulais pas m’arrêter, et je me remis sur-le-champ en marche pour Tiéfougoula. Quatre heures m’y conduisirent ; un peu avant d’y arriver je passai un petit village en terre dont les maisons étaient à terrasse. On le nomme Ardani. En dehors du tata, il y avait des cases en paille habitées par des Peuhls. Les _Lougans_ étant très-étendus, nous ne nous y arrêtâmes pas et allâmes camper à côté de Tiéfougoula. C’est un grand village à tata, entouré d’un immense goupouilli ou village en paille ; au pied d’une petite montagne, située au N. E., on voyait un autre village de Peuhls dont les huttes en paille ont toujours un aspect misérable. Un grand nombre de bestiaux, quelques bœufs et chevaux, nous frappèrent tout d’abord les yeux. La population était en grande majorité composée de Soninkés qui habitaient seuls le tata. En dehors de cette race, il y avait affluence de Peuhls et de Maures. Ces derniers n’étaient là qu’en passant et trafiquaient de leur sel. Bien que Sarracolés pur sang et parlant le soninké, les gens du village avaient en partie adopté l’usage de se déchirer la joue de trois coupures, s’étendant de la tempe au menton, ce qui est, on le sait, le blason des Bambaras ; de plus, ils portaient presque tous la botoque dans la cloison nasale. C’est un anneau fendu, d’or, de cuivre ou même de cire, que l’on serre après l’avoir passé par un trou pratiqué dans la cloison nasale, absolument comme ceux dont sont percées les oreilles des négresses. C’est affreux, mais on y tient dans le pays, et les Soninkés ont adopté cet usage barbare, qui semble, du reste, avec quelques modifications, régner dans tout le Soudan central depuis les chaînes de Kong jusqu’à Tombouctou, depuis l’Adamawa jusqu’au bassin du Sénégal, où cette coutume heureusement n’a pas pénétré. Notre campement fut aussitôt envahi par une foule proportionnelle à la grande population du village. On nous apportait à vendre, pour quelques verroteries, des oignons magnifiques, des tomates d’Europe (je veux dire de l’espèce d’Europe), du lait, du beurre. [Illustration : Jeune fille soninké.] Je m’occupais tranquillement du dîner qu’on nous préparait quand on vint m’annoncer la visite d’un Massassi de Guéméné. J’appris alors que tous les Massassis du Kaarta qui n’avaient pas été tués par El Hadj ou qui ne s’étaient pas réfugiés dans le Khasso et le Bondou, sous la protection de nos alliés, avaient été internés dans le village de Guéméné, qui n’était guère à plus de trois heures dans le Sud. Deux beaux noirs, offrant ce type remarquable des Massassis, le seul type existant dans la race bambara, dit Raffenel, se présentèrent alors avec une aisance singulière. Beaux hommes comme toute cette famille, qui doit peut-être à ses nombreux croisements avec les Peulhs, ses qualités physiques, ils étaient vêtus d’un boubou lomas noir, c’est-à-dire d’une étoffe fine, fabriquée dans le pays et teinte de l’indigo le plus foncé ; un turban appelé tamba sembé s’enroulait sur leur tête ; des cordons de soie rouge, apportés par les Maures, soutenaient leur poire à poudre et leur cartouchière ; un sabre suspendu à une espèce de bretelle jetée sur l’épaule et un fusil à deux coups tenu à la main, tel était l’accoutrement de ces gens qui, je le répète, me frappèrent tout d’abord par leurs bonnes manières. Ils parlaient à voix basse, très- convenablement, contrairement aux Bambaras, qui crient à se faire entendre de tous les sourds de la terre et qui gesticulent encore bien davantage. Ils me dirent que leurs pères, ayant entendu que deux blancs étaient dans le pays, les envoyaient au-devant de moi pour me saluer, et m’offrir des secours pour traverser le pays ; que le Bélédougou était révolté et que son armée était près de Toumboula, village par lequel nous devions passer ; qu’il fallait venir chez eux où je serais en toute sécurité, qu’ils rassembleraient une armée pour me conduire, que de tout temps leur famille avait été l’amie des blancs, qu’ils avaient reçu Raffenel et qu’ils me recevraient de même. Il faut avouer que c’était peu tentant. Je refusai en les remerciant, mais je leur dis qu’allant à Ségou trouver El Hadj, sous la conduite de ses talibés, je ne pouvais que m’en rapporter à eux et que je continuerais le chemin que nous avions décidé de prendre. Peu après cette visite, le chef du village vint m’amener un superbe bœuf au pelage gris ; c’est ce qu’il me donnait pour mon souper, s’excusant de faire aussi peu. Je fis immédiatement tuer le bœuf et, selon l’usage malinké et bambara, je renvoyai au chef sa part : une jambe de devant avec deux ou trois côtes entières. C’est une bizarrerie, qu’ils préfèrent la jambe de devant à celle de derrière qui est plus grosse et de meilleure qualité ; mais enfin c’est la coutume. Je fis ensuite quelques cadeaux de viande et ne gardai que les deux quartiers de l’arrière pour faire de la viande séchée. Du reste, je voulus remercier ce brave homme de sa bonne réception, et après avoir consulté Fahmahra sur ce qui pourrait lui être agréable, je lui fis présent d’un boubou et d’un toubé[46], environ 10 mètres d’étoffes, et il fut enchanté. Le 15 février, après une nuit très-froide[47], notre camp fut assailli de nouveau par tous les curieux ; il vaut presque autant dire par tout le village, et, de plus, par les plus insupportables visiteurs, par les Maures et Mauresques. J’appris alors qu’il y avait près de là un camp de Lacklall (tribu maure). Comme toujours, les Maures se montraient insolents et mendiants ; les noirs les craignent et ont pour eux un respect instinctif, en un mot ils subissent leur ascendant. Ceux auxquels nous avions affaire offraient le type arabe assez pur, il y en avait même de très-beaux. Parmi leurs femmes qui se drapaient fièrement dans la guinée à demi usée, il y avait deux ou trois jolies créatures, mais qui, sans doute, étaient déjà à l’engrais, car l’embonpoint déformait leur taille. Sans l’influence extraordinaire du public, aucun lieu n’eût été mieux choisi que Tiéfougoula pour se reposer. Nous y étions dans l’abondance, mais les Maures m’exaspéraient ; depuis mon voyage au Tagant je les ai pris en horreur, et ici, encore, je les trouvai ce qu’ils sont partout : voleurs ! Depuis trois mois que nous étions en pays de nègres, rien ne nous avait été volé. Là, au moment où, après avoir observé la latitude de 14° 22′ 46″ Nord, je fis charger les bagages pour aller coucher à Médina, il nous manqua une baïonnette. Je fis prévenir le chef du village, qui me répondit sans hésiter : « Ce sont les Maures ; veille bien à tes bagages, car sans cela ils t’enlèveront tout ! » 15 février 1864. Il n’y avait rien à faire, nous nous mîmes en route. On me fit d’abord remonter au Nord jusqu’à Sébindinkilé, petit village qui touche presque au grand village de Guigué (Bambaras). Après cela, nous inclinâmes au S. E. ; et à 4 heures 39 minutes nous arrivâmes à Médina, assez grand village soninké. Fahmara se rendit chez le chef, qui me fit prévenir de bien veiller à mes affaires, parce qu’il y avait beaucoup de voleurs, et pour me montrer combien ils étaient adroits, il me dit qu’ils avaient pillé jusqu’à des Maures de passage auxquels ils avaient enlevé une pierre de sel et un fusil. C’était le cas de dire : A voleur, voleur et demi. Quant à moi, en présence d’aussi adroits coquins, il n’y avait pas à balancer, et je me décidai à mettre un factionnaire et à tenir tout le monde à l’écart, chose plus facile à imaginer qu’à faire exécuter au milieu d’une foule semblable. La nuit arriva sans qu’on m’envoyât rien pour mon souper ; mais on apporta, selon l’habitude des Bambaras, du lack lallo[48] aux hommes. Le soir les Peuhls envoyèrent du lait à Fahmhara, qui m’en donna un peu ; ce fut tout ce que je reçus au village. En revanche nous apprîmes une nouvelle inquiétante dont je ne pouvais encore pressentir la gravité. On disait qu’Ahmadou, roi de Ségou, avait brûlé le village de Sansandig. Ce bruit, qui révélait des troubles à Ségou même, et ne tendait à rien moins qu’à faire voir que la principale ville du pays était révoltée contre le roi, était en partie démenti ; mais quand je demandais des explications on m’induisait en erreur et il m’était impossible alors de démêler la véritable position du pays. Du reste, quand je l’eusse su, toute tentative pour revenir sur mes pas m’eût fait abandonner de mes guides, et je n’aurais pas passé vingt- quatre heures sans être pillé, attaché et transporté à Ségou comme espion. 16 février 1864. Il fallait donc marcher en avant et cacher quand même nos inquiétudes. A 6 heures 59 minutes, le 16, nous reprenions notre route. Nous passions le grand village de Marena, où, m’étant arrêté quelques minutes, je fus entouré par une foule énorme. Derrière ce village je vis quelques marais, puis je passai Sansankoura sans m’y arrêter autrement que pour prendre le relèvement du village de Diankébougou, que je laissais à ma gauche, et à 9 heures j’arrivai en vue de Toumboula, très-grand village, construit près de dunes de sable. La brise était forte et soulevait une poussière intense. Nous campâmes. Dans le village on battait le tabala, tout le monde était sur notre passage ou sur le toit des cases et sur les murs de la ville pour nous voir défiler. Il n’y avait là que de bonnes figures pour nous. La muraille, bien soignée, était, dans tout son pourtour, surmontée d’ornements dans le style mauresque. Des bœufs, des chevaux attestaient la prospérité. Pauvres gens ! j’étais loin de penser que deux ans après je les verrais ruinés, en proie à la misère, à la famine, ayant passé par toutes les horreurs d’une guerre civile, et lorsque le vieux chef vint me voir et m’amener un jeune bœuf, j’étais loin de penser qu’à Ségou je le retrouverais malheureux, retenu comme moi, plus misérable que moi, que je lui rendrais des services et que nous reprendrions ensemble le chemin de nos foyers. Ce village était Toumboula. [Décoration] [Note 45 : Bien souvent depuis, à Ségou, je les ai vus passer en nuage non interrompu depuis le coucher du soleil jusqu’à la nuit obscure, se dirigeant vers l’Est.] [Note 46 : Toubé, pantalon.] [Note 47 : Le thermomètre avait marqué au soir 9° centigrades.] [Note 48 : Lack lallo, farine de mil bouillie en pâte très-épaisse, accompagnée d’un coulis d’aloo ou de lallo, de viande séchée ou poisson séché. Les amateurs prétendent que pour que ce soit bon, il faut que la viande ou le poisson soient très-avancés. Le lallo est la feuille du baobab séchée et pilée.] CHAPITRE VIII. Toumboula. — Badara Tunkara. — Le Lambalaké. — Tikoura. — Bembougou. — Barsafé. — Marconnah. — Ouakha ou Ouakharou. — Les roniers et leurs fruits. — Les Foular. — Masoso ou Soso. — Un cadavre Moroubougou. — Craintes des Bambaras. — Médina. — Nous rejoignons une caravane. — Marche en colonne. — Une attaque. — Article de journal sur cette attaque. — Comment les bruits se transportent en Afrique. — Arrivée à Banamba. — Pluie anormale. Toumboula, le nom du village dans lequel nous venions d’entrer, n’est porté sur aucune carte, et je n’en avais jamais entendu parler. Mes noirs m’affirmèrent qu’ils le connaissaient de nom, et au fait la chose n’a pas lieu de me surprendre, puisque c’était un village soninké, dans lequel plus de la moitié peut-être des habitants âgés avaient fréquenté des comptoirs français et anglais, et avaient dû y porter le nom de leur village. A Koundian j’avais été reconnu par un Sarracolé Diula, qui avait passé plusieurs années dans la Cazamance et m’avait vu chez M. Jules Rapé, lorsque je commandais _le Griffon_, en station dans cette rivière ; la même chose eût parfaitement pu m’arriver à Toumboula. Néanmoins, je ne pus m’empêcher de penser que si dans les comptoirs on faisait subir à chaque caravane qui arrive un interrogatoire sur son lieu de départ, sa marche, le lieu de naissance de ses hommes et leur lieu de domicile, on aurait ramassé depuis longues années des renseignements précieux qui me manquaient totalement. Et, certes, ce ne serait pas chose difficile ; dans les comptoirs on a de longues heures de loisirs, c’est même en partie l’ennui de l’inaction qui cause le plus de morts. Une telle étude profiterait à la science, serait utile à la colonie et salutaire aux personnes qui en seraient chargées. Quant aux interrogés, le plus mince cadeau après l’interrogatoire les indemniserait de leur perte de temps et les renverrait contents. On me dit aussitôt que le chef de ce village avait été placé là par El Hadj, qu’il lui était dévoué, que c’était un grand marabout, et qu’il se nommait Badara Tunkara. Ce dernier nom est un nom de famille très- répandu et très-estimé chez les Soninkés, et par lequel on salue les individus qui le portent, absolument comme les Bakiris, qu’on appelle Bakiris, pour leur faire honneur, et comme les Djawara. Fahmahra alla prévenir Badara de mon arrivée. Il répondit de suite qu’il allait venir me voir. J’étais campé assez loin du village, sous le seul arbre qu’il y eût dans toute la plaine, destinée aux cultures. Malgré son âge, il ne tarda pas à arriver, entouré d’une foule qui paraissait avoir le plus profond respect pour lui. Il avait un burnous noir, brodé d’or, par-dessus les vêtements du pays ; un bonnet rouge et un turban blanc très-étroit. Il me frappa sur-le-champ par sa bonne figure et sa ressemblance frappante avec Amat-N’diaye An, le tamsir[49] de Saint-Louis. Il nous reçut avec effusion, me dit qu’il avait été longtemps à Sierra Leone, qu’il connaissait les blancs, les aimait, et en terminant il me donna un joli jeune bœuf pour mon déjeuner. Il aurait bien voulu que je restasse à son village, il me demandait à acheter de la guinée et m’apportait une belle _tamba sembé_[50] en échange. Mais j’avais décidé d’aller coucher à Marconnah, je ne me laissai pas tenter. Je fis un présent au chef, le remerciai, m’excusai de ne pas tuer le bœuf dans son village, et dès que hommes et animaux eurent mangé et bu, je repris ma route. Le docteur avait été assailli par les malades, mais il n’avait pu donner de soins et de médicaments qu’au frère du chef du village, atteint d’une ophthalmie assez grave. Du reste, la poussière était tellement intense, qu’il y avait de quoi causer des ophthalmies à tout le monde ; je mis mes lunettes de voyage, mais au bout de quelques instants je n’y voyais plus du tout, les verres étaient couverts de poussière ; nous mangions du sable, nous en buvions ; bref, je quittai Toumboula sans regrets ; malgré l’hospitalité de son chef. Ce village était actuellement le chef-lieu du Lambalaké, petite province très-fertile, habitée par les Soninkés, qui, par leur travail, ont su y apporter une industrie et du bien-être. C’est de ce pays et du Fadougou, que nous allions bientôt traverser, que sortent les Lomas noirs[51] et les tamba sembés les plus estimés et les mieux teints. En quittant Toumboula, nous arrivâmes bientôt à Tikoura, village garni d’un tata bien ornementé, bien entretenu, puis nous passâmes Bembougou et Barsafé, ruinés tous deux, et nous arrivâmes à Marconnah. Cette route de trois heures avait sillonné un beau pays accidenté, couvert d’une belle végétation, au milieu de laquelle apparaissaient quelques roniers. Un peu avant d’arriver au village, nous traversâmes un petit plateau de roches : c’était le premier que nous rencontrions depuis longtemps. Marconnah était un grand village garni d’un tata ; là, comme à Tikoura, je fus frappé de la culture du tabac, très-soignée et faite sur une grande échelle. J’appris que c’était un objet de commerce important, qu’on en transportait des ballots sur les marchés du Djoliba (Niger). Il y en avait différentes variétés, mais je n’eus pas le temps de les examiner ; notre marche était si rapide, que dans nos haltes nous avions déjà trop affaire de remettre nos notes en écriture lisible, de faire le tracé de la route et de répondre aux palabres. Toute autre étude, tout autre travail eût été impossible ; je me trouvais surchargé, et bien souvent pour faire mon lever en route, pour le mettre au net, en arrivant, il m’a fallu faire appel à toute ma volonté et à toutes mes forces. Fahmahra avait dans ce village un frère, qui vint me saluer avec le chef, et tous deux tentèrent de me décider à passer la journée du lendemain à Marconnah. Je refusai énergiquement, malgré la mauvaise humeur de Fahmahra qui aurait désiré se reposer chez les siens, chose bien naturelle du reste. On m’envoya alors deux chèvres, et comme j’avais abondamment de viande, je fis porter au chef les deux épaules du bœuf qu’on m’avait donné à Toumboula. 17 février 1864. [Illustration : Palmier ronier.] Le 17 au jour je fis charger ; je voulais me rendre à Soso dans la journée, et on m’avait prévenu que la marche serait longue. Au moment de partir, Fahmahra n’était pas là. Je me mis en route sans lui, sous la conduite d’un guide fourni par le village. Nous descendîmes de la colline sur laquelle est le village, puis nous passâmes à Niarébougou, petit tata ; nous laissions sur la gauche Boïla, assez grand village, me dit-on. Nous entrâmes alors dans une forêt de roniers magnifiques ; à huit heures, nous passions le village de Moniocourou, ruine au Sud de laquelle était situé, à environ quinze cents mètres, le village de Yoromé, et à 8 heures 55 minutes nous étions à Ouakha ou Ouakharou, village placé au milieu d’une plaine de toute beauté, parsemée de roniers chargés de nombreux régimes de fruits encore frais. Le guide me voyant m’arrêter pour attendre Fahmahra, me dit que si nous nous arrêtions un seul instant, nous coucherions dans les broussailles, vu qu’en continuant, nous arriverions à peine à destination avant le coucher du soleil. Fatigués comme nous l’étions tous, hommes et animaux, il n’y avait pas moyen de faire cette marche. Cela me contraria outre mesure ; je fis néanmoins décharger les bagages ; les animaux n’avaient presque pas mangé la veille, je me décidai à les laisser reposer. Fahmahra arriva alors et je l’apostrophai pour m’avoir trompé sur la distance et m’avoir fait attendre. Il se fâcha à son tour, ce qui me calma tout de suite ; je lui dis de se taire, que ce n’était qu’un jour perdu. Dès que nous fûmes installés sous un arbre magnifique, Samba Yoro me demanda à couper des rones. Je ne m’y opposai pas et il escalada un des plus petits roniers, car nous en avions autour de nous qui mesuraient trente mètres de hauteur sous les branches. Mais aussitôt qu’il commença à abattre les fruits, les gens du village voulurent s’y opposer. C’était d’autant plus regrettable que les fruits étaient juste mûrs à point ; le lait qui plus tard devait être amande était encore liquide et frais, c’était très-bon et au moins aussi sucré que le lait de coco. Mais Fahmahra, qui, pas plus que les gens du village, n’avait jamais mangé de rones fraîches, en ayant goûté, cette fois, et les ayant trouvées très-bonnes, se mit à se disputer avec les gens du village, disant que ces arbres étaient au bon Dieu, que ce n’étaient pas eux qui les avaient plantés et qu’ils n’avaient pas le droit d’empêcher quelqu’un d’en manger. Force nous resta et nous abattîmes une centaine de rones. Ce qu’il y eut de plus curieux, c’est que les gens du village, s’étant hasardés à en goûter, se mirent de la partie, si bien que tous les roniers accessibles furent dépouillés. Je suis sûr qu’on se rappellera longtemps notre passage dans ces lieux, où nous avons révélé une nourriture succulente à côté de laquelle les habitants vivaient depuis des siècles sans songer à en essayer, attendant l’époque où le fruit tombe ; alors, au lieu d’avoir un goût exquis, il ne sent plus que la térébenthine, et au lieu d’une crème n’offre qu’une amande filandreuse et jaune. Il y avait beaucoup de Peuhls dans ce pays ; on les désignait sous le nom de Foular ; ils n’offraient pas de traits remarquables, mais avaient une taille très-élancée ; leurs visages, si ce n’est qu’ils étaient exempts de coupures, se rapprochaient assez du type des races soninké et bambara, avec lesquelles ils devaient être très-mélangés. Le chef me fit cadeau d’un cabri, il donna un repas abondant de couscous aux hommes ; aussi, au moment du départ, je lui envoyai six coudées de guinée. [Illustration : Forêt de roniers.] 18 février 1864. Le 18 au jour, nous reprîmes la route par un temps brumeux ; nous marchions lentement malgré nous, nos deux maigres chevaux nous portaient à peine, les ânes étaient tous blessés. Les mules, qui avaient plus souvent jeûné qu’il n’était raisonnable, traînaient un peu la jambe ; en somme, tout le monde sentait le besoin d’arriver. Heureusement nous étions dans la route, comme disaient les noirs, nous n’avions plus de broussailles à traverser, le chemin était net, bien battu, bien tracé. Ce pays était assez arrosé de marigots dans lesquels nous trouvions de l’eau. Nous franchîmes trois villages détruits. Ce sont : Soumbounko, Coro et Tominkoro ; nous relevâmes un petit village nommé Coséla vers neuf heures vingt-sept minutes ; il nous restait au Sud 30° Ouest. Pendant cette route qui sillonne un pays magnifique, au milieu de forêts de roniers aux troncs séculaires, dont quelques-uns dépassaient tout ce que j’avais vu jusqu’alors et devaient bien atteindre quarante mètres de haut, nous rejoignîmes deux caravanes portant des ballots de coton au marché de Yamina ; c’étaient des gens de cette ville même, qui étaient venus acheter ce coton dans le pays de Fadougou où nous étions. Ce pays est habité par les Soninkés et Bambaras ; mais, au contraire du Lambalaké, c’est l’idiome bambara qui l’emporte. Autrefois cette province dépendait du chef de Damfa ou Dampa ; il portait le titre de roi et commandait spécialement à la province de Damfari. Déjà de nombreux individus s’étaient joints à nous. Avec cette caravane que nous rejoignions, nous formions une bande très-respectable. Il est vrai que j’ignore jusqu’à quel point j’eusse pu compter sur le courage des hommes ; mais à cette époque, je ne savais pas à quoi m’en tenir. Aussi je cheminais sans autre préoccupation que celle d’arriver à Yamina et au Niger. A Toumboula, on nous disait que nous étions à trois jours de marche, et voilà qu’à Masoso nous étions encore à trois jours. Le Niger fuyait-il devant nous ? Soso ou Masoso, où j’arrivais, avait un grand tata ; les cases en terre, à toits en terrasse, avaient, comme la muraille, de trois à quatre mètres de haut. Le temps était resté brumeux, le pays avait un aspect triste ; du reste, la végétation était moins belle, l’aspect moins pittoresque. Il n’y avait plus de roniers que de loin en loin. Quelques cailcédras étaient les arbres les plus remarquables de la plaine. A notre misère venait s’en ajouter une autre : le sel que nous avions un peu gaspillé nous manquait. Heureusement, quelques malades qui venaient se faire soigner par le docteur lui en apportèrent un peu, car c’est un triste régal que de la cuisine sans sel. 19 février 1864. Le lendemain, 19, nous allâmes déjeuner à Moroubougou, village situé par 13° 50′ 38″ de latitude Nord observée. Un seul petit village nommé Kanébabougou nous en séparait ; en trois heures et demie nous franchîmes la distance. Un peu avant d’y arriver, nous rencontrâmes sur la route un cadavre fraîchement tué. Les vautours ou tout autre animal avaient enlevé une de ses joues, mais il n’était pas encore en putréfaction, la tête était posée sur un bras ployé, le corps était à demi retourné, le dos en l’air et l’autre bras s’étendant par terre. La mort n’avait pas dû être instantanée. En arrivant à Moroubougou, on pressa les gens du village de questions, car la vue de ce cadavre constatant qu’il y avait eu lutte en cet endroit, terrifiait un peu mon escorte et malheureusement confirmait tristement les bruits de guerre auxquels, jusqu’ici, j’avais donné peu d’importance. On nous dit qu’une bande de Diulas avait été attaquée par des révoltés du Bélédougou et qu’en se défendant ils avaient tué un de leurs agresseurs, mais que les révoltés couraient le pays, les cernaient, faisaient des razias et les empêchaient même d’aller dans leurs champs récolter les arachides qui étaient encore en terre ; que quelques jours auparavant ils avaient enlevé une jeune fille du village. Ceci devenait grave, mais c’était une raison de plus pour marcher. Car si on eût entendu dire que j’étais en route, certainement on eût tenté de me dévaliser et peut-être de me prendre. Or, avec nos chevaux nous étions dans l’impossibilité de nous sauver, et d’ailleurs la perspective d’une lutte, sans m’effrayer, ne me souriait pas. Le caractère de ma mission était essentiellement pacifique et, à moins d’y être forcé, je ne voulais pas sortir de mon rôle. A deux heures, je me remis donc en marche et j’allai coucher à Médina, grand village reconstruit depuis peu. Au moment où nous arrivions, une caravane de coton et d’esclaves en partait pour profiter de la nuit. Souvent mes guides m’avaient offert de marcher la nuit, alléguant qu’il y aurait moins de fatigue, qu’on courrait moins de dangers. Mais je tenais trop à bien faire le lever de la route pour y consentir, et puis, si on ne dort pas la nuit on se fatigue beaucoup ; d’ailleurs, il faut bien dormir quelquefois, et le jour il n’y a pas moyen d’y songer. Nous étions arrivés à trois heures cinquante minutes. La caravane qui allait partir remit son départ au lendemain pour faire route avec nous. Je profitai des quelques heures qui restaient avant la nuit pour visiter le tour du village ; en somme, les craintes de ces braves gens me semblaient très-exagérées ; ils disaient qu’on me poursuivait, que je serais certainement attaqué, et Fahmahra n’était pas à son aise. [Illustration : Près de Moroubougou.] Le village de Médina avait dû être fort grand ; le nouveau tata n’occupait guère que la moitié de l’ancienne superficie. On voyait encore les cases en paille qui avaient formé le premier germe du nouveau village. Je vis là pour la première fois chez les noirs des briques fabriquées régulièrement. On dispose pour les faire une bande de terre glaise bien pétrie, on l’unit, on la rogne des deux côtés parallèlement, puis on y fait des séparations de manière à former des carreaux plats de 20 à 30 centimètres de côté, sur 10 d’épaisseur, qu’on laisse sécher au soleil. C’est avec ces matériaux que les Soninkés construisent leurs murailles en employant, pour maçonner ces briques, de la terre gâchée avec de l’eau, et en crépissant avec une espèce de pisé, composé de terre, qu’on laisse détremper pendant un mois, souvent plus, avec de la paille, de l’urine de cheval, des crottins et toutes les ordures du village. Nous examinions avec le docteur cette briqueterie primitive en fredonnant un air de je ne sais trop quel opéra, lorsqu’un noir qui passait, m’entendant chanter, resta tellement ébahi que je partis d’un éclat de rire qui le stupéfia encore davantage. Je laisse à penser à ceux qui connaissent les idées des noirs sur la musique les commentaires dont nous dûmes être l’objet. Ils se demandèrent si nous étions des griots, gens auxquels seuls est réservé l’état de musicien, classe adulée mais méprisée, sorte de bouffons dont on rit, qu’on emploie et qui vous extorque de l’argent ; mais que m’importait leur opinion ! La figure de ce brave noir m’est restée gravée dans la mémoire, et souvent ce souvenir m’a fait bien rire. 20 février 1864. Le 20 février, au moment de nous remettre en route, un satala[52], plein de lait, que nous avions gardé de la veille pour le matin, me manquait. J’accusai d’abord les gens du village, mais au moment où nous repartions on retrouva, à dix pas du camp, le satala vide qui avait été jeté dans les broussailles. Cela déroutait un peu mes soupçons ; un habitant du village n’eût pas probablement laissé le satala, à moins que ce ne fût un enfant poussé par la gourmandise. D’un autre côté, un homme de mon escorte avait veillé toute la nuit et, à moins d’admettre qu’il eût lui- même cédé à la tentation, on ne pouvait guère comprendre comment on était venu sous son nez enlever ce satala. Quoi qu’il en soit, nous fûmes obligés de partir à jeun. Partis à six heures trente minutes, à sept heures cinquante-cinq minutes nous passions Nananfarannah, petit village de huttes en paille ; à huit heures quarante-cinq minutes nous passâmes le village de Touta. A notre approche tout le monde s’était renfermé, on ne voyait personne. Nous étions plus de cent cinquante, et il était évident que l’aspect de cette troupe avait effrayé, et cependant quinze hommes bien résolus eussent eu bon marché de nous tous, chargés et encombrés de bagages, d’ânes, et la plupart mal armés. Nous suivîmes un chemin bien net, on marchait avec précaution, il y avait des éclaireurs, on recommandait de faire silence. Tout à coup la tête de colonne s’arrêta ; elle avait rencontré des pas, entendu des voix. L’armée de Bélédougou devait être là, disaient-ils. Je me mis à rire de la terreur que cela causa, mais cependant il était prudent de se mettre en garde ; aussi, pendant que tout le monde se rassemblait, je visitai mes armes, je recommandai aux hommes d’entraver les animaux dès qu’ils entendraient le premier coup de fusil, et, autant que possible, de les attacher à un arbre par leur collier ; puis j’attendis auprès d’eux les événements. Tout à coup notre suite se précipita sur la gauche de la route, j’entendis des cris dont quelques- uns me navrèrent, mais je ne bougeai pas d’à côté de mes hommes. Quelques minutes après on ramenait trois captifs, un homme et deux femmes. C’étaient, disait-on, des Bambaras révoltés qui fuyaient dans le Bélédougou. Les malheureux, attachés solidement par les bras derrière le dos, étaient dépouillés de tout vêtement, et ce ne fut que plus tard qu’on consentit à leur rendre quelques lambeaux pour se couvrir ; ils étaient de bonne prise pour le moment. Une jeune fille et un jeune garçon avaient échappé en courant et on ne les avait pas poursuivis. Telle avait été cette expédition qui, dans les propos des noirs transmis jusqu’à Saint-Louis, avait pris de telles proportions, que je trouve dans un article de journal qui annonce mon arrivée sur les bords du Niger la relation suivante de ce fait : « Nouvelles de M. Mage. — On a reçu à Saint-Louis la lettre suivante de M. le capitaine Faliu, commandant de Bakel : « Bakel, 5 avril. — Deux Toucouleurs arrivés hier au soir de Ségou donnent les nouvelles suivantes : pendant qu’ils étaient encore à Ségou, dans le mois de février, MM. Mage et Quintin sont arrivés dans cette ville[53] et ont été parfaitement reçus par les fils d’El Hadj Omar qui y règne ; ils faisaient leurs préparatifs de départ pour se rendre à Hamdou Allah, capitale du Macina, où se trouvait El Hadj Omar. « Dans le cours de son voyage de Koundian à Ségou, M. Mage avait été attaqué par des pillards ; mais grâce à son escorte, aidée par un renfort que lui avait donné Boubakar Cirey, chef du Diangounté, il avait mis ces malfaiteurs en déroute et leur avait fait deux prisonniers qu’il avait remis au fils d’El Hadj Omar, etc., etc.[54]. » Voilà comme on raconte l’histoire en Afrique ! Eh bien, non, et je m’en félicite, je n’étais pour rien dans cette aventure, je n’avais contribué en rien à réduire en esclavage trois pauvres êtres, dont deux étaient déjà vieux, qui fuyaient la tyrannie de leurs conquérants et allaient se réfugier chez leurs frères. On me donnait un beau rôle, mais je préfère y renoncer en faveur de la vérité. Le soir de ce même jour nous arrivâmes à Banamba, le plus grand village que j’eusse encore vu. Alors les craintes se calmèrent ; l’avant-garde fut ralliée par l’arrière-garde, et nous entrâmes presque en triomphe : nous avions fait une expédition et nous ramenions des captifs. A Banamba nous campâmes sous des hangars situés près de la porte de la ville et servant au marché qui se tient chaque semaine. Le village, entouré d’un tata de six mètres, au moins, de haut, est situé près d’une petite montagne. La population peut comprendre au moins quinze cents hommes, ce qui la porte à près de huit à neuf mille âmes. Nous ne tardâmes pas à être entourés par une foule tellement compacte que nous étions refoulés sous nos hangars. Le premier rang était formé d’enfants et d’hommes accroupis, et derrière venaient les femmes ; ils étaient bien tranquilles, les yeux fixés sur nous. Ces braves gens n’avaient jamais vu un blanc, et leur curiosité était bien naturelle, mais ils interceptaient l’air et nous étouffions. [Illustration : Un enfant de Banamba.] Fahmahra était allé chercher le chef ; à son retour, je me plaignis de cet empressement ; sans plus de façon, il attrapa la bride de son cheval et se mit à frapper à tour de bras sur la foule, qui se bouscula, s’ouvrant devant lui comme par enchantement, mais qui revint bientôt. Banamba est un village de Soninkés. Le chef était allé dans un village voisin, y chercher l’impôt du mil, pour Ahmadou. En son absence, deux notables du village vinrent me souhaiter la bienvenue et tentèrent en vain d’éloigner la foule. Peu après, le chef revint en personne de son excursion et n’eut pas plus de succès. La foule s’éloignait à sa voix, puis revenait bientôt. Je pris alors un moyen héroïque, je les aspergeai d’eau. Mes hommes allaient en chercher aux puits du village, qui avaient neuf brasses de profondeur, et je la leur jetais à la figure. Les noirs craignent l’eau autant que les chats ; par ce moyen j’obtins un peu de tranquillité. Dans une ville d’Europe, et même au Sénégal, un étranger qui agirait ainsi serait écharpé. Là-bas, personne ne songea à s’en formaliser, et j’y gagnai peut-être en considération[55]. Quelques instants après que le chef m’eut quitté, je reçus un mouton gras avec une calebasse de riz pour mon souper, du bois pour le faire cuire et deux grandes calebasses de mil pour mes animaux. Ce mil m’arrivait à point. Les chevaux surtout étaient sur les dents. Depuis Dianghirté le docteur montait Farabanco, qui tenait encore, mais mon cheval n’allait plus ; quoique encore assez gras, il buttait à chaque pas, et trois fois dans la journée il était tombé sur les genoux. Une fois il n’avait pu se relever. Le soir, une grande discussion s’entama entre Fahmahra et les Diulas qui étaient venus avec nous, au sujet des captifs. Ces derniers voulaient les vendre sans retard et faire le partage après avoir retiré la part d’Ahmadou[56]. Fahmahra s’y opposait et voulait conduire les captifs à Ahmadou, qui déciderait de ce qu’on devrait en faire. Avec la nuit, la brume se changea en petite pluie qui bientôt traversa le toit de notre hangar. De crainte de voir nos marchandises et notre couscous avariés, je les fis couvrir avec les tentes et couvertures et nous passâmes la nuit sans dormir. Je n’étais pas préparé à la pluie ; c’est presque un phénomène anormal, en cette saison, et cependant, ainsi que je le vérifiai, trois ans durant, il se reproduit chaque année au moins une fois, de décembre à janvier et quelquefois jusqu’en février. Le lendemain tout était trempé, et quelque pressé que je fusse de me mettre en route avant qu’il n’arrivât quelque complication de la part des Bambaras du Bélédougou, il fallut nous sécher et surtout sécher les bagages. Je profitai de ce délai pour aller voir le village. Les rues sont larges mais sinueuses ; les maisons n’ont qu’un rez-de- chaussée à terrasse, elles ont des portes par lesquelles on peut entrer debout ; ce sont les premières que je rencontre ainsi faites. Dans l’intérieur des cours on voit quelques cases en paille. Quelques petites places semblent le siége de petits marchés, généralement ombragés par un arbre. Dans un coin, sous un Karité[57] (Shea-Ché ou Cé en bambara), je vois confectionner des espèces de galettes en farine de mil cuites, au beurre de Karité et connues dans le pays sous le nom de _momies_ ; j’eus la curiosité d’en goûter. J’en trempai dans du lait. Quand on a faim, cela passe ; mais le goût en est bien rance et la pâte bien aigre. Une poterie en forme d’écuelle faisait office de poële ; une petite cuiller en fer, plate et ressemblant à une spatule, servait à retourner cette galette et à mettre le beurre qu’on garde dans une petite calebasse et qu’on ne prodigue pas, bien que, pour mon compte, je trouvasse qu’il y en eût encore trop. C’est là tout ce que je vis du village à cause de l’heure matinale et du temps de pluie, qui faisait rester tout le monde dans les cases. Quant à la plaine qui entoure le village, elle est magnifique : de distance en distance des baobabs monstrueux et des cailcédras l’ombragent un peu, mais en somme elle est dénudée de haute végétation par les cultures qui s’étendent à perte de vue. Dans tout le village, il n’y avait plus un bœuf, mais de nombreux veaux. Je demandai où était le troupeau ; celui-là encore avait été enlevé par les Bambaras révoltés du Bélédougou, qui avaient pillé ce village afin de l’entraîner dans la révolte. [Décoration] [Note 49 : Chef de la religion musulmane.] [Note 50 : Tamba sembé, écharpe de 2m à 2m 50 de long, garnie de franges, tissée en coton et teinte en indigo très-foncé.] [Note 51 : Lomas en général désigne une étoffe teinte d’indigo foncé presque noir.] [Note 52 : Satala, vase en fer-blanc ou en tout autre métal, destiné aux ablutions des musulmans, mais servant aussi de marmite à l’occasion. C’était le cas pour nous.] [Note 53 : Arrivé à Ségou-Sikoro le 28 février.] [Note 54 : Extrait du _Moniteur du Sénégal_.] [Note 55 : Je remarquai parmi la foule un enfant dont la tête avait un développement prodigieux en arrière. Cela dépassait tout ce que j’avais vu jusqu’alors, et j’en pris à la hâte un croquis, page 168.] [Note 56 : Ahmadou a un cinquième sur tout ce qui est pris par ses talibés.] [Note 57 : Karité, arbre à beurre. Fruit du Bassia Parkii.] CHAPITRE IX. Départ de Banamba. — Difia. — Sikolo. — Le terrain s’abaisse. — Dioni. — Kéréwané. — Encore une mauvaise nuit. — Bassabougou. — Bokhola. — Tamtam de guerre. — Morébougou. — Le Doubalel. — On dit Yamina révolté. — Arrivée à Yamina. — Aspect du Niger. 21 février 1864. A neuf heures, en voyant le temps s’éclaircir, je me décidai à partir et je fis charger rapidement les bêtes. Fahmahra se disputait toujours pour les captifs faits la veille ; aussi je le laissai et, conduit par le guide, je m’acheminai vers Difia. Au moment du départ, le chef de Banamba vint me dire adieu. Je m’aperçus alors que je partais sans lui avoir rien donné ; mais, ne voulant pas défaire les charges, je lui dis d’envoyer quelqu’un, que je lui donnerais un bonnet rouge à la première station. En effet, en arrivant à Difia, je fis ouvrir une cantine destinée aux marchandises et donnai à son captif qui m’avait suivi un bonnet rouge. J’étais déjà entouré de la plus grande partie du village ; c’étaient des Soninkés dont quelques-uns avaient vu des blancs à la côte. Ils me sollicitèrent très-vivement de rester dans leur village. Peut-être était-ce par intérêt et dans l’espoir d’un cadeau, mais peut- être aussi par un sentiment de bienveillance instinctif à tous les noirs qui ont vécu au milieu des blancs et qui, en général, en gardent bon souvenir ; mais je fus sourd à ces prières et je continuai ma route vers Sikolo, où je fus rejoint par Fahmahra, qui avait gagné son procès. L’homme pris avait été relâché : après mûr examen, on avait reconnu qu’il était d’un village soumis ; quant aux femmes, il les ramenait ; elles appartenaient au village qui avait pillé les bœufs de Banamba et étaient par conséquent de bonne prise. Sikolo est un village bambara. J’allai boire aux puits ; ils avaient douze mètres de profondeur et étaient en dehors du village. A l’Est de Sikolo on trouve le petit village de Kounama, habité par des Soninkés. Le frère de Fahmahra (frère à la mode du pays) y habitait ; il était venu pour le voir. A partir de Banamba, nous avions été en plaine, mais après Sikolo le terrain s’inclinait et nous descendions visiblement. L’horizon était très-étendu ; il devenait donc probable qu’entre le Niger et nous il n’y avait pas de montagnes. Bientôt nous descendîmes sur un plateau inférieur de six mètres à celui sur lequel nous nous trouvions, et cela par un saut très-brusque ; une heure après, nous fîmes un second saut de même hauteur, et peu après nous passions le village de Dioni, où les puits n’avaient qu’un mètre et demi de profondeur. C’était un village bambara. Sans nous y arrêter, nous continuâmes à marcher et, à cinq heures dix minutes, nous campions à Kéréwané, village soninké. Nous nous installâmes le long du tata. Les puits étaient à l’intérieur du village ; ils avaient deux mètres et demi de profondeur, l’extérieur était fort sale. A quelques pas de notre campement était un goupouilli assez vaste. Par prudence nous avions dû aller camper sous les murs du village. Le seul souper qu’on m’envoya fut une calebasse de lait aigre. J’étais déjà malade de fatigue, je ne me soutenais que par la volonté, et cette nuit fut une nouvelle épreuve. Les chiens hurlèrent tout le temps, et au petit jour, dans le goupouilli, on alluma de grands feux, à la lueur desquels l’école des enfants commença. Quand on sait ce que c’est qu’une école musulmane, on comprend qu’il n’y pas moyen de dormir. Une quarantaine d’enfants récitent, en lisant à voix haute et d’un ton nasillard, de l’arabe que leur marabout a écrit sur une planchette. Cela n’est pas fait pour bercer. J’étais littéralement épuisé au jour, mais j’avais enfin la certitude d’arriver le soir au Niger, et cette pensée me soutenait. [Illustration : Pl. IV. ITINÉRAIRE du Voyage AU SOUDAN par E. MAGE Gravé par Erhard, rue Duguay-Trouin, 12. Paris. Imp. Fraillery 3. r. Fontanes.] 22 février 1864. A six heures vingt minutes je repartais ; à sept heures nous passions une ruine, à sept heures trente-cinq, un petit village nommé Bassabougou, où nous nous arrêtâmes cinq minutes, et nous continuâmes vers Bokhola. Nous marchions avec précaution, des cavaliers partaient en éclaireurs. Fahmahra, craignant une attaque, m’avait demandé de la poudre ; nous ne nous éloignions pas les uns des autres. En approchant de Bokhola, dès qu’on découvrit le village, on vit battre le tamtam de guerre. Quelques hommes, en armes et en costume de guerre, parés de leurs gris-gris, étaient près du tabala, dehors, à côté de la porte du village. On nous recevait en branle-bas de combat. Ce fait suffisait à peindre la disposition des esprits. Nos avant-gardes leur crièrent : _« Kanaké ! kanaké ! »_ (Ce n’est pas bien !) et, comme nous continuions à avancer en file, ils virent qu’ils s’étaient trompés et que nous ne venions pas les attaquer. Néanmoins, si le tamtam cessa de battre, ils ne nous reçurent pas sans défiance, et c’est à peine s’ils voulurent nous donner à boire. Leur armement ne me paraissait pas bien terrible ; ils avaient, outre quelques lances, trois ou quatre mauvais fusils près desquels étaient des morceaux de bois enflammés pour mettre le feu à la poudre, les batteries ne fonctionnant plus ; c’est tout ce que je vis. Nous continuâmes et allâmes camper à Morébougou pour déjeuner. [Illustration : Le Doubalel de Morébougou.] C’était un village bambara, remarquable par un doubalel (arbre magnifique, sorte de liane à racines prenantes, toujours vert) de la plus grande beauté ; son panache, immense dôme de verdure, était soutenu par une cinquantaine de colonnes formées par les racines descendant du tronc primitif. Ce fut sur la plate-forme dont on l’avait entouré que nous nous installâmes entre ces colonnes. Les puits avaient huit brasses et demie de profondeur. L’accueil du village fut froid sans être hostile. Ils paraissaient nous craindre et nous dirent que Yamina venait de se révolter ; mais je ne les crus pas, et cependant il y avait quelque chose de vrai, car, ainsi que je l’appris plus tard, la révolte avait été imminente. Après un court repos, pendant lequel nous mangeâmes à la hâte, nous reprîmes notre route sous une chaleur accablante. La plaine était unie devant nous. Je cherchais à apercevoir le fleuve, mais je ne voyais qu’une colline dans le lointain et une autre sur notre droite ; enfin, vers trois heures et demie, on distingua, au milieu d’une rare végétation, quelques palmiers, une tour ogivale, puis des murailles : c’était Yamina, le second marché de Ségou. Nous tournâmes la ville et, à quatre heures, nous étions sur la berge du Niger. Un immense banc de sable s’étendait devant la ville. Au pied de la berge de nombreuses pirogues étaient à sec ; sur des piquets, des filets en très-grande quantité ; de l’autre côté de l’eau, un pareil banc de sable et une berge très- éloignée, voilà ce qui me frappa tout d’abord. Je m’étais attendu, d’après Mongo Park, à une nappe immense d’eau. Le Niger aux hautes eaux mesure plus de deux mille mètres de large ; et maintenant, resserré entre les deux berges de sable, il n’avait guère que six cents mètres. Je fus désappointé : sur le premier moment, je ne fis pas la réflexion que Mongo Park, aussi bien à son premier qu’à son second voyage, ne vit le fleuve qu’en plein hivernage, et, je le répète, mon cœur battit moins que je ne l’avais prévu, l’émotion fut moins grande, parce que le spectacle était moins imposant. Cependant j’avais réalisé ce vœu du gouverneur, qui me disait : « Et, si vous arriviez jusqu’au Niger, le seul fait d’avoir vu ce fleuve vous créerait de suite une position hors ligne. » Avec des ressources bien faibles, j’avais réussi où tant d’autres depuis Mongo Park avaient échoué, et j’arrivais au grand fleuve sans avoir perdu un seul homme, presque sans avoir diminué mes ressources en marchandises. Allais-je pouvoir terminer ma mission avec un aussi plein succès ? Descendrais-je le fleuve ou reviendrais-je par Bamakou rejoindre Kita, en complétant ainsi la première route que j’avais suivie ? Il ne fallait pour cela qu’une armée, et le pays étant révolté, il était de l’intérêt d’Ahmadou de l’expédier. Je partirais avec elle. Non ! Rêves, châteaux en Espagne, vous me berciez, et je devais me relever, comme une bête prise au piége, entouré de tous côtés d’une barrière infranchissable. Je devais apprendre à compter avec la force d’inertie, les lenteurs, la mauvaise foi, la ruse des noirs. Je devais passer vingt-sept mois sur les bords de ce fleuve que j’avais tant désiré d’atteindre ! [Décoration] CHAPITRE X. Entrée à Yamina. — Nous sommes assaillis par la foule. — La maison de la fille d’Ali. — Sérinté. — Les Maures battus. — La maison de Sérinté. — Nous sommes assaillis par les Maures. — Position critique de Yamina. — Visite à Simbara Sacco. — Promenade au marché. 22 février 1864. Après nous être rassasiés de la vue du grand fleuve, nous continuâmes à tourner la ville, longeant le rang de maisons qui fait face au fleuve. La berge, en cet endroit, est défendue, contre les empiétements du fleuve à chaque saison des pluies, par une espèce de quai irrégulier, bâti en mottes de terre glaise, au pied duquel on vient jeter les immondices et ordures des cases qui s’ouvrent par de petites portes sur cette berge et sur la plage de sable qui s’étend sur cette rive. Nous rentrâmes en ville par une petite place où travaillait un forgeron, sous une échoppe construite de quatre piquets et de deux nattes grossières ; on nous fit alors arrêter, dans une encoignure, à la porte d’une maison que je pris d’abord pour une entrée de mosquée, tant elle était ornée de ces sculptures grossières en terre moulée qui sont un des cachets de l’architecture de ces pays : caractère emprunté aux Maures comme celui de tous les arts et de toutes les industries qu’ils possèdent. Je sus, plus tard, que c’était la maison habitée jadis par une fille de l’ancien roi de Ségou, Ali, fils de Man-song. Nous déchargeâmes les animaux, je fis entasser les bagages dans le coin, et je m’étendis sur mon morceau de matelas, exténué de fatigue. Le docteur en fit autant et nous attendîmes là une demi-heure, entourés d’une foule sans cesse grossissant, que nos hommes maintenaient à grand’peine, tant on se pressait et se poussait pour voir un blanc. Comme partout, les Maures étaient les plus empressés et les plus curieux, mais aussi les plus insupportables. Notre position devenait intolérable, quand Fahmahra arriva, suivi d’un vieux noir, qui, tout d’abord, employa son autorité à faire asseoir la foule dont la muraille vivante menaçait de nous étouffer. Ce ne fut pas sans peine qu’il y parvint ; il criait : _Acigui ! acigui[58] !_ On s’asseyait, mais bientôt de nouveaux curieux arrivaient, et c’était à recommencer. Après avoir échangé le bonjour avec nous, ce vieux noir, que je reconnus tout d’abord pour un Soninké, se mit à causer un instant avec Fahmahra et dit qu’il allait nous loger. Il entra avec moi dans cette maison habitée jadis par la fille des rois ; mais, bien que je fusse disposé à m’en contenter afin de faire cesser mon malaise, il ne la trouva pas convenable. Il est de fait que les toitures étaient effondrées, que les cases inhabitées servaient de lieux d’aisance publics, comme toutes les maisons désertes de la ville. Il n’y avait qu’une cour intérieure à peu près propre, et quelques personnes y avaient élu domicile. Or, avant tout, je désirais être seul. Il m’emmena alors chez lui. On rechargea les bagages, nous traversâmes la ville et nous arrivâmes à une porte simple, mais propre. C’était la maison de Sérinté, notre hôte, le vieillard en question. Cette promenade que nous fîmes à travers la ville, suivis d’une foule compacte, que Fahmahra chassait à grands coups de corde, frappant sans plus de façon, et à ma grande joie, aussi bien sur les Maures que sur les enfants, ne manquait pas d’une certaine originalité. J’éprouvais un plaisir indicible à voir les orgueilleux Maures, pour lesquels un noir n’est jamais qu’un esclave, humiliés à leur tour, et je me prenais à penser que le jour approchait où les noirs, se relevant tout à coup de la léthargie dans laquelle ils sommeillent depuis des siècles, chasseraient ces dominateurs de leur frontière, changeraient leur rôle de victimes contre celui de conquérants et refouleraient dans le désert ces populations nomades qui n’auraient plus d’autre ressource que de se faire les courtiers de commerce du grand Sahara. Malheureusement, je l’ai reconnu depuis, l’ascendant du Maure n’est pas près d’être ruiné dans l’esprit du noir, et la scène à laquelle j’assistais était un simple réveil d’un enfant en révolte, abusant de sa force du moment pour retomber le lendemain sous la férule de son maître. [Illustration : La maison de la fille d’Ali, dernier roi de Ségou, à Yamina.] Sans doute le jour viendra où les noirs auront une ère réparatrice. Il dépend de l’Europe d’en avancer l’heure, mais il s’en faut que cette heure soit sonnée, et ces malheureuses races, qui ont toutes nos sympathies, parce qu’au fond elles sont bonnes malgré tous leurs défauts, s’agitent encore dans les ténèbres de l’ignorance et de tous les préjugés que l’islamisme conquérant leur a inculqués. La maison dans laquelle nous arrivions n’avait rien de remarquable à l’extérieur : à la porte, sous un petit hangar, se tenait une marchande qui vendait des arachides grillées, des haricots bambaras également grillés, et deux ou trois préparations locales, par exemple boules de couscous aggloméré avec du miel, du poivre et d’autres aromates du pays, préparation désignée sous le nom de Bouraquié ou Bouraka. On y fabriquait aussi ces momies (galettes de mil au beurre de karité), qui jouent un rôle considérable dans l’alimentation publique. Sous la porte travaillait un cordonnier, le cordonnier du maître de la maison, c’est-à-dire son homme de confiance, son ami, son ouvrier en cuir, auquel, à un moment donné, on confiera la mission la plus délicate, mais qui appartient à une caste méprisée à l’égal des griots, à laquelle aucune femme ne voudra s’allier à moins qu’elle-même n’en fasse partie. Un couloir sombre conduisait à deux cours intérieures habitées par les esclaves de la case, dont quelques-uns, esclaves de père en fils, nés dans la maison, faisaient pour ainsi dire partie intégrante de la famille ; sur la droite un petit couloir conduisait au gynécée, c’est-à- dire à une cour autour de laquelle étaient les cases des femmes de Sérinté. On nous logea tout au fond dans une cour étroite sur laquelle ouvraient cinq à six petites cases, dont les portes avaient presque la hauteur d’un homme, mais dont l’intérieur n’offrait guère que la place nécessaire pour mettre un lit. On dégagea deux de ces cases pour nous et une pour Fahmahra, et l’on nous promit que nous serions seuls, que la foule n’entrerait pas, on nous dit que nous étions chez nous, et autres assurances analogues qui nous faisaient espérer le repos. Vaines paroles ! promesses faciles à faire, mais impossibles à exécuter ! En effet, en dépit des factionnaires qu’on plaça à l’entrée de la cour, j’avais à peine fini d’installer les bagages dans la case et de les mettre à l’abri, que notre maison était véritablement assaillie. Ce furent d’abord quelques chefs maures de caravanes, chérifs de Tichit ou de Oualata, et un du Touat même, plus insolent que les autres : ils avaient obtenu de Sérinté, par intimidation, de les laisser entrer et venaient m’accabler de questions. Je fus d’abord poli, puis je leur dis que je désirais me reposer, et comme cela ne produisait pas d’effet, je me couchai sur ma natte. Mais le chérif du Touat ne s’avisa-t-il pas de vouloir me faire réciter des prières musulmanes, me disant : _Goulou Bissimilahi Rhamane é Rahemani_[59]. Alors je perdis patience et ma réponse fut tellement énergique que je n’oserais pas la relater. Quoique musulmans pour la plupart, les hommes de mon escorte, qui ne pouvaient pas souffrir les Maures, en furent enchantés et se moquèrent d’eux, leur disant qu’ils perdaient leur temps avec les blancs. Quant à moi, sentant que la patience me manquait de plus en plus, je rentrai dans ma case, et le Maure du Touat ayant voulu m’y suivre, je lui fermai, avec fureur, la porte sur la figure. Je crois qu’il comprit cette fois, car il se retira et ne revint point. Quant aux autres, peu à peu je m’en débarrassai plus facilement, car, n’ayant pas de ménagements à garder avec eux, je les aspergeais d’eau chaque fois qu’ils me tracassaient, et l’eau pour les Maures, c’est pire que le feu. Je pus ainsi sortir de ma case et prendre un peu l’air dans la cour. Le soir, je reçus un cabri, deux poules, un peu de riz, et mes hommes eurent le repas national traditionnel, le lack lallo. Le lendemain, sur ma demande, on me procura un peu de lait frais, marchandise fort rare depuis que les Bambaras avaient enlevé les troupeaux et les avaient emmenés au Bélédougou. Pour bien comprendre la position critique de la ville de Yamina, il faut savoir que cette ville de marchands qui, jusqu’alors, n’avait jamais eu de murailles et n’avait eu d’autre souci que son commerce, était en butte à toutes les misères. Depuis que Sansandig s’était révolté (et c’était dès maintenant un fait certain pour nous), tous les efforts des Bambaras tendaient à faire révolter Yamina, à y jeter des forces, pour couper ainsi à Ahmadou sa seule route d’approvisionnements, celle de Nioro, que nous avions suivie depuis Toumboula. [Illustration : Vue de Yamina sur le Niger.] La population de la ville est toute de Soninkés, gens paisibles dont j’ai déjà esquissé les principaux traits de caractère ; et telle est leur horreur de la guerre, que lorsque l’armée conquérante d’El Hadj se présenta à Yamina désert et s’y établit, les chefs soninkés vinrent se rendre en disant : « Tu peux nous couper le cou, tu peux prendre nos richesses, nous te payerons l’impôt, nous te reconnaîtrons pour roi, nous ferons tout ce que tu voudras, tout, excepté la guerre. Nous, nos pères et les pères de nos pères ne l’avons jamais faite et nous ne la ferons pas. » Fatale déclaration qui les livra, pieds et poings liés, aux pillages des talibés d’El Hadj, et plus tard, quand j’arrivai, à ceux de l’armée d’Ahmadou, qui vit à leurs dépens sans les défendre contre les Bambaras révoltés. Les trois quarts de la ville sont inhabités, les maisons désertes tombent en ruine, leur toiture a servi à allumer les feux de bivouac de l’armée conquérante, et elle n’a pas été rétablie. Aussi cette ville, où arrivaient et d’où partaient chaque jour des caravanes qui se dirigeaient sur Tichit, Bouré, Sierra-Leone, Kankan et Tengrela, cette ville, la rivale, l’émule de Sansandig, est aujourd’hui morne, triste, découragée, sans chef, en proie aux factions. On n’y vit pas, on y meurt de frayeur, et son spectacle, dont je m’étais fait une joie à l’avance, me combla de tristesse. Lorsqu’on arrive à Yamina, on n’aperçoit, sur la plaine qui domine un peu les murailles, aucune espèce de culture, on ne voit rien qu’une herbe maigre et des broussailles qui témoignent de la lâcheté des habitants. Plus on approche, plus on est frappé de cette nudité, la ligne grise des murailles se dessine nue à l’horizon ; quelques masses la dominent, ce sont des espèces de minarets qui surmontent les mosquées, tours de forme ogivale et massives, auxquelles on monte quelquefois extérieurement par des morceaux de bois débordant la charpente et servant d’échelons çà et là. Des palmiers viennent par leur feuillage pittoresque, animer et rompre la monotonie de ce coup d’œil, mais, du reste, tout est mort ou meurt comme fait le commerce de plus en plus languissant de la ville. Ah ! certes il est beau de fuir la guerre, autant que personne peut-être je l’ai en horreur ; mais quand dans un pays il n’y a pas de patriotisme, qu’il est composé de castes rivales et qui se haïssent, au jour du danger contre lequel rien ne protége, il faut absolument savoir abandonner ses principes de paix, défendre son indépendence ou périr. Yamina a presque péri ; se relèvera-t-elle ? Sansandig s’est révolté, a rompu avec les traditions et a sauvé jusqu’ici sa liberté ; elle survivra peut-être. 23 février 1864. Le 23 février je m’éveillai un peu reposé et je m’occupai de me nettoyer. Ce n’était pas chose facile, et ce ne fut qu’après plusieurs lavages à l’eau chaude que je parvins à me débarrasser de la couche de crasse dont le voyage avait enduit tout mon corps, en dépit des soins journaliers hélas trop insuffisants. Je me rappelle que je quittai mon paletot de route, que je remplaçai la chemise de flanelle par une chemise blanche, la seule que je possédasse, et quand je sortis de la case pour aller au marché tous mes hommes furent étonnés du changement que ce lavage venait d’apporter à ma personne. Ce n’était pas du luxe, certes, mais j’étais propre, mes vêtements n’étaient plus dans l’état où les avaient mis les branches d’épines, et l’amour-propre de mes noirs était flatté de ce que leur chef n’avait pas l’air d’un mendiant aux lieux où nous étions, dois-je dire, car si, même au cœur de l’été, je m’avisais de paraître avec ce costume qui les flattait, dans le plus petit salon en terre civilisée, on s’empresserait de me chasser ou de me refuser la porte. Je me disposais à aller visiter le marché quand Sérinté, notre hôte, nous arrêta et me proposa d’aller faire visite au chef du village. Jusqu’alors j’avais considéré Sérinté comme étant ce chef ; mais dans ces pays, demandez à n’importe qui s’il est le premier, et jamais son amour-propre flatté ne lui permettra de dire non. Nous partîmes donc, et, après nombre de détours dans des rues étroites et sur des places qui n’étaient que d’immenses trous dont on avait retiré la terre pour construire la ville et qui, maintenant, se remplissaient lentement avec les immondices, nous arrivâmes à une grande habitation assez propre. De case en couloir, de couloir en cour, et de cour en case, on nous fit entrer dans une grande maison, haute de 4 mètres, dont la toiture, comme toutes les autres, était en terrasse soutenue par des piliers de bois. C’est ce que, dans le pays, on nomme _bilour_ ou _bolérou_, case inhabitée, destinée aux palabres ou conversations, à prendre les repas, à s’abriter le jour du soleil, et la nuit servant au coucher des enfants et des esclaves non mariés. La muraille nue était peinte en gris avec de la terre glaise et de la vase mélangée de bouse de vache. Nous attendîmes là un quart d’heure l’arrivée de Simbara Sacco, vieux Soninké, chef de tous les Sacco. Les Sacco composent une famille de Soninkés. Ils sont très-répandus dans le pays et forment une grande partie de la population de Yamina. Nous échangeâmes quelques formules de politesse. Je lui dis que je venais voir Ahmadou, ce qui parut l’intéresser médiocrement, et nous nous retirâmes. Je passai alors au marché, où la foule se précipita sur nos pas. C’était un jour de marché ordinaire, et, sous le rapport alimentaire, on était assez médiocrement fourni. A Yamina, comme dans toutes les grandes villes, le marché se tient tous les jours ; mais il y a un jour par semaine de grand marché, et ce jour-là, de la campagne et souvent de fort loin, on voit affluer le monde et les provisions. Acheteurs et vendeurs viennent en foule. Nous avons eu le spectacle, à Yamina, d’un de ces jours de commerce, et en songeant que la ville est ruinée, que les caravanes n’y arrivent que de loin en loin, nous avons pu nous faire une idée de ce que c’était à l’époque où mille chameaux venaient décharger le sel de Tichit, tandis que des centaines d’ânes arrivaient de Bouré avec trois ou quatre cents porteurs, partis souvent de Sierra- Leone avec leurs charges sur la tête. Le marché est une grande place carrée autour de laquelle on a disposé, sans grande régularité, de petits hangars dont les cloisons sont, en général, en bois ou même en nattes, mais dont les toitures sont généralement recouvertes en pisé de manière à abriter à la fois du soleil et de la pluie. Sous ces échoppes on voit un, deux et jusqu’à trois marchands assis sur des nattes, ayant devant eux, sur d’autres nattes ou pendus sur des cordes, les objets de leur commerce : sel, verroteries, étoffes, papier, soufre, pierres à fusil, anneaux de cuivre ou d’argent pour les oreilles, le nez, les doigts de pied ou de la main, colliers de ceinture, bandeaux de front tressés de petites perles, coton du pays tissé, depuis les étoffes les plus grossières jusqu’aux pagnes, boubous, burnous les plus fins. Dans un coin, voici un barbier public qui manie, ma foi, fort adroitement des rasoirs, venus de Sierra-Leone, mais qu’il a détrempés au feu pour les affiler. Il rase la tête d’un enfant attaché sur le dos de sa mère et poussant des cris perçants ; mais, malgré tous ses mouvements, il ne le coupe pas. Du reste, pas de savon. De l’eau claire et voilà tout. Un peu plus loin voici les raccommodeuses de calebasses fêlées ou percées par le fond. Puis, un marchand de sel qui, avec une espèce de très-petite herminette, casse méthodiquement son sel par morceaux gradués, ramasse jusqu’aux moindres miettes avec une cuiller faite de fer forgé dans le pays et dispose de petits, très-petits tas dont les prix varient de 5 cauris à 100, 200 ; la pierre entière, au moment où j’arrivais à Ségou, valait 20000 cauris, c’est-à-dire le prix d’un captif. Nous arrivons aux boucheries. Ce n’est pas la partie la moins curieuse du marché, et en dépit de la foule qui nous serre, nous coudoie et se dédommage de la distance à laquelle on l’a tenue de notre case, nous allons voir un spectacle original. Les boucheries sont toutes du même côté du marché. Elles diffèrent peu des autres baraques, si ce n’est par des piquets munis de crochets naturels auxquels on suspend les morceaux de viande, et par les fours placés, soit sous le hangar, soit devant, et dans lesquels on fait griller jusqu’à des gigots entiers de bœuf. Ce sont des fours circulaires, en terre, sur lesquels sont placées des traverses en bois de cailcédra sur lesquelles on pose la viande à rôtir. On allume en dessous et la viande se cuit en se fumant. Généralement le bœuf est tué à la boucherie au milieu du marché. Suivant l’usage musulman, après lui avoir attaché les jambes, on le couche tourné vers l’Est, et un marabout qui, pour cela, reçoit une part de viande, vient lui couper la gorge, en murmurant une invocation ou simplement le mot _Bissimilahi_. Quelques bouchers, après cela, soufflent le bœuf avec la bouche, mais c’est un raffinement auquel on ne se livre pas toujours au marché et presque jamais quand on tue ailleurs. Le bœuf est alors dépouillé de sa peau, sur laquelle on le dépèce. Le sang a été recueilli avec soin dans des calebasses ; ce qui a échappé glisse par une rigole, dans un trou qui est quelquefois garni d’un vase de terre où on ira le recueillir. Rien ne se perd, ni les boyaux, qui vont servir à faire un boudin grossier, dans lequel on ne met pas le sang, mais bien des morceaux de tripes, ni la rate, qu’on va laisser sécher au soleil, ainsi que le mou, pour en faire, lorsqu’ils seront gâtés, l’assaisonnement du coulis du lack-lallo. Le sang sera bouilli et réduit en grumeaux. Dans cet état, on le débitera par petites mesures, soit pour être mangé tel quel, soit pour assaisonner une sauce quelconque. Enfin, le foie sera grillé et mangé sans autre préparation. Ces morceaux, qui se vendent cuits, sont ceux des pauvres. Au Sénégal, dans les villages du fleuve, nul ne mange du bœuf s’il ne l’a tué dans sa case ou chez ses parents ; là il y a déjà progrès, et quiconque a de l’argent, peut en manger selon ses moyens. [Illustration : Les boucheries de Yamina.] L’argent ici c’est le _cauri_ ! Le cauri, en yoloff, _petauw_, en peulh, _tiédé_, en bambara, _koulou_, est une coquille univalve des mers de l’Inde, qui sert dans une grande partie de l’Afrique de monnaie pour les transactions. Son taux ou sa valeur relative varie énormément suivant les localités et quelquefois à vingt lieues de distance. Elle arrive à la côte d’Afrique par chargements de navire et sert au Dahomey à tous les achats des traitants qui, grâce à cela, réalisent d’immenses bénéfices, surtout sur le commerce de l’huile de palme. Dans le bas Niger elle a également sa valeur ; mais dès qu’on arrive à Libéria et qu’on remonte la côte, on n’en trouve plus trace qu’à titre d’ornements, comme dans certains costumes des Yolas de la Casamance et dans la coiffure des Peulhs. Ce n’est véritablement que dans le bassin du Niger, c’est-à-dire de Tombouctou au Nord, jusqu’à Kong au Sud, et du Bélédougou au lac Tchad, qu’elle a un cours bien régulier. Sa valeur sur les bords du haut Niger est d’à peu près 3 francs le mille ; mais quand je dis le mille, il faut s’entendre ; car les cauris ont une numération toute spéciale. On les compte par 10, et il semble tout d’abord que le système de numération soit décimal ; mais on compte 8 fois 10 = 100 ; 10 fois 100 = 1000, 10 fois 1000 = 10000 ; 8 fois 10000 = 100000 ; ce qui fait que 100000 (_oguinaïé temedere_ en peuhl) n’est en réalité que 64000, que 10000 (_oguinaïé sapo_) n’est que 8000 ; que 1000 (_guiné oguinaïé_) n’est que 800 et que le 100 n’est que 80 ; mais l’habitude fait qu’on arrive à compter assez rapidement, même dans ce système. Quant aux gens du pays, leur manière d’opérer est bien simple. Ils comptent par 5 cauris à la fois, qu’ils ramassent avec une dextérité et une promptitude qu’on n’acquiert qu’à la longue, et quand, en s’y prenant ainsi, ils ont compté 16 fois cinq, ils font un tas, c’est 100. Quand ils ont cinq de ces tas, ils les réunissent, en font cinq autres, réunissent le tout, c’est 1000. Les commerçants et les femmes, pour éviter les erreurs, font d’abord ordinairement une masse de petis tas de 5 cauris et les réunissent par huit qui font un demi-cent ou _débé_ en bambara. Outre cette monnaie ou monnaie courante, il y a une monnaie de convention qui est le captif. On fait un marché en captifs comme on le ferait chez nous avec toute monnaie. On discute par exemple les prix d’un cheval[60] ou d’un bœuf en captifs et fractions de captifs : ces fractions sont bien entendu payées en cauris. Le captif correspond à une valeur moyenne de 20000 cauris, bien qu’en réalité, lorsqu’il s’agit de l’achat d’un esclave, cette valeur varie suivant l’âge, le sexe, la beauté, la force, de 4000 à 40000 cauris, mais elle s’élève bien rarement au-dessus. A toutes les boutiques du marché, nous avions vu compter des cauris aussi bien et aussi vite que possible ; il nous restait encore à voir un spectacle hideux : le bazar des esclaves. C’est une grande hutte entourée de barrières. Une centaine d’esclaves de tout âge et des deux sexes, depuis des vieillards jusqu’à des enfants en bas âge, s’y trouvaient, les uns aux fers, les autres libres, et une douzaine de marchands ou courtiers de commerce étaient là pour les vendre. S’approchait-il un acheteur, aussitôt qu’il avait désigné celui ou celle qu’il voulait acheter, qui souvent était plongé dans le plus profond sommeil, le maître de l’esclave le faisait lever : si c’était un jeune enfant, on le mesurait pour savoir son âge, on visitait ses dents, on tâtait ses épaules. Ce sont les seuls esclaves que j’aie jamais vu vendre ; quant aux vieux ou plutôt aux vieilles (car, en général, les hommes faits sont rares sur les marchés, ayant presque toujours été tués au moment où on les fait prisonniers), on n’en veut pas, elles se vendent à vil prix, car on dit qu’il est impossible d’en venir à bout et de les empêcher de s’échapper. Nous avons fait le tour du marché. Dans le milieu, se tenaient une quantité de femmes avec des calebasses, des paniers, vendant un peu de tout : du mil, du pain de singe, du maïs, du tamarin, des herbes, des niébes (haricots), des arachides, du couscous, du piment, etc., etc. Il y avait aussi des marchandes de poisson qui vendent depuis le poisson frais jusqu’au poisson en décomposition, en passant par le poisson fumé. L’odeur infecte les environs ; mais leur étalage est toujours l’objet d’un grand concours de femmes, qui, trop pauvres pour se payer de la viande, achètent un peu de poisson gâté pour assaisonner la sauce de leur lack-lallo. [Décoration] [Note 58 : Asseyez-vous ! ou, assis !] [Note 59 : Goulou Bissimilahi Rhamane é Rahemani — Dis, Au nom de Dieu grand et miséricordieux. Ce sont les premiers mots de la prière musulmane.] [Note 60 : Un cheval vaut de deux à cinq captifs ; il en est qui valent jusqu’à sept et dix captifs, mais c’est l’exception. Un bœuf très-beau vaut un captif, mais d’ordinaire un demi-captif seulement.] CHAPITRE XI. Visite au chef des Somonos. — Le chanvre des Bambaras. — Les pirogues du Niger. — Traversée du fleuve. — Fraîcheur de l’eau. — La rive gauche un jour de marché. — Quelques costumes. — Vente de marchandises. — Un tour au marché. — Visite au vrai chef de Yamina. — Cadeaux intéressés du chef des piroguiers. — Départ de Yamina. — Navigation en pirogue. — Peu de profondeur des eaux. — Relâche à Fogni le 27 février. — Navigation sur le fleuve. 23 février 1864. En rentrant dans la case, je m’aperçus qu’il fallait songer à nous nourrir, et que nous n’avions pas de cauris. Je déballai aussitôt quelques marchandises que je priai Fahmahra de vendre, en lui assurant un bénéfice. Je lui fixai quelques prix assez peu élevés, et j’allai me reposer. J’en avais grand besoin ; je m’étais cru vaillant et les courses de cette journée m’avaient excédé. Le soir, je demandai à Sérinté de me procurer une pirogue pour traverser le fleuve, afin de me baigner à l’abri des importuns ; je voulais en même temps sonder le fleuve et prendre un croquis de la ville. Il me dit que ce serait facile. En effet, le lendemain de grand matin, nous allâmes avec lui chez un nommé Bakary Kané, Soninké, chef des piroguiers de l’endroit, qui sont désignés sous le nom de _somonos_ qui signifie pêcheurs. En entrant dans sa maison, je fus surpris de traverser un grand magasin d’engins de pêche de toute espèce, fabriqués dans le pays. Il y avait là des filets en grosse corde à mailles de un décimètre de côté, d’autres, en corde moyenne, en coton gros, fin, des lignes, des hameçons d’Europe et aussi d’autres en fer du pays. Les grosses cordes sont faites d’une espèce de chanvre indigène que j’ai eu lieu de voir travailler plus tard. Les Yoloff l’appellent _bissab-bouki_ ou _bissab sauvage_[61] ; il pousse en abondance sur les bords du fleuve, et fournit un chanvre gris très- solide, qui résiste surtout dans l’eau, où les cordes en écorce de baobab se pourrissent très-vite. Au moment où j’entrai, Bakary peignait une perruque de ce chanvre avec un véritable peigne en bois fait dans le pays. C’était un grand noir à barbe blanche, d’une physionomie douce et souriante. Il me reçut très-bien, nous fit visiter sa maison et voir même ses femmes, qui, je dois le dire, n’étaient pas très-belles : à notre entrée elles se sauvèrent tout d’abord, mais elles ne tardèrent pas à revenir sans trop de frayeur. Il fit disposer sans retard une pirogue et vint nous accompagner lui-même de l’autre côté du fleuve. Il est temps de faire connaissance avec ces tristes machines que sur le Niger on appelle des pirogues. Celle où nous montâmes avait 10 mètres de long sur environ 1 de large ; elle était composée de deux grandes pièces de bois ou demi-pirogues réunies par le milieu bout à bout, et fixées par un transfilage en grosse corde, fait assez artistement ; quelques herbes ou de l’étoupe du pays calfeutrent les trous avec un peu de terre glaise. De plus, comme généralement ces deux morceaux principaux sont plus ou moins troués, on y met force pièces de bois fixées absolument de la même manière. Quelquefois on met aussi sur les fentes des planches fixées au moyen de clous en fer fabriqués dans le pays. La forme de cet ensemble de pièces et de morceaux est relevée légèrement aux deux extrémités, mais plus fortement dans le centre. A mesure que la pirogue vieillit, les liens du milieu se détendent et les extrémités plongent, comme cela se voit dans les vieux navires européens. L’eau les envahit plus facilement alors, et il faut constamment un ou deux hommes pour vider la pirogue pendant qu’on est en marche ou qu’on pêche. De plus, sur un fleuve aussi large que le Niger, quand il vient une forte brise, les lames ont quelquefois jusqu’à 1 mètre de haut, et alors les pirogues, surprises avant d’avoir pu relâcher, coulent en quelques instants. Elles sont généralement construites en bois de cailcédra, qui, dans le pays, atteint de très-belles dimensions. Si on voulait se limiter aux parties saines, on tirerait de ces arbres de jolies pirogues dont on pourrait réduire le poids, et qui, même au point de vue de la charge, porteraient plus que ne font ces informes bateaux, si lourds, et qui, par routine, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, sont tous en deux pièces au moins. Pour nous éviter de faire la traversée les pieds dans l’eau, on nous fit mettre dans le fond de la pirogue un gros paquet d’herbe à chanvre ; mais bien que je n’estime pas à plus de 600 mètres la largeur à traverser, nous n’étions pas de l’autre côté que déjà nous prenions un bain de pieds. Deux hommes poussaient sur le fond, tandis qu’avec un bambou de 4 à 6 mètres de long, un autre homme se tenait à l’arrière, debout, le pied appuyé sur une traverse et gouvernait ainsi en poussant de fond. Nous avancions lentement. Dès que nous fûmes de l’autre côté, le docteur se mit à l’eau pendant que je dessinais un croquis de la ville et de la pirogue qui venait de nous faire traverser le fleuve. Quand j’eus fini, le docteur était déjà sorti de l’eau, qu’il avait trouvée très-froide, et c’est une remarque que mes noirs firent constamment pendant leur séjour, que l’eau du Niger est bien plus froide que celle du Sénégal. Nous nous rembarquâmes, et en quelques instants nous regagnâmes l’autre rive. J’observai la profondeur de l’eau d’après les bambous qui servent à pousser ; dans l’endroit le plus profond, devant Yamina, elle dépasse à peine 2 mètres. La rive droite du fleuve est, comme celle de gauche, bordée d’un grand banc de sable fin, recouvert aux hautes eaux. La berge, située bien plus loin, était très-déboisée. Il régnait là une assez grande animation, car c’était jour de grand marché à Yamina, et des villages voisins on voyait arriver hommes et femmes, lourdement chargés, qui venaient traverser le fleuve pour aller vendre leurs produits. En général, les femmes étaient proprement vêtues de pagnes. Les Bambaras vont la plupart nu-tête, quelques Peuhls aussi, surtout les jeunes filles. Certaines femmes aisées portaient un boubou absolument pareil à celui des hommes ; mais en grande majorité elles avaient les seins nus ou couverts d’un simple pagne jeté en écharpe. J’en remarquai un certain nombre qui avaient sur le front une espèce de collier ou diadème en perles de couleur artistement assemblées, de manière à former des dessins, comme chez nous les petites filles en font sur des ronds de serviettes ou sur des bourses en perles ; des anneaux d’or ou de cuivre aux oreilles et au nez, de l’ambre et de la verroterie au cou ; chez quelques-unes, des anneaux aux bras, à profusion, et chez d’autres une chaînette à la cheville. Quant aux hommes, leur costume était le même que partout dans ce pays ; seulement, chez quelques-uns on voyait apparaître le bonnet bambara jaune ou blanc, fait en coton. C’est un bonnet dans le genre de ceux des pêcheurs napolitains, mais orné de deux pointes, dont l’une est ramenée de côté sur le front et l’autre tombe derrière la tête. Le sac formé par le bonnet est utilisé pour loger une masse de choses, mais en particulier les _gourous_ ou noix de kolats, qu’un bon Bambara s’empresse de mâcher dès qu’il peut s’en procurer. [Illustration : Pirogues du Niger.] En rentrant à la maison, j’y trouvai foule, car Fahmahra avait commencé la vente et le bon marché attirait. Je n’avais cependant exposé que peu de choses ; mais les _grenats du Brésil_ et le _corail rond_ attiraient les Mauresques, et l’ambre no 1 et no 2 attirait tout le monde. Je n’étais pas alors aussi fort en commerce que j’ai pu le devenir par la suite. J’avais acheté les marchandises en gros contre argent ; il me fallait revendre en détail contre cauris, dont à cette époque je ne connaissais pas bien la valeur. Il n’est pas étonnant que j’aie commis quelques erreurs. Une des plus préjudiciables fut de vendre une demi- filière d’ambre no 1 prix coûtant, et j’avais commencé à en faire autant pour le corail ; mais heureusement que les Mauresques sont très- disposées à marchander, et j’arrivai à temps pour arrêter une vente à perte. Ce qui se vendait le mieux est ce qu’ils appellent en peuhl le _niayé_ ou la verroterie très-fine ; petites perles de toutes couleurs. Je réalisai, dans les journées du 24 et du 25, 54000 cauris, qu’il me fallut compter ; or, pour un débutant c’est fort pénible ; on commet des erreurs, et il faut au moins un mois pour s’y faire et arriver à calculer un peu rapidement. Je retournai ensuite au marché. C’est vers trois heures de l’après-midi qu’il est le plus animé. Il y avait foule et on s’étendait dans toutes les rues qui aboutissaient à la place. Il s’y trouvait une assez grande quantité de sel par plaques de 1m,20 de longueur sur 0m,40 de largeur et 0m,10 d’épaisseur. C’étaient des plaques moyennes, dont la valeur dépassait déjà 10000 cauris[62]. Il y avait aussi une espèce de sel terreux bien meilleur marché, que l’on emploie en le mettant dans de l’eau à laquelle il abandonne le sel et qu’on verse dans les aliments. Dans quelques boutiques on vendait des étoffes anglaises. A part l’animation, le marché était le même que la veille, mais mieux fourni. J’y remarquai aussi du tabac en feuilles par gros paquets : on en vend encore de tout préparé pour priser, et les noirs en font une très-grande consommation. Une feuille de papier écolier commun, que je marchandai, me fut faite 50 cauris. Depuis, je l’ai vendue plus du double. Le soir, on vint me dire que le chef du village arrivait de Ségou. Je ne pus m’empêcher de m’écrier : Ah ! çà, combien y en a-t-il donc ? Cependant cette fois c’était le véritable chef. Nous allâmes aussitôt lui rendre visite. Il nous reçut devant la porte de sa maison, sous un auvent entouré d’un petit mur de terre haut de un pied et sablé très- proprement à l’intérieur. Sa tenue était très-simple, mais empreinte d’une assez grande dignité. Il nous demanda des nouvelles de notre santé, nous souhaita la bienvenue, tant en son nom qu’en celui d’Ahmadou. Je lui dis alors que je désirais partir le surlendemain pour Ségou, qu’il me fallait deux pirogues pour mes bagages, et que mes animaux suivraient par terre dès qu’ils auraient été amenés de l’autre côté du fleuve. Seulement, ayant pu juger le matin de l’état des pirogues, j’insistai pour en avoir deux grandes et neuves. Je lui demandai qu’on y fît une tente en nattes pour me mettre à l’abri du soleil, qu’on y mît des cuisines en terre, comme celles qui servent à tout le pays. Il promit le tout, me dit qu’il irait lui-même chercher deux pirogues qui ne feraient pas une goutte d’eau. Et nous le quittâmes sur ces belles promesses. Le chef des Sacco, que nous avions été voir la veille, nous avait envoyé une jambe de bœuf et un panier de riz. Le chef du village, nommé Ahmar ou Fahmahra, m’envoya le lendemain matin, et à son tour, des vivres ; en même temps il me fit demander à acheter un boubou de coton blanc, que je lui promis en cadeau. Il vint à la vente marchander deux bonnets rouges qu’il voulait pour 4000 cauris au lieu de 6000[63], prix très-médiocre pour le pays. Encore Ahmar, sur 4000 cauris, donnait une tamba sembé très-fine pour payement de 3000 et 1000 seulement en cauris. Ce n’était pas mon compte, je n’étais pas venu faire des achats, mais bien me procurer des ressources en cauris, et tout d’abord je refusai ; mais voyant qu’il y tenait, je lui offris un bonnet en cadeau. Il le refusa avec assez de délicatesse en apparence, mais en réalité parce qu’il craignait que cela ne fût rapporté à Ahmadou, qui eût pu lui en vouloir. Enfin, je fus obligé, sous peine de me fâcher, d’en passer par le marché qu’il proposait. Le soir, le chef des pirogues m’envoya un magnifique poisson nommé au Sénégal le _capitaine_, peut-être parce que c’est le meilleur des poissons du fleuve. Les Bambaras le nomment _baporé_. Il avait joint à son présent une calebasse de beau riz. Le docteur lui ayant fourni des remèdes, je considérai le cadeau comme un payement ; mais je ne tardai pas à reconnaître mon erreur, quand ce vieillard me fit dire par Sérinté qu’on devrait lui donner quelque chose, et surtout quand le lendemain il vint se plaindre à Fahmahra qu’on ne lui donnait rien. Ce dernier le reçut fort mal, et moi qui venais, une demi-heure auparavant, de lui donner un petit couteau, je fis la sourde oreille, d’autant mieux que la veille, sur un marché d’ambre, je lui avais fait grâce de 1000 cauris. Le soir, je fis porter à Sérinté, en le remerciant des soins qu’il avait eus de nous, un bonnet de velours brodé ; mais il me fit dire qu’il aimerait mieux un boubou de coton blanc. Je le lui envoyai. Sans doute il avait espéré les deux, car il vint me demander en suppliant un bonnet de drap rouge. Je le lui donnai, sans me faire prier, car en somme ce brave homme nous avait logés et s’était fort occupé de nous. 26 février 1863. J’avais demandé à partir le 26 au matin, on me l’avait promis. Néanmoins, vers huit heures, rien n’était prêt. Je pris alors Fahmahra, et avec Sérinté nous allâmes choisir deux pirogues ou plutôt les reconnaître. L’une était un peu plus grande que l’autre ; elles étaient, du reste, également percées et rapiécées toutes deux : je comptais dans la grande neuf morceaux. Mais épuisé, et tenant d’ailleurs à bien voir le fleuve, je préférai encore la perspective de faire route dans cette machine, qu’à celle d’une route par terre. Du reste, il n’y avait pas la moindre cuisine, pas un séco, pas une natte pour abri. Je fis tout de suite acheter deux cuisines[64], deux charges de bois pour faire un plancher, sur lequel je mis une bonne couche de paille. Pendant ce temps, Fahmahra alla chez le chef prendre presque de force deux sécos remarquablement bien faits et comme je n’en avais pas vu jusque-là. Enfin, je fis embarquer les bagages, tandis que la moitié des hommes faisait traverser le fleuve aux animaux, et après pas mal d’allées et venues, après avoir dépensé 2000 cauris, je fus prêt à deux heures et demie. Je fis pousser et nous commençâmes à descendre avec le courant. Toute la navigation, comme lorsque j’avais traversé le fleuve, se fait à la perche, et les fonds sont assez réduits pour que cela suffise le plus souvent. Dans quelques endroits seulement on perd fond quelques minutes ; le patron prend alors la pagaye et franchit ce passage le courant aidant. Ces pagayes sont en bois de cailcédra, la pelle est ovale, de 30 centimètres environ de haut sur 15 ou 20 de large. Cette navigation, malgré un courant qui peut dans certains endroits resserrés atteindre deux nœuds, est lente, car les piroguiers ne travaillent qu’à la mode des noirs, c’est-à-dire cinq minutes de bon travail pour un quart d’heure de repos. Chacune de nos pirogues avait reçu un patron et deux hommes à Yamina ; en outre, à chaque village on prenait un équipage qui se relayait ainsi de station en station. Cette opération exigeait une certaine perte de temps, surtout la nuit, où il faut aller réveiller les piroguiers dans les villages. Ce service, tout mal fait qu’il était, avait été, me dit-on, organisé par El Hadj pour ses besoins. C’était un commencement d’ordre auquel je ne pouvais m’empêcher d’applaudir. Mais j’appris plus tard qu’en cela, comme en tout, les conquérants se parent des dépouilles des vaincus, et que ce service avait existé de tout temps depuis la création des somonos. Si j’applaudissais à ce système, je doute qu’il fût du goût des pêcheurs, car ils ne fournissaient en général à cette corvée que des vieillards épuisés ou des enfants trop jeunes. Cependant, nous étions entassés tant bien que mal dans nos pirogues ; j’installai mon compas sur une de mes cantines, en le fixant avec 4 épingles pour empêcher ses déviations, et je commençai à relever la route. Nous passâmes tout d’abord devant quelques villages qui sont sur la rive droite ; mais je ne les vis pas, car ils sont un peu dans l’intérieur ; je ne pus les relever. On me nomma Diétébabougou, Mamanabougou et Boko, villages sans importance d’ailleurs. Plus tard, vers quatre heures, nous passâmes devant le village de Faléna, que nous vîmes, situé sur la rive gauche, et après avoir longé une île, on nous arrêta vers cinq heures et demie sur la berge, en face de Fogni, grand village où nous devions passer la nuit ; un grand banc s’étend devant ce village, et nous n’y parvînmes pas sans nous échouer. J’ai lieu de penser que nous n’étions pas dans la partie la plus profonde du chenal ; car, plus tard, ayant eu l’occasion, à la saison la plus sèche, au moment des basses eaux, de franchir les gués du fleuve réputés pour avoir le moins d’eau, j’en ai toujours vu au moins 0m,50 dans le chenal, et notre pirogue certes ne calait pas cela. Quoi qu’il en soit, notre désillusion fut profonde en constatant que dès le 26 février, le fleuve n’était plus navigable pour le plus petit bateau à vapeur. Toutefois, des renseignements que je pris immédiatement il résultait que de Manabougou à Tombouctou toute l’année les pirogues circulaient, et comme quelques-unes calent autant d’eau que pourrait le faire un chaland de vingt tonneaux, il s’ensuit que le cabotage en chaland est possible en toute saison. A Fogni on changea les piroguiers, et le soir le chef du village envoya le lack-lallo aux hommes, et à moi un peu de lait, donné, ainsi qu’un régime de rones, à la réquisition de Fahmahra. Malgré ce renfort, notre souper fut triste, car nous manquions de bois ; nous fîmes un feu de paille, et le lait, qui était du matin, tourna. Il nous fallut cependant nous en contenter, et dès que je sus que le convoi de mes animaux était rentré dans le village, je m’endormis du sommeil le plus confiant, sur la plage, ne me doutant guère que le village où nous passions ainsi était à la veille de disparaître. Je me réveillai à quatre heures ; j’avais voulu partir un peu plus tôt, avec le clair de lune, qui m’était indispensable pour noter ma route, puisque je n’avais pas de fanal (le nôtre étant brisé depuis bien longtemps), mais la fatigue avait eu le dessus, et personne ne s’était réveillé. Il fallut recharger les bagages que j’avais fait déposer sur la berge, de crainte que les pirogues ne se remplissent d’eau, et cette précaution ne fut que trop justifiée ; car au jour elles étaient aussi pleines que possible, et sans la précaution qu’on avait eue de les échouer, on les eût trouvées au fond. En somme, nous ne fûmes en route que vers cinq heures et demie. [Décoration] [Note 61 : Cette herbe s’appelle _N’da-dou_ en bambara.] [Note 62 : Par la suite, le sel étant devenu rare, ces mêmes plaques ont valu jusqu’à 60000 cauris, c’est-à-dire trois captifs.] [Note 63 : 3000 chaque. Ils coûtaient 2 fr. 50 c. à Saint-Louis, soit 9 francs pour 2 fr. 50 c. Bénéfice, 300 pour 100.] [Note 64 : Ces cuisines sont des sortes d’écuelles de terre dans lesquelles on allume le feu ; trois massifs en terre servent à poser les vases qu’on veut faire chauffer.] CHAPITRE XII. Le 27 février. — Navigation sur le fleuve de Tamani à Ségou Sikoro. — Aspect de la ville. — Notre entrée. — Arrivée chez Ahmadou : sa demeure. — Ahmadou. — Premier palabre. — Nous traversons la ville. — Arrivée chez Samba N’diaye. 27 février 1864. Le 27 février, nous naviguâmes toute la journée. Tantôt le lit du fleuve était encombré par d’immenses bancs de sable, tantôt il était coupé par des îles qui diminuaient la largeur au profit du fond. Ces îles, dont quelques-unes avaient un sol assez élevé pour n’être pas entièrement couvert aux hautes eaux, étaient en général boisées. D’instants en instants nous passions devant des villages situés pour la plupart sur la rive gauche ; presque tous étaient habités et bâtis au bord même du fleuve, tandis que, sur l’autre rive, les inondations périodiques forcent à s’établir sur une berge intérieure à l’abri des débordements. Vers sept heures, nous relâchâmes à Tamani, village de Soninkés, pour y chercher du bois pour la cuisine. Ce fut en vain. Nous ne trouvâmes rien si ce n’est une grande quantité de _moules nacrées_, qui, si jamais le fleuve devenait une voie commerciale, constitueraient un petit commerce, mais qui, pour le moment, ne servent même pas à faire de la chaux et ne sont utilisées que comme nourriture, pour l’animal, fort mauvais d’ailleurs, qu’elles renferment, et aussi pour faire des cuillers aux enfants. De Tamani, nous allâmes relâcher à Mignon, grand village où j’achetai trois calebasses de lait pour 400 cauris. C’était du lait aigre dont on avait retiré le beurre, mais c’est une nourriture que les noirs aiment beaucoup ; ils en purent prendre _plein leur ventre_, selon leur expression, en y trempant du couscous. Un peu plus tard, nous nous arrêtâmes à une île pour ramasser un peu de bois sec pour la cuisine. J’avais fait tuer la veille un cabri, mes hommes le firent cuire, et quand tout fut prêt, ils invitèrent les piroguiers ; mais l’un d’eux ne s’avisa-t il pas de refuser, en disant que cette viande avait été tuée par des gens qu’il ne connaissait pas et qu’il ne voulait pas manger avec des _keffirs_[65] ? C’était la première fois, depuis le commencement du voyage, qu’on nous appliquait cette épithète, la plus grosse insulte que puisse proférer un musulman. Mes hommes prirent assez mal la chose ; mais Fahmahra s’interposa de suite et rappela aux piroguiers qu’ils étaient, eux, de vrais keffirs jusqu’au moment où El Hadj était venu, et que ce n’était pas à ceux qui avaient mangé du cheval crevé de venir faire les difficiles ; comme dernier argument il leur dit que, si pareille chose se renouvelait, il le dirait à Ahmadou, qui le leur ferait payer en coups de corde. Cela termina la scène immédiatement. Peu après ce petit incident, nous rencontrâmes des pêcheurs qui jetaient leurs seines sur un grand banc de sable. Ils nous firent cadeau, ou plutôt à Fahmahra, de deux beaux _capitaines_. Il était alors une heure après midi ; une demi-heure après nous passâmes devant Say, village visité par Mongo Park, dont il ne reste presque que des ruines. Nous franchîmes ensuite plusieurs autres villages que je notai avec soin, et vers cinq heures et demie, à ma demande répétée, nous allâmes relâcher pour la nuit au village de Sama Bambara. Le soleil baissait. Sans tente dans la pirogue, nous avions souffert d’une chaleur étouffante qui me rappelait que Mongo Park signale le même fait[66]. Je voulais à tout prix me reposer. J’étais sûr d’ailleurs d’arriver à Ségou Sikoro le lendemain, c’était tout ce qu’il me fallait. Fahmahra était visiblement mécontent ; il voulait continuer jusqu’à Somono Bougou, qu’on apercevait à l’horizon sur l’autre rive et où mes hommes devaient aller avec les animaux. Mais sa véritable raison, qu’il n’exprimait qu’avec grande réserve, c’était qu’il n’avait pas confiance dans ce village. Sama est un immense village, ou plutôt ce sont trois villages qui, situés à petite distance, portent les noms de Sama Marca ou Soninké, Sama Bambara, Sama Boso ou Somonos, dont les noms indiquent suffisamment les différentes populations. Le premier avait été détruit depuis six mois par Ahmadou, et il paraît que les autres menaçaient de se révolter. Néanmoins, je tins bon et je me couchai jusqu’à minuit. Pendant ce temps, Bakary Guëye veillait. 28 février 1864. A deux heures je fis le branle-bas et on se remit en marche à deux heures quarante-deux minutes. A quatre heures vingt minutes, nous étions à Somono Bougou, où l’on changea de canotiers ; je fis dire à Mamboye, qui était chef du convoi d’animaux, de se mettre en chemin ; nous passâmes alors devant trois villages, situés sur la rive gauche du fleuve : on les apercevait un peu dans l’intérieur ; ce sont : Kamalé, Baïo, Serablé. Vers six heures trois quarts nous arrivâmes à Dougou Kounan : dès lors, on nous dit que nous étions à Ségou. Depuis le jour, les berges du fleuve présentaient une plus grande animation que la veille. Les troupeaux tachés de noir et de blanc apparaissaient sur les bords ; les silhouettes des noirs pasteurs se dessinaient grandes, élancées. Dans quelques endroits, ils traversaient pour aller faire paître leurs troupeaux. Sur la rive droite, on voyait, de distance en distance, des files d’hommes, de femmes, portant des calebasses, quelquefois un ou plusieurs cavaliers marchant paisiblement. Ce mouvement et quelques arbres plantés sur la berge même contrastaient avec le calme et la presque nudité du pays traversé la veille. Enfin, à sept heures vingt minutes, nous passâmes par le travers de Faracco, grand village de sofas d’Ahmadou, situé sur la rive gauche, et très-peu de temps après nous fûmes à Ségou-Koro (le vieux Ségou), situé sur la rive droite et presque en face de beaux groupes d’arbres. Les restes d’un palais en terre très-ornementé, dont les façades en ruines sont encore debout, frappent tout d’abord les yeux au milieu des murailles à demi écroulées et désertes. Nous ne nous y arrêtâmes que le temps nécessaire pour acheter un peu de lait, du beurre et du bois, à un petit marché, situé sous un arbre, et nous continuâmes à descendre le fleuve. A neuf heures cinq minutes, nous passâmes devant un village désert et en ruine, Bassala-Bougou ; dix minutes après, et toujours sur la rive droite, nous arrivâmes à Ségou-Bougou, ou village en paille de Ségou (Lougans de Ségou) ; presque en face, sur l’autre rive, on apercevait Kala-Bougou. Nous changeâmes de canotiers. La foule s’amoncelait, de nombreux cavaliers passaient sur la plage, quelques-uns lancés au grand galop. Nous en rencontrâmes un groupe plus nombreux qui prenait le chemin de Yamina ; ainsi que nous l’apprîmes plus tard, c’était un chef qui allait à Nioro chercher du monde pour renforcer l’armée d’Ahmadou. Nous défilions lentement le long des rives bordées de monde ; le bruit de notre arrivée se répandait. A dix heures huit minutes, nous arrivions à Ségou-Coura (le nouveau Ségou), et une demi-heure après, nous débarquions Fahmahra un peu avant Ségou-Sikoro, ou plutôt dans un de ses faubourgs, village en paille désigné sous le nom de _goupouilli_. Dès lors, plus de trace de Ségou sur l’autre rive, et ce n’était pas mon moindre étonnement ; car comment expliquer ce qu’on trouve dans toutes les traductions du voyage de Mongo Park relativement à l’existence de quatre Ségou, deux sur chaque rive du fleuve ? N’en faut-il pas conclure, qu’arrivé à Faracco ou Kala-Bougou, sur la rive gauche, et voyant en face de lui, sur la rive droite, Ségou- Bougou et Ségou-Koro, il aura supposé que ces quatre villages portaient le même nom ? Cela me semble d’autant plus probable qu’il parle des hautes tours du palais du roi, et que, à l’exception d’une maison dont on voit encore les ruines à Ségou-Sikoro, et qui était le palais d’Ali, on m’a dit qu’il n’y avait là aucune maison à un étage, au moment de la conquête, tandis qu’à Ségou-Koro, il y avait au moins deux palais, aujourd’hui en ruines, mais dont les murailles font foi de la hauteur qu’ils avaient à cette époque. Quoi qu’il en soit, tout en me creusant la tête pour trouver le mot de cette énigme, je demandai, pour ne pas être assailli par une foule sans cesse grossissante, que l’on me fît traverser le fleuve jusqu’au retour de Fahmahra, qui se rendait chez Ahmadou, pour annoncer mon arrivée et prendre ses ordres. On me transporta donc sur la plage de sable qui s’étend en face de Ségou-Sikoro et un peu à l’Est. Je me baignai et me nettoyai un peu. De là, nous apercevions Ségou-Sikoro en entier. Sa haute muraille grise, élevée sur le bord même de la berge, dominait une plage rocheuse littéralement couverte de population. Il y avait là des femmes, en quantité, se baignant, lavant, puisant de l’eau dans des calebasses ; les unes s’en allaient isolément, les autres en file et en ordre, conduites par un chef de captifs ; mais ce qui frappait le plus, c’était le bruit de tout ce monde que nous entendions à travers le fleuve et une animation que je n’avais jamais vue depuis mon départ de Saint-Louis et à laquelle on peut à peine, dans cette ville, comparer le quai de la Pointe du Nord, lorsque les laveuses y viennent en foule. [Illustration : PLAN de SÉGOU SIKORO Gravé chez Erhard.] Nous attendîmes assez longtemps : vers deux heures, Fahmahra revint. Il nous fit signe, et nous retraversâmes aussitôt pour accoster presque au milieu de la ville, sur le banc de roches. Il entra dans notre pirogue, accompagné d’un noir, qui nous souhaita le bonjour en bon français. Cet homme était habillé en musulman ; mais sous son turban, sa physionomie intelligente d’ailleurs, avait une expression indéfinissable, qui fit que je n’hésitai pas à accepter cette version que c’était un ancien maçon de Saint-Louis. Son nom contribua à m’induire en erreur. Il s’appelait Samba N’diaye et les N’diayes sont des Yoloffs. Il parlait bien le français et on voyait qu’il avait dû le mieux parler encore. Il nous dit que c’était chez lui que nous allions loger. Je demandai qu’on m’y conduisît sans retard, disant qu’après j’irais faire ma visite au roi. Mais il insista ainsi que Fahmahra pour que je commençasse par cette dernière démarche, disant qu’Ahmadou m’attendait. Alors, nous nous mîmes en route à travers une foule plus nombreuse que je n’en avais jamais vu, pendant ce voyage. Un peloton de gardes armés qui nous accompagnait la maintenait à grand’peine à coups de fouets de cuir. Nous gravîmes ainsi la berge, au milieu d’une poussière aveuglante, causée par ce grand remuement d’hommes et de femmes, et nous franchîmes la porte des murailles, que j’appellerai porte de Sonkoutou, en souvenir d’un personnage que je ferai connaître et qui demeurait à côté. Ces portes sont doubles comme celles d’un fort, et entre les deux, il existe un véritable corps de garde fortifié, percé de meurtrières, et de mâchicoulis. Les portes elles-mêmes, assez larges et hautes pour laisser passer un cavalier, sont en cailcédra d’un seul morceau ou de deux au plus. Elles ferment sur un châssis du même bois, au moyen de clefs en bois très-fortes. Chaque soir, au coucher du soleil, les sept portes sont fermées et une seule reste ouverte pour le passage des esclaves apportant le lait, jusqu’à une heure assez avancée de la nuit. Après quelques minutes de chemin, dans des rues assez étroites, sinueuses et encombrées de monde, nous arrivâmes sur une place où, à gauche, nous vîmes une maison ornementée, et en face de nous, une fortification véritable de six mètres de haut, avec des tours aux angles et sur le milieu des fronts. C’était le palais d’Ahmadou. Nous n’avions pas le temps de faire de grandes remarques, car nous arrivions à la porte ballottés par la foule ; mais là, nous passâmes seuls, car la garde qui ne plaisante pas, arrêta tout net cette multitude. Cependant, il y a dans cette garde des enfants armés qui ne seraient pas capables de résister ; mais déjà, l’on sait que ce sont des factionnaires, et de fiers Toucouleurs s’arrêtent devant un esclave bambara qui a une consigne et la fera respecter bon gré malgré. Au Sénégal, nous n’avons rien de comparable chez les noirs. A peu de distance de cette porte on en rencontre une autre semblable ; on est alors dans une espèce d’antichambre sombre très-grande, très- haute, dont la toiture est soutenue par d’énormes piliers en terre ou en cailcédra. Les murailles ont 2m,50 d’épaisseur à la base ; dans les coins, on voit les lits en bambous de la garde, et des fusils, sur des crochets dans différents endroits ; de tous côtés des factionnaires armés. De là, en montant deux marches, nous franchissons une porte et nous entrons dans la cour du tata ou de l’enceinte fortifiée. C’est au milieu qu’est située la maison d’Ahmadou, qui ne se révèle par rien. Une petite muraille basse que dominent des toits en paille, des gourbis devant une porte basse en terre, et voilà tout. C’est, du reste, assez sale et cela contraste avec la fortification. Un rang de meurtrières est placé à 4m,50 d’élévation ; elles sont très- régulièrement faites à l’instar de celles de nos forts. Celles qui sont exposées aux vents d’Est et aux pluies violentes des tornades, étaient garanties de la dégradation par des paillassons. En dehors, ces ouvertures sont masquées par une mince couche de terre. En cas de siége, il y aurait place pour deux mille défenseurs sur les quatre côtés. La banquette, fort élevée, nécessairement, n’est que le toit d’une galerie qui fait le tour des murailles, permettant de fusiller l’ennemi dans la place, s’il y entrait par-dessus les murailles. Cette galerie a son accès dans le corps de garde d’entrée et dans les tours des angles. En somme, c’est tellement construit, que sans canon je mets en fait, qu’à moins d’une mine ou d’un chemin souterrain, il serait bien difficile de s’en emparer, même pour des troupes régulières. [Illustration : Entrée du palais d’Ahmadou, à Ségou-Sikoro.] Mais si nous eûmes plus tard le loisir d’étudier tout cela, pour le moment, nous ne pûmes qu’y jeter un coup d’œil, car on nous fit tout de suite franchir la porte, puis un corridor, et nous arrivâmes dans une cour où, sous une varandah en paille, se tenait Ahmadou, entouré d’un petit nombre d’intimes, tous gens influents du pays. Il était assis sur une peau de chèvre, placée sur du sable fin ; les autres personnes de son entourage étaient tout simplement sur le sable. Une garde d’une cinquantaine d’esclaves était rangée des deux côtés. Ces soldats étaient debout, armés, tenant leur fusil dans toutes les positions imaginables et habillés de tous les costumes possibles. Ils se tenaient sur deux rangs, formant l’éventail. Je m’avançai en saluant le roi à la française et je lui donnai la main, lui disant en français : Bonjour ! Le docteur et Samba Yoro qui me servait d’interprète en firent autant. On nous apporta pour nous asseoir, un _tara_ ou lit en bambous d’un pied et demi de haut et recouvert d’un _dampé_ (couverture de coton). Dès que le silence fut établi, Ahmadou me demanda en peuhl des nouvelles de ma santé et me souhaita la bienvenue. Puis il me demanda des nouvelles de Saint-Louis. Je répondis assez sobrement, me plaignant de n’avoir pu effectuer ma route par le Bélédougou. Je demandai alors des nouvelles d’El Hadj et s’il était toujours à Hamdallahi. On me dit qu’il allait bien, qu’il était toujours en cet endroit. J’ajoutai : « Pourrai- je aller le voir ? » A cette question, Ahmadou répondit : « Quand nous aurons causé. » Je lui remis alors la lettre du gouverneur, il l’ouvrit et la parcourut. Elle était en arabe et en français. Je crus voir sur sa figure un air d’embarras. Je craignais qu’il ne la comprît pas, c’est-à- dire qu’il ne sût pas l’arabe et je lui proposai de la lui faire traduire en peuhl sur le texte français. Il accepta. Je lus alors, phrase par phrase, en français ; Samba Yoro répétait en yoloff et Samba N’diaye en toucouleur. La séance fut levée sur la demande que je fis de traiter le plus tôt possible les affaires sérieuses, pour lesquelles j’étais venu le voir. Pour réponse, Ahmadou ordonna de nous conduire à notre logement afin que nous pussions nous reposer. A première vue j’avais donné à Ahmadou dix-neuf ou vingt ans, en réalité, il en avait trente ; assis, il paraissait petit ; il est plutôt grand, et il est bien fait. Sa figure est très-douce, son regard calme, il a l’air intelligent. Il bégaye un peu en parlant, mais il parle bas et très-doucement. Il a l’œil grand, le profil du nez droit, les narines peu développées. Son front est haut et assez large. Ce qu’il a de plus laid, c’est sa bouche dont les lèvres sont un peu retroussées, ce qui, avec le menton fuyant, est un trait de la race nègre. La couleur de sa peau se rapproche de celle du bronze ; elle est plutôt rouge que noire. Il était coiffé d’un bonnet bleu, de cette étoffe de coton désignée sous le nom de _roum_ (rouennerie ou étoffe de Strasbourg) ; un boubou très- flottant de même étoffe était posé par-dessus un autre _turkey_ de coton blanc très-fin. Son _guiba_ ou la poche de devant de son boubou était très-vaste. Il tenait à la main un chapelet, dont il défilait les grains en marmottant pendant les intervalles de la conversation. Devant lui, sur sa peau de chèvre, étaient posés un livre arabe et ses sandales ainsi que son sabre. De tous les gens placés là, nous étions les seuls qui eussions conservé nos chaussures. Nous sortîmes du tata par où nous étions entrés, et nous nous dirigeâmes vers notre demeure, accompagnés par une garde de sofas d’Ahmadou, armés de fusils et munis de fouets dont ils se servaient énergiquement pour écarter la foule. Heureux d’avoir à frapper, ils poussaient le zèle jusqu’à frapper les femmes qui, de chez elles, nous regardaient passer. Nous suivîmes une rue large qui passe entre la mosquée et la maison d’El Hadj, tata presque aussi fort que celui de son fils, plus grand d’ailleurs, mais moins régulier. C’est là que sont ses femmes, ses esclaves et entre autres les princesses des familles royales de Ségou et du Macina qu’il y a enfermés. C’est également là que sont ses magasins, sa fortune, me dit Samba N’diaye, magasins très-importants et qui jouent un rôle politique considérable à Ségou, tant par leur importance véritable que par celle qu’on leur prête. Le sommet de la muraille du tata d’El Hadj est presque partout garni de piquets de bois dur, mis là dans la construction et destinés à remplir l’office des morceaux de bouteilles dont on garnit chez nous le haut des murs. Cela peint assez la défiance du maître envers les huit cents femmes qu’il détient là. Samba N’diaye, en me racontant cela, chemin faisant, m’apprit aussi qu’il était le gardien de cette riche maison, et que seul avec Ahmadou, il avait le droit d’entrer chez les femmes. [Illustration : Habitation de M. Mage à Segou.] Un peu plus loin, nous trouvâmes une place, sorte de rond-point où se tenait un petit marché[67] à l’ombre de ces beaux arbres dont j’ai déjà parlé, les _doubalels_ : ce serait un joli endroit si, à quelques pas n’était un de ces immenses trous creusés pour en retirer la terre nécessaire aux constructions, trous qui se changent en marais profonds à l’époque des hautes crues, et en foyers d’infection, et déversoirs d’immondices à la saison sèche. A partir de ce point la rue moins large s’inclina un peu sur la droite, et presque à l’extrémité occidentale du village, nous entrâmes dans une ruelle sinueuse qui nous conduisit à la maison de Samba N’diaye. [Illustration : Coupe horizontale de la Maison de M. M. MAGE et QUINTIN à Ségou Sikoro Echelle de 2mm.½ pour mètre Dressé par E. Mage. Gravé chez Erhard.] [Décoration] [Note 65 : _Keffir_, idolâtre, infidèle à la religion musulmane.] [Note 66 : I never felt so hot a day ; there was sensible heat sufficient to have rosted a sirloin. (MONGO PARK, _Last mission in Africa_.)] [Note 67 : Cet endroit s’appelle _Doubalel Coro_ (le vieux Doubalel).] CHAPITRE XIII. La maison de Samba N’diaye. — Je trouve à Ségou les courriers du gouverneur logés chez San Farba. — Hospitalité d’Ahmadou. — Je reçois des visites. — Sonkoutou. — Le vieil Abdoul. — Chérif Mahmodou et ses voyages. — Les ministres d’Ahmadou. — Sidy Abdallah, Mohamed Bobo et Oulibo. 28 février 1864. La maison de Samba N’diaye, construite de la même manière que les autres maisons du pays, quoique un peu plus haute, est une série de cases en rez-de chaussée d’environ trois mètres de haut, toutes bâties en terre avec une espèce de charpente grossière en bois dur et une terrasse. C’est, du reste, assez bien construit. Les portes, sauf celles d’entrée, n’ont que 1m,60 de haut ; elles sont fermées par des panneaux de bois composés de deux ou trois planches réunies par des barres en bois et des clous en fer. On a adapté les fermetures en fer usitées pour les magasins à Saint-Louis. La première cour, dans laquelle nous entrons par un petit hangar servant de porte, a été affectée à notre service ; sur la droite est le bilour de communication avec la maison ou cour des femmes, sur la gauche un grand hangar formant galerie dans toute la longueur de la cour, c’est-à-dire de 6 mètres de long sur 3 mètres 50 de large. Ce hangar conduit à notre case, chambre de 3 mètres de long sur 4 de large, dans un angle de laquelle je remarque une espèce de cheminée ; deux lits garnis de nattes en cannes de mil y sont préparées. Une seconde porte très-basse, placée dans la chambre, donne accès sur une cour dans le coin de laquelle, à notre grand étonnement, est une fosse d’aisances surmontée d’une espèce de siége fait d’un vase en terre dont on a cassé le fond. Notre étonnement ne fait que croître quand on nous dit que presque toutes les maisons du pays en sont pourvues. C’est dans cette cour même qu’on fera notre cuisine particulière. Dans l’autre coin de la cour est un passage recouvert en nattes qui conduit à un magasin ou grenier à mil, dans lequel j’installe nos marchandises. [Illustration : Intérieur de la maison des femmes de Samba N’diaye, à Ségou.] Mes hommes se placent dans la cour d’entrée et sous la varandah, et pour plus de commodité on déloge le cheval de Samba N’diaye qui est attaché au milieu de la cour. Une échelle de bois grossière, composée de deux morceaux torses en travers desquels on a attaché des bâtons avec des lanières de cuir non tanné, sert à monter sur la terrasse, où Samba N’diaye a établi une charpente qu’il a surmontée d’une toiture en nattes pour coucher au frais sans craindre l’humidité. Tout cela, bien que grossier, est intelligent ; il y a dans ces fermetures en fer des portes, et dans certains détails, des réminiscences de ce que Samba N’diaye a vu chez les blancs. Du reste, disons tout de suite ce qu’est notre hôte, bien que ce ne soit qu’à la longue que nous ayons appris ce qui le concernait. Samba N’diaye était un Bakiri de Tuabo (Guoy, Sénégal), âgé aujourd’hui de quarante à cinquante ans. Otage pendant vingt ans à Saint-Louis, il n’avait quitté définitivement cette ville que sous le gouvernement de M. de Grammont, dont il conservait le meilleur souvenir. Rentré dans son pays, il s’était mis à faire du commerce, avait eu un comptoir de traitant à Tuabo, dans son village, jusqu’au moment où El Hadj était venu dans le pays. Dès ce moment la religion musulmane s’empara de lui, et lorsque, deux ans après, El Hadj, vainqueur jusque là, vint à Farabanna, Samba N’diaye liquida ses affaires, et, suivi de celle de ses femmes qui voulut l’accompagner et de ses captifs, il vint grossir les rangs du conquérant. Dès lors sa connaissance des usages des blancs, son expérience en construction lui créèrent près d’El Hadj une position exceptionnelle. Il devint l’ingénieur de l’armée. Plus tard, quand El Hadj eut des canons, Samba en fut spécialement chargé, et c’est en partie grâce aux ressources qu’il inventa pour réparer sans cesse les affûts cassés, qu’El Hadj put pousser ses conquêtes jusqu’au bord du Niger, les obus aidant beaucoup, comme on le verra. Enfin lorsque El Hadj, maître de Ségou, se décida à partir pour faire la conquête du Macina, Samba N’diaye ayant désiré rester à Ségou, reçut le poste d’ingénieur en chef des fortifications et de gardien de la maison d’El Hadj. Dès qu’il avait su que des blancs venaient trouver El Hadj, il avait sollicité d’Ahmadou l’honneur de les loger, alléguant sa connaissance de leurs usages, de leur langue, et lui disant que si son père avait été là, à coup sûr il les lui eût confiés. Bien que Samba N’diaye ne jouisse pas près d’Ahmadou de toute la considération que le père lui accordait, il est écouté dans certaines questions et particulièrement dans ce qui regarde les blancs, et cette fois, il avait eu gain de cause sur les griots favoris du roi et sur d’autres chefs, qui se disputaient l’honneur de nous loger, uniquement en vue de l’intérêt. Sachant en effet que, selon l’expression du pays, Ahmadou voulait nous _recevoir_, on prévoyait une abondance de vivres, de sel et de cadeaux de tous genres auxquels l’imagination des noirs ne donnait pas de bornes, et chacun se disait que celui qui nous logerait en aurait sa bonne part. Samba N’diaye, bien entendu, en sa qualité de Bakiri, n’était pas moins intéressé que les autres ; mais son long séjour parmi les blancs lui avait donné un certain respect humain, et il était moins mendiant que la plupart de ses frères ou cousins, qui ont pris depuis longtemps l’habitude de regarder les blancs comme des gens qui doivent forcément donner. Il faut bien dire que le système déplorable de payer des _coutumes_[68] avant de commencer la traite, système qui a été si longtemps en vigueur, était très-propre à enraciner ces idées dans la tête des noirs du Sénégal, et il ne faut pas perdre de vue qui c’était à des Sénégambiens, en général, que j’allais avoir affaire. J’étais à peine installé dans ma nouvelle maison que je vis venir Seïdou et Ibrahim, les deux courriers expédiés par le gouverneur pour annoncer mon voyage à Ahmadou. Ils étaient arrivés depuis cinq mois. Leur route s’était effectuée sans difficulté par Médine, Koniakary, Dianghirté et de là ils étaient venus avant la révolte par le chemin direct du Bélédougou. Bien reçus par Ahmadou, ils avaient demandé à aller au Macina trouver El Hadj ; on le leur avait refusé à cause de l’état de guerre du pays, et on ne les laissait pas repartir, en leur disant qu’il fallait qu’ils rapportassent au gouverneur la réponse d’El Hadj. On les avait logés chez un griot toucouleur, dont ils étaient fort contents, et que je connus bientôt ; c’était un nommé Samba Farba ou San Farba, brave homme dont je n’ai eu qu’à me louer. Il avait été à Saint-Louis, à Bakel et dans tous les postes du fleuve ; il connaissait un grand nombre de vieux traitants. Contre l’habitude des griots, jamais il ne me demanda rien, et, quand je lui faisais un petit cadeau, sa reconnaissance se traduisait de la façon la plus énergique. C’est certainement un des hommes dont je me souviens avec le plus de plaisir dans mon voyage. [Illustration : San Farba, griot influent à Ségou.] Seïdou et Ibrahim, depuis leur arrivée à Ségou, avaient pu se mettre au courant de la politique, et eussent pu me rendre de grands services ; mais je ne parlais pas assez le yoloff, et pas du tout le toucouleur à ce moment ; il leur eût fallu prendre un interprète, et telle est la défiance des noirs qu’ils n’eussent pas osé confier à quelqu’un de mes laptots la vraie position d’Ahmadou, de crainte d’être accusés près de ce dernier, dont ils avaient pu apprendre à craindre la colère pendant leur séjour. Enfin, soit prudence, soit insouciance, ils ne me renseignèrent pas suffisamment, et bien qu’il y eût, de la part de Seïdou surtout, certains mots qui me donnaient à réfléchir, jamais il ne me fit connaître franchement et complétement ce qu’il savait, pas plus qu’il ne le fit plus tard à Saint-Louis, quand je le renvoyai au gouverneur. C’est à mes dépens et par un séjour prolongé, que je suis arrivé à connaître la vraie situation du pays, l’histoire d’El Hadj et le dernier mot de la politique locale. L’hospitalité d’Ahmadou fut d’abord très-large. Le jour de notre arrivée, nous trouvâmes dans la case de Samba N’diaye un mouton gras, magnifique spécimen de l’espèce ovine, remarquable par sa taille, et surtout par sa graisse ; il n’était pas coupé, mais bien tapé suivant l’habitude des noirs. Au Sénégal on voit souvent dans le haut fleuve chez les traitants des moutons presque aussi beaux, engraissés pour la fête de la Tabaski ; ils valent de cinquante à soixante francs, mais je n’en avais jamais vu d’aussi gras. Quelques instants après, on nous apportait deux grandes couffes de riz, une pierre de sel d’une valeur d’au moins 10000 cauris dans le moment, et qui plus tard en a valu jusqu’à 60000, c’est-à-dire 180 francs environ. Un peu plus tard, on nous annonça un bœuf gras qu’on nous amenait ; mais comme il faisait une vive résistance on lui coupa les jarrets, de telle sorte que je fus obligé de le faire tuer ; et nous eûmes une telle masse de viande qu’il y eut forcément du gaspillage. Le docteur, toujours critique mordant des noirs et surtout du système d’arbitraire inauguré par les musulmans, me fit observer que nous mangions au budget royal, et que nous prenions ainsi notre part d’impôts vexatoires, de pillages et autres mauvaises actions de ces malandrins de conquérants qui ont, au nom de Dieu, commis tous les crimes possibles ou imaginables. Mais, tout en reconnaissant la justesse de son observation, je ne pouvais que me résigner ; car, après tout, du moment que j’étais venu en ambassadeur, il fallait en subir les conséquences, et refuser les présents royaux sous prétexte que c’était du bien mal acquis, eût été une singulière manière de concilier à mon pays les sympathies d’un roi qui n’était déjà pas trop bien disposé. Je me résignai donc, trop heureux de pouvoir réparer nos forces abattues, par une nourriture plus substantielle que celle des derniers temps. On nous fournissait, soir et matin, du lait en abondance ; Samba N’diaye avait reçu cinq mille cauris pour pourvoir à nos besoins en poules, œufs, poissons, etc., et en me l’annonçant, il me répéta trois ou quatre fois de ne pas me gêner ; que la bourse d’Ahmadou était large, et qu’il ne pardonnerait pas s’il venait à apprendre que nous manquions de quelque chose. Et il termina ce petit discours en nous donnant un magnifique mouton qu’il élevait dans sa maison pour la Tabaski[69]. On affecta une esclave de la case, nommée Maïram ou Marianne, à la cuisine des laptots. Les chevaux, mulets et ânes furent placés chez un Bakiri, ami de Samba N’diaye, et nommé Samba Naé, qui logeait dans le goupouilli. Enfin une garde de sofas fut placée à la porte sous le commandement d’un nommé Karounka Djawara, qui avait ordre de ne laisser entrer qui que ce fût sans ma permission, et qui s’acquitta de sa consigne avec une rigueur toute militaire, frappant, quel que fût leur rang, ceux qui, sans plus de façon, voulaient passer outre. Cette mesure contribua pour beaucoup à mon bien-être. 29 février 1864. Le lendemain, mes laptots allèrent en corps saluer Ahmadou, qui leur fit bon accueil et leur donna un bœuf ainsi que 40000 cauris à distribuer entre eux tous. Pendant la journée, je reçus un cadeau véritablement princier : c’était un panier de cinq cents gourous[70]. Fahmahra, notre guide, avait été causer avec Ahmadou et lui avait dit que les blancs aimaient beaucoup ces fruits ; il espérait que nous laisserions le présent à sa merci ; mais j’en savais trop la valeur pour le gaspiller : j’en fis une distribution, car, à cette époque, nous n’en étions pas aussi friands que nous le fûmes par la suite, mais j’en mis une partie en réserve. J’employai tous les instants dont je disposais à mettre mes notes au courant, mais j’étais sans cesse interrompu par des visites que je ne pouvais refuser, et pour noter tous les événements, il m’eût fallu écrire dix heures par jour. Avec Samba Farba, vint un autre griot d’Ahmadou, nommé Sontoukou ou Sountoukou ; c’était à la fois l’esclave et le plus intime ami d’Ahmadou, qui le comblait de richesses. Il était Diallonké d’origine, son père était griot du roi de Tamba, et quand ce village tomba au pouvoir d’El Hadj, Sontoukou, enfant, fut donné comme compagnon à Ahmadou, ainsi que Fali, fils du roi, qui devint esclave et fut plus tard chef des sofas d’Ahmadou. Samba Farba et Sontoukou étaient tous deux vêtus de tuniques de drap rouge, brodées d’or, par-dessus lesquelles ils portaient des boubous, lomas noirs, brodés en soie éclatante ; de vastes turbans blancs et des _mouqués_ ou pantoufles en cuir du pays complétaient ce costume vraiment magnifique. Nombre d’autres chefs vinrent nous faire visite, et dans le nombre, je mentionnerai particulièrement deux individus. L’un, qui a joué un grand rôle dans la conquête du Ségou, se nommait Tierno Abdoul ; c’était un Toucouleur : on l’appelait frère d’El Hadj, bien qu’il ne fût pas du tout son parent. L’autre était un Arabe de la Mecque, qui se disait chérif Mahmodou, fils d’Abdoul Matalib. Il était accompagné d’un maître de langue, noir du Fouta qui avait été à la Mecque, et en était revenu en sa compagnie. Chérif Mahmodou avait beaucoup voyagé ; il a été dans le Khorassan et jusque sur les confins de la Chine, et, disait-il, il était allé dans sa jeunesse à Stamboul. Sa société m’eût été précieuse, s’il n’avait pas été aussi menteur que possible. Soit qu’il se fût fait de fausses idées des choses, soit qu’il crût se donner de l’importance, il donnait une tournure merveilleuse à tous ses récits. C’est ainsi qu’il racontait qu’il avait vu, en Perse, une fontaine d’où tout ce qu’on y trempait sortait doré, qu’elle appartenait au _roi_ de Russie[71], qui nuit et jour la faisait garder, etc. Tout cela n’était rien, et je m’en serais amusé, mais ce qui devenait plus grave, car cela pouvait donner de fausses notions à Ahmadou sur la puissance de la France, et l’importance des musulmans en Europe, c’est quand il racontait la guerre de Crimée à sa manière, disant que les Turcs avaient ordonné aux Français et aux Anglais qui leur payent tribut de venir leur prêter main-forte et qu’ils avaient pris Moscou. Puis quand, plus tard, Ahmadou nous faisait attendre une audience, et que Samba N’diaye, notre intermédiaire obligé, faisait des observations, Chérif Mahmodou répondait : « Eh bien, Ahmadou, qu’est-ce que cela ? Quand les Français et les Anglais vont porter leur tribut à Stamboul, le sultan les fait attendre tout un jour, et souvent plus, avec leurs charges sur la tête. » C’était, comme on le voit, un homme dangereux pour nous ; nous devions peut-être son inimitié à ce que tout d’abord j’avais mal accueilli ses merveilleuses histoires, et surtout à ce que je n’avais pas acheté sa protection par des cadeaux. Sa figure, bronzée par le soleil, présentait un type arabe bien prononcé, avec le nez busqué en bec d’aigle et le regard très-perçant. Il portait de magnifiques cheveux noirs longs de plus d’un pied, luisants et fins, qui passaient sous son turban, disposé en pointe dans le genre des bonnets persans. Quant au reste du costume, il avait adopté les usages des noirs, à l’exception des pantoufles ou babouches dans lesquelles il mettait ses pieds et qu’il ne portait pas en savates. Il me parla quelquefois d’un blanc, nommé Abd-el-Kerim, qu’il avait vu à Djeïla : il ajoutait qu’il lui avait sauvé la vie en le faisant échapper ; mais, sans doute, comme une invitation, il me disait : C’était un bon garçon, il donnait beaucoup ; pour moi, il m’a donné plus de mille piastres. Chérif Mahmodou, bien qu’écouté par le public, ne jouissait pas d’un grand crédit à Ségou. Grâce aux libéralités qu’Ahmadou se croyait obligé de faire à un chérif, il avait une fortune assez honnête, mais comme il ne donnait à personne, il ne se faisait pas beaucoup d’amis. Je ne tardai pas à savoir qu’à son arrivée dans le pays, il s’était fait fort de fabriquer des canons, et qu’El Hadj lui ayant fait fournir tout le cuivre qu’on avait pu ramasser, laiton, cuivre rouge et autres, il avait réussi la fonte, mais avait manqué la coulée, ce qui avait bien diminué son crédit aux yeux de tout le monde, et avait commencé à le faire passer pour hableur. Du reste, pour notre part, nous n’eûmes pas directement à nous en plaindre, et il se comporta toujours très-poliment à notre égard. Il disait qu’il désirait venir à Saint-Louis, et sans doute il ne voulait pas s’y faire précéder par des inimitiés. En somme, presque tous les hommes importants à un titre quelconque, ayant une position, vinrent nous saluer ; trois personnes seules s’en abstinrent avec affectation : Sidy Abdallah, Maure de Tichit, maître de langue arabe, qui devait, après avoir été notre plus cruel ennemi, devenir un de nos plus intimes amis ; Mohamadou Bobo, Peul du Fouta Djallon, ami intime d’Ahmadou, qui, bien qu’affectant des formes polies, resta notre ennemi, et Oulibo, Poul du Kaarta, chef de tous les Bambaras et des esclaves d’El Hadj, qui était, à vrai dire, le second chef de Ségou et dont nous n’eûmes jamais qu’à nous louer, surtout quand nos relations avec Ahmadou devinrent difficiles[72]. J’aurai, par la suite, l’occasion de parler de chacun de ces individus avec lesquels j’ai été en rapport, et qui jouent un rôle très-important dans la politique, car ils sont, en quelque sorte, les ministres d’Ahmadou, si tant est qu’un autocrate ait des ministres. Le 29 février, je fis une seconde visite à Ahmadou, et, selon le désir qu’il en avait témoigné, je la lui fis annoncer par Samba N’diaye, qui lui dit que ce n’était qu’une visite de politesse. Dès cet instant, je commençai à voir qu’Ahmadou semblait reculer quand il s’agissait de traiter l’objet de ma mission. Il y avait beaucoup de monde chez lui ; je fus fort questionné, et mon étonnement ne fut pas médiocre en m’entendant faire la question suivante : « Est-ce que votre _roi_ actuel vaut _Napoléon_ ? » Ainsi, ce nom dont on ne peut évoquer le souvenir sans un mouvement d’orgueil, a devancé la civilisation, et a marché avec les bandes à demi-sauvages du Sénégal au Niger. J’avoue que j’étais stupéfait. Un sujet de conversation qui intéressa vivement Ahmadou et tous les assistants, fut mon revolver. Le roi me demanda de le tirer ; j’envoyai les six balles à environ soixante pas dans un lit en bois, qu’elles traversèrent en brisant les bambous, et elles s’enfoncèrent profondément dans la muraille de terre ; Ahmadou, bien qu’il affecte en toute circonstance un grand calme, et veuille ne paraître s’émouvoir de rien, était un peu abasourdi. Il y avait bien à Ségou un revolver, mais c’était un revolver Colt à capsule ; il fallait le charger comme toute autre arme, tandis que mon Lefaucheux, avec ses petites cartouches en cuivre, lançant des balles aussi loin qu’un fusil ordinaire, leur semblait une chose impossible. On parla aussi de nos habillements. Bien des gens qui avaient expliqué à Ahmadou comment s’habillaient les blancs à Sierra-Leone et à Saint- Louis, avaient été désappointés en nous voyant venir avec un costume plus que simple, et dont les broussailles avaient un peu délabré toutes les pièces. Heureusement nos laptots se chargèrent d’expliquer que nous avions laissé nos uniformes et les décrivirent. Mais il est probable que nous aurions gagné en considération si nous fussions arrivés mieux vêtus. Un griot, nommé Diali Mahmady, qui avait été fort longtemps à Sierra- Leone, parlait des vêtements des Anglais, indiquant que leurs pantalons étaient collants. J’en portais, au contraire, un fort large ; Ahmadou ne manqua pas cette occasion de me dire qu’il préférait nos vêtements. A la suite de cette entrevue, dans laquelle Ahmadou s’était informé de l’état de nos provisions de sucre et avait appris que nous n’en avions plus, il nous en envoya un pain de 4 kilogrammes[73], et une grande calebasse de beau miel rouge bien épuré et bouilli. Plus tard, je reçus deux énormes giraumons, et le 1er mars, le vieil Abdoul (frère d’El Hadj à la mode du pays) commença à nous fournir le beurre, que nous reçûmes toujours régulièrement et en abondance pendant notre long séjour. De plus, il nous donna un couple de pigeons et des poules. Pensant à cette époque rester peu de temps à Ségou, je me hâtai de recueillir l’histoire d’El Hadj de la bouche des Talibés. Les premiers récits que j’obtins de Samba N’diaye, notre hôte, furent bien incomplets. Par la suite, tant dans les conversations que par des questions, je recueillis une série de faits que j’intercalai dans ce premier récit, de même que j’en éliminai tout ce qui n’était pas confirmé d’une manière positive. Je ne prétends pas donner ce récit comme une histoire d’El Hadj Omar, car je sais combien, notamment dans ses guerres avec nous, le vrai est souvent dénaturé. Mais je le donne comme la vie d’El Hadj telle qu’on la raconte à Ségou, telle que pendant des générations on se la racontera, amplifiant peut-être sur les détails, mais conservant le fond qui a la tournure qu’El Hadj a tenu à lui donner. Dans les événements dont Samba N’diaye a été le témoin, j’ai la conviction d’avoir eu la vérité quant aux faits ou aux paroles prononcées, surtout dans la partie relative à la conquête de Ségou. J’arrêterai ce récit aux événements qui s’étaient passés jusqu’à mon arrivée à Ségou, bien que ce ne soit guère qu’à la fin de mon séjour que je sois parvenu à débrouiller le vrai du faux au milieu du chaos dont on enveloppait les affaires du pays. [Décoration] [Note 68 : _Coutumes_. On appelle ainsi les cadeaux qu’on est convenu par traité de payer à un chef avant de commercer avec lui.] [Note 69 : Fête musulmane (_Tabaski_) pour laquelle tout chef de famille qui en a le moyen tue un mouton.] [Note 70 : Fruit du Sterculia acuminata (Palisot), nommé généralement Kolat.] [Note 71 : Les noirs ne connaissent que le mot Roi. Chérif Mahmodou disait le Sultan.] [Note 72 : Parmi les visites que je reçus, je dois mentionner celle que me fit une princesse Massassi Mahmodou-Penda, fille de Makansiré, chef de Foutobi, chez lequel Raffenel avait logé et dont il se loue fort peu. Elle avait eu, lors de la conquête, le sort de presque toutes ses parentes et, devenue esclave d’El Hadj, elle était tombée au pouvoir d’un Talibé Toucouleur, d’un Torodo, qui en avait fait sa femme. Elle était devenue mère, et, grâce au privilége que la loi musulmane accorde aux esclaves mères par le fait de leur seigneur, elle vint demander sa liberté à El Hadj, faisant l’abandon de son enfant. Depuis cette époque elle habite Ségou, où, contrairement à ce que font en général ses parentes, elle tient une conduite qu’on dit régulière.] [Note 73 : Sucre de fabrique anglaise (d’après l’étiquette qu’il portait).] CHAPITRE XIV. HISTOIRE D’EL HADJ OMAR. El Hadj. — Sa naissance, sa jeunesse. — Son voyage à la Mecque. — Son retour à Ségou vers 1837 ou 1839. — Il s’établit dans le Fouta Djallon. — Son voyage sur les bords du Sénégal de 1846 à 1847. — Il rentre dans le Fouta Djallon. — Construit Dinguiray. — Prise de Labata, de Tamba, de Ménien. — Sa route vers le Bambouk et le Gadiaga. — Il entre dans le Kaarta. — Pille des Français. — Guerre dans le Kaarta. El Hadj Omar est né dans le Fouta sénégalais, au village d’Aloar, vers 1797[74]. Sa famille appartenait à la classe des Torodos, qui sont les principaux chefs du Fouta, et parmi lesquels est toujours choisi l’almami[75]. Son père Seïdou, marabout fort instruit, l’éleva dès son jeune âge dans les principes de la religion de Mahomet, et les dispositions extraordinaires qu’il montrait dès lors, pouvaient faire présager ce qu’il serait un jour. Le fait suivant, qu’El Hadj se plaît à raconter, permet d’en juger : « Une dispute s’était élevée entre mes parents et les habitants d’Aloar, au sujet d’une mosquée que mon père voulait construire dans sa maison pour ne pas être troublé dans ses prières. Les gens du village la lui rasèrent et on le battit, disant qu’il devait venir faire sa prière à la mosquée. Et comme il refusait, ses adversaires (les marabouts du village) le traduisirent en justice (_saria_) devant un marabout très- renommé, je l’accompagnai au village où devait se prononcer le jugement. « Quand il eut entendu l’affaire, l’almami Yousouf[76] (le marabout en question) réfléchit, et, me prenant par la main, dit aux deux parties : « Que vous sert-il de disputer ? Restez en paix ; rentrez chez vous, et surtout, regardez bien cet enfant, car il vous commandera un jour. » Cette histoire est-elle vraie ? Elle ne serait pas très-extraordinaire. « Que d’enfants à qui l’on a prédit un grand avenir dans leur jeunesse, parce qu’ils montraient un peu d’intelligence ! Mais ce qui est certain, c’est qu’avec la disposition des noirs à croire tout ce qui est surnaturel, il n’en faut pas davantage pour que par la suite bon nombre aient vu dans El Hadj un vrai prophète de Dieu, reconnu dès son enfance par un de leurs marabouts les plus vénérés. El Hadj Omar était le quatrième des enfants de la première femme de son père. Il eut par la deuxième et dernière femme un autre frère nommé Alioun. Les trois premiers étaient Élimane Guédo[77], Alpha Ahmadou[78], Tierno Boubakar. On sait combien le voyage de la Mecque à travers tout le Soudan est pénible pour les noirs[79]. Ils n’avancent que lentement, mendiant, s’arrêtant des mois entiers, souvent des années, à faire du commerce pour gagner de quoi continuer leur voyage, quand la générosité publique ne leur vient pas en aide. La plupart meurent avant d’arriver, beaucoup restent établis sur la route, ne se sentant pas le courage de revenir ni d’aller plus loin. Il paraît cependant qu’El Hadj, bien qu’on ait peu de détails sur cette partie de sa vie, accomplit son voyage sans trop de difficultés, grâce à son instruction. Marabout instruit déjà par les leçons de son père, il n’eut jamais à souffrir de la misère, et dans quelques localités, aux libéralités qu’il recevait, comme dans le Haoussa, on joignait un autre bien : c’étaient des enfants d’un certain âge qui devaient l’accompagner dans sa pieuse mission, comme élèves et domestiques, suivant l’usage musulman. On n’a pas non plus de notions bien certaines sur le temps qu’il passa à la Mecque, et lorsque j’interrogeais à ce sujet ses enfants ou neveux à Ségou, leurs réponses étaient toujours évasives, peut-être de parti pris et par défiance. Cependant, j’ai lieu de croire qu’il y passa un très- long temps et qu’il voyagea dans l’Égypte, car il est certain qu’il resta quelque temps au Caire et à Djeddah, et les récits de plusieurs personnes qui ont vécu dans son intimité, entre autres ceux de Samba N’diaye, m’ont donné à penser qu’il avait apprécié une civilisation plus avancée que celle de l’Afrique, puisqu’il répétait souvent que depuis le Sénégal jusqu’au Bornou, il n’y avait pas d’hommes, mais des bœufs et des moutons. Toujours est-il que quand il eut séjourné à la Mecque, et qu’il prit la route de retour, il fut reçu dans le Bornou et le Haoussa avec les plus grands égards. Il prit femme dans chacun de ces pays, et eut trois enfants d’une femme du Bornou, qui le suivit et est aujourd’hui fixée à Dinguiray. Au Haoussa, El Hadj épousa une princesse de la famille royale qui resta dans son pays, mais dont il a eu Abibou, chef actuel de Dinguiray. Ahmadou est également le fils d’une femme de Haoussa ; il est le seul enfant de cette femme qui, aujourd’hui, est à Dinguiray. Ahmadou, étant né au Haoussa en 1833 ou 1834, d’après l’âge qu’il se donne, on peut en conclure qu’à cette époque El Hadj était en route pour venir au Sénégal, il avait alors trente-six à trente-sept ans ; mais je le répète, il séjourna longtemps au Haoussa, assez longtemps même pour qu’on apprît au Sénégal, par des pèlerins qui rentraient dans leurs foyers, qu’il s’y trouvait, et qu’un de ses frères, Samba Ahmadou ou Alpha Ahmadou, partit au-devant de lui afin de le ramener. Ce fut pendant ce séjour au Haoussa que, riche par le commerce qu’il faisait d’amulettes et d’objets sacrés rapportés de la Mecque, par les générosités royales des souverains de Bornou[80] et de Haoussa[81], il acquit ces esclaves qui furent ses premiers soldats, et qui aujourd’hui, bien que non affranchis, sont des chefs puissants, comme Dandangoura à Farabougou, Moustafa à Nioro, etc. En voyant son frère, El Hadj Omar se décida à continuer son chemin ; il prit la route du Macina, la même que suivent toutes les caravanes, celle qu’a suivie le docteur Barth lorsqu’il se dirigeait sur Tombouctou, et, accompagné de toute sa smala de femmes, d’enfants et d’esclaves, il traversa le Macina et arriva dans le Ségou. Là des tribulations l’attendaient. Les Bambaras étaient idolâtres, et s’ils supportaient au milieu d’eux les Soninkés musulmans, ils en vivaient séparés, grâce à une tolérance réciproque et aux nombreux impôts qu’ils prélevaient sur des musulmans qui ne dédaignaient pas l’eau-de-vie de mil et même les alcools européens qui arrivaient quelquefois de la côte ; mais, si tolérants qu’ils fussent, les Bambaras, vrais maîtres du pays, repoussaient victorieusement l’islamisme, et avaient toujours résisté aux tentatives de conversion à main armée faites par le Macina. El Hadj Omar, qui partout suivait sa religion avec ferveur et exagération, ne tarda pas à être l’objet d’accusations, et on me dit même qu’il fut mis aux fers par le roi régnant Tiéfolo[82], qui, d’après mon estimation, devait régner de 1837 à 1839 ; El Hadj avait alors de quarante à quarante et un ans. A cette époque venait d’arriver à Ségou le nommé Abdoul, Talibé du Fouta, que je retrouve sous le nom de frère d’El Hadj et de qui je tiens quelques-uns de ces renseignements. Il venait s’établir là et y fit long séjour, comme on le verra. Après un court emprisonnement, El Hadj fut relâché et continua sa route ; il remonta le cours du Niger, vint passer à Kankan, et de là à Bagareya[83]. De là il se rendit à Mamounian et Sarécoula[84], villages du Fouta Djallon, et alla voir l’almami du Fouta Djallon. Ce dernier le reçut parfaitement et vint l’accompagner à Fodé Agui, et de là à Diégunko, où il lui donna, sur la demande qu’il en fit, de vastes terrains pour y installer sa maison. El Hadj Omar, en venant fonder sa colonie dans le Fouta Djallon et non dans son pays, nourrissait déjà des pensées ambitieuses. Sachant fort bien que nul n’est prophète en son village, il voulait utiliser ailleurs son expérience, ses richesses et sa science, décidé à ne reparaître chez lui qu’avec le prestige de la puissance. Aussi, pendant deux ans, il ne s’attache à Diégunko qu’à former des élèves ; de loin, dans le Fouta Djallon, les Talibés accourent auprès du pèlerin de la Mecque, qui ne se contente pas d’enseigner, de prêcher, mais qui utilise le fanatisme naissant pour s’enrichir ; il fait un commerce incessant de fusils, de poudre, avec Sierra-Leone et les comptoirs du Rio-Nunez et du Rio-Pongo. Les Talibés partent en caravane, ou vont à la rencontre des Diulas ; il achète, vend la poudre d’or qu’il tire du Bouré, arme ses Talibés, cultive, remplit ses greniers de mil, se fortifie, et mûr alors pour la grande œuvre qu’il médite, part à la tête de son monde, laissant sa maison, femmes et enfants derrière lui à la garde de ses fidèles esclaves. Il avait déjà une véritable armée qui chaque jour se grossissait : il se disait inspiré. Il descendit ainsi des montagnes de Fouta Djallon, dans les plaines du Khabou, où il trouva des Soninkés musulmans. Cultivateurs, trafiquants, gens paisibles par-dessus tout, ils accueillirent bien le prophète, mais ne se laissèrent pas enrôler. Il franchit alors le Rio-Grande, qui fertilise de son cours ce beau pays si peu connu, et vint traverser, presque sans s’y arrêter, la Gambie, pour entrer dans le Sine, le Saloum, le Baol, et dans le Cayor. Dans ces différents pays, où dominent les races Yoloff et Serrère, c’est-à-dire les races les mieux douées de l’Afrique, il séjourna un peu de temps, et s’il ne fit pas grand nombre de prosélytes, il dut recevoir une assez grande quantité de présents. Il entra ensuite dans le Oualo, où il trouva un assez grand nombre de marabouts et vint à Podor. Ce fut à cette époque qu’il eut une entrevue avec M. Caille[85], au village de Donnay, en 1846. Il annonçait alors des vues auxquelles le gouvernement ne pouvait qu’applaudir : c’était de pacifier le Sénégal, de rétablir l’harmonie entre les diverses races, le commerce et la sécurité dans tous les pays. Il reçut des cadeaux et alla passer quelque temps au village qui l’avait vu naître, à Aloar. Il passa ensuite à travers le Fouta et vint voir l’almami Mahmoudou, au village de Boumba, sa résidence ; il resta aussi quelques jours à Kobilo et retourna au Toro. Tout cela ne lui avait pas pris grand temps, puisque en 1847 nous le retrouvons à Bakel, où il passa quatre jours, très-bien reçu par M. Hecquart, commandant du poste, de 1846 à 1847. El Hadj était alors suivi d’une foule considérable de Talibés de tous pays. Chaque jour cette suite augmentait ; l’enthousiasme, le fanatisme aidant, c’était une véritable armée qu’il emmenait, ramassant à la fois des hommes et des présents[86]. Dans chaque village, on subvenait à tous ses besoins ; les chefs lui offraient des captifs, lui donnaient ou offraient leurs filles en mariage. C’est à Bakel, me dit Samba N’diaye, qui fut présent à l’entrevue, qu’il quitta M. Hecquart dans les meilleurs termes, en annonçant qu’il reviendrait sous peu pour faire la guerre aux infidèles et soumettre tout le pays[87]. De Bakel il se dirigea sur le Bondou, par Samba Counté, Youpé et Dialloubé, où il rencontra l’almami Saada, père de l’almami actuel, Boubakar Saada (chevalier de la Légion d’honneur). Suivant quelques Talibés, l’almami Saada lui aurait alors promis son concours. Quoi qu’il en soit, El Hadj entra dans le Bambouk, vint à Courba, redescendit au Niocolo et prit la route du Fouta Djallon, par Tamqué et Labé (route du capitaine Lambert en 1860). Il s’avança ainsi jusqu’à Kankalabé ; mais alors l’almami du Fouta Djallon, effrayé sans doute de sa force et de l’armée qui l’accompagnait, lui fit défendre d’entrer sur son territoire. El Hadj, sans l’écouter, retourna aussitôt à Diégunko, où il retrouva sa maison[88] en bon état. Il fit là un séjour de dix-huit mois sans être inquiété, instruisant et fanatisant ceux qui l’avaient suivi ; mais, inquiet de l’animosité que lui témoignait l’almami et de son voisinage, il alla s’établir à Dinguiray, sur la frontière du Fouta Djallon et du Diallonka Dougou. Il construisit là une véritable forteresse, imprenable aux noirs, comme celles qu’il a plus tard fait construire à Koundian, à Nioro, etc., etc. Dès ce moment, sa seule préoccupation est d’organiser son armée, et il ne cache plus du tout son intention de faire la guerre aux Keffirs. Ce projet, hautement annoncé, lui amène encore des partisans de tous les coins du pays, non-seulement les fervents musulmans, qui espèrent ainsi gagner le paradis de Mahomet, mais aussi tous ceux (et ils sont nombreux en ce pays) qui, ne possédant rien, espèrent s’emparer d’une portion du butin et devenir ainsi riches sans travail. C’est sur Tamba qu’El Hadj va concentrer ses vues. Tamba était la capitale du Diallonka Dougou dont le Bouré était tributaire. Son roi passait pour le plus fort et le plus cruel de tous les noirs. A l’exemple de Barka, le chef de Makhana[89], ou par suite d’une communauté d’idées horribles, lorsqu’il voyait par un beau jour d’été les vautours planer à une grande hauteur dans l’azur des cieux, il lui arrivait, sans crainte de celui qui plane encore plus haut, d’appeler son chef des captifs, et les lui montrant : « Il ne faut pas, disait-il, que les vautours de mon père manquent de nourriture, » et, séance tenante, il faisait tuer un captif qu’on leur abandonnait. Le voisinage seul d’El Hadj et l’annonce de ses intentions étaient une menace pour l’autocrate de Tamba, et sans attendre l’attaque d’El Hadj, il leva son armée, et confiant dans le succès qui avait toujours couronné ses entreprises, alla attaquer Dinguiray. Mais déjà il était trop tard, les murailles de Dinguiray étaient trop épaisses, et il dut retourner chez lui après des pertes sérieuses. Ce fut alors El Hadj qui songea à prendre l’offensive ; mais ses Talibés, bien que fanatisés, n’osaient pas aller se heurter à Tamba, qui avait soutenu dix attaques sans être sérieusement menacé[90]. Sentant, du reste, le besoin de débuter par un succès, afin d’inspirer la confiance à ses élèves, il tomba sur un petit village nommé Labata, dépendant de Tamba, et commandé par le nommé Guimba. En tout, El Hadj avait à peine sept cents fusils ; il emporta Guimba sans résistance, et alors, enhardi par la victoire, il n’hésita plus, et mit le siége devant Tamba, qu’il ne prit qu’au bout de six mois. Les premières attaques avaient été vaines et les Talibés voulaient reculer ; mais El Hadj, avec l’entêtement qui le caractérise, déclara qu’il ne bougerait pas. Il y avait dans Tamba plus de trois mille fusils, et le siége traînait en longueur, lorsque Bandiougou, chef de Ménien[91], vint du village de Goufoudé avec une armée pour secourir le village assiégé. Les gens de Tamba les voyant arriver, firent une sortie, mais déjà l’armée de Ménien, incapable de résister en rase campagne aux Talibés, était en déroute ; on se retourna sur les gens de Tamba et on occupa une partie du village, qui fut pris la même nuit. El Hadj, après le partage du butin et le massacre des prisonniers[92], rentra à Dinguiray. Son armée se grossit immédiatement dans des proportions colossales, car le bruit de cette victoire et du massacre qui la suivit, se répandit rapidement, et tous les hommes aventureux n’hésitèrent plus à se ranger sous les ordres d’un tel chef. Après une victoire aussi éclatante, El Hadj se reposa un peu : il en attendait l’effet. Néanmoins, un an ne s’était pas écoulé qu’il reprenait l’offensive sur le Ménien ; il emporta Goufoudé, coupa la tête à son chef et à tous les hommes, établissant ainsi _la terreur_ qui a été partout son système. Ces deux victoires l’avaient mis en possession des trésors d’or accumulés par les chefs de ces pays ; mais elles eurent un autre résultat : ce fut d’amener la soumission du Bouré, qui lui envoya payer le tribut. Dès lors, si la soif des richesses eût été son unique pensée, il pouvait se reposer ; les mines lui eussent fourni amplement tout ce qu’il eût pu désirer et davantage. Mais tel n’était pas son but ; il affectait même, par la simplicité de sa mise et sa générosité, de ne faire que peu de cas de tout cet or, dont il disait ne vouloir que comme d’un moyen de continuer son œuvre. En effet, après quelques mois de repos, il descend le long des bords du Sénégal, le traverse à Tamba, parcourt un pays presque désert, où son armée ne vit que de gibier, qui y foisonne et du couscous qu’elle a emporté. Ses coups sont alors très-rapides ; il a affaire à des villages incapables d’une grande résistance : Soulou, Santankoto et Khakhadian (trois villages riches en or), tombent les premiers entre ses mains. Il se dirige alors sur Koundian, dont le chef vient faire sa soumission[93]. Tournant alors les montagnes, il revient au cœur du Bambouk, à Baroumba et à Dialafara, où il pose son quartier général, pendant qu’une armée, sous les ordres de Mahmady Dian[94], va ravager le Diébédougou (province du Bambouk) et rase les deux villages de Elimalo et Keniéko. Alors El Hadj quitte Dialafara et se dirige vers le Gadiaga, en passant par Diokhéba, Sirmana et Farabannah, où il n’éprouve qu’une résistance médiocre, et où de nouveau il s’installe, pendant qu’une de ses armées (car l’affluence de partisans est telle qu’il divise ses forces) va attaquer Makhana et Solou[95]. Ce fut pendant ce séjour à Farabannah, que les traitants musulmans de Bakel, qui comptaient de nombreux comptoirs échelonnés dans les villages du fleuve, effrayés pour leur commerce, lui envoyèrent une députation, pour connaître ses intentions à leur égard, et au besoin traiter avec lui. Quelques-uns se rendirent eux-mêmes[96] auprès d’El Hadj ; il les reçut d’une façon toute bienveillante, et leur affirma qu’ils n’avaient rien à craindre de lui, qu’il n’avait affaire qu’aux infidèles[97], et surtout aux Bambaras. Ils rentrèrent alors chez eux, et l’armée conquérante continua à se grossir. Ce fut à ce moment que Samba N’diaye alla se joindre au prophète. Les Bambaras, qui suivaient les mouvements d’El Hadj, ne voulurent pas attendre qu’on vînt les attaquer ; ils réunirent leur armée, et les Massassis vinrent camper à Kholou[98]. El Hadj avait quitté Farabannah et s’était dirigé sur Dramané ; de là, il avait campé à Moussala et à Bongourou, où il résidait depuis près d’un mois. Quand il fut prêt, il partagea son armée en deux parties, et, traversant avec l’une le fleuve à Bongourou, il envoya l’autre passer à Diakandapé, village situé entre Bongourou et Tambokané. El Hadj attaqua immédiatement, et les Bambaras, au plus fort du combat, furent pris entre deux feux et battus. Après cette affaire, on détruisit Soutoukhollé et Kholou. El Hadj resta dans ce dernier village huit jours, pendant lesquels le premier acte d’hostilité contre la France se produisit. Alpha Oumar Boïla, qui était venu du Fouta avec une armée se joindre à El Hadj, fut chargé (sur les instances des Toucouleurs, disent les Talibés à Ségou) de piller tous les traitants de Bakel à Médine, et il s’acquitta de sa mission en vrai Toucouleur. Du reste, il n’éprouva pas de résistance, et même, chose bien regrettable, il se trouva des traitants qui livrèrent volontairement les marchandises qui leur avaient été confiées par des négociants. Ce fut heureusement le petit nombre. El Hadj, après ce pillage, se rendit à Koniakary, où il entra sans résistance ; dès ce moment, on fuyait devant lui[99]. Pendant qu’il y séjournait, un traitant de Bakel, N’diaye Sour, connu par son brillant courage, alla le trouver et lui demanda hardiment pourquoi il avait faussé la parole qu’il avait donnée aux traitants. El Hadj répondit que c’était parce qu’un traitant, nommé Samba Sarracolet, avait cherché à lui faire du mal en vendant de la poudre et des fusils aux Bambaras, au moment où il était en guerre avec eux. Comme on le voit, dès ce moment El Hadj professait cette maxime : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. » Du reste, il est probable que ce fait, quoique vrai, n’était qu’un prétexte ; d’autres personnes m’ont dit qu’El Hadj, qui avait besoin des Toucouleurs, ennemis de la France en ce moment, et pillards avant tout, avait dû céder à leurs obsessions ; d’autres, enfin, qu’il avait voulu se venger par là d’un refus qu’avait fait le gouverneur du Sénégal, M. Protet, de lui laisser acheter à Bakel de grandes quantités de poudre et de fusils. Quoi qu’il en soit, dès ce moment, la guerre était déclarée entre la France et El Hadj. Sans s’arrêter longtemps à Koniakary, El Hadj se dirigea vers le Diafounou, pays de Soninkés et Bambaras, soumis au joug des Massassis : il n’y trouva pas de résistance. Élimané tomba sous ses coups, et peu après ce fut le tour de Médina. Ce village était commandé par un Massassi nommé Mana, fils de Samba Bilé, qui tomba en son pouvoir et qu’il fit tuer suivant son habitude. Ce fut là, je crois, que Oulibo Poul, d’une grande famille du Kaarta et allié aux Massassis, vint se rendre et demanda la place de chef des sofas, de sorte que, quoique libre, il prenait un poste d’esclave. Ce fait, bien commun en Afrique, montre assez combien les races africaines ont peu le sentiment de la dignité personnelle ; j’en aurais bien d’autres à ajouter à l’appui de cette assertion. A cette époque, l’empire d’El Hadj sur l’esprit des noirs prenait une puissance incroyable ; chaque jour son armée se grossissait des contingents du Fouta, et, disons-le aussi à regret, de nègres français, d’hommes de Saint-Louis, traitants, maçons ou autres, conduits, les uns par le fanatisme, les autres par ce défaut qui est le plus grand obstacle à la civilisation de l’Afrique : l’horreur du travail et le désir de s’y soustraire. [Décoration] [Note 74 : En juillet 1864, ses parents, à Ségou, lui donnaient soixante-neuf ans ; c’étaient des marabouts ; il y a donc lieu de compter ces années comme années musulmanes et de retrancher deux ans, ce qui fait environ soixante-sept ans.] [Note 75 : L’almami est le chef de cette république du Fouta. C’est à la fois un chef religieux et militaire. Son pouvoir est très-limité.] [Note 76 : Almami Yousouf était le grand-père d’Alpha Oumar Boïla, l’un des généraux les plus remarquables d’El Hadj Omar et au mérite duquel, ainsi qu’à son courage et à son influence sur les Talibés du Fouta, ce dernier a dû une grande partie de ses succès.] [Note 77 : Élimane Guédo (Élimane est un titre en religion comme Tierno et Alpha), vivants aujourd’hui encore à Dinguiray.] [Note 78 : Alpha Ahmadou et Tierno Boubakar, tous deux vivants à Nioro, où ils m’ont fait bon accueil à mon retour.] [Note 79 : Ce voyage est souvent impossible, comme par exemple au moment où je me trouvais à Ségou. Les Maures eux-mêmes n’obtenaient pas d’Ahmadou la permission de franchir son territoire ; il les enrôlait dans ses armées pour l’aider dans sa guerre, disant, du reste, que, avant longtemps, ce ne serait plus à la Mecque qu’on irait faire le pèlerinage, mais bien à Ségou-Sikoro. Ceci peut donner la mesure de son fanatisme et de sa croyance en lui-même.] [Note 80 : Mohamed el Kanemi, au Bornou.] [Note 81 : Mohamed Bello, roi de Haoussa.] [Note 82 : Tiéfolo, le deuxième des fils de Mansong qui régnèrent.] [Note 83 : De Kankan à Bagareya, route de caravane indiquée sur la carte, passant à Saréya. (_Route de Caillé._)] [Note 84 : Je n’ai pu voir la position exacte de ces villages, dont le deuxième pourrait bien être Sarébowal. (Voyez la carte.)] [Note 85 : M. Caille était alors gouverneur par intérim du Sénégal.] [Note 86 : Les traitants de Podor lui firent des cadeaux d’une richesse incroyable ; c’était à qui serait le plus généreux, et on cite des traitants qui donnèrent plus d’une balle de guinée (1000 francs).] [Note 87 : Le Gadiaga, le Guoy, causaient alors des difficultés continuelles à notre politique.] [Note 88 : Maison, tata, fortifications ; ainsi on dit Maison d’El Hadj, pour tout village où il s’est installé une case fortifiée où il a une partie de sa famille, ne fût-ce qu’une femme, comme à Koundian.] [Note 89 : Ce trait est raconté par les noirs de tout le Sénégal, qui accusent ce Barka d’avoir fait piler un enfant vivant par sa propre mère dans un pilon à couscous pour en faire une amulette. Il est inutile de dire qu’on n’entend plus parler de pareilles horreurs sur les bords du Sénégal.] [Note 90 : Les Bambaras du Kaarta étaient venus trois fois l’attaquer en vain.] [Note 91 : Ménien, pays dont le chef-lieu est Goufoudé, au N. E. de Dinguiray, à petite distance.] [Note 92 : Fali, que je retrouve à Ségou chef des sofas d’Ahmadou, était fils du chef de Tamba ; son père avait été tué par El Hadj, et lui, donné enfant à Ahmadou, il le servait ; mais, bien que dans un rang élevé, il conservait sa haine pour son maître, et ses manières étaient loin d’être affectueuses. Il semblait qu’il dît en lui-même : « Je te sers pour ne pas avoir le cou coupé. » Sontoukou le griot, esclave et ami d’Ahmadou, était le fils du griot du roi de Tamba, qui partagea le sort de son maître ainsi que tous les hommes adultes.] [Note 93 : Ceux qui se soumettaient étaient épargnés, mais ils devaient fournir un contingent d’armée, payer des impôts, etc. ; en un mot, le moins qui pouvait leur arriver était d’être ruinés.] [Note 94 : Ce fut le premier de ses chefs d’armée. Il est mort de maladie au siége de Médine, en 1857.] [Note 95 : Villages riverains du Sénégal.] [Note 96 : On cite parmi ceux qui se rendirent auprès de lui : Jacques, Samba-Niakanate, Nafa, frère de N’diaye Sour (traitant important à Bakel), Koté-Tiam, Sambou Talibé, Gora Fagnian.] [Note 97 : La plupart des traitants sont musulmans et savent lire et écrire l’arabe.] [Note 98 : Massassis, famille princière du Kaarta. — Kholou, sur la rive droite du Sénégal.] [Note 99 : Peu après ce pillage, El Hadj envoyait, dit l’_Annuaire du Sénégal_, à Saint-Louis une lettre adressée aux habitants musulmans pour chercher à les séparer de nous. Et, de fait, il avait de chauds partisans dans Saint-Louis même. Il terminait ainsi cette épître adroite et perfide : « Maintenant, je me sers de la force et je ne cesserai que quand la paix me sera demandée par votre tyran (le gouverneur), qui devra se soumettre à moi, selon les paroles de notre maître : Fais la guerre aux gens qui ne croient ni en Dieu, ni au jugement dernier, ou qui ne se conforment pas aux ordres de Dieu et de son prophète au sujet des choses défendues, ou qui, ayant reçu une révélation (les juifs et les chrétiens), ne suivent pas la vraie religion, jusqu’à ce qu’ils payent la Djezia (tribut religieux) par force et qu’ils soient humiliés. « Quant à vous, enfants de N’dar (Saint-Louis), Dieu vous défend de vous réunir à eux ; il vous a déclaré que celui qui se réunira à eux est un infidèle comme eux en disant : Vous ne vivrez pas pêle-mêle avec les juifs et les chrétiens ; celui qui le fera est un juif ou un chrétien comme eux. Salut. » Il envoyait en même temps, ajoute l’_Annuaire_, l’ordre au Guoy, au Bondou et au Fouta de nous bloquer dans Bakel et Podor. J’ai cette note en regard du récit fait à Ségou, pour bien faire apprécier le caractère politique d’El Hadj, disant à ses fidèles qu’il ne veut pas la guerre avec les blancs, afin de pouvoir en rejeter les conséquences en cas de défaite, ce qu’il a fait.] CHAPITRE XV. El Hadj, maître du Kaarta. — Les Massassis sont détruits ou soumis. — Guerre contre les Djawaras. — Première hostilité du Macina. — El Hadj prend Diangounté. — Lettre à Toroco-Mari, roi de Ségou. — Tierno-Abdoul. — Mort de Toroco-Mari. — Ali, roi de Ségou. — El Hadj retourne sur les bords du Sénégal. — Guerre de Médine. — Délivrance du poste. — El Hadj fuit vers Koundian. — Passage du Galamagui. — Séjour à Koundian. — Conquête des pays Malinkés. — El Hadj retourne au Bondou, au Fouta. — Il expédie à Nioro les canons pris à Ndioum. — Séjour difficile au Fouta. — Il quitte le Fouta. — Attaque du _Pilote_ par Sirey Adama. — El Hadj à Nioro. — El Hadj à Marcoïa. Dès lors rien ne pouvait plus résister à El Hadj ; tous étaient entraînés dans le tourbillon de la conquête, et ceux qui auraient voulu résister se trouvaient à la tête d’esclaves démoralisés pour résister à des hommes libres et fanatiques. Aussi les Massassis tombaient comme les épis sous la faux du moissonneur. Vainement ils fuyaient ; à chaque station, ils étaient suivis par l’armée du conquérant, qui, sans leur laisser le temps de se reconnaître, les forçait à s’éloigner encore. De Médina, El Hadj vint à Fanga dans le Guidi-Oumé ; il y resta deux ou trois mois et passa à Khoré, Diakha, Goumouké, Bidadj, Simbi et Kharkharo. C’est alors qu’effrayé sérieusement, le Kaarta comprit que pour ne pas périr il fallait se rendre. Mahmady Kandia le roi du Kaarta et chef des Massassis, Karounka, chef des Djawaras, Noue et Sambouné, chefs des Pouls du Kaarta et du Bakhounou, et Maoundé, chef des Bambaras Kagorotas[100], vinrent ensemble faire leur soumission. El Hadj les accueillit et prit de suite la route de Nioro, capitale actuelle du Kaarta et résidence de Mahmady Kandia. En arrivant devant le tata, Mahmady s’en fit apporter les clefs et les remit à El Hadj, ni plus ni moins qu’on l’eût fait en Europe ; mais ce dernier les refusa, ce qui ne l’empêcha pas de s’installer chez Mahmady Kandia et de faire faire bonne garde par ses Talibés et sofas. [Illustration : CARTE DU NIGER. entre KOULIKORO et SANSANDIG levée et dressée par E. MAGE Lieutenant de Vaisseau. 1867. Gravé par Erhard 12 rue Duguay-Trouin.] Dès lors El Hadj semble s’être occupé d’organisation ; mais, peut-être à cause des vexations que la nouvelle loi apportait dans le pays, peut- être à cause de l’arbitraire et des pillages des Talibés, peut-être aussi par suite d’un plan conçu depuis longtemps, un mois et demi à peine après la soumission, le pays se leva en masse, assassinant tous les Talibés qui couraient le pays, et on vint mettre à la fois le siége devant Nioro où était El Hadj, et devant Kolomina où était campé Alpha Oumar Boïla avec une partie de l’armée. Nioro était si étroitement gardé et par un cercle d’une telle épaisseur, que pendant quinze jours âme qui vive ne put sortir du village. On commençait à y souffrir ; alors les Talibés, craignant que les nombreux Bambaras du village qui étaient enfermés comme eux ne vinssent à trahir, formèrent un complot à l’insu d’El Hadj, qui, m’a-t-on affirmé, ne l’eût pas permis, et le lendemain matin au petit jour ils commencèrent le massacre des Bambaras. Plus de quatre cents furent assassinés sans défense, et Mahmady Kandia, ainsi que son griot, trouvèrent seuls un refuge dans les bras d’El Hadj. Bien que le massacre eût été commencé à l’arme blanche, les coups de fusil s’en mêlèrent, et au premier coup de feu l’armée assiégeante, croyant à une sortie, prit la fuite, emmenant sur son passage hommes, femmes, enfants et bestiaux et se sauva jusqu’à Mbougoula (?) El Hadj ne perdit pas de temps ; il fit sortir quinze cents Talibés et sofas sous le commandement d’Élimane Donaye (le chef de Donaye, village près de Podor, qui était venu se joindre à lui) et les envoya courir le pays et ramasser les traînards. Alpha Oumar, dégagé du même coup à Kolomina, tint aussi la campagne. Cependant les Kaartans étaient allés de Mbougoula à Lakhamané ; on les y poursuivit, mais l’armée d’El Hadj, égarée par son guide, un Bambara nommé Daba, vint tomber sur Kandiari, village fortifié, où elle fut fort mal reçue ; non-seulement elle ne le prit pas, mais elle perdit cinq cents hommes. Les survivants se rallièrent et bloquèrent le village à distance, puis envoyèrent demander du renfort. El Hadj n’avait plus beaucoup de monde avec lui : il envoya huit cents hommes avec de la poudre ; mais à l’arrivée de ce renfort, l’armée, encore sous le coup de sa défaite, n’osa pas recommencer l’attaque. On resta en présence du village pendant sept à huit jours. Alors une armée de Bambaras vint à son tour compliquer la situation. Ils attaquèrent les Talibés, qui les repoussèrent, d’abord, mais ne purent cependant empêcher la plus grande partie d’entrer dans le village. Trois jours après cet événement, au beau milieu de la nuit, le village entier, profitant des ténèbres, s’enfuyait. On poursuivit les fuyards, on fit quelques prisonniers, mais le gros échappa, et l’armée, après avoir détruit le village, rentra à Nioro. Pendant les quelques mois qui suivirent, El Hadj se borna à repousser les razzias qui venaient l’inquiéter et à faire piller lui-même par ses troupes. Les vivres manquaient à Nioro ; les captifs n’y avaient plus de valeur, on en vendait jusqu’à quatre et cinq pour avoir un bœuf. Si quelqu’un abandonnait son cheval, les Bambaras le découpaient et il n’en retrouvait même pas le squelette ; le mil était fini : il fallait sortir de cette position. El Hadj se mit lui-même à la tête de toutes ses forces et alla chercher les Massassis à Lakhamané. Ils n’essayèrent pas de résister et s’enfuirent à Kharéga. El Hadj, sans prendre un instant de repos, les y suivit par une marche forcée et en fit un grand massacre. Ceux qui échappèrent passèrent le Bakhoy et s’enfuirent, qui au Foula Dougou, qui à Ségou, qui, enfin, sur les bords du Sénégal ou au Bondou. Quant aux captifs on en ramassa un si grand nombre qu’on ne savait plus qu’en faire. Chaque Talibé pour sa part en avait dix ou douze après le partage. Cette fois c’en était fait de la puissance des Massassis. Ils n’avaient jamais été aimés dans le pays, où leur joug de fer pesait durement, ainsi que l’a constaté par lui-même notre compatriote Raffenel ; maintenant ils n’étaient plus craints. Les Bambaras se résignèrent facilement à obéir à leur nouveau maître. El Hadj passa alors à Sakhola, où il resta trois mois, puis à Farabougou, à Guémoukoura, et il revint à Nioro où il séjourna quatre mois, faisant construire, sous la direction de Samba N’diaye, le tata en pierre, sa maison, et commençant là, comme à Dinguiray, à entasser les trésors des vaincus. Cependant le pays était loin d’être tranquille. Les Djawaras, qui de tout temps ont formé dans le Kaarta une bande indépendante et en hostilité presque permanente avec le roi, ne virent pas plutôt El Hadj maître, qu’ils voulurent continuer leur rôle et débutèrent par enlever les bœufs de Nioro. El Hadj prépara son armée, leur fit dire de venir se rendre, et sur leur refus alla les attaquer à Diabigué ; il n’y eut pas de résistance, et dans une journée Siracorot Seÿ, Guiné-Makambougou, Kodiation, Dinetié, Touroungoumbé, en un mot, tous les villages du Kingui qui étaient habités par les Djawaras furent livrés aux flammes. El Hadj entra alors à Ménéméno où il demeura quelques jours, et, apprenant que les Djawaras avaient trouvé un refuge chez Maoundé, chef de Bassakha (Bakhounou), il alla détruire ce village pendant que Alpha Oumar s’attaquait successivement à Diongoye et à Koli (Bakhounou). Ce fut à ce moment qu’on apprit qu’une armée arrivait du Macina à travers le Bakhounou. Quel motif pouvait la pousser à venir si loin de son territoire au devant d’El Hadj ? C’est ce que je n’ai pu bien éclaircir. Il y aurait bien une explication, ce serait d’admettre qu’alors le Macina exerçait sur le Ségou une grande influence, une espèce de protection, et que voyant cet État menacé par El Hadj, il avait voulu défendre contre ce dernier une proie qu’il convoitait pour son propre compte depuis près d’un siècle. Toujours est-il que El Hadj envoya Alpha Oumar à la rencontre des Maciniens, et qu’il y eut à Kassakaré (Kaskaré) un combat meurtrier, après lequel l’armée du Macina décimée regagna ses foyers. Alpha Oumar vainqueur rentra à Bassakha. Voyant de nouveau les Djawaras se réunir à Diangounté, et comprenant que tant qu’il n’en serait pas venu à bout il n’aurait pas de repos, El Hadj alla les attaquer en personne. Il n’en trouva qu’un petit nombre, les autres ayant pris la fuite. Il emporta le village d’assaut, et après un court séjour revint à Guémou-Koura (le nouveau Guémou), laissant Abdoulaye Haoussa avec quinze cents Talibés pour reconstruire le village dans l’état où je l’ai trouvé. Toutes ces victoires remportées facilement par El Hadj ne pouvaient lui faire perdre de vue qu’en prenant Diangounté, il avait commis une agression contre le roi de Ségou, dont ce pays était tributaire ; et ici nous allons voir et juger sa politique. Apprenant que les Djawaras venaient de se réfugier sous la protection de Ségou, il envoya Mahmady Célaré, un de ses Talibés, trouver le roi de Ségou qui était alors Toroco-Mari ou Torocoro-Mari, pour lui dire qu’il n’avait rien à faire avec lui, qu’il n’en voulait qu’aux Djawaras, que c’étaient eux qu’il poursuivait, qu’il laissait quinze cents hommes à Diangounté, qu’il ne fallait pas chercher à leur faire du mal. Torocoro-Mari reçut bien l’envoyé d’El Hadj, et, en réponse à sa mission, renvoya avec des instructions secrètes Tierno-Abdoul (le même que je trouve à Ségou), qui était depuis longtemps dans le pays. Tierno- Abdoul alla trouver El Hadj ; après sa mission remplie il revint à Ségou, et là déclara qu’il quittait le pays ; il partit en effet avec toute sa maison rejoindre El Hadj, qui était alors dans le Fouta. Quelques personnes pensent que la négociation de Tierno-Abdoul avait pour but d’assurer El Hadj du dévouement de Torocoro-Mari et de l’intention qu’il avait de se rendre ; le fait est peu probable ; ce qu’il y a de certain, c’est que, dès que Tierno-Abdoul eut quitté le pays, les chefs d’esclaves ou Kountiguis[101] se réunirent et, accusant Torocoro-Mari d’avoir voulu les livrer aux marabouts, ils lui coupèrent le cou et allèrent chercher Ali, son frère, pour le nommer roi, après lui avoir fait jurer qu’il ne les trahirait pas[102]. Comme on le voit, El Hadj affectait de présenter la violation du territoire de Diangounté, la prise de ce village et le massacre des chefs comme une suite de sa guerre avec les Djawaras, et se mettait en position, si le roi de Ségou vengeait cet outrage, de se dire à son tour attaqué par les Keffirs. Comme on le verra plus tard, il agit de même vis-à-vis du Macina. En quittant Diangounté, El Hadj, maître non-seulement du Kaarta, mais des provinces limitrophes, le Bakhounou à l’Est et le Diangounté au Sud, maître aussi du Diafounou, du Kaniarémé et du Diombokho, alla placer une garnison à Guémoukoura, puis à Diala, chef-lieu du Diala Fara, où il plaça Souleyman Babaraqui (un de ses esclaves du Haoussa), avec cinq cents hommes, et où il laissa aussi Samba Diakhanate, maçon de Saint- Louis, pour bâtir son tata et sa maison. De Diala il passa au Tomora, laissant des ordres pour construire le tata de Koniakary, et descendit à Sabouciré, sur les bords du Sénégal, décidé à en finir avec les Khassonkés, qui s’étaient alliés avec les blancs contre lui et avaient donné asile aux Massassis. Nyamody, le chef du Logo, avait fui (avril 1857) ; Sabouciré ne fit aucune résistance ; tous les petits villages furent pillés ; le Natiaga était en fuite ou soumis ; restait Médine, Médine qui renfermait Sambala, roi du Khasso, et qui était protégé par les canons d’un fort français, construit depuis un an à peine (en septembre 1855). El Hadj, enivré par la victoire, hésitait cependant à attaquer ; il voulait, en cas de l’insuccès qu’il semblait craindre, ne pas assumer la responsabilité d’une défaite, il voulait se faire forcer la main. Les Toucouleurs, poussés par leurs vieilles haines, fous d’orgueil de leurs victoires passées, le pressèrent ; il résista, mais mollement, et, quand ils se furent décidés à attaquer sans ordre et que repoussés ils revinrent vers lui à Sabouciré, il leur déclara que maintenant qu’ils avaient _voulu_ commencer, il fallait en finir[103]. L’histoire du siége de Médine est une des pages les plus brillantes des fastes militaires au Sénégal ; c’est un de ces faits qui ne seront jamais assez connus, parce qu’ils se sont passés au Sénégal, pays qui semble exciter bien peu d’intérêt en France ; mais il n’en est pas moins vrai qu’on peut chercher dans l’histoire de France et dans les faits les plus mémorables des guerres d’Algérie, on trouvera autant d’héroïsme, mais plus, non, c’est impossible. Pendant quatre mois, une poignée d’hommes, parmi lesquels les Européens étaient en petit nombre, commandés par Paul Holl, un mulâtre de Saint- Louis, y tint tête à une armée de vingt-trois mille hommes[104], car tel était à cette époque le chiffre de l’armée d’El Hadj. Après avoir repoussé des assauts à l’arme blanche, au moment où, manquant de poudre, l’héroïque chef de la petite garnison calculait déjà l’instant où il ne lui resterait plus qu’à se faire sauter, le gouverneur, le lieutenant-colonel Faidherbe, par des prodiges d’énergie et le dévouement de la marine, parvenait, grâce à une crue inespérée, à remonter à Khay, et, débarquant à la tête d’une poignée de laptots, après avoir canonné l’armée d’El Hadj, qui fit une belle résistance, délivrait le fort entouré d’une ceinture de cadavres qui témoignaient assez de son énergique défense. On poursuivit les fuyards jusqu’au Félou ; mais, avec si peu de forces, il n’eût pas été prudent d’aller plus loin, et l’armée d’El Hadj, fortement éprouvée par ce débarquement, alla retrouver son maître à Sabouciré. L’étoile d’El Hadj commençait à pâlir, et cependant, avant de s’éteindre, elle devait briller d’un bien vif éclat. Nous sommes arrivés au mois de juillet 1857[105]. Lorsque l’armée fut arrivée à Sabouciré (Logo), annonçant à El Hadj que les _sakhars_ (bateaux à vapeur) venaient et qu’il n’y avait plus moyen de résister, le marabout leur répondit : « Eh bien ! vous l’avez voulu, vous êtes allés attaquer les blancs, et les voilà qui vous chassent. Cependant je n’avais pas affaire à eux ; je n’ai affaire qu’aux Bambaras et aux noirs Keffirs. Vous fuyez ; eh bien, moi, je ne fuirai pas, et si les blancs viennent jusqu’ici, ils me trouveront. » Mais, au bout de quelques jours, la famine se mit de la partie, et quand on entendit raconter que tous les bateaux à vapeur étaient allés à Saint-Louis chercher des troupes, la désertion des Toucouleurs commença à s’opérer dans de larges proportions. Bientôt El Hadj s’en aperçut : les chefs de l’armée vinrent le trouver ; alors il les rassembla et leur demanda ce que signifiait cette désertion. « Nous mourons de faim, El Hadj. » Telle fut la réponse, et quand il demanda l’avis des chefs, ils le supplièrent de monter sur les montagnes et d’entrer dans le Bambouk ; c’était à la fois le moyen de se ravitailler et de fuir le gouverneur. Vingt jours s’étaient écoulés depuis la prise de Médine ; El Hadj compta l’armée, réduite à sept mille hommes, et partit pour Dinguira (Natiaga), lançant comme dernière forfanterie qu’il ne fuyait pas, mais qu’il allait chercher des vivres et que si on le cherchait, il serait facile de le trouver[106]. Il passa une nuit à Dinguira, et, s’enfonçant dans la montagne, arriva à Courba[107] (Bambouk) et prit la route de Koundian ; mais, avant d’y arriver, il fallait passer le Galamagui, dont les eaux étaient en ce moment grossies. Ce passage lui coûta plusieurs centaines d’hommes et d’animaux, qui, entraînés par le courant, se brisèrent sur les roches ou se noyèrent. A l’approche d’El Hadj, tout le monde fuyait ; le chef de Koudian, Coura, le même qui s’était rendu quelques années auparavant, ne se sentant pas sans doute la conscience en repos quant à l’observance de la religion musulmane, prit la route du Sud avec tout son monde et alla chercher dans les montagnes un abri plus sûr. En entrant à Koudian, El Hadj y trouva des provisions de mil très- abondantes ; quelques razzias lui fournirent des bestiaux, et il s’installa dans ce lieu[108]. Pendant cinq mois et dix jours, il n’eut qu’une occupation, faire construire, sous la direction de Samba N’diaye, le redoutable tata que nous avons vu à notre passage. On raconte à ce sujet que, manquant de bras, il demanda aux Talibés de porter des pierres de la montagne, et que ceux-ci ayant refusé, il donna lui-même l’exemple en portant une pierre sur sa tête. Pendant ce séjour de cinq mois, il détacha deux armées, l’une de deux mille cinq cents hommes, commandée par Mahmady Sidy Yanké, et l’autre par Mahmodou Yoroba, pour ravager le Konkadougou et les provinces avoisinantes, dont il acquit ainsi tout l’or. Lorsque ces travaux furent terminés (décembre 1857), El Hadj se remit en marche à travers le Diébédougou et alla camper à Yatera, village situé sur une montagne, puis à Diantintian, qui se rendit ; ensuite à Guibouria, dont les habitants prirent la fuite, ainsi que ceux de plusieurs petits villages. Il s’arrêta dix-sept jours pour faire démolir les villages des fugitifs ; il passa alors le Konkadougou et vint à Sekhokoto (visité par Pascal), puis à Khakhadia sur le Falémé, village qui se sauva et qu’il détruisit ; il passa cette rivière et campa à Toumboura (Bondou), qui se rendit. De là, il alla à Goundiourou, où il assembla les Pouls Sissibés pour les exciter à se révolter contre leur almami[109] (Boubakar Saada), et, comme ils refusaient de faire la guerre, il leur ordonna de quitter le pays et d’aller à Nioro, ce à quoi ils consentirent. Il se rendit alors lui-même à Boulébané (Bondou) (15 avril 1858), pour les faire partir sous forte escorte, et, en même temps, il expédiait, sous le commandement de Samba N’diaye, les deux obusiers de 0m,12, abandonnés peu auparavant, à l’échauffourée de N’dioum, par le commandant de Bakel[110]. Pendant ce temps, le Fouta essayait de barrer le fleuve du Sénégal à Garli, et, au dire des Talibés, El Hadj laissait faire tout en disant à ses intimes qu’il ne croyait pas la chose possible[111]. De Boulébané, où il resta quelque temps, il passa à Samba Kholo, à Somsom Tata, à Borndé, et vint sur les bords du Sénégal, à Djawara, où il célébra le Cauri[112]. Il entra alors dans le Fouta central, annonçant l’intention de l’organiser, et vint se camper à Oréfondé, d’où il commença à envoyer ses émissaires dans tout le pays. Il y resta jusqu’en avril 1859 ; il n’était pas content des gens du Fouta, mais, à cause des chefs de son armée, qui étaient Toucouleurs, il ne pouvait rien faire contre le Fouta, sans quoi il l’eût certainement brûlé de fond en comble. A cette époque, Alpha Oumar Boïla, à Nioro, se battait contre les Maures de la tribu des El Bodel, tribu très-nombreuse et puissante, qu’il réduisit après de nombreuses razzias. Pendant qu’il était dans le Fouta, El Hadj s’avança jusqu’à N’dioum, dans le Toro, mais il n’y resta pas, et, après l’avoir brûlé, commença à reculer, rappelé par la nouvelle de la révolte entière du Kaarta. Il n’avait pas de temps à perdre ; aussi réunit-il tout le monde possible, emmenant hommes, femmes et enfants, la plupart malgré eux, et il remonta le cours du Sénégal ; il vint passer en vue de Bakel, où le commandant lui fit lancer des obus ; mais El Hadj défendit d’attaquer[113]. Il avait bien alors quarante mille personnes avec lui. Il avait célébré le Cauri à Djawara (mai 1859). El Hadj alla passer le fleuve à Diaguila, et, remontant sur la rive droite, se rendit à Diougountouré et de là à Guémou (Guidimakha), où il donna ses ordres pour la construction d’un tata en pierres. Pendant ce temps, une partie de l’armée avait continué à remonter le fleuve sur la rive gauche et, à Arondou, rejoignait un neveu d’El Hadj, Sirey Adama[114], qui, parti du Fouta, et marchant sur la rive des Maures, avait eu avec les Douaïch un combat à la hauteur de Djawara[115] ; de là, il était allé achever la destruction de Dramané et de tous les villages du Kaméra qui avaient tenté de se reconstruire, à l’exception de Lanel, qui avait toujours été dévoué à El Hadj et se rendit. Les deux armées se rendirent à Arondou et attaquèrent _le Pilote_[116]. Voyant une corde qui attachait le bâtiment au rivage, tout le monde vint haler le navire à terre ; ils croyaient déjà le tenir quand tout d’un coup le canon tonna à mitraille et leur tua bien du monde. Ce fut le signal de la retraite. Après cette attaque, Sirey Adama alla à Guémou rejoindre El Hadj ; ce dernier lui donna le commandement du village et se rendit à Sollou, puis à Guidingollou (Guidimakha), à Sérénate, et revint à Khabou ; il longea en suite le fleuve jusqu’à Somonkidé, alla à Khollou (Khasso), et de là à Serro, où il laissa l’armée, pendant qu’il se dirigeait sur Koniakary avec six hommes. Il n’y passa qu’une nuit, revint à Serro prendre l’armée et entra dans le Diafounou. Il passa à Khérisingané, Komonwollou et à Tambakara, où il célébra la Tabaski (juillet 1859), et où il fit construire un tata, à la garde duquel il laissa son captif Sulman (Bambara du Kaarta) avec une garnison. De là, il se rendit à Yaguiné, puis à Niogomera, dans le Guidioumé, d’où il alla à Nioro, par le Kaniarémé, en passant par Khodée, Krémis, Kéranné, Khorigné, Nioro-Tougouni, Kamandapé et Nioro. Tous les Djawaras du Kingui s’étaient enfuis à la nouvelle de son arrivée et avaient été chercher un refuge à Ségou ; ils fuyaient l’orage. Mais El Hadj avait cette fois son plan bien arrêté : il avait déclaré qu’il ne tenterait plus rien contre les blancs, à moins qu’ils ne l’attaquassent, et qu’il n’avait affaire qu’aux Bambaras. C’est en effet contre eux que nous allons le voir agir. Après un mois et demi de séjour à Nioro, il en sort avec son armée, suivi de la cohorte de femmes, d’enfants, de bœufs porteurs, ânes, etc., qui l’encombrent depuis le Fouta. Il traverse le Kingui à l’Est, passe Touroungoumbé et s’avance jusqu’à Bagoyna. Tous les révoltés fuyaient. Il revint sur ses pas jusqu’à Kouroutté, village alors désert. Il entra dans les broussailles, et, tournant Diangounté à l’Ouest, vint, en dix jours de marche, tomber à Marcoïa, capitale du Bélédougou[117] et centre actif d’où les révoltés du Kaarta dirigeaient leurs coups contre lui. Il y avait là une grande quantité de Pouls du Bakhounou, de Djawaras du Kaarta et de Massassis, qui, après s’être rendus et avoir suivi El Hadj au Fouta, s’étaient enfuis. Le siége de Marcoïa ne fut pas long. El Hadj y avait amené les deux canons obusiers qui étaient en son pouvoir. Il tira quelques coups avec des boulets qu’il avait fait ramasser au siége de Médine et envoya un obus qui éclata au-dessus du village. La panique s’empara des Bambaras, qui dirent qu’El Hadj les fusillait sur terre et que le ciel les fusillait d’en haut. Un mouvement de terreur indicible s’empara d’eux ; El Hadj en profitant, lança son armée, et le village fut pris après un grand massacre. Le roi, entre autres, fut pris vivant et tué. On s’établit dans le village après l’avoir débarrassé des cadavres, qui furent abandonnés aux hyènes. [Décoration] [Note 100 : On prétend que c’est Oulibo qui les engagea à se soumettre, en leur faisant un tableau effrayant des forces de son nouveau maître.] [Note 101 : Les Kountiguis, quoique esclaves, étaient investis de grands commandements territoriaux et militaires.] [Note 102 : On raconte à ce sujet un fait qui est en contradiction avec le caractère que Raffenel prête aux griots, dont il veut faire de nouveaux Blondel. Lorsqu’Abdoul quitta Ségou, le griot du roi le chargea de dire à El Hadj qu’il savait bien qu’avant peu il serait le vrai maître du pays, et que le jour où cela arriverait, il se souvînt du griot qui lui était tout dévoué. Quand El Hadj, plus tard, se fut emparé de Ségou, ce griot s’enfuit d’abord chez le roi du Macina, Ahmadi-Ahmadou ; mais sa femme tomba aux mains d’El Hadj. Elle se réclama de Tierno-Abdoul, et elle fut très-bien traitée. Un peu plus tard, ce griot voyant El Hadj se soutenir malgré les attaques du Macina, vint le trouver ; il fut très-bien reçu, et, quand il eut chanté son nouveau maître, on lui donna une maison, des chevaux, des esclaves, et il fut installé dans l’intérieur même de Ségou-Sikoro. Quand, plus tard, El Hadj partit pour le Macina, le même griot, au lieu de le suivre, demanda à rester avec Ahmadou à Ségou, et tant que le pays fut tranquille, il ne bougea pas ; mais aux premiers symptômes de révolte, il servit d’espion aux Bambaras. Chaque jour, il tenait les chefs révoltés au courant de ce qu’on préparait à Ségou. Quand Sansandig fut révolté, il y envoyait des courriers, mais il en fit tant qu’il fut surpris ; on le surveilla ; il s’en aperçut et prit la fuite vers Bamakou ; mais Ahmadou, informé à temps, le fit poursuivre, et cette histoire finit comme toutes les autres, _on lui coupa le cou_.] [Note 103 : Le siége de Médine commença le 20 avril 1857.] [Note 104 : Ce chiffre de vingt-trois mille paraît exagéré ; il m’a été donné par Samfarba, qui s’y trouvait ; mais, d’après d’autres renseignements, je pense qu’il faudrait le réduire à quinze mille, beaucoup de Talibés ayant quitté El Hadj après la prise de Sabouciré pour retourner chez eux avec leur butin, qui étai considérable.] [Note 105 : La délivrance de Médine est du 18 juillet 1857.] [Note 106 : Je ne saurais trop répéter que ce récit renferme des inexactitudes volontaires, des oublis de tous genres ; c’est ainsi qu’il ne fait pas mention d’un beau combat livré par le gouverneur Faidherbe, à toute l’armée d’El Hadj et à un immense convoi qui arrivait du Fouta faire la jonction avec le marabout. Ce combat eut lieu cinq jours après la délivrance de Médine. J’aurais pu rétablir ces faits, mais j’ai voulu laisser le récit tel qu’il m’a été fait par les Talibés ; tel quel, il contient des renseignements utiles.] [Note 107 : De Courba, El Hadj expédia Alpha Ousman (un de ses meilleurs généraux), avec une armée de mille cinq cents hommes pour ravager le Bambouk, le Ba Fing, le Gangaran, le Bagniaka Dougou, le Gadougou, le Nabou, en un mot tous les pays Malinkés non soumis. Une fois cette besogne faite, Alpha Ousman remonta au Birgo ; il y fonda Mourgoula, place forte, d’où il opéra sur le Foula Dougou, pendant le temps qu’El Hadj était dans le Fouta (1858).] [Note 108 : Ce fut à Koundian qu’El Hadj apprit que Somsom Tata, dans le Bondou, avait été enlevé par le gouverneur, ainsi que Kana Makhounou (Khasso, rive droite).] [Note 109 : Après la délivrance de Médine et l’affaire de Somsom Tata, le Bondou s’était soumis à Boubakar Saada ; le Logo et le Natiaga avaient été réoccupés par leurs chefs.] [Note 110 : N’dioum (Ferlo), dans le Bondou, était révolté. Boubakar Saada alla l’attaquer avec deux mille hommes ; il ne pouvait pas le prendre ; le commandant de Bakel alla le secourir avec deux obusiers et vingt hommes. L’armée ayant attaqué et commencé à brûler le village, trouva une grande résistance, se débanda, et M. Cornu, abandonné avec ses quelques hommes, fut forcé de prendre la fuite (novembre 1857).] [Note 111 : C’était par son ordre qu’on le faisait, mais c’est toujours la même tactique.] [Note 112 : _Cauri_, fête musulmane.] [Note 113 : Son armée avait déjà été repoussée quelques jours avant, à Matam, fort construit en 1857.] [Note 114 : Fils d’Adama, sœur d’El Hadj.] [Note 115 : En décembre 1859, me rendant à l’oasis du Tagant, j’ai visité ce champ de bataille, qui était encore couvert d’ossements. Les deux partis s’attribuent la victoire.] [Note 116 : Brick alors stationnaire à Arondou.] [Note 117 : Le Bélédougou, pays tributaire de Ségou, habité par les Bambaras Béléris, situé sur la rive gauche du Niger, de Bamakou à Yamina.] CHAPITRE XVI. Séjour à Marcoïa. — Attaques des Bambaras. — On chasse les femmes. — Entrée dans le Fadougou. — Prise de Damfa. — Bataille en rase campagne. — Entrée à Yamina. — Prise de Diabal. — Prise d’Oïtala. — El Hadj entre à Sansandig, qui se rend. — Correspondance avec le roi du Macina. — Guerre et victoire d’El Hadj sur les armées réunies de Macina et Ségou. — El Hadj entre à Ségou-Sikoro. Presque le même jour, à peu de distance, Alpha Ousman, que nous avons laissé à Mourgoula, réussissait, après une première attaque infructueuse, à s’emparer de Bangassi, capitale du Foula-Dougou, qu’il détruisait, et, apprenant que El Hadj était à Marcoïa, il laissait une petite garnison à Mourgoula et allait rejoindre son maître. El Hadj resta cinq mois à Marcoïa ; il y était depuis peu de temps, lorsqu’il apprit par un Bakiri, nommé Tambo, la prise de Guémou[118] par les Français, et la mort de Sirey Adama. Ce Bakiri avait lui-même pris part à la lutte avec une bande de cavaliers qui avaient été chassés par les volontaires de Bakel. El Hadj avait trouvé à Marcoïa une grande quantité de mil, mais il avait beaucoup de monde à nourrir. Aussi commença-t-on tout de suite à ravager le Bélédougou. Pendant ce temps, les Djawaras qui s’étaient réfugiés à Ségou y trouvèrent Ali, nommé depuis peu roi à la place de Toroco-Mari, assassiné par les captifs révoltés ; ils lui dirent que, s’il n’y prenait pas garde, El Hadj avant peu viendrait l’attaquer. Ali n’écouta pas d’abord, mais quand il vit le marabout maître de Marcoïa, il s’indigna de son audace et donna une armée à Karounka[119] et à ses Djawaras. Ils vinrent attaquer El Hadj, qui les repoussa, et ils rentrèrent à Ségou ; alors le Fadougou réunit une armée à laquelle vint se joindre tout le pays, à l’exception des Soninkés musulmans, avec lesquels El Hadj avait des intelligences. Cette armée n’eut pas plus de succès que la première. Cette fois, Ali s’effraya sérieusement, et il rassembla lui-même une armée qu’il confia à deux de ses Kountiguis, Bagui et Bonoto ; ils ne furent pas plus heureux et firent des pertes nombreuses. Le temps s’écoulait et les vivres devenaient plus rares à Marcoïa ; on en manqua bientôt tout à fait. El Hadj rassembla les chefs et leur dit qu’il fallait sortir, que s’il se sauvait à Nioro tout le pays allait se lever et qu’ils succomberaient, qu’on prendrait leurs femmes et leurs enfants ; que, d’ailleurs, le Ségou était venu l’attaquer, et que Dieu lui commandait de faire la guerre aux Keffirs. Les chefs acceptèrent de faire la guerre avec le Ségou ; mais, au moment de rassembler l’armée, El Hadj déclara qu’il fallait abandonner toutes les femmes, qui étaient trop gênantes pour une pareille campagne, que lui-même donnerait l’exemple. Cette proposition souleva un orage indicible ; mais, après le premier mouvement, chacun réfléchit, un certain nombre consentirent, d’autres profitèrent du moment pour déserter un drapeau qu’ils servaient malgré eux et se frayèrent un chemin vers le Sénégal. Un grand nombre périt en route, mais là, comme à l’époque de la famine de Nioro, on vit revenir sur les bords du Sénégal des bandes d’individus, où femmes et enfants dominaient, véritables squelettes ambulants[120] qui n’avaient depuis un mois, quelquefois plus, que des herbes pour se nourrir. Le sacrifice ordonné fut accompli, et l’armée se mit en marche, suivie d’une autre véritable armée de femmes qu’on chassait pour les maintenir à distance. Un grand nombre de ces malheureuses, qui ne suivaient qu’à peine, manquant de tout, furent ramassées par les Bambaras qui, rencontrant chez elles de plus beaux types que chez eux, en firent leurs femmes et leurs esclaves[121]. El Hadj alors se dirigea sur Séguébala (Saknabala) et entra à son tour dans le Fadougou, d’où on était venu l’attaquer. Ce fut à Marconnah, village de Soninkés musulmans, dans le Lambalaké, qu’il alla d’abord. Là, Barada Tunkara, chef de Toumboula, vint se rendre à lui ; El Hadj lui fit des cadeaux et le renvoya, lui disant de bien garder les Soninkés, qu’il mit tous entre ses mains. El Hadj se rendit ensuite à Damfa, où il éprouva assez de résistance ; mais les canons ayant été mis en batterie, la panique, dès le deuxième coup, s’empara du village dont les habitants prirent la fuite par l’extrémité opposée à l’attaque ; on en fit un grand massacre, et le chef, nommé Dombé, pris vivant, fut décapité ; après cela, les fortifications furent rasées. Damfa était le chef-lieu du Damfari, et Dombé portait le titre de roi de ce pays. El Hadj passa vingt-cinq jours à Damfa ; puis, apprenant que deux formidables armées arrivaient à sa rencontre, sous le commandement de Bagui et de Bonoto, renforcées de tous les Bambaras du Fadougou et des Djawaras, il sortit et passa entre les deux armées qui voulaient le prendre entre deux feux. Les armées se mirent à sa poursuite et l’attaquèrent le lendemain matin ; El Hadj était prêt, tandis que les Bambaras arrivaient débandés ; après une demi-heure de combat, ces derniers étaient en fuite dans toutes les directions ; on ne les poursuivit pas, et El Hadj, par une marche forcée, arriva le lendemain matin à Dioni. Sans s’y arrêter, et trouvant tous les villages déserts, il arriva à Yamina, que ses habitants venaient d’abandonner en grande partie. Il y entra et s’y installa aussitôt pour s’y défendre. Peu de jours après, il célébra le Cauri (avril 1860). Tout d’abord il se trouva tranquille ; les habitants de la ville y rentrèrent peu à peu et se rendirent. El Hadj les accueillit bien puis, apprenant que le village de Diabal rassemblait une armée, il envoya Tierno Ousman pour le détruire, ce qui se fit sans grande difficulté. Les habitants se jetèrent dans le marigot qui porte le nom du village et un grand nombre s’y noyèrent. El Hadj resta ainsi à Yamina quatre à cinq mois ; mais les vivres étant épuisés, il fallut songer à marcher en avant, et on alla occuper le village désert de Tamani, dont les habitants avaient fui, abandonnant toutes les provisions. Il laissait derrière lui, à Yamina, une forte garnison et les femmes qui avaient pu suivre. Le Ségou en entier se prit alors de peur quand il vit qu’El Hadj en voulait au territoire de Ségou proprement dit (de Yamina à Sansandig sur les deux rives du fleuve). Les populations se soulevèrent en masse et vinrent se rassembler en armée à Oïtala, sous le commandement de Tata, fils d’Ali et premier prince de Ségou. El Hadj, dès qu’il l’apprit, se disposa à les attaquer. Quelques jours après, en effet, il était en marche avec l’armée et arrivait devant Oïtala, où plus de 15000 hommes d’armée étaient rassemblés ; à neuf heures du matin on attaqua, mais cette fois la fusillade des défenseurs fut tellement vive que les Talibés reculèrent, laissant près de 300 morts sur les remparts du village ; les canons furent abandonnés, et Samba N’diaye, en allant avec 30 Yoloffs les rechercher, eut 7 hommes blessés mortellement et 15 atteints plus ou moins gravement. Les roues étaient d’ailleurs cassées. El Hadj, à la vue de la retraite de ses compagnies démoralisées, s’approcha un peu du village et descendit s’asseoir au pied d’un arbre. On vint alors l’entourer : — « Où voulez-vous aller ? leur dit-il ; retourner à Nioro ? Ne savez-vous pas que vous périrez tous en route, de faim ou par les attaques de Ségou, qui vous poursuivra. Je vous le dis (m’bimi), il faut mourir ici ou vaincre. » Ces paroles ranimèrent un peu les Talibés, mais il ne put les décider à retourner à l’attaque, et on cerna à peu près le village ; puis, ayant reconnu un petit village de forgerons abandonné, on y entra et, pendant cinq jours, on travailla à réparer les affûts des canons qui n’avaient pu tirer qu’un seul coup le jour de l’attaque. Le cinquième jour, El Hadj rouvrit le feu avec ses canons et, s’apercevant que la déroute était à l’intérieur du village par suite des éclats d’obus, il lança ses troupes à l’assaut, et à six heures et demie du matin le village fut pris. On fit un grand massacre ; Tata, le défenseur, fut tué ainsi que ses frères, et leurs mères, sœurs, femmes et griotes devinrent le butin d’El Hadj. On fit entrer les nombreux blessés dans le village et on s’y établit ; on enterra les morts et on se prépara à de nouvelles luttes[122]. Ce fut à ce moment qu’un marabout de Sansandig, nommé Koro Mama, écrivit à El Hadj de venir sans retard et d’entrer dans la ville qui se rendrait à lui. Koro Mama était le chef des Couma[123], qui fondèrent Sansandig et en furent longtemps les chefs ; qui l’étaient même probablement au moment du passage de Mongo Park. Depuis peu, le commandement était dévolu aux Cissey, autre famille soninké qui avait chèrement acheté cette faveur au roi de Ségou. Tous ces marchands, très-riches d’ailleurs, étaient musulmans, et, voyant un coreligionnaire aussi puissant que l’était à ce moment El Hadj, ils pensèrent sans doute qu’en se soumettant à lui ils auraient le bénéfice de la suppression d’impôts ; mais, bien loin d’atteindre ce but, dès qu’El Hadj fut entré chez eux, ils virent bien qu’ils n’avaient fait que changer de maître et, au lieu d’un maître éloigné, auquel une fois le tribut payé on ne doit plus rien, c’était un maître incessamment présent qu’ils s’étaient donné. El Hadj, dès qu’il reçut la lettre de Koro Mama, se mit en marche ; c’était vingt-six jours après la prise d’Oïtala ; en trois jours on fut à Sansandig, qui ouvrit ses portes au marabout, au milieu du chant des griots et de toutes les fantasias imaginables. El Hadj passa cinq mois dans les murs de Sansandig, organisant les impôts, supprimant à son profit ceux que percevait le chef de la ville, aussi bien que ceux qui autrefois étaient touchés par les différents chefs bambaras et le roi de Ségou. Mais le Macina commençait à s’inquiéter et à se remuer ; soit que réellement le roi de ce pays eût accepté le rôle de protecteur, à la condition qu’Ali se ferait musulman, soit qu’il fût contrarié de voir que le Ségou qu’il avait longtemps convoité allait lui échapper, soit enfin rivalité de métier qui le poussait à regarder El Hadj comme un pauvre mendiant, disait-il, il écrivit à ce dernier, l’engageant dans son intérêt à abandonner le pays de Ségou, qui était sa propriété, puisque ce pays s’était rendu à lui, et qu’il l’avait converti à l’islamisme. Ce fut un grand ennui pour El Hadj, mais il était trop adroit pour se donner l’apparence d’un tort ; aussi répondit-il à Ahmadi-Ahmadou, roi du Macina : « Je me suis battu avec le Ségou qui est venu m’attaquer ; je l’ai chassé depuis Marcoïa jusqu’ici ; je ne puis le laisser maintenant ; si tu veux le bien, voici ce que je te propose : Fais[124] ton armée, mettons-nous ensemble, comme deux bons musulmans, pour écraser les Keffirs, et alors nous partagerons le pays et ses dépouilles. » Ahmadi-Ahmadou, en dépit des victoires d’El Hadj Omar, ne pouvait croire à sa force, et il regarda sa proposition comme une insulte ; il ne répondit qu’en lui envoyant l’ordre de sortir de Sansandig, au plus vite, lui disant que s’il n’obéissait pas on l’en chasserait par force, et, ce disant, il rassembla une armée de 8000 cavaliers et 6000 hommes à pied, tous armés de lances, à l’exception de 1000 fusiliers, sous le commandement de Balobo[125]. Cette armée vint camper à Koni[126] sur le bord du Niger. Il n’était plus temps de parlementer, et cependant El Hadj envoya encore une lettre à Balobo pour lui dire que, s’il faisait un pas de plus sur le territoire de Ségou, lui, El Hadj, irait prendre Hamdallahi. Pour toute réponse, Balobo envoya à Ségou-Sikoro 500 cavaliers pour prévenir Ali, dont l’armée vint se réunir à celle de Balobo, sur le bord du fleuve à Tayo, petit village en face même de Sansandig. El Hadj ne bougea pas ; pendant deux mois on resta dans cette position. Cependant un jour, les pêcheurs des deux camps échangèrent, de leurs pirogues, quelques coups de fusil ; aussitôt les Talibés, croyant à une attaque, se précipitent dans le lit du fleuve, qui était guéable à ce moment : ils avaient de l’eau jusqu’aux aisselles et portaient leurs fusils et leur poudre sur la tête. Vainement El Hadj les fait rappeler ; l’armée est pleine d’ardeur ; elle a été depuis peu renforcée de contingents venus depuis Nioro au bruit des victoires. Avant que ses ordres, qu’il fait porter par ses chefs, envoyant sa sandale, son chapelet, son satala même en témoignage de la source d’où ils émanent, avant que ses ordres soient entendus, 500 hommes ont traversé le fleuve et sont tombés sur les Maciniens. Ceux-ci cèdent le terrain ; les Talibés s’engagent, et, lorsque les troupes du Macina reviennent sur eux, aucun n’échappe : ils sont, les uns après les autres, cloués à terre par les lances du Macina, que les cavaliers manient avec une adresse merveilleuse. Le lendemain, El Hadj ne pouvait plus contenir son armée, frémissante du désir de venger les victimes de la veille. Il partagea cependant son monde en deux colonnes : l’une, commandée par Alpha Oumar Boïla, l’autre par Alpha Ousman. Pendant que le premier traversait à Sansandig même le fleuve, Alpha Ousman était allé le traverser à quelques lieues plus bas. Aussi, lorsque les Maciniens, qui attendaient que l’armée d’Alpha Oumar fût passée pour l’attaquer, s’ébranlèrent, ils furent pris entre deux feux, et, au premier choc, se débandèrent, les Maciniens reprenant le chemin de leur pays de toute la vitesse de leurs chevaux et les Bambaras la route de Ségou-Sikoro. El Hadj, pendant ce temps, était resté en prières dans Sansandig. Il fit camper ses deux colonnes victorieuses à Kragno[127], village abandonné, et, cinq jours après le combat, vint se mettre à leur tête, laissant une garnison de mille Talibés à Sansandig sous le commandement de Bakar Tako. Puis il demeura encore deux jours à Kragno. Pendant ce temps d’arrêt, Alpha Oumar avait été avec une armée jusqu’à Sarrau, s’assurer que les Maciniens étaient bien en fuite. Lorsqu’il revint, El Hadj, rassuré de ce côté, s’avança jusqu’à Bamabougou. L’armée de Ségou, au lieu de se renfermer dans les murs, commit la faute si souvent répétée de sortir. Elle vint se former à Banancoro ; mais, dès qu’elle apprit qu’El Hadj approchait, elle ne se sentit pas le courage d’attendre et prit la fuite avant que le marabout fût en vue. Deux ou trois chefs seulement, dévoués à leur maître, allèrent à Ségou- Sikoro prévenir Ali qu’il n’avait plus d’armée et qu’il n’avait que le temps de fuir. Il monta tout de suite à cheval et sortit par la porte de l’Ouest. Le même jour, El Hadj entrait à Ségou-Sikoro à neuf heures et demie du matin, ne s’étant pas arrêté une minute depuis Bamabougou ; c’était un mois et deux jours avant le Cauri (le 10 mars 1861). [Décoration] [Note 118 : La prise de Guémou, le 25 octobre 1859, est un des beaux faits d’armes accomplis au Sénégal : sur mille cinq cents hommes, volontaires compris, nous eûmes trente-neuf tués, dont un officier et quatre-vingt-dix-sept blessés, dont six officiers ; on tua deux cent cinquante hommes à l’ennemi et on fit mille cinq cents prisonniers.] [Note 119 : Karounka, chef des Djawaras, fut peu après surpris par une colonne dirigée par les espions d’El Hadj et tué après une énergique défense.] [Note 120 : Pour ma part, j’en recueillis quelques centaines à Makhana, en mai 1860.] [Note 121 : Plus tard, quand El Hadj fut vainqueur, il les fit restituer ; la plupart étaient enceintes des Bambaras, et on raconte que quelques-unes désertèrent pour retourner chez les Bambaras, ce qui ne nous étonne pas, car elles devaient y trouver plus de bien-être.] [Note 122 : La prise d’Oïtala passe à Ségou pour le combat le plus meurtrier qu’aient jamais vu les Talibés. Plus tard, sous le rapport des pertes de l’ennemi, on y a comparé la prise de Toghou, à laquelle j’assistais et dont je donne plus loin le récit.] [Note 123 : Grande famille soninké.] [Note 124 : Expression du pays comme quelques autres plus ou moins bizarres que j’emploie à dessein, afin de donner une idée du style nègre.] [Note 125 : Balobo était l’oncle d’Ahmadi-Ahmadou.] [Note 126 : Koni est aujourd’hui détruit. Je n’ai pu en savoir au juste la position, qui devait être à une dizaine de lieues en aval de Sansandig.] [Note 127 : Kragno ; d’autres prononcent Kérangou, Kérano, Kérango.] CHAPITRE XVII. El Hadj à Ségou. — Il envoie à la recherche d’Ali. — Le Macina vient l’attaquer à Ségou. — Correspondance entre Ahmadi-Ahmadou et El Hadj. — El Hadj remet le commandement à Ahmadou, son fils, et part pour le Macina le 13 avril 1862. — Combat de Konihou. — Bataille de Saéwal. — Conduite héroïque d’Ahmadi-Ahmadou. — El Hadj entre à Hamdallahi. — Ahmadi-Ahmadou est fait prisonnier. — Sa mort. — Soumission du Macina. — Ali prisonnier. — El Hadj est maître du pays de Tombouctou au Sénégal. — Motifs qui lui ont facilité la conquête du Macina et coup d’œil sur le passé de cet État. — Ahmadou vient à Hamdallahi. — Projet de révolte découvert au Macina. C’est le 10 mars 1861 qu’El Hadj Omar entrait en maître dans Ségou, prenant possession du palais et des trésors accumulés depuis des siècles par les divers rois qui s’étaient succédé dans ce pays. Les femmes et les enfants de la famille royale, leurs griots et leurs captifs étaient en son pouvoir. Il s’occupa aussitôt de bâtir sa maison, c’est-à-dire de fortifier un réduit dans lequel se trouvèrent enfermés tous les magasins à or, à poudre, à étoffes, à sel, à cauris ou autres marchandises. Peu à peu les différents chefs de captifs écrivirent ou plutôt firent écrire par des marabouts de l’intérieur qu’ils voulaient se rendre à El Hadj. Celui-ci les engagea à venir et les reçut très-bien ; dès lors tous se rallièrent, et moins de trois mois après son entrée à Ségou- Sikoro on comptait les quelques Kountiguis qui n’étaient pas soumis. Cet exemple, du reste, trouvait dans le Baninko des imitateurs, et bientôt on vint de tous côtés ; et depuis Tengrela jusqu’au désert, El Hadj put se dire le maître de ce vaste pays. El Hadj imposait à tous de se raser la tête, de ne plus boire de liqueurs fermentées, de faire le salam, de ne plus manger de chiens, de chevaux ni d’animaux morts de maladie ; il prenait des otages pour en faire des sofas ; puis, lorsque le pays fut bien soumis, il fit construire, toujours sous la direction de Samba N’diaye, les fortifications de la ville. Tout était pour le mieux, mais Ali vivait encore, et El Hadj, qui avait pour principe de tuer tous ses ennemis, comprenait que tant que ce roi vivrait, il ne pouvait y avoir de sécurité pour lui. Aussi, peu de jours après son entrée à Ségou, il avait expédié Alpha Oumar et sa colonne à la poursuite d’Ali dans le Baninko. On disait qu’Ali était alors à Touna, mais il fut prévenu, on ne le trouva pas et on rentra à Ségou. Cette fois, ce monarque détrôné, suivi de tous ceux qui avaient bien voulu lui rester fidèles, était allé chercher secours et refuge dans le Macina. Dans ce pays, il y avait une grande animosité contre El Hadj, et le roi expédia tout de suite une armée avec l’ordre de reprendre Ségou-Sikoro. Cette armée était, dit-on, de plus de trente mille hommes, dont au moins dix mille cavaliers. Elle vint se camper dans les environs de Koghou, c’est-à-dire en vue de Ségou-Sikoro, où elle resta quatorze jours sans attaquer : le quinzième jour, quatre à cinq cents hommes d’El Hadj, qui étaient partis par l’intérieur, rencontrèrent un parti de Maciniens qui venaient d’enlever des bœufs et l’attaquèrent. Chaque jour, l’armée d’El Hadj sortait sous les murs de la ville, s’avançant quelquefois jusqu’à Soninkoura ; puis, quand venait le soir, les Maciniens reculaient jusqu’à Banancoro et El Hadj rentrait à Ségou. Cette fois encore, en entendant des coups de fusil, El Hadj voulut empêcher les Talibés de s’élancer ; mais sa patrouille, après avoir chassé le parti des Maciniens jusqu’à son camp, revenait chassée à son tour. L’armée d’El Hadj s’élança et fit reculer les Maciniens. Ceux-ci revinrent à la charge et le combat dura, avec des chances diverses, de deux heures de l’après-midi jusqu’à la nuit. Les Maciniens alors lâchèrent pied, et El Hadj ayant donné l’ordre de les poursuivre, l’armée presque entière se mit à leur poursuite, pendant deux jours, faisant un grand massacre des traînards. Ali, qui était là, et les chefs de l’armée, échappèrent avec les meilleures troupes. El Hadj rentra à Ségou, et apprenant qu’Ali était à Docou, près de Kouna dans le Macina, il envoya Mahmadi Sidy Yanké pour l’attaquer ; Ali se sauva encore et alla à Fomponna ; puis, de là, il rejoignit Ahmadi-Ahmadou, roi du Macina, qui le plaça à Konikou près de Poremane où Babolo tenait garnison à la tête de son armée. Mais alors, soit que les Maciniens fussent intimidés par leur défaite, soit qu’une partie des marabouts se fût déclarée pour le nouveau prophète, soit qu’il leur répugnât de faire la guerre contre des musulmans en faveur de Keffirs, soit enfin par suite de dissensions intestines[128], il arriva que, sur la demande de plusieurs chefs, Ahmadi-Ahmadou envoya quelques hommes à El Hadj Omar, pour lui proposer de régler leur différend à l’amiable. « Il espérait, me dit Samba N’diaye, que El Hadj se contenterait du bien qu’il avait acquis et quitterait le pays qu’Ahmadi-Ahmadou eût pris alors, car Ali ne comptait plus pour rien. » Mais El Hadj répondit (et à ce moment tout le pays lui était soumis) qu’il ne pouvait accepter cette proposition, que le Macina était venu l’attaquer au Bakhounou depuis longtemps, qu’il était revenu l’attaquer à Sansandig, lui, bon musulman, suivant la loi et faisant la guerre aux Keffirs ; qu’alors il lui avait offert de se mettre ensemble et qu’il eût dans ce cas loyalement partagé le bénéfice de la victoire ; mais que Ahmadi-Ahmadou avait refusé, qu’il s’était mis contre lui avec les Keffirs, et que maintenant il voulait la paix. Cela n’est pas juste, ajoutait El Hadj. « Si tu veux venir en justice (saria), nous ferons prononcer un jugement par un bon marabout, et ce qu’il dira sera bien dit. » Ahmadi-Ahmadou, petit-fils du fondateur du Macina, était dans son pays une espèce de prophète ; d’après la coutume de tous les États musulmans, il joignait l’autorité religieuse à l’autorité civile, et outre l’humiliation de traiter avec El Hadj, il ne pouvait le considérer comme un marabout aussi _fort_[129] que lui. Aussi sa réponse fut-elle provoquante au dernier point. « Si je t’ai demandé la paix, c’est que les gens de mon pays la désiraient ; quant à moi, j’ai toujours souhaité de me battre avec toi, et si tu ne viens pas m’attaquer, je marcherai contre toi. » Tout cet échange de lettres ne se faisait pas avec une très-grande rapidité, bien qu’on ne compte que six jours de marche de Ségou-Sikoro à Hamdallahi ; le temps se passait, et près d’un an s’était écoulé depuis le jour où El Hadj avait pris possession de Ségou. Il rassembla tous les Bambaras, qui, depuis qu’ils s’étaient rendus, n’avaient pas tenté la moindre révolte, et il leur dit qu’il laissait son fils aîné, Ahmadou[130], pour les commander ; que, du reste, c’était à Ahmadou qu’appartenaient toutes ses richesses, tout ce que Dieu lui avait donné, et qu’il fallait lui obéir comme à lui-même. Tous promirent d’obéir. Du reste, depuis qu’il avait fait venir Ahmadou près de lui, El Hadj l’avait fait connaître de l’armée, disant qu’il lui donnait tous ses biens et ne se réservait que le commandement de l’armée. Et depuis ce temps, lorsqu’un chef ou quelqu’un des fils d’El Hadj venait lui demander un présent, un cheval, un captif, de l’or ou autre chose, le plus souvent le marabout le renvoyait à son fils aîné, qui, disait-on, avait la main plus serrée que son père. De là, violentes disputes entre Ahmadou et ses frères, surtout Mackiou, le second fils d’El Hadj, qui était aussi bouillant que son frère était calme, et aussi généreux, prodigue même que ce dernier était économe et parcimonieux. El Hadj annonça le départ de l’armée, et dix jours après le cauri de 1862, c’est-à-dire le 13 avril, il quitta Ségou-Sikoro, et opérant avec l’activité que nous lui avons toujours vu déployer, il parvenait, la même année, à faire la fête de Tabaski[131] (fête des moutons) à Hamdallahi. En quittant Ségou-Sikoro, El Hadj, suivi de ses fils Mackiou, Adi, Maï, Mountaga, de quelques enfants en bas âge et de quelques-uns de ses neveux, entre autres de Tidiani, fils d’Alpha Ahmadou, son frère, et de Seïdou Abi et Ibrahim Abi, fils de Tierno Boubakar, le plus jeune de ses frères aînés, alla camper près de Dougassou, village qu’il avait fait occuper par des Talibés, ainsi que Bamabougou, Koghé et les villages riverains, tels que Mbébala et Banancoro. Il y a près du village de Dougassou un lac nommé Déba ; ce fut là qu’il s’établit pour organiser son armée. Il prit avec lui les meilleurs chefs : Alpha Oumar Boïla, Alpha Ousman, Mahmady Sidy Yanké, Mahmady Yoroba et nombre d’autres, tous morts aujourd’hui. Il réunit trente mille hommes, tant sofas que Talibés, ne laissant à Ségou-Sikoro que quinze cents Talibés et un certain nombre de Djawaras, de Massassis, c’est-à-dire de quoi défendre la ville. Il descendit alors au Sud, passa le Bakhoy et cheminant à travers les broussailles sans s’arrêter, passant en vue de Touna, il vint par une marche continue et rapide à Konihou. Là Balobo l’attendait, et il y eut un choc meurtrier ; mais l’armée du Macina ne put tenir contre la fusillade, et Balobo fut obligé de se replier sur Jenné, où se trouvait Ahmadi-Ahmadou avec une grosse colonne de troupes. Ce dernier, en apprenant cette nouvelle victoire d’El Hadj, ne put cacher son mécontentement ; il traita fort mal son oncle Balobo, lui reprochant d’avoir eu peur, et disant : « Moi, je n’aurais pas reculé, je me serais fait tuer. » Et immédiatement il fit battre le tam-tam de guerre et il sortit en personne avec toute l’armée. Il rejoignit avec El Hadj à Saéwal, sur les bords du Bakhoy. El Hadj avait bien rangé son monde pour se défendre, car il ne voulait pas attaquer. En effet, l’armée du Macina se précipita sur les Talibés ; les terribles lanciers maciniens, le chapeau sur les yeux pour n’être pas effrayés par le feu des fusils, se précipitaient, chargeant côte à côte comme de vieux bataillons et avec un ensemble admirable ; mais mis en déroute par les décharges à bout portant des fusils d’El Hadj, ils ne parvenaient pas à faire brèche dans les rangs épais des Talibés : les morts tombaient sur les morts, la victoire demeurait indécise. On se battit ainsi toute la journée et la plus grande partie de la nuit. Alors Ahmadi-Ahmadou ne parvenant pas à ébranler l’armée d’El Hadj, résolut de l’affamer. Disposant de forces très-considérables, plus de cinquante mille hommes, il cerna l’armée du marabout, groupée très-serrée et en cercle. Fatale résolution, qui lui fit perdre son pays ! En effet, El Hadj avait, dans les vingt-quatre heures de combat, épuisé ses balles ; il avait bien de la poudre, mais les balles manquaient, et si le combat eût continué, c’en était fait de l’armée conquérante. Il employa activement le répit qu’on lui donnait, et pendant cinq jours et cinq nuits les forgerons n’arrêtèrent pas[132]. On avait trouvé du fer à Poremane, on fabriqua dix mille balles par jour. Le cinquième jour, El Hadj fit palabre et déclara qu’il allait se mettre en route et que le lendemain (si bon Dieu voulait, _Ché Allaho_), il coucherait à Hamdallahi. Personne n’y croyait ; mais El Hadj était décidé à jouer le tout pour le tout ; depuis plusieurs jours on jeûnait quoiqu’on eût un troupeau de bœufs ; il les fit tous abattre, et chacun put manger à son appétit. Ce qu’on ignorait dans l’armée, c’est que pendant la nuit un des chefs d’Ahmadi-Ahmadou était venu se rendre à El Hadj, et que celui-ci l’ayant accusé d’être un espion, il était monté sur un arbre et avait indiqué la disposition du campement des Maciniens, l’endroit où étaient le roi et les principaux chefs. Aussi, au jour, El Hadj appela ses chefs, dressa aussitôt son plan de bataille, chargeant telle ou telle compagnie d’attaquer tel ou tel point, et se réservant d’attaquer lui-même Ahmadi- Ahmadou, à la tête des Torodos. A six heures du matin, les dispositions étaient prises. Et, chose qui montrait sa confiance, El Hadj fit mettre les canons et leurs affûts sur le dos des chameaux, disant que, _Ché Allaho_, cela ne servirait pas. Puis le signal de l’attaque ayant été donné, il s’avança en personne : les Torodos formaient son avant-garde ; il venait ensuite avec les poudres et ses sofas, son _diomfoutou_[133], puis les femmes et sa _smala_, et enfin une compagnie de sofas et ses Haoussankés (Haoussanis). Ahmadi avait vu le mouvement et se préparait de son côté : il avait mis sa cavalerie en arrière et l’infanterie couchée en avant. El Hadj avançait toujours, défendant de tirer, malgré la fusillade des Maciniens et la grêle de traits, de flèches, de sagayes qui pleuvait sur ses hommes ; enfin, quand il ne fut plus qu’à cinquante pas, les Maciniens ayant fait une nouvelle décharge, El Hadj leva les mains en l’air, et d’une voix puissante s’écria : _Awa ! awa !_ (en avant ! en avant !) Le choc eut lieu, violent, irrésistible. L’infanterie du Macina fut culbutée ; plus de la moitié de la cavalerie prit la fuite, mais Ahmadi-Ahmadou ne bougea pas. Quand il vit que ses efforts ne pouvaient rallier l’armée, pleurant de rage et entouré de ses fidèles, il s’élança en avant, faisant une terrible charge. Semblable au lion qui, blessé mortellement, effraye encore ses ennemis et, dans les derniers moments de son agonie, fait de nombreuses victimes, Ahmadi-Ahmadou, blessé à la poitrine et un bras cassé par une balle, faisait pleuvoir la mort sous ses coups. Pénétrant au milieu des rangs des Talibés, il planta trois lances dans la poitrine de trois chefs, disant : « Pour mon grand-père, pour mon père et pour moi ! » C’étaient, en effet, les lances de sa famille, héritage précieusement gardé dont il s’était armé pour ce combat suprême. Tant d’héroïsme devait être vain. Il ne lui restait plus qu’une poignée d’hommes ; il fallut fuir, plutôt entraîné par son cheval que de son propre gré, et telle était la frayeur de ceux qui avaient été témoins de ses hauts faits que personne n’osa le poursuivre. Aujourd’hui encore, on ne parle pas sans respect de ce roi aussi brave que malheureux. Quand on songea à le poursuivre, ses hommes l’avaient jeté dans une pirogue, et il échappait, porté par les eaux rapides du Bakhoy. El Hadj ramassa ses blessés, enterra ses morts et continua à s’avancer. A quatre heures et demie du soir, il campa devant Hamdallahi, immense ville sans fortifications que sa population avait abandonnée. Le lendemain matin, on entrait s’y loger. Ce fut dans l’ordre suivant : le Gannar, compagnie du pavillon blanc ; les Irlabés au pavillon noir ; le Toro au pavillon blanc et rouge, et enfin El Hadj et son monde, qui allèrent occuper la maison du roi. El Hadj alors défendit de poursuivre les Maciniens ou de leur faire aucun mal, disant que c’étaient des musulmans, qu’ils lui reviendraient et qu’il n’avait eu affaire qu’à Ahmadi-Ahmadou. Seulement, sur les indications qui lui furent données, il envoya Alpha Oumar avec une armée à la poursuite de cette infortuné prince, pendant qu’une autre colonne de sofas le cherchait d’un autre côté, sous les ordres du nommé Naréba Moussa. On ne tarda pas à le rejoindre ; il fuyait du côté de Tombouctou avec quatre pirogues, dont l’une contenait sa mère, sa grand’mère avec leurs biens ; la deuxième, sa propre fortune et les livres de son père et de son grand-père ; la troisième, les chefs et ceux de sa famille qui le suivaient. Dans la quatrième, il était seul avec quelques serviteurs. Dès qu’il vit qu’il était prisonnier, il se voila la face et dit qu’il préférait êtré tué tout de suite que de retourner voir El Hadj. On le mit alors sous bonne escorte et on le fit remonter jusqu’à Mopti (Isaaca de Caillé). Pendant ce temps un courrier allait prévenir El Hadj de cette prise importante. La réponse ne se fit pas attendre, et on lui coupa le cou. Quant à Ali, le roi détrôné de Ségou, il tomba aussi au pouvoir d’El Hadj, qui, cette fois, eut un mouvement de clémence et se borna à le mettre aux fers. Trois jours après son entrée à Hamdallahi, tout le Macina, chefs en tête, venait faire sa soumission à El Hadj, qui se trouvait ainsi maître de la plus vaste étendue de territoire qu’un chef nègre ait jamais eue en son pouvoir. De Médine à Tombouctou et de Tengrela au désert, tout était soumis à sa loi. Nous sommes à la fin de juin 1862, et à partir de ce moment, le récit qui va suivre sera le résultat de nos recherches, de renseignements obtenus à la longue à force de patience ; quelques-uns des événements que nous allons rapporter ne nous ont été connus que dans les derniers mois de notre séjour. D’après un traité conclu entre le cheik du Macina et celui de Tombouctou, l’impôt de la ville et du marché était partagé entre ces deux chefs. El Hadj s’empressa donc d’envoyer une colonne vers Tombouctou pour y ramasser tout ce que Ahmadi-Ahmadou y avait en dépôt. Cette opération se fit sans difficultés au dire des Talibés, et l’armée rentra à Hamdallahi ; et dès lors le pays fut tranquille. Balobo, Abdoul-Salam[134] et leurs enfants vinrent vivre près d’El Hadj, surveillés, mais libres. Au fond du cœur ils espéraient qu’El Hadj, un jour ou l’autre, leur remettrait le commandement du pays, et ils prenaient patience. Pendant ce temps de tranquilité, El Hadj appela Ahmadou à Hamdallahi. Il venait, profitant du calme du pays, de faire construire des fortifications à l’instar de celles de Ségou. Ahmadou s’y rendit, laissant, suivant les ordres de son père, le commandement de Ségou-Sikoro à Oulibo, chef des Bambaras, secondé par Tierno-Abdoul, qui, en arrivant dans le pays, y avait, grâce à sa connaissance parfaite des gens et des affaires, conquis un rang important. Ahmadou resta un mois et demi ou deux mois à Hamdallahi, et rentra à Ségou, où aucun désordre ne s’était produit. Quel était le but de ce voyage ? Était-ce simplement pour voir son fils, lui donner des instructions, ou bien pour voir comment se comporterait le pays en son absence ? Personne n’a pu me donner d’indications à ce sujet. Mais au bout de quelques mois, El Hadj fit de nouveau appeler Ahmadou. C’était au commencement de 1863, et cette fois il annonçait l’intention de lui remettre le commandement du Macina, comme de tous les pays conquis, et de continuer à opérer contre les infidèles à la tête de ses troupes grossies de celles du Macina. C’est alors qu’éclate la révolte du Macina, contre-révolution qui semble avoir anéanti El Hadj, ses espérances et une partie de sa famille. Mais pour l’intelligence de la suite du récit, il est nécessaire de se reporter à ce qu’était le Macina, de connaître sa constitution, et de comprendre comment El Hadj en était devenu si facilement le maître. C’est vers 1770 que fut fondé le Macina par un Peuhl nommé Ahmadou Amat Labbo, qui, de même que Othman Dan Fodio, dans le Haoussa, et que El Hadj Omar plus tard, s’était posé en prophète. Tous ces Peuhls, du reste, et c’est un fait remarquable, sont originaires du Fouta sénégalais. Lorsque Caillé, en 1828, passait à Jenné, cette ville et les districts qui l’environnent avaient été conquis sur le Ségou par Ahmadou Cheik, fils du fondateur du Macina, qui lui succédait et qui, suivant l’habitude des Peuhls, eût dû avoir pour successeurs ses frères Balobo et Abdoul Salam. Mais Ahmadou Cheik, voulant laisser le trône à son fils, avait inventé un subterfuge, et de son vivant, avait abdiqué en sa faveur, comme El Hadj le faisait lui-même en faveur de son fils Ahmadou, afin de lui éviter les compétitions de ses propres frères, lors de sa mort. Tant que Cheik Ahmadou vécut, les frères dépossédés se soumirent, et plus tard, quand il fut mort, se voyant impuissants à saisir la couronne, ils se résignèrent, mais avec une secrète envie. Quand El Hadj se présenta, le pays était donc en proie aux factions, et c’est ce qui fit, prétendent quelques Talibés, que Balobo et Abdoul Salam le virent venir avec plaisir, car ils espéraient qu’une fois leur neveu Ahmadi- Ahmadou détrôné, ils reprendraient le commandement qui leur revenait. Peut-être est-ce là qu’il faut chercher la cause de la fuite de la cavalerie au premier choc, lors de la bataille de Saéwal, qui livra le Macina à El Hadj. Mais à coup sûr, ce fut le motif de la soumission immédiate de Balobo et d’Abdoul Salam, qui ne protestèrent pas un instant contre la mort de leur infortuné neveu. Toujours est-il que, dès que ces chefs perdirent l’espérance de se voir conférer par El Hadj le rang qu’ils convoitaient et que ce dernier manifesta l’intention de remettre à son fils Ahmadou le gouvernement du pays, ils commencèrent à former un complot de révolte. Mais ne se sentant pas assez puissants, ils sollicitèrent l’appui du cheik de Tombouctou, Sidy Ahmed Beckay. Voici comment ce complot fut découvert : Pendant qu’El Hadj conférait avec Ahmadou pour lui donner ses instructions, un Talibé, nommé Modibo Daouda, talibé (élève) de Cheik Ahmed Beckay dans sa jeunesse, et qui était venu se joindre à El Hadj Omar depuis Nioro, reçut secrètement une lettre de Sidy Beckay, son premier marabout. Celui-ci, confiant dans le dévouement qu’il supposait avoir inspiré à son ancien talibé, écrivait que les chefs du Macina lui demandaient son appui pour chasser El Hadj ; mais qu’avant de réunir son armée, il voulait savoir au juste quelles étaient les forces d’El Hadj, quelle était sa manière de combattre, de ranger son armée, et il lui disait de venir lui rapporter la réponse à ses questions. Modibo Daouda, qui avait quitté Sidy Beckay en l’appelant son père, en lui jurant qu’il était toujours à son service, qui peut-être lui avait écrit des protestations de ce genre, dont les noirs, surtout les musulmans, sont si prodigues, ne se crut sans doute pas engagé envers son ancien maître et protecteur, et vint montrer la lettre à El Hadj Omar. [Décoration] [Note 128 : C’était là le véritable motif.] [Note 129 : _Fort_, selon l’expression du pays, instruit.] [Note 130 : Ahmadou, élevé à Dinguiray, était venu, sur l’ordre de son père, le rejoindre avec un autre de ses frères dès la prise de Marcoïa. C’est l’armée d’Alpha Ousman qui, depuis Mourgoula, les avait escortés ; plus tard, Aguibou et un autre fils d’El Hadj qui l’a suivi au Macina, étaient aussi venus.] [Note 131 : La Tabaski tombe aux environs du 25 juin.] [Note 132 : Les forgerons accompagnent toujours les armées pour réparer les fusils, faire des balles. Ils emportent leurs outils à bras ou sur la tête.] [Note 133 : Les Talibés du Diomfoutou sont ceux qui sont spécialement attachés à la garde du roi.] [Note 134 : Abdoul-Salam, Peuhl, comme toute la famille royale du Macina, était presque blanc de peau. C’était un oncle d’Ahmadi-Ahmadou.] CHAPITRE XVIII. Révolte du Macina. — Les chefs du Macina sont mis aux fers. — Ahmadou rentre à Ségou. — Projet de révolte à Ségou. — Ahmadou s’empare des Kountiguis, les envoie à son père qui les tue. — Derniers événements connus du Macina. — On envoie un convoi de poudre à Ségou ; il est attaqué par les Maciniens. — La révolte du Ségou et ses motifs. — Attaque et prise de Bamabougou par les révoltés. — Révolte de Sansandig. — Supplice de Coro-Mama. — Attaque de Koghé par le Sarrau. — Victoire des Talibés à Oueïna, à Koghé, à Soukourou. — Échec des Bambaras à Fantambougou. — Prise de Ségala, de Dionkoloni. — L’armée de Nioro arrive à Ségou. — Première expédition de Sansandig. — Politique à Ségou. — Deuxième expédition de Sansandig. Le grand marabout, si soupçonneux d’habitude, n’avait rien deviné ; ses espions, ne parlant pas la langue Sonrhay, n’avaient sans doute pas pu comprendre les palabres de Balobo ou n’avaient pu s’y glisser. Toujours est-il que son étonnement égala sa fureur. Il fit sur-le-champ battre le tabala ; toute l’armée arriva, et, quand il fut entouré de tous les chefs, que sa garde de sofas fut rangée, que Abdoul Salam, Balobo et leurs enfants furent placés près de lui, il demanda brusquement à Balobo : « Connais-tu l’écriture de Sidy Ahmed Beckay ? » et, sur la réponse affirmative de ce dernier, il lui tendit la lettre. Les Maciniens, confondus, ne nièrent même pas, ils baissèrent la tête. Alors El Hadj, après leur avoir reproché leur ingratitude, leur disant qu’il les avait comblés de bienfaits depuis qu’ils s’étaient rendus (c’était vrai), ordonna qu’on les mit aux fers tous, et, « _il est bien malheureux_, me dit Samba Ndiaye, _qu’il ne leur ait pas fait couper le cou, car le pays ne se fût pas révolté_. » El Hadj avait d’autant moins de peine à croire à ces projets de révolte, que déjà, quelque temps auparavant, il avait reçu, m’affirma Tambo Bakiri qui se trouvait alors à Hamdallahi, une lettre de Sidy Ahmed Beckay qui l’engageait à remettre le pays à la famille de Ahmadi- Ahmadou, lettre à laquelle était joint un cadeau de sept chevaux de belle race maure (Tambo en avait eu un que j’ai vu à Ségou-Sikoro). El Hadj n’avait pas répondu, mais il avait bien reçu le messager, qui était parent de Sidy Beckay, et il l’avait renvoyé avec de très-beaux cadeaux[135]. Toujours est-il que, comprenant enfin le véritable état du pays et voyant une révolte imminente, il renvoya Ahmadou à Ségou, en lui disant de se presser, sous peine de ne plus pouvoir y rentrer, car il venait de recevoir une lettre qui l’inquiétait. Ahmadou fit diligence et rentra à Ségou en cinq jours, et là il apprit que les chefs bambaras avaient palabré pour se révolter, et que Tierno- Abdoul, informé par ses espions, avait prévenu El Hadj au plus vite. Lorsque El Hadj avait quitté Ségou pour le Macina, il avait emmené la plupart des Kountiguis (chefs de captifs) et entre autres Diombokené ou Dionimbokénié qui était leur grand chef ; quand le Macina fut soumis, il les renvoya à Ségou pour tranquilliser le pays et le tenir bien soumis. Il pensait que ces hommes, qui venaient de se battre pour sa cause, lui seraient dévoués. C’était bien peu connaître le cœur humain. Les Kountiguis, comme tous les Bambaras, rêvaient la vengeance et la liberté, non la liberté réelle, puisque, esclaves de père en fils, le premier emploi qu’ils en eussent fait eût été de se donner un nouveau maître, mais en quelque sorte leur autonomie, leur culte, leur Dieu, leur eau-de-vie et le droit d’en abuser. Entre eux et les chefs du Macina, il y avait des ramifications, et le complot devait éclater partout à la fois, rendant la liberté à Ali, qu’ils se proposaient de replacer sur le trône de Ségou, en même temps que Balobo serait monté sur celui de Macina. Tout cela devait échouer. Mars 1863. Ahmadou, en rentrant à Ségou, affecta de ne croire à rien ; il fit célébrer une fête, et le lendemain les Kountiguis vinrent en masse le complimenter suivant l’usage. Il les reçut très-bien, leur fit de grands cadeaux de cauris et de gourous, et leur dit : « On m’a dit que vous vouliez me trahir ; mais je n’y crois pas. » Et, comme ils protestèrent de leur dévouement, il leur recommanda de venir le jour de la fête du Cauri, qui était peu après, qu’il aurait quelque chose d’important à leur dire de la part d’El Hadj, dont il lirait une lettre ce jour-là. En effet, le 23 mars, jour du Cauri, ils étaient là, à l’exception d’un seul[136]. Ahmadou fit le palabre avec les Talibés sous les arbres, comme d’habitude ; puis après avoir palabré avec tous les Bambaras présents, il fit faire une grande distribution de cauris aux chefs et leur dit de venir chez lui, qu’il leur ferait une communication. Ceux-ci le suivirent. Ahmadou, une fois rentré, s’assit ; peu après, il rentra un instant dans son logis, pendant que les Talibés entouraient les Bambaras de tous côtés. Ahmadou sortit alors et leur dit : « Vous avez voulu me trahir, je vais vous punir. » Un seul, Sambakénié, protesta ; mais on les saisit, et on trouva que la plupart étaient armés sous leurs vêtements. Ahmadou les fit mettre aux fers dans une pirogue, et les expédia à son père, sous la conduite de Tierno Abdoul. Huit jours après, Abdoul, arrivé en face d’Hamdallahi, envoyait demander les ordres d’El Hadj. Ce dernier ne voulut pas les voir, et on les exécuta sur le bord du Niger. Abdoul, à la suite de cet événement, passa quelques jours à Hamdallahi, puis il rentra à Ségou-Sikoro, en mai 1863. Il rapportait la nouvelle que Balobo, Abdoul Salam et son fils avaient réussi à briser leurs fers et à s’échapper, et qu’El Hadj, furieux, avait fait tuer tous les autres princes qui étaient en son pouvoir, ainsi qu’Ali, de façon à ce qu’ils ne pussent pas s’échapper. Ainsi mourut obscurément le dernier roi bambara de Ségou. Le Macina n’était pas encore révolté, mais peu s’en fallait. Quelques jours plus tard, un certain nombre de ceux qui restaient fidèles vinrent demander à El Hadj une armée pour réduire un village qui se fortifiait et était _mourti_ (révolté). Ce dernier consentit à donner cinq cents Talibés, et la colonne partit. Arrivés devant l’ennemi, le Maciniens, au nombre de mille, se joignirent aux révoltés et assaillirent les Talibés, dont quelques-uns à peine se sauvèrent en se jetant dans un petit village. Deux ou trois, montés sur des chevaux rapides, allèrent pendant la nuit prévenir El Hadj. Celui-ci fit alors sortir une grande armée sous les ordres d’Alpha Oumar ; il lui confia deux petits canons en cuivre (pierriers pris à bord d’un brick de commerce français au Sénégal) ; et, le même jour, craignant de manquer de poudre, il envoya un Talibé, nommé Amadi Daouda, que j’ai connu à Ségou et dont je tiens une partie de ces détails, pour demander de la poudre au plus vite. On partit tout de suite, et cent cinquante somonos se mirent en route, chargés de barils qui variaient de cinquante à soixante livres ; ils étaient conduits par trois cents Talibés. Ils arrivèrent sans encombre jusqu’au Bourgou[137], mais là, attaqués près de Jenné, ils virent les porteurs jeter leurs barils par terre ; les Talibés prirent la fuite, poursuivis tous par les cavaliers lanciers qui en firent un grand massacre. J’ai bien souvent vu un muet, esclave bambara, qui en réchappa, nous représenter par une mimique très- expressive cette scène d’un affreux carnage. Les Pouls du Macina ne le cèdent en rien aux Toucouleurs pour la cruauté. Quand ils avaient blessé un homme, ils s’amusaient à le piquer de petits coups de lance jusqu’à ce qu’il ne donnât plus signe de sensibilité. C’est ce que notre muet exprimait d’une façon aussi énergique qu’intelligente. Ce massacre est de la fin de mai 1863. Depuis cette époque les communications naturelles étaient fermées avec le Macina. Pendant quelque temps encore Ahmadou avait reçu des lettres de son père ; mais à mon arrivée, en février 1864, bien qu’on prétendît que des courriers secrets lui arrivaient, bien que je l’aie moi-même souvent cru, me laissant prendre à tous les subterfuges auxquels on avait recours pour répandre cette opinion, il me paraît assuré que depuis sept mois il n’avait plus de nouvelles du Macina que par des déserteurs de l’armée paternelle ou par des captifs du Macina s’échappant ; et quant aux espions, les plus courageux dépassaient rarement les premiers villages ennemis. Il est facile de comprendre pourquoi dans cette situation politique Ahmadou ne pouvait nous laisser aller en avant et pourquoi il nous retenait sous prétexte de nous envoyer à son père, voulant laisser supposer à tout le monde qu’il avait des nouvelles du Macina et qu’El Hadj s’y trouvait toujours en bonne position. Ce fut de cette manière qu’après plusieurs mois de séjour à Ségou nous étions encore dans l’incertitude sur le compte d’El Hadj. Au début, tout le monde nous disait que chaque jour arrivaient de Sansandig des femmes, qui annonçaient que l’armée d’Alpha Ousman venait vers Ségou ; une autre fois, c’était Alpha Oumar ; on disait que les communications étaient fermées par ordre d’El Hadj qui voulait empêcher les Talibés de revenir à Ségou, où la plupart avaient leur famille et leur maison ; que, du reste, il était maître de tout le Macina, et que s’il n’intervenait pas dans les affaires de Ségou, c’est qu’il voulait voir si, après lui, ses fils seraient capables de se diriger tout seuls. Ces versions n’étaient pas à notre adresse ; elles émanaient du palais d’Ahmadou et se répandaient au milieu des Talibés, qui les acceptaient, ou feignaient de les accepter comme vraies. Pendant que El Hadj était ainsi dans le Macina, occupé par la révolte du pays, voyons ce qui se passait à Ségou. En y rentrant, Ahmadou, ayant sans doute besoin de ressources, frappa un impôt sur Sansandig. Il demanda qu’on lui livrât 500 pagnes ou dampés[138]. Les gens de Sansandig vinrent le trouver et lui adressèrent quelques humbles prières pour qu’on diminuât un peu cette charge. Au lieu de leur accorder leur demande, Ahmadou leur dit : « Ce ne sera pas 500, ce sera 1000. Allez. » Et les mille pagnes furent livrés. Mais au mois d’août 1863, les Bambaras séparèrent leur cause de celle d’Ahmadou. Déjà depuis quelque temps les Talibés chargés de percevoir les impôts dans le Kaminian Dougou, avaient été obligés de rentrer à Ségou. Ils avaient signalé à Ahmadou la fermentation du pays, en demandant une armée, qui alors fût venue facilement à bout des révoltés. Ahmadou, s’appuyant sur les ordres de son père, refusa, poussé à cela par Mohammed Bobo, disent les Talibés. Enfin, après quelques mois de séparation, on entama les hostilités. L’armée du Kaminian Dougou se rassembla et vint tomber sur Bamabougou, qui, surpris sans défense, fut enlevé. Une quarantaine de Talibés qui s’y trouvaient furent mis à mort, et on prit tout ce qu’on trouva, femmes, enfants et bestiaux. Trois jours après, Sansandig se révoltait. Voici dans quelles conditions eut lieu cette révolte. J’ai recueilli ce récit au mois de septembre 1865, au siége de la ville, de la bouche de gens du village qui avaient assisté à la tuerie et au martyre qui furent la conséquence de ce soulèvement. La révolte de Sansandig n’est pas un fait isolé. Tous les Soninkés du pays de Ségou avaient conféré entre eux, et voyant qu’El Hadj était enfermé dans le Macina et que sous le commandement du marabout ils avaient vu leurs charges augmenter au lieu de diminuer, ils avaient décidé de se révolter et de forcer Ahmadou à quitter le pays. L’impôt arbitraire levé par Ahmadou fut le dernier coup. Quelques jours avant la révolte, Koro Mama, le marabout qui avait livré la ville à El Hadj, envoyait son griot prévenir Ahmadou que la révolte était imminente et que s’il n’envoyait pas du renfort il ne répondait de rien. Koro Mama, qui avait le moins souffert de l’occupation des marabouts, était entièrement dévoué au gouvernement d’El Hadj, et il prenait des mesures pour dominer cette révolte. C’est ainsi qu’il envoyait dire à tous ses captifs, au nombre de plusieurs milliers, et composant de nombreux villages dans l’intérieur, de prendre les armes et d’arriver en ville au plus tôt. Mais il était trop tard ; le soir même où le griot arrivait à Ségou, deux armées entraient à Sansandig, appelées par Boubou Cissey. L’une était de Kalaris[139], commandée par Souqué ; l’autre venait de Sokolo, commandée par Dougaba, et en même temps les captifs de Boubou Cissey, chef du village, prenaient les armes et attaquaient les Talibés dans les rues. Quelques-uns, sous le commandement de leur chef Bakar Taco, se réfugièrent dans une maison où ils tinrent longtemps, mais où enfin ils furent tous massacrés. Après cela restait Koro Mama. Les chefs du village, réunis à ceux des deux armées de renfort, lui firent dire de venir palabrer avec eux. Il s’y refusa, et il était si bien gardé dans sa maison qu’on n’osait pas aller l’attaquer ; mais deux de ses parents, Abderhaman Couma et Baba Couma, chef des Couma, famille à laquelle appartenait Koro Mama, allèrent le trouver et le trahirent[140]. Amené devant les chefs, Koro Mama refusa de s’associer à la révolte. Musulman fanatique, il leur reprocha leur manque de religion, l’usage des boissons fermentées[141], et, menacé de mort, ne trahit pas un seul instant sa cause. Alors on décida qu’on allait le tuer. On le mit en pirogue et on le descendit sur l’autre rive, presque en face du village de Médina, sous un groupe de beaux arbres. Il demanda qu’on lui laissât faire le salam, dire son chapelet, et cela lui fut accordé. Puis après il dit qu’il était prêt. Alors on lui coupa un poignet, puis l’autre ; et pendant ce temps on ne put lui tirer d’autres plaintes que le mot suprême des musulmans : _Lahi, Lahi, Allah. Mahammed Raçould y Allah_[142]. On lui trancha ensuite les bras, puis les épaules, puis les pieds, les genoux, et enfin, voyant qu’il était sans connaissance, on lui coupa le cou, après quoi on lui ouvrit le corps et on en retira le cœur, encore palpitant, qu’on porta aux chefs ; l’un d’eux prit son petit doigt pour en faire un gris-gris. Quant à ses biens, on les partagea, et sa famille en eut la plus grande partie. Quelques jours après, le Sarraudougou (province de Sarrau), voyant le succès obtenu par le Kaminiandougou, rassemble son armée et vient tomber sur le village de Koghé. Pendant que cette attaque se prépare, Ahmadou, pour venger le massacre de Bamabougou, a envoyé contre Oueïna une armée commandée par Alpha Abdoul Belnabé, qui, après avoir emporté ce village de vive force, se retire et reçoit l’ordre de camper à Marcadougouba. C’est en ce moment que l’armée de Sarrau tombe sur Koghé. Le village est à demi pris, lorsque, au bruit du tam-tam et de la fusillade, arrive l’armée d’Alpha Abdoul Belnabé, qui rentre dans le village à la suite des assaillants, dont un petit nombre échappe. Quelque temps après, Ahmadou fait sortir une armée, commandée par Tierno Alassane (Torodo)[143]. Elle va attaquer Soukourou, village du chef du Kaminiandougou, qu’elle emporte, et Soukoro Kari, le chef, et son frère Bilama, tombent en son pouvoir et sont exécutés. Grâce à ces coups frappés rapidement et tous dans la même direction, en vue de dégager la route du Macina, Ahmadou a repris un peu de prestige, même aux yeux des Bambaras. C’est alors que Dougaba, chef de Sokolo, sort de Sansandig et vient faire diversion en pillant impitoyablement les Bambaras encore soumis à Ahmadou. Il tombe à Fantambougou, village peuhl sur la rive gauche, à hauteur de Sama Marca. Il rencontre là une armée, envoyée en toute hâte par Ahmadou, sous le commandement de Sirey Moctar[144]. Elle attendait à Sama Marca ; an premier coup de fusil, elle se jette sur les Bambaras, et Dougaba avec cent cinquante au moins des siens paye de la vie son imprudence. Alors les Pouls, trop exposés, quittent leur village et vont camper à Kalabougou, en face de Ségou Bougou. Les Bambaras reviennent les attaquer, sont encore battus, et cette fois les Pouls eux-mêmes organisent une armée pour aller détruire Kaba, village de l’intérieur (rive gauche), à la hauteur de Sérékhalla. Comme on le voit, c’est dans les Peuhls et les esclaves qu’Ahmadou trouva un appui. Nous sommes au mois de novembre 1863. Ahmadou apprend que le roi de Ségala (Sarnari), nommé Alahi, a rassemblé une armée pour attaquer Gouloumba, village du Fadougou, demeuré fidèle à El Hadj. Sans perdre un instant, il envoie une armée pour attaquer Ségala. Elle l’emporte, tue le chef et prend son frère et son forgeron, qu’on emmène à Ségou. Quatre jours après cette nouvelle, Ahmadou reçoit un courrier de l’armée de Nioro, qui est venue attaquer le village de Dionkoloni et l’a emporté le même jour que celle de Ségou emportait Gouloumba. Sur-le-champ, il envoie porter à cette armée l’ordre de venir à Ségou pour une expédition, et reçoit ainsi un renfort important de talibés ; car, dès cette époque, Moustaf, l’esclave d’El Hadj, chef à Nioro, a su, par une politique habile, se faire une véritable armée. Les émigrants du Fouta, tous les chefs qui ont eu maille à partir avec l’autorité française et qui pourraient craindre d’être pris, se sauvent à Nioro, et s’y trouvant bien accueillis, la plupart s’y établissent, s’y marient et fondent une nouvelle famille. L’armée de Nioro, forte de plus de deux mille hommes, arrive donc ; on la fait camper hors de la ville, où Ahmadou va la recevoir en grande pompe, et le lendemain même, réunie à l’armée de Tierno Alassane, qui déjà a combattu à Soukourou, elle va attaquer Sansandig. A cette époque, Sansandig n’avait pas les murailles que j’y ai vues plus tard ; son tata irrégulier n’avait guère en beaucoup d’endroits que deux mètres de haut ; les portes de la ville, qui, quelques mois auparavant, n’existaient pour ainsi dire pas, n’étaient guère redoutables. C’étaient quelques planches réunies à la hâte, avec une mauvaise construction en terre à peine séchée. Aussi, dès le premier assaut donné avec des troupes fraîches et enivrées de la double victoire qu’elles avaient remportée, on entra dans le village presque sans résistance et malgré l’armée de Bambaras qui s’y trouvait retenue par Boubou Cissey. On attaqua par l’extrémité occidentale de la ville, point faiblement défendu, parce que toutes les maisons riches sont à l’autre extrémité. Une colonne de cavalerie avait été envoyée surveiller ce qui se passait à l’autre bout du village, et une réserve restait sous le commandement de Tierno Alassane pour garder les poudres, les bagages, les chevaux des assaillants et les nombreux ânes qu’on avait amenés, malgré les ordres d’Ahmadou, pour les charger de butin. En effet, les Talibés se répandent dans le village, et, trouvant des cases gorgées de ce qu’ils appellent des richesses, ils ne peuvent résister à la tentation et s’arrêtent à piller ; ils ramassent des pierres de sel, des cauris, des gouroux, des pagnes, du coton, des captifs, tout leur est bon, et pendant ce temps les Bambaras effrayés sortent par l’autre extrémité du village, pour s’ouvrir un passage ou pour revenir prendre les assaillants par derrière. Au premier coup de fusil des Bambaras, qui en effet reviennent attaquer par derrière, la colonne de cavalerie qui surveille cette extrémité prend la fuite au galop et retourne vers Tierno Alassane. La réserve s’effraye et s’enfuit en désordre. Au bruit que cela fait, les Talibés qui sont dans le village montent sur les toits, et, voyant l’armée en fuite, abandonnent le village avec ce qu’ils ont pris de butin et, attaqués par les Bambaras dans leur fuite, laissent plus d’un des leurs sur le théâtre du combat. L’armée rentre à Ségou dans le plus grand désordre, abandonnant en route bon nombre de captifs et surtout des fusils qu’on a jetés dans le fleuve pour pouvoir le traverser plus vite. Cette expédition est de décembre 1863. Ce fut un grand découragement à Ségou au retour de cette colonne si maltraitée. On ne pouvait s’y dissimuler de quel puissant effet serait cet échec dans le pays. En effet, les Bambaras commencèrent à se remuer de plus belle, et beaucoup désertèrent. Quant au combat lui-même, il fut naturellement l’objet de bien des commentaires. Chacun le racontait à sa manière, attribuant la faute à son voisin. Dans le vulgaire on la jeta sur ceux qui, s’arrêtant à piller au lieu de chasser les Bambaras, avaient permis à ceux-ci de former une attaque contre l’armée. Mais il paraît démontré que la véritable cause fut la mauvaise volonté de la cavalerie composée de Foutankè (hommes du Fouta central), qui, mécontents de voir que plusieurs fois de suite on donnait le commandement de l’armée à un homme du Toro, avaient pris la fuite après avoir refusé de se battre, disait- on. Pour bien comprendre ce fait, qui est une de ces questions de politique intérieure si importante dans les pays nègres, il faut savoir que le Fouta sénégalais est divisé en trois parties, dont l’une, le Fouta central, commandait les deux autres, le Toro et le Damga, lesquels, bien qu’indépendants, étaient en quelque sorte vassaux. El Hadj, né dans le Toro, tâcha de relever au milieu de ses bandes le Toro ; mais s’il fut lui-même accepté par les gens du Fouta central (Lao, Ebiabé, Irlabé), il ne put jamais faire prévaloir le parti Toro sur celui du Fouta. Quand il les traitait sur le même pied, tout allait bien ; mais dès qu’il voulait deux fois de suite donner le commandement au Toro, le Fouta ne marchait pas et entraînait souvent le Damga à sa suite. De là des difficultés sans nombre dont El Hadj, profond politique, était venu à bout par la ruse et par l’appui que lui donnait Alpha Oumar Boïla, descendant d’une famille d’Almamis et qui, à ce titre, était universellement respecté. Ahmadou, plus entêté, lui, dans ses idées, poussé d’ailleurs à la fermeté excessive et souvent maladroite par son ami Mohammed Bobo, le Fouta Diallonké, imposait Tierno Alassane comme chef. Tierno avait commandé avec succès à Soukorou, à Ségala ; on lui avait encore obéi. Mais à Sansandig on en était las, et, d’ailleurs, disons-le, car nous avons connu une grande partie des personnages qui sont en scène, Tierno Alassane, marabout dans toute la force du terme, ne savait pas se faire aimer. Il donnait peu. En outre il était mou au combat, et quoique brave il passait son temps à marmoter son chapelet, sans donner un seul ordre et laissant faire. S’il eût voulu commander d’ailleurs, il n’eût pas été écouté et il eût entendu bien des voix lui répondre qu’on était d’aussi bonne, de meilleure famille même que lui. Comme on le voit, dans la république religieuse du Fouta il y a un grand esprit aristocratique, ou pour mieux dire, il y a cet esprit de caste qui a bien longtemps régi l’Europe et qui y a encore tant d’influence en dépit des idées modernes. Cependant, si entêté que fût Ahmadou, il ne pouvait refuser de se rendre à l’évidence, et il fut bientôt clair pour lui que la cause de sa défaite était le mauvais vouloir des Talibés mécontents. Il eût renvoyé le lendemain une armée sous les ordres d’un autre chef plus sympathique, qu’il eût sans doute obtenu une victoire. Mais avec la lenteur, qui, dès ce moment, caractérisa toutes ses actions, il réfléchit et réfléchit si longtemps qu’il laissa aux Talibés de l’armée de Nioro le temps d’avoir à souffrir de toutes les misères de la vie de Ségou. A Ségou tout s’achète : pas de cauris, pas de mil, pas de viande : rien à manger. Vainement Ahmadou donnait des captifs et un peu de sel. Ses cadeaux étaient vite dévorés par les grands ou donnés par eux aux petits, et il restait des mécontents. De plus, Sansandig, instruit par l’expérience et s’attendant à ce qui allait arriver, se fortifiait, élevait ses murailles, perçait des meurtrières, et, qui plus est, appelait du Macina un renfort de troupes que Boubou Cissey, réuni aux principaux habitants, prenait à sa charge pour la nourriture, les habits, les esclaves, les femmes et toutes fournitures. En février 1864, Ahmadou, après de nombreux palabres et des préparatifs qui avaient dû être, par leur longueur, connus de tout le pays, confiait enfin son armée, renforcée de celle de Nioro, à Alpha Abdoul Belnabé, qui alla de nouveau attaquer Sansandig. L’attaque fut conduite de la même manière, mais on trouva une plus grande résistance. A peine était- on entré dans le village, que tout à coup une véritable armée, non pas de fuyards cette fois, mais de gens disposés à l’attaque, sortit, comme la première fois, de l’extrémité opposée du village et, se précipitant avec force sur la réserve de l’armée, la culbuta. Tout lâcha pied, et vainement Alpha Abdoul Belnabé déploya un courage surhumain, vainement il mit pied à terre pour rentrer dans le village, vainement quelques chefs imitèrent son exemple et se firent tuer à ses pieds, vainement enfin lui-même trouva la mort : l’armée poursuivie rentra, en déroute complète, sans son chef, laissant cette fois bien plus de morts et de blessés sur les chemins et ne rapportant aucun butin. Ce fut cette expédition dont la nouvelle me parvint dans le Fadougou. Ahmadou a _cassé_ (détruit) Sansandig, disait-on alors. C’est à cette défaite autant qu’à la révolte du Bélédougou qu’était due la fermentation à laquelle le Fadougou était en proie au moment de mon passage. Voilà quelle était la situation quand j’arrivai à Ségou, et on comprendra pourquoi Ahmadou se souciait peu de me la faire connaître. Le trait saillant du caractère des noirs étant l’insouciance, il faut bien se persuader qu’il y avait fort peu de gens à Ségou qui appréciassent bien la position du pays. Quand ils sortaient d’un palabre d’Ahmadou, ils étaient tout à fait sous l’influence des louanges qu’un griot lui avait données, ou d’une nouvelle apportée par quelque femme qui, prise au Macina, et revenue par Sansandig, avait eu sa leçon faite à l’avance, et se serait bien gardée de dire un mot de vérité. De là ces nouvelles qui nous induisaient sans cesse en erreur et qui si longtemps nous ont caché ce qui se passait vraiment dans le pays. Si on ajoute que la plupart des Talibés ne connaissaient pas le pays, que je ne pouvais qu’à la longue savoir où étaient situés les villages dont on me parlait, on comprendra combien la connaissance de tous ces faits et de l’esprit du pays a dû être pénible à acquérir. [Décoration] [Note 135 : Il est curieux de rapprocher cette version de celle qui a été donnée par les Maures. (Voyez le premier chapitre : Instructions.)] [Note 136 : Un de ceux qui s’étaient soumis, car un certain nombre avaient fui et ne s’étaient jamais rendus à El Hadj.] [Note 137 : Le Bourgou est le pays marécageux compris entre le Bakhoy, le Niger, le marigot de Djenné et celui de Diakha ; il est très-peuplé et très-riche en cultures.] [Note 138 : Valeur de 800000 cauris au moins. Le moindre pagne vaut de 1200 à 1500, les dampés de 4000 à 8000.] [Note 139 : Kalaris, tribu bambara, au nord de Sansandig.] [Note 140 : Je n’ai pu savoir comment.] [Note 141 : L’eau-de-vie de mil.] [Note 142 : Dieu est Dieu, Mohammed est son prophète.] [Note 143 : Tierno Alassane était à poste fixe chef de l’armée pendant mon séjour à Ségou-Sikoro.] [Note 144 : Frère de Sirey Adama, tué à Guémou en 1859, neveu d’El Hadj, fils de Sirey Torodo et d’Adama, sœur d’El Hadj.] CHAPITRE XIX. Séjour à Ségou-Sikoro. — Palabre avec Ahmadou. — Le carême musulman. — Fête du Cauri. — Ahmadou et sa toilette. — Son cheval. — Son palabre. — Ahmadou me fait appeler. — Mon désappointement. — Visite d’un ancien soldat français aujourd’hui Talibé. — Partage des captifs. — Évaluation de la population de Ségou-Sikoro et des partisans d’Ahmadou. — Je ne peux acheter de chevaux. — Accident sans suite. — Le mot d’un musulman ayant passé vingt ans à Saint-Louis. — Nouveau palabre avec Ahmadou. — Le salpêtre impôt. — Bruits inquiétants. — Colère de Quintin. — Bruits favorables à notre départ. — Je me décide à attendre encore. — Ahmadou nous envoie deux esclaves. — Impossibilité de partir. — Nos dépenses. 1er mars 1864. Le premier mars je fis demander à Ahmadou de me recevoir pour parler d’affaires. Il était deux heures de l’après-midi, c’est l’heure du salam ; il me remit à plus tard. Vers quatre heures je renvoyai de nouveau Samba N’diaye et à cinq heures seulement Ahmadou me fit dire de venir. Je le trouvai chez lui, entouré d’une assez grande foule. Aussitôt les politesses échangées, j’insistai pour lui parler d’affaires. Il ordonna alors à tout le monde de sortir, ne gardant qu’un petit nombre d’intimes. C’étaient Sidy Abdallah (Maure), Mohammed Bobo, Oulibo, Tierno-Abdoul, et quelques autres, puis Samba N’diaye et enfin Samba- Yoro, mon interprète. Je pris la parole et lui dis : « Depuis Guémou, il n’y a plus eu de guerre entre nous. Cependant nous savions qu’il y avait des Talibés à Kouniakary, à Koundian, et il nous eût été facile d’aller les chercher. Si nous ne l’avons pas fait, c’est qu’on a dit au gouverneur qu’El Hadj avait déclaré qu’il ne voulait plus faire la guerre aux blancs. Le jour où le gouverneur a su cela, il a voulu envoyer quelqu’un à ton père, car si nous faisons la guerre à ceux qui nous offensent, nous désirons la paix avec tous les gens de bien. Mais El Hadj était loin, nous étions souvent sans nouvelles de lui. Les routes n’étaient pas sûres, il n’y avait pas moyen d’envoyer un officier. Maintenant le gouverneur, qui était allé en France, est revenu ; on lui a assuré que tu étais roi de Ségou, que ton père était maître du Macina ; il m’a envoyé te parler et m’entendre avec toi ; il ne te veut que du bien, et comme preuve il t’a envoyé deux officiers. Maintenant que je suis arrivé, je te demande : Peux-tu m’envoyer à ton père ? ou veux-tu que je te dise ce que j’ai à lui dire, et si je parle, peux-tu me donner une réponse ? » Ahmadou me parla avec une grande simplicité ; il répondit à mes questions sans se compromettre, comme on va le voir : « Depuis que le monde est monde, me dit-t-il, on s’est fait la guerre et après cela on est devenu amis. Chaikhou (El Hadj) ne travaille que pour la gloire de Dieu. S’il avait le désir de s’enrichir ou de commander, il pourrait se reposer et jouir de tout ce qu’il a acquis. Ce n’est pas là ce qu’il veut. Il veut faire la guerre pour arranger le pays, en chasser les keffirs et les mauvaises gens. Quant aux bons, il ne veut pas leur faire la guerre. Ce sont de méchantes gens qui ont brouillé ses affaires avec vous. Maintenant tu es venu de France[145] jusqu’ici, nous en sommes heureux, bien heureux. Si je pouvais te donner moi-même une réponse dès ce soir, nos affaires seraient arrangées suivant tes désirs, autant que je pourrais le faire. Mais, tu sais, les vieilles gens aiment bien le respect. Chaikhou vit encore, il est très-bien portant, et je ne puis par respect rien terminer sans le prévenir. Si je le faisais, ce que j’aurais fait serait fini, car il m’a tout laissé entre les mains. Mais je ne dois pas agir ainsi. D’ailleurs il y a longtemps qu’il m’a dit : « Les blancs viendront me trouver et j’aurai besoin de parler avec eux. » Enfin, quant à mon départ, il me dit qu’il ne pouvait me fixer d’époque, mais qu’il le presserait le plus possible dès que la route serait praticable. J’insistai à mon tour, car toutes ces réticences ne me semblaient pas de bon augure, et pensant que cela pourrait être d’un bon effet, je lui déclarai que je ne pouvais rester longtemps chez lui, et que le 20 mai je renoncerais à aller à Hamdallahi parce que je désirais rentrer à Saint-Louis avant les pluies. Enfin je demandai à faire partir deux courriers pour annoncer au gouverneur que j’étais arrivé. Il remit la réponse au lendemain. En effet, le lendemain matin il me reçut en petit comité dans la cour intérieure où j’étais entré la première fois ; il me promit d’expédier mes courriers, mais non tout de suite, et me dit de préparer mes lettres. Puis il causa de nos usages, ainsi qu’il l’avait déjà fait à chaque visite, me questionnant beaucoup sur des choses dont on lui avait parlé, sur les divers peuples de l’Europe, leur force, leur gouvernement, leur religion ; la guerre de Crimée, Stamboul[146], les chemins de fer, les télégraphes, l’armée. On conçoit que la conversation ne pouvait guère languir. J’essayai de lui glisser quelques idées pratiques et je lui insinuai que si, dans tout son pays, il y avait des routes droites, larges de cinq à six mètres (dix à douze coudées), cela abrégerait les distances et que bientôt il y aurait des voitures. Puis il me demanda à voir mes dessins, et si les paysages ne le frappèrent que médiocrement, les figures et les types l’étonnèrent au dernier point. En rentrant chez moi, je reçus un mouton et un bœuf. 6 mars 1864. Je ne revis Ahmadou que le 6 mars, le docteur venait d’avoir la fièvre ; comme dans tout le cours de notre voyage, après les grandes fatigues, nous subissions le contre-coup. Ahmadou remarqua l’altération de ses traits. J’insistai pour expédier nos courriers, pour partir nous-mêmes, mais je n’obtins que ces réponses exaspérantes avec lesquelles il me fallut si longtemps satisfaire mon impatience : « Tout à l’heure, Ché Allaho. Bientôt, etc. » Je lui demandai s’il pensait que la chose fût possible dans huit jours, et il me répondit : « Peut-être, Ché Allaho ; » et moi, peu habitué encore à ces réponses, j’eus la simplicité d’y voir une espérance. Comme je questionnais au sujet des nouvelles qu’on me donnait du Macina, il me répondit du bout des lèvres qu’El Hadj avait _cassé_ tout le Macina. Et de fait, chaque jour on annonçait que des villages du Macina étaient venus se réfugier du côté du Kalari, province habitée par des Bambaras Kalaris au nord de Sansandig. Rentré chez moi, j’employai mes loisirs à faire le tracé du fleuve, de Yamina à Ségou, d’après mon levé en pirogue, et à prendre des renseignements sur la famille d’El Hadj. La chaleur était accablante, le thermomètre ne montait qu’à 38° ; mais dans notre cour, carré de 6 mètres de côté, entouré de murailles en terre, l’air ne circulait pas ; dans notre case, la chaleur était encore plus fatigante et il s’y joignait les émanations des fosses d’aisances et de la cuisine. Nous étions en plein mois de Ramadan, ou carême musulman ; les Talibés jeûnaient ponctuellement pour la plupart. On sait en quoi consiste ce jeûne : on ne doit pas manger du lever du soleil au coucher et on ne doit ni boire, ni avaler sa salive, ni se rincer la bouche, ni fumer. Aussi, pendant ce temps et surtout lorsque le carême tombe en pleine saison sèche, comme cette année, les musulmans dorment une partie du jour et restent le plus longtemps possible dans leurs cases. Le 8 mars on guettait l’apparition de la lune qui devait terminer ce jeûne, si rigoureux et si pénible, que la plupart le rompent plusieurs fois, sauf à restituer ensuite les jours de jeûne non observés. Mais la lune ne se montra pas. En revanche, on nous apporta la nouvelle suivante : « Une femme est arrivée chez Ahmadou ; elle s’est enfuie de Sansandig où ses maîtres se sont réfugiés parce que son village _a été cassé_ par Alpha Oumar. Pendant ce temps, Alpha Ousman opère sur la rive droite. Ahmadou a donné l’ordre à l’armée campée à Koghé d’envoyer 40 chevaux en éclaireurs. » Le lendemain, c’était un homme qui apportait des nouvelles analogues, et toutes ces nouvelles, j’en ai eu la preuve plus tard, étaient inventées pour ranimer l’espoir chez les Talibés, pour leur faire croire, à l’approche de la fête du Cauri, que bientôt El Hadj serait au milieu d’eux, et surtout pour écarter l’idée de sa mort, que quelques-uns commençaient à soupçonner. Le 9 mars, la lune montra son croissant argenté mince comme un filet, et tout aussitôt, en dépit des ordres qu’Ahmadou avait fait crier dans le village par les griots, une salve de coups de fusils partit de tous les toits pour saluer l’apparition de l’astre des nuits et la fin du jeûne. Mes laptots avaient aussi préparé leurs fusils, mais je voulus donner l’exemple de l’obéissance, et je défendis de tirer. Cependant je désirais savoir le motif de la défense, et je le demandai à Samba N’diaye, qui répondit que c’était pour ne pas gaspiller de la poudre, car, quoiqu’on en fabriquât beaucoup, on en consommait davantage encore. Ce même soir, l’armée de Koghé, qui était placée depuis longtemps comme armée d’observation dans ce village, rentrait pour la fête. Il y avait à peu près cinq cents chevaux. 9 mars 1864. Le lendemain, 10, était donc la fête du Cauri. Dès le soir, j’envoyai en cadeau à Ahmadou une pièce de mérinos bleu de ciel, d’environ douze mètres. C’était une étoffe très-belle de nuance et de qualité. C’était d’ailleurs le premier présent que je lui faisais, car le gouvernement n’ayant pas jugé à propos de lui en envoyer, je n’avais pas voulu avoir l’air d’offrir des bagatelles qui, dans ma pacotille, étaient des objets d’échange, et qui eussent passé dans l’opinion publique pour le cadeau du gouverneur, qu’on eût trouvé à coup sûr très-mesquin. Ce cadeau, qui ne dépassait pas une valeur de 60 francs, fit plaisir à Ahmadou ; il fit tailler deux boubous, en prit un pour lui, et donna l’autre à son frère Aguibou. La nuance était de son goût. Cette étoffe légère, chaude et simple, lui convenait. Mon messager interrogé lui dit que cela valait 20 francs la coudée[147], que je l’avais apporté pour lui, qu’il n’y avait que les gens très-riches qui en eussent, et comme ce n’était pas un des objets ordinaires de traite au Sénégal, aucun des Toucouleurs ne s’inscrivit en faux contre ces assertions. Ahmadou fut content et me fit remercier. J’avais témoigné le désir d’assister à la fête, on mit à ma disposition le cheval de Samba N’diaye et un autre pour le docteur. 10 mars 1864. Vers huit heures, le tam-tam de guerre ayant battu la marche annonçant la sortie d’Ahmadou, nous montâmes nos coursiers et nous nous rendîmes hors de la ville, passant par la grande porte du marché, accompagnés des sofas qui avaient été depuis notre arrivée affectés à notre service. Le docteur allait à une allure paisible comme en voyage ; quant à moi, habitué depuis l’enfance à monter à cheval, et sentant pour la première fois depuis mon départ de Saint-Louis un cheval vigoureux entre mes jambes, je rendis la bride et je franchis au galop le kilomètre qui sépare la porte de l’extrémité du village des Somonos, étonnant considérablement les noirs qui s’extasiaient de voir un blanc savoir faire courir aussi bien qu’eux un cheval, et monter sur une selle sans y être emboîté, comme ils le sont sur leurs selles indigènes. Il y a à l’extrémité Est du village des Somonos un vaste emplacement où le terrain sablonneux a une teinte rouge que je crois due à un oxyde de fer, et est à peu près dépourvu d’herbes, tant à cause du ravinage qu’y opèrent les eaux de pluie, qu’à cause du piétinement continuel dont il est l’objet ; de grands arbres, benténiers (fromagers), figuiers à racines pendantes, et quelques doubalels ombragent une partie de cette place. C’est là qu’on fait la fête du Cauri et en général toutes les fêtes religieuses et les grands palabres. Ahmadou, arrivé avant nous, était en grande toilette ; par-dessus son costume habituel il avait un boubou blanc brodé, un superbe bournous arabe, de drap bleu de ciel, garni de passementeries d’argent, dont les pans relevés sur les épaules montraient une doublure de soie jaune, verte et rouge, du plus bel effet (pour les noirs) ; un turban noir, du plus beau tissu indigène, garnissait sa tête sans être d’une dimension trop exagérée. Il avait aux pieds des bottes vernies à tiges rouges, imprimées en or, dépouille ramassée à l’affaire de Ndioum avec les canons de Bakel, et qui sans doute avaient fait partie de la toilette de quelque traitant volontaire de l’expédition ; enfin il tenait à la main le bâton des rois bambaras, canne en bois, de 1m,25 de long, garnie de cuir, à la façon dont Malinkés et Bambaras garnissent leurs fourreaux de sabres. [Illustration : La pointe des Somonos, à Ségou-Sikoro.] Un sabre, dont le fourreau de cuir à large palette avait été travaillé avec beaucoup de soin par quelque artiste cordonnier, était sa seule arme. Il s’était placé au pied du plus bel arbre, dont les racines entremêlées formaient une espèce de siége. On avait depuis le matin couvert cette place avec du sable de rivière bien fin et de couleur rouge. Autour d’Ahmadou étaient Aguibou son frère, Mahmadou Abi, Alioun, Mustaf, ses divers cousins, en grande toilette, plus les chefs et ses intimes habituels. Derrière lui en demi-cercle se tenait sa garde de sofas, dont l’un portait le fusil d’Ahmadou, fusil français à deux coups garni d’argent. [Illustration : S. M. Ahmadou, roi de Ségou.] Tous étaient en habit de fête et présentaient l’aspect d’une mascarade : les uns en robe de chambre de lampas jaune, les autres avec des tuniques de velours vert doublé de soie rouge, d’autres en étoffe de cretonne, à grands ramages, couverte d’oiseaux de couleur ; puis d’autres enfin en lomas brodé de soie qu’ils portaient avec une élégance qui faisait contraste avec l’air gêné qu’avaient les premiers sous des ajustements auxquels ils ne sont pas habitués. Toute cette défroque sort les jours de fête, des magasins d’Ali, qui sont devenus ceux de El Hadj. Enfin, autour de ces principaux acteurs se tenait la foule des Talibés, dont les groupes furent bientôt si serrés qu’on ne pouvait plus circuler, et tout à l’entour de ce vaste cercle, les chevaux qui avaient amené leurs maîtres, les uns piaffant, tenus en brides par de jeunes sofas, d’autres hennissant, entravés et rongeant leur frein. Un peu à l’écart, le cheval d’Ahmadou était maintenu à grand’peine par deux hommes qui avaient eu soin de faire écarter les juments. C’était un cheval entier du Macina, superbe bête au poil noir luisant, sans autre tache qu’à l’un des pieds. Sous la selle du Macina, était un tapis marocain. La tétière de la bride, garnie de drap rouge, avait été couverte de pendeloques d’étain ou de fer-blanc, de ronds de cuivre, assez analogues aux harnachements des mules espagnoles et sous lesquels disparaissait plus de la moitié de la tête. La bride elle-même était plate, tressée en cuir mince, avec une régularité parfaite : aux crochets qui la réunissaient avec le mors était une chaîne de fer, et au point de jonction pendaient des glands en une espèce de passementerie de cuir. Quant à la selle, j’ai dit que c’était une selle de Macina. Ce genre de selles diffère de celui que nous voyons aux Maures et qui est en usage dans tout le Sénégal, en ce que la palette de l’arrière est beaucoup plus large et plus haute, ressemblant aux anciennes selles à la française, à cette différence près que celles du Macina sont plus grandes et ont la palette de devant plus élevée. A celle d’Ahmadou étaient suspendus quatre sacs de cuir contenant des pistolets d’arçon garnis de cuivre, d’origine anglaise. Je contemplai longtemps ce spectacle bien curieux. Dans la plaine arrivaient en groupes les compagnies de sofas, musiciens et griots en tête, marchant pas à pas, puis les retardataires courant au galop. Les Talibés avaient revêtu leurs plus beaux vêtements, tous blancs ou bleus avec des turbans blancs ou noirs. Au milieu de toute cette foule criaient et gesticulaient les griots du roi, Samba Farba et Diali Mahmady, vêtus de soie, d’or et d’écarlate, ordonnant le silence, se démenant, criant de s’asseoir, de tenir les chevaux ; plus loin quelques sofas du roi, armés de fouets en cuir, couraient autour du cercle pour imposer le silence aux réfractaires et aux jeunes esclaves. Enfin, sur le toit des cases du village des Somonos, hommes et femmes étaient juchés pour contempler ce spectacle. Tel était l’aspect général de cette fête, dans laquelle, presque seul avec le docteur, je m’abstenais de prendre un rôle actif. Ahmadou, dès que l’assistance lui parut suffisamment nombreuse, se leva pour le Salam, qui fut prononcé par Tierno Alassane. Tierno était placé devant Ahmadou, aux côtés duquel se tenaient ses frères, ses cousins et ses plus intimes, sur deux rangs ; en face de lui était sa garde de sofas, immobile ou à peu près. Tous les Talibés, après avoir déposé devant eux leurs fusils et leurs sabres, suivaient la prière ; et le spectacle de ces quatre ou cinq mille hommes se prosternant ensemble et par des gestes identiques, ne manquait pas de cet air imposant qui se remarque dans tous les actes de la vie privée aussi bien que dans les cérémonies religieuses des musulmans, et auquel on peut se laisser prendre quand on ne perce pas au delà de toutes ces apparences. Dès que le Salam fut terminé, Ahmadou vint reprendre sa première place. Les Talibés qui s’étaient mis en rang pour le Salam se groupèrent de nouveau en cercle, tenant chacun leur fusil haut entre leurs jambes. Quand le silence fut établi, Ahmadou se leva. Il commença son palabre aux Talibés, et ainsi qu’on me le dit plus tard, il leur lut d’abord un manuscrit de quelques pages qu’il tenait à la main, texte arabe, qu’il traduisait en peuhl en le commentant, et qui était l’historique des guerres de Mahomet. Puis après, il leur fit une longue allocution, leur reprochant de n’être pas assez braves, de s’être laissé chasser par les Bambaras, et les traitant fort durement. Les principaux chefs répondirent par l’intermédiaire de Samba Farba, rejetant l’accusation et se défendant de leur mieux. Ahmadou, reprenant la parole, devint plus mordant encore, et il termina en demandant qu’on lui fournît tout de suite une armée. Nous verrons ce que _tout de suite_ signifie. Ce palabre avait duré jusqu’à onze heures et demie ; j’étais resté jusqu’à la fin. Mais voyant les Bambaras et les sofas venir se grouper pour palabrer à leur tour, je me rappelai les exigences de mon estomac, et je rentrai à la maison, où était déjà le docteur, qui n’avait pas eu ma patience. A peine avais-je commencé à déjeuner que Samba N’diaye vint me chercher à cheval, me priant de venir avec tous mes hommes parler à Ahmadou. Je crus un instant qu’il s’agissait de quelque nouvelle importante, qu’Ahmadou allait profiter de ce jour solennel pour régler mon départ pour le Macina. Mais en arrivant sous le soleil de midi au lieu du palabre, je fus étrangement désappointé quand je vis qu’il ne s’agissait que de me faire voir aux Bambaras, auxquels on venait sans doute de dire que le gouvernement avait envoyé _faire Toubi_ (demander pardon), et qui, n’ayant jamais vu de blancs, croyaient peut-être que j’étais un Maure. Pour achever de me mettre en belle humeur, Ahmadou me demanda de faire faire une décharge par mes hommes à la mode des blancs. — Je fis faire un feu de peloton ; après quoi, voyant que je n’avais rien à attendre, je prétextai un mal de tête et rentrai ; puis, une fois à la case, je ne cachai pas ma mauvaise humeur à Samba N’diaye, le priant de dire à Ahmadou que je n’aimais pas à être dérangé pour rien en plein soleil. Je suis sûr qu’il n’aura jamais fait ma commission. [Illustration : Samba N’diaye, ingénieur en chef d’Ahmadou.] Pendant ce temps, les sofas et une partie des jeunes Talibés se livraient à la fantasia dans la plaine. J’avais vu aux pieds d’Ahmadou quelques barils de poudre et plusieurs sacs de balles dont il se fait accompagner dans ces occasions solennelles. Il avait distribué quelques- uns de ces barils et on les brûlait consciencieusement, cassant des fusils qui éclataient sous l’effort des charges démesurées, et souvent estropiaient ceux qui les tiraient. Ce fut tout ce que je vis de cette fête ; j’y avais gagné un violent mal de tête, mais le soir, j’appris différents détails ; entre autres, que les Bambaras avaient refusé de faire le Salam ; puis je reçus ce même jour la visite d’un ancien soldat noir de la compagnie indigène du Sénégal ; il se nommait Ahmadou. D’abord esclave à Saint-Louis, puis soldat pendant quatorze ans pour se racheter, il avait été domestique des commandants de Bakel, MM. Hecquart et Rey, et enfin, en 1845, lorsque M. Rey, pour lequel il professe un attachement sans bornes, quitta ce poste, il alla se joindre aux bandes d’El Hadj. Il n’y a pas fait fortune, malgré sa bravoure ; il est très- pauvre, et vit de son travail avec sa femme, la seule qu’il ait eue. Il parle bien le français et vient de temps à autres causer avec Samba N’diaye des beaux souvenirs de la vie d’autrefois, qu’ils regrettent sans vouloir se l’avouer. Il me raconta les deux attaques de Sansandig, auxquelles il avait reçu plusieurs blessures. Il me montra quatre blessures de balles, dont deux avaient traversé son bras droit ; sur deux autres qui avaient frappé la cuisse, une avait pénétré. Mais il ne put me dire, pas plus que personne, pourquoi Ahmadou demandait une armée et de quel côté elle devait opérer. 13 mars 1864. Les jours suivants, les nouvelles du Macina qu’on m’avait annoncées, se confirmaient de plus en plus. Deux sofas, prisonniers à Sansandig depuis la dernière affaire, s’en étaient échappés et rapportaient ces bruits. Enfin le 13 mars, nous fûmes réveillés par le tabala battu à la mosquée ; l’armée sortait : on disait que les Bambaras révoltés, commandés par Mari, le dernier frère d’Ali et prétendant à la couronne de Ségou, s’étaient emparés d’un village distant de quatre à cinq lieues. Ce fait, qui dénotait le fâcheux état du pays, m’inquiéta, bien que le même jour les cavaliers fussent rentrés, disant que tout était pour le mieux. Aussi, le 15, je tentais une démarche près d’Ahmadou pour qu’il me laissât partir. — J’insistai par cinq ou six fois, mais sans pouvoir obtenir aucune promesse. — Ahmadou craignait pour moi, disait-il, — et, quant à faire partir mes courriers pour Saint-Louis, il craignait pour eux. Il fallait attendre. Les choses en restèrent là jusqu’au 22 mars. Pendant ce temps, Ahmadou s’occupait de faire le partage du butin ramassé à la première expédition de Sansandig. Ce butin était encore assez considérable ; car on partagea à raison de deux captifs (femmes) pour 850 hommes, et à ce moment je fis ce calcul que 500 captifs ainsi partagés portaient à 170000 environ le nombre des partageants, c’est-à-dire des partisans d’El Hadj, tant Bambaras que Talibés et Sofas, puisque sur tout le partage de ce genre, Ahmadou a d’abord le cinquième. — Je retrouve sur mes notes cette évaluation, que vingt mille au moins des partageants sont de Ségou, dont huit à neuf mille _intrà muros_ et le reste dans le Goupouilli, le village des Somonos, ou même les villages voisins, tels que Ségou-Koro, Ségou-Coura, etc. Cela porterait la population de Ségou-Sikoro à au moins 36000 âmes dans les murs et à plus du double en tout. Aujourd’hui je pense que cette évaluation est peut-être trop forte de moitié, quant aux hommes, et que toute la ville de Ségou-Sikoro avec ses faubourgs ne contient guère plus de dix mille hommes ou enfants mâles adultes. La chaleur augmentait, la contrariété altérait ma santé, de tous côtés je ne voyais que des obstacles. Je cherchais à me prémunir contre tout événement, et dans cette vue je demandais à acheter des chevaux ; mais soit mot d’ordre donné, soit qu’il n’y en eût réellement pas à vendre, toutes mes tentatives à cet égard étaient vaines. Je tombai sérieusement malade et il me fallut, pour éprouver un peu de soulagement, venir m’installer sous la vérandah de notre cour, car la case n’était plus habitable. Je profitai de ce moment pour envoyer Samba Yoro faire visite à Ahmadou et le presser un peu. Il fut très-bien reçu, et Ahmadou nous envoya du sucre et des gourous, mais Samba Yoro n’obtint rien relativement à mon départ. Dès que je fus un peu mieux, je commençai quelques promenades sur le cheval de Samba N’diaye ; j’éprouvais ainsi le plaisir de me soustraire à tout contact, d’être seul. Je réfléchissais alors profondément à ma situation. Dans une de ces promenades, j’étais tellement préoccupé de mes pensées que je laissais galoper tout doucement mon cheval sans faire attention aux personnes que je rencontrais et qui se garaient, ainsi que c’est l’habitude dans ce pays. Je ne vis pas une vieille femme, à demi aveugle et sourde, qui marchait appuyée sur un bâton, et j’arrivai sur elle sans qu’elle m’entendît. Mon cheval se détourna naturellement, mais la vieille, effrayée et perdant la tête, se jeta dans ses jambes et tomba à terre sans connaissance. Bien que le choc eût été très-léger, je crus à quelque grave accident. Des femmes qui revenaient du marché essayèrent de la remuer, mais évanouie ou non, elle ne bougeait plus. Je courus aussitôt vers le village pour chercher mes laptots et le docteur afin de lui porter secours. J’en rencontrai quelques-uns qui partirent tout de suite pour relever la vieille, mais qui la trouvèrent debout. Il paraît qu’en me voyant m’éloigner, elle avait repris connaissance. On me l’amena, ainsi que j’en avais donné l’ordre, et je lui fis présent de mille cauris. Elle s’en alla enchantée ; elle n’avait peut-être plus que quelques jours à vivre. Le lendemain son maître, car c’était une esclave, vint chercher à m’extorquer aussi quelque chose, sous prétexte que j’avais détérioré son bien. Je le reçus assez mal. Le soir, comme je causais de cela avec Samba N’diaye et que je lui exprimais combien j’eusse été désolé d’avoir causé une mort aussi malheureuse : « Bah ! s’écria-t-il, et quand même tu l’aurais tuée, ce n’est qu’une Kefir ! » Voilà encore un effet de la religion musulmane, et l’homme qui proférait ce mot avait été élevé par les blancs pendant vingt ans ! Le lendemain de cet incident, je fis deux fois demander à parler à Ahmadou, et chaque fois on me répondit qu’il était sous les arbres de la porte de son père. Je voyais là une fin de non-recevoir, et j’allai le trouver pour lui demander une audience qu’il me promit pour le lendemain. 25 mars 1864. Je me présentai donc le 25 mars dans l’après-midi. Ahmadou était dans la première cour de sa maison, entouré d’une assez nombreuse compagnie, dans laquelle je remarquai quelques Maures et entre autres, Sidy Abd Allah, qui, à cette époque, d’après Samba N’diaye, se déclarait ouvertement l’ennemi des blancs. Tout d’abord, je fus interrompu par une affaire de Bambaras qui dura assez longtemps. Ils venaient apporter des paniers de salpêtre et de charbon pour la fabrication de la poudre, ce qui est un des impôts en nature qu’ils payent. Ce salpêtre était blanc, très-pur et bien cristallisé. On le recueille sur de vieux tatas, où, selon toute probabilité, il vient en efflorescence par suite de la décomposition des matières animales qui ont servi à la construction ; on le lave pour l’isoler de la terre, et on fait épaissir la solution, qu’on laisse cristalliser. Quant au charbon, il est fabriqué à l’air libre, un peu avec toutes espèces de bois taillis. Le palabre dura longtemps. Ahmadou, interprété par Diali Mahmady, le griot mandingue, reprochait à ses sujets de se relâcher dans le payement de cet impôt, de n’apporter qu’une faible partie de ce qu’ils devaient fournir. Les chefs, vieillards blanchis par l’âge, la tête rasée et découverte, baissaient la tête et s’excusaient humblement, disant que les jeunes gens avaient fui, qu’ils n’étaient plus nombreux et faisaient ce qu’ils pouvaient, que bien des villages refusaient l’impôt, ne les écoutant pas. Toujours est-il qu’au lieu de cinquante charges qu’il eussent dû fournir ils n’en apportaient que vingt-neuf. Dès que ce palabre fut fini, j’insistai pour parler confidentiellement à Ahmadou. Il renvoya alors tout le monde, à l’exception de sept à huit personnes, et je lui rappelai aussitôt que l’époque que j’avais fixée pour mon départ approchait, qu’il n’y avait plus que quatre jours, et que je venais savoir s’il pouvait me donner une réponse. Je lui observai que mes instructions me recommandaient de rentrer avant les pluies, et je terminai en lui disant qu’il fallait dans quatre jours partir pour Hamdallahi ou n’y pas aller. Sa réponse fut toujours la même : « Ton affaire est entre mes mains, expression dont alors je ne comprenais pas la portée, mais qui signifie : Tu es à ma discrétion, puisqu’on t’a envoyé à moi. Je m’en occupe. Bientôt, si le bon Dieu le veut, tu iras. Mais je te demande un peu de patience. » Pendant plus d’une heure, ce fut le même thème soutenu de part et d’autre. Je ne cédai rien ni lui non plus. Cependant, en réponse à de gracieuses paroles que je lui adressai relativement à son hospitalité (qui cependant commençait à se ralentir), il me dit que tout cela n’était rien, et que quand il nous mettrait en route, alors seulement il ferait quelque chose pour nous. A toutes mes instances pour traiter avec lui les questions dont j’étais chargé, il répondit que quand il serait sûr que nous ne pourrions pas aller à Hamdallahi, il serait temps de causer de cela ; que Dieu pouvait tout, et que même avant quatre jours la route pouvait être ouverte. Mal interprété par Samba Yoro, qui, intimidé, n’osait insister comme je l’aurais désiré, je ne pus rien obtenir de plus. Néanmoins, j’étais assez satisfait de l’ensemble de cette entrevue, dans laquelle Ahmadou avait toujours parlé avec courtoisie et calme, lorsque, en sortant, Sambo Yoro me dit qu’il avait entendu des paroles inquiétantes, d’après lesquelles il était sûr qu’on nous retiendrait de force, si nous voulions partir ; qu’on avait dit à Ahmadou de le faire, parce que si nous partions, c’est que nous n’étions pas venus pour le voir, mais bien pour espionner ce qui se passait. Ces propos étaient absurdes, mais ce n’était pas la première fois que nous les entendions. N’était-ce pas avec de semblables paroles que Diango à Koundian, et Dandangoura à Guémoukoura, avaient tenté de me faire dévier de mes projets ? Elles me causèrent cependant une véritable colère. Sans réfléchir qu’Ahmadou, auquel seul nous avions affaire, n’avait pas dit un mot de cela, je m’en affectai et je secouai vigoureusement Samba Yoro pour n’avoir pas interpellé ceux qui parlaient en présence d’Ahmadou, pour ne m’avoir pas prévenu au moins pendant le palabre. Au reste, je l’ai dit, Samba Yoro se laissait intimider par les attitudes essentiellement musulmanes, par le grand air d’Ahmadou. Il était sous le charme de l’islamisme. D’ailleurs, peu communicatif et quelquefois menteur, comme presque tous les noirs, il ne m’inspirait alors que peu de confiance : il en inspirait encore moins au docteur Quintin, qui en arrivait à le croire capable de s’entendre avec Samba N’diaye, non pour nous trahir dans un dessein hostile, mais pour nous faire rester en nous intimidant. Nous finîmes donc par croire qu’il avait inventé tout cela sous l’empire de la peur que lui avait causée quelque mot malveillant prononcé par un de ces Toucouleurs toujours disposés à faire le mal. Vers le soir, il y eut une scène qui sembla donner raison à l’opinion du docteur. Samba N’diaye essaya de m’arracher une promesse de rester, et, pour cela, il se fit l’écho du bruit d’après lequel on prétendait que nous étions venus comme espions. Mais, chose à laquelle il ne s’attendait pas, pendant que moi, calme, j’écoutais, réfléchissant à la gravité sans cesse croissante de notre position, le docteur, si doux, si calme d’habitude, s’emporta, et, le menaçant d’aller se plaindre à Ahmadou si un tel propos était encore répété, il le chassa presque de notre hangar. Samba N’diaye rabattit aussitôt de son dire et, par une de ces manœuvres auxquelles les noirs excellent, il donna des explications incompréhensibles. Quant à moi, je le répète, j’avais gardé mon sang-froid, et je me bornai à lui dire que le jour où je serais décidé à partir, si quelqu’un s’avisait de m’arrêter, je lui ferais sauter la cervelle, par la simple raison que, comme envoyé (ambassadeur), j’étais inviolable, et qu’au lieu d’arranger les affaires, celui qui voudrait me retenir ne réussirait qu’à faire recommencer la guerre avec le gouverneur du Sénégal ; que si sincèrement il voulait le bien, il pouvait dire cela à Ahmadou par opposition aux conseils qu’on semblait lui donner. Cette scène était terminée, mais je passai une partie de la nuit à méditer. Il était évident que bon nombre de gens (et à cette époque, bien à tort, j’accusais surtout les Toucouleurs), cherchaient à me nuire dans l’esprit d’Ahmadou, et je me demandais si réellement on me laisserait partir. D’un autre côté, j’avais presque fixé un ultimatum en donnant une date : revenir sur une promesse était grave ; mais s’attirer un conflit l’était encore plus. On peut concevoir mes inquiétudes. Le lendemain et le surlendemain de ce jour, les affaires semblèrent tourner au mieux. Un de nos voisins, marabout du Fouta-Djallon, m’affirma que dans un palabre Ahmadou avait reçu le jour même le conseil des Torodos de me faire partir le plus tôt possible. Le surlendemain encore, un des guides venus avec nous depuis Dianghirté, nous dit qu’Ahmadou avait demandé aux chefs du village une armée qui, réunie à celle de Koghé, me conduirait à Hamdallahi. Il ajoutait que les chefs avaient refusé, disant que si l’armée partait pour le Macina, les Bambaras se révolteraient, et prendraient la ville en tuant tout le monde ; qu’on était convenu d’attendre une nouvelle armée demandée à Nioro, qui devait arriver avant quinze jours et qui garderait le village pendant qu’on nous conduirait. Ces bruits, confirmés par d’excellentes nouvelles du Macina qui arrivaient chaque jour, me donnèrent de l’espérance. Comment ne pas y croire, d’ailleurs, lorsque tout le monde me disait la même chose et qu’on m’amenait un homme qui, arrivé depuis cinq jours du Macina, me promettait de me conduire à Hamdallahi sans accident ? 1er avril 1864. Cependant le 1er avril, dernier jour de mon ultimatum, je demandai à voir Ahmadou. Ce jour et les suivants, il me fut impossible d’arriver jusqu’à lui. J’étais très-malade depuis quelque temps ; c’est à peine si j’avais la force d’écrire mes notes, et le massage seul me faisait éprouver un peu de bien-être et me donnait du sommeil. Le docteur n’était guère mieux que moi. J’employais quelques braves femmes à cela, en les payant de quelques cauris ou d’un peu d’ambre menu. Ahmadou en fut instruit et, saisissant ce prétexte, il nous envoya deux esclaves, nous disant que, dans le pays, il savait qu’on ne pouvait se passer des soins d’une femme et que, quand nous partirions, si nous ne voulions pas les emmener, nous n’aurions qu’à les lui laisser. Mon premier mouvement fut de refuser ce présent, si contraire à nos mœurs ; mais Samba N’diaye m’affirma que je blesserais Ahmadou, qui ne comprendrait pas nos susceptibilités. En outre, je souffrais depuis longtemps de la difficulté de me faire servir[148], et imitant l’exemple de Richard Lander, je finis par accepter. [Illustration : Coiffures et anneau nasal des femmes bambaras.] Ces filles de races bambara et soninké mélangées, étaient-elles jolies ? Telle est la question qui m’a été souvent posée. — Non. L’une, Fatimata, était une assez jolie négresse si on veut, mais très- maigre quoique musclée. Les membres inférieurs, les pieds et les mains étaient affreux. L’autre, mieux faite, était plus laide de figure. Du reste je saisis cette occasion de dire que si rien n’est plus rare qu’une jolie négresse, il en existe cependant de positivement jolies et de très-remarquables par la douceur de la physionomie, par la perfection des formes et la délicatesse des attaches. Sans doute leur beauté n’est pas le type conventionnel de la beauté européenne, on chercherait vainement un profil grec. Mais si dans un salon d’Europe je pouvais transporter telle _Gada_ (esclave fille de service) du palais d’Ahmadou dans ses vêtements de fête, couverte d’or et de soie et qu’elle pût se produire sans être embarrassée, je le mets hors de doute, tous ceux qui sont artistes admireraient presque sans restriction. Dans le courant d’avril, on renforça l’armée de Koghé de nombreux contingents. Il devenait évident qu’il se préparait quelque chose. Diverses personnes annonçaient que l’armée de Nioro approchait ; je me décidai à attendre son arrivée. Du reste, les nouvelles arrivaient de tous les côtés, variant du tout au tout du jour au lendemain, mais révélant une situation impossible d’anarchie, qui ne pouvait me laisser aucun espoir de me mettre en route sans être sous la protection d’un guide officiel connaissant mieux le pays que moi. Je ne pouvais d’ailleurs songer à partir sans chevaux, et Ahmadou seul pouvait m’en donner ou m’en céder. En dépit de son hospitalité, qui quelquefois éprouvait des hauts et des bas, je dépensais plus de mille cauris[149] par jour. Il nous fallait acheter le bois de la cuisine, notre nourriture propre, du poisson, de la viande fraîche, le savon pour laver le linge de tout le monde, quelques ustensiles, tels que des vases de terre pour cuisine ou pour tenir l’eau fraîche, le mil ainsi qu’un peu de paille pour les mules et pour Farabanco, notre unique cheval. Puis enfin, de temps à autre, j’étais obligé de faire aux laptots une distribution de cauris pour leurs besoins personnels, et quelque parcimonie que j’y apportasse, les marchandises que je vendais s’épuisaient petit à petit. C’étaient surtout les étoffes de coton qui avaient cours, mais l’ambre, le corail étaient dépréciés à cause de la misère générale ; le gros ambre seul se vendait chez les chefs et encore avec peu de bénéfices. En dehors de ces dépenses, j’avais mille petits cadeaux à faire : d’abord aux mendiants qui abondent là plus que partout ailleurs, et auxquels il fallait donner, ne fût-ce que pour ne pas se déconsidérer, et ensuite aux gens auxquels je demandais des renseignements sur le pays et qui ne venaient le plus souvent me les donner bons ou mauvais qu’après promesse d’un cadeau. Tout cela m’obligeait à songer au départ, et si je me décidai à attendre l’arrivée de cette armée de Nioro, c’était parce que je reconnaissais l’impossibilité de partir. Bien souvent depuis, le docteur et moi avons regretté de n’avoir pas alors tenté de partir à tous risques ; nous ne fussions pas partis, mais nous aurions avancé de quelques mois une scène violente, et par suite de ces quelques mois d’avance, nous serions partis peut-être quinze ou dix-huit mois plus tôt de Ségou. [Décoration] [Note 145 : J’appris quelques jours après qu’on disait dans le pays que le _roi de France_ avait fait demander la paix à El Hadj.] [Note 146 : Nom sous lequel tous les Musulmans désignent Constantinople.] [Note 147 : On mesure toutes les étoffes à la coudée.] [Note 148 : On sait l’invincible répugnance des noirs à accomplir certains soins domestiques indispensables près des malades, et qui, chez eux, sont exclusivement réservés aux femmes.] [Note 149 : Mille cauris, environ 3 francs.] CHAPITRE XX. Le bruit court que Sansandig va se rendre, qu’El Hadj est vainqueur au Macina. — On bat le tabala. — Extrait du journal de voyage. — Deux types de griots : Diali Mahmady et Sontoukou. — Menaces des Bambaras sur divers points. — J’obtiens de faire partir mes courriers. — Envoi d’une lettre au gouverneur. — Les parents chez les Toucouleurs. — Tierno- Abdoul. — Alpha Ahmadou. Avril 1864. Pendant ce mois, Ahmadou passait toutes ses journées sous les arbres de la maison de son père. Il palabrait. De tous côtés arrivaient des renseignements. Le 4 avril des villages bambaras de la rive droite venaient faire leur soumission. Le même jour on apprenait que des Maures de Tichit, retournant dans leur pays après avoir vendu leur sel à Yamina, avaient été attaqués et pillés par les Bambaras révoltés ; on disait cette fois que l’armée de Nioro était rassemblée à Touroungoumbé et qu’elle attendait des contingents de Koniakary. Le 5 avril, une femme arrivée de Sansandig annonçait qu’une foule de gens du Macina étaient venus s’y réfugier, et qu’on avait palabré pour renvoyer à Ahmadou tous les captifs qu’on avait pris sur lui, et que Boubou Cissey (le chef du village) s’y était seul opposé. Le 6 avril on commença à faire des razzias. Cinq cavaliers allèrent du côté de Sansandig et ramenèrent un troupeau de cent bœufs et quatre prisonniers. Les bœufs furent réclamés par des villages qui s’étaient rendus ; mais ils n’étaient pas près de les avoir. Quant aux hommes, deux furent immédiatement décapités par ordre d’Ahmadou. Ils étaient de Sansandig. C’étaient des keffirs : c’est tout dire. Le 7 avril, trois cavaliers de Koghé prirent sept femmes près de Sarrau et tuèrent deux hommes. Le soir on les interrogea ; elles confirmèrent le bruit des succès d’El Hadj au Macina et dirent que Mari, le frère d’Ali, était à Holocouna près de Sarrau ; elles affirmèrent qu’il n’avait que peu de monde et que ce village n’avait pas voulu le laisser entrer dans ses murs. Le 8 avril on annonça que les cavaliers de Koghé, au nombre de cent vingt, avaient pris quarante personnes aux environs de Sarrau : on leur avait tué deux chevaux. Enfin, le 9 avril, on battit le tabala à la mosquée, et les griots parcoururent la ville en criant à l’armée de sortir, d’aller à Koghé, que l’armée de Sansandig était sortie et avait traversé le fleuve. En effet, un assez grand nombre de Talibés sortirent. Quant à Samba N’diaye, qui, aux termes des ordres d’El Hadj, ne devait jamais quitter Ségou, il avait depuis quelques jours envoyé un de ses captifs, Diatourou, rejoindre l’armée ; mais il ne croyait pas à cette nouvelle de la sortie de l’armée de Sansandig, et était convaincu qu’Ahmadou disait cela pour faire sortir les Talibés, qui ne se souciaient pas d’aller à l’armée. Comme je plaisantais à ce sujet, il me dit : « Ce n’est pas manque de courage, mais nous sommes fâchés contre Ahmadou ; nous manquons de tout ; il ne donne rien, pas même des fusils. Il y a beaucoup d’hommes qui n’en ont pas, et quand ils vont en demander, Ahmadou, qui en a plus de mille dans ses magasins, répond : Qu’as-tu fait du tien ? — Je l’ai vendu pour manger, pour nourrir ma femme. — Eh bien, vends ta femme, tu achèteras un fusil ! répond Ahmadou. » Or, bien qu’il s’agisse de femmes esclaves, cela blesse ; car chez les noirs il est rare qu’une fois qu’une esclave a eu les faveurs du maître, il la chasse ou la vende si elle ne se conduit pas mal, et depuis le moment où elle devient mère, sa liberté lui est acquise et elle ne peut plus être vendue. Elle peut en revanche être battue, et cela lui arrive. En résumé je reconnus, d’après cette conversation, qu’il y avait un mécontentement assez vif contre Ahmadou, une jalousie contre ses sofas qu’il soigne bien, et surtout contre ses intimes, Mohammed Bobo, Sontoukou, Sidy Abdallah et autres, qu’il comble de cadeaux et qu’on accuse de toutes les fautes qu’il fait. Samba N’diaye me disait : « Si Ahmadou voulait, avec un seul des toulons d’or ramassés dans les magasins de son père, il pourrait faire vivre l’armée pendant dix ans. Au lieu de cela, il nous laisse mourir de faim, et tous les six mois à peu près il fait un présent qui, une fois partagé, donne à chacun six cents cauris au plus et un morceau de sel. Que veux-tu qu’on fasse de cela ? Ce n’est pas ainsi qu’El Hadj agissait, il était très-généreux, et quant à moi, sans ce qu’il m’a donné, je ne sais comment je vivrais. » En effet, Samba N’diaye, qui touchait la ration, comme il dit (c’est-à- dire cent moules de mil par mois et une pierre de sel tous les deux mois), ne se donnait pas la peine d’aller faire sa cour et ne recevait que fort peu de cadeaux d’Ahmadou. 10 avril 1864. Le 10 avril, on apprenait que l’armée n’était pas sortie de Sansandig, mais qu’elle existait toujours ; et comme preuve, quand on la croyait dans l’Est, elle passait dans l’Ouest et allait piller Faracco. Le même jour on exécutait sept prisonniers au marché, et je m’écriais : Si l’armée de Nioro ne nous dégage pas, que devenir ? Tout autour de nous la guerre, et pour nous protéger un pouvoir mal établi. Comme on le voit, il ne pouvait plus être question de partir. 11 avril 1864. Le 11 avril, on apprenait que l’armée de Nioro approchait. 13 avril 1864. Le 13 avril, on expédiait en toute hâte trois cents hommes à Yamina qui avait voulu se révolter. On disait que cette troupe devait envoyer au- devant de l’armée de Nioro pour faire hâter son arrivée. 14 avril 1864. Le 14 avril, on ramenait cent cinquante captives ; la plupart des hommes pris avaient été exécutés. Ces malheureux avaient tous été ramassés aux environs de Sarrau. Sept hommes pris vivants furent tués. On disait qu’un courrier d’El Hadj était en route. 15 avril 1864. Le 15 avril, des prisonniers affirmaient que l’armée d’El Hadj s’était avancée jusqu’auprès de Sarrau, où elle avait brûlé un petit village. L’armée de Koghé avait reçu l’ordre de suspendre ses razzias, et tout le monde disait, même Samba N’diaye, qui jusqu’alors s’était tenu sur une grande réserve, que, dès que l’armée de Nioro arriverait, nous partirions. Ce même jour, je reçus la visite de Diali Mahmady, avec toute sa troupe de griots ; il s’était mis en grande toilette. Diali Mahmady était un griot dans toute l’acception du mot, capable de chanter pour n’importe qui, de faire de la musique sur la grande guitare mandingue pendant toute une journée pour obtenir un cadeau. Combien de fois ne l’avons-nous pas vu aller donner une bamboula (fête et danse nègre) à la porte d’Ahmadou, accompagné de ses sept femmes et de toutes ses griotes ou amies de la maison, et cela pendant six et sept jours de suite, pour obtenir un bambou richement brodé en soie, ou quelque autre chose qu’il convoitait ! Dès mon arrivée, il avait voulu me faire de la musique ; mais Ahmadou, qui avait placé une garde à ma porte pour empêcher qu’on m’importunât, le lui avait défendu. Cette fois il venait me faire une visite. Il portait un bonnet de drap vert de la forme ordinaire des bonnets mandingues, par-dessus lequel il avait enroulé un turban de soie du Levant brochée d’or. Un manteau de soie rouge et jaune, sur un boubou de soie jaune et bleue brochée, complétait ce costume. Il demeura longtemps assis, et voyant que je ne lui faisais pas de cadeau, il finit par me demander un bonnet de velours brodé d’or. J’en avais déjà donné deux à Ahmadou ; je m’empressai de le satisfaire et je le renvoyai content : j’étais sûr qu’il ne me serait pas hostile. Diali Mahmady était, du reste, un homme intelligent, qui avait voyagé sur toute la côte ; il avait été à Sierra Leone, où il avait séjourné. Il comprenait un peu l’anglais, il avait le goût du luxe très-développé, et sa maison en témoignait. Il était libre ; mais c’était le plus riche des griots libres, parce qu’il gagnait beaucoup à donner ses fêtes. Lorsque je quittai Ségou, il me confia vingt-huit gros d’or[150] pour lui envoyer une paire d’épaulettes, un chapeau à claque, un habit d’uniforme, un pantalon et des souliers vernis. C’était une preuve de confiance bien peu commune de la part d’un noir. J’avais reçu le matin même la visite de Sontoukou, qui, quoique griot et esclave, est vraiment le plus grand seigneur de Ségou. Non-seulement sa maison, située près de celle d’Ahmadou, étonne, mais il y a un cachet de propreté et même de luxe dans son habillement, et de douceur dans ses manières, qui surprend de la part d’un noir qui n’a jamais vu de blancs. Il ne demandait jamais de cadeau, mais (pour un griot c’est extraordinaire) il donnait beaucoup et ne venait jamais chez moi sans m’apporter quelques gourous ; quand j’allais le voir, il m’offrait aussi, soit une poule grasse, soit autre chose. Je ne manquais pas, en retour, de lui faire quelques cadeaux d’ambre ou d’argent. En somme, il ne perdait pas au change, mais, je le répète, il n’agissait pas dans des vues intéressées et donnait beaucoup à tout le monde. C’était, du reste, un de mes plus gros acheteurs, et il payait à terme, très-régulièrement pour Ségou. 16 avril 1864. Le 16 avril, on annonçait que l’armée de Nioro approchait, qu’une armée de Dinguiray était en train d’opérer dans le Foula Dougou, et en même temps que les Bambaras venaient d’attaquer, dans le sud de Ségou, deux petits villages de Bambaras soumis, Minianka et Nagassola ; mais on ajoutait que les Talibés, accourus au secours, avaient tué trente-cinq hommes. Le 17, on disait que l’armée de Nioro avait dû passer Damfa, et en même temps que des courriers envoyés par Tidiani, neveu d’El Hadj et chef de son armée, arrivaient de Say. Le lendemain, ces courriers n’étaient plus que des Diawandous qui arrivaient de la frontière du Macina. J’envoyai Samba N’diaye demander à Ahmadou ce qu’il en était ; et en même temps, rappelant que la saison des pluies était venue, je demandais à partir. En effet, les orages et tornades étaient arrivés. [Illustration : Maison du griot Sontoukou, à Ségou-Sikoro.] Samba N’diaye revint avec une troisième version. Ahmadou lui avait répondu que, d’après ses nouvelles, El Hadj serait sorti d’Hamdallahi avec une armée, et qu’il aurait battu l’armée du Macina à Mopti ; les Touaregs Bourdamé seraient venus le trouver en ce lieu pour dire qu’ils cernaient Cheick Ahmed Beckay de Tombouctou, et qu’il pouvait envoyer une armée, qui le prendrait. Alors il aurait envoyé Tidiani avec une armée, accompagné du fils de Galadjo[151]. Ils auraient remporté une victoire, et Cheick Ahmed Beckay serait pris ou mort. El Hadj serait à Conna où il attendrait. Voilà les nouvelles que m’apportait Samba N’diaye ; mais, pour mon départ, rien. Il ajoutait qu’au Macina on avait fait un grand massacre de prisonniers, de Peuhls particulièrement, et que dans une seule journée on en avait exécuté mille. Ici, écrivais-je alors, on est plus modeste ; on ne les tue que par petit nombre, et ce matin encore quatre ont succombé. Je ne prévoyais pas alors à quels massacres j’assisterais. Le même jour, on battait le tabala à la mosquée, et une armée allait en toute hâte secourir Dougassou, qu’on disait attaqué par l’armée de Mari, qui avait abandonné Holocouna et était de l’autre côté du Bakhoy, à Touna. 19 avril 1864. Le 19 au soir, je reprochai à Samba N’diaye, qui me faisait des protestations de dévouement aux blancs, l’apathie qu’il montrait pour nos affaires ; je récapitulai tout ce qui s’était passé, et lui montrant que l’hivernage était arrivé, qu’on pouvait passer sans grand danger dans les broussailles, je demandai au moins à faire partir mes courriers pour Saint-Louis : d’autant plus que l’armée de Nioro étant en route, si ce qu’on m’affirmait était vrai, elle devait laisser un chemin ouvert. Samba N’diaye promit de s’en occuper, et en effet, dès le lendemain, il obtenait d’Ahmadou une promesse de départ pour les courriers et une audience pour le lendemain. Mais le lendemain Ahmadou était occupé sous ses arbres. On apportait des nouvelles de révolte dans le Birgo. On disait Mourgoula pris. Voyant que je ne pouvais lui parler, je lui fis dire par Samba Yoro que s’il voulait seulement me donner un guide j’allais expédier mes courriers moi-même. A mon grand étonnement, il y consentit, et dit que le lendemain il fournirait le guide et le laissez-passer. Je mis alors mes lettres au courant, j’y ajoutai quelques post-scriptum, et, après bien des allées et des venues, le 23 avril au soir mes courriers étaient prêts à partir. Seulement l’un d’eux, Ibrahim, étant malade et surtout effrayé de l’état du pays, avait refusé le service, et je l’avais remplacé par Yssa, l’un de mes hommes. A partir de ce moment Ibrahim, qui non-seulement avait refusé de marcher, mais avait même cherché à détourner de son devoir Seïdou, son compagnon, cessa de compter parmi les miens. Je le chassai et défendis qu’il entrât dans ma maison. Dès que j’eus l’assurance que mes courriers partiraient, je fus content, car j’allais enfin donner de mes nouvelles à ma famille, et quelle que fût l’incertitude qui planait sur l’époque de mon retour, ce seul fait de me permettre d’écrire témoignait une certaine confiance de bon augure. Je résumai ces impressions dans ma lettre au Gouverneur, dont je reproduirai un passage qui mieux que ce que je pourrais ajouter aujourd’hui, montrera quelle était alors ma situation d’esprit. · · · · · · · · · · · · · · · « Il me devient impossible, dans l’état actuel du pays, de rien vous dire relativement à mon retour ; je crois que je serai forcé de passer ici presque toute la saison des pluies. Cette idée m’effraye bien un peu, mais j’y gagnerai de compléter une foule de renseignements et peut- être d’entrer au Macina en qualité d’Européen, ce qu’on n’a jamais pu faire jusqu’ici. « Quoi qu’il en soit, je me hâte de profiter de la permission d’expédier les courriers, de peur qu’une mauvaise nouvelle ne fasse changer d’avis. Quoique la position d’El Hadj ne soit pas aussi belle qu’on voudrait me le faire croire, il dispose encore de forces considérables, et je ne mets pas en doute qu’il n’ait la possibilité de réunir quarante mille fusils[152]. En outre, il a à Ségou-Sikoro un trésor, c’est tout l’or ramassé par les rois bambaras, sur lequel il a fait main basse, et qui, même en faisant la part de l’exagération très-large, dépasserait une valeur de vingt millions[153], sans compter les marchandises et cauris, le sel, etc. En outre, il a à Koundian tout l’or amassé dans les divers pillages du Bambouk. Vous voyez, Monsieur le Gouverneur, qu’il est loin d’être aux abois. « Toutes mes demandes pour aller en avant échouent devant la protection dont on me couvre. « Nous ne voudrions pas qu’il t’arrivât rien, me dit- on ; s’il t’arrivait du mal en route, El Hadj serait bien en colère, » etc., etc. Mais quand je leur dis que l’inaction me rend malade, eux qui ne conçoivent pas de plus grand bonheur que de ne rien faire, ne répondent rien et se mettent à rire. En somme, personne de nous n’est sérieusement malade[154]. Il est impossible de se dissimuler l’affaiblissement que nous ressentons, qui est l’effet de plusieurs indispositions et d’une trop grande fatigue jointe à de grandes privations. Il y a quatre mois aujourd’hui que nous sommes privés de lit, de pain et de vin ! « Une chose que j’oubliais de vous dire, c’est que je crains fortement que nous ne soyons à tout jamais retenus ici, si le bruit venait à se répandre que l’on construit un fort à Bafoulabé. Plusieurs fois on m’en a parlé avec inquiétude, et cependant je suis très-convaincu qu’El Hadj, quand je l’aurai vu, n’y fera pas d’opposition, tandis qu’actuellement vous auriez certainement l’armée de Koundian et celle de Kouniakary contre vos projets. » · · · · · · · · · · · · · · · 24 avril 1864. Le 24 au matin le vieux Tierno-Abdoul, qui avait été, comme chef des Peuhls, chargé de nous fournir le guide de nos courriers, termina enfin cette grande affaire, et, vers midi, mes hommes étaient en route. Je pouvais à peine le croire, tant j’étais habitué à la lenteur des noirs pour les moindres choses ; il me semblait que cette affaire avait marché avec une rapidité effrayante. Dès que Seïdou et Yssa furent en chemin, chacun se vanta de m’avoir aidé, mais en somme, avec Samba N’diaye, il n’y avait eu que Tierno- Abdoul dans cette affaire, ainsi que quelques vieux Toucouleurs, entre autres Alpha Ahmadou, cousin germain d’El Hadj par sa mère, qui demeurait dans notre voisinage. Il était, bien entendu, désigné sous le nom de frère d’El Hadj, et Ahmadou l’appelait son père ; c’est à la mode des noirs, qui ne connaissent que fort peu de degrés de parenté. Voici comment on les désigne en Peuhl : Père, _ba_ ; mère, _né_ ; frère aîné, _maono_ ; frère cadet, _minié_ ; sœur du père, _gourgoul_ ; grand-père, _mama_ ; frère de la mère _kaw_. En dehors de ces parents (_legniol_, tous les parents) les cousins et oncles se désignent sous le nom de grand frère, petit frère, petit père, etc. Cet Alpha Ahmadou ne jouissait pas d’un grand crédit auprès d’Ahmadou, vis-à-vis duquel il ne se gênait pas beaucoup pour exprimer son opinion, avec cette indépendance de caractère qui est le propre des Toucouleurs dans les relations de famille ; mais ses avis, s’ils n’étaient presque jamais écoutés, étaient souvent désagréables, et alors Ahmadou s’en vengeait à sa manière habituelle. Il faisait la sourde oreille, quand son vieux cousin venait lui demander un captif ou une _bafal_[155] de sel pour nourrir sa maison. Le vieux était du reste assez mendiant, j’en ai eu souvent la preuve, et il m’a fallu quelquefois répondre par des refus à ses demandes un peu trop indiscrètes. Néanmoins nous étions bien ensemble. [Décoration] [Note 150 : Le gros vaut environ 12 fr. 50 c.] [Note 151 : Galadjo, chef du Macina avant la conquête de Mohammed Amat Labbo.] [Note 152 : Je le croyais alors ; mais mon opinion à cet égard a été complétement changée depuis.] [Note 153 : C’est encore aujourd’hui, suivant moi, une estimation très- restreinte.] [Note 154 : Le docteur Quintin relevait de maladie.] [Note 155 : Pierre de sel de Tichit, décrite plus haut.] CHAPITRE XXI. L’hivernage arrive. — Samba N’diaye est malade et a peur. — Je suis malade du foie. — Les exécutions et le champ des exécutés. — Les morts et les enterrements à Ségou. — Nouvelle tentative infructueuse pour aller au Macina. — L’hospitalité d’Ahmadou se ralentit. — Les nouvelles s’améliorent à l’approche de la Tabaski. — Tierno-Abdoul, ses confidences et ses mensonges. — L’armée se rassemble. — Exécutions nombreuses. — Expédition de Fogni. — Visite d’Aguibou. — Première visite de Sidy Abdallah. — Fête de la Tabaski. — Exécution de trente-sept prisonniers et de deux enfants. — Arrivée de l’armée attendue de Nioro. — Nous recevons une lettre du commandant de Bakel et des instructions nouvelles du Gouverneur. Cependant l’hivernage était arrivé, le temps était gris, la température, quoique ne dépassant pas 38 degrés, était écrasante — et nombre de noirs eux-mêmes ressentaient l’influence de la saison. Samba N’diaye, notre hôte, fut pris de maux de ventre et j’eus l’occasion de voir combien sa religion, dont cependant en temps ordinaire il était un sectaire fanatique, et qui, en raison de ses doctrines, eût dû lui fournir de grandes consolations, lui donnait peu de courage. Il se croyait mort, et même après avoir été guéri, il se regardait encore comme malade. Moi, je me sentais attaqué du foie, j’avais par moments une vive oppression, des douleurs lancinantes dans le côté droit ; c’était, à n’en pas douter, une reprise d’hépatite ; heureusement elle fut légère et quelques purges de calomel[156] me soulagèrent promptement. — Je repris le plus tôt possible mes promenades à cheval. Dans l’une d’elles, revenant vers le marché, je traversai le champ des exécutions. C’était la première fois. Dans un rayon de cinquante mètres, situé à moins de cent pas des boucheries du marché, où j’apercevais des bœufs vivants, gisaient plus de cinquante squelettes incomplets, étendus sur le sol, blanchis par le soleil. Plus de deux cents crânes éparpillés, avec des masses d’ossements et les cadavres des gens tués tous les jours précédents étaient à demi-rongés par les hyènes la nuit, et le jour par les vautours et les corbeaux, qui, à mon approche, s’élevèrent de dessus ce festin dégoûtant. A ce moment ce coup d’œil me révoltait, je n’y étais pas fait, mais c’est l’usage dans tous les pays musulmans du Soudan de ne pas enterrer les corps des ennemis tués, soit à la guerre, soit en leur qualité de prisonniers. Quant aux morts de maladies, les Talibés enterrent les leurs, selon les rites musulmans, dans des fosses étroites, où le corps, placé sur le côté et enseveli, est tourné vers l’Est ; mais, faute de creuser suffisamment ces sortes de fosses, les hyènes, lorsque les cadavres manquent au champ des suppliciés, viennent les déterrer et les enlever. On peut le remarquer en passant dans le cimetière placé sous les murs de la ville, à Ségou-Sikoro, entre les deux portes du marché. Quant à ce qui est des keffirs esclaves chez les Talibés, on les traîne simplement dans la plaine ou au bord du fleuve, et tout est dit. Quelquefois les Bambaras, esclaves de Bambaras, sont enterrés par leurs maîtres, mais alors c’est le plus simplement du monde. Rien n’indique leur sépulture, et il peut arriver de passer dessus sans s’en apercevoir. Nulle part dans mon voyage je n’ai rien vu qui ressemblât à un cimetière. Dans quelques villages de Soninkés musulmans, j’ai remarqué au milieu du village des tombes sur lesquelles on avait fait un tas de sable et placé d’énormes pierres debout ; mais à l’exception de ces tombeaux, de marabouts pour la plupart, je suis porté à croire que c’est dans leur maison même que les Bambaras enterrent leurs parents. 29 avril 1864. Le 29, je profitai d’un moment où Samba N’diaye allait prévenir Ahmadou que le dernier bœuf qu’il m’avait donné était mangé, et je le chargeai de faire une nouvelle démarche pour obtenir qu’on me laissât partir pour le Macina, non avec une armée, mais incognito avec deux ou trois de mes hommes. Ahmadou donna l’ordre de délivrer un bœuf vivant aux laptots, mais il rejeta ma seconde demande. J’en fus d’autant plus fâché que les nouvelles n’arrivaient plus. On n’entendait rien d’aucun côté. Même en ce qui touchait l’armée de Nioro, qui, depuis le temps qu’on en parlait, eût dû être arrivée, tout était muet. L’hospitalité d’Ahmadou, si large au début, se ralentissait. Les bœufs qu’il me fournissait et que les laptots découpaient en lanières de viande qu’ils faisaient sécher au soleil pour leur nourriture, n’arrivaient plus régulièrement, et souvent pendant deux jours, trois jours même, j’étais obligé de pourvoir à la nourriture de tous mes hommes dans l’intervalle qui séparait deux envois. Sans refuser tout à fait, Ahmadou se faisait tirer l’oreille lorsque, d’après ses ordres, Samba N’diaye allait l’avertir que nos provisions étaient épuisées. Aussi, je le répète, je fus quelques jours sous l’empire d’un accablement moral — auquel venait se joindre la fatigue écrasante d’une température qui atteignait 40 degrés. Je passais toute la journée sur mon tara[157], épuisé, haletant, ne me dérangeant que pour vendre de temps en temps quelque morceau d’ambre ou de corail aux acheteuses qui venaient nous trouver. — Le temps d’ailleurs se soutenait beau en dépit de nuages. On se hâtait dans tous les coins de la ville de passer de nouvelles couches de pisé sur les terrasses, car il était évident que l’hivernage approchait. Mai 1864. Le 7 mai les nouvelles recommencèrent à arriver avec l’approche de la fête de la Tabaski[158] : Samba N’diaye se nourrissait de l’espoir de voir subitement arriver El Hadj pour célébrer cette fête, qui est, on le sait, une grande fête chez les musulmans. Mais sur quoi se fondait cet espoir ? Nous l’apprîmes le soir même. On disait qu’un ancien captif d’Ahmadi Ahmadou[159] était arrivé à Sansandig, et avait raconté que Tidiani avait pris à Tombouctou Cheick Ahmed Beckay, Balobo et deux autres chefs. Il les avait ramenés à El Hadj, à Konna ; et celui-ci, après être rentré à Hamdallahi, avait envoyé Alpha Oumar et Amat Tamsir son fils (neveu), chacun avec une armée, l’un à Jenné, l’autre à Faraméqué (Ferma-gha). On ajoutait qu’un homme du Macina, qui était à Sansandig, était parti à cette nouvelle pour s’en assurer et avait trouvé son village détruit. Alors les chefs de Sansandig, disait-on, avaient fait un palabre et l’un d’eux avait proposé de venir se rendre à Ahmadou en ramenant tous les captifs qu’on lui avait pris. — On prétendait que, cette fois, Boubou Cissey avait accepté et que l’envoyé de Sansandig était à Koghé. On ajoutait que tous les gens du Macina réfugiés à Sansandig en étaient partis à cette décision. Cette nouvelle était évidemment fausse et je commençais à être exaspéré, à ne plus croire à rien et à vouloir obtenir une solution coûte que coûte, quand nous fûmes arrêtés dans ce projet par une série de mensonges si bien préparés que je ne crois pas que l’individu le plus fin ne s’y fût, comme nous, laissé prendre. Le docteur Quintin soignait depuis quelque temps le vieux Tierno-Abdoul, qu’on appelle aussi Abdoul Ségou, à cause de son long séjour dans ce pays et pour le distinguer d’un autre Tierno-Abdoul, Torodo de distinction, avec lequel nous aurons l’occasion de faire connaissance. Ce vieux chef qui, en sa qualité de chef des Pouhls, était nécessairement au courant de ce qui se passait, puisque pour tout départ de colonne ou de courriers, c’est lui qui est chargé de fournir des guides[160], confia de lui-même au docteur que nous allions partir pour le Macina après la Tabaski, que dans ce moment Ahmadou s’occupait beaucoup de nous. Le 8 mai, il ajoutait qu’un courrier d’Hamdallahi était arrivé dans la nuit et qu’on en attendait un autre, et il disait au docteur de revenir le lendemain matin, qu’il saurait alors les nouvelles arrivées par ces courriers. Il recommandait le plus grand secret, disant que c’était par suite de son amitié pour les blancs qu’il nous confiait cela : qu’Ahmadou était un enfant qui ne connaissait pas nos usages, mais que lui était là, et que nous pouvions avoir confiance en lui ; que pour Samba N’diaye[161] notre hôte, ce n’était pas un bon homme et qu’il ne ferait rien pour nous servir, parce qu’il était de son intérêt que nous restassions chez lui : en effet, il avait des profits considérables sur les vivres qu’Ahmadou nous envoyait, surtout sur les bœufs et moutons que nous abattions, sans compter les cadeaux que je lui faisais de temps à autre. 9 mai 1864. Le 9 mai, le vieux Tierno reprenait ses confidences. Suivant lui l’armée de Koghé était partie la nuit pour opérer sa jonction avec l’armée de Tidiani[162] à Sansandig. Ahmadou voulait, disait Tierno, attaquer les rebelles, mais El Hadj n’avait pas voulu et déjà il était mécontent qu’on eût été deux fois attaquer ce village, et il avait envoyé avec Tidiani le frère de Boubou Cissey (qu’il avait emmené au Macina), afin de tâcher d’arranger les affaires à l’amiable. El Hadj, d’après Abdoul, savait notre arrivée[163], mais il croyait que nous étions quatre. Il avait demandé si nous étions des blancs de France ou des blancs de Saint-Louis (mulâtres). Il avait aussi entendu parler de notre canot, resté comme on le sait à Bafoulabé. Le docteur demanda alors au vieux noir pourquoi on ne nous avait pas envoyés avec l’armée, et il lui répondit avec un calme imperturbable, que l’ordre était arrivé trop tard, puis il se leva en disant qu’il allait voir Ahmadou à ce sujet. D’après Abdoul l’armée de Koghé avait fait un tour pour traverser le fleuve au-dessus de Ségou-Sikoro à un gué, et il ajoutait que maintenant nous n’aurions plus besoin d’attendre l’arrivée de Nioro. Le même soir, Samba N’diaye nous annonçait, et c’était vrai, que l’armée de Koghé avait campé à Cochonna, que l’armée de Ségou se rassemblait à Soninkoura, où Ahmadou avait passé toute la journée, et qu’on faisait le plus grand mystère de sa destination. Il y avait bien eu un mouvement fait par l’armée de Koghé, mais ce n’était qu’une bande de cavaliers qui avaient traversé le fleuve à Sama Bambara, avaient fait des prisonniers, et on venait de les exécuter au nombre de dix-huit. Déjà la veille on en avait tué plusieurs. 11, 12 et 13 mai 1864. Le 11 mai, on battait le tabala et l’armée se rassemblait. Le 12 mai cela continuait encore. Enfin le 13, à deux heures, l’armée partait et personne ne savait où elle allait, ou du moins ceux qui le savaient ne le disaient pas ; mais nous, tout entiers sous l’inspiration de Tierno- Abdoul, nous pensions qu’on allait attaquer Sansandig. Le soir, cependant, Ahmadou appelait les chefs et demandait cent hommes de bonne volonté pour aller défendre Koghé pendant cette expédition, disant qu’il craignait Sansandig. Cela paraissait incompatible avec ce que nous croyions savoir ; aussi nous supposâmes que c’était une ruse pour cacher la direction de l’armée. 14 mai 1864. Le 14 mai au soir, on eut enfin des nouvelles de l’armée, et le 15 on nous faisait le récit de ses exploits. Elle était allée à Fogni et l’avait détruit après un combat meurtrier. Voilà ce qu’on nous raconta. Il y avait quelques jours qu’un marabout venant de Yamina était allé à Fogni changer de piroguiers, comme nous l’avions fait nous-mêmes en venant à Ségou. Il attendait, quand des Bambaras révoltés, qui se trouvaient dans le village, s’emparèrent de lui et lui coupèrent le cou. Depuis lors, le village était révolté. Pendant que l’armée de Ségou s’y rendait, forte de douze à quinze mille hommes, les contingents de Yamina (les Sofas) arrivaient de leur côté les premiers en présence du village, qui fit sortir son armée des quatre tatas composant l’ensemble de Fogni[164]. Mais quand ils virent arriver l’armée de Ségou, commandée par Tierno Alassane, les révoltés se dépêchèrent de rentrer. L’assaut fut donné aussitôt et le village emporté. Ceux qui tentèrent de s’échapper à la nage furent presque tous tués dans l’eau ou se noyèrent ; Tierno Alassane, prévenu, alors qu’il était déjà maître du village, qu’une bande de cavaliers et de fantassins bambaras traversait le fleuve pour venir au secours des défenseurs, envoya ses cavaliers pour les cerner. Malheureusement ceux-ci se pressèrent trop d’attaquer, avant que les Bambaras ne fussent en présence du gros de l’armée. Les Bambaras se débandèrent, on les poursuivit, mais quelques-uns purent échapper. La plupart se jetèrent dans le fleuve pour le traverser ; ils tombèrent dans un endroit profond, où beaucoup se noyèrent, blessés par les balles des Talibés qui les tiraient comme à la cible. Ainsi Tierno-Abdoul nous avait joués : cependant il soutenait au docteur que tout ce qu’il avait dit était vrai, mais que cette expédition avait été nécessaire et qu’Ahmadou avait dû la faire avant d’aller à Sansandig, afin de donner du courage à l’armée intimidée par ses deux derniers échecs. En réalité, Ahmadou, ainsi que je le sus plus tard, venait de jouer là une partie considérable. Fogni révolté pouvait lui couper ses communications par eau avec Yamina, c’est-à-dire lui ôter l’espérance de recevoir des renforts de Nioro. Du reste, Souqué, le chef bambara, que nous avons vu à Sansandig lors de la dernière expédition et qui venait de périr à Fogni, était doublement dangereux, d’abord à cause de ses forces, mais aussi parce qu’il annonçait la mort d’El Hadj, dont il promenait, prétendait-il, un bras. Il n’en avait pas fallu davantage dans un pays disposé à la révolte pour lui attirer promptement de nombreux auxiliaires. Il pillait d’ailleurs impitoyablement tous ceux qui ne se révoltaient pas. Aussi les habitants de quatorze villages étaient-ils renfermés dans Fogni, et on peut prévoir ce que fût devenue la situation si on n’y eût pas remporté la victoire. Le lendemain 16 mai, Ahmadou sortait à cheval en grande pompe avec les princes, les griots et tous les chefs, précédé du tabala, pour aller au- devant de l’armée victorieuse qui rentrait un peu à la débandade, chacun ramenant ses captifs. Les chefs arrivaient par groupes, entourés de leurs esclaves ; deux compagnies seulement étaient en ordre et avançaient méthodiquement, avec la musique en tête, précédée de quelques cavaliers faisant de la fantasia : c’était la compagnie de Tierno Alassane, le chef de l’armée, et celle des griots. Dès que ces compagnies eurent rejoint Ahmadou, qui eut à donner autant de poignées de main qu’il y avait d’hommes dans l’armée, chacun rentra chez lui. Aussitôt on entendit les pleurs redoubler dans les cases : c’étaient les veuves et les parents des victimes qui témoignaient de leur peine par des sanglots et des cris lamentables. Il est difficile de savoir au juste ce que coûtait à Ahmadou cette expédition, mais dans la compagnie de Nioro on comptait huit tués, cinq chevaux tués et trente hommes blessés. Ce même soir, on faisait courir une nouvelle qui ranima notre espoir : on disait que l’armée n’était rentrée que pour la Tabaski et qu’elle allait repartir tout de suite ; aussi, en écrivant cette bonne nouvelle, je disais : Sera-ce enfin pour Sansandig ? Pendant ces quelques jours, j’avais fait la connaissance assez intime d’Aguibou, le frère d’Ahmadou ; il était venu me voir plusieurs fois et passer d’assez longues heures près de moi. La curiosité entrait pour beaucoup dans ses visites, car après avoir vu lui-même, il tenait à faire voir aux jeunes Talibés qui formaient sa suite habituelle, sorte de parasites qui, tout en faisant près de lui le métier de domestiques, de commissionnaires, lui racontent, en le massant, toutes les nouvelles fausses ou vraies et souvent dénaturées qui circulent dans la ville, lui extorquent tout ce qu’il a et vivent à ses dépens. Mais c’est la mode chez les princes africains, et celui qui vit autrement est mal vu et taxé d’avarice. De plus, j’avais eu une visite importante, celle de Sidy Abdallah, le maure de Tichit, qui jusqu’alors avait dédaigné de venir nous voir, ce dont il s’était excusé en entrant. J’avais pu me convaincre de son intelligence en lui montrant mes cartes, dont il avait compris aussitôt l’usage. Je l’avais interrogé sur la route de Nioro à Tichit, qu’il me dit être barrée par les Ouled Mbariks et Ouled Naceurs. 17 mai 1864. Le 17 mai était la fête de la Tabaski ; ce fut, comme cérémonie, la répétition de la fête du Cauri. Le palabre fut court. Après avoir vu égorger le mouton par Tierno Alassane, Ahmadou demanda une armée, qui lui fut promise, mais avec peu d’empressement, comme cela arrive chaque fois qu’il y a du butin en provision. Pendant le palabre deux hommes vinrent d’un village du bord du fleuve dire que les Bambaras se montraient de l’autre côté ; on fit partir sur-le-champ trente-cinq cavaliers. La fête fut terminée par l’exécution de trente-sept Bambaras pris à Fogni ; on les avait interrogés longuement : la plupart avaient été à Sansandig et en étaient venus avec l’armée de Souqué. Un peu plus tard, on exécuta deux jeunes enfants de quinze à seize ans, et le soir les cavaliers expédiés pendant le palabre rentrèrent et dirent que les Bambaras avaient attaqué un petit village soumis, auquel ils avaient pris deux femmes et tué deux hommes. 18 mai 1864. Le 18, la fête dura pour la ville ; les griots et griotes, cordonniers et forgerons réunis en bandes, allaient de case en case demander leur fête. Les femmes dansaient dans les cases et emportaient toujours quelques cauris. Ces danses chez quelques-unes avaient un caractère tout spécial que je n’avais jamais vu au Sénégal. C’étaient des griotes Soninkés, et pendant qu’elles battaient des mains, une esclave de la maison se mettait à danser un pas violent. Elle sautait d’un pied sur l’autre, alternativement, en avant et en arrière, projetant ses deux bras avec violence en sens inverse du mouvement des jambes. Ainsi, quand elle faisait un pas en avant, ses deux bras lancés impétueusement en arrière, venaient, par une espèce de dislocation, se rejoindre ; et, si elle ressautait en arrière, ses mains venaient se frapper devant elle ; pendant ce temps, grâce à une souplesse de cou incroyable, la tête se balançait avec une force telle que, comme dans les danses des Khassonkés, son casque de cheveux allait lui frapper le dos. Après cette danse, une vieille griote, ayant son enfant attaché dans un pagne sur le dos, comme toutes les négresses, dansa un pas, peut-être un peu moins violent, mais rendu plus cynique par les gestes dont elle l’accompagnait. Le soir de ce jour on annonçait l’arrivée de l’armée de Nioro si impatiemment attendue ; on la disait forte de seize mille hommes, qu’on décomposait ainsi : mille Khassonkés, deux mille maures Sidy Mahmoud, trois mille Talibés des bords du Sénégal et dix mille Bambaras, Djawaras, Peulhs, etc. Bien que nous fussions assez habitués aux exagérations des noirs, nous espérions que nous allions voir une force respectable ; aussi fûmes-nous bien détrompés quand le lendemain, Ahmadou étant sorti avec tous ses frères, les chefs, les sofas et une partie des Talibés, pour recevoir cette armée, qui, comme on le voit, arrivait rapidement, nous vîmes arriver non pas seize mille hommes, mais peut-être seize cents, et encore dans le nombre y avait-il des sofas de la garnison de Yamina qu’on avait rappelés. Cette armée était conduite par un cousin d’Ahmadou nommé Seïdou Dalia Touré. J’étais monté sur nos mules pour aller assister à la fantasia habituelle et indispensable en pareille occasion ; j’y rencontrai Samba N’diaye, qui me dit : « Je viens de voir un homme qui a une lettre du gouverneur ; cette lettre a été portée à Nioro par des gens des environs de Bakel. L’homme qui la porte va la remettre à Ahmadou. » Cette nouvelle m’étonnait beaucoup ; que signifiait cette lettre du gouverneur ? Mon esprit se mit à travailler. Je me persuadai qu’il n’avait pas reçu mes lettres de Koundian et, qu’inquiet de mon sort, il écrivait à Ahmadou. Je craignais que cela ne compliquât ma situation et que surtout, si la lettre était menaçante, cela ne me fit retenir indéfiniment. Cependant il était tard et d’ailleurs cette lettre était pour Ahmadou. Il me fallut attendre au milieu de mes inquiétudes, augmentées par le tabala de guerre qu’on battait à coups redoublés pour faire sortir l’armée, pendant que les griots parcouraient la ville et ses faubourgs, en criant d’aller à Koghé. A quatre heures du matin le tabala cessa ; on disait que les Bambaras menaçaient Koghé, mais personne n’y croyait. 20 mai 1864. Avec le jour j’envoyai Samba N’diaye à la recherche du porteur de la lettre ; il revint vers dix heures, me disant qu’il l’avait vu, qu’il y avait tout un paquet. Alors mes craintes furent calmées, ces lettres étaient pour moi sans doute, et j’allais recevoir des nouvelles de ma famille. L’impatience me gagna, je ne pouvais plus tenir en repos. On me disait qu’Ahmadou était en palabre avec Oulibo et que le courrier ne voulait pas remettre les lettres à d’autres qu’à lui. Mais je ne pouvais rester ainsi ; nous passions, le docteur et moi, de la plus extrême confiance aux plus graves appréhensions ; trois fois, je renvoyai Samba N’diaye, et enfin, à cinq heures du soir, vingt quatre heures après l’arrivée du courrier il m’amena celui-ci qui me remit une lettre, la seule qu’il eût. Elle était du commandant de Bakel, le capitaine Faliu, qui m’envoyait une copie d’instructions du gouverneur. Je reproduis ces deux documents. LE COMMANDANT DE BAKEL A M. MAGE. « Mon cher Mage[165], « J’adresse cette copie d’une lettre du gouverneur, au chef de Koniakary pour qu’il vous la fasse parvenir : deux copies de cette lettre ont été, par mes soins, envoyées au commandant de Médine, qui vous les adressera par deux voies différentes. « L’original, qui se trouve entre mes mains, vous parviendra par un courrier que je vous expédie directement. « Le gouverneur recommande ces précautions, afin que vous ayez connaissance le plus tôt possible de ses vues pour étendre nos relations commerciales vers le Niger. « Bonne santé à vous et à M. Quintin, bonne réussite et prompt retour. « Tout à vous, « FALIU. « Notre pauvre docteur Lequerré vient de mourir. » A cette lettre était jointe celle-ci : « Mon cher capitaine, « Je viens de recevoir votre lettre, datée de Koundian le 6 janvier, m’annonçant que le surlendemain vous deviez partir pour Bamakou. J’ai lu avec le plus grand intérêt tous les renseignements que vous m’avez envoyés jusqu’à présent ; nous les conservons avec soin et ne publions de vous que des nouvelles tout à fait sommaires. On s’occupe beaucoup en France de votre voyage. J’ai été heureux d’apprendre que vous et M. Quintin jouissiez d’une bonne santé. Le succès de votre mission me semble comme à vous presque assuré aujourd’hui. Je vous envoie des lettres de Mme Mage, qui se porte très-bien. « L’occupation sérieuse par El Hadj de Koniakary et de Koundian[166] m’a donné à réfléchir. « Nous établir à Bafoulabé, comme si c’était chez nous, n’avancerait guère la question commerciale ; cela ne ferait que reculer notre frontière de quarante lieues, sans nous ouvrir une voie commerciale vers le Niger. « La rive droite du Bafing étant à El Hadj d’après nos conventions, admettons que Bafoulabé est sur son terrain et établissons-nous-y aux mêmes conditions qui pourraient être ensuite admises pour nos deux ou trois autres établissements et ensuite pour Bamakou. « Je suppose que tous ces points dépendent du royaume de Ségou ; c’est donc au roi du Ségou que nous aurions affaire directement. Tâchez de bien disposer pour nous le fils d’El Hadj, qu’on dit capable. « A quelles conditions se feraient ces établissements, que nous appellerions comptoirs français dans l’empire d’El Hadj Omar ? Voilà ce que vous aurez à débattre. « 1o Je suppose qu’on nous délimite un terrain assez vaste pour faire une enceinte fermée (sans canons s’il le faut), qui renfermerait le personnel du poste, les traitants et leurs magasins, et en outre, en dehors de l’enceinte fermée, des jardins ou lougans. A Bafoulabé il nous faudrait toute la Pointe, dix hectares au moins, puisque le terrain est inoccupé. 2o El-Hadj nous louerait à perpétuité. 3o Le pavillon français flotterait sur nos comptoirs, mais seulement, comme signe de nationalité et de protection, comme El Hadj a pu voir flotter tous les pavillons européens sur les consulats au Caire et même à Djedda. « 4o Nous payerions un loyer annuel pour le terrain, soit mille francs par an et par comptoir. « 5o Personne n’aurait le droit d’entrer sans notre permission dans nos comptoirs. « 6o Les contestations entre un sujet français des comptoirs et un sujet d’El Hadj demeurant au dehors seraient réglées contradictoirement par le chef du comptoir et le chef territorial du lieu. « 7o Les marchandises que nous enverrions à nos comptoirs payeraient, à leur entrée dans le comptoir où elles doivent être mises en vente, cinq pour cent au percepteur préposé sur place par El Hadj ou par le roi. « 8o El Hadj percevrait, en outre, s’il le voulait, cinq pour cent de la part de ses sujets, ou bien sur les produits qu’ils apporteraient. Cela ferait donc en tout la dîme qu’il perçoit, dit-on, aujourd’hui sur les caravanes. « Nous ne pourrions pas supporter seuls le droit de dix pour cent d’entrée sur nos marchandises sans savoir même si elles seraient vendues ensuite. « 9o La plus entière sécurité serait assurée à nos caravanes de marchandises et de produits. « Voilà les bases qui me paraissent acceptables. « Si le pouvoir d’El Hadj était renversé dans le Macina et lui-même tué, comme on le croit ici, vous pourriez entamer cependant les mêmes négociations avec le roi de Ségou ou autre chef partiel, dans le cas d’un démembrement complet. « Agréez, mon cher capitaine, ainsi que M. Quintin, l’assurance de mes sentiments les plus affectueux. « _Le gouverneur du Sénégal_, « _Signé_ : FAIDHERBE. » Il est facile de se rendre compte des impressions que nous causèrent ces deux lettres. Au lieu des lettres que le gouverneur nous annonçait, qui nous eussent apporté des nouvelles si impatiemment attendues depuis le mois d’octobre, je ne recevais qu’une lettre insignifiante d’un camarade qui, n’espérant peut-être pas me la faire parvenir, ne m’écrivait que quelques lignes et qui m’annonçait la mort d’un collègue de Quintin, d’un de ses amis même. Ainsi, pendant que nous, exposés à toutes les rigueurs du climat africain, manquant de tout, même des choses les plus habituelles à un Européen (le pain et le vin), nous nous soutenions en bonne santé ou du moins encore robustes, un de nos camarades, entouré de tout le bien-être de la vie des postes, d’un confortable relatif, avait succombé à la fièvre. N’y avait-il pas là quelque chose d’extraordinaire, de fatal ou de providentiel, une protection miraculeuse ou divine qui nous accompagnait et n’a cessé à travers toutes nos épreuves de nous soutenir et de nous donner la force de les traverser ? Après le dépit de ne pas recevoir d’autres lettres, tempéré chez moi par l’espérance de santé que contenait, relativement à ma femme, la lettre du gouverneur, ce furent ces pensées qui nous assaillirent. Puis après, je me livrai avec soin à l’étude de ces nouvelles instructions. Elles facilitaient ma mission, en ce sens qu’elles accordaient à El Hadj un terrain (la pointe de Bafoulabé) que nous lui avions contesté jusque là, bien qu’il l’occupât, sinon de fait, au moins moralement, par suite de la proximité de sa forteresse de Koundian ; mais elles me créaient une difficulté dont j’appréciai de suite la valeur, en me fixant un tarif de droits d’entrée contraires aux usages du pays, qui sont de toucher un dixième, comme droits réguliers, sur toute espèce de produits importés par caravane. Les instructions données à mon départ de Saint-Louis, que j’ai rapportées au commencement de cette relation, laissaient un champ plus large aux stipulations du traité. Elles s’exprimaient ainsi : « Si considérables que fussent les droits qu’il (El Hadj) percevrait sur son territoire.... » Et aujourd’hui je me trouvais limité à un droit d’entrée de cinq pour cent. Cela était tout différent, et je ne voyais guère de chance de le faire accepter. [Décoration] [Note 156 : Le calomel, administré à doses convenables, est efficace dans la plupart des maladies des pays chauds, notamment dans l’hépatite et la dyssenterie, et contre les suites des fièvres bilieuses.] [Note 157 : Lit fait de bâtons croisés recouverts d’une natte.] [Note 158 : Fête des moutons. Après le Salam d’usage, on égorge un mouton, et quiconque a le moyen en tue un chez lui.] [Note 159 : Ahmadi Ahmadou, le roi du Macina, tué par El Hadj.] [Note 160 : Les guides sont presque toujours des Pouhls, qui, en raison de leur existence nomade au milieu des troupeaux, connaissent le pays mieux que personne.] [Note 161 : En le calomniant, Tierno-Abdoul voulait sans doute nous mettre en défiance et nous empêcher de lui communiquer ses confidences.] [Note 162 : Neveu d’El Hadj, chef d’armée, disait-on.] [Note 163 : Cela répondait à une question que je faisais souvent : « El Hadj sait-il que nous sommes ici ? »] [Note 164 : Ces quatre tatas sont situés à quelques mètres les uns des autres.] [Note 165 : J’étais lié depuis plusieurs années avec le capitaine Faliu.] [Note 166 : On ne soupçonnait pas avant mon voyage l’occupation de Koundian.] CHAPITRE XXII. Je vais voir Ahmadou. — Notre départ devient de plus en plus problématique. — Tentative près d’Ahmadou par l’intermédiaire d’Alpha Ahmadou, son cousin. — Insuccès. — Partage des prises de Fogni. — Bases du partage. — Nouveaux mensonges de Tierno-Abdoul. — On désarme le pays. — Bamabougou est attaqué par l’armée de Mari. — Scène entre Diali Mahmady et Alpha Ahmadou. — Les coups de corde de la justice musulmane. — L’éducation musulmane chez les nègres. 20 mai 1864. Néanmoins, ne prenant ces propositions que pour ce qu’elles devaient être et étaient en effet, un désir _dont il fallait se rapprocher le plus possible_, je n’hésitai pas à aller voir Ahmadou pour lui faire _proprio motu_ les compliments du gouverneur, qui ne gâtaient rien à la chose, et lui dire qu’en réponse à mes lettres de Koundian, dans lesquelles j’avais fait savoir la bonne réception qui m’y avait été faite, le gouverneur améliorait encore les propositions que j’étais chargé de lui soumettre ; qu’il me disait de rentrer avant la saison des pluies, mais que puisque l’armée de Nioro était arrivée, j’allais sans doute partir pour le Macina, et que je demandais à partir le plus tôt possible. J’avais, en effet, toujours considéré l’arrivée de l’armée de Nioro comme notre port de salut, relativement à notre départ. Samba N’diaye m’avait affirmé de la manière la plus péremptoire que, dès qu’elle serait là, nous partirions, et comme j’avais hésité à le croire, il m’avait dit qu’il ne pouvait me citer celui de qui il le tenait, mais qu’il n’en doutait pas et ne pouvait en douter. La veille encore il me l’avait répété à peu près dans ces termes : « Eh bien, tu dois être content, voilà l’armée de Nioro, tu vas partir. » Aussi je disais cela avec confiance, mais je n’obtins pas de réponse, et en sortant de l’audience j’appris qu’Ahmadou, en m’entendant lui dire que l’on m’avait affirmé que l’armée de Nioro arrivée je partirais, avait demandé très-bas à Samba N’diaye : Qui lui a dit cela ? — Moi, dit Samba. — Pourquoi te mêles-tu de mes affaires ? avait répondu Ahmadou. — Parce que Bo (Oulibo) me l’a dit, avait répondu Samba N’diaye. Et ce petit entretien avait échappé pendant que je terminais ce que je lui disais. Ensuite Ahmadou avait paru embarrassé, ses réponses avaient été pleines de réticences et il m’avait congédié, sous prétexte que l’heure du salam était arrivée (le salam du soir se fait entre cinq et six heures). Le soir je reçus la visite du Peuhl qui avait conduit Seïdou et Yssa jusqu’à Damfa, où il les avait laissés. En route, ils avaient rencontré un parti de Bambaras au nombre de quinze. En voyant les marques du passage des chevaux tout le monde avait voulu, disait le guide, se jeter dans les broussailles ; mais Yssa s’y était refusé, et, après avoir préparé ses cartouches, il s’était assis au pied d’un arbre, en disant : « Si vous vous cachez, moi, j’attendrai là. » Alors ils étaient revenus et avaient continué leur route sans être inquiétés. Tout le monde admirait ; mais ce qui m’importait le plus c’est que mes envoyés étaient en route, et je calculais déjà le moment où des nouvelles certaines de notre situation viendraient rassurer le gouverneur et nos familles. Quant à cette jolie histoire d’Yssa, j’appris plus tard qu’elle n’était vraie qu’approximativement et qu’elle avait été embellie, augmentée pour me faire plaisir afin d’exciter ma générosité en vantant la bravoure de nos hommes, ce qui ne pouvait que m’enorgueillir. Pour un noir, pour un de ces individus auxquels certains esprits malades ont voulu retirer la qualité d’homme, et qu’on a placé à un niveau inférieur au nôtre dans l’échelle des êtres, il faut avouer que ce n’est pas trop mal. 21 mai 1864. Le lendemain, 21 mai, je fis demander à Ahmadou d’aller de nouveau lui parler, ainsi que nous en étions convenus la veille avant de rompre le palabre. Mais bientôt Samba N’diaye, qui, depuis notre arrivée à Ségou, avait toujours été notre intermédiaire pour ces sortes de demandes, revint me dire qu’Ahmadou ne voulait pas encore me mettre en route. Comme on le pense, je n’acceptai pas cette réponse avec plaisir ni avec calme, et puisque Samba N’diaye était intermédiaire, je le chargeai, en termes très-vifs, de dire à Ahmadou que j’étais loin d’être satisfait de ses procédés. En effet, il nous devenait de plus en plus difficile de voir Ahmadou ; nombre de fois j’avais demandé jusqu’à trois et quatre jours de suite à le visiter, sans obtenir d’audience. Il refusait pour un motif ou pour un autre. Un jour il palabrait sous les arbres de son père au milieu d’une foule telle que je ne pouvais lui parler d’affaires, ou bien il était chez les femmes de son père, ou dans ses magasins, etc., etc. De guerre lasse, fatigué de lutter contre cette force d’inertie qui est la grande force des noirs en toute circonstance, j’avais plusieurs fois renoncé à ces audiences. Ma fierté d’Européen se révoltait à l’idée de faire antichambre à la porte d’un noir et de ne pouvoir obtenir d’être admis. Hélas ! par la suite j’ai dû en rabattre et apprendre à mes dépens qu’en pays nègres, quand on n’est pas le plus fort il faut être humble, et tâcher seulement, ce qui n’est pas facile, de l’être sans bassesse. Samba N’diaye, bien entendu, ne fit pas ma commission. Cela devait être. Aussi, un peu plus tard, en y réfléchissant, je fis demander au vieil Alpha Ahmadou, notre voisin, de venir me parler en confidence. Il n’était pas chez lui ; il se tenait généralement une bonne partie de la journée sous un doubalel[167] magnifique, situé près la porte de l’Ouest et à l’ombre duquel il dissertait et commentait le Coran en présence de vieux talibés et de quelques élèves, parmi lesquels était son fils Ousman. Il y avait près de là une mosquée en plein air, c’est-à-dire un espace entouré de branchages secs, bien nettoyé, sablé, ayant du côté de l’Est une saillie pour le marabout qui fait la prière, et à côté un cimetière sans aucune autre indication que le relief des buttes de terre qui recouvrent les tombes et quelques épines posées sur les plus récentes, pour les garantir des griffes des hyènes et des souillures des animaux domestiques. Peu après que je l’eus fait demander, le vieux marabout arriva avec un empressement de bon augure. Il marchait encore d’un pas allègre bien qu’âgé de soixante-sept ans à cette époque ; mais par contenance bien plus que par nécessité, il s’appuyait sur une grande canne à grosse pomme de fer ressemblant beaucoup à une canne de tambour-major, mais dont le bout qui touche à terre était garni d’une douille terminée par un morceau de fer plat[168]. Un vieux bonnet rouge très-sale couvrait son chef religieusement rasé ; le reste de ses vêtements, semblables à ceux de la foule (c’est un boubou et un _toubé_[169]), étaient propres quoiqu’en mauvais état. Alpha Ahmadou était fils d’une sœur de Seïdou, le père d’El Hadj. Je le fis entrer dans ma case, et là, seul avec le docteur et Samba Yoro, je lui expliquai ma position. Je lui dis que son âge et sa parenté lui donnaient le droit de parler sévèrement à Ahmadou, qui ne se conduisait pas bien à notre égard : que j’étais malade, fatigué, et qu’il me fallait une réponse ; que je le priais, lui qui avait vécu parmi les blancs, de mener cette affaire à bien. Le vieux marabout entra avec zèle dans notre cause, promit d’admonester Ahmadou, qu’il blâma hautement de sa manière d’agir ; disant de lui-même que dès notre arrivée on eût dû envoyer des courriers au Macina demander des ordres à El Hadj relativement à nous, et nous renvoyer à Saint-Louis ou traiter avec nous. Puis il me dit, comme Tierno-Abdoul, de me méfier de Samba N’diaye, qui avait tout intérêt à nous garder pour vivre sur nos ressources et d’ailleurs n’osait pas parler franchement à Ahmadou. Comme on le voit, le marabout, tout en entrant dans notre parti, nous disait qu’on eût dû envoyer des courriers au Macina. Selon lui, qu’il le crût ou affectât de le croire, El Hadj était donc là, il était donc possible d’y aller. Et le soir, pour fortifier cette opinion, on venait d’autre part nous dire que le palabre de la veille entre Ahmadou et Oulibo avait pour cause l’arrivée de deux courriers du Macina. 22 mai 1864. Aussi nous espérions toujours. Le 22 mai, le docteur, qui continuait d’avoir confiance en Tierno-Abdoul, alla le relancer, et, trouvant chez lui Alpha Ahmadou, chercha à leur faire combiner leur influence en notre faveur. Ces deux individus allaient s’entendre comme larrons en foire ou plutôt en vrais Toucouleurs ; c’étaient d’ailleurs deux vieux roués qui avaient couru un peu le monde, et l’un d’eux au moins, Tierno-Abdoul, avait pris part à la tentative de Dilé[170], ce marabout, qui, après avoir tenté de jouer, en 1839, le rôle qu’El Hadj joua plus tard avec succès, fut pendu dans le Cayor, et avant son supplice, but un verre d’eau-de-vie, comme un simple griot. Abdoul prétendit qu’Ahmadou ne nous voulait que du bien, qu’il s’occupait de notre départ, que (_Che Allaho_) nous allions partir bientôt, que les nouvelles du Macina étaient des meilleures, que les courriers arrivés l’avant-veille devaient repartir le jour même, mais qu’avant leur départ, Ahmadou, pour un motif qu’on ignorait, voulait rassembler une armée qui serait prête dans deux jours. En dépit des promesses, des espérances, non-seulement Ahmadou ne rassemblait pas d’armée, mais il s’occupait simplement de faire le partage des prises de Fogni. Voici sur quelles bases s’opèrent toujours ces partages. L’armée est composée de Talibés, de Sofas et de Toubourous (on nomme ainsi les Bambaras, Djwaras, Massassis, Khassonkés, Peuhls et autres qui se sont soumis contraints par la force). Dans chacune de ces compagnies on calcule le nombre d’hommes et de chevaux, en comptant un cheval pour deux hommes. De là une première base d’appréciation qui fournit un partage en trois parts proportionnelles aux nombres ainsi trouvés. Alors sur la part des Talibés, Ahmadou prélève un cinquième, sur celle des Toubourous la moitié, et le tout sur les Sofas, qui sont ses esclaves personnels. Quant aux Sofas ou esclaves appartenant aux Talibés, ils comptent parmi les Talibés et marchent avec eux en compagnie. Après ce partage, il y a la répartition entre les divers groupes de Talibés dont se compose l’armée, Toro, Irlabés, Gannar, pour le Fouta, puis les Soninkés, Khassonkés, Yoloffs ; puis les Maures de Sidy Abdallah, l’armée de Nioro, les Fouta Diallonkés de Boubakar Mahmady Diam et de Bobo, etc., etc. On opère de même entre les groupes de Toubourous ci-dessus mentionnés ; après quoi dans chaque groupe on fait le partage par case, après avoir généralement prélevé sur le tout un cadeau pour le chef du groupe, qui, malgré cela, touche sa part proportionnelle aux nombres d’hommes et de chevaux sortis de sa case. [Illustration : Vue de Ségou, prise de la terrasse de la maison de Samba-N’diaye.] Il en résulte que tel chef qui est resté à Ségou, comme Samba N’diaye, touche autant de parts individuelles qu’il a envoyé de captifs et de chevaux, à raison de deux parts par cheval. Mais ce partage ne s’opère que sur les captifs ou prises en nature que chacun, une fois rentré à Ségou, rapporte à Ahmadou, et on ne se fait pas faute de cacher qui un captif, qu’on laisse sur la route dans un village, qui de l’ambre, qui des gourous que l’on mange, un fusil que l’on vend, etc. Aussi le résultat de ce système est que chacun n’a qu’une préoccupation, piller le plus qu’il peut, afin, tout en rendant une bonne part au partage général, de pouvoir cacher le plus possible de Kouloulous (c’est ainsi qu’on nomme tout ce qui est soustrait au partage). Pour remédier à cela, Ahmadou, avant Fogni, avait supplié les Talibés de ne pas s’occuper de pillage, mais bien de se battre, leur promettant, en cas de victoire, un présent sur la part qui reviendrait aux Toubourous. En conséquence de cette promesse, Ahmadou rassembla les Talibés et leur dit qu’il était prêt à la tenir, mais que cela allait mécontenter les Toubourous, qui s’étaient bien battus. Les Talibés alors répondirent qu’il fallait partager comme d’habitude sans avoir égard à ce qu’on leur avait fait espérer. Alors Ahmadou leur fit cadeau de ce qui lui revenait personnellement sur les Toubourous, et naturellement ils furent enchantés. On peut juger des prises par ce fait que la compagnie de Samba N’diaye (les Sarracolets du Kaméra et du Guoy) reçut quatorze captifs pour environ soixante-quinze hommes libres, chefs de case. Naturellement, Alpha Ahmadou n’avait pu parler à Ahmadou le jour du partage ; ce fut du moins ce qu’il me répondit quand il me vit venir le soir pour apprendre le résultat qu’il m’avait promis. Le lendemain ce fut de même. La chaleur était accablante et, bien qu’il n’y eût eu qu’un peu de pluies, la crue du fleuve avait commencé. Je la faisais observer journellement, mais les premiers mouvements ascensionnels sont alternés de baisses. 25 mai 1864. Le 25 mai, Samba N’diaye nous racontait qu’une femme, venue du Macina, avait vu El Hadj et annonçait son arrivée prochaine, et que c’était sans doute pour cela qu’on ne nous faisait pas partir. Quant à Alpha Ahmadou, il me dit qu’il fallait que j’écrivisse une lettre à Ahmadou ou que j’allasse moi-même le trouver parce que lui ne pouvait plus lui parler, et j’appris qu’en effet aux premiers mots qu’il avait prononcés de notre affaire, Ahmadou l’avait engagé à ne pas se mêler de ce qui ne le regardait pas. Pour ce qui est de la nouvelle donnée par Samba N’diaye, nous n’y croyions pas, mais nous craignions que ce ne fût un nouveau prétexte. Restait Tierno-Abdoul, et, si j’étais découragé, le docteur avait encore foi en lui. Le vieux lui disait bien que la femme du Macina avait menti, mais il soutenait qu’on s’occupait de nous, et que dès que le partage de Fogni, qui n’était par terminé, serait enfin fini, nous partirions. Pour moi, je ne croyais pas à Tierno-Abdoul ; j’étais découragé. Je ne croyais pas davantage à Samba N’diaye, mais je sentais que je ne pouvais plus retourner à Saint-Louis par suite des menaces de l’hivernage qui chaque jour s’annonçait par des tornades avortées, des coups de vent, un temps lourd et les autres signes connus de l’hivernage du Sénégal. Quant aux laptots, jusque-là si résignés, ils commençaient à s’aigrir et demandaient à partir ; et convaincu que personne ne comprenait ce que nous souffrions, j’étais presque content de les trouver dans cette disposition, espérant que lorsqu’on verrait que nos noirs même souffraient, on apprécierait mieux notre situation. Alors je m’écriais : « Que je comprends ce que Barth a dû souffrir pendant sept mois à Tombouctou !... » Et pourtant, il y trouvait plus de ressources que nous n’en avions, mais sous bien des rapports sa position était semblable à la nôtre. Cependant, Abdoul persistait dans ses affirmations. 29 mai 1864. Le 29 mai il disait, en expédiant devant le docteur deux courriers à Yamina pour rappeler l’armée qui s’y trouvait, que nous allions partir, que la lettre qui l’annonçait à El Hadj partait le jour même ; que, comme Sansandig était à craindre, on mettrait avec nous six cents chevaux et neuf cents fantassins ; sur ce nombre deux cents chevaux et quatre cents hommes reviendraient, une fois ce village passé. D’un autre côté, Samba N’diaye rapportait qu’Ahmadou venait de faire rappeler tous les hommes de l’armée qui couraient dans le pays pour palabrer. Tant est grand le besoin d’espérance, que je me pris à croire à notre départ. En présence de ces affirmations si positives, si détaillées, je me laissai gagner par la confiance de Quintin. On disait qu’El Hadj s’était rapproché et que nous le joindrions avant d’arriver à Hamdallahi. Et cependant, l’état politique du pays ne s’améliorait pas. Ce même jour, on annonçait que Bamabougou était pris ou attaqué par les Bambaras, que quatorze Talibés avaient été tués par l’armée de Mari, qui traversait le fleuve pour aller à Sansandig, et toute l’armée sortait au bruit du tabala, sous le commandement de Tierno Alassane. Le soir tout était démenti, mais il était évident qu’il y avait eu quelque chose. Ce n’étaient que des désertions de villages entiers qui fuyaient, laissant leurs approvisionnements de mil, et allaient grossir les rangs de l’armée de Mari ; et, deux jours après, j’apprenais qu’Ahmadou faisait enlever les fusils, les arcs, flèches, lances et jusqu’aux sabres et grands couteaux des Bambaras soumis, tant on craignait une révolte générale. Au milieu de ces alternatives d’espérance et de crainte, ma santé s’altérait de jour en jour ; à pied, j’avais à peine la force d’aller jusqu’au marché ; à cheval, la tête me tournait ; et l’hivernage était décidément arrivé. 1er juin 1864. Le 1er juin, le fleuve était monté de vingt-deux centimètres et je constatais que les fruits du shé commençaient à mûrir. Quoique verts encore, ils étaient sucrés et commençaient à arriver au marché, après avoir été mûris artificiellement dans la paille. Le même jour, Abdoul prétendit que notre départ était fixé au 27 de la lune, c’est-à-dire au lendemain, que l’armée de Yamina était en route, et que dès qu’Ahmadou aurait palabré avec les chefs, le soir il nous ferait appeler et nous préviendrait. J’y croyais avec bien de la peine, mais Quintin avait une telle confiance qu’elle me gagnait par moments. En attendant, le soir une violente tornade venait enfin dissiper nos doutes sur le début de l’hivernage. Les laptots ne pouvant plus tenir sous leur hangar couvert de paille, ils se réfugièrent, avec les captifs de la case, dans les bilours[171], couverts en terre, mais où la pluie fouettait par des portes mal bouchées au moyen de nattes ou de peaux de bœufs. Des toits, l’eau chargée de limon, descendait par les gouttières en grosses colonnes qui eurent bientôt transformé notre petite cour en un lac, faute d’écoulement suffisant. De la toiture mal couverte de notre case, une eau sale suintait et tombait sur nous goutte à goutte. C’était le prélude de ce qu’on a à souffrir pendant cette saison. Le lendemain, le docteur attendait, plein d’espérance ; mais l’armée de Yamina n’arriva pas. Vainement, montés sur le toit de la maison, nous interrogions d’un œil inquiet l’horizon à l’ouest, en respirant les effluves de l’atmosphère rafraîchie par la pluie torrentielle de la veille. Nous ne vîmes rien, si ce n’est sur les nombreux toits de la ville, des gens occupés à réparer les dégâts de la pluie. Les retardataires qui, avec leur insouciance habituelle, avaient attendu jusque-là, se hâtaient d’étendre sur les toits une couche de boue mélangée de fumier, afin que ce mastic infect, promptement séché par les rayons ardents du soleil, les abritât contre l’humidité. 3 juin 1864. Le 3 au matin, le docteur, un peu désappointé, courait chez le vieux Abdoul, qui lui donna une explication toute naturelle. On avait trouvé l’armée de Yamina répandue dans la campagne, entre Yamina et Banamba, et elle ne pouvait venir que le lendemain. Le soir, on n’eut pas de nouvelles par lui ; Samba N’diaye nous dit qu’Ahmadou demandait une armée, mais que les Talibés ne voulaient pas partir sans un cadeau de cauris, parce qu’ils n’avaient rien à laisser à manger à leurs femmes et à leurs enfants. Ce n’était pas la première fois que j’entendais de pareilles doléances. Généralement on se plaignait de l’avarice d’Ahmadou, qu’on rejetait sur le dos de ses conseillers ordinaires Bobo, Sidy Abdallah et Oulibo. Cependant le jour même il avait donné pour l’armée de Nioro deux cent mille cauris et dix pierres de sel ou bafals, et de plus à chaque chef une femme (esclave destinée à être épouse[172]), et une captive. Mais en somme, quand il faut partager dix bafals et deux cent mille cauris entre plus de mille personnes, la part n’est pas grosse et on ne vit pas longtemps là-dessus. Le 4, l’armée de Yamina n’arriva pas, et Tierno-Abdoul, sans doute à bout de raisons, ne bougeait plus de ses lougans, situés à une lieue et demie au Sud-Ouest de Ségou. Le docteur le guettait en vain. [Illustration : 2e Vue de Ségou du haut de la terrasse de Samba N’diaye.] 7 juin 1864. Ce ne fut que le 7 juin, deuxième jour du grand anniversaire musulman, qu’il parvint à le joindre. Avec son air tranquille ordinaire et toujours souriant, le vieux lui dit qu’Ahmadou était un enfant, qu’il disait une chose et l’oubliait après, qu’il ne finissait de rien et qu’après avoir remis jusqu’à aujourd’hui, il avait dit ce matin que nous serions partis avant Tamkarette (fête musulmane), qui tombe le 15 ; que l’armée de Yamina était occupée à ramasser les armes dans les villages, mais que sous peu cela serait terminé et que le 10 elle serait ici. Comme le docteur lui signalait mon impatience, alléguant que l’époque que j’avais fixée au gouverneur comme date de mon retour approchait, et que je voulais aller le dire à Ahmadou, Abdoul insista pour qu’on prît patience trois jours encore, affirmant que cette fois l’armée était bien pour nous et qu’on ne s’occuperait de rien avant notre départ. Il ajoutait qu’Ahmadou était si pressé, qu’il lui avait défendu d’aller coucher à ses lougans, avant que l’armée ne fût en route. Les jours suivants nous acquérions la certitude qu’on désarmait le pays, et on nous faisait espérer qu’une fois ce désarmement terminé, nous pourrions partir. J’envoyai Samba Yoro chez Ahmadou, mais sans obtenir une réponse catégorique, et par-dessus le marché nous étions de plus en plus malades. A l’hépatite avaient succédé des clous. Aujourd’hui, je souffrais encore de faiblesse et de maux de tête continuels, et le docteur avait quelquefois la fièvre. 12 juin 1864. Enfin, le 12 juin on annonçait de nouveau l’arrivée de courriers du Macina. Tierno-Abdoul prétendait avoir une lettre de son fils ; la veille, Mohammed Bobo avait dit à Samba N’diaye qu’avant huit jours on aurait des nouvelles du Macina. Abdoul soutenait toujours que nous allions partir le 15 ; il affirmait avoir vu la lettre d’El Hadj, écrite de Tenenkou (Macina), dans laquelle il ordonnait de nous conduire avec une armée. Mais pour faire diversion, le même soir on attaquait Bamabougou, et le bruit courait que l’assaillant était Mari en personne. L’armée sortit en toute hâte, et l’après-midi on disait que Mari était pris avec sa femme et ses bagages. Le soir on démentait la prise de Mari, et on allait même jusqu’à avancer qu’il n’était pas là. Mais ce qui restait démontré, c’est qu’on avait attaqué Bamabougou, et que sans les secours de Ségou qui étaient arrivés à temps, ce village eût été pris ; car c’était bien l’armée de Mari qui était là tout entière ; elle avait déjà fait des trous dans le tata et arrêté les secours venus de Koghé ; Mari, qui réellement se trouvait présent, s’en alla en pirogue pendant que ses cavaliers traversaient le fleuve. Outre ces nouvelles, nous avions pour occuper nos loisirs des études de mœurs qui ne manquaient pas d’un certain intérêt. Quelques jours auparavant, Diali Mahmady, ce griot dont j’ai parlé, parcourait les rues à la tête d’une bande d’autres griots, allant mendier de case en case, sa guitare à la main et accompagné de ses femmes frappant des cymbales de fer et chantant. Le vieil Alpha Ahmadou se trouva sur son chemin, et Diali l’ayant importuné, soit en mendiant soit d’autre façon, ce vieillard lui fit des reproches sur le manque de dignité de sa conduite, lui rappelant qu’étant interprète officiel d’Ahmadou pour le Bambara, il n’était pas convenable qu’il allât ainsi mendier, et promener des femmes par la ville au lieu de les garder à la maison, comme doit le faire un bon musulman. Diali Mahmady, en vrai griot, au lieu d’accepter cette admonestation, se remit à railler le vieillard sur son avarice et sur sa manière de vivre, et finalement mit les rieurs de son côté, puis, voyant son succès, il continua à bafouer le vieil Alpha en public. Celui-ci, furieux, alla porter plainte de la façon la plus énergique à Ahmadou, qui, avec ses habitudes de justice expéditive, donna l’ordre de saisir Diali Mahmady et de lui couper le cou. Diali Mahmady, qui savait fort bien qu’il était dans son tort, prévenu à temps, alla se réfugier chez le vieil Alpha lui-même et implora sa grâce. Au fond Alpha n’était pas méchant ; il alla plaider la cause de celui qu’il avait attaqué, et Diali Mahmady eut à subir les effets de la clémence royale : on lui administra cinquante coups de fouet. Diali Mahmady était libre, mais il paraît qu’il avait voulu deux fois retourner en son pays, malgré El Hadj et Ahmadou, et cette trahison l’avait fait passer au rang de captif au point de vue de la justice, vu qu’ayant, au jugement d’Ahmadou, mérité la mort, c’était pure clémence de ne pas le tuer. Quant aux coups de corde, personne à Ségou ne peut s’en racheter comme dans d’autres pays musulmans en payant l’amende : les jugements soit d’Ahmadou, soit de Tierno Boubou, kadi de la ville, étaient sans appel. C’est ainsi qu’Oulibo s’étant un jour permis chez Tierno Boubou une observation sur un jugement que celui-ci venait de prononcer, fut, séance tenante, condamné à recevoir cinquante coups, qu’il reçut en effet malgré sa qualité de second chef de Ségou et de remplaçant d’Ahmadou durant ses absences. [Illustration : Talibé enfant allant à l’école des marabouts.] Une autre fois j’appris des princes eux-mêmes, un jour qu’ils étaient venus me voir, que comme ils s’étaient disputés et qu’Aguibou avait appelé Abdoulaye (Touré) en justice à ce sujet, ce dernier avait été condamné à vingt coups de corde, sentence qui fut exécutée sans retard. Du reste en fait de mœurs ce pays, par suite du mélange des races rassemblées sous l’étendard du conquérant, présente toute la variété possible et sur le tout se sont incrustés les usages musulmans. C’est ainsi que les enfants _fils de chefs_ et autres vont à l’école des marabouts et entre leurs leçons vont de porte en porte une calebasse à la main mendier quelques grains de mil pour leur marabout dont ils sont serviteurs pendant toute leur éducation. Que peut-on attendre de ces enfants élevés à mendier, habitués à voir la cruauté élevée à la hauteur d’une vertu, le fanatisme à l’état de sainteté et la femme libre ou non avilie et traitée en esclave ? Telle est en quelques mots l’éducation musulmane chez les nègres. [Décoration] [Note 167 : Arbre toujours vert.] [Note 168 : Telles sont les cannes des marabouts du Macina.] [Note 169 : _Toubé_, pantalon à la mode arabe ou turque.] [Note 170 : Voyez la _Notice sur le Oualo_, par M. Azan. (_Revue maritime et coloniale_, 1864, février, p. 357.)] [Note 171 : Sorte de corps de garde à l’entrée des cours.] [Note 172 : Ce sont en général des femmes ou filles de chefs prises à la guerre et qui, échues en part à Ahmadou, sont destinées au diomfoutou (harem) pour en faire des présents à l’occasion.] CHAPITRE XXIII. Nouvelle entrevue avec Ahmadou. — Réponses évasives quant à notre départ. — Je promets de rester jusqu’aux hautes eaux. — Nouvelles diverses et mensonges relatifs à notre départ. — Alassane Ghirladjo. — Nouvelles du Macina. — On doit y porter du mil. — Exécutions nombreuses à Ségou. — Hivernage. — Les fourmis noires. — Les caravanes de gourous circulent en pleine guerre. — Nouvelles qu’elles apportent du Macina. — Je tente encore d’acheter des chevaux ou de m’en faire céder par Ahmadou. — L’armée se rassemble et traverse le fleuve à Ségou Koro. — Nouveau désappointement ; elle n’est pas pour nous conduire. — Expédition de Tocoroba. — Échec. — Récit d’un talibé. — Pertes nombreuses de l’armée. — Mort d’un de nos voisins. — Un jeune ménage à Ségou. — Une pauvre veuve. — Mort de Fahmahra. — Karounka blessé. 19 juin 1864. Le 19 juin, après avoir tenté, depuis deux jours, de voir Ahmadou, j’appris qu’il était sous les arbres de la maison de son père. Je lui fis demander à lui parler, et je me rendis auprès de lui dès que sa réponse me parvint. J’avais emporté deux petits bancs pour ne pas m’accroupir dans le sable, ce qui est très-fatigant. Après les politesses, j’entamai encore une fois la question de notre départ. Il me fut impossible d’avoir une réponse sérieuse. Plus de vingt fois je revins à la charge pour obtenir une décision, mais toujours, avec une adresse incroyable, Ahmadou restait dans des généralités. Je voulais qu’il me fixât une limite, après laquelle il me renverrait à Saint- Louis. Il s’y refusait. J’en vins alors à lui déclarer que je serais forcé de partir quand même. Il me pria encore de rester, me disant que des envoyés devaient savoir attendre. A cela je répondis qu’on n’avait jamais vu retenir des envoyés malgré eux. Alors son ton devint plus vif, plus aigre. Il répondit qu’il ne me gardait pas de force. Voyant que je ne gagnais rien et que je ne faisais que l’indisposer, je demandai si aux hautes eaux je pourrais partir en pirogue pour Hamdallahi. Mais je ne pus rien obtenir de positif. Il me fit force protestations de bon vouloir, mais pas d’engagements, et voyant qu’il témoignait depuis quelque temps, par de fréquentes distractions, son ennui de ne pouvoir terminer ce palabre, je le rompis en lui disant que j’attendrais encore les hautes eaux : mais que si, à cette époque, on ne me faisait pas partir pour le Macina, je partirais pour Saint-Louis. Son dernier mot avait été : « Tu partiras peut-être avant cela. » Mais j’étais trop habitué à ces paroles vagues pour y voir une espérance. Je comptais davantage sur la chance de partir en pirogue aux hautes eaux, idée que Samba N’diaye avait toujours approuvée, qu’il avait, disait-il, développée à Ahmadou et qui avait été appuyée par quelques Toucouleurs ; ces derniers avaient affirmé à Ahmadou que rien en ce moment ne pouvait arrêter les blancs dans une pirogue bien armée. Puis j’avais obtenu un mot d’Ahmadou : c’est qu’on ne me retenait pas de force, et j’y voyais la conviction que le jour où je voudrais partir à mes risques et périls, on ne m’arrêterait pas. Cette conviction, je ne l’ai pas toujours eue par la suite. Il n’y avait donc qu’à attendre, et tout en enregistrant avec soin toutes les nouvelles qui nous parvenaient, je m’occupais de plus en plus de prendre des renseignements sur le pays, soin plus difficile que cela ne semble. Cependant je glanais de droite et de gauche, ne négligeant rien de ce qui paraissait devoir intéresser la colonie du Sénégal ou la géographie. Souvent j’enregistrais des erreurs, et lorsqu’il s’agissait de géographie, une fois le fait constaté, j’en étais quitte pour déchirer et refaire ; mais quant aux nouvelles politiques, je les prenais comme elles venaient. Je le répète, elles n’étaient pas faites pour moi et tout le monde s’y trompait. On pourra juger de leur diversité par ce fait. Un Guidimakha, envoyé des bords du Sénégal vers Ahmadou ou plutôt vers El Hadj par sa province (Guidimakha), logeait dans notre case ; il y logeait avant nous, et comme il ne me gênait pas je l’y laissai. C’était un homme doux, musulman fervent en apparence, et comme il s’était frotté aux blancs et qu’il pouvait aller à la source des nouvelles, j’espérais par lui obtenir des renseignements utiles. Le lendemain de ce palabre avec Ahmadou, le plus vif que j’eusse eu jusqu’alors, le Guidimakha, dont le nom était Ahmadou, m’amena un talibé de grand air, nommé Alassane Ghirladjo. Je n’ai jamais vu un personnage aussi mystérieux. Avant de dire un mot, il faisait fermer les portes, s’assurait que personne n’était là pour écouter, et généralement racontait des choses peu importantes. Il m’assura que beaucoup de talibés étaient bien disposés pour moi, désiraient me voir partir, et qu’Ahmadou eût déjà rassemblé une armée si les chefs avaient été d’accord avec lui ; que lui savait tout parce qu’il était intime d’Ahmadou qui ne lui cachait rien, etc., etc. En réalité, il était bien avec Ahmadou, parce qu’il était brave, mais tous les renseignements qu’il me donna furent toujours complétement insignifiants. Le lendemain, 20 juin, Abdoul Ségou disait au docteur qu’on attendait, le 22, un courrier d’El Hadj qu’on recevrait en grande pompe ; que le dernier arrivé avait dit de préparer du mil pour l’envoyer au Macina où on en manquait ; il ajoutait que, dès que le courrier serait arrivé, on s’occuperait de rassembler une armée qui nous conduirait en même temps que le mil. Ce bruit n’était pas seulement à notre adresse, car, le lendemain, de trois côtés différents, entre autres par Alassane Ghirladjo, on confirmait la nouvelle de l’arrivée de ce courrier officiel. 23 juin 1864. Le 23 juin, ce courrier était, disait-on, arrivé dans la nuit. On l’avait reçu sans pompe. On racontait qu’El Hadj s’était battu dans le Macina : on attendait un autre courrier dans douze jours (c’était l’intervalle ordinaire qu’on mettait entre les arrivées de ces courriers), et on rassemblerait alors une armée pour conduire cent pirogues de mil. El Hadj n’était plus à Tenenkou, mais un peu plus loin, et il avait promis d’envoyer Tidiani avec une armée au-devant du convoi. Pendant que ces bruits venaient ranimer l’espérance, on continuait à désarmer consciencieusement les Bambaras et à raser leurs tatas. Chaque jour on apportait des paquets de fusils, de lances, d’arcs, et chaque jour, si la population de quelques villages venait se rendre, celles de beaucoup d’autres s’enfuyaient, traversaient le Bakhoy et allaient vers le Sud chercher un peu de repos. Ceux qui fuyaient étaient poursuivis, et, quand on les prenait, ils étaient immédiatement décapités. Un jour c’étaient trente-quatre hommes, le lendemain, deux, trois, cinq. Le nombre variait, mais presque chaque jour apportait aux hyènes leur contingent. 25 juin 1864. Le 25 les choses allaient mieux. Ahmadou demandait une armée, distribuait des fusils aux talibés, et Abdoul, que j’allai voir (il avait la dyssenterie), m’affirmait qu’El Hadj était à trois jours de marche au delà de Sarrau, et qu’en allant vers lui nous rencontrerions cinq armées espacées sur cette route. Juillet 1864. Nous étions en plein hivernage, les pluies étaient torrentielles bien que peu longues ; la ville, dont les rues par endroits n’ont presque pas d’écoulement, était transformée en une série de lacs, et, après chaque pluie, nous avions un désagrément inconnu jusqu’alors. De toutes les fentes de murailles et du sol sortaient des vols de fourmis noires, ailées, dont la piqûre est brûlante. Quelquefois, la nuit, ces fourmis m’avaient éveillé en sursaut, mais jamais je ne les avais vues en vol aussi considérable. Puis, après une ou deux heures, elles perdaient leurs ailes et rentraient dans la fourmilière. Bien plus innocentes étaient ces énormes fourmis rouges, qui atteignent jusqu’à deux centimètres de long, ont de fortes _tentacules_ et venaient simplement envahir nos calebasses de miel ou notre sucre lorsque nous en avions. Au milieu de tout cela, le docteur était pris de dyssenterie, et, dès qu’il allait mieux, c’était moi qui tombais malade. Nos animaux mêmes étaient malades, et je perdais peu après un de mes ânes. J’avais obtenu de faire couvrir en terre le hangar des laptots ; ils n’étaient pas bien, mais c’était supportable. D’ailleurs, nous espérions partir sous peu. En dépit des bruits contradictoires, l’espoir m’avait repris. Et cependant on annonçait de bien mauvaises nouvelles. Tous les Bambaras du Fadougou, sous la pression des Massassis de Guémené, les mêmes qui étaient venus au-devant de moi à Tiéfougoula, s’étaient révoltés, et cette route, la seule praticable pour le retour, était fermée. Mais tant que durait l’espoir d’aller au Macina, je m’inquiétais bien peu des moyens du retour. Je me disais, plein d’enthousiasme, que si la position d’El Hadj était réellement ce que j’espérais, il me serait facile de revenir, soit par le Kaarta, soit en descendant le fleuve, idée à laquelle, en dépit de mes chétives ressources, je me rattachais toujours. Il n’y avait pas jusqu’à des marchands de gourous, venus de Tengrela à Boghé ou Kalaké en caravane, qui n’apportassent des nouvelles de nature à affermir mes espérances. Ils disaient que peu de temps auparavant ils étaient allés porter des gourous à Hamdallahi, et qu’ils les avaient vendus contre des captifs aux talibés qui ne savaient que faire de leurs prisonniers, et les leur avaient donnés à vil prix, si bien qu’ils en avaient emmené neuf cents dans le Sud. C’est un fait à noter et qui indique combien l’esprit commercial est développé chez les Bambaras, que ces arrivées de caravanes dans un pays qui était en proie à une anarchie comme celle qui nous environnait. Ces caravanes, réunies à Tengrela, venant souvent du Sud, c’est-à-dire des montagnes de la chaîne de Kong, et quelquefois des pays inconnus qui sont au Sud de ces montagnes, arrivent, après une marche de vingt-cinq à trente-trois jours, sur les bords du Niger ; mais avant d’y arriver elles passent, au sud du Bakhoy, dans des pays entièrement révoltés, qui ne tentent même pas de les arrêter et se contentent de percevoir un impôt. Caillé nous a décrit la manière de cheminer de ces caravanes, avec lesquelles il a parcouru la grande distance de Tengrela à Djenné ; je n’ai rien à ajouter aux détails qu’il donne, sinon qu’ayant interrogé ces Diulas au sujet des botoques, j’ai toujours obtenu cette même réponse, que les femmes, à Tengrela et dans tout le pays, portaient l’anneau dans la cloison nasale comme à Ségou ; mais il m’a été impossible de savoir ce que pouvait être le double jeton passé dans la lèvre, décrit par Caillé, comme remarqué par lui sur toute la route. J’ai bien entendu parler du Miniankala, pays très-sauvage situé au Nord- Nord-Est de Tengrela et précisément sur la route de Caillé, où les gens se passent, dit-on, à travers les lèvres des morceaux de bois, et ensuite s’attachent la bouche par un fil enroulé aux deux extrémités de ces morceaux de bois ; mais, vrai ou non, ce détail ne ressemble guère à la botoque de Caillé. 8 juillet 1864. Le 8 juillet je reçus la visite de Tierno Alassane, qui venait me demander de la poudre et qui, pour l’obtenir, ne se fit pas faute de mentir en affirmant que l’armée qu’Ahmadou avait tant de peine à réunir était pour nous. Mais, par une prudence et une méfiance bien naturelles après tous les contes que l’on m’avait faits jusqu’alors, je lui répondis que dès que je serais en route je lui donnerais de la poudre. J’avais jusque-là fait de nombreuses démarches pour me procurer des chevaux ; leur mauvais succès m’avait un peu irrité et je m’en plaignais à Samba N’diaye, le priant d’en parler à Ahmadou. Il était, en effet, bien important pour nous d’avoir des chevaux, à cause de la complication d’événements qui venait nous couper la route du retour. Au fond, quoique gardant quelque espérance d’aller au Macina avec l’armée qu’on rassemblait à Ségou Coro, je n’avais plus de confiance bien établie, et s’il y avait des jours où j’espérais, dans d’autres, voyant les choses en noir, je me demandais si, bientôt cernés dans Ségou par les Bambaras unis aux Maciniens, nous ne serions pas réduits à fuir après nous être ouvert un passage de vive force. Dans ce cas, que faire sans de bons chevaux ? Aujourd’hui, je suis certain qu’on ne voulait pas nous en laisser acheter, de peur que nous ne prissions la clef des champs, clef fort dangereuse en ce moment-là, et qui ne nous eût pas menés loin sans nous mettre aux mains d’un parti de Bambaras, dont le premier acte eût été de nous couper la tête. Mais alors j’étais convaincu que pour cet achat il ne devait y avoir mauvaise volonté d’aucun côté, et je priai Samba N’diaye de demander à Ahmadou de nous faciliter la chose. Samba fit la commission, mais de telle manière que je semblais demander à Ahmadou de me vendre deux chevaux. Or, si Ahmadou ne donne pas souvent et s’il achète rarement, il se croirait déshonoré de vendre quoi que ce soit. Aussi parut-il vexé de ma demande, et il répondit à Samba : « Je ne vends pas de chevaux ; tu n’as qu’à en chercher en ville. » 12 juillet 1864. Enfin le 12 juillet, on comptait cette armée dont on parlait tant. Cette opération se fait de la manière suivante : dans chaque compagnie, les hommes désignés pour marcher, par leur chef de compagnie, viennent déposer leurs fusils en rangs près de la demeure du chef, qui, lorsqu’ils sont au complet, va en informer Ahmadou. Lorsqu’il y a des retardataires, et il y en a toujours, car la plupart des Talibés, ne vivant qu’aux dépens des Bambaras, qu’ils vont rançonner dans les villages soumis, s’ennuient de voir durer l’opération et partent à tour de rôle, on court après eux et, pendant qu’on en cherche quelques-uns, dix ou douze autres partent ; il faut de nouveau aller à leur poursuite, et ainsi de suite, si bien que cette opération, commencée le 12, ne se terminait que le 22 juillet. Encore les choses avaient-elles marché vite. Le 23, on envoyait les poudres à Tierno Alassane, et le 24, l’armée commençait à traverser le fleuve. Ce fut la première fois que j’allai à cheval jusque-là. La campagne était déjà très-verte, le mil grandissait. Pendant qu’Ahmadou s’occupait ainsi de l’armée, beaucoup de nouvelles arrivaient. J’avais eu bien du désappointement en voyant sortir l’armée sans partir avec elle, et surtout quand j’avais appris qu’elle allait du côté de Yamina. Mais Sonkoutou, que j’étais allé voir, m’avait affirmé que nous allions partir sous peu en pirogues, ce qui, on le sait, était toujours l’idée de Samba N’diaye. Sidy Abdhallah aussi m’avait dit que j’allais partir _Dioni-dioni_ (tout de suite). Quant au vieil Abdoul, il était très-malade et personne ne l’approchait. Le 19, il arrivait un homme qui allait trouver Samba N’diaye et lui dire que deux hommes étaient en route venant de Macina avec une lettre d’El Hadj pour nous (nous concernant). Samba N’diaye, tout joyeux, se laissait aller à un accès de générosité et lui donnait la moitié du seul gourou qu’il possédât et quarante cauris, et venait aussitôt m’apporter cette bonne nouvelle, à laquelle, à son grand scandale, je n’ajoutai pas foi. Je venais d’être désappointé relativement à l’armée, et j’étais encore en défiance. Et bien m’en prenait ; car, les jours suivants, je pus railler à mon tour Samba N’diaye qui était abasourdi de s’être laissé duper. Le 24, pendant que l’armée traversait le fleuve en pirogues, à Ségou-Koro, non sans faire quelques naufrages et noyer quelques chevaux par suite d’excès de chargement, il arriva un Diawandou du Macina qui apportait aussi des nouvelles ; il disait que El Hadj s’était retiré dans les montagnes qui sont derrière Hamdallahi, à Bandiagara, village d’où dorénavant on fera partir toutes les nouvelles le concernant, et qu’il avait expédié cinq armées dans le pays ; que Tidiani gardait Hamdallahi ; que la population des montagnes lui était entièrement soumise. Dès que l’armée fut en route, il fut impossible de voir Ahmadou qui, renfermé chez ses femmes, attendait le résultat. Personne ne savait au juste où était allée l’armée. Abdoul avait eu l’audace de nous dire qu’elle allait revenir traverser le fleuve pour marcher dans l’Est. Mais nous ne pouvions y croire, et nous apprîmes bientôt que l’armée était allée du côté de Yamina attaquer un village nommé Tocoroba, dans lequel les Bambaras révoltés s’étaient fortifiés et d’où ils pillaient à la ronde tous les villages du Fadougou. Elle avait été repoussée et faisait des pertes nombreuses. Cette nouvelle parvint le 29, et on renvoya aussitôt de la poudre à l’armée, dont les blessés arrivèrent dans les premiers jours d’août. On vint de la part d’Ahmadou prier le docteur d’aller soigner un chef blessé gravement ; c’était le frère d’un Talibé, nommé Tierno-Cirey, lequel avait été tué sur place. Il ne voulut pas laisser sonder sa blessure (balle dans le ventre), mais il fit le récit suivant, que je reproduis tel qu’il a été interprété : « Je vis que mon frère, dont le cheval avait été tué, était tombé près du tata. J’allai voir ce qu’il avait. Il avait la jambe cassée. Je lui demandai s’il pouvait se sauver. Il dit que non, que son cheval était tué, et qu’il resterait là. Alors je brisai son fusil et son sabre et, à ce moment, je fus blessé et je tombai. Mon frère me croyait mort et il se disposait à casser mon fusil quand je revins à la vie. Il me demanda si je pouvais partir. Je lui dis que oui, mais je ne voulais pas le laisser. Il me pria de partir, et je m’en allai. Puis je sais que les Bambaras firent un trou au tata, près de l’endroit où mon frère était tombé, et le tuèrent. » Cette perte n’était pas la seule. Une de nos voisines, brave femme du Fouta, avait perdu son mari. C’était un pauvre ménage qui vivait du coton que filait la femme et d’un petit commerce de sel que faisait le mari. Ils avaient une petite fille et la femme était grosse ; cet événement la laissait dans la plus profonde misère. Aussi son désespoir était-il réel, et les pleurs et sanglots qu’on entend toujours en pareille occurrence et qui sont souvent plus d’étiquette que sincères, surtout à Ségou (où une femme se déconsidérerait si on n’entendait pas ses pleurs de tout son quartier trois jours durant), étaient-ils cette fois les échos d’une vraie douleur. — Dans cette même cour habitait un jeune Toucouleur d’une vingtaine d’années, avec sa femme âgée d’à peu près quatorze ans. C’était ce que j’appelais un ménage de moineaux. Pour toute fortune, le mari avait ses habits, car son fusil n’était même pas à lui. Samba-Djenéba était un pauvre hère, bon garçon au demeurant. Il avait épousé une jeune fille qui ne possédait pas plus que lui et à laquelle il avait donné comme cadeau de noces un simple pagne. Un bœuf, présent d’un des princes, avait été tué en cette occasion, et ils étaient venus percher dans une hutte en sécos, où tout le mobilier était un tara ou lit de bambous et une ou deux calebasses. On ne faisait pas souvent la cuisine dans ce ménage, on ne mangeait même pas tous les jours, et souvent cela occasionnait des querelles, il faut croire, car à travers les nattes mal jointes de leur nid d’oiseaux, on entendait parfois des plaintes et, disons-le à la honte du mari, il les accueillait généralement d’une façon fort énergique. Alors, au lieu de tendres paroles, c’étaient des pleurs qui nous parvenaient. De ce côté, la muraille de notre cour n’avait guère qu’un mètre vingt- cinq centimètres de hauteur, de telle sorte que nous suivions jour par jour les événements de ce ménage. Un jour, à la suite d’une querelle, Coumba, la femme, ou plutôt l’enfant, partit. On la ramena et le ménage vécut encore quelque temps d’amour et de l’air du temps ; puis elle repartit, revint et partit définitivement séparée légalement. Peu après, cette jeune veuve, qui n’avait pas quinze ans, se remariait avec un ami de son mari, qui était un peu plus à l’aise. Tels étaient les hôtes de cette pauvre maison. J’ai bien souvent, je l’avoue, admiré leur insouciance que j’ai bien souvent enviée. Néanmoins, les pleurs et les cris ne cessaient pas dans nos environs, ce qui témoignait assez des pertes qu’on avait faites à cette expédition. Bientôt l’un des captifs arrivés avec Fahmahra de Koundian vint nous apprendre que notre infortuné guide avait été tué. Son griot, son ami Niama, avait recueilli son cheval et son fusil, ses harnachements, sa poire à poudre ; c’était tout ce que nous devions revoir de ce pauvre garçon. Puis j’appris quelques jours après que Karounka, le chef des sofas qu’on avait placés à notre porte, lors de notre arrivée, et qui était parti pour cette expédition, avait la jambe cassée. [Décoration] CHAPITRE XXIV. Sidy et sa conduite. — Il refuse le service. — Querelle. — Bataille. — Conduite des autres laptots en cette occasion. — Je lui fais donner cinquante coups de corde. — Il s’échappe. — Ahmadou me le fait ramener. — Palabre du 10 août avec Ahmadou. — Je donne un nouveau délai de vingt- cinq jours. — Mari menace Faracco. — Maladresses d’Ahmadou. — Nouvelles du Macina. — Palabre du 10 septembre. — Mes relations avec Ahmadou se tendent. — Je me prépare à partir. — Inquiétudes et dispositions de mes hommes. — Entente parfaite avec le docteur. Août 1864. Les fâcheuses conséquences de cette expédition me décidèrent à tenter une nouvelle démarche pour rentrer à Saint-Louis, car je commençais à croire qu’on ne voulait pas m’envoyer au Macina, et ne soupçonnant pas les vraies raisons de ce mauvais vouloir, je crus, ce qu’on disait à Ségou, qu’El Hadj craignait la désertion de ses Talibés une fois la route ouverte. J’attendis cependant quelques jours, pendant lesquels il se passa un événement assez grave. Sidy, le laptot Khassonké, qui était chargé de ma cuisine, avait un mauvais caractère. Orgueilleux à l’excès et ne sentant pas le frein de la discipline, il s’était avisé depuis notre départ de se targuer du titre de prince. Diakhité[173] d’origine, il se rengorgeait chaque fois qu’à la mode des noirs on le saluait de son nom de famille. Ne s’était-il pas même avisé de se dire parent de Sambala de Médina, ce qui, après tout, pouvait être vrai, sans signifier grand’chose ? Jusque-là, il n’y avait rien de grave, mais il lui avait pris fantaisie, lui que je plaçais au dernier rang dans ma bande, de traiter les autres du haut de sa grandeur. Depuis son arrivée à Ségou, où il avait trouvé un parent, Sambala Khoy[174], il souffrait des infimes fonctions qu’il remplissait. Mais, après tout, ces fonctions, Samba Yoro, un capitaine de rivière, les avait remplies avant lui, et je faisais la sourde oreille, chargeant Samba Yoro, devenu mon intendant, de lui faire faire sa besogne. Ils se prirent de querelle ; ce n’était pas la première fois, mais ils se battirent et je fus averti par un roulement de coups de la nouvelle phase de leurs relations. Je vins pour mettre le holà, et voyant qu’on n’écoutait pas ma parole, j’empoignai Sidy d’une main encore vigoureuse et je dis à Samba Yoro de le lâcher. Comme Sidy ne se tenait pas tranquille entre mes mains et essayait de m’échapper, je lui administrai une vigoureuse correction, et comme je suis doué d’une certaine force musculaire, il dut la sentir : ne pouvant me résister, il se résigna. Je le lâchai alors, d’autant que les autres laptots venaient me le retirer des mains ; mais en ce moment, pris d’une fureur subite, il se précipita sur une baïonnette qu’il dégaina et allait s’élancer sur moi, quand Boubakary Gnian l’arrêta en lui enlevant au vol cette arme. Ce fut heureux pour Sidy, car, ayant vu son mouvement, j’avais saisi mon revolver pendu à la muraille, et il allait payer cher sa tentative, mais il n’en passa pas moins un vilain quart d’heure. Il ne voulut pas se tenir tranquille en dépit de Boubakar, de Bakary Guëye et de Déthié, qui le maintenaient et qui étaient plus furieux que moi. Alors Bakary lui administra dans un coin la plus solide raclée qu’un homme ait jamais reçue et on l’attacha par les pieds et par les mains. Ce n’était pas tout, il fallait un exemple, car Sidy déjà une fois, à Makan Diambougou, avait fait une scène de ce genre, quoique moins violente, et, après l’avoir chassé, je ne l’avais réadmis au nombre des miens qu’après lui avoir fait demander pardon à genoux. Depuis, à propos de railleries à Yamina, il s’était battu avec Bara, et en le surprenant, j’avais dû le punir. Je me déterminai à le faire frapper régulièrement de cinquante coups de corde sur le dos, après quoi je le fis attacher de nouveau, et comme tout cela avait causé une émotion dans le quartier, surtout parmi les femmes de la case, dont une (la première femme de Samba N’diaye) était Khassonké et avait Sidy en grande considération, je le fis mettre sous le petit hangar de la cour intérieure où il se trouvait isolé. La nuit, il parvint à s’échapper, se réfugia chez Sonkoutou, qui le conduisit chez Ahmadou ; mais ce dernier me le renvoya accompagné de deux sofas en me faisant dire par Samba N’diaye que mes affaires avec mes hommes ne le regardaient pas et qu’à l’exception de la mort, je pouvais leur infliger toute peine que je voudrais. Il me faisait toutefois demander grâce pour Sidy, demande que j’accordai, très-content que j’étais de la conduite d’Ahmadou dans cette affaire. Néanmoins je demandai à parler à Ahmadou et il me fit prier d’attendre la rentrée de cette malheureuse armée. Elle ne tarda pas à revenir en partie ; quelques contingents étaient restés à Yamina avec une partie des blessés, et je me décidai à prévenir Ahmadou que je voulais partir pour Saint-Louis à la fin de la lune si je n’étais pas en route pour le Macina ; nous étions alors aux premiers jours de la lune. Le 10 août, je parvins, non sans peine, et après avoir stationné vainement à sa porte toute la matinée, à le voir dans l’après-midi. Au premier mot que Samba N’diaye lui avait dit de notre présence, il avait cherché à éviter une entrevue qui devait forcément être orageuse. Il avait demandé ce que nous voulions ; Samba avait répondu : Partir d’un côté ou de l’autre. Ahmadou avait alors répliqué : « Mais je ne puis rien lui dire, je rassemble l’armée, » échappatoire que nous avions entendue si souvent, phrase qui semblait donner l’espérance que l’armée se rassemblait pour nous, et qui n’avait qu’une signification, qu’un but : c’était de me faire attendre. Le palabre fut long, difficile. Je soutenais que j’étais obligé de retourner à Saint-Louis. Il chercha à me retenir. Nous insistâmes avec une ténacité égale. Je ne gagnai rien ni lui non plus, mais il se montra irrité, et, pour la première fois, chercha à nous inspirer quelques craintes sur notre départ et sur sa possibilité. Mon dernier mot avait été : « Dans vingt-cinq jours je désire partir pour Saint-Louis, et, fût-ce à pied, je partirai. » 10 août 1864. C’était le 10 août et les vingt-cinq jours nous menaient au 5 septembre. Pendant ce temps, les nouvelles continuaient à arriver. J’étais décidé à partir, et je m’inquiétais peu de ces bruits qui, du reste, avaient moins le caractère de véracité que ceux du passé. Je cherchais à entraîner quelques mécontents qui pussent me servir de guides, car il était évident qu’Ahmadou ne m’en fournirait pas plus que de chevaux. Un instant, je crus avoir réussi à décider l’envoyé du Guidimakha qui était dans notre case ; mais plus nous nous rapprochions de la date fixée, plus ses irrésolutions devenaient évidentes, et je vis que je ne pourrais compter sur lui. [Illustration : Ahmadou recevant dans la cour de son palais.] Septembre 1864. Cependant les circonstances s’aggravaient. On disait que l’armée de Mari menaçait le village de Faracco, village de sofas de la couronne, commandé par un Kountigui nommé Coro, et il était à craindre que ce chef ne trahît Ahmadou en faveur de son ancien maître ; aussi Ahmadou faisait-il tous ses efforts pour faire sortir l’armée. Il y parvint ; mais l’état des choses ne s’améliora pas, et le 6 septembre l’armée sortait encore et campait sur la rive droite, pendant que les forces de Yamina arrivaient d’un autre côté. Ahmadou avait défendu d’attaquer sans son ordre, espérant prendre Mari entre deux feux et l’anéantir ; mais il mit tant de temps à ses préparatifs que Mari, sans doute effrayé, ne jugea pas à propos d’attendre et, remontant vers le nord, échappa au moment où on croyait le tenir. C’était une maladresse bien grande que d’agir ainsi envers lui. Si on eût attaqué immédiatement, au lieu de rester en présence de l’ennemi, comme on le fit, chaque armée se tenant retranchée dans un village, il est probable que Mari, dont les forces n’étaient pas grandes à ce moment, eût été battu. Quoi qu’il en soit, il disparut, emportant le maïs de Faracco, qui était presque mûr et que ses sofas ne voulurent sans doute pas laisser sur pied. Pendant que tout ceci se passait, je n’avais pas songé à me mettre en route ; je ne voulais pas partir sans voir encore Ahmadou, mais nous étions au 10 septembre ; j’avais fait demander à Ahmadou de le voir, et en réponse il m’avait envoyé une jarre de miel. Alors j’avais envoyé Samba Yoro lui dire que je désirais le voir le même jour ou le lendemain, et que, s’il le fallait, j’irais lui parler sous les arbres où il passe toutes ses journées. Il avait répondu que je pouvais venir, qu’il me dirait bonjour, mais que pour parler d’affaires il n’en avait pas le temps, que d’ailleurs il savait que c’était pour mon départ. En même temps que je recevais cette réponse, il arrivait des nouvelles du Macina par un Talibé qui, parti avec El Hadj, revenait à Ségou. Je ne pus voir moi-même ce Talibé, mais voici le récit officiel de ses nouvelles : « J’ai laissé El Hadj sur les montagnes (derrière Hamdallahi). Tidiani venait de rentrer avec l’armée. Balobo est chassé dans le Bourgou. Cheick Ahmed Beckay est à Tombouctou. Tout le pays sur la rive droite est soumis à El Hadj, et j’y ai passé tranquillement. J’ai remonté le Bakhoy en pirogue. Mais là j’ai été attaqué, ma pirogue a été pillée, et il m’a fallu redescendre jusqu’au village de Yamina (sur le Bakhoy) pour trouver un cheval, avec lequel je suis venu à travers les broussailles en trois jours. » Samba N’diaye, sans doute pour ranimer notre espoir, affirmait que ce Talibé se faisait fort de nous conduire au Macina. Mais il ne put le décider à venir. Ahmadou lui avait fait de beaux cadeaux, sans doute en lui recommandant le silence, et il ne voulait pas se compromettre. 10 septembre 1864. Enfin, le 10, je me décidai à faire une dernière tentative près d’Ahmadou, pour obtenir des chevaux, un guide et l’autorisation de partir. D’abord il refusa de me voir, et Samba N’diaye, qui prévoyait un orage, alla se réfugier dans la maison d’El Hadj, afin que je ne pusse l’y joindre. Cela, tout en me contrariant, ne m’arrêta pas ; j’allai avec le docteur et mes interprètes trouver Ahmadou sous les arbres. Dès le premier mot, je lui fis comprendre que je voulais absolument lui parler. Alors il fit appeler Samba N’diaye, et, pendant qu’on allait le chercher, il me dit que Samba lui avait parlé et qu’il avait répondu que dès qu’il aurait le temps il me ferait appeler. « Oui, repartis-je, mais je ne puis attendre. Je n’ai pas grand’chose à te dire que tu n’aies entendu, mais il faut que je te le dise. — Mais, répliqua Ahmadou, c’est une longue affaire. — Non, dis-je, le délai que je t’avais fixé est passé. Je ne suis pas parti parce que j’ai attendu que ton armée fût rentrée, mais je vais me préparer, et dans dix jours je partirai. Je viens te prévenir. Si tu veux nous aider, tu le peux. Je n’ai pas de chevaux ni de guide. Je voudrais que tu m’en donnasses ; je voudrais surtout que tu te décidasses à arranger les affaires pour lesquelles je suis venu. » Ahmadou se récria et recommença ses théories sur le devoir d’un envoyé, qui doit savoir attendre qu’on le renvoie et qu’on arrange ses affaires (et le fait est que dans les usages des noirs il en est ainsi). Je lui dis alors fort sèchement que j’avais assez attendu, que je ne pouvais plus rester ainsi sans même savoir pourquoi je restais ; que je voulais partir. J’avais un peu haussé la voix, et en réalité j’étais obligé cette fois encore comme cela m’était si souvent arrivé, de faire appel à tout mon calme pour ne pas me laisser aller à des explosions de colère provoquées par cette force d’inertie contre laquelle je luttais. Ahmadou me dit que je ne devais pas me fâcher, qu’on avait vu des envoyés attendre bien plus longtemps que je ne l’avais fait. Ma cause était perdue, mais je ne voulais pas reculer ; je fus de plus en plus roide et j’en vins à lui dire (ce qui n’était pas vrai) : « Si tu me disais maintenant d’aller à Hamdallahi, je n’irais plus.... » C’était une maladresse. Ahmadou en tira parti tout de suite. « Alors, dit-il, tu n’es pas venu pour voir El Hadj, puisque tu ne veux plus aller vers lui. » C’était trop fort. Je lui rappelai que j’attendais depuis sept mois ; que j’avais souffert, dans cet espoir, toutes les misères de la vie que je menais, vie impossible pour un blanc. « Mais, du reste, dis-je, il est inutile de te rappeler cela : tu le sais aussi bien que moi, et je n’ai plus qu’une chose à faire, c’est de m’en aller. Tu as encore dix jours, si tu veux te bien conduire avec nous ; sinon je partirai à pied. » Il essaya encore de me désarmer, mais j’ajoutai : « J’ai dit dix jours, je n’ai rien à changer. » Ce fut mon dernier mot. Dès que je fus levé, j’acquis par mes deux interprètes la conviction qu’un parti hostile poussait Ahmadou à m’empêcher de partir. Et en reprenant le palabre dans une conversation avec Boubakary Gnian, je vis combien il est difficile de ne pas faire d’erreurs avec de mauvais interprètes. C’est ainsi qu’à un moment où Ahmadou disait : « Il faut que tu restes, » ou : « Je veux que tu restes, » on me traduisait : « Je désirerais que tu restasses » (bien entendu l’interprète tourne ainsi : Il désire que tu restes). Il est vrai que, chez les noirs, désir de prince est une loi que l’on transgresse rarement ; mais pour moi ces deux expressions avaient une signification bien différente. Le docteur, qui ne voulait pas croire aux intentions malveillantes, demeurait persuadé qu’on nous laisserait partir. Quant à Samba N’diaye, il s’abstenait disant : « C’est une affaire entre Ahmadou et toi. » En somme, j’étais dans une position bien délicate. Une route difficile, pour ne pas dire impossible, sans guide, sans chevaux ; un violent désir de terminer ma mission en rapportant un traité au moins d’amitié et de commerce, et l’espoir d’arriver à ce résultat : telles étaient mes raisons pour rester. L’inquiétude sur les événements ultérieurs du pays, la crainte pour ma santé et celle de mes compagnons ; un besoin d’échapper à la vie mortelle que nous menions depuis près d’un an : voilà quelles étaient mes raisons pour partir. Dix jours nous restaient, et je commençais mes préparatifs. J’avais une forte réserve de cauris ; j’avais encore quelques marchandises. Je fis sortir mes harnais, j’ordonnai de les mettre en état ; je fis quelques provisions de route, et pris, en un mot, toutes les dispositions nécessaires au départ. Si on me laissait partir, une fois à Yamina, je trouverais certainement un guide en le payant ; mais il fallait partir, c’était là le difficile. Sur ces entrefaites arriva une caravane de deux cents ânes, disait-on, mais dans tous les cas fort nombreuse, venant du Diafounou et du Diombokho. Les Diulas étaient tous Soninkés. Nous sûmes par eux que la route était praticable, quoique difficile, et qu’arrivés à Damfa, craignant d’être pillés par les Bambaras, il leur avait fallu demander une escorte à Yamina pour parvenir jusque-là sans courir les risques d’un pillage. Les derniers jours se passèrent dans des alternatives de nouvelles qui n’étaient ni meilleures ni plus mauvaises. Le chef de la caravane, avec lequel j’avais causé longuement, me disait que, sans guide, il était impossible de passer entre Yamina et Nioro, parce que beaucoup de villages étaient révoltés et qu’il fallait les éviter. Je sentais qu’au cas où nous partirions, une grande responsabilité allait peser sur moi. Si en route nous étions attaqués, que faire avec si peu d’hommes ? Abandonner les bagages, nos notes, journaux, cartes, perdre le fruit de tout notre travail et sauver nos corps ; revenir enfin les mains vides après avoir sacrifié plus d’un an pour ne rapporter aucun résultat, soit politique, soit géographique ? Je méditais à ce sujet de longues heures, et il me semblait, plus j’y réfléchissais, que là n’était pas le vrai chemin, le chemin du devoir, que je m’efforçais de suivre en faisant sans cesse abnégation de moi- même. Mais, d’un autre côté, faire de nouvelles concessions, attendre encore sans promesse de la part d’Ahmadou, et jusqu’à quand ? cela n’était pas admissible ; et quelles raisons eussé-je eu à donner pour avoir attendu ? Voilà ce que m’objectait Quintin, qui poussait au départ de toutes ses forces. L’exposé que je viens de faire de nos deux manières de voir résume assez bien notre situation. Après avoir délibéré avec mon compagnon, je persistai dans mes préparatifs ostensibles de départ ; nous étions convaincus que cela amènerait une concession pour nous retenir, et, comme on va le voir, nous ne nous trompions pas. Nos laptots, tout en se préparant aussi, étaient partagés d’opinion. Les uns obéissaient, mais semblaient désespérés de quitter Ahmadou sans qu’il nous y eût autorisés ; ils me faisaient entrevoir les beaux cadeaux que nous y perdions tous. Pauvres gens ! la manière dont ils ont quitté Ségou a été leur vraie punition, plus forte assurément que la plus grande peine que, dans un moment de colère, j’eusse osé leur infliger. Ils se berçaient de l’espoir de partir tous montés à cheval, supérieurement vêtus de boubous lomas brodés, avec de beaux turbans[175] en Tamba Sembé ; et quant au docteur et à moi !!! C’était une fortune que nous devions emporter. Quelques autres, espérant moins de la générosité d’Ahmadou, étaient indifférents. L’un, Boubakary Gnian, ayant un fort abcès, prévoyait des souffrances en route. Enfin, d’autres encore pensaient qu’on ne nous laisserait pas partir. Ils s’en allaient quêter à ce sujet des renseignements en ville ; et soit que ce fût l’opinion générale, soit qu’on voulût m’intimider, ces bruits m’arrivèrent de plus en plus alarmants. Or, si cela arrivait, que fallait-il faire ? Résister dix contre dix mille ? C’était risquer de perdre le bénéfice de tous nos sacrifices, d’être peut-être après cela traités en prisonniers au lieu de l’être en hôtes comme nous l’avions été jusqu’alors. Nous en discutâmes donc encore Quintin et moi et, tout en reconnaissant la gravité de la situation, notre départ nous parut douteux, et nous convînmes d’aller en avant jusqu’au moment où l’ordre d’Ahmadou nous viendrait de ne pas sortir de la ville. [Décoration] [Note 173 : Diakhité, famille de Peuls du Khasso.] [Note 174 : Sambala Khoy (Sambala Blanc).] [Note 175 : Il ne faut pas oublier que le noir, quel qu’il soit, allie avec une propreté médiocre une grande vanité quant aux vêtements.] CHAPITRE XXV. Samba N’diaye tente d’obtenir pour moi une audience secrète d’Ahmadou ; il échoue et s’allie avec Tierno-Abdoul, Oulibo et Mahmadou Dieber pour intervenir. — Je pose des conditions pour rester encore et j’obtiens le départ d’un courrier avec une lettre d’Ahmadou pour le gouverneur. — Départ de Bakary Guëye. — L’armée sort. — Expédition de Gouni contre Niansong. — Nouvelle défaite et ses causes. — Ahmadou sévit contre les Somonos. — Ce qu’ils sont. — Leur village. — Arrivée de Seïdou. — Lettres nombreuses. — Mauvaises nouvelles et souffrances morales. — Lettres du gouverneur. — Lettre de M. Perraud. 13 septembre 1864. Samba N’diaye lui-même essaya de nous intimider, et, sachant fort bien que le docteur ne l’aimait pas, il me prit à part. L’occasion était belle ; j’étais seul avec lui. Je fis semblant de croire à ses craintes sur notre départ et je lui dis d’un air profondément triste que j’étais résolu à mourir plutôt que de rester à Ségou sans savoir jusqu’à quand j’y resterais ; que j’étais las et dégoûté de tous les mensonges de la ville, aussi bien de ceux qui concernaient les Bambaras que de ceux qui venaient du Macina ; que lui-même m’avait trompé en m’affirmant que je partirais pour Hamdallahi après l’arrivée de l’armée de Nioro, et que je ne resterais que lorsque Ahmadou lui-même, qui, disait on, ne mentait jamais, m’aurait donné une assurance au sujet de mon retour à Saint- Louis ou de mon départ pour le Macina. Et pour exciter son zèle je lui fis confidence d’un projet que j’avais de remonter le fleuve avec des bateaux à vapeur, des canons et de venir donner un coup de main à Ahmadou pour soumettre tout le pays. 15 septembre 1864. Samba N’diaye s’enflamma de nouveau pour notre cause, et alla chez Ahmadou pour obtenir une audience où nous ne fussions que nous trois ; Ahmadou la promit. Puis, le soir arrive, il fit appeler Samba N’diaye et lui dit que, toute réflexion faite, il lui déléguait le soin de causer avec moi. Samba N’diaye arriva l’oreille basse et triste. Voyant que ma ruse n’avait pas obtenu le résultat que j’en attendais (qui était d’avoir un entretien avec Ahmadou sans autre influence que celle de Samba N’diaye, que j’eusse gagné, tant par la parole que par un cadeau), je lui répondis qu’alors je n’avais plus qu’à partir quoi qu’il pût en résulter, car mourir tout d’un coup ou mourir des privations morales et physiques que j’endurais, cela se valait, et qu’en somme, j’aimais autant qu’Ahmadou me fît arrêter, qu’en ce cas je me sauverais, et qu’une fois prisonnier, toute ma responsabilité serait à couvert, car je n’aurais plus que le soin de moi-même. Ce disant, je donnai l’ordre de faire des achats de couscous pour la route. Cette fois Samba N’diaye s’émut ; il ne craignit pas de donner tort à Ahmadou, et me dit : « Je ne puis pas laisser les choses ainsi. Je vais aller parler à Abdoul Ségou, à Oulibo, à Alpha Ahmadou et à Mahmadou Dieber. » En effet, le lendemain ces personnages arrivaient chez moi avec Samba N’diaye ; j’avoue que je ne les attendais pas. D’un commun accord ils avaient décidé de ne pas appeler Alpha Ahmadou à cause de l’aigreur de son caractère, et parce que Ahmadou n’aimait pas qu’il se mêlât de ses affaires[176]. J’ai déjà parlé de ces personnages. Mahmadou Dieber, que je voyais pour la première fois, est un homme âgé de cinquante ans passés, borgne ; c’est un Peuhl Fouta Diallonké ; son regard est profond, son nez légèrement crochu, ce qui, du reste, se voit quelquefois chez les Peuhls et dans leurs croisements avec certaines races comme les Massasis. Je fis étendre deux nattes par terre, et nous entrâmes dans ma case, dont je fis défendre la porte. Samba N’diaye me dit aussitôt qu’il les avait réunis pour se mettre comme intermédiaires entre Ahmadou et moi, que je n’avais qu’à leur répéter tout ce que j’avais à dire. Je repris alors l’historique de mes griefs, ne me faisant pas faute de traiter tout le monde de menteur. Je dis que j’étais fatigué de toute cette comédie et que je voulais partir pour Saint-Louis ; qu’ils n’avaient qu’une chose à faire, c’était d’obtenir d’Ahmadou un guide et des chevaux pour moi ; que quant à m’arrêter comme quelques personnes le lui avaient peut-être conseillé, il en était libre, mais que ce serait brouiller à tout jamais ses affaires avec la colonie du Sénégal, et que, quant à moi, cela m’était fort égal, car au moins je saurais à quoi m’en tenir sur ses intentions. Je rappelai les propositions que je lui avais envoyé faire par Samba N’diaye, de conférer avec moi des affaires qui m’avaient amené, propositions auxquelles il avait répondu en disant que le commerce pour lui n’était rien. Après cela, dis-je, je n’ai plus rien à faire ici, puisque je ne suis venu que pour le commerce. Tierno-Abdoul prit alors la parole et dit qu’ils étaient venus me trouver parce que El Hadj, en partant, les avait laissés, eux, gens âgés et d’expérience, pour diriger son fils, et qu’ils ne cesseraient pas de travailler pour me mettre d’accord avec celui-ci. Ils ne pouvaient pas accepter ce que je proposais, car Ahmadou n’y consentirait pas, mais ils pouvaient, si je le voulais, aller offrir à Ahmadou de faire une lettre pour le gouverneur, que j’en ferais une aussi, que les deux courriers partiraient tout de suite, et qu’au retour, si le gouverneur me rappelait, on me laisserait partir ; que, pour ce qui était des mensonges, il n’en fallait plus parler, que c’était fini, et que quant aux paroles d’Ahmadou relatives au commerce, il ne pouvait pas les avoir prononcées, ou qu’on m’avait mal rapporté ses paroles. J’avais fort envie d’accepter, car je calculais qu’un courrier pouvait aller et revenir en trois mois, et qu’à son retour, nous serions dans la meilleure saison pour voyager. Mais après quelques mots échangés avec le docteur, je me décidai à persister dans ma première résolution. Il était évident qu’on craignait notre départ et qu’on allait faire des concessions. — Mahmadou Dieber dit quelques mots pour appuyer l’avis de Tierno-Abdoul. — Puis Oulibo parla et s’épuisa en protestations d’amitié et de bon vouloir, me comblant d’éloges pour m’attendrir. Mais je fus inflexible. Alors, à mon grand étonnement, ils sortirent, et n’allèrent même pas chez Ahmadou. Plus tard, Samba N’diaye vint me demander pourquoi je n’avais pas accepté ce qu’on m’avait proposé, en demandant qu’on me fît partir pour le Macina ou qu’on me donnât une parole sûre à ce sujet. Je lui dis que je n’y avais pas pensé, mais que si Ahmadou s’engageait à me faire partir pour le Macina j’attendrais le retour du courrier, que j’expédierais tout de suite à Saint-Louis ; que, quant au courrier d’Ahmadou, ce serait une occasion de retard ; que d’ailleurs ce courrier serait assez mal reçu du gouverneur, qui ne serait pas content de me voir retenu. 17 septembre 1864. Il alla rechercher les trois vieux diplomates, et, le 17 septembre, le palabre recommença, et nous arrivâmes promptement à poser les conditions suivantes : 1o Un courrier (l’un de mes hommes) partira de suite pour Saint-Louis avec mes lettres et une d’Ahmadou au gouverneur. On hâtera son voyage par tous les moyens possibles, chevaux, guides, etc. On donnera à Nioro des ordres pour hâter son retour quand il reviendra ; 2o Le jour de son retour, si je suis encore à Ségou, on me fera partir sans retard si le gouverneur me réclame, et on me fournira des chevaux et des guides pour le retour à Saint-Louis ; 3o Ahmadou alors arrangera toutes les affaires dont j’ai à lui parler pour le commerce ; 4o Ahmadou promet de s’occuper de nous envoyer au Macina, à son père, le plus tôt possible, et de nous dire en particulier ce qu’il va faire pour cela ; 5o A ces conditions j’attendrai le retour du courrier. Ces conditions acceptées par nos ambassadeurs, ils allèrent les porter à Ahmadou, et tout d’abord je fus inquiet de ne pas les voir revenir ; mais je sus bientôt qu’après le salam de deux heures Ahmadou nous ferait appeler. Je n’y allais pas sans une certaine émotion, que l’on comprendra quand on saura que nous étions tous deux, Quintin et moi, assez malades et assez faibles pour craindre de ne pouvoir résister six mois encore à la vie que nous menions. Chez Ahmadou la convention passa sans plus de difficultés, sauf l’article relatif au voyage au Macina, qui fut enveloppé de tant de réticences, que je crus de plus en plus qu’Ahmadou ne voulait pas ou ne pouvait pas m’y envoyer ; néanmoins, désireux d’éclaircir ce fait, je le pressai tellement qu’il remit au lendemain sa réponse à ce sujet. Quant au reste, il me répéta lui-même par trois fois le sens de ce qu’il promettait, et notamment que le jour où le courrier reviendrait, si le gouverneur me rappelait, je partirais le soir si le courrier arrivait le matin. Cette condition à elle seule, mise en regard de la perspective de partir sans secours ni protection à travers un pays en proie à une grande anarchie, valait bien trois mois d’attente, délai auquel nous avions fixé la durée de ce voyage. Je rentrai donc à la case, et ce fut mon fidèle compagnon du désert, Bakary Guëye, que je chargeai d’aller porter ces lettres. Il ne parlait que le yoloff, mais je lui adjoignis Sidy comme interprète, en lui disant de ne pas le ramener. J’écrivis longuement au gouverneur ; je lui expliquai en détail la situation du pays et l’urgence qu’il y avait à rentrer avant que les choses ne s’aggravassent ; je lui demandai de me renvoyer deux laptots avec Bakary pour remplacer Sidy dont j’étais mécontent, et Yssa qui était parti avec Seïdou. Je fis le calque de mes travaux géographiques et notamment de ma carte d’ensemble. Puis j’écrivis aux commandants de divers postes pour qu’ils hâtassent le plus possible le voyage de mes deux hommes. Après cela, je donnai de longues heures à ma famille et à quelques amis qui me suivaient de leurs vœux ; j’émettais l’espoir de rentrer vers le mois de mars ou d’avril 1865, espoir que je partageais et qui se fût réalisé peut-être, si les circonstances politiques ne s’étaient pas modifiées. Ces lettres furent terminées le 19 septembre, et le même jour j’allai chez Ahmadou qui fut plus aimable qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Il avait préparé sa lettre, tout allait bien ; mais je crus devoir le prévenir que j’allais plus que jamais être à sa charge, parce que mes ressources étaient presque épuisées, que les marchandises qui me restaient ne se vendaient pas (ambre et corail menu, cornaline), et que je serais obligé de lui demander des cauris pour attendre le retour de mon envoyé. Il répondit que cela n’était pas une difficulté et qu’il m’en fournirait tant que j’en demanderais ; et de fait, bien qu’il m’ait quelquefois fait attendre, il m’en a toujours donné quand je lui en demandai par la suite. 20 septembre 1864. Enfin, le 20 septembre, je fis partir Bakary, après lui avoir fait mes recommandations de se hâter. Avec lui partaient Sidy et trois hommes du Guidimakha envoyés par Ahmadou. Un ordre d’Ahmadou prescrivait à Tierno Alassane, qui se trouvait avec l’armée à Yamina, de les mettre en route, c’est-à-dire de les habiller et de leur fournir un cheval et des vivres pour le voyage. Cet ordre que j’ignorais fut ponctuellement exécuté, mais il causa cinq ou six jours de retard à Yamina, retard que j’appris peu après et dont j’allai me plaindre à Ahmadou. Nous avions ainsi calculé notre affaire : quinze jours de Yamina à Nioro, sept de Nioro à Médine, quinze de Médine à Podor, et trois jours de retard : total quarante jours ; cinq jours à Saint-Louis, puis le même temps pour le retour que pour aller : en tout quatre-vingt-cinq ou quatre-vingt-dix jours, pendant lesquels nous étions sûrs de rester à Ségou-Sikoro ; car aller au Macina devenait bien peu probable, après l’embarras qu’Ahmadou avait témoigné au sujet de cette demande. [Illustration : Jeune fille Peulh.] Pour tuer le temps pendant ces longues journées, je me mis à travailler ; j’avais fait jour par jour le lever de ma route en venant, mais lorsque ces levers à la boussole ne s’accordaient pas avec mes observations, je m’étais contenté de le noter. Je mis tout ce travail au net, réduisant mes routes proportionnellement ; puis je refis quelques dessins qui n’étaient qu’esquissés. Je fis le portrait de diverses personnes, entre autres de deux jeunes filles Peuhls remarquables par leurs coiffures, et je me remis de plus belle à questionner sur le Macina pour compléter la carte de ce pays dressée par renseignement, et la moindre de mes conquêtes géographiques n’a pas été de chercher, au milieu de la foule de renseignements contradictoires, le véritable cours du Niger entre Ségou et Tombouctou. Je parvins ainsi, quelques promenades à cheval aidant, à tuer les heures. [Illustration : Jeune fille Peulh.] Ce fut à cette époque que je déterminai par les distances luni-solaires la longitude de Ségou, que je trouvai peu différente de celle donnée par le lever à la boussole. Octobre 1864. Cependant Ahmadou rassemblait une armée, on ne savait trop pourquoi ; aussi, montrait-on généralement peu d’empressement. Dans chaque compagnie, c’était à qui ne marcherait pas, et dans celle de Samba N’diaye (les Soninkés du Galam[177]), cela occasionnait des disputes, qui naturellement avaient lieu dans notre case, puisque c’était en même temps celle de Samba. Je n’ai jamais vu dans ma vie des gens se disputer avec une telle énergie ; c’était à croire qu’ils allaient s’arracher les yeux, mais tout se passait en paroles. Cela m’était d’autant plus pénible que j’étais malade, et que j’aurais eu grand besoin de repos. Bien que le fleuve baissât depuis le 15 septembre, l’hivernage n’était pas terminé ; les nuits étaient souvent accablantes, et le matin, quand on aurait pu goûter un peu de repos, nos braillards arrivaient. 10 octobre 1864. Enfin, l’armée partit le 10 octobre, et nous apprîmes qu’elle allait dans l’ouest au secours de l’almami de Kénenkou[178], qui était menacé par les Bambaras révoltés, réunis à une demi-journée de marche de son village, et fortifiés à Gouni sous le commandement de Nionsong, chef des anciens captifs de Ségou, qui, lors de la prise de Ségou-Sikoro, avait fui, mais ne s’était jamais rendu. Ce Nionsong opérait, du reste, pour son compte. Pendant quatre jours, on n’entendit parler de rien. Comme d’habitude, Ahmadou s’était renfermé et attendait le résultat. Enfin, le 16, on reçut deux nouvelles contradictoires, ce qui était mauvais signe : 1o Les Bambaras ont pris la fuite ; l’armée a détruit le village ; 2o On a pris la moitié du village, et ensuite on en a été chassé. Aucune des deux nouvelles n’était vraie. La vérité, c’était que l’armée avait refusé d’obéir à Tierno Alassane. Les Talibés, tous cavaliers à peu près, avaient refusé de descendre de cheval et d’aller à l’assaut, qui n’avait été donné que par les sofas, et au premier coup de fusil, les cavaliers ayant pris la fuite, tout le monde les avait imités, trop heureux que les Bambaras ne les poursuivissent pas. Du reste, si les Talibés étaient mécontents et disaient qu’Ahmadou les avait fait partir de force et qu’on ne les ferait pas battre de force, il y avait deux autres faits encore plus sérieux : l’un, que j’ai signalé, était la persistance d’Ahmadou à donner le commandement à Tierno Alassane, homme du Toro, peu populaire ; l’autre, le mécontentement de voir qu’il n’y avait de cadeaux de la part d’Ahmadou que pour Sidy Abdallah, Bobo, et ses intimes qui ne se battaient pas, tandis que la partie active de l’armée manquait du nécessaire. Quant à Ahmadou, il était furieux et avait défendu sa porte aux Talibés. Pour ce qui est de nous, je souffrais moi d’un atroce mal de dents, et le docteur avait la fièvre. 20 octobre 1864. Les choses en étaient là quand je reçus, le 20 octobre, la visite du fils du chef de Marconnah, qui, alors enfant, nous avait servi de guide jusqu’à Banamba, lors de notre arrivée, et qui aujourd’hui, devenu presque un homme, venait de la part de son père voir Ahmadou et lui demander des armes et des pierres à fusil pour se défendre, car le pays était bien agité. Il avait apporté en présent, à Ahmadou, une belle tamba-sembé de la part de son père ; car, même quand on vient demander du secours contre l’ennemi commun, il est de règle, en pays nègre, de ne se présenter devant le roi qu’un cadeau à la main. J’appris par lui que le Bakhounou, dont on parlait un peu, n’était pas encore révolté, sauf le village de Bassakha dont le chef Maoundé s’était prononcé ouvertement. Pendant que ces nouvelles, assez inquiétantes au point de vue du retour de mon courrier, m’arrivaient, à Ségou même on n’était guère tranquille, et Ahmadou, craignant la révolte des Somonos (pêcheurs), venait de leur enlever leurs pirogues et leurs fusils ; les privant ainsi des moyens de fuir et aussi de leurs principaux moyens d’existence, puisqu’ils ne pouvaient plus pêcher que de dessus la terre ferme. Ces Somonos sont Soninkés d’origine. On prétend que c’étaient dans l’origine des pêcheurs qui, tombés comme esclaves entre les mains du roi de Ségou, lui proposèrent de faire des pirogues et de pêcher pour lui. Ils réussirent très-bien, et le roi enchanté leur donna des captifs pour qu’ils leur apprissent ce métier. Puis, par la suite, à chaque expédition, il leur donnait une partie des captifs qui lui revenaient dans le partage, et les Somonos se répandaient sur le littoral, formant dans chaque village une espèce de corporation, vivant à part, travaillant, faisant les transports par eau au moyen des pirogues, dont ils avaient le monopole et qui leur rapportaient beaucoup de cauris, surtout les jours de marché. Ils devinrent très-riches ; mais aussi quels travailleurs ! Ils ne se contentaient pas de la pêche ; leurs femmes vendaient un peu de tout au marché. Ils faisaient le commerce du sel, de verroteries, d’étoffes ; ils étaient tisserands, teinturiers et tous maçons. Quant à leurs charges envers leur maître, le roi de Ségou, c’étaient : 1o un impôt de cauris ; 2o des contingents à fournir à l’armée ; 3o le service des pirogues par ordre du roi ; 4o la réparation et la construction de toutes les murailles des villes fortifiées ou des palais du monarque. Les Somonos ont encore, dans leurs villages, gardé les mêmes charges, mais ils n’ont pas les mêmes ressources. Ils ne reçoivent plus de captifs en dépôt après les expéditions, dans lesquelles ils portent la poudre et les armes de rechange sur leur tête. Mais en revanche, quand un prince a besoin de _manger_ un captif, soit pour en donner la valeur en détail, soit pour payer ses dettes à un forgeron ou au cordonnier qu’il a fait travailler, il s’en va chez un Somono un peu riche enlever le captif qui lui convient, et si l’on ne veut pas le donner ou si le maître du captif se plaint, on le bat. C’était l’habitude du jeune prince Mahmadou Abi d’agir ainsi à Ségou, et Ahmadou, pour l’en empêcher, fut obligé de le menacer de le mettre aux fers : ni plus ni moins. Il n’avait pas vingt ans ! Les Somonos occupent à Ségou-Sikoro le faubourg à l’Est de la ville, faubourg qui s’étend plus sur le fleuve que la ville elle-même, dont la façade riveraine n’a pas mille mètres de développement. Irrégulier au suprême degré, malpropre par endroits, ce village des Somonos est cependant bien plus intéressant que la ville. Tout le long, sur le bord du fleuve, les cordiers, qui ne sont que les Somonos eux-mêmes, après avoir amassé en tas l’herbe qu’ils emploient comme textile et qu’ils appellent nda-dou (bissab-bouki des Yoloff), la font pourrir dans l’eau, puis la battent et en tirent un chanvre assez blanc, qu’ils peignent, qu’ils filent eux-mêmes et tressent en cordes qui étonnent par leur régularité, et dont les plus grosses atteignent deux centimètres de diamètre. Plus loin, ce sont eux encore qu’on voit travailler à l’intérieur d’une pirogue avec leur petite herminette de moins d’un pied de manche, au fer épais et large de deux ou trois centimètres. [Illustration : La maison commune des Somonos.] Dans un autre endroit, vous en trouvez raccommodant des filets ou les faisant sécher ; d’autres captifs, hommes ou femmes, arrosent les champs de tabac qu’ils plantent au bord du fleuve et qu’ils entremêlent de champs de melons[179], de haricots dont les feuilles servent à faire le bouillon de ceux qui ne peuvent acheter de viande, pour tremper le couscous ou le lack-lallo. Puis, au milieu de tout cela, le bruit des métiers de tisserands se fait entendre. Dans un coin, de vieux Somonos comptent des cauris sur une peau de bœuf, et des myriades d’enfants, entièrement nus, jouent à terre ou dans l’eau. En un mot, partout l’activité, le travail, quelquefois l’aisance, au lieu de la paresse et de la misère mal déguisée du village des Talibés. Du reste, les Somonos recueillent le fruit de leur travail ; ils vivent bien relativement aux Talibés. L’usage des boucheries au marché démontre assez que la viande et le poisson sont pour eux les aliments ordinaires, tandis que chez bon nombre de Talibés c’est un extra assez rare. En outre, ils ne dédaignent pas le confortable. Le docteur a visité quelques-unes de leurs maisons, qui ne le cèdent pas à celles des chefs les mieux installés à Ségou. En dehors, ils plantent de beaux arbres, généralement des fromagers ou des doubalels, pour s’abriter du soleil, et leur maison commune, dont j’ai pris le dessin, sorte de hangar qui sert à réparer les filets et à faire le partage du poisson, est, par son architecture, qui rappelle les palais égyptiens, une des plus curieuses de la ville. 31 octobre 1864. Tandis qu’au milieu d’alternatives de santé et de maladie, pris de rhumatismes dans les genoux, j’observais, je notais tout ce qui me paraissait intéressant, on vint, le 31, me dire que Seïdou, le courrier que j’avais expédié à Saint-Louis, était de retour et qu’il venait s’établir dans le pays. On comprendra sans peine l’émotion que me causait cette nouvelle. Il me semblait impossible que Seïdou fût parti, même pour venir s’établir à Ségou, sans en avoir averti le gouverneur, sans avoir pris des lettres pour moi. [Illustration : Vieux bambara somono.] Néanmoins, comme on m’affirmait qu’il n’avait rien dit pour moi et qu’il était allé directement chez Ahmadou, j’envoyai à sa recherche pour le prier de passer chez moi le plus vite possible. La seule nouvelle qu’il eût donnée, c’est qu’il avait croisé Bakary Guëye à Nioro. C’était déjà quelque chose, et, à l’heure qu’il était, mon courrier devait avoir dépassé Bakel. Mais qu’on se figure mon impatience, qui, comme bien on pense, ne fut guère diminuée quand Samba N’diaye vint m’annoncer qu’il y avait un plein toulon de lettres pour moi. Enfin, après une autre demi- heure d’attente, Ahmadou, qui était dans la maison de son père, sortit et m’envoya Seïdou. Je le fis entrer et nous commençâmes à dépouiller un volumineux courrier. Quelle joie était la nôtre ! et cependant elle ne devait pas être longue. Ces lettres, si impatiemment désirées, ne nous apportaient que le deuil et la tristesse. Mon compagnon Quintin n’en avait pas une seule. Celui qui avait été chargé de recevoir sa correspondance à Saint-Louis n’avait pas été informé du départ du courrier, et moi, quelque répugnance que j’éprouve à faire entrer le public dans les souffrances de ma vie privée, il faut bien que je le dise pour qu’on puisse apprécier toutes les douleurs qui m’ont assailli, moi, j’étais frappé par une nouvelle affreuse. L’enfant sur lequel j’avais compté pour apaiser les chagrins de ma femme, cet enfant si désiré dont on m’annonçait la naissance avec des élans de joie indescriptibles, on m’apprenait aussi sa mort, et au milieu de ses angoisses, ma jeune femme ne trouvait qu’un cri : « Reviens, j’ai besoin de toi pour me consoler. » Que le ciel préserve toute créature d’une souffrance pareille à celle que j’éprouvai et qu’il me fallut refouler ; car je sentais que je devais, au lieu d’attrister encore de mes chagrins mon compagnon privé de nouvelles, lui apporter plutôt des consolations. Du moins pour lui on pouvait dire (nous le sûmes plus tard), ce que je lui répétais avec amertume : « Pas de nouvelles valent mieux que de mauvaises. » Mais ce n’est pas tout, la mort avait frappé de rudes coups dans ma famille, et des parents que j’aimais avaient été moissonnés à la fleur de l’âge. Et parmi mes amis même, j’en avais à regretter ; car un des officiers de la garnison du Sénégal, avec qui j’étais le plus lié, le capitaine Laurens, du génie, venait de tomber en brave avec quatre autres officiers sur le champ de bataille, et sur cent cinquante hommes qui l’accompagnaient dans ce triste épisode des guerres du Cayor, c’est à peine si vingt-cinq avaient échappé ! Au milieu de toutes ces lettres, de ce courant de nouvelles, de journaux dont quelques-uns donnaient des nouvelles plus ou moins exactes de notre position, les uns l’exagérant, les autres ne se rendant pas compte de sa gravité, par la raison qu’ils ne connaissaient pas le pays ; au milieu, dis-je, de ces nouvelles tristes ou gaies, le gouverneur, malade lui- même, ne m’avait fait écrire que quelques lignes, et les voici : « Bakel, 15 août 1864. « Mon cher capitaine, « J’ai reçu les lettres que vous m’avez envoyées par le courrier Seïdou ; mais depuis son arrivée je n’ai reçu aucune nouvelle de vous, soit directes, soit indirectes. Comme, d’un autre côté, je sais que les partisans d’El Hadj Omar sont en guerre ouverte avec les Bambaras révoltés, je suppose que vous êtes bloqués dans Ségou et que les communications sont interrompues avec le haut Sénégal. D’ici à peu de jours, le courrier Seïdou partira pour essayer de vous rejoindre, et il vous portera, s’il arrive, quelques marchandises peu encombrantes que je lui ferai remettre pour vous ; car vous devez commencer à être un peu à court d’argent. De plus, j’enverrai un courrier qui portera une lettre au chef des Bambaras qui assiégent Ségou, afin qu’il vous facilite le moyen de revenir le plus tôt possible à Saint-Louis, si vous tombez entre ses mains. J’espère que cela pourra se faire bientôt. « Recevez, mon cher capitaine, etc. « Le gouverneur. « _Signé_ : FAIDHERBE. » Et plus bas de sa main : « Je suis bien malade, au moment où je vous signe cette lettre, revenant de Médine. Ce courrier vous portera des lettres de France à votre adresse. « _Signé_ : FAIDHERBE. » En effet, le gouverneur était allé se renseigner à Médine, et à peine fut-il revenu à Saint-Louis, que le courrier qui l’avait accompagné dans ce voyage fut expédié avec tout ce qu’on trouva à la poste à mon adresse, et une somme de cinq cents francs représentée par deux cents francs d’argent et une filière d’ambre no 1, de trois cents francs. Comme on peut le voir, le gouverneur était bien au courant de la situation politique de Ségou. Il appréciait l’impossibilité dans laquelle nous étions, non-seulement de revenir, mais même de correspondre ; heureusement on lui avait exagéré les choses en lui laissant supposer que nous étions assiégés dans Ségou, car alors nous eussions dû dire adieu à la vie, à moins d’un miracle. De toutes nos lettres, dont quelques-unes étaient cependant consolantes, il y en avait une qui m’alla au cœur. Elle était d’un officier que j’avais à peine entrevu à Saint-Louis, mais qui, ayant tenté un voyage au désert pour se rendre à Tombouctou, avait pu, dans les quelques jours qu’il avait passés en route, apprécier à leur juste valeur les mérites et les difficultés des explorations en Afrique. Cette lettre, empreinte d’un enthousiasme exagéré pour notre œuvre, me combla de joie. Au moins, me dis-je, il y a quelques personnes qui ne me décrieront pas, qui ne me jetteront pas la pierre au retour, et cette pensée fut consolante entre toutes. La lettre en question (je me plais à en citer l’auteur, pour le moment agréable que je lui ai dû, au milieu de mes peines) était signée Perraud[180], lieutenant de spahis, commandant le fort de Médine. [Décoration] [Note 176 : A cause de sa parenté, qui pouvait, d’après les usages peuhls, lui donner le droit de lui parler irrévérencieusement.] [Note 177 : Pays compris, sur les bords du Sénégal, de Matam à Médine.] [Note 178 : Grand village de Soninkés musulmans, sous le commandement d’un almami, chef cumulant le pouvoir civil et le pouvoir religieux.] [Note 179 : Ou plutôt de pastèques, bien que le melon existe aussi dans le pays, en petite quantité il est vrai.] [Note 180 : Quelques mois plus tard, M. Perraud venait à notre recherche et s’avançait, le premier Européen, jusqu’à Nioro, sillonnant un pays vierge d’explorations.] CHAPITRE XXVI. Je fais un cadeau à Ahmadou. — Les repas et la cuisine d’Ahmadou. — Le miel et la manière de le récolter. — Promenades aux environs de Ségou. — Arrivée d’Amadi Boubakar, de Tambo et de Massiré. — Samba N’diaye me fait une avanie. — J’obtiens gain de cause auprès d’Ahmadou. — Visite à Tierno-Abdoul à Diofina. — Histoire de Ségou. — Conversation avec Tambo. — Température du mois de décembre à Ségou. — Ahmadou distribue des fusils. — Bruits divers. — Scènes de mœurs. — Le Diomfoutou d’El Hadj. — Je demande en vain à envoyer Seïdou au-devant de Bakary Guëye. Novembre 1864. En m’envoyant cinq cents francs, le gouverneur avait bien jugé de ma position et de mes ressources, et les deux marchandises (argent et ambre no 1) étaient peut-être celles dont l’écoulement était le plus facile. Seulement, comme quelques jours auparavant j’avais reçu d’Ahmadou quatre-vingt mille cauris (cent mille du pays), qui devaient amplement me suffire jusqu’en janvier, où j’attendais le retour de Bakary, je me décidai à ne conserver que l’argent pour un cas imprévu, et à donner la filière d’ambre à Ahmadou. Ce n’était qu’un faible dédommagement des dépenses qu’il faisait pour nous ; mais en raison de la grande valeur du gros ambre et de la beauté de celui qu’on m’avait envoyé, ce cadeau prenait une proportion dont l’effet devait m’être utile plus tard. Ce ne fut que le 4 novembre, lorsque j’eus lu tout ce qui m’était arrivé, jusqu’aux almanachs comiques qu’un de nos camarades[181] m’avait envoyés, que je vis Ahmadou. Vers huit heures et demie, j’allai à sa porte et Samba N’diaye entra pour lui faire savoir que nous étions là. Il était sorti ; ce qui veut dire qu’il n’était plus chez ses femmes ; mais dans la cour où il se trouvait, il n’y a qu’un petit nombre de personnes qui aient leurs entrées, et je dus attendre un peu. Samba N’diaye, du reste, revint tout de suite me dire que, comme c’était vendredi (le dimanche des musulmans, jour de grand salam à la mosquée), Ahmadou se faisait raser la tête et la barbe, et qu’il me priait d’attendre parce qu’il allait déjeuner. Le déjeuner d’Ahmadou nécessiterait à peine un plus grand couvert que celui de ses moindres sujets, n’était le nombre d’individus qui y prennent part. En effet, les chefs Fouta Djallonkés, Bobo, Boubakar Mahmady Diam et son frère Billo, chefs du Tabala, Sonkoutou le griot intime, Sidy Abdallah, Ngour le forgeron d’Ahmadou, son cordonnier, et quelquefois un de ses chefs de captifs, tous les princes de sa famille en outre y avaient encore à cette époque table ouverte[182]. Sadhio, esclave d’Ahmadou qui l’accompagne depuis son enfance, était l’intendant en chef de ces repas, qui se composent d’un certain nombre de calebasses de couscous, de riz cuit avec de la volaille, de lack-lallo, de mafé et à peu près de toutes les variantes de ces nourritures dont le riz, le mil et maïs sont l’unique base, et qui sont la nourriture de tous les nègres à quelque rang qu’ils appartiennent. Du reste, à en juger par deux plats d’une sorte de poule au riz que Sadhio m’avait envoyés à mon arrivée à Ségou, la cuisine n’était pas désagréable. Lorsque Ahmadou est prêt, Sadhio fait envoyer par les _gadas_ (femmes esclaves de la _maison_) les calebasses en nombre proportionnel aux convives qui sont là. On se range à l’entour, après s’être lavé les mains, et on mange à même avec les mains. Après quoi, on se lave de nouveau les mains, la bouche, et bien que ces plats soient gras, on ne se lave qu’à l’eau claire et on s’essuie en se frottant les mains, soit sur la tête, soit sur ses vêtements, soit même pas du tout, ce qui est le cas le plus général. Quand Ahmadou eut déjeuné, il nous reçut, et, avec une grâce parfaite, me demanda si j’avais des nouvelles de ma famille et du gouverneur. Après cette conversation, qui dura assez longtemps, je lui dis que le gouverneur m’engageait à rentrer. Aussitôt sa figure devint inquiète et il me répondit : « Mais nous sommes convenus d’attendre Bakary. » Je vis qu’il serait inutile d’entamer cette question, puisque le gouverneur n’avait pas songé à écrire en arabe à Ahmadou, pour le prier de hâter mon retour, et je me décidai à attendre. Je lui fis présent de la filière d’ambre, ce qui fut l’occasion de nombreuses questions sur l’origine de l’ambre, sur le pays d’où il venait, puis sur sa valeur, et de là sur le commerce en général, puis sur tous les pays, et enfin sur la forme de la terre ; et quand j’affirmai qu’elle était ronde, tout le monde témoigna une notable incrédulité, sauf Bobo qui dit « _Gonga_ » (c’est vrai), et Ahmadou, qui généralement s’efforçait de ne rien laisser voir sur sa figure. En somme, je fus très-content de cette entrevue. Ahmadou, en exécution d’une promesse faite au moment du départ de Bakary, avait donné l’ordre de m’envoyer des chevaux pour me promener aux alentours de Ségou. De plus, chose remarquable, il ne leva pas l’audience sans nous faire donner un pain de sucre qu’il avait envoyé chercher dans les magasins d’El Hadj. Depuis longtemps nous en étions privés, Ahmadou nous ayant dit qu’il n’en avait plus à lui, et nous étions réduits au miel, qui en ce moment était fort mauvais. Les Bambaras, qui ont la spécialité de récolter le miel, établissent de nombreuses ruches dans les arbres, aux abords des villages, et chaque mois, au moment de la pleine lune, ils vont retirer une partie du miel pendant la nuit et aux flambeaux. Les abeilles effarées quittent leur ruche, dont on enlève le couvercle au milieu du bourdonnement et non sans piqûres, puis on la referme et l’essaim y rentre petit à petit. Ces ruches sont des paniers en paille tressée, ouverts par un bout et pointus par l’autre ; l’extrémité ouverte est bouchée avec un couvercle en calebasse, que l’on fixe au moyen de terre glaise, après avoir pratiqué un trou au milieu. Quant au miel, tantôt blanc, tantôt rouge et quelquefois noir, il est de temps en temps très-bon mais souvent aussi détestable. A la suite de cette entrevue avec Ahmadou, je restai quelque temps sans le voir. Je lisais et relisais les journaux d’Europe qui m’étaient parvenus ; lettres, revues, journaux, je les sus bientôt par cœur, et ce fut alors que, voyant combien la lecture était un baume efficace à mes souffrances, je me mis à étudier les trois seuls livres que possédait le docteur : une géologie, une botanique et un formulaire de médecine. Ces lectures devenaient l’objet de conversations instructives entre mon compagnon et moi, et j’appris ainsi bien des choses que jamais je n’avais eu le temps ni l’idée d’étudier. Nous faisions aussi de nombreuses promenades dans la campagne. Nous partions le matin de bonne heure. Un de nos hommes emportait de quoi déjeuner et nous ne rentrions que le soir. La campagne était magnifique. Le mil était mûr ; on le récoltait dans les champs et on le mettait en grands tas sur des places nettoyées à l’avance, bien unies, où on devait battre celui qui était destiné à rentrer à la ville. Les fruits des karités mûrs couvraient encore les arbres, qui abondent dans la plaine et s’élèvent çà et là dans les lougans. A peu de distance de la ville, le terrain, d’abord plat et uni comme au cordeau, s’accidente légèrement. La ligne bleuâtre des collines qu’on apercevait de Ségou n’est plus qu’un horizon peu étendu et bientôt on se trouve au milieu de collines dont la plus élevée n’atteint guère plus de 20 mètres d’élévation au-dessus de la plaine. Encore quelques lieues et on ne voit plus rien devant soi qui annonce des montagnes vers le Sud, et si l’on continuait à marcher dans cette direction, on ne tarderait pas à voir le Bakhoy. Malheureusement le pays n’était guère tranquille. Ahmadou qui ne voulait pas, par prudence, disait-il, et de crainte qu’il ne nous arrivât du mal, nous laisser aller au Macina, ne se souciait pas que je m’éloignasse de Ségou-Sikoro, et toutes mes demandes pour aller jusqu’au Bakhoy ou même jusqu’à Dougassou, le village de Talibés le plus au Sud, échouèrent. Je ne dépassai pas Dougadougou[183], et c’est à l’obligeance de Samba N’diaye que je dus de m’avancer aussi loin un jour que nous étions allés passer l’après-midi dans ses lougans à Bandiougoubougou. 17 novembre 1864. Sur ces entrefaites arriva, le 17 novembre, une caravane de gens de Kouniakary qui venaient apporter à Ahmadou de la poudre et des fusils ; quelques Diulas étaient dans le nombre, mais les chefs de cette bande étaient un Toucouleur, nommé Amadi Boubakar, et Tambo, Bakiri de Lanel. Cet Amadi Boubakar, de la famille des Li, était apparenté à tout ce qu’il y a de distingué parmi les Toucouleurs résidant à Ségou ; c’était un Torodo. Quant à Tambo, il parlait le français. Dans sa jeunesse, il avait habité Saint-Louis et les comptoirs du fleuve où il avait fait la traite ; il avait même tenu, pour le compte d’un traitant de Bakel, un comptoir de traite à Lanel. C’était un très-brave garçon, aimant beaucoup les blancs ; il nous témoigna une grande amitié et par la suite il nous rendit des services dans les expéditions où nous nous trouvâmes de compagnie. Massiré, l’un de ses hommes, Sarracolet qui avait servi comme laptot sur la flottille du Sénégal, s’attacha tout de suite à nous et nous fut utile en ce sens que je le chargeai souvent d’aller me vendre différentes marchandises, dont, avec la facilité qu’il avait de se promener dans le pays, il se défaisait plus avantageusement que moi. Massiré avait, du reste, servi sous mes ordres quelques jours, lorsque, en 1861, je fus appelé à commander l’aviso à vapeur _le Griffon_ ; il s’y trouvait embarqué, mais, effrayé de quelques sévérités auxquelles je fus obligé d’avoir recours pour remettre ce navire sur un pied plus militaire que celui où je l’avais trouvé, il avait demandé son débarquement, et depuis cette époque il s’était fait Diula. Tambo, qui avait laissé sa maison (femmes, serviteurs, chevaux, captifs et fortune) à Tiguine, près de Kouniakary, était aussi pressé que nous de rentrer dans ses foyers et nous avions en lui un bon informateur ; il nous rapportait fidèlement les nouvelles qui circulaient. Bien que dévoué à Ahmadou et très-attaché à sa religion, Tambo eût été incapable de nous tromper par des mensonges, et de plus nous avions l’avantage de pouvoir converser avec lui. Il jouissait, du reste, de beaucoup de considération auprès des chefs de Ségou, et sa bravoure comme soldat lui donnait son franc parler, même, dans une certaine mesure, vis-à-vis d’Ahmadou, qui a besoin de ménager de tels auxiliaires. Bien entendu, Tambo croyait aux nouvelles de Macina comme tout le monde, et comme moi-même j’y crus longtemps encore. 18 novembre 1864. Ce fut à cette époque (18 novembre) que devint enfin certaine pour nous la nouvelle de la mort des principaux chefs qu’El Hadj avait emmenés au Macina, et entre autres de ses deux meilleurs chefs, Alpha Oumar Boïla, auquel il avait dû, comme je l’ai dit, non-seulement des victoires, mais souvent la soumission des Toucouleurs mécontents, et Alpha Ousman, qui avait conquis la plupart des pays malinkés à l’époque où El Hadj était dans le Fouta ou dans le Kaarta. En apportant cette nouvelle, un Khassonké, qui disait venir de l’armée de Tidiani (qu’il avait laissé à Poremane avec vingt-cinq mille Pouls du Macina), ajoutait que mille à quinze cents hommes de l’armée du Macina étaient en train de ravager le pays entre Sarrau et Djenné. Le lendemain, un autre homme annonçait que Sidy Ahmed Beckay s’était soumis à El Hadj, et que son fils Sidy faisait la guerre à Balobo pour le compte d’El Hadj. [Illustration : Femmes pilant le mil.] Tout en recevant ces nouvelles, Ahmadou ne réussissait pas à faire sortir l’armée ; le tabala battait toute la nuit, quelques cavaliers partaient le matin et rentraient le soir. Personne ne croyait aux prétendus mouvements de Mari. Ce fut à ce moment que je reçus la seule avanie que j’aie eu à souffrir pendant mon voyage : aventure incompréhensible, mais dans laquelle il me fallut déployer une certaine énergie sous peine de voir mon caractère officiel ruiné dans l’esprit de tous. Le 23 novembre, je fis demander à Ahmadou un guide pour aller à Dougassou. Il ne répondit pas, ce qui signifiait pour nous qui étions au courant de ses usages : « Je ne me soucie pas que tu y ailles. » Du reste, c’était logique et je m’y attendais. Du moment qu’il ne voulait pas m’envoyer au Macina pour ne pas m’exposer, il ne pouvait m’autoriser à m’éloigner de Ségou jusqu’à Dougassou, théâtre ordinaire des razzias des Bambaras du Baninko, où j’eusse pu me trouver tout aussi exposé qu’en plein Macina. Aussi n’insistai-je pas pour aller à Dougassou, mais seulement pour aller me promener à cheval n’importe où, soit à Velengana, soit ailleurs, Samba N’diaye m’ayant répondu que si je voulais aller à Velengana, Ahmadou consentirait. Le 26 novembre arriva. Le soir, convaincu que Samba mettait de la mauvaise volonté à demander les chevaux, je lui dis que je me décidais à faire l’excursion, monté sur les mules. Mais alors, à mon grand étonnement, il me déclara qu’Ahmadou ne voulait pas que je sortisse du tata, qui, disait-il, était bien assez grand pour me promener. J’entrai en colère et le reçus fort mal, lui déclarant que je ne me laisserais pas traiter ainsi, que je prétendais être libre de mes mouvements, et, après une courte scène, je me retirai. 27 novembre 1864. Le lendemain dimanche, 27 novembre, je fis seller les mules au jour et me disposai à sortir comme je le faisais habituellement. Pendant que je me préparais, j’entendis Samba N’diaye qui parlait en yoloff à mes laptots et les engageait à ne pas me laisser sortir. Je parus alors et lui dis qu’il était inutile qu’il se mêlât de cette affaire et que j’allais à Siracoro. Il me pria d’attendre qu’il eût été prévenir Ahmadou, mais cela sur un ton qui ressemblait à un ordre. J’étais peu disposé à l’écouter. « Va prévenir Ahmadou, si tu veux, lui dis-je, moi je pars me promener. » J’enfourchai ma mule, le docteur la sienne et nous nous dirigeâmes vers la porte du village la plus rapprochée. Au moment où j’y arrivais, je trouvai, sur la petite place, Samba N’diaye qui m’y avait précédé au lieu d’aller chez Ahmadou, et qui saisit ma bride pour m’arrêter en me disant : « Où vas-tu donc ? Allons, retourne ! » Cette fois, je ne fus plus maître de ma colère : « Lâche ma bride, lui dis-je énergiquement. Lâche, lâche donc ! » et voyant qu’il tenait bon : « Tant pis pour toi, » m’écriai-je, et je piquai des deux éperons la mule. C’était une vigoureuse bête ; peu habituée à sentir l’éperon, elle se précipita en avant assez fortement pour que Samba N’diaye fût obligé de la lâcher, et faisant volte-face, elle se mit à distribuer une série de ruades qui eurent bientôt fait dégager la place aux curieux qui s’assemblaient malgré l’heure matinale. Je m’élançai alors vers la porte ; mais Samba N’diaye avait crié au porte-clefs et gardien de la fermer, et, si je franchis la première, je me heurtai à la deuxième que je trouvai close. De plus, on envoyait l’ordre de fermer toutes les portes. J’étais donc prisonnier dans la ville et il ne me restait plus qu’à savoir si c’était par ordre d’Ahmadou. A l’air de Samba N’diaye j’en doutais ; il me semblait embarrassé. L’acte assez grave qu’il venait de se permettre paraissait avoir été accompli dans un moment de rage, plutôt qu’en exécution d’un ordre. Cela me rendit tout mon sang-froid. Après tout, il fallait savoir à quoi s’en tenir. Je descendis de ma monture et je me dirigeai sans retard vers la maison d’Ahmadou. Il n’était pas sept heures, et de plus il faisait bien froid[184] ; sur la route je ne rencontrai presque personne. Je savais que je ne verrais pas Ahmadou, mais ma présence à sa porte à une telle heure et en costume de promenade, c’est-à-dire botté et éperonné, devait attirer l’attention et me faciliter le moyen de le voir. En effet, j’arpentais sa cour depuis cinq à six minutes, quand son frère Aguibou sortit de la maison où il habitait et tout surpris de me voir, vint à moi. Je le suppliai de dire à son frère que je désirais le voir sans retard pour une affaire de la plus haute importance. J’étais ému, très-ému même, une certaine altération pouvait se remarquer sur mes traits. Aguibou, qui déjà la veille avait sans doute entendu parler de cette affaire, me demanda s’il s’agissait des chevaux. « Oui, lui dis-je, mais il y a autre chose. Dis à Ahmadou que je tiens à le voir le plus tôt possible, que je ne puis rester aujourd’hui sans le voir. » Aguibou entra tout de suite chez son frère, car seul des princes il a ses entrées, et il ressortit un instant après avec Samba N’diaye. Ahmadou me faisait souhaiter le bonjour et donnait l’ordre, en envoyant _sa sandale_ comme preuve que cet ordre émanait de lui, de me délivrer sur-le-champ deux chevaux pour aller me promener. C’était une victoire, mais il me fallait plus. Je renvoyai Aguibou le remercier, lui dire que j’avais renoncé à ma promenade, mais qu’il était important que je lui parlasse le jour même. La réponse ne se fit pas attendre, Ahmadou me renvoyait à l’après-midi. Ainsi nous n’étions donc pas prisonniers ; Samba N’diaye, par entêtement ou dans un excès de zèle, dont à coup sûr il avait été blâmé, avait pris sur lui cette mesure violente qui m’avait causé cet émoi. Du reste, il était pâle et visiblement troublé. Je rentrai à la maison tranquilliser mes hommes ; puis, comme le bruit commençait à se répandre dans le quartier que j’avais voulu me sauver de chez Ahmadou, que j’étais _mourti_ (révolté, en fuite), j’allai, afin de bien faire voir qu’il n’en était rien, me faire ouvrir par Samba N’diaye les portes de la ville, où la foule attendait depuis une heure sans pouvoir passer, et, accompagné du docteur et de l’un de mes hommes, je me rendis à la maison de Tierno-Abdoul, située à environ deux mille cinq cents pas du mur du tata, au lieu qu’on appelle Douabougou, sorte de petit village qui termine le goupouilli de Ségou, sans avoir de limites bien nettes. Tierno-Abdoul occupe là un grand terrain ; sa maison personnelle est un vaste carré garni d’un tata sur lequel on a placé des piquets de bois, comme autour du tata d’El Hadj, pour le garantir contre l’escalade ; la porte est ornée de sculptures en terre, analogues à celles qui garnissent toutes les belles maisons du pays. Le bilour ou corps de garde d’entrée sert de prison ; c’est là qu’Abdoul met aux fers tous les individus suspects qu’Ahmadou lui confie. Quant à la disposition intérieure, c’est toujours le système ordinaire, une suite de cours dont les entrées ne sont jamais en face l’une de l’autre, et que séparent des hangars ou bilours qui servent de corps de garde aux sofas. Autour de cette maison particulière, de nombreux terrains appartiennent à Abdoul, qui les fait occuper par ses fils, ses serviteurs et cette classe d’individus qui, bien que libres, sont comme vivant à ses dépens, en quelque sorte ses vassaux. Cela a créé, grâce à l’autorité de ce vieillard, le noir le plus travailleur de tout le Ségou, une sorte de petite ville bien bâtie, propre, sur la place de laquelle la nature a planté depuis de longues années deux immenses benténiers entre les racines et à l’ombre desquels se tiennent bien des palabres, sans compter l’école du marabout, auquel est confiée l’éducation des jeunes fils de Tierno-Abdoul, et de Hiaïa, cousin germain d’Ahmadou, spécialement confié par El Hadj à Tierno-Abdoul. Nous ne trouvâmes pas Abdoul, mais à dessein nous prolongeâmes notre promenade jusqu’à l’heure de déjeuner. Puis à midi et demi j’allai chez Ahmadou ; il réglait une affaire qui dura longtemps, et comme l’heure du salam approchait, il me fit prier d’aller attendre chez moi, qu’il me ferait appeler après la prière. Ce ne fut qu’à trois heures que je le vis. Il était en petit comité de chefs. Après les politesses, j’exposai mes griefs à Ahmadou dans des termes polis, mais énergiques et avec une émotion que je ne pouvais dominer, et que personne à Ségou ne m’avait encore vue. Après tout, il s’agissait du succès de ma mission ; il fallait me faire respecter coûte que coûte. Aussi je lui dis que c’était à lui de prendre des mesures pour empêcher dorénavant pareille avanie de m’être faite ; que, quant à moi, je ne saurais la supporter, et que, si pareil fait se renouvelait, je me ferais respecter en me servant de mes armes, si je ne pouvais y arriver par la douceur. Samba N’diaye prit à son tour la parole, et expliqua qu’il avait voulu m’empêcher de sortir sur les mules, parce que cela était presque faire un affront à Ahmadou. Il broda sur ce thème, entassant mensonge sur mensonge. Pendant son discours, de nombreuses et violentes interruptions m’échappèrent, ainsi qu’au docteur, habituellement si calme, et dès qu’il eut fini, je lui répliquai de la façon la plus vigoureuse, le traitant de menteur, lui reprochant son ingratitude envers les blancs, dont il n’avait reçu que des bienfaits dans sa jeunesse et qu’il trahissait aujourd’hui. Ensuite je me plaignis à Ahmadou que Samba N’diaye, qu’il m’avait donné comme intermédiaire, ne fît pas mes commissions, ne vînt pas lui dire lorsque je désirais une audience, et ne me répétât pas ce qu’Ahmadou disait pour moi. Enfin je demandai à changer de maison. Ahmadou alors prit la parole, et dès son premier mot je vis que ma cause était gagnée. Il me donna sa parole que pendant tout le temps que je resterais à Ségou, je serais respecté de tout le monde ; que, quant à lui, il n’était pour rien dans ce qui s’était passé le matin, et que jamais pareille chose ne se renouvellerait. Il me raconta que le matin seulement Samba N’diaye était venu lui dire que je voulais sortir, bon gré mal gré, et qu’en envoyant Aguibou pour me faire donner les chevaux, il avait bien vu qu’on ne lui avait pas tout dit, mais que tout était expliqué. Après d’autres protestations, il me pria de rester logé où j’étais, disant que la maison était à moi, et non à Samba N’diaye, et que dorénavant je n’aurais qu’à envoyer Samba Yoro (l’un de mes noirs) avec Samba N’diaye quand je donnerais une commission à faire près de lui. Samba N’diaye chercha ensuite à s’excuser, mais ses explications n’avaient pas de sens ; aussi refusai-je pour le moment de lui pardonner, et je dis à Ahmadou qu’il était fort heureux que, depuis mon arrivée dans le pays, j’eusse pris l’habitude de marcher sans arme et même sans bâton, parce que, dans ma colère du matin, j’aurais certainement corrigé Samba si je ne l’eusse pas tué sur le coup. Cela ne souleva pas d’objection, car jusqu’à un certain point les noirs ont le respect de la liberté individuelle et la conscience du cas de légitime défense. 28 novembre 1864. Cette scène était terminée et j’y avais plutôt gagné que perdu. Le lendemain nous allâmes passer la journée sous les beaux arbres de Kounébougou, village situé à quelques lieues au Sud de Ségou. Nous nous installâmes sous les grands fromagers, et nous nous rendîmes au village pour emprunter de quoi faire cuire notre déjeuner (une soupe de poule avec du couscous). Nous comptions acheter du mil pour les chevaux ; mais le chef, vieux Bambara, habitué à voir les Talibés prendre au lieu de demander à acheter, refusa de nous en vendre. Nous étions à discuter avec lui, lorsque vint à passer Paté Dali, Talibé (Poul Diawandou), qui jouit d’une grande influence à Ségou, et qui se rendait à ses lougans et à ses troupeaux[185]. Il s’interposa en ordonnant au vieux Bambara de délivrer immédiatement un panier de mil pour les chevaux, de nous donner un coq pour notre souper, le menaçant de faire un rapport de ceci à Ahmadou s’il n’obéissait pas ; puis il emmena un de mes hommes pour lui faire donner du lait au troupeau ; mais comme il était déjà tard, on n’en put avoir, et il m’envoya de son côté une belle poule. Alors nous commençâmes notre cuisine. Dans un grand vase on fit cuire les volatiles à grand bouillon, avec du sel, du poivre indigène et des oignons. Puis, au bout d’une heure, on y versa du riz que nous avions apporté. Nos laptots firent griller de la viande sur les charbons, et comme tout cela se passait par une belle journée, à l’ombre des plus beaux arbres du monde, arbres séculaires dont une douzaine eussent suffi pour abriter un corps d’armée, nous revînmes le soir à Ségou enchantés et reposés. 29 novembre 1864. Le 29 novembre Samba N’diaye vint me souhaiter le bonjour, et, comme on peut le croire, je le reçus assez mal. Alors il m’expliqua qu’Ahmadou lui avait dit de me retenir, de m’empêcher de sortir, et qu’il avait dû exécuter cet ordre. Samba Farba, qui arriva sur ces entrefaites, trouva le moyen de me faire rire avec ses farces de griot, et le calme se rétablit ; mais bien longtemps encore je gardai une froideur très-grande avec Samba N’diaye. Je savais maintenant ce que je pouvais attendre de lui, et cependant par la suite encore il m’a rendu des services assez importants. Décembre 1864. Enfin décembre arriva ; c’était le mois où j’attendais Bakary Guëye et ma délivrance. La température était rafraîchie ; un rhumatisme du genou, qui m’avait fait cruellement souffrir, paraissait enfin céder à l’application constante de cataplasmes très-chauds. Les affaires du pays n’allaient pas plus mal ; on faisait rentrer une partie de l’armée d’observation de Yamina, ce qui semblait indiquer moins de danger de ce côté. Tout semblait donc tourner en notre faveur. Depuis l’arrivée de Seïdou, Ahmadou se montrait plus affable ; il semblait qu’on eût enfin abjuré toute défiance à notre égard, et si ce n’était pas tout à fait exact il s’en fallait de peu[186]. 7 décembre 1864. Le vieux Tierno-Abdoul, au milieu de tous ses mensonges, qu’il avait faits du reste sans intention de nous nuire, avait du bon, et sérieusement il eût été fâché de nous voir arriver malheur. C’était l’homme de Ségou qui pouvait le mieux me donner des renseignements sur le pays, et quand je lui en demandai il m’invita à venir passer une journée à ses lougans. Nous y fûmes admirablement reçus : outre un magnifique repas, il nous avait fait cadeau d’un mouton vivant resté à Ségou. Son fils alla nous conduire à quatre lieues plus au Sud jusqu’aux ruines d’une ancienne capitale du pays, Ngoy Tomassa, village dont on ne voit plus que quelques buttes de terre indiquant la place des murailles, entre lesquelles de nombreux arbres fruitiers du pays croissent, sans que personne, à cause de l’état d’anarchie, se hasarde à aller couper les fruits. Nous ne nous étions nous-mêmes avancés jusque-là que bien armés, et sous l’escorte de quinze à vingt cavaliers. A notre retour, après avoir copieusement déjeuné, nous fîmes cercle, et le vieux nous raconta l’histoire de Ségou depuis Bitto ou Tiguitto, qui semble être le fondateur de la puissance de l’empire bambara. [Illustration : Feuilles et noix de l’arbre à beurre. (_Bassia Parkii_.)] Certes le récit de Tierno-Abdoul était loin d’être complet, et j’eusse bien voulu lui adresser des questions. Mais tous les noirs sont les mêmes à cet égard ; ils racontent leurs histoires toujours de la même manière, comme un conte qu’ils ont appris par cœur ou forgé d’après des souvenirs quelquefois un peu vagues, et toute question n’aboutit qu’à leur faire recommencer par le commencement, comme ces élèves en musique qui ne peuvent reprendre une phrase musicale qu’à la première note. Au reste, cette histoire du royaume de Ségou ressemblait assez à certains abrégés de l’histoire de France. Tel roi régna tant d’années et fit telle chose, tel autre le remplaça et fit..., etc. Mais tel quel ce récit trouve sa place dans nos études, car il contient une assez grande quantité de faits nouveaux. HISTOIRE DE SÉGOU. L’histoire de Ségou, est-il besoin de le dire, n’est écrite nulle part. Il n’existe même pas un seul griot qui puisse la raconter en entier. Quelques griots bambaras, conservateurs par état des légendes et des hauts faits de leurs concitoyens, vous diront bien ce qui s’est passé depuis Bitto, en entremêlant leur récit d’exagérations semblables à celles que Raffenel nous a si poétiquement rapportées. Ces mêmes faits nous ont été racontés par Tierno-Abdoul qui, à une instruction musulmane assez avancée, joignait le jugement acquis par de longs voyages et un séjour assez prolongé près des Européens. Plus tard, le docteur Quintin obtint d’un vieux pêcheur fort riche quelques détails sur l’arrivée des Bambaras dans le pays, et, en rapportant les faits et discutant les dates, je suis arrivé à faire le résumé suivant : Les Bambaras sont originaires d’un pays situé au Sud des montagnes de Kong, et désigné sous le nom de Torone ou Torong. Ils arrivèrent dans le Ségou sous la conduite d’un chef nommé Khaladian, s’expatriant, dit-on, pour ne pas embrasser l’islamisme, que les Malinkés, qui dominaient dans leur pays, venaient d’adopter. Il n’y a aucune donnée qui permette de fixer exactement l’époque à laquelle Khaladian arriva ainsi dans le Ségou, mais cependant, comme on sait qu’il fut aïeul de Bitto, le fondateur de la puissance bambara, qui régnait vers l’an 1700, il n’est guère possible de faire remonter cette entrée des Bambaras sur le territoire de Ségou au delà de 1600. Les Bambaras entraient dans le pays des Soninkés qui étaient commandés par une famille de Koïta. Ces Soninkés étaient musulmans, et ce sont leurs descendants qui peuplent encore les villages soninkés et musulmans de Ségou ; ils étaient en guerre avec les peuplades environnantes, Malinkés à l’Ouest dans le Manding et le Bélédougou, Soninkés non musulmans au Nord dans le Ouagadou, et Pouls du Macina, dans l’Est. Cultivateurs de mœurs douces et commerçants, ils accueillirent les Bambaras qui venaient leur demander l’hospitalité et qui, étant plus aguerris, leur devenaient de précieux auxiliaires. En effet, les Bambaras jouèrent de suite un rôle très-important, et s’ils ne commandaient pas le pays, ils y avaient du moins une grande influence. La capitale du pays avait été longtemps à Kangaba, où les Soninkés étaient mélangés de Malinkés (et de fait les Koïta sont, je crois, d’origine Malinké, ou du moins il y a des Malinkés-Koïta). Le dernier roi des Soninkés de Ségou fut Siramakha Koïta, qui vivait à Marcadougouba. Lorsqu’il mourut, telle était l’influence des Bambaras, que tout le pays était entre leurs mains et qu’on ne renomma pas de chef. Khaladian Kourbari eut sept fils qui se dispersèrent dans tout le pays, s’en partageant pour ainsi dire le commandement. Parmi ses petits-fils, on en cite particulièrement deux : Massa, qui fut le père de tous les Massassis (littéralement _Massa-si_, graine de Massa), et Souma, qui fut père de Bitto. Jusqu’à ce que ce dernier chef se fît connaître, le pays fut en proie à l’anarchie. Après la mort de Siramakha Koïta, les fils et les petits- fils de Khaladian se disputaient, se battaient. Bitto, qu’on appelle aussi Tiguitto, fut le fondateur de Ségou-Koro ; c’est là qu’il organisa son armée et qu’il commença la guerre acharnée qu’il fit à tous ses parents. On estime son règne à quarante ans. Il soumit tout le pays, en chassa tous les Massassis ses cousins, et entre autres Sey Bamana, qui alla fonder le royaume de Kaarta, dont il fut le premier roi Kourbari[187]. Lorsque Bitto mourut, il était maître de toute la fortune possible. Ses magasins regorgeaient de trésors, d’étoffes d’or, de cauris et de sel, et ses captifs se comptaient par milliers. Ce fut Dékoro, son fils, qui lui succéda. Dès cette époque, les captifs de Ségou étaient organisés par grands commandements, à peu près comme je retrouve aujourd’hui les sofas : c’est-à-dire que lorsqu’un captif avait la confiance du maître, on lui donnait des esclaves, des trésors, qu’il devenait chef puissant tout en restant esclave. Ces captifs composaient toute la force armée du pays. C’étaient eux qui allaient à la guerre faire des razzias, enlever des villages, dont les femmes et hommes se vendaient à Tombouctou et à Sansandig, en échange des marchandises apportées d’au delà du désert par les Maures, tandis que les enfants étaient dressés à ce métier de sofas du roi, en attendant qu’ils fussent en âge d’aller grossir les rangs de l’armée et de marcher à de nouveaux massacres. On prétend que les Kourbaris se montraient fort cruels et que, par simple caprice, ils faisaient souvent couper un nombre considérable de têtes, et que Dékoro qui montait sur le trône, dépassait tout ce qu’on avait vu jusqu’alors dans ce genre. Fit-il, comme nous l’a rapporté Raffenel dans un récit émouvant, tuer dix mille esclaves pour arroser de leur sang les fondations naissantes de Ségou-Sikoro, ou projeta-t-il simplement d’accomplir cette monstruosité, comme Tierno-Abdoul nous l’a affirmé ? Avait-il, comme le dit un autre informateur, projeté la mort de cent grands chefs d’esclaves et deux cents petits chefs, afin de diminuer leur puissance ? Toujours est-il qu’un beau jour les chefs de captifs de Ségou complotèrent de l’assassiner, et qu’ayant séduit par leurs promesses le nommé Bilal, son esclave de confiance, ils entrèrent dans sa maison pendant qu’il se baignait et s’en saisirent, le mirent à mort ainsi que tous ceux de ses enfants qui ne prirent pas la fuite. Et loin de tenir leurs promesses, ils tuèrent aussi Bilal, qui fut ainsi puni de sa trahison. On nomma alors roi un deuxième fils de Bitto, nommé Bakary ; mais quinze jours après il disparut et nul ne sait ce qu’il est devenu. C’est alors qu’un des chefs de captifs prend le pouvoir. Cet esclave de la veille, roi aujourd’hui, se nomme Tomassa. Quelques années avant, tout jeune encore, il était esclave d’une femme fort riche du village de Nérékoro : il quitta sa maîtresse, vint trouver Bitto et lui demanda de le prendre comme esclave en l’achetant à sa maîtresse ; il disait qu’il aimait le travail et que sa maîtresse était une femme de vie déréglée qui buvait et gaspillait tout son bien. Bitto le racheta et le donna à une de ses femmes favorites. Quand l’époque des semailles arriva, celle-ci envoya Tomassa cultiver en lui confiant six esclaves ; il travailla tellement qu’une fois le mil coupé, il vint dire à sa maîtresse qu’à eux sept ils ne pouvaient suffire à transporter toute la récolte, et, une fois cela fini, il fallut plus de trois mois pour creuser et préparer toutes les calebasses qu’il avait plantées sans parler du coton et des autres graines. Il demandait chaque jour du monde pour l’aider. Cela vint aux oreilles du roi qui, enchanté de voir un si rude travailleur, le fit appeler et le nomma de suite chef de captifs. Alors, dit Tierno-Abdoul, qui, comme tous les noirs, ne se fait pas faute d’exagérer, la première année, le roi lui confia tous les captifs pris à la guerre au nombre de 10000, la deuxième année, ce fut 20000, la troisième 40000 et la quatrième 60000. Ce fut alors que Bitto mourut et que Dékoro lui succéda. Il y avait au village de Pérenguilé un autre chef de captifs (Poul Bari) nommé Kagnoubagnouma, il avait reçu de Bitto autant de chevaux que Tomassa d’esclaves. Lorsque Dékoro, trahi par ses esclaves, fut assassiné, Kagnoubagnouma vint trouver Tomassa à N’goy et ils s’entendirent entre eux pour venger leur maître, dit Tierno-Abdoul, mais en réalité pour s’emparer du pouvoir. Ils tombèrent sur les esclaves de Ségou, et Tomassa, d’après ses conventions avec Kagnouba-gnouma, fut nommé roi (vers 1744). Mais bientôt il fut en dispute avec les chefs de captifs qui voulurent le forcer à venir habiter à Ségou-Koro, comme les rois, ses prédécesseurs. Tomassa qui, chez lui, à N’goy, se sentait indépendant, refusa en disant qu’il ne voulait pas habiter le lieu où son maître avait été tué. On lui dit alors : « Mais tu manques d’eau. » « J’en aurai », dit-il, et il donna à chaque chef de compagnie d’esclaves l’ordre de percer un puits, on en fit 349, et il alla se construire un petit village à côté où, pour lui seul, il fit faire 60 puits. Alors on revint à la charge et on lui dit : « Là où tu es, tu ne peux avoir de poisson, rien qu’en te l’apportant il a le temps de se gâter. » (N’goy n’est guère qu’à quatre ou cinq heures des bords du fleuve.) « C’est bien, dit-il, je ferai faire un canal, et les pirogues viendront me le porter jusqu’ici. » Et il fit commencer le canal. Alors les chefs, voyant qu’ils n’auraient pas gain de cause, se réunirent, le trahirent et le tuèrent. Kagnoubagnouma était-il pour quelque chose dans ce meurtre ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il appela le fils de Tomassa et lui dit : « J’avais nommé ton père roi, il est mort, c’est à moi de le remplacer, vous me remplacerez à ma mort. » Le fils aîné de Tomassa ayant refusé cet arrangement, la guerre fut déclarée entre eux. Kagnouba roi alla l’assiéger dans son village et l’enferma pendant huit mois. Le village fut pris, 20000 hommes furent massacrés et les autres partisans de Tomassa furent obligés de passer le Bakhoy pour se soustraire à la fureur du vainqueur. Ils retournèrent au Bendougou, pays de Monga, sous la conduite des fils de Tomassa, et partout sur leur passage dévastèrent le pays en brûlant les villages et en emmenant le peuple en esclavage. Kagnoubagnouma, quatrième roi, Bambara, fut alors définitivement nommé (1747) ; il gouverna trois ans et mourut naturellement. 1750. C’est alors Kafa Diougou, un des esclaves, chef de la conspiration contre Dékoro, qui prend le commandement et, après environ trois ans de règne, meurt naturellement. 1753. Alors paraît N’golo, le vrai fondateur de la monarchie bambara. Ce n’était qu’un esclave né au village de Niola, près Boghé (Ségou). Il avait été donné au roi en payement de _coutumes_ (impôt) et était arrivé, par son mérite et par sa bravoure, à être chef de sofas. Dès qu’il voulut prendre le pouvoir, il trouva un compétiteur dans un autre chef de captifs nommé Sangué. Mais il triompha de son rival et commanda 37 ans. Il se battit surtout avec le Macina et repoussa ses tentatives d’envahissement et d’indépendance. Il fut alors maître de tout le pays depuis le Manding jusqu’à Tombouctou qui lui payait tribut. Un Kalari, nommé Sidy Baba, qui voulut rester indépendant, soutint contre ce roi une guerre qui dura huit ans, mais il fut défait et tué à Sologna, près de Ségala (Sarnari). N’golo, maître alors sur les bords du fleuve, se dirigea vers le Sud et alla jusqu’au Mosi. Il y était depuis un mois et dix jours quand il tomba malade et mourut. Ce fut un grand deuil : on tua un bœuf noir, on en prit la peau et on y cousit le corps du roi qu’on ramena à Ségou-Sikoro (que le premier il avait habité comme roi) où on l’enterra (1790). Le fils aîné de ce grand roi était mort dans un combat au Macina. Ce fut Mansong qui monta sur le trône. Il était, lui, fils d’une femme esclave prise à la guerre, et son frère Niénancoro était fils d’une femme libre qui était fille ou petite-fille de Bitto, et qui était d’ailleurs la première femme de N’golo. Niénancoro refusa d’obéir à son frère et la guerre civile fut dans le pays. Mansong était à Ségou-Sikoro et son frère à Ségou-Koura avec une armée. Mansong alla attaquer, mais il fut chassé jusque près de la maison d’Abdoul (Douabougou). Le chef de l’armée de Niénancoro était Marca Bemba (Marca est l’équivalent de Soninké). Chaque fois qu’il faisait une sortie, ses ennemis étaient pris de panique, tant il maniait sa lance avec force et adresse. Mansong alors, pour entraîner ses esclaves, leur distribua de l’or et Niénancoro appela à son secours les chefs du Kaarta, dont Daisé Courbari était alors roi. Daisé vint camper dans Yamina et dit à Niénancoro : « Tu m’as donné de l’or, mais Bitto a tué mon grand-père et a pris son crâne dont il a fait un grisgris. Si tu veux que je vienne à ton secours, il faut me rendre la tête de mon aïeul. » Niénancoro accepta, mais Marca Bemba lui fit observer que les grisgris de N’golo étaient dans cette tête et qu’il ne pouvait pas la donner sans déshonneur. Ils arrangèrent alors une autre tête semblable et la livrèrent à Daisé qui, satisfait, retourna chez lui. Mansong continuait à distribuer de l’or à ses chefs de captifs, et ceux- ci en envoyèrent aux chefs de captifs de Niénancoro, qui consentirent alors à trahir leur maître. On convint qu’à la première bataille, on ne mettrait pas de balles dans les fusils. La bataille eut lieu suivant le plan convenu, l’armée de Mansong se sauva, on la poursuivit et, pendant ce temps, une autre armée faisant le tour vint prendre Niénancoro à Diofina. On le mit en pirogue et on le conduisit à Mansong qui le mit aux fers (1792). Après ces événements Mansong commanda seize ans, et ce fut dans cette période qu’il reçut, en 1796 et en 1805, les deux visites de Mongo Park. Si l’on se reporte au récit de ce voyageur, on voit qu’au moment de son premier voyage, les armées de Mansong ravageaient le Kaarta gouverné par Daisé ; c’étaient sans doute des représailles de la visite de Daisé à Yamina et du secours moral que sa présence avait apporté à Niénancoro. Mansong fut malade à Ségou et alla habiter Siracoro, qui était en quelque sorte sa maison de campagne. Ce fut là qu’il mourut, mais on l’enterra à Ségou-Sikoro. C’est alors que se succèdent ses enfants. 1808. C’est Dah qui ouvre la liste. A peine nommé, il se vit obligé de faire une armée et de porter la guerre au Bendougou, où il s’empara de Khoré. 1818. Après dix ans de règne, il vit le Macina qu’il commandait encore, dit-on, à Ségou, lui échapper. Amadou Amat Labbo, marabout peuhl, était alors à la tête de ce mouvement politique et religieux et fondait l’empire du Macina, où il eut pour successeurs Amadou Cheickou (Sego Ahmadou, de Caillé) et Amadi Amadou, ses fils et petit-fils. Le règne de Dah finit en 1827, et ce monarque est remplacé par son frère Tiéfolo. Ce dernier était né le même jour que Dah, mais d’une autre mère. Mansong était alors malade et couché ; la mère de Tiéfolo, dès qu’elle fut délivrée, envoya un esclave prévenir le roi de la naissance de ce fils, mais l’esclave en route trouva des gens qui dînaient et s’arrêta à manger, si bien qu’il arriva chez Mansong après le captif qui venait d’un autre côté annoncer la naissance de Dah, qui pourtant était né quatre heures plus tard que son frère. Le lendemain, il y eut grande discussion pour savoir quel était l’aîné. Bien qu’il ne fût pas musulman, Mansong consulta les marabouts ; mais, malgré leur avis, il dit : « Dah a été annoncé le premier, ce sera l’aîné. » Et il fut fait ainsi qu’il avait décidé ; seulement Tiéfolo une fois grand tua de sa main le captif qui, par sa négligence ou sa faim, lui avait fait perdre son droit d’aînesse. 1827. Tiéfolo régna environ douze ans ; c’est sous son règne qu’Abdoul, mon informateur, vint dans le Ségou pour y habiter, après la défaite de Dilé dans le Oualo (1833). C’est également à cette époque qu’El Hadj passa dans le pays revenant de son pèlerinage à la Mecque. 1839. Tiéfolo mourut et fut remplacé par son frère Niénemba, qui était à Oïtala. Il ne régna que deux ans et quelques mois et mourut. 1841. Kragno Beuh, qui le remplaça, régna huit ans et mourut. Il avait habité Kragno ou Kerango avant d’être roi, d’où son surnom. 1849. Nalouma Kouma, de Sani, son frère, le remplaça, mais vécut deux ans à peine sur le trône. 1851. Massala Demba, qui le remplaça, règne trois ans. 1854. Torocoro Mari règne quatre ans et quelques mois, et nous avons raconté sa mort, qui a lieu en 1859. Il est assassiné par les esclaves, et son frère Ali, qui le remplace, est détrôné par El Hadj en 1861 et tué au Macina en 1863. Il reste encore, comme descendant de Mansong : Mari, qui a lui-même des enfants et soutient une lutte acharnée contre Ahmadou, et deux fils de Torocoro Mari, qui sont Sofas d’Ahmadou, à Ségou, et en plus, quelques enfants en bas âge. Telle est l’histoire de Ségou. Le jour où j’obtins ces renseignements j’eus avec Tambo un entretien sérieux. Cet homme était celui qui, en 1859, après l’expédition de Guémou, était allé porter à El Hadj, alors à Marcoïa, la nouvelle de la prise du village et de la mort de son neveu Sirey Adama, l’héroïque défenseur de cette ville. L’année suivante, revenu vers le Sénégal, il s’était établi à Tiguin, et au mois de juillet venait sans crainte à Bakel faire des achats. Là il avait rencontré le gouverneur, M. Faidherbe, auquel il n’avait pas craint de se présenter, lui donnant l’assurance des bonnes intentions d’El Hadj au sujet des blancs, et faisant ainsi décider un voyage, pour lequel M. Faidherbe me désigna tout d’abord, malgré les demandes nombreuses d’officiers de bonne volonté qui sollicitaient cette mission comme une faveur. Malheureusement le conseil d’administration de la colonie fit des difficultés et le voyage n’eut pas lieu. Je dis malheureusement, car à cette époque il se fût effectué sans peine ; on serait arrivé, avec El Hadj vainqueur, jusqu’au Ségou, et peut-être au Macina, et à coup sûr la science eût eu une plus large part dans les résultats. Quoi qu’il en soit, Tambo me raconta ces détails, que je connaissais depuis longtemps, et ajouta, ce que je savais aussi, que Sambala, roi du Khasso, cherchait, par tous les moyens possibles, à susciter des difficultés entre les partisans d’El Hadj et le gouverneur, soit en pillant à l’occasion les Talibés, afin de les pousser à des représailles sur les traitants, soit en faisant courir de fausses nouvelles. C’est ainsi que, d’après Tambo, et Seïdou confirmait ce fait, Sambala avait répandu le bruit de notre mort, nous disant tués par El Hadj. C’est encore ainsi qu’au moment de mon départ, il avait envoyé, si j’en crois Tambo, prévenir son frère Khartoum Sambala, qui réside à Médina, près Kouniakary, que j’allais à Bafoulabé pour y construire un poste, disant qu’il l’en avertissait afin qu’on le fît savoir à El Hadj, etc. Au même moment, Sambala envoyait son armée piller Courba, village soumis à El Hadj près de Koundian, ce qui, comme je l’ai dit au commencement de cette relation, nous avait suscité bien des difficultés. Il était assez singulier, il faut en convenir, de venir étudier la politique du Sénégal, à Ségou-Sikoro, mais je ne pouvais faire autrement que de reconnaître beaucoup de justesse dans tous ces faits et ces appréciations. A cette époque de l’année, le temps se refroidit considérablement à Ségou. Souvent le matin jusqu’à dix heures, la température ne dépasse guère 15° à 18° centigrades, et à quatre ou cinq heures du matin dans la campagne, il n’est pas rare de la voir à 10° ou 11°. Les habitants gèlent, ils restent dans leur case, enveloppés de couvertures de coton, accroupis autour d’une sorte de marmite en terre (les cuisines du pays), où ils brûlent de petits morceaux de bois, se chauffant et s’enfumant tout à la fois, et en les voyant se plaindre du froid, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler les Péruviens de Lima, qui ne voyant jamais de pluie, mais ayant quelquefois une rosée assez forte qui se prolonge en brume jusqu’à neuf ou dix heures du matin, s’accostent dans les rues en se plaignant de cette affreuse pluie. Néanmoins, telle quelle, la température de Ségou qui, à cette époque de l’année, passerait en Europe pour fort agréable, est dans ce pays la cause de bien des souffrances. Les pauvres, qui ne peuvent se chauffer, car il faut acheter le bois, les captifs qui couchent dans des cours ou des hangars non fermés, et qui n’ont pas toujours des vêtements, et à plus forte raison des couvertures, tous ces gens souffrent. On entend des enfants tousser, pleurer ; les malades abondent, et les blessés, qui sont nombreux, souffrent de leurs plaies cicatrisées, aussi bien que de celles qui ne sont pas encore guéries. Quant à nous, nous avions froid, et nous sortions nos derniers vêtements d’Europe, réservés pour les occasions exceptionnelles de maladie. Nous allions nous promener dans les rues désertes de la ville, combattant la fraîcheur du temps par l’exercice, mais ne trouvant pas d’imitateurs. J’ai dit qu’au nombre de nos voisins se trouvait une pauvre femme dont le mari avait été tué à Tocoroba ; la malheureuse veuve était encore enceinte, et la misère pesait de tout son poids sur elle. Un matin elle n’avait rien à manger, et rien pour se chauffer ni couvrir sa petite fille qui pleurait. Je lui fis donner quelques morceaux de bois par- dessus le mur, et nos laptots, plus humains que les trois quarts des Talibés de Ségou, lui firent passer, n’ayant rien autre chose à donner, une portion de leur repas de couscous. Ce repas, cependant, était diminué chaque jour par les nombreux parasites qui venaient régulièrement à l’heure s’asseoir dans la cour jusqu’à ce qu’on les eût invités à _faire comme nous_, c’est-à-dire à manger. Aussi nos pauvres laptots, victimes de leur hospitalité et d’ailleurs un peu rationnés pour leur mil par Oulibo, leur fournisseur habituel, se plaignaient-ils souvent d’avoir l’estomac creux. Plus l’époque probable du retour de Bakary approchait, plus je m’efforçais de recueillir des renseignements sur les pays que je ne pouvais plus espérer de visiter. J’atteignis dans ces occupations le 18 décembre, quatre-vingt-dixième jour depuis le départ de nos lettres. A cette époque on réunissait une armée ; on disait que Mari était à Holocouna, et on se préparait. Ahmadou distribua six cents fusils aux Talibés. C’étaient ceux qui provenaient du désarmement des Bambaras ; ils étaient très-mauvais, car, bien entendu, les bons n’avaient pas été livrés. Pour les cacher, les Bambaras emploient une grande habileté : ils font une rigole dans la muraille ou le sol de leur case, et après avoir bien enveloppé le fusil, ils le mettent dedans et maçonnent pardessus, de telle sorte, qu’à moins de démolir la case, il est impossible de rien trouver. C’est, du reste, de la même manière, dit-on, que les Malinkés du Bambouk cachaient leur or : si bien qu’on raconte que lorsque El Hadj entrait dans un village, on en défonçait entièrement le sol et les maisons, non pas tant pour le détruire que pour découvrir l’or, dont on trouva, de cette façon, des quantités considérables. Nous comptions les jours avec impatience, et cependant ils n’étaient pas vides pour nous, mais remplis de scènes de mœurs au moins bizarres. Le 23 décembre, j’apprenais que quelques jours auparavant le jeune Mahmadou Abi, cousin germain d’Ahmadou, ayant besoin d’un esclave, avait envoyé quatre sofas chez un Somono assez riche, et qu’après l’avoir mis aux fers dans sa propre maison, il avait fait faire une razzia de ses captifs et en avait envoyé vendre deux au marché. Ahmadou, en ayant été prévenu, avait fait appeler son cousin devant tout le monde et l’avait traité très-durement, le menaçant, s’il recommençait, de le mettre aux fers comme le premier venu, puis il l’avait forcé à restituer sa prise ; et, comme il fallait une victime, les quatre sofas qui avaient fait le coup avaient reçu cent coups de cordes chacun. Le plus joli, c’est que le malheureux Somono, appelé à son tour, et vivement interpellé pour s’être laissé piller sans porter plainte à Ahmadou, avait reçu aussi cent coups de corde, afin qu’il sût dorénavant qu’on lui rendrait justice même contre les princes. Presque au même moment, un Diula qui était venu faire une réclamation, me racontait ceci : « Je vais depuis plusieurs années acheter des marchandises à Bakel, je les porte à Nioro, où je les change contre du sel, que je vais vendre au Bouré ; j’achète de l’or, que je rapporte à Bakel, ainsi que des bœufs que j’achète aux Maures. Or, l’année dernière, comme j’allais à Bakel avec ma caravane d’or, de dents d’éléphants et de gomme du Bakhounou, Tierno Moussa (Talibé, chef à Kouniakary,) n’a pas voulu me laisser passer, alléguant la défense d’El Hadj de faire commerce avec les Keffirs. Mais ce n’est qu’un prétexte, car lui, il fait ce commerce, et il ne veut pas que d’autres le fassent, parce que c’est le moyen d’être seul et de vendre les marchandises le prix qu’il veut. » Enfin, pour clore cette série d’anecdotes, le 25 décembre les princesses prisonnières au _Diomfoutou_, les femmes d’El Hadj comme on les appelle ici, étaient convaincues d’avoir formé un complot, d’avoir défoncé un magasin de cauris et d’en avoir volé une assez grande quantité. Ahmadou était allé avec un nerf de bœuf à la main, décidé à faire lui-même une distribution à ses mères comme il dit, que seul il peut visiter avec Samba N’diaye et Aguibou ; mais en route l’influence d’Oulibo l’avait décidé à en rester aux menaces, et il avait reçu comme excuse ce simple mot : « Nous mourons de faim et nous avons pris ces cauris pour acheter de quoi manger. » Le Diomfoutou, on le sait, est le harem d’El Hadj, ou son sérail. Il y a là de tout, non-seulement ses propres femmes, mais encore toutes les femmes ou filles de chefs qu’il a vaincus et qui sont tombées en son pouvoir. Ce sont ces dernières qu’on désigne sous le nom de princesses. La plupart ont un certain nombre de femmes esclaves affectées à leur service et qui vont chercher l’eau, faire les achats au marché, vendre le coton filé par les nobles mains de leurs maîtresses, ou les gourous (noix de colats) qu’Ahmadou leur a fait distribuer. Le total de ces femmes est d’au moins huit cents. Elles reçoivent pour leur entretien du mil en quantité suffisante, du poisson, que les Somonos fournissent régulièrement à certains jours de la semaine, du lait et du beurre une fois la semaine. Voilà pour la nourriture. Ce qu’elles veulent en plus, elles sont obligées de se le procurer par leur travail, qui se borne généralement à filer le coton, qu’elles font ensuite tisser en pagnes, quand elles ne le vendent pas tel quel : quelques-unes font de la teinture, d’autres tissent en paille des ronds fort jolis, nuancés de différentes couleurs et destinés à servir de couvercles de calebasse. De temps à autre, Ahmadou fait à ses mères une distribution de cauris ou de gourous, puis deux fois l’an elles reçoivent un grand pagne et un petit ; les femmes adultes et les vieilles reçoivent de plus un dampé ou couverture de coton. Les jours de fête, Ahmadou envoie un certain nombre de bœufs et de moutons, qu’on abat pour ces dames, qui souvent s’arrachent les morceaux, car chez elles les disputes ne sont pas rares. Quelques-unes doivent aux générosités d’Ahmadou ou de son père (celles qui ont été honorées de ses faveurs) un certain nombre d’esclaves, ou bien des vaches qu’elles confient au berger du village, et dont on leur porte le lait chaque soir. Voilà ce qu’est le Diomfoutou, qui, malgré la parcimonie d’Ahmadou, coûte fort cher à entretenir, eu égard au peu de revenus de la couronne. Cependant les jours passaient et Bakary n’arrivait pas. J’essayai de voir Ahmadou, mais il était très-préoccupé avec les Talibés de divers villages. Je lui fis demander l’autorisation d’envoyer Seïdou au-devant de Bakary, mais je n’obtins d’autre réponse que celle-ci : « Bakary ne peut pas être encore revenu. » Et de fait Ahmadou ne l’attendait pas encore, ne pouvant supposer que le gouverneur se fût hâté au point de le faire repartir aussitôt arrivé. [Décoration] [Note 181 : M. Lafon de Fongaulfier, lieutenant de vaisseau.] [Note 182 : Depuis, à la suite d’une discussion, Ahmadou les a renvoyés tous, et ils ne mangeaient plus chez lui, à mon départ, que sur invitation.] [Note 183 : Village situé à six ou sept lieues de Ségou-Sikoro.] [Note 184 : 12 à 14° centigrades.] [Note 185 : Paté Dali est un des hommes de confiance d’Ahmadou, qui lui a confié de grands troupeaux, ce qui lui donne une véritable fortune, qu’en vrai Diawandou il ne prodigue pas.] [Note 186 : Seïdou, ancien captif de la maison de Tierno-Abdoul kadi, talibé de Ségou, plus tard kadi de la ville, s’était racheté par son travail de tisserand. Il jouissait de l’amitié et de la confiance absolue de son ancien maître, grâce à l’influence duquel il pouvait s’employer en notre faveur. Il nous a rendu de la sorte, et presque en secret, de grands services. Il était, du reste, très-estimé d’Ahmadou.] [Note 187 : Ces quelques mots peuvent suffire à faire comprendre la différence entre Massassis et Kourbaris. Tous sont Kourbaris, mais les Massassis sont une branche de la famille.] CHAPITRE XXVII. Le jour de l’an 1865. — Cadeaux à Ahmadou et à divers. — Visite du fils de Samba Oumané. — Les nouvelles qu’il apporte. — Nouvelles de Bakary. — Arrivée de Daouda Gagny. — Bakary est à Nioro. — Mari est à Toghou. — Tierno Alassane est battu. — Ahmadou va partir. — Je l’accompagne. — Munitions de l’armée. — Arrivée à Marcadougouba. Janvier 1865. Enfin le 1er janvier 1865 arriva, et, d’après ce principe que les petits cadeaux entretiennent l’amitié, j’envoyai à Ahmadou 100 fr. d’argent, une filière d’ambre no 4 et une de corail no 6 (en tout environ cent quatre-vingts francs), en lui faisant expliquer que c’était le premier jour de notre année, et qu’il était d’habitude parmi les blancs de faire des présents ce jour-là. Je fis distribuer cinq cents cauris à chacun de mes laptots et je leur donnai une calebasse de miel en ruche, qu’Ahmadou m’avait envoyée, puis je distribuai à toutes les femmes de la case deux cents cauris chacune, et aux captifs quelques centaines de cauris à partager. Samba N’diaye, à sa grande joie, et d’autant plus qu’il ne l’espérait pas, eut un boubou de coton blanc, d’une valeur de six mille cauris au moins à Ségou ; et j’en donnai également un au vieil Abdoul, pour le remercier de la bonne hospitalité que nous avions reçue de lui à ses lougans. Ahmadou avait paru enchanté de son cadeau, surtout de l’argent, et avait promis qu’il me ferait appeler, dès qu’il serait un peu dégagé des occupations qui l’accablaient. En effet, il y avait diverses questions pendantes, et d’abord celle de la formation de l’armée, qu’il cherchait à réunir sans succès ; puis, une querelle suivie de bataille, qui avait eu lieu au marché de Bamabougou, entre les Bambaras et les Talibés, qui avaient voulu prendre des marchandises sans payer, ce qui leur valut par la suite cinquante coups de corde à chacun, donnés par l’ordre d’Ahmadou. Enfin différentes razzias s’opéraient, et l’une avait ramené cent quatre-vingts bœufs, enlevés autour de Sansandig. 2 janvier 1865. Le 2 janvier je reçus la visite du fils de Samba Oumané, qui a joué et joue encore un rôle dans les affaires du Toro (Sénégal). Samba Oumané, on le sait, avait fait assassiner par son fils le Lamtoro[188] nommé par le gouverneur, et voyant qu’il allait avoir maille à partir avec la justice des blancs, il s’était enfui. Il était venu à Nioro, et son fils arrivait à Ségou pour y chercher fortune. Il me disait que son père et lui aimaient bien les blancs, que leurs disputes étaient entre eux et les gens du Toro, noirs comme eux, mais qu’ils n’avaient rien contre nous ; au contraire. Je le reçus froidement, car, bien que de sa part ce fût plus excusable peut-être que de la part de tout autre, il s’était en somme rendu coupable d’un assassinat de sang-froid. Il m’apportait quelques nouvelles, entre autres que l’armée de Koniakary, commandée par Tierno Moussa, était venue à Nioro, et qu’avec ces deux armées réunies on avait attaqué le Bakhounou révolté. Comme toujours, lorsqu’un noir raconte une bataille à laquelle il a pris part, on avait remporté la victoire, à Bollé et à Barsafé. Son père était resté avec l’armée de Nioro à Bagoyna. Mais ce qu’il ne put me dire, c’est ce que venaient faire des envoyés de Tierno Moussa qui étaient arrivés depuis quelques jours. A force de le faire causer, je finis cependant par savoir que Tierno Moussa, après avoir attaqué, avait été attaqué à son tour par les révoltés de Ouaïnka et de Bassakha et qu’il avait été forcé de se réfugier à Bagoyna. Il était donc probable que son envoyé venait apporter une lettre pour demander du renfort. Ces bruits n’étaient qu’à demi rassurants, et le retard de Bakary compliquait notre situation. Ahmadou, à qui j’avais fait demander des cauris, avait, en me les envoyant, refusé de répondre à ma demande d’envoyer Seïdou au-devant de Bakary ; sa grande préoccupation était de faire faire de bons tatas dans tout le pays et il distribuait des cauris aux Talibés des maisons de Ségou. 8 janvier 1865. Le 8 janvier, nous eûmes, par un individu qui avait accompagné Bakary jusqu’à Médina, près Koniakary, la certitude que celui-ci était arrivé au Sénégal. Cet homme disait avoir quitté Nioro le 13 décembre et n’avoir pas eu de nouvelle du retour de Bakary. Cependant, à Yamina, il avait entendu, dans les derniers jours de décembre, des hommes du Bakhounou dire que les envoyés des blancs étaient en route pour revenir et qu’on les avait vus à Serro. Ceci nous donnait bien peu d’espoir et je commençais à croire que la route du Bakhounou était fermée et qu’on me le cachait, lorsque le 10 janvier Daouda Gagny, chef de Bagoyna, arriva à Ségou. Je mis Seïdou en quête de nouvelles, et tout d’abord il n’apporta rien de bon : on n’avait pas entendu parler de Bakary. Mais le 11 janvier, un de nos amis nègres, un Massassi de Bongourou, nommé Diocounda, député près d’Ahmadou par son père, vint nous faire le récit suivant : « Daouda Gagny, avant de se mettre en route, a envoyé son captif de confiance à Nioro, où il a trouvé, chez Mustaf, deux envoyés des blancs qui portent un bonnet comme on n’en a jamais vu dans le pays. Le lendemain ce captif a quitté Nioro, et trois jours après son arrivée à Bagoyna, Daouda est parti. » C’est au docteur que nous étions redevables de cette bonne nouvelle, car Diocounda était surtout son camarade à lui, et c’était lui qui l’avait envoyé en quête d’événements. Tout compte fait, il y avait dix-neuf jours que nos messagers étaient à Nioro. Cette nouvelle nous fut confirmée par Samba N’diaye, qui alla voir Daouda Gagny en personne. Quant aux événements du pays, on disait que Tierno Moussa avait été battu à Bollé, et que, n’ayant pas voulu rentrer à Bagoyna, il était à Touroungoumbé, dans le Kingui. On disait aussi que la route de Nioro à Bagoyna était difficile à cause des pillages des Maures, et que de Bagoyna à Ouosébougou elle l’était à cause des Bambaras. Avec tout cela nous ne soupçonnions pas la vérité et nous nous réjouissions. Sans doute Bakary allait arriver, chaque jour je l’attendais et je n’attachais plus d’importance aux fausses nouvelles qui arrivaient du Macina. Enfin, le 19 janvier, je fis de nouveau prier Ahmadou d’envoyer au-devant de Bakary. Il répondit qu’il l’attendait lui-même chaque jour, et que si dans quelques jours il n’arrivait pas on pouvait revenir lui parler. Ce fut à ce moment que la situation changea de face à Ségou même, et qu’il nous fallut dévorer notre impatience en face des dangers qui venaient nous assaillir. Au moment où Ahmadou cherchait de plus en plus à réunir son armée, luttant contre les nombreux mécontentements, surtout contre ceux de gens tels que Amadi Boubakar, Tambo, etc., qui, arrivés depuis peu, se plaignaient de n’avoir ni maison, ni femme, ni moyen d’existence, et de ne pouvoir rentrer chez eux, retenus qu’ils étaient comme moi par Ahmadou ; au moment où il venait de donner l’ordre que personne ne quittât la ville pendant deux jours parce qu’il avait des nouvelles à donner à l’armée, un cavalier arriva bride abattue de Koghé, annonçant qu’un homme, parti pour la chasse, avait rencontré une armée campée à Toghou, près de ce village. Aussitôt le tabala battit à la mosquée, et dès qu’un peu de monde fut réuni, Ahmadou alla à la grande place des palabres, sous les grands arbres des Somonos, et l’armée partit, comme d’habitude, à la débandade. Le soir, cette nouvelle, à laquelle peu de gens croyaient, était confirmée. 24 janvier 1865. Le 24 janvier, on savait que c’était l’armée de Mari qui était venue à Toghou. On disait que ce village avait refusé de le recevoir. En attendant, il partait de nouveaux renforts pour l’armée. Ahmadou avait donné l’ordre de cerner le village, si l’ennemi s’y trouvait renfermé, et de le prévenir ; si, au contraire, on le trouvait dans la campagne, on devait le chasser et le poursuivre. Les uns disaient que Mari n’avait que ses captifs, les autres, qu’il avait une forte armée. Les uns racontaient qu’il était aux abois, ayant été chassé de Sarrau, de Sansandig, et qu’il n’osait plus rentrer dans le Baninko dont la population, fatiguée de ses exactions, lui était hostile ; d’autres que le village de Toghou l’avait appelé au nom de tous les Bambaras du pays. Tout cela, ajoutai-je sur mon journal, ne m’amène pas Bakary, et si Tierno Moussa, comme on le dit, est retourné chercher des renforts à Koniakary, c’est notre seule chance de le voir bientôt. Malheureusement jamais je n’avais mieux jugé. Dans l’après-midi, on vint demander de la poudre. Ahmadou fit partir cent vingt barils portés à tête d’homme. Le soir deux cavaliers arrivèrent et après avoir parlé avec Ahmadou, repartirent tout de suite avec ordre de ne dire mot à qui que ce soit. C’était mauvais signe. Aussitôt Ahmadou fit appeler les chefs, et leur palabre dura une partie de la nuit. 25 janvier 1865. Le 25 janvier, on disait que les Bambaras avaient repoussé l’armée en plaine après lui avoir enlevé son tabala et ses poudres, et étaient rentrés ensuite dans le village de Toghou. On disait aussi que le pavillon avait été pris et que Tierno Alassane, le chef de l’armée, ayant eu son cheval tué, avait failli être pris. Plus tard on niait la prise du pavillon, et on racontait qu’au premier choc le porteur du tabala ayant été tué, les Bambaras (Somonos), qui portent la poudre, avaient jeté leurs barils et s’étaient sauvés ; que c’est à cela qu’on avait dû la perte des poudres et du tabala ; mais que, dès que le gros de l’armée était arrivé, on avait chassé les Bambaras, qui s’étaient sauvés dans le village où se trouvait Mari. On rapportait aussi qu’on avait tué cent Bambaras et pris vingt chevaux, et qu’on n’avait perdu que trois hommes. Mais nous ne tardâmes pas à apprécier la gravité de la situation. Ahmadou, furieux de son nouvel échec et comprenant peut-être qu’il jouait sa dernière partie s’il la perdait, s’était décidé à prendre le commandement de l’armée en personne. Il avait envoyé chercher des renforts de tous côtés jusqu’à Kenenkou, où se trouvaient les Djawaras, et en attendant qu’il s’y rendît en personne, il avait envoyé Oulibo et Tierno-Abdoul à l’armée. Tout le monde, à part quelques vieillards impotents, faisait ses préparatifs de départ ; la situation était grave ; Ahmadou battu ne fût peut-être pas rentré dans Ségou, je n’aurais peut-être su sa défaite qu’en tombant au pouvoir des Bambaras, et dans ce cas ma mort eût été immédiate. Ces réflexions me décidèrent à lui demander de partir avec lui. Cela ne pouvait que lui être agréable, et, en cas de désastre, nous étions plus en sûreté avec son escorte que seuls et sans chevaux dans Ségou. Ahmadou accueillit notre demande avec plaisir ; il en fut même flatté, mais il ajouta qu’il ne partait pas encore. Néanmoins je me préparai à tout événement. Je mis en état mes harnachements et tout mon bagage portatif de voyage ; je mis mes carnets de notes et mes papiers en bon ordre, donnant mes instructions à tout le monde pour le cas où il m’arriverait malheur, afin que ces papiers ne fussent pas perdus. Puis je rassemblai mon peu d’argent, d’ambre et de corail, avec un peu d’or que j’avais acheté pour avoir une valeur portative, et j’attendis. Le 26, les sofas de Yamina et les Pouls de Ségou arrivèrent. Le 27, les détachements de Kenenkou se rallièrent à leur tour, et Ahmadou demanda deux cents hommes de bonne volonté pour former une avant-garde. Quand il les eut choisis, il en prit cent pour garder la ville sous le commandement d’Oulibo. 28 janvier 1865. Le 28 janvier, nous fûmes réveillés par le tabala ; nous nous hâtâmes de faire nos préparatifs. Le docteur, qui, quand il m’avait vu décidé à accompagner Ahmadou, m’avait simplement dit de demander aussi un cheval pour lui, était prêt ; on assurait qu’Ahmadou partait à deux heures, et, comme il avait dit à Samba N’diaye de me prêter son cheval, je lui en fis demander un second, et il répondit de le demander à Aguibou, mais qu’il allait d’ailleurs m’envoyer Oulibo. En effet, vers une heure, Oulibo vint me dire qu’Ahmadou craignait pour nous les fatigues et les dangers de l’expédition, et que si nous voulions rester à Ségou, nous ne manquerions de rien ; que si nous voulions partir, il ne nous en empêcherait pas, mais qu’il fallait que nous sussions qu’il allait se battre jusqu’à la victoire et qu’il ne reculerait pas devant les Bambaras, _Ché-Allaho_. Il était évident qu’Ahmadou ne demandait pas mieux que de nous voir l’accompagner ; les Talibés qui étaient avec Oulibo ne le cachaient même pas. J’insistai et ne trouvai pas de résistance. Il avait seulement voulu mettre sa responsabilité à l’abri en cas d’accident. A deux heures, le second cheval arrivait, et à deux heures et demie nous allions rejoindre Ahmadou sous les arbres de la place, dont il ne bougeait plus depuis trois jours. On assemblait devant lui la poudre et les balles, et, à quatre heures, après le salam, on en fit la distribution aux porteurs qui commencèrent tout de suite à se mettre en marche. J’emmenais tous mes hommes, à l’exception de Boukary Gnian, qui, ayant un gros abcès, ne pouvait marcher. Les munitions se composaient de : 140 barils de poudre du pays, d’environ 30 kilogrammes l’un ; soit 4200 kilogrammes. 33 sacs de poudre d’Europe de 15 à 20 kilogrammes. 27 paquets de 4 fusils chaque, pour rechange. 9 gros toulons de pierres à fusil. 150 sac de 1000 balles de fer chacun, soit 150,000 balles. A cinq heures et demie, le tout était chargé et en route, sur la tête de plus de trois cents Somonos, dont quelques-uns ployaient sous le faix ; quelques-uns, plus riches, avaient chargé des ânes de leur fardeau et n’avaient que le soin de les conduire. Enfin, une douzaine d’énormes calebasses représentaient le bagage d’Ahmadou et ses provisions. Quant à nous, nous n’avions qu’un toulon de couscous, deux de _bourakié_ ou couscous mélangé de miel et d’arachides pilées, un sac de sel et des peaux de bouc pour l’eau. La marche fut d’abord lente ; l’armée, qui accompagnait Ahmadou, occupait un immense espace, et à travers la poussière, éclairée des rayons du soleil couchant, les costumes bigarrés, cette énorme foule mélangée de piétons, de chevaux et même d’ânes, présentaient un coup d’œil magnifique. Je voulais d’abord me tenir près d’Ahmadou, mais comme il marchait au milieu de sa garde de Sofas à pied, il me fallut y renoncer sous peine d’en écraser quelques- uns. A Soninkoura, le premier village après Ségou, on fut obligé d’arrêter un instant. Là, deux Talibés se prirent de querelle et menaçaient d’en venir aux coups. Ahmadou mit le holà par ces simples paroles : « Ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut se battre. Gardez votre courage pour demain, cela vaudra mieux. » En effet, nous supposions tous que le lendemain Ahmadou attaquerait l’ennemi. Après Soninkoura, la marche devint plus facile ; je me décidai à m’en aller tout tranquillement, et comme, dans les ténèbres, mes laptots, en voulant me suivre, se déchiraient les jambes dans les épines, je les renvoyai, leur disant que je les retrouverais au campement. Le docteur était parti de son côté. Je laissai mon cheval marcher à son pas, et bientôt je rattrapai les porteurs de poudre de l’avant-garde. Nous passâmes successivement les villages de Koghou Mbébala, Banancoro, Nérecoro, Dialocoro, Bafoubougou, et là nous quittâmes le bord du fleuve que nous avions suivi jusqu’alors. Les sons d’une musique composée de tamtams et de flûtes se firent bientôt entendre ; puis nous aperçûmes de nombreux feux au milieu des arbres ; nous étions à Marcadougouba, où se trouvait campée en dehors du village l’armée de Tierno Alassane, et c’était Fali, le chef des sofas, qui se donnait un bal pour se distraire et se consoler de la défaite. Après avoir erré quelque temps au milieu de ces feux et des divers groupes, je finis par rallier mes laptots, puis enfin le docteur et nous campâmes au pied du premier arbre que nous trouvâmes sur le bord de la route. Le difficile était d’attacher les chevaux qui, animés par le grand air, par la vue des juments, s’échappaient et parcouraient le camp en hennissant. Par trois fois le mien s’échappa ; enfin je perçai un trou profond en terre en forme de cône renversé ; un bâton fut mis en travers au fond et une entrave fixée dessus nous fournit un point d’attache suffisant. Nos laptots trouvèrent un amas de cannes de mil dans le village, et sans plus de façon, imitant l’exemple des Talibés, ils s’en emparèrent, de telle sorte que nous eûmes un feu comme tout le monde. Au surplus, ce n’était pas du luxe, car la nuit était fraîche et nous n’avions emporté qu’une couverture pour tout campement, pensant que le lendemain serait jour de combat. [Décoration] [Note 188 : Lamtoro, chef du Toro (province du Fouta).] CHAPITRE XXVIII. Préparatifs d’Ahmadou et séjour à Marcadougouba. — Égards que l’on a pour nous. — Nous devenons populaires. — Causes de l’insuccès de Tierno Alassane. — Récit de Tambo. — Palabres d’Ahmadou. — Défi des Talibés aux Sofas. — Réponse des Sofas. — Visite d’Aguibou. — Impressions. — Départ pour Toghou. — L’ordre de marche. — Halte. A peine Ahmadou fut-il campé dans les cases que Fali lui avait fait préparer, que nous en fûmes avertis par un sofa qui parcourait le camp en appelant Samba Yoro. C’était Ahmadou qui le faisait chercher pour s’informer de notre campement et pour lui remettre un demi-pain de sucre pour tremper le couscous de notre souper. Cette attention, en un pareil moment, avait bien son mérite. Peu après les griots à cheval parcouraient le camp, réclamant le silence, recommandant de tenir les chevaux. La musique de Fali cessa son bruit infernal, et chacun fut libre de dormir. 29 janvier 1865. _Dimanche, 29 janvier._ — A cinq heures et demie du matin, la musique recommença à jouer et, à ce bruit, tout le monde se leva. Je sus tout de suite qu’on n’attaquerait pas de la journée. Notre premier soin fut alors de visiter le village pour chercher quelque nourriture et tenter d’acheter de la viande ou de la volaille afin de nous soutenir ; mais ce fut en vain. A l’approche de l’armée, les habitants avaient caché leurs bestiaux et leurs poules dans les coins les plus inaccessibles de leur maison, et si on entendait le bruit des animaux, on ne les voyait pas ; quand on demandait à acheter à la porte d’une maison, on ne vous répondait pas, et la personne à laquelle on s’adressait s’empressait de rentrer dans l’intérieur. Marcadougouba est un très-grand village, mais fort peu habité. Son nom indique suffisamment que c’est un village de Soninkés[189], et deux mosquées à hautes tours en terre montraient que c’étaient des musulmans qui l’habitaient. L’une de ces tours, ogivale dans le haut, n’avait pas moins de quinze mètres. De nombreux puits, profonds de vingt-cinq à trente mètres, donnent de l’eau en abondance, et, malgré cela, vu le nombre considérable d’hommes réunis en ce lieu, ils ne suffisaient pas en ce moment. Aussi mes laptots, plutôt que d’attendre leur tour pour puiser l’eau, préféraient faire boire les chevaux à Somono Dougouni, village situé au bord du fleuve, à environ une demi-heure de route au Nord. Autour du village, en dehors, et même dans quelques terrains vagues à l’intérieur, on cultivait du tabac. Dès que nous fûmes bien convaincus qu’il n’y avait rien à acheter, nous revînmes au camp, et l’un des hommes de Samba N’diaye, un nommé Souleyman, vint me demander si je voulais qu’on me fît une case. Je n’eus garde de refuser, et, pendant que nous allions voir l’arrivée de divers détachements qui ralliaient l’armée, Souleyman, après avoir pris les ordres d’Ahmadou, dit à Fali de nous construire une case, ce qui fut fait par les sofas avec une promptitude remarquable. Nos laptots profitèrent de l’occasion pour se munir de sécos aux dépens du village, ainsi que de bois à brûler, et nous fûmes installés. Les détachements qui arrivaient étaient composés de gens de Somono Dougouni, de Bamabougou, de Koghé ; il y avait des Talibés et des Toubourous. Enfin, Tierno-Abdoul arriva avec l’avant-garde, qui était restée en observation, les sofas seuls étant à Marcadougouba. Leur arrivée fut l’objet d’une courte fantasia, cérémonie indispensable en pareille occasion. Une chose me surprenait, c’est qu’au milieu de ce tohu-bohu général, où chacun cherchait des ressources pour son compte, nous étions l’objet de politesses et d’égards de la part de tous ; et, dès ce moment, jusqu’à mon départ, il en a toujours été ainsi. Il semblait que le fait d’être venu à l’armée avec eux eût modifié ma position, et, de fait, il est impossible de dire à quel point cela me rendit populaire. Peu après, un peloton de sofas, qu’on avait envoyés voir ce qui se passait, revint de Toghou. Ils avaient trouvé Mari campé avec son armée derrière la ville, et quand on les avait aperçus, un griot à cheval s’était avancé en leur criant : « Talibés, vous en avez goûté la première fois. Si vous y revenez, ce sera bien autre chose. » Mari, disaient-ils, avait beaucoup de monde. A peine mes laptots m’avaient-ils fait ce rapport, que Tambo vint me voir et me raconta la première attaque ainsi qu’il suit : L’armée de Tierno Alassane est venue jusqu’à portée de fusil de Toghou ; l’armée de Mari était rangée. Tierno Alassane, sollicité d’attaquer par les Talibés, refusa, disant qu’Ahmadou avait défendu d’attaquer sans qu’il fût prévenu. Alors les cavaliers bambaras sont venus trois fois charger ; les Talibés à cheval se sont élancés à leur rencontre, et les Bambaras se sont sauvés. Mais à ce moment, un Poul Talibé, à cheval, alla se camper entre les deux armées pour faire preuve de courage. Les Bambaras chargèrent pour s’emparer de lui ; les Talibés allèrent à son secours, et la mêlée devint générale. Seulement, Tierno Alassane ne voulut pas y prendre part avec sa compagnie d’infanterie, et la panique s’étant mise dans les rangs, tous les porteurs de poudre s’enfuirent ; l’infanterie les suivit. Le porteur du tabala fut tué, et les Bambaras, après s’être emparés de la poudre et du tabala, rentrèrent dans le village. On dit, ajouta Tambo, que Mari a tout de suite envoyé le tabala à Sansandig, comme preuve de sa victoire. D’après Tambo, les Talibés bien commandés eussent pu remporter la victoire ou au moins repousser les Bambaras dans le village ; car Mari n’avait, dit-il, que cinq cents chevaux et mille hommes à pied. Mais, depuis, il a reçu beaucoup de renforts et il lui en arrive constamment. Ceci confirmait ce que nous avions supposé. Tout le pays se levait en masse pour venir rejoindre son ancien maître, et un nouvel échec eût été la perte d’Ahmadou et de ses partisans. Tambo, du reste, était un bon informateur ; il avait pris une part vigoureuse au combat du 25, et il était allé enlever des mains des Bambaras un jeune parent de Samba N’diaye, nommé Mahmodou, au moment où ce jeune homme venait de tomber blessé d’un coup de lance, qui, après lui avoir déchiré le cou sur dix centimètres de long, lui avait percé la main. Tambo, qui le suivait des yeux, s’était élancé sur son vigoureux cheval, présent d’El Hadj, qui, comme je l’ai dit, l’avait reçu lui-même du fils de Sidy Ahmed Beckay de Tombouctou, et il avait eu le bonheur d’abattre d’un coup de fusil le Bambara qui allait achever son jeune parent. Il l’avait ensuite enlevé en croupe et l’avait ramené. Le soir de ce même jour, Ahmadou partagea quatre-vingts barils de poudre entre les diverses compagnies, en recommandant de ne pas la gaspiller et défendant de tirer un seul coup en fantasia sous peine de coups de corde. Dans cette journée, nous avions eu beaucoup de fatigues et nous avions peu mangé ; en dépit de nos efforts, jusqu’à deux heures, nous n’avions rien trouvé à acheter, lorsque Souleyman, plus heureux, réussit à nous procurer deux petits poulets gros comme le poing. Nous fîmes bouillir ce maigre régal pour en tremper le couscous ; mais je dois dire que j’ai rarement rien trouvé de plus mauvais. Un peu plus tard, Ahmadou nous envoya dix-huit poules magnifiques, que les gens du village étaient venus lui apporter sur la réquisition de Tierno-Abdoul, avec cent vingt calebasses de lack-lallo, destiné aux sofas. Mon premier mouvement fut d’accepter ; mais le docteur, croyant qu’Ahmadou se privait, insista pour que je n’en prisse que quelques-unes. Je renvoyai donc douze poules, en faisant remercier Ahmadou ; mais, ainsi que je m’y attendais, il ne voulut pas les recevoir et me dit que si j’en avais de trop, je pouvais les donner à qui je voudrais, que, pour lui, il les avait données, que c’était fini. Mes laptots étaient enchantés. Je leur en donnai cinq, j’en pris deux pour notre souper ; et convaincu que le lendemain on attaquerait, ne voulant rien avoir qui gênât mes mouvements, je distribuai les autres entre les principaux chefs et ceux qui, tels que Fali et Souleyman, nous avaient été utiles. Mon ami Samba Farba vint demander sa part, et j’en envoyai à Tierno-Abdoul, à Mahmadou Dieber, à Sonkoutou et à Sidy- Abdallah. — Ce dernier cadeau était politique, je savais qu’avec les cadeaux on fait tout des Maures, et cette fois encore je ne me trompais pas. Tous furent enchantés, et ils le furent bien davantage quand, le soir, Ahmadou, m’ayant envoyé par Mahmadou Dieber un superbe mouton gras, j’en fis la distribution, dans laquelle le nombre des élus fut encore plus considérable. Plusieurs vinrent me remercier en personne, Tierno-Abdoul et Tierno-Alassane, entre autres, qui vinrent la nuit, pendant mon sommeil, m’apporter la nouvelle qu’on ne partirait pas le lendemain. Si je l’eusse su plus tôt, j’avoue que j’aurais été moins généreux. Enfin, tout était distribué, et il nous restait encore de quoi vivre le lendemain à peu près : c’était plus que suffisant, et la Providence veillait sur nous. Ce qui avait contribué à faire croire que le lendemain serait le grand jour, c’est que la lune paraissait ce soir même. Elle avait été accueillie aux cris de _Yallah salam, Yallah tagui ballel, Yallah boni Keffirs_[190], cris poussés par toute l’armée avec un entrain remarquable, et cette voix immense s’élevant dans la plaine de dessous les arbres avait bien sa grandeur. Les chevaux, effrayés, hennirent et se cabrèrent, et un frisson général sembla courir dans tout le camp. 30 janvier 1865. Le lundi, 30 janvier, nous fûmes réveillés, comme d’habitude, par la musique de Fali, et presque aussitôt, malgré l’heure matinale, Ahmadou commença un palabre avec les Talibés. Ce fut d’abord la répétition du palabre de la fête du Cauri ; mais après la lecture, il leur reprocha de ne pas se battre, leur rappelant tout le bien qu’ils avaient reçu de son père et de lui ; leur disant que depuis le départ de son père ils ne faisaient rien ; que les Sofas se battaient ainsi que les Toubourous, et qu’eux se reposaient ; que s’ils avaient agi de la sorte avec son père, ils n’eussent pas pris le pays qu’ils ont conquis. Puis après, il invita chaque compagnie à nommer cent hommes intrépides pour marcher en avant. Cela se fit sans peine, et alors Ahmadou, continuant son palabre, commença à demander la restitution des _kouloulous_ (objets pillés à la guerre et soustraits au partage général), disant qu’il fallait, si l’on mourait, aller vers Dieu les mains vides du bien de ses frères. Cette opération fut longue ; personne ne se décidait à parler. Enfin, lentement, très-lentement, on en vit se lever : l’un restituait un pagne, l’autre une peau de bouc pour l’eau, un couteau, un chapelet ; enfin, l’un avoua un fusil qu’il avait vendu cinq mille cauris, disant que s’il était tué il avait un esclave qui représenterait plus que cette valeur, un autre avoua un captif qu’il avait _mangé_ ; ce fut du moins ce qu’il répondit quand Ahmadou lui demanda ce qu’il en avait fait. Cette scène était vraiment curieuse, et elle dura longtemps. Une fois terminée, Ahmadou alla à chaque compagnie s’assurer lui-même du nombre d’hommes, qu’on comptait par les fusils mis en rang, par terre, à côté les uns des autres. Il assigna à chacune des grandes compagnies son campement pour la nuit, afin qu’on fût prêt à partir au premier signal. Puis il retourna faire un nouveau palabre avec les Sofas, qu’il venait de voir faire de la fantasia, ayant à leur tête Aguibou, son frère, qui défilait en caracolant sur le beau cheval d’Arsec, le chef de Sofas, garde-magasin, cuisinier, barbier d’Ahmadou et bourreau à l’occasion[191]. Aux Sofas, il ne fit pas de longs discours. Il leur dit qu’il comptait sur eux ; il leur rappela ses bienfaits et ceux de son père, les cadeaux qu’ils recevaient de lui, leur recommanda de ne pas s’arrêter à piller, mais de se battre jusqu’à ce que la victoire fût complète ; il leur dit qu’il voulait s’avancer jusqu’à dix pas de l’ennemi sans tirer, et leur recommanda d’avoir soin de mettre beaucoup de poudre et dix balles dans chaque canon de fusil, et de ne jamais reculer. A ce moment du palabre, un Talibé se présenta. Il s’avança aux deux tiers du rond formé par les Sofas accroupis, et là, debout, appuyé sur son fusil, il demanda à parler aux Sofas de la part des Talibés. C’était un grand Fouta Diallonké présentant un type Peulh passablement pur ; sa couleur était assez claire, sa pose était digne. Il prit la parole, et, d’une voix très-nette, salua les Sofas et leur dit : « Demain nous allons marcher au combat. Sofas ! les Talibés m’envoient vous dire que demain, si l’on rencontre l’ennemi dans la plaine, ils vous montreront comment on doit le combattre et le chasser ; si on l’attaque derrière des murailles, ils vous apprendront à les escalader. » Puis, ce défi porté, il resta immobile et calme au milieu d’un cercle bruyant, qui, à ces paroles, s’était levé furieux et gesticulant. Ahmadou, à grand’peine, rétablit le silence et l’ordre, et jeta un peu de calme sur les passions haineuses qu’on venait de surexciter ; car il ne faut pas oublier qu’entre Sofas et Talibés, bien que servant la même cause, le même homme, il y a une haine immense. Puis, dès que le silence fut complet, il répéta ses instructions et donna la parole aux chefs des Sofas pour répondre au défi de Tierno- Moussa. Le premier qui parla fut le jeune Fali, le Sofa le plus brave, prince et fils de roi, élevé à côté d’Ahmadou après la mort de son père. Il avait toujours vécu dans le luxe et le bien-être ; malgré cela, il n’était pas obséquieux pour son maître ; il le servait, mais, comme je l’ai déjà dit, ne paraissait pas l’aimer ; et Ahmadou ne s’y trompait pas, car un jour Aguibou me dit : « Crois-tu que Fali oublie que mon père a tué le sien ? » Fali se leva, à côté d’Ahmadou, avec son air nonchalant, la tête couverte d’un bonnet rouge, le corps habillé d’un boubou de mousseline blanche. Il se redressa lentement, et, appuyé sur son fusil, il dit : « Salut aux Talibés ! Je ne leur dis qu’une chose : ils ont menti ! » Puis il se rassit. Ce fut alors à Yougoucoullé de parler. C’était un vieux Sofa qui avait fait toutes les guerres. Il portait un de ces grands chapeaux de paille du pays, dont toutes les pailles réunies au sommet, sans être tressées, forment un immense plumet. Ses boubous étaient ramassés dans sa ceinture comme en temps de guerre ; il portait toutes ses armes et était couvert de grisgris. Il parlait avec calme ; son attitude était magnifique. « Talibés, dit-il, je vous salue. J’ai bien entendu vos paroles : vous avez raison, et ce n’est pas aux esclaves à parler autrement que leurs maîtres. Je ne vous contredirai pas. Vous savez cependant que souvent dans un combat un homme en prend un autre plus brave que lui. « Moi, quoique esclave, j’ai fait toutes les guerres d’El Hadj, depuis Dinguiray jusqu’à Ségou. Partout je me suis bien battu, et personne n’a pu dire qu’il m’avait vu reculer. Talibés, nous allons nous battre demain ; je ne vous dis qu’une chose : celui qui me verra reculer, ne verra pas la lune le soir ! » Après plusieurs discours de ce genre, le palabre fut rompu, et Ahmadou alla palabrer avec les Toubourous. Après eux, il parla aux Peuhls, puis aux Djawaras, et à quatre heures seulement rentra dans son gourbi, et, comme la veille, reçut toute la soirée des visites, répondant à tout, s’occupant de tout avec une activité vraiment merveilleuse, surtout de la part d’un homme habitué à la mollesse. J’envoyai, dès qu’il fut rentré, Samba Yoro le saluer de ma part. Il répondit qu’il m’avait vu dans tous ses palabres et que cela lui avait fait plaisir. Il fut très- gracieux, et le soir il m’envoya, par le Sofa de sa porte, nommé Moussa, deux grands paniers de poissons que le village avait fait pêcher pour lui. Peu après, je reçus la visite d’Aguibou, qui fut plus affectueux pour moi que de coutume. Entre autres choses, il me demanda, quand je serais rentré dans mon pays, de lui écrire. Puis il me dit : « Quand tu partiras, je te prierai de m’envoyer un fusil comme le tien ; j’en ai bien un pareil (à piston), mais il n’est pas joli et je n’ai plus de capsules. » J’avais depuis longtemps songé à lui donner le mien, qui ne me servait à rien, puisque je ne pouvais pas chasser à cause de l’état d’anarchie du pays, mais je ne me décidai pas encore. Le soir chacun fit ses préparatifs. 31 janvier 1865. Ahmadou avait annoncé le départ pour quatre heures du matin. A deux heures, je me réveillai, et, travaillé par une impression qui m’a toujours dominé la veille d’un combat, il me fut impossible de me rendormir. Je fis chauffer un peu de bouillon qui restait, et, profitant des derniers moments d’isolement, j’écrivis sur mon carnet ces notes : « Dans une heure on va se mettre en marche. J’espère que nous aurons la victoire ; mais si je suis tué, que ma femme sache bien que ma dernière pensée se sera partagée entre elle, mon frère et ma sœur. Dans tous les cas, j’aurai fait mon devoir, ou ce que je croyais l’être, et maintenant, à la grâce de Dieu[192] ! » D’après les précautions que je voyais prendre à Ahmadou, d’après le déploiement de toutes ses forces, il était évident que la partie qui allait se jouer sur l’échiquier de la guerre était un véritable va-tout. Si la victoire était seulement balancée par Mari, tout le pays allait se rallier autour de lui. Les Sofas eux-mêmes trahiraient, la route de Nioro, déjà fermée, ne serait plus ouverte, et nous étions indéfiniment retenus à Ségou. Si Mari remportait la victoire, les Talibés étaient à tout jamais perdus, et les murailles de Ségou ne les auraient pas protégés contre les Bambaras. Dans ce cas, notre position eût été critique, et, n’ayant nul espoir de recueillir le fruit de la neutralité, je m’étais décidé à jeter dans le côté de la balance qui me semblait offrir le plus de garanties, le poids moral de ma présence et à l’occasion celui de neuf hommes courageux. Cette résolution m’avait coûté, mais elle était indispensable et, par la suite, je n’ai eu qu’à m’en applaudir. Dès que j’eus fini d’écrire, je réveillai les hommes, j’envoyai remplir d’eau les peaux de bouc, car je savais qu’on n’en trouverait plus qu’une fois le village pris, je fis boire les chevaux, et je sellai et bridai le mien moi-même avec le plus grand soin. A trois heures et demie, un des princes, Alioun, vint prendre son cheval, qui était attaché près de nous, et me dit qu’Ahmadou était déjà aux avant-gardes. Je m’empressai de l’y rejoindre au moment même où la musique de Fali sonnait le réveil dans la plus grande obscurité. A quatre heures, on se mettait en marche sur plusieurs colonnes et au milieu d’un désordre apparent ; à la lueur de grands feux, on pouvait déjà distinguer à peu près des compagnies groupées, se formant par colonnes, sur les flancs et en avant. Jusqu’au jour, il ne me fut pas possible de me bien rendre compte de l’ordre de marche. A sept heures et demie, nous arrivâmes devant un petit village bambara, désert et en ruines. Tous ceux qui manquaient d’eau en prirent dans une grande mare et on alla faire halte à petite distance. Alors les compagnies se rangèrent en ordre de bataille. Sur un demi-cercle se trouvaient les quatre grandes colonnes de Talibés ; les Sofas et les Djawaras étaient à la gauche. Quant aux Pouls, ils avaient disparu, ou plutôt ils étaient allés par une une autre route fermer le chemin de l’Est. [Décoration] [Note 189 : Marca veut dire Soninké en langue bambara.] [Note 190 : _Yallah salam_ est un salut à Dieu. — _Yallah tagui ballel_, nous a-t-on dit, signifie : « Dieu protége ses serviteurs. » — _Yallah boni Keffirs_ : « Dieu fasse périr les Keffirs. » — _Boni_ est un mot peulh qui signifie _gâter, abîmer_.] [Note 191 : Ce cheval, gris pommelé, d’une belle taille, avec une forte encolure et un large poitrail, réalisait l’idée que je me fais du cheval de guerre du temps des croisades.] [Note 192 : Si je reproduis cette note entière, c’est qu’elle me paraît pouvoir faire apprécier la situation comme je l’appréciais moi-même et qu’elle me rappelle et peut montrer au lecteur que j’envisageais le danger sans trouble.] CHAPITRE XXIX. Revue d’Ahmadou. — Arrivée devant Toghou. — La bataille et l’assaut du village. — Incidents divers. — Exécution. — Ali le bourreau. — Alioun Penda blessé. — La nuit du combat. — Massacre de 97 Bambaras. — Le sourire des morts. — Tournée de visite aux blessés. — On entre au village. — Départ de Toghou. — 3500 captifs. — Massacre de vieilles femmes. — Retour à Ségou. — Entrée triomphale. — Mort d’Alioun. — Son enterrement. 31 janvier 1865. Ahmadou, quittant sa garde, alla passer la revue de toutes ses compagnies, parlant à chacune rapidement. Je le suivis dans ce mouvement et je m’applaudis de l’avoir fait, car sans cela je ne me serais pas bien rendu compte de ses forces. Il y avait bien là quatre mille chevaux et six mille fantassins au moins. Ahmadou donna ses ordres pour la formation des colonnes d’assaut, et on se remit en marche. Les colonnes se formaient rapidement en ordre grossier et plutôt groupées qu’alignées. A neuf heures, on faisait halte en vue du village de Toghou, dans une grande plaine. Je me portai à l’avant-garde d’Ahmadou, suivi du docteur et de mes hommes. Nous n’étions pas à six cents mètres de l’ennemi. Mari, sorti du village, avait rangé son armée à cinquante pas en avant de la face des murailles. La ligne des fantassins était très-grande ; trois à quatre cents cavaliers occupaient la gauche, et, derrière cette armée, on voyait sur les murailles et sur les toits des maisons une deuxième ligne de défenseurs. Je fis aussitôt offrir à Ahmadou de démonter à coups de carabine les cavaliers qui faisaient de la fantasia, mais il avait son plan et me fit prier de ne pas tirer avant qu’il eût donné le signal des coups de fusil. Cinq colonnes de fantassins s’étaient formées, composées des hommes à pied et d’une grande partie des cavaliers qui avaient mis pied à terre. A la droite, c’était une colonne de Talibés _Irlabés_, au pavillon noir, commandée par Tierno-Abdoul. Venaient ensuite : une colonne de Sofas, au pavillon rouge, conduite par Fali et Yougoucoullé ; la colonne du milieu du Toro, au pavillon rouge et blanc, commandée par Tierno Alassane, et devant laquelle marchait aussi Mahmadou Dieber, le Fouta Diallonké ; puis la colonne de Toubourous, sans pavillon, et enfin, à la gauche, les Talibés du Gannar, conduits par Tierno Abdoul Kadi, l’un des Talibés les plus braves de l’armée, dont j’ai déjà parlé. Ces colonnes, aussitôt qu’elles furent formées, s’avancèrent vers l’ennemi, en marchant au pas, et les Talibés chantant en cadence : _Lahilahi Allah, Mohammed raçould y Allah_[193]. L’ennemi ne bougeait pas. Les Bambaras étaient accroupis par terre, attendant sans doute qu’on tirât pour se lever et se précipiter sur les Talibés désarmés ; mais on ne leur en laissa pas le temps. Les colonnes s’avancèrent jusqu’à moins de cent pas de l’ennemi et se précipitèrent en courant, jusqu’à ce que les Bambaras effrayés se levassent en masse. La fusillade commença alors, au signal donné par un homme désigné à l’avance par Ahmadou dans chaque compagnie. On tirait à bout portant sur une foule folle de terreur, qui cherchait à rentrer dans le village. Entassés aux portes et surpris par la mitraille que vomissait chaque fusil des Talibés, achevés à l’arme blanche, les Bambaras tombaient en rangs serrés les uns sur les autres, et les Talibés, entrant sans coup férir, poursuivaient sur les toits, dans les rues, les nombreux fuyards. Quant à la cavalerie, au premier coup de fusil elle avait pris la fuite, en tournant le village de toute la vitesse de ses chevaux, et était allée rejoindre Mari, qui, au milieu d’une garde peu nombreuse, était sur une colline, laissant à ses esclaves le soin de sa cause. En moins de trois minutes, les cinq colonnes étaient dans le village et les Bambaras défendaient en vain leurs maisons. Dès que je vis ce résultat, je revins au galop vers Ahmadou lui annoncer la victoire, puis je partis à la recherche de mes hommes, qui, eux aussi, emportés par l’ardeur guerrière et par l’amour-propre, s’étaient avancés au premier rang. Je n’en trouvai d’abord aucun. La défense du village était plus sérieuse que je ne l’eusse cru. Les Bambaras et, entre autres, toute une compagnie de Sofas de Mari, réfugiée dans une case, faisaient arme de tout. Sachant, par l’exemple du passé, qu’ils n’avaient pas de quartier à attendre, ils se défendaient jusqu’à la mort. Un instant la colonne des Djawaras et des Toubourous fut repoussée en désordre. En vain, avec quelques chefs, je me portai devant eux pour les ramener à l’ennemi ; ils étaient effrayés, et ce ne fut qu’après un quart d’heure qu’ils se remirent. Quelques bandes de Bambaras s’enfuyaient sur la gauche, où je m’étais placé pour voir à mon aise. Ils allaient se réfugier, en déroute, dans des broussailles épaisses ; personne n’osait les y poursuivre. Entraîné un instant par des cavaliers qui semblaient les charger, je partis avec le docteur, qui s’exposait beaucoup et qui, sous prétexte qu’il avait la vue basse, s’approchait sans cesse, malgré mes prières ; mais bientôt nous fûmes abandonnés de tous les cavaliers, et comme j’étais à bonne portée de pistolet, voyant toute une bande qui s’enfuyait de mon côté, je la détournai en lui envoyant les six coups de mon revolver ; un homme tomba blessé, mais quelques instants après il parvint à se sauver. On avait fait des prisonniers, qui semblaient hébétés et fous de terreur ; les uns disaient que Mari était dans le village, d’autres qu’il avait fui. On prit une de ses griotes qui, à la suite de la prise de Ségou par El Hadj, avait déjà été prisonnière, puis s’était enfuie ; elle était couverte d’or et elle se mit à chanter Ahmadou, qui lui fit grâce. En revanche, deux chefs du village, faits prisonniers dans leur propre maison, entre autres celui qui portait le titre d’Almami de Toghou, furent exécutés tout de suite. Je n’étais pas là, et, quand je revins, j’aperçus devant Ahmadou deux corps sans tête, étendus sur le ventre, avec les jarrets et les articulations coupés et un coup de sabre en travers sur les reins, qui leur avait tranché l’épine dorsale. Ces mutilations avaient été faites après coup. Mais la journée ne se passa pas sans que je visse l’atroce spectacle d’une exécution, et ce souvenir restera gravé dans ma mémoire. J’en vois encore les moindres détails. C’était un jeune Sofa de Mari, qu’on avait retiré vivant de dessous un tas de cadavres. Au lieu d’être rasé comme tous les musulmans, il portait les cheveux tressés en casque, comme ceux des femmes, et à la mode bambara ; on lui avait attaché les coudes derrière le dos de manière à lui disloquer en partie les épaules. Il était debout. Après qu’on l’eut dépouillé de tout vêtement, un Sofa, accroupi, se plaça derrière lui. Il regardait de tous côtés d’un air inquiet, quand Ali Talibé, en grand honneur à Ségou, et qui alors était bourreau en titre, homme athlétique, mais à la figure bestiale et à l’œil féroce[194], s’avança par derrière, et d’un seul coup de sabre lui fit voler la tête. Le corps tomba en avant ; deux longs jets de sang s’élancèrent du col ; quelques convulsions agitèrent encore ce qui avait été un homme, et pendant qu’Ali essuyait son sabre dans l’herbe avec un calme atroce, tout mouvement cessait. [Illustration : Soldat de Mari conduit au supplice.] Cependant je m’inquiétais de ne pas voir revenir mes hommes ; dans le village on se battait toujours, une case se défendait, et malgré le feu qu’on introduisait par les toitures, l’ennemi ne se rendait pas encore ; ce ne fut que lorsqu’ils furent attaqués par les flammes que les malheureux défenseurs essayèrent de fuir et tombèrent un à un en sortant de leurs cases, frappés par la mitraille des fusils. Vers une heure, je vis Samba Yoro rentrer épuisé, portant deux fusils ; je devinai un malheur. Alioun, le plus brave peut-être de mes hommes, était tombé ; il avait une balle dans le crâne. Cependant il respirait encore, il fallait le secourir. Je dis à Samba Yoro de chercher ses compagnons, il ne tarda pas à les réunir dans le village ; Dethié avait reçu une brique sur la nuque, il avait été contusionné par l’explosion d’un baril de poudre, avait eu ses vêtements traversés par les balles, mais c’était tout ; les autres n’avaient que des balles mortes. Vers trois heures, on m’apporta Alioun sur une porte de case qui servait de brancard. Il avait repris connaissance, mais il souffrait beaucoup ; la balle était logée dans l’os du crâne au beau milieu de la tête, et tellement encastrée, que d’abord le docteur crut qu’elle n’avait fait que déchirer la peau. Vers quatre heures, les Bambaras avaient tous succombé ou à peu près ; dans le village on ne tirait plus que de rares coups de fusils. Quelques ennemis étant encore cachés dans les cases, on n’osait y pénétrer à cause de l’obscurité qui y règne, et on attendait qu’ils s’échappassent. Ahmadou se porta sur la gauche, puis derrière le village, sur la colline où la veille encore campaient les Bambaras. Je lui fis demander s’il y passerait la nuit, afin d’y transporter mon pauvre blessé, et sur sa réponse affirmative, j’envoyai chercher celui-ci ; mais presque aussitôt on commença la fusillade sur les broussailles. Les Bambaras qui s’y trouvaient avaient essayé de fuir dans l’Est, mais ils avaient rencontré les Peuhls, qui les avaient rejetés sur le village. Ils ne cessèrent de tirer que vers la nuit, et le _tabala_ résonna constamment. Néanmoins on était harassé, on n’avait rien mangé depuis la veille, à l’exception de quelques gourous, ressource précieuse qu’on avait trouvée en abondance dans les cases du village. Malgré l’effet excitant de cette nourriture, chacun de ceux qui ne gardaient pas le village ou qui n’étaient pas au combat d’avant-garde dormaient d’un profond sommeil. A minuit on eut une alerte : deux Bambaras venaient d’être saisis ; ils poussaient des cris perçants. On crut un instant à une attaque du camp par les Bambaras ; une immense rumeur s’éleva au milieu des chevaux frissonnants. Quelques- uns s’échappèrent et leur galop à travers le camp ajouta à l’illusion. Surpris dans notre sommeil, la main sur nos armes, nous fûmes aussitôt debout, et mon premier soin fut de sauter près de mon cheval qui était tout sellé, afin de l’empêcher de s’échapper. Mais bientôt tout se calma, et la voix des griots s’éleva dans le calme de la nuit, criant de rester en repos. Dès lors le silence ne fut plus troublé que par quelques coups de fusil dans le village ou aux avant-postes, par le son redoublé du tabala ; et la fusillade des Bambaras se ralentit, indiquant l’épuisement de leur poudre. Mon pauvre blessé allait mieux, nous conservions encore l’espoir de le sauver et j’achevai ma nuit sans me réveiller, malgré les impressions d’horreur dont j’avais fait provision pendant cette journée. 1er février 1865. Le jour paraissait à peine que toute l’armée se transportait dans les broussailles pour en finir ; on y trouva les Bambaras sans défense et on en fit une horrible boucherie. Une bande de quatre-vingt-dix-sept, espérant peut-être dans la clémence des vainqueurs, posa les armes et sortit d’une broussaille en criant : Pardon ! (_Toubira !_) Ils furent aussitôt conduits à Ahmadou, entre deux rangs pressés de Sofas. On les interrogea longuement. Ils dirent qu’ils avaient été envoyés de Sansandig ; d’autres avaient dit être venus de Boushé, de Sarrau et même de Ségou-Sikoro. Tous furent livrés au bourreau, et Ahmadou, supposant que ce spectacle pouvait m’intéresser, envoya un Talibé me prévenir afin que je pusse y assister ; mais je ne me sentais pas le cœur de supporter une pareille émotion. Les exécutions déjà trop nombreuses de la veille m’avaient agité et je me privai de ce spectacle ; seulement le soir, en voulant me rendre compte du nombre des morts, je passai près du champ des suppliciés ; on les avait conduits là, tous bien serrés par la foule et tenus simplement par des bras humains ; au milieu du cercle s’était placé le bourreau, qui avait commencé à abattre les têtes, au hasard, sans ordre, comme elles passaient à portée de son bras. Quelques-unes n’étaient même pas détachées du tronc, et, chose curieuse, elles avaient presque toutes le sourire aux lèvres. Les yeux qui n’étaient pas fermés avaient dans leur immobilité une expression indéfinissable qui me fit longtemps réfléchir. Faut-il donc croire qu’au seuil d’une autre vie, ces martyrs de la barbarie et de l’islamisme, qui se battaient sans savoir pourquoi, qui ont été massacrés si cruellement, ont eu une apparition, qu’une lueur immense s’est produite dans leur intelligence et qu’un horizon nouveau s’est étendu devant leurs yeux ? Cette pensée m’obséda longtemps et je ne me détachai pas facilement de ce lieu d’horreur. Au jour j’avais commencé avec le docteur une tournée de blessés ; déjà la veille il en avait opéré bon nombre ; malheureusement, manquant d’instruments et réduit aux ressources de sa trousse, il y en avait beaucoup pour lesquels il ne pouvait rien. Je l’aidais de mon mieux dans ces extractions de balles toujours si douloureuses pour le patient. J’eus là l’occasion de remarquer encore une fois combien le système nerveux des noirs est moins développé ou moins sensible que le nôtre ; c’est à cela qu’ils doivent de supporter facilement les opérations, de même qu’ils doivent au climat d’en guérir d’une façon merveilleuse et dans des cas désespérés. Tout en secourant les blessés, nous visitâmes le village, opération non sans danger, car dans quelques rares maisons on tirait encore et on était exposé à recevoir une balle destinée à un Bambara fuyant. Mais depuis la veille trop de balles avaient sifflé à nos oreilles pour que cela nous arrêtât, et bien que leur musique m’ait toujours fait secouer la tête ou saluer, comme on dit vulgairement, elle ne m’a jamais empêché d’aller où j’avais l’intention de me rendre. Il est impossible de décrire le spectacle que présentait Toghou. Dans les maisons, dans les rues, les cadavres étaient étendus dans toutes les positions. Dans le réduit où l’on s’était si longtemps défendu, chaque case était transformée en un charnier infect. Les toitures enflammées par le haut avaient brûlé des centaines de malheureux, dont les cris sourds avaient seuls révélé l’agonie. Dans quelques cases on s’était pendu de désespoir ; à une porte de la ville plus de cinq cents cadavres étaient couchés les uns sur les autres ; c’était la porte attaquée par les Talibés. Plus tard j’allai dans les broussailles ; on peut dire que tout le village et ses environs n’étaient qu’un champ de morts, et le lendemain, lorsque de dessous les décombres enflammés du village on eut tiré ces cadavres à demi brûlés et qu’on les eut portés dans la plaine, l’odeur infecte qui s’en exhalait empestait l’air à une longue distance. Certes, c’est rester au-dessous du vrai que de dire que deux mille cinq cents Bambaras avaient péri là, et plus tard, quand les Peuhls revinrent à cheval, leurs lances encore sanglantes témoignèrent des coups portés par eux aux fugitifs. Ahmadou envoya visiter le terrain de leurs exploits, et on m’affirma qu’ils en avaient tué beaucoup. En somme, d’une voix unanime on reconnaissait que depuis le commencement des guerres d’El Hadj, sauf à Oïtala, on n’avait pas vu pareil massacre. Quant aux pertes d’Ahmadou elles étaient presque insignifiantes : on ne comptait pas cent morts et deux cents blessés. Il faut, du reste, avoir vu les fautes commises par les Bambaras pour comprendre cette disproportion de pertes. S’ils eussent attendu derrière leurs murs, le résultat eût été bien différent, et Ahmadou fût peut-être retourné à Ségou avec un échec de plus, car ce village était prodigieusement riche et pouvait soutenir un long siége. Il y avait de la poudre et du mil en quantités immenses, sans compter toutes les autres substances nutritives, telles que haricots, riz, etc. Pendant toute la première nuit, on avait mangé dans le village les poules, les chèvres et les moutons, et quand on songe qu’une armée de plus de dix mille hommes avait vécu là-dessus, on ne s’étonnera pas que le lendemain je n’aie pu trouver un seul poulet. En revanche, tout le monde mâchait des gourous. Beaucoup avaient rempli leurs sacs de cauris, et le butin était tel, qu’on ne pouvait l’emporter. [Illustration : Une exécution à Ségou.] Ahmadou entra dans le village vers dix heures, et vint s’installer dans la case du chef. Nous habitions en face de lui, et on disait qu’il allait passer là trois jours. Chacun appréciait à sa manière le résultat de la victoire ; l’opinion générale était que Mari était à tout jamais perdu et qu’il ne pourrait plus réunir d’armée. C’était aussi la nôtre, mais nous comptions sans les fautes d’Ahmadou. Si, profitant de sa victoire, il fût allé en ce moment avec une armée enthousiaste tomber sur Sansandig, il l’eût sans doute enlevé, et alors il était maître du pays ; mais dès le lendemain, cédant aux sollicitations de tous ses amis, avides de partager le butin, il rentrait à Ségou. Ahmadou m’avait fait remercier de ce que j’avais fait pour sa cause et il s’était occupé de nous procurer de quoi manger, ce qui n’était pas facile dans un village pareil. Après nous avoir envoyé une jambe de bœuf, il donna sa canne à Souleyman pour qu’il parcourût le village et prît pour nous ce qu’il trouverait, sel ou autre chose. En somme, nous n’eûmes qu’à nous louer de lui, et, au moment du départ, il nous fournit une compagnie de Sofas pour porter mon pauvre Alioun, que je fis placer sur un lit (tara) du pays. Sans doute, tout cela ne se faisait pas facilement, mais cela se faisait, et c’était beaucoup. Le départ du village fut difficile. Chacun se chargeait de bagages ; quelques-uns avaient envoyé chercher des ânes pour porter le butin, et c’était un spectacle bien curieux que ces guerriers de la veille transformés en marchands de vieille ferraille. Tout leur était bon : ceux-ci portaient des calebasses de hautes formes, ceux-là des sacs de mil, des chandeliers du pays, tiges de fer munies d’une ou plusieurs coquilles, dans lesquelles on brûle une mèche de coton qui trempe dans l’huile d’arachides ou le beurre de Karité ; d’autres enlevaient une porte, des fusils, des lances, des haches ou des outils de forgeron et de tisserand. Les uns avaient du coton, d’autres du tabac ou des boules d’indigo ; et puis venaient la file ou plutôt les files de captifs. Dire ce qu’il y en avait, je ne le pus qu’à Ségou quand on fit le partage. Environ trois mille cinq cents femmes ou enfants étaient là, attachés par le cou, lourdement chargés, marchant sous les coups des Sofas. Quelques femmes, trop vieilles, tombaient sous leur fardeau, et refusant de marcher, furent assassinées. Un coup de fusil dans les reins et ce fut fini ; je fus contraint de voir cela et il me fallut rester calme et ne pas faire sauter la tête au misérable qui venait de commettre ce crime. Nos laptots et quelques Talibés même en étaient indignés, mais c’était l’exception, et la masse passait, et avec un geste de dédain ne trouvait que cette épitaphe : Keffir ! Et ceux qui commettaient ces atrocités, qu’on le sache bien, c’étaient eux-mêmes des Keffirs, des Bambaras, des esclaves de père en fils, d’anciens esclaves des Massassis du Kaarta ou des Courbaris de Ségou qui avaient eu leur sauvagerie et leur cruauté doublées d’une teinte d’islamisme tel qu’on le prêche en Afrique. Que ces quelques mots puissent servir à faire apprécier la situation intérieure de ces pays et soient utilisés par ces philanthropes qui veulent laisser la civilisation marcher d’elle-même et se refusent à l’imposer par la force ! Nous passâmes ce même jour devant Marcadougouba. Ahmadou refusa de s’y arrêter ; on entendait pleurer dans le village : c’étaient les mères et les veuves des Bambaras révoltés, car ce village avait, comme tous les autres, fourni ses contingents à Mari, et du moins les vainqueurs n’empêchaient pas, comme nous l’avons vu faire en Europe, les sœurs et les mères de pleurer leurs frères et leurs enfants. On continua la marche jusqu’à Bafoubougou, où l’on campa dans les broussailles. Mon premier soin fut de me baigner au fleuve ; puis après, il fallut préparer le souper, assez maigre d’ailleurs. Une poule tuée _in extremis_ trempa notre couscous, et telle était notre fatigue que le soir, Ahmadou nous ayant envoyé un superbe poisson, personne n’eut le courage de le faire cuire. Au milieu de ses épreuves, notre pauvre blessé allait mieux et nous avions bon espoir. 3 février 1865. Le 3 février au jour, on se mit en route ; la marche était triomphale : à chaque village on faisait de la fantasia ; des députations venaient féliciter Ahmadou, et les griots s’égosillaient à chanter sa victoire. Tandis que les coups de fusil des villages répondaient en sourdine aux coups éclatants des fusils des Sofas qui, chantant et dansant, tourbillonnaient autour du roi ; tandis que les Talibés venaient à tour de rôle le saluer, Ahmadou, à cheval, son turban relevé sur la bouche, restait calme, et un pied passé par-dessus la selle, récitait son chapelet ; mais son œil brillait et la joie du triomphe illuminait ce qu’on voyait de sa figure. Enfin, à Ségou-Sikoro, où nous arrivâmes vers dix heures, Oulibo sortit avec tous ceux qui étaient restés à la garde de la ville et vint au- devant d’Ahmadou. La ville était en délire : sur le toit des maisons, les esclaves chantaient, dansaient, battaient des mains, et c’est à peine si, au milieu de la joie générale, on faisait attention à celles qui pleuraient un frère ou un époux. La fusillade devenait de plus en plus vive et dangereuse, car les fusils chargés outre mesure rendaient le bruit du canon, mais éclataient et blessaient ceux qui les tiraient, ainsi que leurs voisins. Je me séparai de la foule, et, suivi de Boubakary Gnian qui était venu au-devant de moi, je tournai le village et rentrai par la porte de l’Ouest. Dans la rue, les femmes et même celles qui jusqu’alors nous avaient à peine regardés, nous donnaient la main par-dessus les murs de leurs maisons ; d’autres, des voisines, venaient nous saluer ; enfin, on peut dire que ce jour on n’aurait trouvé personne à Ségou qui ne nous fût sympathique, sauf peut-être Mohammed Bobo. 10 février 1865. Ce ne fut que vers deux heures qu’Alioun arriva avec ses porteurs. Je le fis installer immédiatement. Avec les tentes, on lui fit une chambre sous le hangar ; le docteur le pansa, et ce ne fut qu’alors qu’on reconnut l’existence de la balle dans le crâne où elle s’était incrustée. — Le lendemain, elle fut extraite, mais, hélas ! notre pauvre compagnon ne devait pas aller loin ; le 10, après une mauvaise nuit, une hémorragie terrible se déclara, le cerveau s’embarrassa, peu à peu le froid gagna les extrémités ; à 11 heures, il était sans connaissance, et à 1 heure 3 minutes, la respiration sifflante, le hoquet disparurent, et le cœur cessa de battre. J’envoyai tout de suite prévenir Ahmadou. Il répondit qu’il prierait Dieu pour Alioun, qui était mort, comme un musulman doit mourir, en combattant pour Dieu ; et vers deux heures et demie, arrivèrent deux marabouts qui n’étaient rien moins que Tierno Alassane, chargé de laver le corps et de l’ensevelir, et Alpha Ahmadou, qui devait faire les prières. On traitait mon pauvre compagnon comme un chef ; il allait être conduit en terre par un général et un prince. Je donnai une belle pièce de coton blanc pour servir de suaire ; on enleva le corps et on le porta en plein air près de la petite mosquée d’Alpha Ahmadou. Il fut posé sur une claie au-dessus d’un grand trou, et pendant qu’on creusait une fosse très-étroite d’un mètre de profondeur, Tierno Alassane lava le corps avec ses adjoints. Puis, il l’enveloppa dans l’étoffe de manière à former une espèce de bonnet sur la tête. La prière alors commença : le vieil Alpha se mit devant, debout ; tous nos amis qui avaient suivi le corps se placèrent sur deux rangs derrière lui. Il récita les prières à haute voix, et je remarquai que, si on les accompagne de mouvements analogues à ceux du salam, il n’y a pas de génuflexions. Puis, une fois cela terminé, on descendit le corps dans la tombe, en le plaçant sur le flanc droit et la figure tournée vers l’Est ; ensuite, on remplit la fosse de terre qu’on pila fortement, et on mit des épines dessus. Pendant toute la cérémonie, je m’étais tenu un peu à l’écart ; je suivais des yeux la dépouille de mon pauvre compagnon, et c’est un devoir pour moi de rendre à sa mémoire un hommage mérité. Alioun était doux, fidèle, dévoué, c’était un modèle sous tous les rapports ; musulman fervent, il avait apporté dans le combat où il avait succombé, un courage qui avait fait l’admiration de tous, et son souvenir restera parmi tous ceux qui l’ont connu comme celui d’un brave. Une fois mon pauvre compagnon en terre, je rentrai à la case, où j’eus à acquitter les frais de son enterrement, qui, discutés par Samba N’diaye, furent ainsi réglés : 2000 cauris à Alpha Ahmadou pour les prières ; 3000[195] à Tierno Alassane et aux gens qui avaient lavé le corps ; 1500 à ceux qui avaient creusé la fosse. Dès le 4 février, on avait commencé à compter le butin et à en faire le partage. Ahmadou fit durer ce partage, car il réclamait des captifs volés par les Sofas ; après les captifs, on partagea les chiffons, satalas et ustensiles qui avaient été rapportés. Pour moi, je fis remettre à Ahmadou les lances, fusils, haches pris par mes hommes aux Bambaras tombés sous leurs coups, et, de plus, deux captives ramassées par Dethié N’diaye. Ahmadou voulut nous en faire cadeau, mais je lui répondis que je ne pouvais autoriser mes hommes à vendre des captifs pour s’en partager la valeur. Il dit alors qu’il leur ferait un cadeau, et plus tard, les deux captives furent données à Samba N’diaye. Dès que nous fûmes rentrés à Ségou, je m’inquiétai d’avoir des nouvelles de Nioro et de Bakary Guëye, et rien de bon n’apparut de ce côté. Une ou deux fois on nous dit qu’une caravane arrivait de Nioro, et nous espérions que Bakary serait avec elle ; mais au bout de quelques jours, la caravane devenait un conte, comme il s’en fait tant dans ce pays. Ce qu’il y avait de plus positif, c’est que les caravanes qui, de Yamina, allaient faire du commerce à Touba et à Kiba, étaient souvent attaquées par les rôdeurs bambaras, qui ne craignaient pas de s’avancer jusqu’auprès des villages d’Ahmadou. Le vieil Abdoul, que nous allions voir de temps à autre, nous affirmait que Bakary était avec l’armée de Tierno Moussa, et que si ce dernier ne craignait qu’il fût pillé, nous l’eussions vu arriver depuis longtemps ; mais toutes ces paroles ne l’amenaient pas, et nous connaissions maintenant assez le vieux Tierno pour savoir ce que valaient ses assurances. Pendant de longs mois, nous attendîmes en vain, toujours bercés d’espérances qui s’évanouirent peu à peu jusqu’au jour de la délivrance. [Décoration] [Note 193 : Prière musulmane : « Dieu est grand ; Mahomet est son prophète. » Je l’écris comme on prononce à Ségou.] [Note 194 : Il est assez intéressant d’étudier la mobilité de la physionomie des noirs. Cet Ali, qui, dans ce moment, m’avait paru avoir le regard féroce, était habituellement l’homme le plus calme de Ségou, et son regard voilé avait une douceur incroyable. Il en était de même d’Ahmadou, qui, dans certains moments, avait une grande douceur, dans d’autres, une grande dureté de physionomie.] [Note 195 : On donne généralement un bœuf, qui vaut au moins 5 à 6000 cauris.] CHAPITRE XXX. Difficulté d’obtenir une audience pendant le partage du butin. — Le fils de Maoundé est mort. — Ce qu’il était. — Désertion de Soulé Kandi. — Le docteur est malade de la fièvre. — Nouvelles de Bakary Guëye et du Bakhounou. — Fausse alerte. — Je suis pris d’hépatite. — J’entre en relations avec Sidy Abdallah. — Pluie vers la fin de février. — Massiré apporte des certitudes fâcheuses sur l’état de la route de Nioro. — Fête du Cauri. — Je n’ai plus de quoi faire aucun présent à Ahmadou. — Samba Yoro pris d’hémoptysie. — J’obtiens une audience d’Ahmadou et je demande à partir. — Promesse d’expédier un courrier. — Diverses nouvelles. — On prépare une expédition. — J’apprends la mort de Cheick Sidy Ahmed Beckay de Tombouctou. 13 février 1865. Mon pauvre Alioun était mort et une tristesse immense s’était emparée de moi. Je sollicitai une entrevue d’Ahmadou ; mais, occupé du partage des dépouilles des Bambaras, il refusa en m’ajournant. Ce partage n’en finissait jamais, parce que chacun cachait les captifs qu’il avait ramassés et n’en livrait qu’une partie. Alors Ahmadou se fâchait, faisait appeler les Sofas chefs et leur ordonnait de livrer, qui 8 captifs, qui 10, qui 40, en proportion de ce qu’il supposait qu’on avait volé. Mais les captifs n’avaient garde d’obéir et opposaient un _non possumus_, qui est la grande force des noirs, comme de bien des blancs, force d’inertie qui paralyse tout. Pendant ce temps, nous recevions des détails sur Mari. On l’avait d’abord dit réfugié à Sansandig, mais ce bruit fut bientôt démenti ; il avait fui dans le Kaminian Dougou, en faisant un grand détour, et il avait donné pour motif de sa défaite la stupidité de ses hommes qui n’avaient pas voulu se battre et avaient jeté des briques aux Talibés au lieu de leur envoyer des coups de fusil. La vérité est qu’on n’avait jeté des briques que lorsqu’on avait manqué de poudre et de flèches, car les Bambaras se servent encore de l’arc et des flèches, qui ne sont pas empoisonnées, bien qu’on l’ait souvent prétendu. A ce combat, un déserteur des rangs d’Ahmadou avait succombé. C’était le fils de Maoundé, le chef des Kagoros du Bakhounou. Lorsque El Hadj s’empara du Bakhounou à son premier séjour dans le Kaarta, Maoundé s’étant rendu, il l’emmena avec lui en quelque sorte comme otage, et Maoundé le suivit au siége de Médine, à Koundian et dans le Fouta ; puis, de retour à Nioro, El Hadj, pensant que désormais ce chef lui serait dévoué, le replaça comme chef dans le Bakhounou et emmena à sa place son frère, chef de Bagoyna, et père de ce Daouda Gagny que je retrouve à Ségou, venant solliciter des secours et retenu comme moi. Le fils de ce Maoundé était dans la caravane avec laquelle j’étais arrivé au Niger, et là, il lui avait pris fantaisie de venir saluer Ahmadou, qui, suivant son habitude actuelle, l’avait prié de lui tenir compagnie. Maoundé fils, pris dans son piége, sollicita souvent de retourner dans ses foyers ; mais n’ayant pu l’obtenir et apprenant que son père s’était révolté depuis peu dans le Bakhounou, il avait déserté et était allé se joindre à Mari au moment où on avait appris qu’il était à Toghou. Son corps avait été reconnu parmi les morts. Il avait été décapité par Mari, qui, en entrant à Toghou, y avait trouvé l’Almami de Boushé et quelques Talibés et les avait fait tuer tout de suite ; puis, Maoundé étant arrivé, il l’avait accusé d’être un espion, et sans plus informer, il l’avait fait tuer. Du reste, ce Maoundé n’était pas le seul déserteur ; quelque temps auparavant, un griot nommé Soulé Kandi, un des plus riches de Ségou, et en quelque sorte un des plus choyés d’Ahmadou, avait disparu ; on le savait aussi chez Mari ou à Sansandig. Ce Soulé Kandi, bien qu’homme libre, s’était fait griot et sofa d’Ahmadou ; il couchait toutes les nuits devant la porte de son maître. Le motif de sa désertion était un mystère sur lequel on donnait beaucoup d’explications et entre autres celle-ci : on prétendait qu’il avait eu des relations avec une femme de l’intérieur de la maison d’Ahmadou, et qu’elle était enceinte ; qu’il s’était effrayé de la colère d’Ahmadou, et s’était sauvé. D’autres disaient qu’il avait trahi en secret Ahmadou, et que celui-ci furieux avait fait venir deux sofas, avait fait creuser une fosse dans sa cour intérieure en leur défendant de le dire ; que Soulé Kandi l’ayant su, avait pensé que c’était pour lui, s’était sauvé, et qu’en l’apprenant, Ahmadou avait fait couper le cou aux deux sofas qui avaient dû, l’un ou l’autre, commettre une indiscrétion. Ces bruits circulèrent en ville, mais rien ne fut démontré. En attendant, soit contre coup de toutes nos émotions, soit fatigue extraordinaire causée tant par l’expédition que par les soins qu’il donnait aux blessés, le docteur était tombé malade ; il avait une fièvre lente, et les chaleurs qui arrivaient à grands pas nous fatiguaient beaucoup. 15 février 1865. Le 15 février, un homme arriva de Bagoyna avec toute sa famille ; il venait s’établir à Ségou. Il confirmait de la plus triste façon le bruit de la révolte de Bakhounou, entre Bagoyna et Nioro. On y était menacé par les Maures Askeurs et Oulad el Rhouizi, auxquels s’était allié Amady Sambouné, chef des Peulhs à Hofara. De Bagoyna jusqu’à Yamina, cet homme avait été réduit à passer par les broussailles, presque tout le pays étant révolté ; il disait que nos envoyés étaient toujours à Nioro. Ces nouvelles si tristes pour nous étaient accompagnées d’espérances. Ainsi, on disait qu’Amady Sambouné voulait se soumettre, qu’il ne s’était révolté que par crainte des pillages des Maures, contre lesquels il n’était pas assez fort, ses villages n’étant que des goupouillis et sa fortune étant en troupeaux, mais qu’il voulait payer le tribut à Ahmadou, etc., etc. Tout cela était fait pour entretenir la confiance du public ; mais le fait certain c’était qu’Amady Sambouné, qui était fils d’une Mauresque et d’un Peuhl et n’avait jamais caché ses sympathies pour les Maures, venait enfin de jeter le masque. Quelques jours après, nous avions une alerte à Ségou : on prétendait qu’une armée attaquerait Bamabougou. Cette nouvelle était invraisemblable, et en effet elle fut démentie le lendemain ; c’étaient, au contraire, les gens de Velentiguila qui, voyant quelques chevaux de Talibés paître sur les bords du fleuve, avaient cru à la présence d’une armée d’Ahmadou et avaient battu le tabala. De là venait l’émotion qui s’était produite. A ce moment, Quintin allait mieux et moi plus mal : j’étais repris par les douleurs hépatiques et mon état se compliquait d’un rhumatisme du genou qui me faisait horriblement souffrir ; je commençais à me décourager. Cette expédition si meurtrière n’amenait pas la soumission du pays comme je l’avais espéré, et on commençait à parler d’une autre expédition qui devait avoir lieu après le Cauri. 22 février 1865. Comme pour confirmer ce bruit, Ahmadou faisait des dons à l’armée : le 22 février, il donnait aux Talibés 200 bœufs et 1 million de cauris. Quelque temps après, il en donnait autant aux Sofas. Ce fut à cette époque que j’entrai en relations avec Sidy Abdallah. J’allai lui faire une visite pour avoir quelques nouvelles que devaient apporter des Maures venus de Tichit ; mais je ne pus rien savoir. Ils étaient venus avec leurs chameaux à travers les broussailles et sans passer à Nioro. Sidy Abdallah me reçut très-bien, et dès cette époque, nos relations devinrent de plus en plus amicales. De temps à autre, il me donnait des dattes qu’il recevait de Tichit, et quelquefois des gourous, et moi je lui donnais pour ses femmes de l’ambre, du corail ou de la cornaline, parfois un peu d’argent. Je le reconnaissais d’ailleurs comme un des hommes les plus intelligents du pays ; je savais qu’il avait un grand empire sur Ahmadou, par cela même qu’il affectait de n’en pas avoir : il était donc de bonne politique de bien vivre avec lui. A mon grand chagrin, on commença alors à diminuer le lait qu’on devait nous fournir journellement, et malgré mes réclamations et les ordres qu’elles provoquèrent de la part d’Ahmadou, le lait n’augmenta plus ; je me vis contraint d’en acheter très-souvent, car c’était la meilleure partie de notre nourriture, et cela vint ajouter à la gêne que j’éprouvais. La fin de février fut remarquable par une grande pluie, qui rafraîchit le temps, au point de nécessiter de notre part l’emploi de vêtements de drap ; l’année précédente, à Banamba, à la même époque, nous avions eu une petite pluie, mais ici c’étaient de belles et bonnes averses. L’effet le plus désagréable de ces pluies anormales était sans contredit de faire fuir les vendeurs du marché, qui devenait désert et sur lequel nous ne pouvions rien trouver à acheter. Les bouchers n’avaient pas tué, les Somonos n’avaient pas pêché, et sans un mouton qu’Ahmadou nous avait donné quelques jours auparavant, nous eussions été condamnés à jeûner ou à peu près. 26 février 1865. Le 26 février 1865, Massiré, qui était allé vendre diverses marchandises sur les marchés des environs de Yamina, revint. Il nous apportait de fâcheuses certitudes sur l’état politique du pays. Outre que personne ne venait de Nioro et que la route était coupée ; aux environs de Yamina, les Bambaras, par leurs razzias, ne justifiaient que trop la garnison qu’Ahmadou maintenait dans cette ville. Massiré, pour sa part, l’avait échappé belle quelques jours auparavant, en venant de Kiba à Yamina avec une quarantaine de Diulas, leurs captifs et leurs ânes chargés de pagnes et autres marchandises ; ils avaient été attaqués par des Bambaras et des Maures entre Kiba et Kéréwané, et bien qu’armés de fusils, ils n’avaient pas tenté de résistance. Les Maures en avaient tué quatre, en avaient pris plusieurs, ainsi que la plupart des femmes, les armes et les bagages, et Massiré, lourdement chargé de peaux de bouc et de cauris, n’avait dû d’échapper qu’à la rapidité de sa course. On supposait que ces Maures, qui avaient déjà commis d’autres pillages dans les environs, étaient des Tchappatos[196] de Goumbou (Bakhounou). La pluie dura jusqu’au 28 février, jour de la fête du Cauri. Je profitai de cette occasion solennelle pour envoyer saluer Ahmadou, mais je n’avais plus de quoi lui faire un cadeau. La fête fut une répétition de celle de l’année précédente, à l’exception des costumes de la garde d’Ahmadou, qui n’étaient pas bariolés, sans doute à cause du mauvais temps de la veille, qui n’avait pas laissé le temps de sortir les défroques des magasins. Les princes étaient habillés. Ahmadou avait un manteau de drap blanc brodé de soie bleue et jaune, Aguibou, un manteau de velours jaune safran, et les autres à l’avenant. Je ne restai à la fête que jusqu’au moment du palabre, et alors je rentrai en ville, non sans difficulté, car Ahmadou avait donné l’ordre de ne laisser entrer personne, afin d’empêcher qu’on ne le quittât après le salam. Mais on finit par comprendre que cet ordre ne me concernait pas et j’obtins de passer. Pendant ce temps, Ahmadou réclamait les Kouloulous et disait qu’il voulait réunir une armée ; que toutefois il ne le ferait que quand on aurait rendu tout ce qu’on avait volé, et que, par conséquent, si on ne remettait pas les Kouloulous, c’est qu’on voudrait l’empêcher de former une armée et qu’il saurait alors qu’on avait peur d’aller se battre. Puis après, passant à un autre ordre d’idées, il dit qu’il ne fallait pas faire de coupure à la figure des enfants qui naissaient, comme le faisaient les Keffirs, qu’il ne convenait pas que les femmes se fissent des coiffures hautes avec des chiffons à l’intérieur[197], qu’on ne devait pas laisser les femmes mariées aller dans la rue ni au marché, et enfin que les Talibés devaient venir faire le salam à la mosquée au lieu de le faire chez eux, qu’on abandonnait la mosquée et que ce n’était pas bien. Comme on le voit, c’était, à peu de variantes près, le palabre de l’année précédente ; mais un fait qui m’avait bien fait rire s’était produit au début. Ahmadou, voulant faire dégager la place du palabre pour les Talibés, avait dit de faire écarter les Bambaras, et ceux-ci se prenant de peur et croyant peut-être qu’on allait les fusiller, s’étaient sauvés de toute la vitesse de leurs jambes dans le village des Somonos. Le soir, Samba Yoro fut pris d’hémoptysie. Il vomissait du sang. Heureusement le docteur avait du perchlorure de fer et il parvint à arrêter le mal assez rapidement. Mars 1865. Le 1er mars, nos laptots allèrent souhaiter la fête à Ahmadou, qui les reçut bien, leur donna 20000 cauris, et, sur ma demande, me fixa une audience pour le vendredi 3 mars. Mais quand je m’y présentai, Ahmadou trouvait, avec juste raison d’ailleurs, que le temps était froid, et il ne voulut pas sortir de sa case. Plus tard, il vint sous les arbres de la porte de son père, mais je ne pouvais lui dire là ce que j’avais à lui demander. Je lui fis rappeler mon audience ; il me remit au lendemain matin, puis le lendemain matin je fus renvoyé à l’après-midi. Enfin, le 4, je fus reçu, et après qu’il eut réglé une affaire de Bambaras, j’échangeai les politesses et lui exposai que depuis deux mois et demi les courriers étaient à Nioro, que j’étais malade et que je pouvais tomber d’un jour à l’autre pour ne plus me relever ; que lorsque j’avais accepté d’attendre le retour de Bakary, j’avais entendu que la route était libre et qu’ils reviendraient sans difficulté ; que si je venais à mourir, on dirait que c’était sa faute et que je demandais à partir. J’insistai longuement, lui disant que, dans l’état du pays, je ne pouvais partir sans son secours et son consentement, et qu’en me retenant il prenait une grande responsabilité. Ahmadou répondit qu’un homme était venu de Nioro, le mois précédent, et qu’il ne croyait pas que Bakary y fût ; qu’il ne pouvait m’autoriser à partir, mais que nous pouvions envoyer un autre courrier. Je répondis que j’étais sûr que mes envoyés se trouvaient là ; et comme avec la même vivacité que moi, il me dit qu’il était sûr du contraire, je lui répétai ce que je tenais de Daouda Gagny. « Quant à cela, dit Ahmadou, tu as peut-être raison. J’ai reçu une lettre de Nioro, de Mustaf[198] ; il me dit que trois blancs sont là, envoyés par le gouverneur, qui leur a ordonné de ne pas partir avant de m’avoir vu ; que ces blancs portent deux fusils magnifiques, deux burnous, deux bonnets et un sabre ; que ces objets sont tellement beaux, qu’on n’a jamais vu les pareils dans le pays ; que Mustaf demande s’il faut envoyer ces hommes à Ségou et que lui n’a pas encore répondu. Mais, ajouta-t-il, ce ne sont pas tes envoyés, mais des blancs, et tant que la réponse du gouverneur à la lettre que je lui ai écrite ne sera pas venue, il ne peut être question de partir. » Je discutai longtemps ; Ahmadou, comme d’habitude, ne cédait rien, et j’en vins à lui demander de faire partir Seïdou pour aller chercher ces envoyés, promettant qu’alors j’attendrais son retour. Il accorda, mais sans fixer l’époque du départ, sous prétexte de chercher un guide. Malgré ces assurances, une fois rentrés chez nous, nous finîmes par nous convaincre que c’était bien Bakary qui était arrivé, accompagné de deux laptots supplémentaires que j’avais demandés dans ma lettre au gouverneur. C’était, du reste, l’avis général, et considérant que les noirs écrivent, avec des caractères arabes, des lettres où sont mêlés le plus souvent des mots arabes avec des mots peuhls ou soninkés et bambaras, je pensai qu’on pouvait avoir commis un contre-sens en lisant la lettre de Mustaf. Cependant, puisque Ahmadou ne voulait pas nous lâcher, il fallait essayer de faire partir notre courrier Seïdou, et j’écrivis différentes lettres ; puis le 6 mars, je fis demander à Ahmadou si son intention était de faire venir tout de suite les envoyés qui étaient à Nioro, parce que, si la route était trop mauvaise, ils pourraient laisser leurs bagages et marchandises à Mustaf, et que, en définitive, je croyais bien que ce devaient être mes hommes. Ahmadou me fit répondre de ne pas me presser ; que l’homme qui devait accompagner Seïdou n’était pas prêt, ayant quelques affaires à régler, et que, quant aux cadeaux, il verrait cela au moment du départ. Et il dit cette fois qu’il était sûr qu’il y avait deux blancs et trois laptots ; que ces blancs n’étaient pas, du reste, des blancs comme nous, mais de race mélangée. Ceci me donna à réfléchir ; je me pris à penser que, poursuivant ses idées d’extension vers le Niger par le moyen de consulats, le gouverneur avait peut-être envoyé deux mulâtres pour continuer ma mission tout en faisant du commerce ; et, de fait, c’eût été une excellente idée si le pays eût été plus tranquille. Mais nous étions dans l’erreur, et nous n’eûmes que bien longtemps après la clef de cette énigme. Aujourd’hui encore je me demande si, dans tout ceci, Ahmadou a été bien sincère, s’il a eu l’intention de faire partir mon courrier. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce courrier, comme on le verra, remis de semaine en semaine, de mois en mois, resta à Ségou. Pendant quelques jours, diverses nouvelles des plus contradictoires circulèrent sur les affaires du Macina, où l’on disait que Tidiani avait pris Kaka, que Balobo était en fuite et El Hadj à Jenné. Le jour même où l’on m’annonçait cette nouvelle, des hommes du Baninko venaient faire leur soumission. Ahmadou les recevait très-bien, et après avoir fait écrire sur un _aloa_[199] une formule de serment terrible, il la fit laver avec de l’eau qu’il fit boire aux Bambaras, en leur disant que, s’ils manquaient à leur serment, cette eau les ferait mourir. Cela était-il de la vraie religion musulmane ou du fétichisme ? Les jours suivants, on annonçait que les Peuhls de Ségou avaient fait des razzias de certaine importance, et que les Bambaras ayant voulu, à leur tour, venir les attaquer, s’étaient fait chasser avec des pertes considérables. Le fait était vrai, car on rapportait les fusils pris à l’ennemi. 10 mars 1865. Le 10 mars, Sidy Abdallah me confiait, sous le sceau du secret, que Seïdou allait enfin partir, mais dans quinze jours seulement, avec des Maures de Tichit, qui étaient à Yamina. Cette bonne nouvelle était malheureusement inexacte, comme on va le voir, et cela ne prouvera nullement que Sidy Abdallah ait voulu me tromper ; car j’ai tout lieu de croire qu’Ahmadou changeait souvent d’avis, et il peut très-bien se faire qu’après avoir adopté cette idée, il n’ait plus voulu la mettre à exécution, comme cela arrivait en mainte occasion, au dire de tous ses conseillers, qui prétendaient que Bobo seul lui faisait faire ses volontés. En attendant, nous apprenions que les Djawaras, casernés à Kenenkou (haut Niger), avaient été attaqués par les Bambaras. Ils les avaient chassés, disait-on, et on rapportait des fusils. Mais, peu après, le 17 mars, Ahmadou ordonnait à l’armée de se préparer à partir avec lui, et recommandait de faire du couscous pour la route, de préparer des sandales et des peaux de bouc pour l’eau. Pour achever de brouiller toutes nos idées sur l’état du pays, on annonçait qu’Amady Sambouné, qu’on avait dit révolté, arrivait à Ségou se joindre à Ahmadou avec toutes ses bandes, et quelque improbable que fût ce fait, il prenait du crédit. Presque à la même époque, on nous apprenait une nouvelle qui ne fut pas, comme la précédente, démentie après peu de jours, mais qui se trouva confirmée par tous les récits : c’était la mort de Sidy Ahmed Beckay, mort à Tenenkou (Macina), pendant la lune précédente. Il paraît que la guerre, qui ne cessait pas dans le Macina, l’avait appelé à cet endroit et qu’il y était mort six jours après son arrivée. A ce sujet, on forgeait des nouvelles du Macina, où, comme toujours, El Hadj se reposait et Tidiani marchait de victoires en victoires. Cette mort m’attrista. Sidy Ahmed Beckay avait été le protecteur, l’ami du docteur Barth ; c’était un homme éclairé et bon. Ces gens-là sont malheureusement rares en Afrique, surtout chez les Maures, et leur mort est un deuil pour ceux qui désirent de tous leurs vœux la civilisation de l’Afrique et voudraient y travailler de tout leur pouvoir. [Décoration] [Note 196 : Maures mélangés de sang nègre.] [Note 197 : Pour soutenir le casque de cheveux.] [Note 198 : Mustaf, esclave d’El Hadj, gouverneur de Nioro.] [Note 199 : Aloa, planchette qui sert à écrire les prières arabes et tient lieu, pour les Talibés à l’école, de cahier d’écriture et de lecture.] CHAPITRE XXXI. Lenteurs des préparatifs de l’armée. — Je me décide à partir. — Ahmadou sort. — Séjour à Ségou Koro. — Dispute de Talibés et de Sofas. — Influence de Tierno Abdoul Kadi qui apaise la querelle. — Départ définitif. — Une soupe de poulet mort. — Aspect de Fogni. — Kamini. — Les Karités ou Sché. — Les Khads. — Nombreux gibier. — Chasse à courre à la gazelle, à la pintade et à la perdrix. — Nous allons au secours de Kenenkou. — Dispute de Billo, chef du tabala, avec un Talibé. — 25 chevaux en éclaireurs. — J’arrive à Kenenkou. — L’almami. — Départ pour Dina. — Assaut. — Je monte à l’assaut. — Belle conduite de Dethié. — Panique. — Deuxième assaut. — Deuxième panique. — Je reçois une balle morte. — Troisième retraite. — On cerne le village. — Fuite du village. — Nombreux prisonniers. — Exécutions nombreuses. — Conduite héroïque et cruelle d’un Kagoro. — Ahmadou me fait supplier de ne plus m’exposer. 20 mars 1865. Cependant, comme Ahmadou se préparait à partir avec l’armée, je lui fis demander à partir aussi. J’avais tiré un trop grand parti de ma première expédition, au point de vue de la popularité, pour n’en pas faire une seconde. C’était d’ailleurs un moyen unique de voir le pays. Personne ne savait encore de quel côté irait l’armée. Tambo et Amady Boubakar disaient que c’était du côté de Nioro, pour dégager cette route ; d’autres, que c’était du côté du Baninko, à la poursuite de Mari qui rentrait à Touna. Je fis dire à Ahmadou que je désirais l’accompagner. Il refusa d’abord, disant qu’Alioun avait été tué, que c’était trop déjà ; mais il finit, sur mon insistance, par consentir, et même si facilement qu’il était clair qu’il n’avait refusé que pour la forme. Il me fit dire de préparer beaucoup de couscous, et je me décidai, prévoyant de longues marches, à emmener une mule chargée de divers bagages. Quant au départ de Seïdou, on n’en parlait plus, et à mes demandes Ahmadou ne répondait pas. 21 mars 1865. Le 21 mars, tout le monde se préparait à partir. On ne devait laisser à Ségou qu’un homme sur cinq dans chaque compagnie. Pendant que cela occasionnait bien des disputes de la part de gens qui, étant désignés, ne se souciaient pas de partir, le docteur et moi nous raccommodions nos guêtres, nous recousions nos seuls souliers européens, gardés pour les grandes occasions, car depuis longtemps, dans la ville, nous portions les pantoufles du pays. Je fis offrir à Ahmadou de lui prêter une mule et deux cantines pour ses bagages. Samba N’diaye m’avait demandé de faire cette démarche, mais Ahmadou, en remerciant, refusa ; je lui faisais aussi demander des gourous pour la route ; à ce moment ils étaient hors de prix à Ségou, Ahmadou lui-même n’en avait pas assez et faisait acheter tout ce qu’on en trouvait à des prix exorbitants ; à la place, il m’envoya un pain de sucre. 24 mars 1865. Les divers corps se préparaient lentement ; les Bambaras surtout. Ahmadou, le 24, leur déclara qu’il saurait se passer d’eux, mais qu’il les retrouverait. Ils demandèrent quelques jours, et d’après cela nous pensions que le départ n’était pas très-proche, quand le samedi, 25 mars, à deux heures et demie, le tabala battit à la mosquée. Je hâtai mes préparatifs, tout en envoyant chercher un cheval pour le docteur. Ahmadou était déjà sorti. Samba N’diaye monta sur son cheval sellé pour moi, et fort mal à son aise sur ma selle et dans mes longs étriers, il courut demander le cheval du docteur. Ahmadou fit démonter un Sofa et envoya un petit cheval maigre, en disant qu’à Ségou Koro, où il allait camper, il en fournirait un autre. Nous ne fûmes prêts à partir qu’à cinq heures et demie. La mule était très-chargée, nous marchions lentement. A Ségou Koro je rejoignis Tambo, qui m’avait demandé de lui porter son couscous et de faire cause commune pendant cette expédition ; il avait un contingent de huit hommes, au nombre desquels étaient Massiré et quelques autres Diulas, emmenés bien à contre-cœur par Ahmadou. Massiré avait si peu envie de se battre, qu’il s’établit d’avance gardien de la mule pendant les affaires qu’on pourrait avoir. Ces Soninkés étaient bien les plus grands paresseux que j’aie jamais vus, et il fallut toute l’amitié que m’inspirait Tambo pour que, vingt fois dans l’expédition, je ne me séparasse pas d’eux. Une fois campés, ils ne remuaient plus, laissant à mes hommes et aux esclaves de Tambo le soin de faire la cuisine, d’aller chercher de l’eau, du bois, de la paille, etc., etc. Tambo lui-même ne parvenait pas à les faire bouger, et j’obtenais quelquefois plus par l’ascendant que j’avais sur tous ; mais, en somme, à part Tambo et ses captifs, qui se débrouillaient bien, et au jeune neveu de Samba N’diaye nommé Mahmodou, les autres ne me servaient à rien, bien au contraire. A notre arrivée à Ségou Koro, la nuit était close, et comme personne n’avait préparé nos logements, nous fûmes trop heureux de trouver un arbre inoccupé ; c’était un beau fromager, situé au centre de ce qui avait été un enclos et qui aujourd’hui renfermait à peine quelques misérables cases en paille. Des pilons à couscous, plantés en terre, nous servirent jusqu’au lendemain à attacher nos chevaux, qui se détachèrent plus d’une fois et hennirent toute la nuit, en raison du va- et-vient dont ce camp de nuit fut le théâtre. Aussi, nous ne pûmes dormir un seul instant ; de nombreux ânes, qui suivaient l’expédition comme porteurs de bagages, ou même comme monture, vinrent ajouter leur musique à celle des chevaux, et quand le jour arriva, j’étais déjà fatigué. Mon premier soin fut de faire l’inventaire des vivres que chacun portait et d’en prendre l’administration ; car si j’eusse laissé faire, avec l’insouciance des noirs on aurait tout mangé en deux jours, et après, dans les marches, on eût crié et souffert. Cela ne se fit pas sans soulever quelques orages. Le jeune Mahmodou, bien que Samba N’diaye m’eût remis toute autorité sur lui, ne se pliait pas facilement : il avait le caractère très-indépendant et il me fallut avoir quelquefois recours à Tambo, qui avait sur lui une double autorité comme parent et comme sauveur à l’affaire de Toghou. C’était, du reste, un bon enfant, qui avait assez de cœur, et en le prenant par les sentiments, on pouvait en tirer beaucoup. Le 27 mars il n’était pas encore question de départ. C’est à peine si l’armée se rassemblait. Sur la route de Ségou à Ségou Koro, c’était un va-et-vient continuel ; les captives et même les femmes venaient apporter à manger à leurs maîtres ou à leurs maris. Nous ne trouvions rien à acheter, et j’allais partir pour Ségou, à cheval, suivi de Boubakar sur la mule, quand Ahmadou nous envoya une jambe de bœuf, je ne parle pas d’un panier d’œufs sur lequel (il y en avait 100 au moins) nous n’en pûmes trouver une douzaine de bons. C’était déjà quelque chose ; mais afin de m’assurer des ressources pour quelques jours, je partis pour Ségou et j’y arrivais au moment où Bara, que sur sa demande j’avais laissé à la garde de la case, partait avec Marianne, la cuisinière des laptots, pour leur porter un couscous. — Je laissai Marianne continuer sa route et je remmenai Bara que j’envoyai m’acheter des poules, des oignons, du laloo pour le couscous ; puis je réparai quelques oublis : je laissai des cauris pour acheter de la paille pour les ânes, je pris un sac de mil, et, après m’être baigné, je retournai au campement, où je rentrai vers trois heures, ayant un bien beau coup de soleil sur les mains et le bas de la figure, qui du jaune étaient passés au rouge brique. Le soir, Ahmadou m’envoya trois poules et je dirais que tout allait bien, sauf le docteur qui s’était trouvé indisposé. Quant au but de l’expédition, rien ne transpirait ; on savait seulement qu’Ahmadou avait emmené tous les forgerons, ce qui fortifiait tout le monde dans l’opinion qu’on irait très-loin. 28 mars 1865. Le 28 mars, le docteur n’allant pas mieux, se décida à se purger. Rien n’annonçait encore le départ. Ahmadou avait renvoyé les contingents de Bamabougou et de Koghé qui n’avaient pas le chiffre voulu et étaient composés seulement de jeunes gens. — Cependant le soir les griots parcouraient le camp en criant à tue-tête : _Hé Conou ouatambo dali diango Khoy !_ ce qui veut littéralement dire : _Eh ! l’armée, que personne ne sorte demain surtout !_ et le 29, le tamtam de guerre résonna. Ahmadou fit le palabre ordinaire, le même qu’il avait fait à Toghou (c’est-à-dire lecture des guerres de Mahomet), suivi de la demande de restituer les Kouloulous volés dans les dernières expéditions. La restitution la plus importante fut une somme de 30000 cauris pris par un Talibé à Toghou et 200 boules d’ambre prises par un Poul. Nous pensions qu’on allait enfin se mettre en route, mais le lendemain on se remit à compter les compagnies, et les griots le soir dirent de faire chercher les retardataires. Sur ces entrefaites, il s’éleva entre Ahmadou et les Talibés une querelle qui retarda encore le départ. 30 mars 1865. Le 30 mars, plusieurs Talibés de haut parage, tels que Saada Bané, Amadi Boubakar et quelques autres Torodos des premières familles du Fouta, voulurent entrer chez Ahmadou ; et les Sofas de garde à la porte ayant voulu s’y opposer, ils voulurent forcer la consigne. Les Sofas de garde appelèrent les autres, qui vinrent à leur secours, et une bataille à coups de poings, qui allait devenir sanglante, s’engageait, quand Ahmadou vint en personne et ordonna aux Talibés de sortir de chez lui. Ceux-ci sortirent furieux et humiliés de voir qu’on leur donnât tort et d’avoir eu le dessous avec les Sofas qui, je dois le dire, les traitent parfois assez insolemment, imitant en cela les domestiques de bien des maisons européennes. Le soir ces Talibés allèrent trouver Ahmadou pour s’excuser, mais en faisant des conditions que celui-ci ne voulut pas même écouter. Aussi le lendemain, les choses s’aggravaient. Les cinq chefs mécontents ralliaient à eux de nombreux partisans mécontents depuis longtemps. Ahmadou ayant voulu faire un palabre, ne put obtenir d’eux aucune réponse, même en les interpellant directement. A ses questions, ils baissaient la tête et murmuraient des prières en défilant leur chapelet, opposant à la volonté de leur chef la force d’inertie dont il donne si souvent l’exemple. Or, il s’agissait d’une chose capitale, c’était d’obtenir des Talibés la parole de descendre de cheval pour aller à l’assaut du village. 2 avril 1865. Cette querelle dura jusqu’au 2 avril dans l’après-midi et ne fut apaisée que par l’intermédiaire de Tierno Abdoul Kadi[200] devenu chef de la justice. Ce même jour je reconduisais à Ségou Samba Yoro qui était pris de dyssenterie. Le lendemain on distribua la poudre aux Talibés. On désigna dans chaque compagnie une avant-garde, hommes de bonne volonté destinés à monter des premiers à l’assaut, et le soir, à quatre heures et demie, on se mettait en marche avec une vitesse d’environ 5400 mètres à l’heure. On se dirigea d’abord un instant au Sud, puis on tourna progressivement vers l’Ouest, de manière à revenir vers le fleuve. A huit heures et demie, on campa sur le bord d’un grand marigot, près d’un village appelé Ourotigui Toma[201], qui est voisin de Boumoundo. Il faisait nuit, et depuis le matin nous étions à jeun ; il fallut d’abord nous rallier, chose plus difficile à faire qu’on ne pourrait le croire. Dans tout le camp on s’appelait de tous côtés. En marche il est impossible de ne pas se quitter ; d’ailleurs il est d’habitude que les cavaliers ne se mêlent pas aux piétons, qui marchent souvent en compagnie, en chantant le _Lahilahi, Allah_ ; et les bagages passent derrière ; au bout d’une demi-heure nous fûmes réunis, mais alors grand mécompte : deux poules que j’avais emportées vivantes, dans l’espoir d’en faire ma soupe, étaient mortes en route, et bien qu’on les eût saignées, comme on ne les avait pas vidées, elles s’étaient gâtées. Nous prîmes la moins mauvaise, et comme nous avions bien faim, nous en fîmes du bouillon pour tremper le couscous ; mais quelque affamé que je fusse, il me fut impossible d’en manger, et je préférai le bouillon des laptots fait avec de la viande séchée. Quant à Quintin, il paraît qu’il avait encore plus faim que moi, puisqu’il se décida à avaler cette maigre pitance. Depuis, il m’est arrivé quelquefois de me passer de manger vingt-quatre heures, mais je n’ai plus renouvelé l’expérience du bouillon de poulet mort. Le lendemain, à cinq heures et demie, on reprenait la marche, qui fut d’abord très-lente. Elle était réglée par le tabala placé en avant sous la direction de Billo, Fouta Diallonké, frère de Boubakar Mahmady Diam. Personne n’a le droit de dépasser ce tabala sans la permission de Billo, qui ne l’accorde pas facilement, et me fit une faveur en m’autorisant à le faire. Notre marche longeait le fleuve, à quelque distance dans l’intérieur ; nous passions à côté de villages pouls et nous apercevions sur notre droite les différents villages au bord de l’eau. La chaleur devenait écrasante, et à neuf heures du matin, tout le monde tirait la jambe, lorsque notre route vint rejoindre le bord du fleuve afin de permettre à chacun de boire à sa soif. Nous ne fîmes halte que vers trois heures et demie ; nous étions à Fogni, et je pouvais juger par les squelettes et les ossements blanchis qui jonchaient la plaine, par les crânes qui roulaient sous les pas de nos chevaux, combien grand avait été le massacre des Bambaras. Cet immense village, qui se composait de trois tatas séparés, n’était plus qu’une ruine au milieu de laquelle s’élevaient quelques huttes en paille, habitées par des Djawaras, qu’Ahmadou y avait envoyés pour repeupler cette étape naturelle de la route de Yamina. Nous campâmes près du village, dans l’intérieur et au pied d’un arbre, et, suivant l’exemple des Talibés, nous dévalisâmes une case pour fournir notre campement d’ustensiles, de bois à brûler et de tout le nécessaire. Je répugnais à ces mesures, mais j’avais reconnu l’impossibilité de me faire vendre quoi que ce fût, et il fallait vivre. Je ne pouvais continuellement tourmenter Ahmadou de ces menus détails, dont il ne s’occupe même pas pour son propre compte. Le matin, il m’avait envoyé un mouton que le village de la veille lui avait donné. Cela nous fournit un souper excellent dont nous avions le plus grand besoin, après une marche pareille faite à jeun, et après le souper de la veille ; le soir, nous reçûmes un autre mouton que je fis réserver pour l’étape suivante. Le docteur en arrivant s’était étendu malade ; j’avais craint un instant qu’il n’eût une insolation, mais cette indisposition n’était que le résultat d’une fatigue trop grande ; le soir, il allait mieux, et le lendemain, après avoir dormi dix heures d’un sommeil profond, il s’éveillait dispos pour recommencer avec nous une marche tout aussi longue que celle de la veille et toujours en longeant le fleuve. Vers neuf heures et demie, nous apercevions Yamina et nous allions, en continuant vers l’Ouest, camper à Kamini ou plutôt à 2000 mètres de ce village sur le bord du fleuve. Le pays offrait le même aspect que la veille : une grande plaine limitée au Sud par une chaîne de collines, qui semblaient s’élever à mesure que nous avancions vers l’Ouest ; les grands espaces cultivés n’étaient plantés que de schés (_Karités_), dont quelques-uns étaient d’une taille remarquable ; ils atteignaient jusqu’à quarante centimètres de diamètre en dessous des branches ; autour du village nous avions vu comme à l’ordinaire quelques benteniers et des khads, arbres de la famille des légumineuses, dont la gousse sert à l’engrais des bestiaux. Dans les broussailles, assez clairsemées d’ailleurs, on trouvait différents fruits sur lesquels on se précipitait. Ils sont en général mauvais, mais quand on a bien faim, on est heureux de les avoir, et l’acidité de quelques-uns ne laisse pas d’être agréable. Mais ce qui dominait, c’était le gibier. Comme l’armée occupait une grande largeur, elle le rabattait en quelque sorte ; les perdrix et pintades, quand elles ne fuyaient pas vers l’Ouest, ne tardaient pas à être cernées : elles s’envolaient pour aller tomber dans une broussaille, où elles étaient bientôt prises vivantes, et nous en avons vu qui ont été forcées à la course par de jeunes Talibés. Les lièvres, par un préjugé musulman ou autre, étaient respectés ou plutôt méprisés ; mais ce qui m’attirait et m’enchantait, c’était la chasse aux biches et aux antilopes. En les voyant se lever à quelques pas de nous, nous les poursuivions et la plupart étaient forcées. D’abord je me bornai à regarder ce spectacle avec intérêt ; voulant ménager mon cheval, je ne me décidais pas à me livrer à ce violent exercice ; mais enfin, le charme l’emporta sur la raison et je me lançai sur une biche qui se levait à quelques pas de moi : quelques Sofas me suivirent. L’animal nous gagna d’abord, et mon cheval, dont la course était peu rapide, perdit du terrain sur les Sofas ; mais bientôt je les rattrapai et je pris la tête ; la biche commençait à se fatiguer, elle courait en zigzags et était visiblement haletante. Une grande mare bordée d’herbe était devant nous, elle s’y jeta ; je m’arrêtai, mais les Sofas sautèrent à bas de cheval et attrapèrent le gibier. J’eus la naïveté de croire que nous allions le partager, et je leur passai mon couteau. On accourait de toutes parts, chacun empoigna un membre, dépeçant et emportant ce qu’il pouvait accrocher, et je restai en face des intestins et de mon couteau sanglant, que j’eus bien de la peine à me faire rendre. Des Talibés, qui arrivaient trop tard pour prendre leur part, voulurent s’interposer en ma faveur et me faire rendre une partie de l’animal, espérant sans doute en avoir un morceau ; mais on ne les écouta pas, et chacun partit au galop pour rejoindre la colonne. Je rentrai un peu vexé, mais me promettant d’avoir ma revanche. Aussi, après avoir laissé souffler mon cheval une bonne demi-heure, je me lançai à la poursuite d’une autre biche, que je parvins à faire rouler par terre en faisant passer mon cheval sur elle ; trois fois elle se releva, et repartit en faisant un crochet, et la troisième fois elle fut abattue, clouée en terre par la lance d’un Sofa. Cette fois je ne perdis pas de temps : mon cheval ruisselait de sueur, il était haletant, je ne craignais pas qu’il s’échappât ; je sautai à terre, et dès qu’on eut coupé la gorge de l’animal avec mon sabre, je dépeçai un quartier comme si je n’avais fait que cela toute ma vie et, le suspendant à ma selle, j’allai reprendre mon poste en colonne, me promettant un bon souper pour le soir. En effet, aussitôt campé, je mis moi-même la main à la boucherie, et pour commencer, pour la première fois de ma vie, j’écorchai très- proprement le mouton que les laptots amenaient, pendant que l’un d’eux faisait le feu pour la cuisine. Le bois ne manquait pas, et bientôt nous sentîmes le fumet délicieux de mon gigot de biche qui rôtissait, pendant que la grande marmite, empruntée un peu de force au village, faisait bouillir le mouton pour tremper un excellent couscous. Cette vie au grand air m’avait rendu mon énergie, je me sentais revivre, je n’étais plus, comme à Ségou, indifférent à tout ; ici la moindre chose attirait mon attention, et, malgré les fatigues de la route, je trouvais le temps de noter mes impressions. C’était la première fois de ma vie que je faisais une chasse à courre ; j’en éprouvai les émotions violentes, et, je dois le dire, cette journée demeure un des souvenirs agréables de mon voyage. 6 avril 1865. Le lendemain 6 avril, avant le jour, on battait le tabala, et à 6 heures on était déjà en marche, longeant le fleuve qui s’incline au S.-O. On commençait à être fatigué, et comme tout le monde savait qu’on camperait le soir à Kénenkou et qu’on venait au secours de ce village, chacun se proposait de s’y rendre le plus directement possible ; aussi, le service de l’avant-garde était-il très-pénible, car les Talibés, qui y secondaient Billo, ne cessaient de courir après piétons et cavaliers, qui, se glissant sur les bords du fleuve ou dans les broussailles, cherchaient à devancer la colonne, dont la marche fort lente était trop fatigante. Cela occasionnait des disputes, et il arriva que Billo ayant voulu arrêter un Talibé du Fouta, et celui-ci s’étant obstiné à passer de force, Billo, exécutant les ordres d’Ahmadou, le frappa d’une petite badine ; l’autre prit son fusil et donna un coup de crosse dans la figure de Billo, qui, tout ensanglanté, fit arrêter le tabala et déclara qu’il ne bougerait plus jusqu’à ce qu’Ahmadou fût venu ; puis il se cramponna sur le boubou de ce Talibé, disant qu’il ne le laisserait pas partir. La marche menaçait d’être interrompue longtemps, quand Tierno Alassane arriva avec sa colonne du Toro. On porta l’affaire devant lui, et, séance tenante, il ordonna de donner cinquante coups de corde au Talibé récalcitrant, de par la loi du Coran interprétée par lui. [Illustration : Chasse à l’antilope.] On commença à frapper ce malheureux ; mais au septième coup, Billo, qui au fond était un bon diable, pria de faire grâce, et l’on se remit en marche. Dès lors, nous passâmes plusieurs villages déserts, quelques marigots, que nous laissions sur notre droite et un peu dans l’intérieur ; de l’autre côté du fleuve, à l’Ouest jusqu’à l’O.-N.-O., nous apercevions les montagnes du Bélédougou, dont la chaîne ne paraît pas avoir plus d’une centaine de mètres dans les endroits les plus élevés. La plaine, sur notre gauche, se limitait par des montagnes élevées et qui se rapprochaient insensiblement du fleuve. A 8 heures 45 minutes, on entendit sur le devant quelques coups de fusil et le son du tabala. Aussitôt Ahmadou envoya 25 chevaux en éclaireurs. Je m’empressai de profiter de l’occasion et je partis avec eux ; nous passâmes d’abord un village désert, et après une course rapide d’environ deux lieues et demie, nous arrivâmes en vue de Kenenkou. Personne ne paraissait sur les murs du village ; on resta quelque temps à se disputer, trois personnes voulant prendre le commandement de cette petite troupe, à laquelle plus de 50 cavaliers étaient venus se joindre. Enfin, nous nous approchâmes du village, qui était préparé à la défense ; une double palissade garnie d’épines abritait les Peuhls campés en dehors des murs, entre le village et le fleuve. Toutes les portes du village étaient fermées, garnies de créneaux. On voyait qu’il avait dû être sérieusement menacé. Le vieil almami, Soninké blanchi par l’âge, proprement mis, était sorti sous un arbre pour se préparer avec tous les jeunes gens à recevoir Ahmadou. J’allai le saluer avec Souleyman, homme de la compagnie de Samba N’diaye, qui s’était joint à moi et ne me quittait pas. Il se leva avec empressement et vint me serrer la main. C’était encore un vieux Diula qui, dans sa jeunesse, avait vu les blancs sur la côte et était heureux d’en revoir. Ce village était depuis plusieurs mois harcelé par les Bambaras, qui, d’abord réunis à Gouni, y avaient été attaqués sans succès par l’armée d’Ahmadou, et venaient de se rapprocher en se fortifiant au village de Dina. Presque tous les chefs de Sofas révoltés, les chefs de Bamakou de Manabougou, Nionsong, chef de Sofas de Ségou, qui, depuis la conquête du pays, ne s’était jamais rendu et s’était maintenu indépendant, des Massassis réfugiés dans le pays et nombre d’autres insoumis s’étaient réunis là, et la position de Kenenkou devenait de jour en jour plus critique. La dernière fois que l’almami était venu demander du secours à Ahmadou, il lui avait déclaré que si on ne le dégageait pas, il serait perdu et que, pour sauver sa tête, il serait obligé de _mourtir_ (se révolter). Quant au tabala entendu le matin, il avait été battu à Kenenkou, parce qu’on entendait quelques coups de fusils tirés par les Djawaras, dans les lougans récoltés, sur les Bambaras qui venaient pour piller. Ainsi le but de l’expédition n’était plus un secret : c’était Dina, et le lendemain nous partions pour nous y rendre. 7 avril 1865. Le 7 avril, à quatre heures et demie, la colonne, grossie des Djawaras et d’un fort contingent de gens de Kenenkou, se mettait en marche. Pendant une heure on longea le fleuve, marchant très-rapidement et toujours au S.-O. On était alors en vue des ruines de Khassa ; on fit halte et les colonnes s’organisèrent. On en forma trois. A cinq heures cinquante minutes, on reprenait la marche ; à six heures, on passait le village désert de Khoughou. La chaîne de montagnes de gauche, qui se rapprochait visiblement du fleuve, s’élevait en même temps ; à six heures et demie, nous étions resserrés entre le fleuve et une colline qui fut tournée par la colonne de gauche ; à six heures quarante-cinq minutes, nous passâmes trois villages, appelés Niélébalé, et à sept heures quarante minutes, on s’arrêtait devant Dina. Les colonnes d’assaut s’organisèrent immédiatement. A gauche, il y avait la compagnie des Talibés avec son drapeau noir. Au milieu, l’armée de Ségou (Toro), avec son drapeau rouge et blanc. A droite, les Sofas et Toubourous, avec leur drapeau rouge. Ahmadou était comme d’habitude en arrière du centre, avec les Talibés et les Sofas du Diomfoutou, les porteurs des bagages et les captifs gardant les chevaux de leurs maîtres qui allaient monter à l’assaut. Lorsque nous arrivâmes en vue du village, les Bambaras étaient en grande partie montés sur les toits des maisons et les murs de la ville ; on leur voyait des fusils à la main, ce qui montrait assez leur intention de se défendre. Le village n’avait guère qu’un kilomètre de tour ; il était situé sur le haut de la berge, en bas de laquelle se trouvait un banc de sable et d’herbes qui doit être couvert aux hautes eaux. La face parallèle au fleuve, à part quelques endentements en crémaillère, était sensiblement droite, celle de gauche également[202] ; mais celle de l’intérieur était irrégulière et formait un angle rentrant, bien défendu par de nombreuses meurtrières croisant leurs feux. Dans cet angle, mais séparés du village et sur la droite, se trouvaient deux petits tatas ruinés et abandonnés, qui devenaient de merveilleux abris pour nous, si on eût raisonné un plan d’attaque. De là aux murailles, on avait à peine quelques pas à franchir. Le simple bon sens indiquait d’occuper ces positions avec des tirailleurs qui eussent empêché les Bambaras de rester sur les toits, et d’attaquer à l’assaut la face de gauche, sensiblement droite, et sur laquelle on eût pu lancer trois colonnes. Mais dans l’armée d’Ahmadou, chaque colonne attaque où bon lui semble, et comme il lui plaît. Aussi, lorsque le tabala battit pour indiquer le moment d’attaquer (il s’était arrêté en vue du village, battant la marche qu’on remplaçait par le roulement lent), les trois compagnies vinrent attaquer à la même place, et à la plus mauvaise, dans l’angle rentrant, où elles étaient prises entre des feux croisés. La colonne de gauche et les Bafales[203] de la colonne du centre, escaladèrent les murs avec un vrai courage et malgré une vive résistance. Ces murs avaient 4 mètres de haut ; il fallait monter sur les épaules d’un homme pour y atteindre, et les premiers qui tentaient d’escalader étaient abattus à coups de sabre ou de fusil par les Bambaras couchés à plat ventre sur les toits. Malgré cela, les murailles étaient emportées sur la gauche de l’angle rentrant ; mais à la droite, les choses n’allaient pas aussi bien. Les Toubourous, pressés les uns contre les autres, pliés en deux et suant la peur, n’avançaient que sous les coups de fouet des Sofas. Singulière manière de mener des gens au combat ! Au début, j’avais supplié mes hommes de ne pas trop s’exposer, mais c’était peine perdue ; les voyant s’élancer avec les Bafales, je les avais suivis à cheval à travers les balles qui sifflaient dru, et j’étais arrivé au pied de la muraille ; mais là, mon cheval, effrayé des coups de fusil qu’on échangeait sous son nez à travers les meurtrières, se jeta sur la droite et m’emmena malgré moi au milieu des Toubourous. J’avais cependant eu le temps de voir l’un de mes hommes, Déthié N’diaye, qui, monté, je ne sais comment, un des premiers sur la muraille, avec une agilité de vrai matelot, enlevait les Talibés et les Sofas par les bras, avec autant de force et de sang-froid que si les balles n’eussent pas passé à ses oreilles, tuant à droite et à gauche autour de lui. Ce spectacle m’enflamma ; je mis toute prudence, toute raison de côté, et, mû par l’amour-propre, par une force instinctive, par un besoin impérieux, sans réfléchir, je m’approchai de la muraille qui était la plus proche, et, montant debout sur mon cheval, que j’abandonnai, je sautai sur le mur et commençai à y faire brèche, cassant la terre à coups de poing, arrachant les briques, et je fis entrer par là deux de mes hommes qui, jusqu’alors, avaient vainement tenté d’escalader ; puis, une fois que j’eus enlevé une douzaine de compagnons, je me plaçai sur le toit de la case, mon revolver à la main, guettant le premier ennemi que je verrais. Mais c’est à peine si en ce moment un coup de fusil partait sur les toits du côté de l’ennemi, qui s’était réfugié dans un réduit séparé du reste du village par une grande rue. Dans le bas on se battait toujours, l’ennemi reculait de case en case, mais il semblait qu’il fût perdu, de telle sorte qu’après avoir attendu un petit quart d’heure, voyant près de 1500 de nos hommes dans le village, je redescendis, et retrouvant mon cheval, je me mis à me promener, regardant ce qui se passait. Certes, dans notre armée, il se trouvait des gens braves, mais à côté d’eux, que de lâcheté et quel manque d’intelligence ! Il y avait là au pied des murailles 3000 à 4000 hommes, et c’est à peine si quelques-uns songeaient à démolir les cases abandonnées de l’ennemi ou à faire de nouveaux trous dans la muraille défendue. La plupart ne songeaient qu’à s’abriter, d’autres enfonçaient leurs fusils dans les meurtrières jusqu’à la crosse avant de faire feu, et de l’intérieur on leur prenait le canon qu’on cassait. [Illustration : Assaut de Dina.] En descendant des murailles je retrouvai le docteur qui, pour bien voir, avait imaginé de venir se placer à bonne portée de balle du village, sous un arbre où déjà pas mal de gens avaient été blessés. Je l’en fis partir, et, convaincus que le village était pris, nous allâmes nous promener au pied des murs. A peine y étions-nous, que le Diomfoutou s’avisa de pousser le cri de guerre et de malédiction : _Yallah tagui ballel. Yallah Boni Keffirs !_ L’effet en fut prodigieux, mais tout autre qu’on pouvait le supposer. A 8 heures 10 minutes on avait attaqué, il était 9 heures 30 minutes au moment où on poussa ce cri ; à 9 heures 53 minutes c’est à peine s’il restait 100 hommes de notre armée dans le village. Pris d’une panique subite, les Toubourous s’étaient laissés dégringoler des murailles comme des paquets et en poussant les cris perçants qu’ils ne cessent de proférer en se battant, surtout en cas d’alarme. Les Talibés effrayés, ceux même qui gardaient les trous de la muraille, suivaient cet exemple ; mes hommes, sortant éperdus du village, vinrent me demander ce qu’il y avait, et me voyant les questionner sur cette panique, ils me répondaient par des mots entrecoupés. Les Bambaras, au premier signal de fuite, étaient remontés sur les toits des maisons, et après avoir massacré quelques retardataires blessés, ils dansaient tout en lançant des coups de fusil aux fuyards, dont bon nombre furent ainsi blessés dans le dos. Cependant comme le tabala d’Ahmadou s’était mis à rebattre avec plus d’intensité, on ne fut pas long à se remettre. En quelques instants les Talibés eurent regagné le terrain qu’on venait d’abandonner, et, cette fois, instruits par l’expérience, ils commencèrent à faire de grands trous dans les murailles conquises pour pouvoir se ménager une retraite. Car telle avait été la précipitation et l’encombrement de la première fuite, qu’on se battait à qui passerait et que plus d’un y laissa son fusil ; l’un de mes hommes y avait eu sa baïonnette arrachée. A 1 heure 15 minutes, tout le monde pensait qu’enfin les Bambaras étaient aux abois, quand tout à coup, soit qu’ils aient fait un mouvement, soit qu’un cri ait été poussé dans l’intérieur du village, soit enfin plan concerté et trahison, les Toubourous s’enfuirent de nouveau. Mais les Talibés, cette fois, ne les imitèrent pas, ce qui me confirma dans la pensée que les Bambaras en étaient à la dernière extrémité. Ils essayèrent un instant de remonter sur les toits, mais ce fut en vain. C’est à ce moment qu’en me promenant avec le docteur, à environ 200 mètres des murailles, je reçus dans le bras droit un coup qui m’engourdit. C’était un caillou en forme de balle d’un assez fort volume qui venait en ligne droite de chez les Bambaras, mais qui n’avait pas assez de poids pour me casser le bras ou même percer la peau à cette distance. Je fus heureux, car si au lieu d’un caillou j’eusse reçu une vraie balle, j’avais, à en juger par les gens qui furent blessés dans nos environs, grande chance de perdre le bras, tandis que j’en fus quitte pour une forte contusion. Le combat continua dans le village jusqu’à 3 heures et demie, une troisième retraite eut lieu alors, et cette fois tout le monde sortit. Il y avait là des hommes qui depuis le matin n’avaient pas bu et n’en pouvaient plus. A ce moment le tabala cessa de battre. Ahmadou descendit de cheval et alla sous un arbre palabrer avec les chefs. Différents prisonniers et prisonnières, dont quelques-uns étaient sortis du village volontairement, certifièrent qu’il ne s’y trouvait pas de puits et que la provision d’eau devait être épuisée. Alors Ahmadou décida qu’on allait cerner le village pendant la nuit. Il y eut bien quelques chefs qui opinèrent pour une attaque le soir, mais cette opinion eut peu d’écho, quoique chacun pensât que les Bambaras fuiraient dans la nuit. J’appris alors que le chef du village en était sorti la veille, était venu se rendre à Ahmadou à Kénenkou, et qu’il avait le premier donné des renseignements sur le village, dans lequel se trouvaient Niansong et les chefs de Bamakou, Koulicoro et Manabougou, sans compter plusieurs autres. Nous avions de nombreux blessés, le docteur en secourut le plus possible, mais les moyens de pansement manquaient, et, à part l’extraction des balles, il pouvait peu de chose. Je remarquai un grand nombre de blessures par coups de sabre, qui avaient été reçues en escaladant les murailles. Heureusement, à part un homme de la compagnie de Tambo, nommé Bouna, qui avait une balle dans le dos, personne de nos compagnons n’était blessé. A la nuit tombante, on cerna le village, mais auparavant, chose qui peint bien le caractère des noirs, les Talibés du Toro et quelques autres, tout fatigués qu’ils étaient et quoique se trouvant à quelques pas de leurs blessés, se mirent à faire leur danse guerrière, rangés en demi-cercle et chantant leur chant de guerre du Fouta, pendant que les plus adroits dansaient en faisant voltiger leurs fusils en l’air devant les rangs de leurs compagnons. Nous étions assez nombreux pour pouvoir cerner étroitement le village, mais cette manœuvre fut mal faite et cela comme à dessein pour laisser un passage ; les compagnies laissèrent entre elles de grands intervalles, seulement elles préparaient des amas de paille afin qu’on pût les allumer et éclairer toute la scène. Au bord du fleuve on n’occupa pas la berge devant le village et, comme tout le monde était exténué de fatigue, on se coucha où l’on se trouvait. Nous devions avoir un superbe clair de lune ; mais le temps se couvrit, et à minuit il était tout à fait noir, quand, aux coups de fusil espacés qui avaient montré qu’on veillait aux avant-postes, succéda une fusillade assez vive. Aussitôt chacun de seller son cheval ; on criait que les Bambaras se sauvaient. On alluma aussitôt les feux préparés, ce qui avait le grave inconvénient d’éclairer toute la scène et de montrer aux Bambaras l’endroit le plus favorable pour la fuite[204]. Le docteur et moi nous allâmes au bord du fleuve : de la rive gauche du fleuve on tirait un assez grand nombre de coups de fusil, mais nous nous demandions si c’étaient les Bambaras du Bélédougou qui venaient faire diversion, ou si c’étaient des fugitifs. Dans tous les cas, il n’y avait rien à faire. La fusillade avait cessé, les feux s’éteignaient, je revins au camp. On ne voyait rien : dès que je fus passé, je vis tous les Bambaras passer si près de moi, que le docteur, qui était resté un peu en arrière, se trouva au milieu de leurs cavaliers et des coups de fusil, et Tambo reçut une balle dans le bras. Aussitôt, sur la droite du village, on entendit une vive fusillade ; c’étaient les hommes à pied qui cherchaient à gagner les broussailles. Ahmadou lança sur-le-champ les Djawaras et les Massassis à la poursuite des cavaliers. On fit beaucoup de prisonniers et on prit presque toutes les femmes. Les prisonniers, interrogés sommairement, furent exécutés immédiatement à la lueur des feux du camp. Presque aussitôt on vit sortir du village 17 Talibés, qui y ayant été abandonnés lors de la dernière retraite, s’étaient enfermés dans une case, et, grâce à l’énergie d’un Yoloff qui se trouvait avec eux, avaient tenu tête aux Bambaras. Ces malheureux avaient failli être massacrés par les Sofas qui, entrés tout de suite dans le village pour piller, avaient cru tomber sur une case de Bambaras. Le village était en notre pouvoir. Je me recouchai en me félicitant, ainsi que Quintin, de n’avoir cette fois aucun malheur à déplorer. Il y a un vieux proverbe qui dit : Qui dort dîne. Nous avions alors doublement besoin de dormir, car depuis la veille au soir, nous n’avions eu pour toute nourriture qu’un peu de couscous trempé à l’eau. 8 avril 1865. Le 8 avril, j’allai visiter le village : il n’y restait absolument rien, tout avait été enlevé par les Sofas et les Toubourous dans la nuit, et ils n’y avaient pas eu grand mal, car le village, qui s’attendait être attaqué, n’avait presque pas de vivres et n’eût pu soutenir un siége de huit jours. Du reste, prévoyant une attaque et décidés à tenter le sort des armes, les habitants avaient éloigné les femmes et les enfants, ne gardant que quelques esclaves pour faire la cuisine et servir les chefs. Les rues avaient été coupées par des maçonneries, les portes du village étaient murées, mais assez légèrement pour qu’en quelques minutes on ait pu les ouvrir. Au bord du fleuve, une large brèche, faite en abattant un pan de muraille, indiquait par où on avait commencé à faire fuir les piétons. Enfin tous les murs étaient percés de meurtrières. Un assez grand nombre de Bambaras avaient été tués sur les toits ou dans les cours, mais je vis aussi un certain nombre de Talibés et de Sofas auxquels on donnait une sépulture grossière en les couvrant de nattes, sur lesquelles on amassait des blocs de terre desséchée provenant du village. Ahmadou alla camper dans le village avec quelques fidèles, mais en défendant au public d’y entrer. Moi j’allai chercher un arbre donnant un peu d’ombre. Toute la journée se passa à donner la chasse aux fugitifs, dans les broussailles épaisses situées sur la droite du village. Beaucoup sortirent pressés par la soif ou manquant de poudre et vinrent se rendre ; dans le nombre se trouvait un Maure : ils furent tous exécutés et le Maure fut souffleté par le fils de Sidy Abdallah avant d’être tué, ce qui est la plus grande injure qu’un Maure puisse faire à un autre. Cependant plus tard son corps fut enlevé et je pensai que Sidy Abdallah l’avait fait enterrer. En revanche, si ceux-là venaient se livrer, un Kagoro, réfugié dans les broussailles avec sa femme, refusait obstinément de se rendre ; il avait tué plusieurs de ses agresseurs, et voyant qu’il succomberait, il avait, au dire d’un de ses camarades qui vint se rendre, assassiné sa femme qui voulait aussi sortir, disant qu’au moins en mourant il serait sûr que personne ne l’aurait après lui pour femme. Un incident comique, il faut le dire, dans son atrocité, ce fut la venue d’un Bambara arrivant avec un panier de mil sur la tête, et qui, tombant au milieu des Toubourous et croyant avoir affaire aux gens de Niansong, leur avait demandé où était ce chef auquel il venait se réunir ; on le conduisit à Ahmadou et son compte fut vite réglé. Au nombre des victimes de l’ennemi était encore un chef dont on avait mutilé le corps après l’avoir décapité. Je ne pus en savoir le nom. Peu à peu les gens partis à la poursuite des cavaliers revinrent de Gouni, où ils avaient rejoint et tué quelques fuyards ; ils ramenaient les uns des chevaux, d’autres des bœufs et des captives. Le soir, le convoi des pirogues, expédiées de Ségou en même temps que nous, nous rejoignit pour prendre les blessés, qui étaient nombreux, mais dont en général l’état n’était pas très-grave. Quant à nous, le soir, Ahmadou me faisait dire qu’il m’avait vu monter sur les murs du village, que c’était très-bien, mais qu’il en était très-mécontent, qu’il ne voulait pas que je m’exposasse ainsi, et que si je ne lui promettais pas de rester près de lui dans toutes les affaires, dorénavant il ne m’emmènerait plus à l’armée. Après tout, cette recommandation me devenait un prétexte pour retenir mes laptots : c’était tout ce que je demandais. Le nombre total des morts tués au combat ou exécutés était d’au moins 300 chez les Bambaras. [Décoration] [Note 200 : Talibé très-considéré, tant, comme marabout, pour son instruction que pour sa naissance.] [Note 201 : Petit village de Toma (petit village de Peuhls).] [Note 202 : Nous arrivions par l’intérieur.] [Note 203 : Hommes de bonne volonté en avant-garde.] [Note 204 : Quelques minutes avant, on dansait dans le village au son des cors en dents d’éléphant, et, dans notre camp, deux flûtes bambaras jouaient à l’unisson une mélodie plaintive, mais harmonieuse.] CHAPITRE XXXII. Départ de Dina. — Médina. — Gouni. — Koulicoro. — On va brûler les villages jusqu’à Manabougou. — Séjour à Gouni. — Ibrahim Mabo et Seïni Moussa. — Retour par la rive gauche. — Destruction des villages, du coton et du mil. — Le grand marigot du Bélédougou ou la Frina de Mongo Park. — Marches pénibles. — Pâturages magnifiques. — Rentrée à Yamina. — Ahmadou nous comble de soins. — Samba Yoro vient me rejoindre. — Séjour à Yamina. — Ahmadou reçoit des cadeaux de gré ou de force. — Visite à la case de Sérinté. — Retour à Ségou. — Diabal. — Traversée du fleuve à Mignon. — Marches prolongées. — Latir malade. — Nouvelles du Macina. — Je tombe malade de gastrite. — Ahmadou commence à nous marchander les cauris. — Je me plains à Oulibo. — Fête de Tabaski. — Danses diverses. 9 avril 1865. Le dimanche 9 avril le tabala battit. Au jour on embarqua les blessés, et à 9 heures et demie on se mettait en marche ; mais, après vingt minutes, Ahmadou fit arrêter et palabra avec les chefs pour obtenir qu’on lui remît tout de suite les captifs, au nombre de 74, qu’il envoya à Kénenkou afin d’avoir toute liberté pour sa marche. Cela ne se fit pas sans peine ; enfin, après plusieurs départs et arrêts, nous partîmes à trois heures, longeant le fleuve. Il coulait toujours du S.-O. au N.-E. ; les montagnes de la rive droite, sur laquelle nous étions, paraissaient s’éloigner un peu, tandis que celles de la rive gauche bordaient littéralement le fleuve, laissant à peine un kilomètre de plaine dans les endroits où elles s’en éloignaient le plus. Dans l’intérieur du Bélédougou on voyait un autre plan de montagnes un peu plus élevées, indiquant combien le sol est accidenté. Notre route inclina bientôt vers le Sud ; nous écartant un peu du fleuve, nous passâmes alors un marigot profond rempli de roches, qui doit être un torrent pendant la saison des pluies. Puis à 6 heures du soir nous passâmes un petit village nommé Kéko ou Kéka ; il était désert. Notre route, après quelques sinuosités, était venue rejoindre le fleuve, et à 7 heures 55 minutes le soir nous campions à côté d’un marigot que fait le fleuve entre une île et la berge. Une ou deux pirogues avaient suivi l’armée, et le soir on apporta à Ahmadou des poissons. Il m’en envoya deux magnifiques, qui furent d’autant mieux venus que nous faisions fort maigre chère. Nous en étions réduits à tremper le couscous avec du bouillon de viande séchée au soleil. Je prie ceux qui sont exigeants pour leur nourriture de se mettre trois jours à ce régime, et si après ils ne sont pas disposés à trouver tout bon, j’en serai bien étonné. 10 avril 1865. Le lundi 10 avril, à 5 heures et demie, on se disposait à partir. Le fleuve se dirigeait un instant au Sud, sur les deux rives une plaine peu étendue séparait la berge des montagnes, qui ne semblaient pas fort élevées ; mais moins d’une demi-heure après le départ, les montagnes de la rive gauche bordaient le fleuve, et leurs flancs, jusqu’alors unis, s’escarpaient ; on apercevait quelques mamelons et pics peu élevés, mais qui commençaient à donner du caractère au paysage. De nouveau le fleuve venait du S.-O. A 6 heures et demie nous passâmes trois tatas en ruine, et dix minutes après nous longions les murs de Médina, grand village soninké abandonné et ruiné. Une grande mosquée, avec sa tour ogivale, me le fit aussitôt reconnaître pour un village musulman et par conséquent de Soninkés. De l’autre côté du fleuve et au pied de la montagne on apercevait Koulicoro ; enfin, à 6 heures 55 minutes, nous campions en face de Koulicoro, mais un peu plus loin, à Gouni, grand village composé de deux tatas situés à 1 kilomètre l’un de l’autre. Il n’était abandonné que depuis quelques heures. Aussi, en arrivant en face du village, toute l’armée s’élança au pillage. Depuis la veille les cases étaient occupées ou retenues par les hommes partis à la poursuite des Bambaras. Il ne restait plus grand’chose à ramasser, et comme on était affamé on continua jusqu’à quatre villages situés un peu plus loin, deux au bord du fleuve et deux dans l’intérieur. Une partie du monde alla à Koulicoro en traversant le fleuve, et quelques-uns fouillèrent la montagne située derrière, où j’entendis tirer quelques coups de fusil sur des Bambaras qui s’y étaient réfugiés. On trouvait du coton en abondance ; les femmes, en fuyant, en avaient abandonné beaucoup dans les broussailles, et, dans les cases même du village, on en avait laissé de grandes quantités. L’indigo, les ustensiles de ménage remplissaient les villages, mais de vivres, point. Enfin Tambo arriva, nous rapportant un grand toulon de riz en paille qu’il avait été _bamé_ (piller) ; il avait aussi un grand sac d’arachides. D’un autre côté, nos hommes avaient fini par trouver du beurre de karité, des haricots, des calebasses et de la farine de Houl[205]. Nous étions sûrs de ne pas mourir de faim pendant quarante- huit heures. Dans l’après-midi, le chef des Somonos de Koulicoro vint se rendre. Ahmadou le reçut très-bien et lui dit d’aller chercher tout son monde et de s’établir à Kénenkou. C’était enfin de la bonne politique ; il accueillait les populations inoffensives et productrices et faisait la guerre aux guerriers. Dans les villages on avait fait quelques captifs, ainsi que dans les broussailles ; en somme, on paraissait content de l’expédition et on ne parlait pas de rentrer. L’opinion générale était qu’on allait s’avancer jusqu’à Bamakou, et, pour ma part, je m’en félicitais déjà, ne regrettant qu’une chose, c’est qu’on ne parlât pas d’aller plus loin. Il est vrai qu’on disait qu’une fois à Bamakou on reviendrait par l’intérieur, en traversant le Bakhoy et qu’on irait jusqu’à Touna. Tout cela était sorti de la cervelle des Talibés, mais n’était pas entré dans celle d’Ahmadou. Vers le soir j’allai me baigner au fleuve, à l’abri d’une chaussée de roches qui le traverse, mais laisse le passage des pirogues même en cette saison. Comme dans tout son cours, le fleuve offrait des alternatives de bassins profonds séparés par des gués qui, aux plus basses eaux, gardent de 0m 50 à 1 mètre d’eau. 11 avril 1865. Le lendemain, 11 avril, tout le monde partait dans toutes les directions pour piller et ravager. Ahmadou avait ordonné de pousser jusqu’à Manabougou, et, si on le trouvait désert, d’y mettre le feu, ce qui fut fait. Un jeune homme, nommé Ibrahim Mabo (c’est-à-dire tisserand), envoyé en mission depuis quelque temps, par Tierno Moussa, de Koniakary, campait avec nous, ainsi que le propre fils de Tierno Moussa, nommé Seïni, qui, dans ce moment, était couché, contusionné fortement par une balle dans les reins. Ibrahim partit pour Manabougou et revint l’après- midi. Il avait, avec quelques Talibés, trouvé quatre pirogues de Somonos qui s’enfuyaient avec leurs bagages ; ils les avaient forcées de venir se rendre, et après les avoir déchargées de tout ce qu’il y avait à manger, ce brave garçon m’apportait une poule, cadeau qui avait bien sa valeur en un pareil moment, surtout si on considère qu’il s’en privait pour nous la donner. Ibrahim, de ce jour, devint un de mes amis, ainsi que Seïni, et je pus, par la suite, les récompenser tous deux du plaisir que m’avait fait le cadeau de la poule. Dans l’après-midi j’allai voir Ahmadou qui était campé dans une case du village et se faisait masser et éventer, tout en causant avec ses intimes. Il fut gracieux pour moi, et tout en me donnant des éloges pompeux et exaltant ma bravoure, comme firent à son exemple les assistants qui naturellement surenchérissaient, il me pria de ne plus recommencer d’exercices du genre de ceux auxquels j’avais eu le bonheur d’échapper. Le soir nous eûmes une petite pluie ; c’était la queue d’une tornade qui passait un peu loin et allait sans doute s’abattre dans les montagnes. Au commencement du grain, Tierno Alassane vint me voir et me fit présent d’environ quarante litres de riz en paille. Ce présent aurait eu une grande valeur le matin, car après tout nous avions fait maigre chère, mais, le soir, il en avait d’autant moins que, comme on partait le lendemain, j’étais en droit de me demander si Tierno Alassane n’en était pas embarrassé. Pendant toute la journée on avait démoli les villages et brûlé le bois des charpentes. Les cavaliers avaient brûlé tous les villages abandonnés, jusqu’à Manabougou, où il ne restait plus rien à faire, et le lendemain on battait le tabala. Dès le jour, on brûlait en monceaux tout ce qui restait du village, on cassait les ustensiles et chacun chargeait son butin de coton, d’indigo, etc. A sept heures et un quart l’armée descendait dans le lit du fleuve, qu’on traversait en ayant de l’eau jusqu’à la selle sur un grand cheval. Nos cantines, sur le dos d’une grande mule, prenaient un bon bain, qui transformait nos provisions de couscous en bouillie et avariait notre poudre et nos cahiers. Nous atterrîmes de l’autre côté, à mille mètres au-dessus de Koulicoro vers 8 heures. En cet endroit le Niger avait bien mille à douze cents mètres de large et un seul banc de sable était à découvert dans son lit. On entra dans Koulicoro pour le brûler, et quelques instants après, au moment de se mettre en marche, Ahmadou, afin qu’on pût suivre les grandes marches qu’il se proposait de faire, ordonna de livrer au feu tout le coton ramassé. Il y en avait plus de trois mille kilogrammes dans ce que je vis. Puis il expédia une petite colonne de Sofas en avant, pour brûler tous les villages sur la route de Yamina, où nous nous rendions, afin d’éviter qu’on s’y arrêtât. Alors on se mit en marche longeant le fleuve et on traversa successivement Soo, village abandonné, remarquable par un fruit qu’on y trouvait en abondance ; c’était un fruit sain, en grappes assez analogues à des grappes de groseille, mais beaucoup plus grosses, chaque fruit ayant la dimension d’un gros grain de raisin. Ce fruit jaune était sucré, mais un peu astringent. Vers 11 heures 40 minutes, on quittait ce village, peu important d’ailleurs, et à 1 heure 20 minutes on entrait à Yamina (ou Nyamina), petit village ruiné et brûlé ; des greniers à mil flambaient, et en dépit des ordres d’Ahmadou, chacun en emportait des provisions. Le docteur, qui y était entré, nous rapporta du mil pour nos chevaux ; mais le soir nous nous aperçûmes qu’il était germé : c’était du mil qu’on avait mis fermenter pour faire de l’eau-de-vie. A 3 heures 30 minutes, nous traversâmes un village désert et nous arrivâmes à l’entrée d’un grand marigot plein d’eau. J’avais cru apercevoir l’entrée de ce marigot le jour où nous quittions Dina, mais je m’étais figuré que c’était le fleuve qui faisait un coude en formant une île ; ici, le doute n’était plus possible ; je me trouvais en face du grand marigot du Bélédougou, qui remonte dans le N.-E. très-loin. Il est très-profond, et doit, selon toute probabilité, être le marigot d’écoulement de toute la pluie de ce pays, et le même que nous avions traversé en quittant Diangounté et qu’à cette époque on nous avait dit venir tomber au Niger au-dessus de Bamakou. Il suffit d’examiner avec soin la carte du voyage de Mongo Park pour se convaincre que ce marigot est la Frina, dans laquelle il faillit se faire manger par les crocodiles. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’y avait pas moyen de le traverser, et le docteur qui, s’égarant, le suivit quelque temps, ne vit que ses berges à pic et il lui fallut rebrousser chemin pour venir nous retrouver. 12 avril 1865. En arrivant à ce marigot, la colonne descendit dans le lit du fleuve, et nous traversâmes un gué qui nous conduisit sur un banc de sable placé comme une barre devant ce marigot, et de là, en traversant un autre gué, nous vînmes rejoindre la rive gauche, de l’autre côté du marigot. On campa presque immédiatement ; nous étions en face de Gouni, la nuit était presque close, j’errai quelque temps à la recherche de mes hommes, et quand je les trouvai, le docteur manquait. J’attendis un peu, puis voyant qu’il n’arrivait pas, je devinai qu’il avait suivi le marigot comme j’avais failli le faire moi-même. Et comme il pouvait y faire une mauvaise rencontre, que le passage du fleuve était de plus très- difficile, je fis prévenir Ahmadou afin qu’il envoyât à sa recherche. Peu après Quintin rentrait. Notre route avait toujours longé les berges à petite distance, il n’y avait qu’un endroit où nous avions coupé une petite montagne qui vient tomber dans le fleuve. Toute la soirée je fis sécher notre couscous, qui était en partie perdu, et qui pourtant nous était d’autant plus précieux que c’était notre seule nourriture. Le lendemain on marcha depuis 5 heures 50 minutes jusqu’à 4 heures du soir sous une chaleur lourde et un ciel de plomb ; notre route s’écartait un peu du fleuve, nous longions une ligne d’étangs qui semblait devoir faire un second fleuve parallèle au premier, à la saison des hautes eaux. Il y avait là des spectacles magnifiques, des plaines d’herbes vertes splendides bien que nous fussions au plus fort de la saison sèche. Malheureusement ce pays, qui contient assez de pâturages pour des centaines de troupeaux, était désert et les villages que nous traversions étaient abandonnés. Le plus beau de ces lacs, que nous passâmes vers 3 heures, s’appelle Mina. Dès qu’on fut campé, et même auparavant, Ahmadou avait fait garder la route et défendre que personne ne le précédât à Yamina, dont nous n’étions plus éloignés, et il y avait envoyé l’ordre de fermer les portes et de saisir les chevaux de tous ceux qui s’y rendraient. Ce soir encore il fallut se contenter de la maigre chère des jours précédents. On trouva dans un village nommé Konina, situé presque en face de Ségalani, quelques ustensiles avec lesquels on fit bouillir le peu de viande séchée qui restait, et on trempa le couscous. Mais il nous tardait d’avoir le lendemain une nourriture plus réparatrice, surtout après des marches aussi fatigantes. 14 avril 1865. Le vendredi 14 avril, nous arrivâmes à 9 heures 25 minutes à Yamina, et en dépit des efforts de Billo et de ses adjoints, il se produisit une débandade générale. On arriva aux portes, qu’on trouva fermées ; alors on escalada les murailles, et on entra dans la ville comme si on la prenait d’assaut, tant on avait hâte de se loger. Depuis la veille, cédant aux sollicitations de Tierno Seïni et d’Ibrahim, j’avais promis d’aller loger chez un de leurs amis, Soninké fort riche de Yamina. Après avoir attendu à la porte du quartier où il logeait plus d’une heure, et bien au delà du temps où Ahmadou était entré dans le village, il me fallut attendre encore à la porte de sa cour, qu’il avait fermée parce qu’elle était littéralement envahie. Enfin nous entrâmes ; mais reconnaissant l’impossibilité de nous loger au milieu de ce tohu-bohu, nous ressortîmes avec Tambo et allâmes camper à la première place où nous avions campé le 22 février de l’année précédente. Cette place, jadis ouverte, était fermée par une muraille crénelée et une porte fortifiée ; tout le village avait été ainsi transformé. Quant à la population, elle avait diminué. La maison de la fille d’Ali était encore là, plus délabrée qu’à l’époque où nous arrivâmes ; mais un Talibé, qui y avait élu domicile, avait construit dans l’angle un petit hangar proprement sablé, qu’il voulut bien me prêter et dans lequel je m’installai en me barricadant avec des nattes pour être chez moi. J’envoyai alors au marché, puis je finis par m’y rendre moi-même ; il était peu fourni, on n’y avait tué qu’un bœuf qui était hors de prix. Nous achetâmes de quoi déjeuner, et en rentrant, j’appris qu’Ahmadou avait envoyé San Farba pour me faire camper dans une case. Je le fis remercier d’avoir pensé à moi, et lui dis que j’étais assez bien où je me trouvais et qu’une seule chose nous manquait, des vivres. Il répondit qu’il ne voulait pas que je restasse là, qu’il entendait qu’on me donnât une case à moi seul, et envoya dire au chef du village, à Fahmahra, d’en faire dégager une tout de suite, d’y faire porter un mouton, des poules, du mil et du riz. Nous changeâmes donc encore une fois de campement, et il était une heure et demie quand nous fûmes installés ; mais au moins, cette fois, nous étions à peu près bien. Peu à peu les choses promises par le chef arrivèrent ; toutefois le mouton ne fut envoyé qu’à la troisième sommation d’Ahmadou. Le malheureux Fahmahra, qui avait bien d’autres charges sur les épaules, en perdait la tête, mais Ahmadou ne plaisante pas et il fallut qu’il trouvât notre mouton, malgré ses protestations qu’il n’y en avait pas un seul dans le village. De tous mes besoins celui de repos était le plus impérieux ; depuis deux jours j’étais fortement enrhumé du cerveau et le rhume venait de me gagner la gorge ; cela avait ajouté beaucoup aux fatigues déjà accablantes d’une route sous le soleil d’avril. Aussi je me couchai le soir de bonne heure, mais à 9 heures et demie je fus réveillé par Samba Yoro, qui arrivait avec la deuxième mule, nous apportant du couscous et du riz. Il avait entendu dire par les courriers qui avaient apporté la nouvelle de la prise de Dina que j’étais blessé de deux balles, et se trouvant à peu près guéri, grâce à la décoction de racines d’ipéca, il s’était mis en route avec ces courriers pour rejoindre l’armée. Partout, sur leur passage, ses compagnons avaient exploité à son profit et au leur la générosité des Bambaras, en le présentant comme un des blancs d’Ahmadou, ce qui l’avait amusé. Ils étaient arrivés ainsi gorgés de lait, d’œufs et de poulets jusqu’à Boghé, où ils avaient appris que l’armée était à Yamina. A partir de ce moment j’étais un héros dans Ségou. Samba Yoro me raconta que le chemin était couvert de gens chargés de pillage, qui avaient emporté force kouloulous en dépit des ordres d’Ahmadou. J’avais pensé que le lendemain on se mettrait en route pour Ségou ; mais au lieu de cela, on envoya six cents cavaliers reconnaître Konina, centre actif de la révolte, situé dans l’Est et où s’étaient rassemblés les habitants de quatre villages. Le soir, ces cavaliers rentrèrent ; les gens du village étaient sortis à leur rencontre, mais se voyant chargés, ils étaient rentrés au galop, et on leur avait tué quelques hommes et pris quatre femmes. La question était de savoir si on allait attaquer ce village. Bien du monde opinait pour l’attaque, mais on prétexta le manque d’eau, qui eût pu, en effet, par la chaleur écrasante, devenir cause d’un désastre, et on se décida à rentrer à Ségou. Pendant la journée, le chef du village vint présenter à Ahmadou le cadeau des habitants, consistant en quatre cents boubous lomas d’une valeur de quatre à dix mille cauris chaque. En même temps il dénonçait un Soninké, le fils de Fili Koulou Tiguy, comme ayant refusé de participer à ce présent. Fili Koulou Tiguy était une femme colossalement riche qui était dévouée au parti bambara ; l’année précédente elle avait organisé un complot de révolte et avait prié Niansong de venir entrer dans Yamina, lui offrant de nourrir son armée, de la fournir de vêtements et de femmes, pendant plus d’un an. Ce projet avait été découvert, et pour commencer, Ahmadou avait enlevé à cette femme tout son or, mais elle restait encore très-riche. On l’avait internée à Ségou, et son fils était chef de maison. Ahmadou le fit appeler et lui demanda l’explication de sa conduite. Il répondit que s’il faisait un cadeau, il voulait le faire seul, sans se mêler aux autres. « Alors, dit Ahmadou, tu me donneras dix boubous lomas brodés » (qui valent de douze mille à quarante mille cauris pièce). Quant à moi, j’allai visiter mon ancienne habitation, la case de Sérinté. Le vieux n’y était plus depuis plusieurs mois, on l’avait accusé de comploter, et il avait été appelé à résider à Ségou. Je trouvai son fils, qui commençait à être un homme, et ses femmes qui me reçurent avec effusion et me remercièrent de ma visite comme d’un honneur auquel elles ne s’attendaient pas. Je suis sûr que dans cette maison on garde un bon souvenir des blancs. 16 avril 1865. Le dimanche 16 avril, à 4 heures du matin, nous fûmes réveillés par les sons du tabala. On m’avait fait espérer la veille un jour de repos de plus et j’en avais grand besoin, mon rhume faisant des progrès. Au lieu de repos, une journée de vingt-quatre heures pénibles m’attendait. Nous fîmes tout de suite charger les bagages, qu’il fallut décharger de nouveau pour sortir de la porte du village ; nous conduisîmes les animaux boire au fleuve et nous allâmes rejoindre le tabala à l’Est du village. Personne n’avait indiqué la route qu’on allait suivre, il fallait donc que le tabala se mît en marche et ce ne fut qu’à 6 heures et demie. Le chemin s’écarta tout d’abord du fleuve, dont la berge est irrégulière, coupée de marigots et inondée aux hautes eaux. Nous suivions le chemin des villages, et nous passâmes en admirant le pays, Kolimané, Gangué, Ntialo. A ce moment nous étions au bord du marigot de Diabal, que nous laissions sur notre droite ; peu après nous arrivions aux ruines de Diabal, où de nombreux squelettes témoignaient encore du combat furieux qui y fut livré en 1860, de même que quelques tombes grossières montraient que le village ne s’était pas rendu sans faire essuyer quelques pertes aux Talibés. On ne s’arrêta pas à Diabal et on marcha droit sur le fleuve, en franchissant le marigot de Diabal presque à pied sec ; le marigot s’enfonçait dans l’intérieur. Vingt minutes après nous étions au bord du fleuve en face de Mignon. Ce fut là qu’on traversa le fleuve, avec de l’eau jusqu’au haut du poitrail des chevaux. Ce passage dura au moins un quart d’heure, ce qui représente au moins 1500 mètres d’eau. Il était 1 heure 45 minutes, et tous les piétons tiraient la langue, car la chaleur était accablante, et sur la route on n’avait eu de l’eau que de distance en distance. Ahmadou fit halte sous les grands arbres situés à l’Est du village, où il reçut les félicitations des Bambaras et le dîner qu’ils crurent devoir lui apporter, composé de nombreuses calebasses de sanglé, de lait, de mil, dont la plupart passèrent en quelques instants par les vastes gosiers des Sofas. Ahmadou alors commença à faire un palabre avec eux, à mon grand déplaisir, car je souffrais d’un affreux mal de tête, et je ne pouvais me reposer. Enfin, à 2 heures 50 minutes on se remit en route, longeant le fleuve, et nous traversâmes successivement Tiécorola, Daya, Fanson. On arriva à ce village à 4 heures 15 minutes, et comme on disait qu’on allait y camper, je choisis un arbre pour nous abriter ; mais tout à coup Ahmadou changea d’avis, et la colonne prit la route de l’intérieur. Je repartis devant avec Diali Mahmady, qui, je le supposais au moins, devait savoir où l’on allait s’arrêter. Je le suivis au petit galop jusqu’à Boumoundo, où nous arrivâmes à 6 heures du soir. Nous nous installâmes pour camper ; j’avais déjà attaché mon cheval, j’avais des sécos pour me coucher et on venait d’apporter à Diali une grande calebasse de lait aigre, lorsque arriva un Talibé qui nous dit qu’Ahmadou était arrêté en arrière. Aussitôt nous bûmes le lait, et, pour ma part, étant à jeun depuis le matin, j’en pris plusieurs litres. Puis je repris au pas la route de l’Ouest ; mon cheval ne pouvait plus courir. [Illustration : Latir Sène, laptot de Gorée.] J’arrivai au campement, seul, vers sept heures et demie. J’eus bien du mal à trouver Quintin au milieu des feux qui m’aveuglaient ; mais à force d’appeler je fus entendu, et j’appris que Latir et Samba Yoro, tous deux malades, étaient perdus. Latir ne pouvait plus marcher ; on l’avait placé sur la mule de Samba Yoro. J’envoyai à leur recherche et vers huit heures et demie on vint me dire qu’ils étaient dans le village peuhl qui se trouvait un peu au Sud. Dès lors, tranquillisé sur leur compte, je ne songeai plus qu’à dormir. Il y avait quinze heures et demie que j’étais à cheval. 17 avril 1865. J’avais compté sur une bonne nuit et je m’étais étendu avec bonheur sur quelques brassées de paille, lorsqu’à minuit le tabala nous réveilla. Ahmadou repartait. J’étais furieux. Je fis manger les hommes, et tout ce qui restait de couscous fut vite absorbé ; puis, à une heure et demie, je me mis en route très-tranquillement. A 2 heures 45 minutes nous retraversions Boumoundo. La route était couverte de gens qui, cédant à la fatigue, s’étaient couchés et ne pouvaient se relever. Moi-même, un instant vaincu par le sommeil, je m’étendis par terre tenant la bride de mon cheval dans la main, et j’y fusse resté longtemps si Souleyman, qui ne me quittait jamais, ne m’eût réveillé au bout d’un quart d’heure. A 4 heures nous atteignîmes Somono Dougou, à 5 heures 30 minutes Dougou Kounan, et à 6 heures je repassais à Ségou Koro, devant la case où j’avais campé avant le départ ; je continuai ma route vers Ségou aussi vite que le pouvait le cheval de Samba N’diaye, grièvement blessé au garrot, et je n’y rentrai qu’à 8 heures, au milieu de l’enthousiasme général des habitants. Les laptots ne furent tous rentrés que vers 11 heures. Latir allait mieux. Quant à moi, j’essayai de dormir. Les premiers mots de Samba N’diaye avaient été de me dire qu’il était arrivé deux hommes du Macina, ce que j’avais appris déjà par Samba Yoro. Les chefs du Macina avaient, à leur dire, changé de position. Ils plaçaient El Hadj à Bandiagara, où décidément, disaient-ils, il avait élu domicile. Tidiani était à Saré Malal, Tierno Aimouth, autre chef, gardait Hamdallahi, tandis que Balobo et le fils d’Ahmed Beckay se disputaient à main armée le commandement du pays. Ils confirmaient la nouvelle de la mort d’Ahmed Beckay, et c’était la seule chose vraie de leur récit. A peine arrivé à Ségou, je tombai malade : j’avais d’affreux maux de tête, je ne pouvais rien manger. Je recevais de nombreuses visites, et la première fut celle de Tambo : il venait me remercier d’avoir bien voulu me charger de toute sa compagnie qui, sans cela, aurait, comme la moitié de l’armée, souffert de la faim la plus cruelle. Les jours suivants mon état empira ; l’affreuse nourriture à laquelle était condamné mon estomac l’avait délabré, je vomissais continuellement. J’avais une gastrite : ce ne fut que le 28 avril que je recommençai à manger, et encore je ne supportais que le lait, auquel j’ai dû plus d’une fois de ne pas succomber. Mes forces étaient épuisées, et cependant j’allais avoir de nouveaux ennuis à surmonter. 28 avril 1865. Ce furent d’abord de fâcheuses nouvelles de la route de Nioro. Deux femmes venues de Ouosébougou disaient qu’Amadi Sambouné avait chassé les Talibés de leur village, et qu’il ne voulait pas même les voir. Les Talibés avaient envoyé chercher du secours à Ouosébougou et étaient venus s’y réfugier sous la protection d’une centaine d’hommes qui étaient allés les chercher. Cette nouvelle ne nous laissait pas grand espoir en une délivrance prochaine, mais nous allions avoir d’autres sujets de tracas. Mai 1865. Le 1er mai je fis demander à Ahmadou des cauris, car je n’avais plus rien de ceux qu’il m’avait donnés, et ma réserve était bien diminuée. Il demanda si nous n’en avions plus, chose qui m’étonna, car c’était la première fois qu’il me faisait une pareille question ; il ajouta qu’on revînt le trouver quand il serait chez lui. Le lendemain on ne put le voir. Il ne sortit que pour aller chez ses femmes. Le 3 mai Samba Yoro et Samba N’diaye allèrent le trouver, et il leur dit sur un ton de mauvaise humeur qu’il n’avait pas oublié ma demande. Ils restèrent toute l’après-midi, et avant de le quitter ils la lui rappelèrent encore ; cette fois il ne répondit pas. Je n’en revenais pas. Samba N’diaye me dit qu’Ahmadou trouvait que nous avions dépensé bien vite les derniers cauris, mais qu’il irait lui parler. Je le priai de dire à Ahmadou que non-seulement j’avais dépensé ce qu’il m’avait fourni, mais 20000 cauris en plus, que j’avais en réserve. Et pour bien montrer à Samba N’diaye que je n’avais plus de cauris, je lui en empruntai quelques mille. 4 mai 1865. Le 4, Samba N’diaye alla trouver Ahmadou, qui était sur la place, et lui parla. Ahmadou répondit, d’un ton de mauvaise humeur, qu’il fallait venir quand il serait chez lui. Samba resta jusqu’à la rentrée d’Ahmadou, mais celui-ci arrivé à sa porte, renvoya tout le monde. Cette fois je ne savais que penser ; ne voulait-il plus me fournir le nécessaire ? Était-il fâché contre moi ? Cependant je ne lui en avais donné aucun motif, bien au contraire ; le lendemain de son arrivée en m’envoyant un bœuf il avait témoigné de sa considération pour moi devant Samba Yoro. Le lendemain je lui avais fait demander à acheter parmi les Kouloulous un des deux magnifiques boubous que Seïdou le courrier avait pris à Dina et qu’il venait de remettre, et Ahmadou avait répondu qu’il m’en donnerait un, car ces boubous venant d’un des chefs de captifs, et peut- être de Niansong, lui revenaient de droit. Je ne pouvais comprendre à côté de cela cette obstination à ne pas me donner de cauris. Je me décidai à aller chez lui le lendemain. 5 mai 1864. C’était le 5 mai, à 8 heures et demie ; Samba N’diaye alla le prévenir que j’étais devant sa porte ; il déjeunait. Samba attendit. Ahmadou rentra dans ses appartements et ressortit une heure après. Samba N’diaye alors s’approcha et l’informa de notre présence. Il répondit : « Dis- leur de retourner chez eux, je n’ai pas le temps. » Je sais qu’à sa porte beaucoup de monde se pressait, que des Bambaras lui apportaient des cadeaux de poisson fumé ; mais ce n’était pas une raison pour répondre comme il le fit, surtout sur un ton dont Samba N’diaye fut atterré. Ma détermination fut vite prise. J’allai chez Oulibo le prier d’intervenir entre Ahmadou et moi, avant que le débat ne s’aggravât. Je lui dis que la manière d’agir d’Ahmadou ne me convenait pas, que je ne pouvais la supporter, qu’il ne voulait même pas m’écouter ni m’entendre quand j’avais besoin de lui parler, et qu’en ne me donnant pas ce dont j’avais besoin il manquait à sa parole. Quoique parlant avec calme, j’étais visiblement mécontent, et le premier soin d’Oulibo fut de m’apaiser en disant qu’il était impossible qu’il n’y eût pas un malentendu, et qu’Ahmadou était incapable de me refuser des cauris. En effet, il alla chez Ahmadou, qui bientôt me fit envoyer 100000 cauris et du sel ; en me faisant dire que dans tout cela il n’y avait qu’un oubli, qu’il ne pouvait pas encore me recevoir, mais que dès qu’il aurait le temps il nous ferait appeler. Cette affaire était arrangée, mais je conservais une appréhension relativement aux futures demandes de cauris que je pouvais avoir à faire, et je restreignis encore mes dépenses aux limites de la plus stricte économie. Le lendemain était le jour de la Tabaski et il me fallut faire mon deuil de mon audience pour quelque temps. 6 mai 1865. La fête de la Tabaski fut plus gaie que celle de l’année précédente. Ahmadou alla s’installer à _Doubalel Coro_ (le vieux Doubalel), au petit marché, près de notre maison. Son escorte était très-nombreuse et tous les Sofas vinrent faire des danses accompagnées de coups de fusil. L’après-midi Ahmadou rentra, mais alors les Bamboulas commencèrent de tous côtés et durèrent plusieurs jours. Diali Mahmady était allé s’installer à la porte d’Ahmadou sur la place qui se trouve entre sa maison et le mur de clôture de la maison d’El Hadj, et là, les danses et la musique n’arrêtaient pas même la nuit. Son orchestre se composait de trois guitares mandingues, d’un balophon[206], et aux sons de ces instruments venait se joindre le chant d’une compagnie de femmes, dont sept au moins étaient à lui, et qui s’accompagnaient avec des cymbales de fer. Mais ce qui était plus curieux, c’était un groupe de danseurs bambaras qui s’était établi à la porte d’Arsec. Le chef de ces danseurs était vêtu d’un boubou de filet dont chaque maille était couverte de petits morceaux de bambous suspendus par une extrémité ; son bonnet pointu était garni de graines violettes du pays ; pour toute musique, avec ses chants, il avait des calebasses creuses et percées et d’autres remplies de cailloux qu’il agitait en cadence ; ses compagnons étaient vêtus d’une façon analogue. Il est impossible de décrire l’indécence des danses de ces Bambaras ; quelques-uns n’étaient que comiques : tels étaient un pied-bot qui dansait et un individu paralysé des jambes qui dansait sur les bras ; mais d’autres hommes bien constitués se livraient à des contorsions très-caractérisées, qui avaient le pouvoir d’attirer et de faire rire toutes les jeunes filles et les femmes de la ville, sans compter pas mal d’hommes, et celles qui enfermées par leur seigneur et maître ne pouvaient venir voir, y envoyaient leurs esclaves, et se faisaient raconter et simuler dans l’intérieur des cases ce qu’on avait vu sur la place. [Décoration] [Note 205 : Houl. Arbre très-commun dans la Casamance, mais rare au Sénégal, appartient à la famille des légumineuses. Les gousses renferment une farine jaune sucrée qui est recherchée comme aliment et comme friandise. On en fait des pains, qu’on cuit à la vapeur et qui se conservent longtemps.] [Note 206 : Balophon, sorte d’harmonica des noirs, qu’on peut voir au Musée des colonies.] CHAPITRE XXXIII. Aguibou vient me voir. — Sa conversation. — Difficulté de voir Ahmadou. — Cadeau d’un prince à Samba Yoro. — Ahmadou m’accorde le droit d’entrer chez lui comme les Talibés. — Razzia d’Alassane Ghirladjo. — Achat d’un enfant par le docteur. — Prix élevé du mil. — Arrivée d’un homme de Dinguiray. — Arrivée de Badara Tunkara. — Nouvelles du pays. — Le docteur souffre cruellement d’ophthalmie. — Préparatifs pour une expédition en plein hivernage. — Extraction d’une molaire. — Palabre d’Ahmadou avec les Talibés. — Cadeaux à l’armée. — Les magasins d’Ahmadou. — Bonnes nouvelles du Bakhounou. — Fausse nouvelle de la mort de Mari. — Ahmadou sort et je l’accompagne seul. — Orage épouvantable à Ségou Koro. — Samba N’diaye avec ses canons. — Tierno Abdoul Kadi me demande de lui prêter Seïdou. — Une indélicatesse de Samba Yoro. 8 mai 1865. En attendant la fin de ces fêtes, diverses compagnies étaient parties faire des razzias. Le 8 mai 1865, Aguibou vint me voir avec ses Talibés et ses Sofas : la fête continuait. Il fut plus aimable que jamais et même expansif. Il me répéta les nouvelles du Macina que j’avais déjà entendu colporter, et auxquelles je n’attachais pas grand crédit, mais il m’annonça, ce qui était plus sérieux, que des Bambaras étaient venus se rendre à l’almami de Kénenkou. Peu à peu et par une pente insensible la conversation devint générale et Aguibou y mêla de temps en temps quelques paroles. Le sujet en était léger, quelquefois obscène, et tout à fait du goût des musulmans, qui adorent ce genre de conversation. Enfin, avant de partir, Aguibou me fit cadeau de dix gourous, et Samba N’diaye étant venu, il lui en fit acheter qu’il me donna encore. Je partageai les gourous en partie entre les assistants, mais j’en mis quelques-uns en réserve, car je commençais à y prendre goût, et plusieurs fois, dans cette dernière expédition, j’en avais éprouvé les bons effets. Si aimable qu’il fût d’habitude, j’avais remarqué quelque chose d’extraordinaire dans la manière d’être d’Aguibou ; en effet, il voulait avoir un peu de poudre française, et en partant il avait chargé Samba Yoro de m’en demander pour lui. 10 mai 1865. Le 10 mai la fête était finie. Ahmadou avait fait ses largesses aux griots. J’allai chez Oulibo le remercier de son intervention et lui rappeler que je désirais voir Ahmadou ; le soir même Samba N’diaye m’affirma qu’Oulibo en avait parlé à Ahmadou, mais sans obtenir d’autre réponse que celle-ci : _Min ani_ (j’ai entendu), formule dispensant de donner une réponse catégorique. Déjà on parlait du départ d’une nouvelle armée. Les razzias envoyées revenaient presque toutes avec du butin ; c’est ainsi que les gens de Koghé, partis au nombre de trois cents, avec un tabala, avaient enlevé un village de Somonos et pris soixante femmes. Une autre razzia qui avait été dans les environs de Sarrau avait mis un village en fuite et ramenait douze bœufs porteurs, qu’on disait appartenir à Mari, et quelques femmes ; ils avaient eu quelques blessés et quatre chevaux tués. Une autre qui était allée dans le Baninko revenait avec la moitié seulement de son butin, l’autre moitié lui ayant été reprise par les Bambaras. Ces faits signalaient un peu de faiblesse et de démoralisation chez les Bambaras, et comme on parlait d’envoyer une armée, je voulais tenter de faire partir mon courrier, ainsi que cela avait été promis par Ahmadou depuis longtemps. C’était une tentative que je faisais plutôt pour tâter Ahmadou que dans l’espoir de réussir, car je ne pouvais me dissimuler que dans l’état de la saison il était difficile de faire passer un courrier dans les broussailles où il n’y avait plus d’eau, et je savais la route bien dangereuse puisque personne n’arrivait de Nioro. 13 mai 1865. Le 13, je tentai une nouvelle démarche près d’Oulibo, et cette fois je me plaignis encore plus que la première, disant que je ne pouvais pas souffrir d’être ainsi traité, que je demandais à parler à Ahmadou, qu’il fallait que je lui parlasse, et que si je ne l’obtenais pas, j’irais le lui dire sur la place la première fois qu’il serait dehors. Malgré ces plaintes je dus ronger mon frein pendant quelques jours encore, et j’aurais été bien tourmenté sans une histoire des plus comiques, que je signale comme trait de mœurs, et qui vint m’apporter un peu de distraction. Quelques jours auparavant Ahmadou Mustaf (Tall), cousin d’Ahmadou, était venu me voir. Il avait aux pieds des _mouqués_ neufs ou pantoufles du pays. Samba Yoro les regarda en les admirant, et Mustaf lui dit : « Prends-les, je t’en fais cadeau. » Samba refusa d’abord, mais Mustaf ayant insisté, il le remercia et se mit les mouqués aux pieds avec mon autorisation ; comme il n’avait avant cela qu’une paire de sandales, avec la générosité ordinaire des noirs, il fit cadeau de ces dernières à Diatourou, le captif de Samba N’diaye, qui partit enchanté de la bonne aubaine. Peu d’instants après Samba Yoro, tout heureux de sa chaussure, se promenait au marché quand un jeune Sofa vint lui réclamer ses mouqués, disant qu’ils étaient à Seïdou Dalia, autre cousin d’Ahmadou, qui les avait perdues la veille chez Ahmadou. Samba Yoro fut très-ému, mais on alla aux explications, et il se trouva que la veille, en sortant de chez Ahmadou, Mustaf, qui y avait dîné, avait enlevé les chaussures de son cousin (il n’en portait lui-même que rarement), et il s’était cru en droit d’en faire une largesse. Seïdou réclama ses chaussures et Samba Yoro se trouva nu-pieds. La morale de tout ceci c’est qu’en Afrique plus que partout il faut se défier des cadeaux qu’on vous fait aussi spontanément et surtout ne pas se hâter d’en faire profiter les autres. 16 mai 1865. Enfin, le 16 mai, j’obtins l’audience si souvent demandée, et encore ce ne fut que grâce à l’insistance d’Oulibo. Jamais je n’avais trouvé si peu de monde chez Ahmadou. Outre les princes, ses frères ou cousins, il n’y avait que Sidy Abdallah, Bobo et Oulibo. Après les premières politesses échangées, je dis simplement à Ahmadou que j’avais bien des choses sur le cœur et j’entamai la question des audiences indéfiniment retardées. Jamais victoire ne fut plus facilement remportée. « Je ne puis te promettre de me voir chaque jour, car j’ai beaucoup d’affaires, mais je sais que les envoyés doivent être reçus quand ils en ont besoin, et comme je ne veux pas que tu aies de la peine, maintenant tu pourras venir quand tu voudras me voir, lorsque je serai dehors, et comme les chefs du pays. » J’avoue que j’étais loin d’espérer un pareil résultat ; certes il me restait encore à franchir la dernière porte, mais je n’étais plus obligé de demander à l’avance les audiences, et ce fait seul indiquait combien j’avais gagné dans l’esprit d’Ahmadou depuis mon arrivée dans le pays. J’entamai alors la question du courrier, et Ahmadou me répondit, ainsi que je m’y attendais, que dans ce moment il faudrait une armée pour se rendre à Nioro. Aussi je n’insistai pas pour le départ immédiat, mais il me fut promis qu’il partirait dès que les pluies seraient arrivées, et Ahmadou s’engagea à mettre un homme avec Seïdou. Je traitai ensuite la question de la ration de mil, dont je demandai l’augmentation en raison de sa cherté, car le prix montait chaque jour, et j’obtins une augmentation de quarante litres par mois. Le palabre était terminé à mon entière satisfaction ; je remerciai Ahmadou et rentrai. Le même soir une razzia rentrait sous le commandement d’Alassane Ghirladjo, dont j’ai déjà parlé. Ils étaient cent treize cavaliers. Ils avaient été au delà de Sansandig enlever sur la rive un village de Peuhls ; ils avaient tué une grande partie des hommes et ramenaient les femmes au nombre de trente-trois, plus 157 bœufs et 3 chevaux. Au nombre des captifs il y avait un malheureux enfant qui fut donné par-dessus le marché dans le partage à un de mes voisins. Cet enfant était dans un état effrayant ; on l’avait attaché derrière une selle et il avait la poitrine et le derrière en sang par suite des mouvements du cheval. Il y avait trois jours qu’il n’avait mangé quand le docteur, apitoyé sur son état, se décida à l’acheter contre 3700 cauris, c’est-à-dire 9 à 10 francs. Il fallut bien du temps pour l’apprivoiser, et il coûta plus de soins qu’il n’avait coûté d’argent, mais au moins il nous resta et surtout au docteur qui s’en occupait ; ce dernier avait pour lui les soins d’un père, sans autre récompense que la satisfaction d’avoir fait une bonne œuvre et soustrait un individu aux deux plus grands malheurs qui puissent le frapper, l’esclavage et l’islamisme, car cet enfant se montrait rebelle et paraissait avoir de l’aversion pour nous. Ousman, ainsi se nommait ce jeune Poul, est rentré à Saint-Louis, où il est confié aux soins du préfet apostolique. Il était de la famille des Diallo ; sa mère vit encore ainsi que deux de ses sœurs ; elles sont esclaves à Ségou. Nous étions à la fin de mai et l’hivernage approchait ; je songeais à faire partir mon courrier, mais c’était la seule chose dont Ahmadou ne se préoccupât point. Il se préparait à une nouvelle expédition. Chaque jour les bamé ou razzias partaient et allaient piller aux environs de Sansandig ou dans l’Est ; presque toujours elles ramenaient du butin, ce qui montrait assez que le pays était démoralisé. C’était le moment de frapper un grand coup, et si Ahmadou eût mieux conduit son affaire, il pouvait en peu de mois reprendre bien du terrain. Mais à Ségou les chefs ne sont jamais d’accord avec le roi, et quand ils le sont, les soldats sont mécontents. Aussi, bien qu’Ahmadou eût ordonné de compter l’armée, personne ne bougeait. Chacun ne pensait qu’à cultiver, ce qui s’expliquait d’ailleurs, quand on songeait que le mil avait en partie manqué et qu’il atteignait un prix exorbitant[207]. Sur ces entrefaites, il arriva successivement quelques Maures de Tichit. Ils n’avaient fait que traverser le Bakhounou, ravagé par les Maures nomades. Les Massassis de Guémené avaient cherché à les arrêter en leur disant qu’Ahmadou avait fui à Dinguiray, lors de l’expédition de Dina, et que Ségou était au pouvoir des Bambaras. Ce n’est qu’après quelques jours que des Maures venus de Yamina avaient démenti ce bruit. Le lendemain un homme arrivait de Dinguiray ; il était venu par Diangounté, et de là se faisant passer pour Diula, il s’était avancé jusqu’à Ouosébougou, où il avait joint quelques hommes qui se rendaient à Damfa ; il confirmait le triste état du pays. Il avait mis cent quinze jours pour venir, et apportait des nouvelles de la famille d’Ahmadou. 29 mai 1865. Enfin, quelques jours après, le 29 mai, Badara Tunkara arrivait lui-même demander du secours pour son village de Toumboula. J’allai le voir. Le pauvre chef avait bien vieilli. On l’avait installé dans une case d’Oulibo. Il parut touché de ma visite. A mes nombreuses questions sur l’état du pays, il me répondit que la route était complétement fermée ; que dans le Bakhounou les Mejsdoufs alliés de Mustapha[208] avaient, le mois précédent, enlevé tous les bœufs des Pouls révoltés. Mais Badara disait que si Ahmadou voulait seulement lui donner cinquante cavaliers et quelques hommes à pied il se chargeait de dégager la route. Badara se flattait d’obtenir son armée. Juin 1865. Comme on le voit, au milieu de ces événements, notre délivrance ne semblait pas prochaine, et outre cet ennui dont il fallait bien prendre son parti, le docteur souffrait cruellement d’une conjonctivite. Pris d’abord par un œil, ensuite par l’autre, il éprouvait des douleurs horribles et n’avait un peu de soulagement que par l’application de cataplasmes d’aloo. Il restait toute la journée enfermé dans la case avec les portes fermées, la moindre lumière lui arrachant des plaintes. Que ceux qui ont souffert dans leur vie jugent et apprécient cette situation ! Quant à moi, mes forces bien abattues semblaient reprendre. Je me demandais comment j’allais supporter seul une expédition en plein hivernage, sans autres tentes que celles qui depuis deux ans nous servaient de toiles d’emballage, de couverture ou de toiles à paillasse, à tour de rôle et suivant l’occasion. D’ailleurs l’idée de nous séparer ne laissait pas de m’être très- pénible. Il n’est si petite chose qui, dans une pareille disposition, ne devienne un sujet de peine. Je souffrais des dents, et il fallut avoir recours à l’extraction. Le docteur, si adroit habituellement, qui avait arraché plus de 500 dents sans accident depuis notre arrivée, échoua sur moi. Par une anomalie, ma dent faisait corps avec l’os de la mâchoire et elle ne put être arrachée qu’avec un morceau du maxillaire inférieur, aussi gros qu’elle, qui déchira toute la gencive. J’en eus la fièvre, et pendant trois jours je ne pus rien mâcher ; enfin tout se remit ; mais ces petites souffrances aigrissent plus qu’on ne saurait le croire. 6 juin 1865. Enfin, le 6 juin, Ahmadou palabrait avec les chefs d’armée, qui exposaient leurs griefs et faisaient leurs conditions. Ils demandaient : 1o Qu’Ahmadou ne fermât pas sa porte aux Talibés, qui ne pouvaient le voir quand ils en avaient besoin, et que les Sofas reçussent l’ordre de ne jamais arrêter un Talibé (ceci, on s’en souvient, était la conséquence de la rixe qui avait eu lieu, entre les Talibés et les Sofas de la porte d’Ahmadou, la veille de l’expédition de Dina) ; 2o Qu’Ahmadou nourrît et fît soigner les blessés, qui restaient abandonnés sans ressources, et souvent sans autre moyen de se nourrir que de mendier ; 3o Qu’Ahmadou prît soin des enfants et des veuves des Talibés tués à la guerre. Ces deux dernières demandes étaient fort justes, et Ahmadou, qui le sentait bien, s’empressa de répondre que chaque fois qu’un Talibé blessé lui avait demandé des secours, il lui en avait envoyé, mais qu’il ne pouvait secourir ceux qui n’en demandaient pas, vu qu’il ne savait même pas qu’ils étaient blessés. Cette réponse, bien qu’inexacte et grosse d’objections, était assez adroite et ne souleva pas la plus petite réclamation. Ahmadou avait répondu, et on n’a pas l’habitude de le forcer à s’expliquer. Sur le troisième article, il dit qu’il verrait les chefs et s’entendrait avec eux sur ce qu’il y aurait à faire. Mais quant à la première condition des Talibés, qui était celle qui leur tenait le plus à cœur, il ne répondit rien, et de fait il ne le pouvait pas. Il eût bien vite perdu tout prestige s’il eût accordé cette demande. Le lendemain et les jours suivants, Ahmadou palabra avec les chefs des Bambaras et ceux de Koghé, de M’bébala et autres. Presque tous demandaient à cultiver avant d’aller à l’armée. Mais Ahmadou ne lâchait pas prise si facilement, et voyant qu’il n’obtenait pas gain de cause, il employa un moyen héroïque, celui des cadeaux. On distribua d’abord aux Talibés du sel à raison d’une _bafal_ pour dix Talibés. C’était environ 4000 cauris chacun, car le sel valait déjà 40000 cauris la bafal. Je profitai de l’occasion pour m’informer du nombre de parts distribuées ; on en avait sorti 500, ce qui faisait 5000 Talibés au grand maximum, car évidemment plus d’une pierre avait été soustraite à ce partage pour être donnée tout entière à des chefs. D’après Samba N’diaye, Ahmadou avait consommé en cadeaux un des trois grands magasins de cauris qu’on avait trouvés chez Ali à Ségou ; il restait deux magasins de cauris, plus quelques centaines de mille dans un troisième, c’est ce qui fait que comme rien ne rentrait en fait d’impôt de cauris, Ahmadou y tenait plus qu’au sel dont il avait plus grande quantité. Ce sel provenait en partie de Sansandig où les marchands de Tombouctou en avaient de fortes provisions en entrepôt. Lors de la révolte du Macina, Ahmadou, par ordre d’El Hadj, avait fait enlever ce sel et l’avait transporté à Ségou, où il remplissait ses magasins. 12 juin 1865. Pendant ce temps arriva du Bakhounou une si bonne nouvelle que pendant quelque temps je n’y crus pas. On disait que Maoundé, avec les Djawaras révoltés, les Massassis de Guémené, avaient réuni une armée pour attaquer Nioro avec le concours des Maures. Amadi Sambouné était venu les rejoindre. Mais Moustaf, prévenu, avait réuni son armée, et, d’accord avec les Djawaras, qui avaient fait mine de se révolter, était venu attaquer les insurgés au moment où ils s’y attendaient le moins. Maoundé était en fuite et on racontait qu’il avait été tué par les Maures, qui, en se sauvant, auraient enlevé ses troupeaux. Amadi Sambouné avait fui avec eux. Au nombre des morts on citait Dombali, chef de Ouaïnka (Bakhounou), qui était un des chefs de la révolte. Plusieurs lettres annonçaient ces nouvelles, et, dans le nombre, une lettre de Djolo, chef de Ouosébougou. Il y avait donc quelque probabilité. Mais j’avais peine à croire à une si bonne chance, car cela pouvait arranger nos affaires et faire arriver Bakary Guëye. En même temps on annonçait que Mari venait d’être tué par ses chefs de captifs, et cela parce que quelque temps auparavant, les ayant envoyés attaquer un petit village de Talibés, où ils avaient été repoussés, il avait voulu à leur retour en faire tuer plusieurs. Mais cette nouvelle, qui eût si bien arrangé Ahmadou, n’était pas vraie, et, avant notre départ de Ségou, l’année suivante, nous eûmes des preuves nombreuses de la vitalité de Mari et de son parti. Quant aux nouvelles du Macina, elles arrivaient toujours, et si je les enregistrais, c’était à simple titre de renseignements, car si elles se suivaient et étaient conçues dans le même esprit, elles ne se ressemblaient pas dans le fond. Pour compléter ces informations, il arriva en même temps que les envoyés de Ouosébougou, un Djawara, parent d’un de nos voisins, qui me dit avoir été à Nioro lorsque Bakary y était arrivé avec Sidy, venant de Ségou. Après avoir été au Diombokho il était rentré à Nioro, et dans le mois de Cor, le commandant de Médine y était venu accompagné de deux blancs et de quelques noirs. Il était resté cinq jours, et, après avoir causé avec Moustaf, il était reparti. Quant au retour de Bakary et aux cadeaux dont on parlait tant, il ne savait rien et avait l’air de n’y pas croire. Ceci me donna à penser, et je craignis que Bakary, las d’attendre, ne fût retourné en arrière, et que ce retour n’eût motivé ce voyage du commandant de Médine à notre recherche. Cela aggravait notre position et diminuait nos chances de délivrance, puisqu’il fallait maintenant envoyer un nouveau courrier à Saint-Louis ou tout au moins à Bakel. Au milieu de ces nouvelles, on ne parlait plus du départ de l’armée. J’attendais une pluie qui n’arrivait pas pour faire une démarche près d’Ahmadou, afin d’expédier les courriers. Aguibou vint me voir et ne put rien me dire ; il me rapportait une petite boussole que j’avais perdue à l’expédition de Dina, en chassant à courre les biches. C’était la deuxième fois que je la perdais et qu’on me la rapportait. Cette fois, il l’avait trouvée au marché, où on la vendait pour vingt cauris, et l’avait prise pour me la rendre. Il me dit que les captifs désertaient de Sansandig, où l’on mourait de faim, et qu’un homme qui en arrivait avait dit à Ahmadou : Fais ton armée, vas à Sansandig, et si le village ne se rend pas, coupe-moi le cou. Aguibou croyait à la mort de Mari, dont la nouvelle avait été confirmée par les gens venus de Sansandig. Je m’étais préparé ; j’avais cousu et raccommodé mes tentes de soldat, mon couscous était fait, et bien m’en prit, car le 21 au soir, les griots, après une bonne tornade, parcouraient la ville annonçant le départ pour le lendemain, et à 3 heures et demie, le 22, Ahmadou sortait. Je ne tardai pas à le suivre, monté sur le cheval de feu le fils de Maoundé, petite mais vigoureuse bête qu’Ahmadou m’avait envoyée. 22 juin 1865. A Ségou Coura, Ahmadou, se voyant presque seul, avait arrêté le tabala qui battait à coups redoublés pour appeler l’armée. Après l’avoir salué, je continuai ma route vers Ségou Coro où l’on allait camper, pour y chercher un logement. Tout d’abord ce fut chose difficile, mais je finis par aviser une toute petite case en terre, couverte de paille, qu’on me prêta et dans laquelle je pus faire entrer mes cantines, non sans démolir un peu la porte. Le soir, je fis saluer Ahmadou, qui s’informa de mon campement ; puis je me couchai, un peu triste d’être seul. En effet, j’avais laissé à Ségou Quintin, qui, à peine rétabli de son ophthalmie ne se souciait pas d’aller affronter le soleil pour retomber malade en cours de voyage. J’avais laissé avec lui deux hommes, dont l’un, Déthié, était mon meilleur laptot, et l’autre, Bara, que je considérais encore comme un homme d’une grande valeur. Mais cette séparation était la première, et ce mot d’un grand voyageur me revenait en mémoire : Quand on se quitte en Afrique, à peine peut-on espérer de se revoir. La nuit ne se passa pas tranquillement. Vers minuit, une tornade d’une violence extraordinaire se déchaîna sur nous. L’eau tombait à torrents et le tonnerre n’arrêtait pas ses roulements. Jamais dans le cours de mes voyages, ni dans l’Océanie, ni en Amérique, ni en Europe, ni en Afrique, je n’avais entendu pareil vacarme. Les roulements non interrompus duraient quelquefois plus d’une demi-heure, accidentés par des éclats d’une violence inouïe ; on eût dit un feu de file rapide d’une batterie de 1000 pièces de gros calibre. L’air était imprégné d’électricité, et je recevais, à chacun de ces éclats, de violentes secousses sur la natte où j’étais couché. L’eau ne tarda pas à traverser ma toiture de paille et je passai, on peut le croire, une triste nuit. Au jour, quel spectacle ! Ma tente enfouie dans la vase, mes poules noyées, devant ma case un lac, à quelques pas un arbre brisé par la foudre, et de tous côtés la terre détrempée. Rien de sec, ni dans les cases ni sur nous. Cela me donnait un avant-goût de ce qui nous attendait si une pareille tornade nous arrivait en rase campagne. Je ne pouvais espérer de repos dans ces conditions ; aussi je me hâtai de monter à cheval et de retourner à Ségou-Sikoro, après avoir distribué à mes laptots de quoi manger pendant la journée. Sur la route, tout le monde était dans les champs à planter le mil ; mais on voyait quelques lougans plantés à l’avance et où il avait déjà 15 centimètres de haut. Presque tous ceux qui étaient venus la veille étaient retournés aux champs ; le départ n’était donc pas prochain, et je tentai d’obtenir d’Ahmadou qu’il laissât partir Seïdou ; mais il me pria si courtoisement d’attendre au retour de l’expédition que je ne pus refuser, d’autant qu’insister n’eût servi qu’à l’indisposer. Samba N’diaye avait cette fois obtenu d’Ahmadou de l’accompagner. Il devait être chargé du transport et du tir de deux espingoles en fer que l’on avait trouvées à Ségou et pour lesquelles les forgerons avaient construit de grossiers affûts à crosse, de manière à simuler des canons ; c’étaient tout au plus des épouvantails. Ce ne fut que le 26 juin qu’il rallia l’armée avec ces machines portées sur deux bœufs. Tierno Abdoul Kadi avait aussi rallié, et il venait me demander comme un grand service de lui prêter Seïdou pour garder sa maison en son absence. Ce fait seul montrait la confiance que Seïdou lui inspirait. Du reste, Abdoul le traitait bien, et outre des cadeaux qu’il lui faisait, il l’avait marié à une esclave de sa case, qui était certainement une des plus jolies femmes du pays. Juillet 1865. Deux jours après, on me vola, pendant une de mes absences, le sac de cauris que j’avais emporté à Ségou Coro, et peu après je m’aperçus que Samba Yoro, qui avait la garde de mon magasin, avait disposé d’une somme de 5000 cauris qu’on m’avait remise en dépôt. C’était Ibrahim Mabo qui me les avait confiées ; il en avait besoin et les avait réclamées à Samba, qui, tout embarrassé, avait été à Ségou vendre tous ses effets et n’avait restitué qu’une partie de la somme. Il y avait là un abus de confiance, peut-être excusable vu la misère dans laquelle se trouvaient mes hommes, mais que je devais punir, et je retirai la garde du magasin à Samba Yoro, pour la confier à Latir Sène, homme d’une grande probité. Déjà on ne cachait plus le but de l’expédition : c’était Sansandig ; et comme je n’ajoutais qu’une foi très-limitée aux assurances de la faiblesse du village, je me pris à penser que le docteur pourrait bien manquer de ressources en mon absence ; aussi je demandai et j’obtins d’Ahmadou une pierre de sel et 20000 cauris. Puis je fis refaire du couscous pour remplacer celui qu’on consommait. Enfin je pris mes dernières dispositions, et le 4 juillet, au matin, on se mettait en route. [Décoration] [Note 207 : Le mil valait de 160 à 200 cauris les quatre litres, huit fois son prix normal de 20 cauris le moule.] [Note 208 : Mustapha, chef de Nioro.] CHAPITRE XXXIV. Expédition de Sansandig. — Départ de Ségou Koro. — Pélengana désert. — Arrivée à Bafou-Bougou. — Campement. — Traversée du fleuve en pirogue. — Ahmadou m’envoie des gourous. — Départ. — Tornade et pluie à Dampina. — Soumission de Vélentiguila. — Arrivée à Sansandig. — Discussion du plan d’attaque. — Assaut. — On campe et on occupe le village des Somonos. — Le docteur vient me rejoindre. — 72 jours de poule au riz. — Ahmadou nourrit l’armée. — Disette de vivres. — Le mil cru, les peaux de bœuf et les chevaux morts sont mangés. — Résistance du village. — Attaque du 20 juillet. — On gagne un peu de terrain. — Les femmes sortent du village. — La famine est à Sansandig. — Ahmadou commande aussi mal qu’il est possible. — On annonce l’arrivée de l’armée de Mari. — Prise de trois Maures, leur exécution horrible. — Nous construisons des cases. — Le camp. — Latir, malade, retourne à Ségou avec Quintin. — Désertions du village. — Exécutions. — Sortie des pirogues du village. — Nous faisons des razzias. — 16 août. — Sortie faite par le village. — Un convoi de pirogues vient au secours du village. — Combat naval. — Prise et exécution des Maures de Tichit. — Sortie du 29 août. — Sortie des fils de Koro Mama. — Note sur Sansandig. — Le village est aux abois. — Une armée vient au secours du village. — Sortie de Sibila Mahmary. — Sa prise, son supplice. — Abderhaman Couma. — Exécutions nombreuses. — Bataille du 11 septembre. — 10000 hommes contre 10000. — Épisodes divers. — Alertes continuelles. — Combat du 16 septembre. — Nous levons le siége. — Panique dans la retraite. — Trente-six heures sans manger. — Kalabougou. — Je suis malade et rentre à Ségou. 4 juillet 1865. Bien que l’opinion générale fût qu’on allait à Sansandig, et que Samba N’diaye m’eût dit le tenir d’Ahmadou, notre route nous en éloigna d’abord. On se dirigea au Sud, puis on revint à l’Est, en passant en vue de Kolbabougou et de Diofina, où sont les lougans de Tierno-Abdoul. Nous laissâmes Siracoro sur la droite, et à deux heures 25 minutes nous nous arrêtions à un petit village désert. Oulibo, venu directement de Ségou, nous avait rejoints. Peu après nous passions à Pélengana, où l’on ne voyait personne, bien que le village fût habité. Craignant d’être pillé par les Sofas, les Bambaras qui y étaient établis avaient fermé leurs portes et faisaient la sourde oreille quand on leur criait d’ouvrir. Quelqu’un a-t-il vu, dans les pays chauds, une case après une invasion de ces fourmis qu’en Casamance on rencontre si souvent, et qu’on désigne sous le nom de _magnians_ ? Elle est propre et nettoyée ; tout est enlevé et a été grossir le grenier des travailleuses. Eh bien, après le passage d’une armée de noirs même à travers un village ami, l’effet est à peu près le même ; seulement le grenier n’existe pas et le travailleur n’est le plus souvent qu’un destructeur. Voilà pourquoi Pélengana paraissait désert. Notre route alors se dirigea au N.-E., et à travers des broussailles nous parvenions à neuf heures du soir à Bafou-Bougou. L’armée était en débandade complète. Après une marche de onze heures, chacun s’était arrêté au gré de ses caprices ; il eût été impossible de trouver, à l’exception des porteurs de poudre et de la compagnie du Diomfoutou (Sofas), une seule compagnie en ordre. Pour moi, j’errai jusqu’à dix heures du soir pour retrouver mes hommes, qui, malades la plupart de fatigue, avaient campé entre Marcadougouba et Somono Dougouni, à l’endroit où se trouvaient Ahmadou avec la grande moitié de l’armée. Nous étions là près d’une mare dont l’eau troublée par les chevaux était aussi épaisse que du chocolat ; ce fut cependant avec cela qu’il fallut tremper le couscous du voyageur ; et lorsqu’il est, comme moi, à jeun depuis la veille, il mange ce triste dîner sans murmurer contre le sort. 5 juillet 1865. Dès le lendemain matin, Ahmadou allait s’asseoir au bord du Niger, où toutes les pirogues de Ségou se trouvaient pour faire traverser le fleuve par l’armée. Il activait beaucoup le travail par sa présence, et néanmoins les choses ne marchaient pas vite, puisque ce passage dura les 5, 6 et 7 juillet. Il est vrai que dans la journée du 5 il fut longtemps gêné et même interrompu par une tornade sèche, qui, soulevant des lames de plus de 1m 50 de haut, fit couler plusieurs pirogues, dans un endroit où heureusement on avait peu de fond. Quant à moi, désespérant de me camper convenablement dans cette cohue qui se pressait au bord du fleuve, après avoir réparé mes forces par un déjeuner de poule au riz, que je me procurai difficilement, je m’emparai de force d’une pirogue, dans laquelle je me mis avec mes bagages, et je me fis traverser par mes laptots, n’en laissant que quelques-uns pour passer plus tard mon cheval et les mules. Cette opération ne se fit pas aisément. [Illustration : Passage du Niger par l’armée d’Ahmadou.] A Ségou et sur tous les bords du Niger, on traverse les chevaux debout dans les pirogues, et souvent ils les font chavirer, mais les Bambaras disent que leurs chevaux ne nagent pas. Outre qu’il fut difficile de faire entrer nos mules dans la pirogue, on n’eut pas plutôt poussé de terre qu’elles sautèrent à l’eau, et comme on les tenait par la bride elles se mirent à nager, traînant presque la pirogue, qui traversait à la pagaye et n’allait que fort lentement. Mon cheval suivit ce bel exemple, et ce voyant, les piroguiers allèrent déclarer à Ahmadou que c’était ainsi qu’ils voulaient passer les chevaux. Les Talibés ne s’en souciaient pas, ils craignaient de les noyer ; mais, comme cela accélérait le passage, on ne laissa pas de procéder ainsi, et au lieu de cinq à six chevaux, neuf au plus que portaient les grandes pirogues, on les mit par douze, quinze et jusqu’à vingt dans l’eau ; seuls, les chevaux des princes eurent les honneurs de l’intérieur de la pirogue. Pendant la tornade, plusieurs pirogues chavirèrent sous l’influence des lames et bien qu’on n’ait pas eu d’accidents à regretter il y eut un désordre affreux. En arrivant, je m’étais installé sur la berge, j’étais dans une petite île. La portion du fleuve que je venais de traverser avait environ 1500 mètres. Un marigot peu profond, et qui, avant la crue des eaux, doit être à sec, me séparait de la terre ferme ; je le passai le lendemain pour aller camper avec l’armée. Il avait bien 300 mètres, ce qui donne au fleuve 1800 mètres au moins de large ; c’est à peu près ce qu’il a devant Ségou, où, aux hautes eaux, il atteint 2200 mètres. De mon premier campement j’avais pris des relèvements. J’apercevais, derrière Somono Dougouni, Marcadougouba, sur une colline de 5 à 6 mètres de haut. Les grands arbres de Somono Dougouni formaient avec la masse de peuple qui s’y agitait, un premier plan très-remarquable, auquel le mouvement d’une soixantaine de pirogues sur le fleuve ajoutait encore un cachet tout particulier. Sur la berge intérieure je trouvai un véritable village ; chacun, prévoyant que le passage durerait et craignant, pour plus d’une raison, les tornades, s’était bâti, en paille et avec quelques branches, des huttes de toutes formes. Il y en avait dans lesquelles un homme seul pouvait à peine s’étendre et qui n’avaient pas sa hauteur ; c’était souvent l’abri de trois à quatre personnes. D’autres, au contraire, étaient assez vastes ; mais tout cela était fait à la hâte et n’eût pas abrité contre une forte pluie. 7 juillet 1865. Le 7, vers midi, Ahmadou passa le fleuve ; dès lors, il n’y avait plus de l’autre côté que des retardataires. Le soir, on prévint qu’on partirait le lendemain matin. Jusque-là, j’avais campé dans un bas-fond, sous un arbre de marais où j’avais trouvé la fraîcheur du sol et l’abri du soleil ; mais remarquant des éclairs de mauvais augure et des nuages dans l’Est, je fis dresser mes deux tentes sur le sommet le plus élevé de la berge et j’y installai mes bagages. Bien m’en prit, car vers dix heures du soir une violente tornade éclatait sur nous. Mes laptots se réfugièrent bien vite dans leur tente, qui, malgré cela, fut envahie par cinq ou six malheureux, qui demandaient abri pour leur fusil, leur poudre ou leur selle de cheval[209], et profitaient de cela pour s’abriter eux-mêmes. Tout le monde connaît les tentes-abris de nos soldats ; quatre forment un logement pour quatre personnes. Avec six que j’avais pu faire raccommoder avec les morceaux des autres, j’avais fait deux tentes, qu’on laissait ouvertes du côté de l’Ouest. Dans la tente de mes laptots, ils furent quinze sous cet abri. Dans la mienne, nous n’étions guère mieux. J’avais deux cantines, ma selle, des sacs de mil, trois selles du pays, six fusils, je ne sais combien de poires à poudre et huit hommes. Mais que voulez-vous dire à un malheureux qui, n’ayant d’habits que ce qu’il a sur le corps, les a enlevés et arrive avec son paquet et sa selle sur la tête, nu comme un ver, vous demander d’abriter ses effets ? Vous lui dites de remettre son pantalon et d’entrer. Ce fut là ce que je fis, et j’eus bientôt dans ma tente Tambo, Seïni, Ibrahim Mabo, San Farba et quelques autres. Ils s’émerveillaient de voir que ma tente n’était presque pas traversée par la pluie qu’il faisait, et cependant elle était mal tendue et à demi usée ; le lendemain, tout le monde venait la voir, et, si j’eusse écouté toutes les demandes, à la première tornade j’aurais eu plus de cent personnes à loger. 8 juillet 1865. Le 8 juillet, au matin, je me préparais à partir, et, instruit par l’expérience des jours précédents et des marches de la dernière expédition, je partais bien lesté par un couscous au poulet. A 3 heures 10 minutes, Ahmadou se mit en marche ; en même temps il m’envoyait 100 gourous par Samba N’diaye, qui, comme un vrai roué, au lieu de m’en dire le nombre, me dit : « Je t’apporte des gourous. » Et il m’en donna quelques poignées, puis affecta de chercher dans son _guiba_[210], de sorte que croyant qu’il n’en avait plus que quelques-uns je lui dis : « Si tu en as encore garde-les pour toi. » Il ne m’en avait donné que 32 et en avait encore 48, car les gourous se comptent comme les cauris 80 pour 100. Le soir je le sus, et lui en réclamai quelques-uns ; et bien qu’il dît les avoir tous mangés ou donnés, je lui en fis rendre 10 ou 15. C’était en ce moment une marchandise précieuse, car il allait falloir se tenir éveillé. A peine en route, j’allai saluer Ahmadou, qui me fit prier avec instance, et cela sur un mot de Mohamed Bobo, de ne pas faire comme à Dina et de rester à côté de lui. Enfin, à 4 heures 5 minutes nous nous mettions en route au N.-E. En cet endroit le fleuve fait un assez grand coude vers le Nord. Nous en atteignîmes le sommet, et le soir, avant sept heures, on s’arrêtait un peu au delà de Sérékhalla, village en ruine depuis longtemps. On recommanda de ne pas faire de bruit, car on pouvait nous entendre de Sansandig. Ahmadou se figurait peut-être qu’il allait surprendre le village, parce que depuis deux jours il avait fait barrer les routes et le fleuve par des avant-gardes de cavalerie et de piroguiers pour empêcher qu’on n’allât de chez les Somonos prévenir de notre arrivée. Pour souper, nous mangeâmes des gourous, car il n’y avait pas moyen d’allumer du feu, et ce que j’en mangeai eut pour effet que non- seulement je ne ressentis pas l’envie de dormir, mais que je fus toute la nuit sous l’empire d’une surexcitation remarquable de l’intelligence et de la pensée. Dix gourous, peut-être, avaient suffi pour produire cette action, que j’éprouvai avec une force qui m’étonna moi-même. Aussi, dès quatre heures du matin, en compagnie de Latir, qui en avait fait autant, je me promenais dans le camp, impatient du départ, et furieux de voir les autres dormir d’un sommeil calme et profond. 9 juillet 1865. Enfin, à 5 heures et demie, on se mit en marche. Nous rejoignîmes le bord du fleuve à Dampina, village désert, où, en dépit des menaces d’une tornade imminente, Ahmadou ne voulut d’abord pas faire halte. Mais comme elle arrivait lorsqu’il n’avait pas encore dépassé le village à 100 mètres, il y rentra avec les poudres, ainsi que les princes et tous ceux qui purent s’y loger. Pour moi, trop avancé pour rentrer, je me mis, avec Samba N’diaye, dans une broussaille, tandis que mes laptots étaient dans une autre avec la mule, et, couvert de mon vieux manteau, je bravai les torrents de pluie qui durèrent juste deux heures. De Dampina, nous relevions Vélentiguila juste au Sud 80° Est, à environ 3500 mètres. C’était là le premier village habité. Se rendrait-il et s’y arrêterait-on ? Telle était la question que je me posais à ce moment. Sept à huit villages qui étaient venus, la veille, faire leur soumission, avaient dit que tout le monde se rendrait, même Sansandig ; mais j’en doutais, et j’avais raison. Toutefois, le chef de Vélentiguila vint au-devant de l’armée, qui dans ce moment, je dois le dire, ne présentait pas un spectacle imposant. Le terrain était détrempé, les chevaux glissaient, tombaient, les hommes ne marchaient qu’avec peine ; mais une demi-heure après, un rayon de soleil avait tout séché, et l’armée défilait sous les murs de Vélentiguila par ordre de compagnies, augmentée de l’effectif soumis de ce village, qui, la veille, se battait avec Sansandig contre nous, et aujourd’hui allait se battre avec Ahmadou contre Sansandig. A 11 heures, nous arrivions à Sansandig, placé à 4000 mètres au Sud 30° Est de Vélentiguila. Le village s’étend sur plus d’un kilomètre au bord du fleuve, qui coule du N.-O. au S.-E. Sa largeur maximum est de 500 mètres ; la face qui borde le fleuve est sensiblement droite et suit le bord de la berge, ne s’en écartant un peu qu’aux extrémités, à la pointe Nord, que j’appellerai le _Ouala Ouala_, du nom de la place dénudée de végétation qui s’y trouve, et à l’autre extrémité, que j’appellerai pointe des Somonos, parce que c’est en effet là que se trouvait le village des Somonos, qui était séparé jadis de la ville proprement dite par une rue aujourd’hui fermée aux deux extrémités par une forte muraille, garnie de corps de garde ou bilours de communication. Les murailles de la ville avaient été élevées à au moins 5 mètres de hauteur sur la plaine, et des bastions avaient été faits de telle manière que, quel que fût le point, angle rentrant ou saillant, sur lequel on attaquerait, on eût à essuyer plusieurs feux croisés. Ahmadou paraissait désappointé de voir que personne ne sortait pour se rendre. Il comptait qu’à l’exception de Boubou Cissey, et des siens, une partie des habitants et tout au moins la fraction des Couma sortiraient. Il était autorisé à le croire, puisque, ainsi que je l’appris, c’était sur les prières réitérées et les promesses de ces Couma, qui le lui avaient demandé par lettres, qu’il avait entrepris cette expédition. Oulibo surtout paraissait très-surpris. Voyant enfin que non-seulement on ne sortait pas pour se rendre, mais que dès qu’on approchait, Maures[211] et Bambaras défiaient du haut des murailles et venaient hors des portes tirer des coups de fusil, Ahmadou décida qu’on allait attaquer, et on se mit à discuter le plan de l’attaque. Chacun émit son avis. Ahmadou, qui avait déjà habité la ville en 1861, se faisait indiquer, par les gens de Sansandig même, les maisons des principaux chefs. La plupart avaient un étage qui s’élevait au-dessus des murailles, ainsi que les tours ogivales des mosquées et de nombreux palmiers et doubalels. Le quartier le plus défendu devait être celui de Boubou Cissey qui se trouvait avec les principaux chefs du côté des Somonos. Si on espérait prendre le village d’assaut, c’était là qu’il fallait attaquer ; si, au contraire, on voulait l’investir peu à peu, on devait attaquer l’extrémité du Ouala Ouala, qui, de l’avis unanime, était la plus faible, en même temps qu’on aurait occupé la partie abandonnée du village des Somonos. Aussi les avis étaient partagés. Après une longue discussion, Ahmadou remonta à cheval. Il était 1 heure 15 minutes ; il alla se placer au S. 70° E. du village des Somonos, sur une petite hauteur, et fit ranger son Diomfoutou : alors le Gannar et le Toro furent désignés à la gauche pour attaquer, l’un la rive du fleuve qui était couverte de monde, l’autre, le village des Somonos. Les Sofas avaient la partie la plus dure, le bastion du quartier de Boubou Cissey ; les Irlabés attaquaient un peu plus au milieu ; enfin, les Massassis et Djawaras à cheval gardaient le tour du village avec les Peuhls. Les Toubourous attaquèrent avec les Sofas de Ségou, au même endroit que le Toro. L’attaque eut lieu à trois heures, et si, à la gauche, on entrait dans le village des Somonos et si sur la plage on refoulait tout le monde dans le village, à la droite les choses allaient mal. Les Sofas avaient attaqué courageusement ; bien que rudement éprouvés, ils avaient couru à la muraille, y avaient percé trois trous et quelques-uns l’avaient escaladée. Leur drapeau y flottait ; mais au bout de quelques minutes ils se retirèrent en désordre, laissant environ quinze morts et de nombreux blessés sur le terrain, et poursuivis dehors du tata par les Bambaras, qui venaient dévaliser les morts et mettre le feu dans leurs vêtements. Les Irlabés, eux, avaient à peine touché la muraille et avaient reculé. Dans le village des Somonos on éprouvait une résistance très-sérieuse ; on était monté sur les toits, et le feu plongeant des cases du village faisait éprouver des pertes cruelles. Un instant, les Toubourous se sauvèrent, mais les Talibés ayant tenu, ils revinrent. Ahmadou était furieux, les choses s’annonçaient mal ; mais il envoya l’ordre aux Sofas de revenir à la charge ; et, en effet, ils attaquèrent de nouveau à 4 heures, ainsi que les Irlabés. A 4 heures 15 minutes, ils retournaient en arrière ; cependant ils avaient gagné du terrain ; et ce n’était pas la tête mais bien la queue de la colonne qui reculait et entraînait le reste. A la gauche, Samba N’diaye avait tiré deux coups de canon, ou plutôt d’espingole ; puis, comme on n’en finissait pas de charger ces armes, et que les carabines de mes laptots faisaient plus d’effet que les coups de ses espingoles, il les laissa pour faire le coup de fusil, et fut blessé au pied d’une balle qui heureusement n’entra pas. San Farba eut une balle dans la cuisse, en allant dans le village des Somonos porter des encouragements. Bien des chefs étaient blessés, et, quoique l’attaque eût été courageuse, la défense était encore plus énergique. [Illustration : Attaque de la pointe des Somonos à Sansandig.] Toute la nuit on se fusilla dans le village des Somonos. Les Bambaras avaient des embuscades, et il y avait des endroits où personne ne pouvait passer sans recevoir une balle. 10 juillet 1865. Le 10 juillet, au matin, on recommença l’attaque des cases occupées dans le village des Somonos par les Bambaras, et on gagna un peu de terrain. Ahmadou avait déclaré qu’il resterait là jusqu’à ce que le village fût pris, et il avait envoyé à Ségou chercher des bœufs et du mil pour nourrir l’armée. Le soir, on avait pris presque tout le tata des Somonos, ainsi qu’un bilour de communication avec le grand tata, et on commençait, je crois, à avoir peur dans le village, car plusieurs pirogues en sortirent ; on en prit une qui portait douze femmes et quatre hommes, qui naturellement furent mis à mort. Des pirogues de Ségou nous étaient arrivées, et dès ce moment on s’efforça de fermer les communications par eau du village. Ce même soir, j’éprouvai une grande joie ; le docteur venait me rejoindre avec les pirogues arrivées de Ségou ; il était guéri. Il avait appris l’attaque, et on lui avait dit que le village était pris en partie et qu’Ahmadou y logeait. De fait, c’est peut-être ce que celui-ci eût eu de mieux à faire ; mais pendant tout ce siége, il ne fit que faute sur faute. Pour commencer, les chefs de l’armée vinrent le 11 juillet lui demander à attaquer de nouveau le grand tata par l’extérieur et par le village des Somonos. Il refusa, sous prétexte qu’il ne voulait attaquer qu’après qu’on aurait distribué des bœufs et qu’on aurait mangé. Et le lendemain, une armée venait de Sibila, sous le commandement de Sibila Mahmary, chef du Sanama Dougou, et entrait dans le village par le Ouala Ouala pendant la nuit. Nous ne le sûmes que plusieurs jours après, et, pour comble de malheur, on apprit le 14, au matin, que le village Banancoro avait été enlevé par les Bambaras, qui l’avaient trouvé sans défense et avaient tout pris. Je craignais beaucoup, en apprenant cette nouvelle, pour Boubakary Gnian, que j’avais envoyé à Ségou me chercher des provisions de poules et de beurre ; car, bien qu’Ahmadou m’envoyât de temps à autre quelque chose de ce qu’on lui apportait, j’étais bien à court, et pendant les soixante-douze jours du siége, je puis dire qu’à de rares exceptions près ma nourriture se composa exclusivement de poule au riz matin et soir, sans même avoir de lait, et, bien entendu, sans compter les jours de combat où nous ne mangions pas de la journée. 14 juillet 1865. Le 14, on partagea les bœufs à l’armée, et quoiqu’on eût distribué à peu près un bœuf pour cinquante personnes, les Sofas Bambaras affamés mangèrent les chevaux morts, bien que la loi musulmane le défende de la façon la plus formelle. On consomma jusqu’aux peaux des bœufs : après les avoir fait bouillir on les mettait griller sur les charbons, et on les mangeait après avoir gratté le poil. D’autres, et en grand nombre, surtout parmi les Talibés, mangeaient du mil cru ; j’essayai moi-même de cette nourriture qui me donna des maux d’estomac ; elle produisait même cet effet sur les jeunes gens du pays. Le 15, les pirogues de mil arrivèrent de Ségou, et presque en même temps un convoi de pirogues cherchait à entrer au village. On les attaqua des deux rives du fleuve et au moyen des pirogues des hommes du Macina (Diakha Nké), qui étaient dans l’armée. Chaque jour, des femmes sortaient du village et disaient qu’on y manquait de vivres ; mais si on en manquait au marché, il y en avait au moins chez les chefs, et un vieux Bambara criait à travers les murailles, aux Talibés : « Allons donc, Fouta Nké (hommes du Fouta), vous mourez de faim ; venez donc au moins attaquer, il ne manque rien ici, voici des gourous ; » et pour compléter l’ironie, il leur lançait des poignées de gourous. On gardait ce qu’on avait pris et on cernait tant bien que mal le village. Un soir, on vit les Bambaras démolir un pan de la muraille du côté du Ouala Ouala et s’enfuir ; c’étaient de pauvres hères qui ne pouvant plus se nourrir, se sauvaient, et le même soir on empêchait 240 Kalaris d’entrer ; on leur fit des prisonniers qui vinrent grossir le nombre des victimes. Le lendemain on retrouva au bord du fleuve dix de leurs fusils, qu’ils avaient jetés là en se précipitant dans l’eau. De notre côté, l’armée se renforçait des captifs du Coro Mama qui venaient en troupe de l’intérieur, confirmant ainsi ce qu’on nous avait dit, que toute cette famille était dévouée à Ahmadou et que si elle n’était pas sortie, c’est qu’on l’en empêchait. Et en effet, peu à peu leurs captifs sortirent de la ville, puis enfin les chefs de la famille vinrent eux-mêmes se rendre, mais ce ne fut que quand la ville fut affaiblie par la famine, qui commençait à y sévir. Nos hommes, pour se ravitailler, allaient faire des razzias dans l’intérieur du pays, avec des chances diverses. Les habitants de plusieurs villages avaient pris la fuite ; on y trouvait du bois à brûler, qui manquait dans le camp, surtout les jours de tornades, où tout était mouillé. Quand elles tombaient la nuit, c’était une nuit blanche à passer, car ma tente devenait toujours le refuge de ceux de nos amis qui n’avaient pas d’abri. Ce fut alors que je fis soumettre à Ahmadou par Samba N’diaye l’idée de faire garder le village à vue par le côté du fleuve, au moyen de pirogues garnies de peaux de bœuf, qui empêcheraient par un tir suivi de venir prendre de l’eau. C’était très-simple à exécuter et le village n’eût pu résister longtemps à cette privation. Déjà pour bois à brûler, on n’y avait que celui des maisons que l’on démolissait ; pour la nourriture des chevaux et des autres animaux du village, on n’avait que des feuilles des doubalels du village et l’herbe qu’on venait couper sous les coups de fusil. La gêne qu’on eût imposée par le fleuve aurait été décisive. Ahmadou accepta, ordonna d’agir, et l’indolence de tout le monde laissa tomber la chose. La poudre était rare dans le village et les habitants ne tiraient qu’à coup sûr ; mais tous les rapports des prisonniers ou des fugitifs s’accordaient pour dire que Boubou Cissey, secondé par Mahmady Sougoulé, maintenait le village et retenait l’armée des Bambaras, qui voulait s’en aller. 19 juillet 1865. La famine était décidément chez l’ennemi, et le 19 juillet nous en avions une preuve bien éloquente : deux femmes s’étant sauvées du village, les Bambaras les poursuivirent et en rattrapèrent une, mais l’autre parvint à gagner du terrain et vint se jeter au milieu des Sofas qui la saisirent ; dès qu’elle vit du mil elle s’échappa de leurs mains, et, se précipitant dessus, se mit à le dévorer avec avidité : depuis trois jours elle ne mangeait que des feuilles et de l’herbe. 20 juillet 1865. Enfin, le 20, Ahmadou, après avoir palabré avec les chefs, se résolut à tenter une attaque. Les Talibés avaient juré que s’ils entraient dans le village ils n’en ressortiraient plus. Le lendemain matin, on attaqua, en effet, de tous côtés, mais sans ordre, et les Sofas n’arrivèrent même pas à la muraille. Dans le tata on gagnait quelques cases et on entrait par les dessous dans le grand village du côté du fleuve ; mais, somme toute, c’était une attaque manquée. Elle avait cependant produit une émotion dans le village, car pendant l’après-midi, toute une bande de Bambaras voulut s’enfuir. Les Poulhs du Ouala Ouala les chargèrent et les refoulèrent, ce qui fut cause qu’Ahmadou se décida à donner l’ordre de laisser sortir les fugitifs, sauf à courir après quand ils seraient dans l’impossibilité de rentrer. Cependant le village n’était pas encore aux abois, et tout en cédant du terrain, les Bambaras ne reculaient que pas à pas et en se fortifiant de case en case, sans rien laisser dans celles qu’ils abandonnaient ; par contre, chez nous on devenait de plus en plus mou. Le vieux Badara, qui commandait les Soninkés du Ségou, voulut aussi faire une attaque. Au début du siége, je l’avais vu réciter une prière sur une poignée de sable qu’il avait remise à un de ses Talibés, en lui disant de la jeter contre la muraille et affirmant que (_Ché allaho_) elle tomberait devant lui. Je ne sais si c’est à un semblable procédé qu’il dut de faire un grand trou dans la muraille de la ville, mais il n’y entra pas et eut plusieurs hommes blessés. Pauvre vieux ! à ce moment il eût préféré être dans son village, qui était aussi cerné par les Bambaras que Sansandig l’était par nous. 26 juillet 1865. Dès ce moment on ne se battit plus dehors et on se battit mollement en dedans du tata. On cernait la maison de Mahmady Sougoulé[212] ou du moins on essayait de la cerner ; elle avait été en partie déménagée, mais elle était toujours le siége d’une vive résistance. Enfin, le 25, on annonça qu’on allait l’attaquer le lendemain et chercher à en finir. Si on y fût parvenu, on eût de là dominé tout ce quartier, on eût forcé les chefs à l’évacuer, et ils auraient été alors bien près de leur perte. Mais le 26 il y eut une pluie abondante et l’attaque fut remise : des femmes sortirent du village et annoncèrent que Mahmady Sougoulé était blessé mortellement ; c’était exagéré, mais il avait été blessé. Le fait sur lequel on était unanime, et que, du reste, confirmait la maigreur des gens qui sortaient, c’est que la ville manquait de vivres. Chaque jour il en sortait du monde, et la garde était si mal faite que dans la nuit du 28 au 29 toute une foule en sortit, sans éveiller l’attention de notre camp, avec des bœufs porteurs, des femmes, des enfants et même des chiens. Par contre, chez nous, il y avait un mécontentement très-vif contre Ahmadou, qui ne sortait pas de la case qu’il s’était fait bâtir, et donnait de là ordres et contre-ordres. 31 juillet 1865. Ainsi le 31 juillet, il faisait rassembler toutes les compagnies pour palabrer, et après les avoir fait attendre toute la journée, il ne sortait pas. Le lendemain il fut obligé d’aller lui-même jusqu’au tata pour faire rassembler les hommes, et encore put-il constater comme nous un grand abattement. 2 août 1865. Aussi lorsqu’on attaqua, le 2 août, on n’obtint aucun résultat : les Sofas marchèrent à la muraille, se firent tuer deux hommes et reculèrent, et les Talibés se contentèrent de brûler de la poudre. Ce fut alors qu’on entendit affirmer que Mari, à la tête d’une armée, passait le fleuve du côté de Sarrau pour venir attaquer Ahmadou, et en même temps on apprenait que Koghé avait repoussé une attaque, et peu après que Dougassou avait été pillé. Ainsi la position devenait critique pour nous autant que pour la ville. Et pendant qu’Ahmadou portait la guerre à Sansandig, les révoltés la portaient chez lui pour faire une diversion. 4 août 1865. Le 4 août, on s’emparait de trois Maures qui fuyaient ; l’un d’eux avait le bras cassé d’une balle : c’étaient des Maures blancs, dont l’un se disait chérif, c’était précisément le blessé. Sidy Abdallah fut chargé de les interroger. Ils confirmèrent, et je le tiens de Sidy lui-même, avec lequel j’entretenais de plus en plus commerce d’amitié, ils confirmèrent la triste position du village quant aux vivres, et dirent que Boubou Cissey, pour retenir tout le monde, avait affirmé que Mari était rentré à Ségou, dont il s’était emparé, et qu’Ahmadou, qui ne recevait plus de mil, allait être forcé de lever le siége. Mais ajoutèrent-ils, nous avons vu les pirogues arriver et nous avons su ce qu’il en était ; alors nous avons eu peur et nous sommes sortis. Ces Maures avaient excité la curiosité de tout le camp. Le noir déteste le Maure, et quand il en tient un en son pouvoir il le traite cruellement. C’est ainsi que je vis des Sofas aller remuer le bras cassé de ce malheureux, et rire des souffrances que cette torture lui arrachait. Quand, après leur interrogatoire, Ahmadou, les eut condamnés à mort, bien qu’en somme ce ne fussent que des marchands venus pour faire du commerce et que les circonstances avaient poussés malgré eux, tout le monde voulut assister à leur supplice, et moi-même je fus curieux de voir comment ces Maures, si orgueilleux d’habitude, allaient se comporter en face de la mort. Sur plus de six cents noirs auxquels j’ai vu couper la tête devant moi, un seul s’est débattu et défendu et a temoigné une crainte réelle de la mort, crainte exprimée par des cris. Ces trois Maures, dès qu’ils virent où on les emmenait, commencèrent à supplier. Autant aurait valu prier un tigre de lâcher sa proie. C’était Arsec, le barbier, cuisinier d’Ahmadou, qui allait les exécuter. Ils criaient _Ah ! Cheick Ahmadou, toubi_ (pardon), et suppliaient en promettant de le servir ; mais ils étaient en des mains disposées à ne pas les lâcher. Arrivés au champ des suppliciés, situé à cinquante mètres du camp, on les fit arrêter pour leur enlever leurs vêtements. La terreur décomposait leurs traits, leurs cheveux se hérissaient ; leurs yeux avaient une expression impossible à décrire. Quand on voulut les faire agenouiller ils se débattirent, et loin de tendre le cou comme les Bambaras, ils se le rentraient dans les épaules. L’un reçut trois coups de sabre sur les épaules, et ses cris, quoique peu forts, avaient une expression déchirante ; ce ne fut qu’au cinquième coup qu’il fut tué ; le second reçut trois coups avant que sa tête ne tombât. Enfin on arriva au blessé, au soi-disant chérif ; cet homme, à qui on avait détaché le bras, commença à se rouler, il sautait et tombait sur son membre mutilé sans paraître s’en apercevoir. Cette scène était atroce, et l’on riait, et les quolibets pleuvaient sur ce malheureux. Quant à moi, jamais spectacle ne m’émut autant, et la lutte affreuse de ces trois hommes contre la mort m’a fait plus d’impression que l’exécution de cent Bambaras venant tendre le cou comme des moutons. Ces Maures étaient des Ouled Aïd des environs de Tombouctou. 5 août 1865. Mais laissons ces gens, et revenons à Sansandig où la famine sévissait et où on avait sérieusement peur. Le 5 août, un chef de captifs de la maison de Mahmady Sougoulé fut pris avec cinq femmes ; il était sorti en compagnie de soixante autres hommes dont un avait été tué. Cette prise était importante. L’homme était le garde-magasin de ce Sougoulé qui était un des riches marchands de Sansandig, et s’il quittait son maître, c’est qu’il le croyait bien en danger, à moins qu’il ne fût envoyé en mission. C’était un Bambara au teint clair ; ses cheveux étaient nattés artistement par petites mèches, lui dessinant des carreaux sur la tête ; il était soigné et on voyait que c’était un esclave de bonne maison. On l’interrogea longuement. Beaucoup de gens conseillaient à Ahmadou la clémence envers le captif, disant qu’on pourrait l’envoyer près du tata palabrer avec ses anciens compagnons et les engager à sortir, en leur promettant qu’Ahmadou ne leur couperait pas le cou ; mais Ahmadou n’écouta rien, et il fut exécuté. On savait, à n’en plus douter, que la famine la plus atroce régnait dans le village, à l’exception des cases des chefs qui ne nourrissaient que les hommes qui se battaient, et encore très-approximativement. Ahmadou se décidait à rester là, et avec l’exagération habituelle des noirs, il avait dit qu’il y passerait six mois s’il le fallait, mais qu’il n’aurait plus d’autre maison que sa case en paille jusqu’à la prise du village. Pour confirmer ses paroles, il avait fait bâtir en terre, avec les débris des cases prises, une poudrière dans laquelle il avait entassé 350 barils de poudre. Jusque-là j’étais resté sous ma tente, souvent inondée, car nous étions campés sur un lougan, et si la pluie arrivait, j’étais bien abrité par en haut, mais je ne tardais pas à être inondé en dessous, et une nuit, en dépit de la terre que j’avais accumulée et battue dans ma tente, je me réveillai avec dix centimètres d’eau sous moi, mes deux nattes et ma peau de bœuf nageaient, mes couvertures étaient trempées. Comment, dans de telles circonstances, n’ayant que la nourriture dont j’ai déjà parlé, pouvais-je ne pas tomber malade ? C’est à croire qu’il y a des grâces exceptionnelles pour certains voyageurs. Quand je vis que certainement on ne lèverait pas le siége, que les désertions journalières du village et la famine qui y régnaient donnaient l’espoir de le prendre, je me décidai à bâtir une case dans la plaine. Les laptots en avaient déjà fait une, et dès ce moment nous fûmes à l’abri de l’eau ; mais le long des branches qui composaient la charpente de la case les termites élevèrent leurs galeries, et le moindre vent qui faisait trembler notre frêle abri nous inondait de terre et de termites ; puis tout moisissait, nos guêtres, nos selles, nos sacs de voyage, et pis encore, les peaux de bœuf sèches sur lesquelles nous couchions. Le camp présentait, du reste, un spectacle très-curieux : les cases agglomérées au nombre de plus de mille, de toutes formes et de toutes dimensions, bâties suivant les usages de chacun, leurs groupes séparés par des cloisons en cannes de mil ; près de 4000 chevaux, des bœufs, des vaches, quelques chameaux qu’on avait pris, des ânes en grande quantité ; à 500 mètres de là, le bord du fleuve, où s’établissait un mouvement perpétuel pour le transport des gens qui arrivaient de Ségou avec des vivres, et de ceux qui, avec la permission d’Ahmadou, s’y rendaient ou seulement allaient couper de la paille ; enfin derrière le camp un champ de suppliciés exhalant une odeur affreuse, et dans lequel le jour s’abattaient un millier de vautours, et la nuit des centaines d’hyènes et de chacals. Ce fut là que je vis pour la première fois le grand vautour fauve à collier, que je pris d’abord pour un condor, à voir la force avec laquelle il secouait les cadavres sur lesquels il s’abattait. Cet oiseau, du reste, est rare dans le pays ; à Ségou je n’en ai jamais aperçu ; on n’y voit que le vautour du Sénégal. Aguibou venait souvent me voir, et était d’une grande amabilité ; au retour de l’expédition de Toghou je lui avais fait cadeau de mon fusil, qu’il n’avait accepté qu’avec la permission de son frère, et depuis ce temps, chaque fois qu’il venait me voir, je le trouvais très aimable, mais il était capricieux, il renouvelait ses visites cinq ou six jours de suite et restait souvent quinze jours sans donner signe de vie. 7 août 1865. A ce moment le docteur fut obligé de me quitter quelques jours. Latir venait d’être repris d’une maladie qui l’avait déjà cruellement fait souffrir à l’expédition de Dina. Il fallait le sonder et aller pour cela à Ségou où se trouvait la sonde, car l’opération pressait. J’allai demander à Ahmadou une pirogue que j’obtins le jour même et le docteur resta quatre jours absent. 12 août 1865. Chaque jour les désertions continuaient à Sansandig, et chaque jour on exécutait quelques prisonniers. Tous s’accordaient à déclarer que la faim les chassait du village. L’armée de Sibila commençait à en souffrir elle-même et voulait s’en aller ; Boubou Cissey, pour la retenir, faisait des sacrifices ; il achetait à prix d’or les quelques animaux qui étaient encore dans le village. Le 12 août, les captifs de la maison de Coro Mama commencèrent à sortir ; jusque-là surveillés de très-près, ils n’avaient pu fuir, car on savait qu’ils s’étaient soumis à Ahmadou : ce furent les premiers hommes qui furent épargnés. Jusque-là, les femmes seulement de la case étaient sorties. Du reste, telle était la surveillance de Boubou Cissey, qu’à chaque poste il avait placé des Sofas, et quand une femme demandait à sortir et aller couper de l’herbe pour manger, elle était obligée de laisser ses pagnes et de sortir entièrement nue pour qu’elle ne pût pas fuir. Malgré cela plusieurs préférèrent braver toute honte et vinrent se jeter dans nos rangs sans le moindre vêtement, tant il est vrai que la faim n’a plus de pudeur. 13 août 1865. Le lendemain les pirogues du village faisaient une sortie et traversaient le fleuve en toute hâte pour chercher à s’emparer du convoi de mil d’Ahmadou qui était attaché de l’autre côté ; mais le mil était gardé, et aux premiers coups de fusil, les assaillants rentrèrent chez eux. Le chef des pirogues était un Toucouleur du Sénégal, un _Kioubalo_ (pêcheur) du Fouta ; c’était le fils du chef de Djoulé Diabé qui était si dévoué à la France ; ce fils, quoique ayant suivi El Hadj volontairement, nous faisait beaucoup d’amitiés et quelquefois des cadeaux de lait, de bois à brûler, toutes ressources précieuses en cours de campagne et qu’il pouvait se procurer par ses Somonos. Les _bamé_ (razzias) parcouraient le pays avec des chances diverses ; quand ils s’attachaient à des goupouilli (villages en paille), ils en venaient à bout généralement, mais quelquefois ils se hasardaient trop loin, et à leur retour ils étaient surpris dans les broussailles par des fusillades qui leur faisaient subir des pertes sérieuses. 16 août 1865. Le 16 août, l’inaction dans laquelle on restait depuis longtemps fut interrompue. Les gens du village firent une sortie ; on les avait vus se préparer, tout le monde était à son poste et lorsqu’ils s’élancèrent sur les Sofas rangés en avant de leur campement, ceux-ci reculèrent précipitamment jusque derrière leur camp. Les Bambaras y entrèrent, mais aussitôt, pendant qu’ils étaient encore dans les cases à piller, ils furent enveloppés de Sofas et laissèrent 80 hommes au moins sur le terrain, sans en compter cinq qui, pris vivants, furent exécutés. Le lendemain, des prisonniers faits la nuit annoncèrent que soixante hommes de l’armée bambara étaient partis, pendant la nuit, à la faveur d’une petite pluie. La position du village devenait de plus en plus critique ; les captifs (hommes) de Coro Mama, et entre autres son forgeron, sortaient toujours et portaient des lettres. 19 août 1865. Le 19, on prenait trois pirogues qui s’échappaient du village. 20 août 1865. Le 20, on en prenait une autre dans laquelle était un Maure, qui eut le sort ordinaire des prisonniers. La plupart des Somonos qui conduisaient ces pirogues s’échappaient à la nage. 21 août 1865. Enfin, le 21, nous eûmes un nouveau spectacle, celui d’un combat naval. Une soixantaine de pirogues essayaient de remonter le fleuve et de passer près de la rive droite entre l’île et la berge, pour venir entrer dans Sansandig. Pendant que les coups de fusil du camp des Somonos sur la rive droite les assaillaient, cinq des pirogues du Macina, montées par de nombreux Talibés, partaient de notre rive pour les attaquer. Les pirogues des Bambaras battirent en retraite, et, avec une maladresse inouïe, on les laissa fuir. Certes, avec vingt laptots, j’eusse pris ce convoi en lui coupant la ligne de retraite. On avait empêché de ravitailler le village, c’était déjà quelque chose : aussi, l’après- midi, les armées de Sansandig venaient essayer une sortie, mais elles ne commirent pas la même faute que la première fois, et, voyant que leur fusillade à distance n’avait pas ébranlé les compagnies qui gardaient le village, elles se décidèrent à rentrer. Tout cela était mal conduit aussi bien d’un côté que de l’autre. A ce moment, on recevait de bonnes nouvelles de Ségou. Le vieux Tierno- Abdoul y était allé prendre le commandement de la ville, et cent Pouls lui avaient été adjoints pour courir le pays. Ils avaient atteint sur les bords du Bakhoy une armée de Bambaras qui venait de piller un petit village, et l’avaient culbutée dans la rivière, en lui tuant beaucoup de monde et lui prenant son tabala, qu’on envoyait à Ahmadou. D’un autre côté, le bruit de l’approche d’une armée de Mari se fortifiait sans que personne songeât à s’en inquiéter. 24 août 1865. Chaque nuit on faisait de nouvelles prises ; le 24 on avait capturé une pirogue chargée de gourous et montée par trois Maures de Tichit. Sidy Abdallah voulut s’employer en faveur de ses compatriotes et implora la clémence d’Ahmadou, mais ce fut en vain, et le soir Mohammed Bobo vint lui dire qu’après avoir bien réfléchi, Ahmadou ne croyait pas pouvoir faire grâce. Cette fois, il faut le dire, Ahmadou fit bien, on était déjà très-jaloux à Ségou de la position exceptionnelle de Sidy Abdallah et des faveurs qu’Ahmadou lui accordait, et s’il eût fait grâce, cela eût indisposé bien du monde. Mais ce fait me donna à réfléchir. Si un blanc fût arrivé à Sansandig, venant d’Algérie par le Touat, il eût pu se trouver dans la même position que ces Maures, et si, après avoir résisté comme eux, il eût été fait prisonnier comme eux en cherchant à fuir, mes prières auraient été impuissantes à sauver sa tête. Cependant il me semble que j’eusse trouvé des accents pour attendrir Ahmadou, et que pour un compatriote j’eusse fait plus que Sidy Abdallah ne faisait pour les siens. Il est vrai qu’il a besoin d’Ahmadou et qu’il ne peut se compromettre. Mais après tout, pour être vrai, je ne suis pas bien sûr que j’eusse réussi, car si les prières n’avaient pas suffi je ne pouvais espérer de l’intimider ; Ahmadou sentait bien qu’il avait besoin des blancs pour s’approvisionner, mais il savait trop qu’il n’avait rien à en craindre personnellement, et l’inertie de l’Europe dans la question africaine lui donne tristement raison. Enfin ces trois Maures furent exécutés et se montrèrent calmes en face de la mort, ce qui prouve suffisamment que l’on ne saurait établir, par l’exemple des trois premiers que j’avais vu tuer, que les Maures sont lâches devant la mort. Cependant je crois, en thèse générale, qu’ils la craignent plus que les noirs et surtout que les Bambaras. Chaque jour on continua à sortir du village ; la famine y était telle qu’on annonçait que les Sofas volaient les chevaux des chefs et les mangeaient. Ce fait n’a rien de bien extraordinaire, il s’est produit dans l’armée d’El Hadj, en 1859, à Nioro. Aussi, voyant que le village était aux abois, on le gardait un peu plus étroitement : chaque nuit des volontaires allaient à l’Ouest au Ouala Ouala guetter les fugitifs pour les capturer ; Ahmadou avait déclaré qu’il donnerait à chacun la moitié de ce qu’il aurait pris. Mon brave Déthié eut la bonne fortune de prendre ainsi dans une pirogue capturée une pierre de sel assez grosse, qu’Ahmadou lui laissa en totalité, mais comme il était marié (à la mode musulmane) à Ségou, il eut bien vite porté cela à sa case, et quand, un mois après, nous rentrâmes à Ségou, il n’en restait plus rien, et mon pauvre compagnon n’en fut pas plus riche. 29 août 1865. Le 29, les Bambaras firent une sortie ; mais voyant qu’ils ne pouvaient intimider les Sofas sur lesquels ils semblaient concentrer leurs efforts, ils rentrèrent après avoir été deux fois chargés par ceux-ci qui, toutefois, ne s’avancèrent qu’à une demi-portée de fusil du village, et n’ayant pas d’ordre pour attaquer, laissèrent passer une occasion magnifique de donner l’assaut, en rentrant en même temps que les gens du village. Septembre 1865. Les jours suivants, les gens de Coro Mama sortirent de plus en plus par petits groupes ; il y eut un échange de lettres entre Ahmadou et les chefs de cette famille, qui finirent par sortir eux-mêmes le 4 septembre. 4 septembre 1865. C’étaient deux jeunes gens, neveux de ce Coro Mama qui avait été supplicié d’une façon si cruelle lors de la révolte de Sansandig. Leurs physionomies étaient remarquablement ouvertes et intelligentes, surtout celle du plus jeune ; ils vinrent l’un et l’autre me voir, et, par la suite, j’eus d’excellents rapports avec eux. Je leur fis de nouveau raconter l’histoire de la mort de leur parent et j’eus par eux bien des détails sur la ville de Sansandig. S’il faut en croire leur récit, cette ville serait bien ancienne et aurait été fondée par un Couma[213] nommé Alpha Seïni, qui demanda le terrain au roi du Sanama Dougou, nommé de Massa-Sibila, et dont la résidence était à Sibila. Alpha Seïni lui paya en or son terrain et lui donna le cheval blanc qu’il montait. Le fils du fondateur, nommé Alpha Mahmadou, construisit la première mosquée et le commandement resta dans la famille jusqu’au troisième avant-dernier chef qui fut un Cissey. Le chef de Sansandig touchait un impôt de 5 cauris sur chaque personne venant vendre quelque chose au marché de la ville. De plus il recevait des cadeaux de toutes les caravanes ; par chaque pierre de sel, entrant dans la ville par eau[214], il avait une somme de 200 cauris, et par chaque charge de chameau en tabac 3000. Ces charges se vendaient 20 gros d’or en moyenne. En outre de ces octrois, le chef Sibila touchait 140 cauris par pierre de sel entrant à Sansandig, et 3000 cauris par ballot de tabac entrant par le fleuve, mais il ne touchait rien sur ce qui entrait par caravanes. Quant au roi de Ségou, il avait aussi ses priviléges, et d’abord c’était lui qui nommait le chef de Sansandig ; pour obtenir cette place, il fallait lui faire des cadeaux magnifiques, ce qui était déjà une source importante de revenus, car on nommait généralement des vieillards, et à leur mort c’était à recommencer. A chaque fête de la Tabaski, la ville de Sansandig payait encore au roi, par cotisation des notables, 200000 cauris ; le chef du village devait donner de plus deux chevaux de guerre, et on ajoutait généralement des burnous de drap rouge et divers autres présents. Telle était l’origine des magasins de Ségou et de tout ce que nous y trouvions ; Sansandig ne payait pas d’autres impôts. Toroco Mari trouva que ce n’était pas encore assez et augmenta les impôts de la ville ; ce fut peut-être la cause qui poussa les habitants à se jeter dans les bras d’El Hadj, ce qui entraîna la ruine actuelle du pays. Sansandig, qui était l’entrepôt de Tombouctou, faisait un commerce considérable. Elle achetait toutes les marchandises venues d’au delà du désert, ainsi que le sel de Tuden ou Toudeyni, et le payait en or ou en esclaves. Quelques dents d’éléphants apportées du Bakhounou ou du Bélédougou complétaient ces payements, mais l’objet d’échange le plus apprécié c’étaient les esclaves fournis par le roi de Ségou, auquel, après chaque expédition, Sansandig achetait tous ses prisonniers à vil prix, en or, en étoffes d’Europe et du pays, qui allaient s’entasser dans les magasins du roi. Quant à l’or, on se le procurait à Bouré contre le sel et les bœufs qu’on y menait, et avec lesquels on faisait concurrence aux marchandises venues de la côte par Sierra Leone ou Gambie. Sansandig s’était enrichie d’année en année, enrichissant en même temps les chefs de Sibila et les rois de Ségou. Aussi aujourd’hui le roi de Sibila était-il le protecteur naturel de Sansandig, et cela avec d’autant plus d’acharnement, que le premier acte d’El Hadj, en entrant à Sansandig, avait été de confisquer les revenus de Sibila à son profit, aussi bien que ceux du roi de Ségou et une grande partie de ceux du chef de la ville. Pendant que je me renseignais ainsi et que j’apprenais le mécanisme du commerce de ce pays, la ville souffrait de plus en plus, tous les captifs de Coro Mama sortaient et venaient rejoindre leurs maîtres ; les autres, pris de peur, s’échappaient de la ville et venaient, quand on les prenait, grossir le nombre des suppliciés. Sur le fleuve dérivaient, à demi cousus dans des nattes, les cadavres des morts du village dont le nombre augmentait tous les jours ; car on mourait de faim dans les rues, et puis les blessés succombaient plus encore par la misère que par leurs blessures. Ces cadavres venaient s’échouer sur la plage en face du camp, et de quelque côté que la brise soufflât nous respirions les odeurs nauséabondes et des miasmes putrides. Tout le monde dévorait déjà le village des yeux, comme une proie qu’on tenait enfin ; on récapitulait toutes les richesses qu’il contenait et qui allaient tomber aux mains des vrais croyants, et puis on faisait des châteaux en Espagne dont quelques-uns me touchaient. Ahmadou devait, après cette éclatante victoire, laisser partir tous les envoyés qu’il retenait depuis si longtemps, et entre autres une partie de l’armée de Nioro (celle qui était venue la première) ; on disait que nous partirions avec eux. Ces bruits circulaient, et il faut croire que quelque parole y donnant lieu avait été dite chez Ahmadou, car elle fut aussitôt rapportée par dix ou douze personnes qui vinrent me féliciter de ce départ, en me faisant promettre le secret. Je me pris à espérer, et pour fortifier Ahmadou dans ces bonnes dispositions, je disais à tous ceux qui venaient que si Ahmadou me renvoyait, le gouverneur serait tellement content de me revoir, qu’il ferait pour lui ce qu’on n’a jamais fait pour un chef noir, qu’il lui donnerait des canons. Ce mot était magique. « Ah ! s’écriait-on, si nous avions des canons, Sansandig serait bientôt pris et le pays rendu. » Oui, mais on n’avait pas de canons, et Sansandig ne se rendait pas. Il devenait évident que les chefs, plutôt que d’abandonner leurs trésors, se laisseraient mourir dessus, et il n’y avait d’espoir que dans le temps, puisque l’armée ne se souciait pas d’attaquer. 6 septembre 1865. Enfin le 6, Ahmadou appela les chefs du conseil chez lui ; deux Somonos qui avaient été pris par les Bambaras à Banacoro, venaient de s’échapper de chez Mari, et annonçaient que son armée avait traversé le Bakhoy, et que depuis deux jours elle traversait le Djoliba un peu au-dessous de Sibila. Mari avait envoyé quatorze cents hommes, mais il n’avait pas voulu venir en personne, malgré les prières des chefs de Sansandig. Ahmadou envoya des cavaliers en éclaireurs. Quelques chefs émirent l’idée de faire une attaque sur le village, de tenter de le prendre pendant qu’il était affaibli et qu’il ne pouvait résister, et avant que ces nouveaux renforts lui arrivassent. Mais cette proposition eut peu d’écho. On décida, sur la proposition d’Abdoul Kadi, qu’on allait faire sortir du tata tous les Talibés, excepté deux compagnies, et qu’on se préparerait à recevoir l’ennemi s’il venait attaquer. Le lendemain il y eut un grand émoi ; on entendait des coups de fusil dans le N.-E. ; mais d’informations en informations, on apprit que c’étaient des Talibés qui avaient voulu aller, comme ils le faisaient depuis quelque temps, récolter le fognio[215] des Bambaras dans l’intérieur, et qui avaient été reçus à coups de fusil. Plusieurs revenaient blessés. Le même soir, beaucoup de monde sortit du village ; mais Boubou Cissey et ses captifs sortirent en même temps et les forcèrent à y rentrer. Cela montrait assez la triste situation de Sansandig. 8 septembre 1865. En effet, le 8, le chef de tous les Couma, Baba Couma, venait lui-même se rendre, et un chef de Somonos, qui avait déjà écrit à ce sujet, en faisait autant. Ceux-là furent bien traités, comme, du reste, tous ceux qui avaient écrit à Ahmadou pour l’assurer de leurs bonnes intentions. 9 septembre 1865. Enfin, le 9 au soir, à la faveur d’une petite pluie, à 8 heures et demie, Sibila Mahmary sortait lui-même avec son armée de Bambaras. Mais ayant mal pris ses dispositions, ou bien, ayant été vu avant d’être en mesure de fuir, il passait à travers le camp des Sofas, et j’étais réveillé par une fusillade épouvantable. On criait que les Bambaras attaquaient. Je m’armai et me rendis sur-le-champ à la case d’Ahmadou ; il en était sorti et se tenait dehors devant un feu, entouré de ses fidèles et de ses Sofas ; Sibila Mahmary était pris. D’instants en instants, on emmenait au supplice de nombreux prisonniers. Quant à Sibila Mahmary, il était entièrement nu ; on l’avait conduit devant Ahmadou, on l’avait fait asseoir par terre ; un de ses poignets avait été cassé par une balle et il avait des coups de sabre à la tête. Ahmadou, et avec lui toute sa bande, avaient peine à contenir leur joie ; le griot de Coro Mama et ses fils surtout étaient effrayants. Mahmary était un vieillard : il était blessé, prisonnier de guerre, et il était bafoué, insulté. Non-seulement on le raillait sur sa puissance, mais on ne craignait pas de lui adresser des plaisanteries sur une infirmité que sa nudité complète permettait d’apercevoir. C’était tellement violent que Mahmary, jusqu’alors impassible, en dépit des souffrances qu’on lui faisait endurer (en remuant son bras cassé avec la corde qui le tenait attaché à l’autre), répondit : _Morrr !_ Expression qui a une énergie indescriptible, et que le mot : Honte à tous, ne traduirait qu’imparfaitement. Plus de cinquante prisonniers furent exécutés de la main d’Arsec pendant cette nuit, on ne les interrogeait plus et Ahmadou disait : _Rokam to Arseki_ (Donne-le à Arsec), et il n’ajoutait même plus sa plaisanterie habituelle : Qu’il leur donne à boire. Parmi ces malheureux il y avait trois Maures. Quant à Sibila, il fut gardé pendant toute cette longue nuit, que je passai debout près d’Ahmadou, dans l’atroce position que j’ai décrite plus haut, et ce ne fut qu’au jour qu’on termina son supplice, bien léger du reste à côté de celui qu’on avait infligé à Coro Mama lors de la révolte de la ville. Une fois la tête tranchée, son corps fut haché de coups de sabre. 10 septembre 1865. Abderhaman Couma, l’un des chefs de cette famille qui avait trahi Coro Mama, qui avait fait depuis bande à part et s’était montré constamment hostile à Ahmadou, fut pris dans la matinée du 10, ainsi qu’une foule d’hommes qui s’étaient cachés dans les broussailles, n’osant fuir au milieu de tous les cavaliers qui avaient parcouru les environs pendant la nuit. Quand on le conduisit au supplice il fut presque assommé par la foule. Sa tête traînait par terre, la figure dans le sable et balayait les ordures, et il eût été certainement tué de cette façon si Arsec arrivant n’eût écarté la foule en dégainant son terrible sabre, dont un seul coup envoya ce malheureux dans l’autre monde. Parmi les prisonniers de la nuit se trouvait aussi le frère de Mahmary Sibila, qui, ayant écrit depuis longtemps à Ahmadou pour se rendre, l’avait le jour même prévenu de la sortie de son frère et avait par cette trahison été cause de sa mort. Ahmadou lui donna la vie, et, sur sa demande, l’envoya, à cheval, à Sibila pour faire rendre le village ; mais il n’en revint pas. Tout cela avait encore affaibli Sansandig, et cependant, comme par fanfaronnade, les habitants avaient recommencé un feu nourri. Avaient-ils appris que de nouveaux renforts leur arrivaient, espéraient- ils les avertir ainsi que le village se défendait encore ? Toujours est- il qu’au lieu de profiter de ce jour pour attaquer et emporter Sansandig, Ahmadou, enivré de la mort de ses ennemis, laissa échapper l’occasion, et que le lendemain 11 septembre, la face des choses avait changé. Pendant la nuit on avait entendu battre le tabala dans l’Est, et cela très-distinctement. Un de mes hommes, Déthié, qui rôdait à la recherche de quelques captives, s’était dit qu’il n’y avait rien de bon par là, et, prévoyant ce qui allait arriver, était rentré se coucher en nous prévenant. En effet, dès le jour une femme sortie du village vint dire que les chefs attendaient une armée le jour même. Malgré cela, il n’y avait rien de menaçant, quand à 8 heures et demie, pendant que j’étais dans la case de Samba N’diaye à causer avec lui, on vint annoncer que l’armée des Bambaras approchait. C’était un cavalier qui, le cheval ruisselant, disait l’avoir rencontrée et arrivait au triple galop prévenir Ahmadou. Je m’empressai de seller mon cheval, et voyant qu’on ne sortait pas, je mangeai à la hâte un peu de riz. 11 septembre 1865. A 9 heures et demie enfin, Ahmadou se décidait à monter à cheval ; mais, comme toujours, il avait trop attendu, l’armée bambara était là, et avant que nos troupes fussent à leur poste, elle était sur nous. Elle avançait sur quatre colonnes, forte de dix mille hommes environ. Ils arrivèrent presque sans tirer sur les Talibés, qui les chargèrent énergiquement. Malheureusement, les Sofas de Ségou, sur la droite et à l’extrémité du camp, lâchèrent pied et furent poursuivis jusque dans le camp, laissant de nombreux morts percés de coups de lance et abattus par les coups de sabre. Les Irlabés et les Gannar qui étaient à côté d’eux se portèrent en travers de la colonne qui les attaquait, mais furent entraînés dans la déroute par le retour offensif des Bambaras qu’ils avaient d’abord chassés. La colonne du Toro qui était devant Ahmadou se débanda, courant au secours des Irlabés, et Ahmadou fut découvert au moment où tous les Bambaras revenaient à la charge en fourrageurs ; un moment je crus que nous étions perdus. Je m’étais d’abord tenu près d’Ahmadou ; mais voyant au premier coup de fusil les Bambaras reculer, j’étais parti en avant afin de bien juger de leurs forces, qui me paraissaient considérables. Dès que je vis les Irlabés et leur pavillon blanc reculer à la droite, je m’y portai, accompagnant Ali, un des princes ; mais la retraite était si rapide que tout d’un coup nous fûmes enveloppés de cavaliers bambaras, et qu’il nous fallut, pour n’être pas pris ou tués, fuir vers le camp au milieu d’une grêle de balles et de nos hommes affolés tirant au hasard en arrière, tir aussi dangereux pour nous que l’était celui des Bambaras. Mon premier mouvement fut d’aller voir ce que devenait Quintin ; il n’avait pas de cheval, et, en cas de déroute, je ne voulais pas l’abandonner, ni perdre mes notes et nos bagages. Mais j’avais eu le temps de voir qu’Ahmadou se faisait couvrir par Arsec et sa compagnie de Sofas et que le Toro reprenait du terrain. Je ne trouvai pas Quintin, et pensant qu’il était peut-être près d’Ahmadou, je m’y rendis et le trouvai là en effet peu après, mais en même temps j’appris que Samba N’diaye était blessé. Au moment de la déroute, il s’était bravement conduit et avait chargé avec quatre ou cinq autres ; il avait tué deux hommes de ses deux coups de fusil, et chargeait à coups de sabre, quand un coup de feu l’avait atteint, traversant les chairs de l’omoplate sur une longueur de 12 à 15 centimètres au moins. Quant aux Bambaras, ils avaient disparu ; ils s’étaient arrêtés en vue du camp, et, enlevant tous leurs blessés, avaient fui. Par un miracle nous restions maîtres du terrain, et Ahmadou s’avançait en personne. Sur la gauche, au camp des Sofas, les choses s’étaient passées différemment. Ils avaient fait une vigoureuse défense, et si une compagnie de Bambaras s’était jetée dans le village en passant entre eux et les Pouls, elle avait laissé de nombreux morts sur le terrain et quelques prisonniers. En arrivant près d’Ahmadou, j’assistai à une scène magnifique. En voyant son armée rentrer dans son camp, Ahmadou s’était avancé en se faisant couvrir par Arsec, comme je l’ai dit, et s’il avait mis son projet à exécution, il eût entraîné toute l’armée sur les traces de l’armée bambara, et sans doute lui aurait fait éprouver des pertes cruelles. Mais il n’était pas encore hors du camp que Bobo et Mahmadou Abi, son cousin, se jetèrent à la bride de son cheval pour l’empêcher de s’avancer et de s’exposer. Il fut superbe de colère. En un clin d’œil, il se jeta à bas de son cheval avec une vivacité qui contrastait avec la lenteur habituelle et affectée de ses mouvements et voulut s’avancer à pied ; mais Bobo l’enlaçant à bras le corps, l’arrêta de nouveau. Ahmadou écumait de rage, il se débattait avec violence et énergie, ordonnant en vain à ces amis maladroits de le lâcher ; un instant il parvint à tirer son sabre, et je crus qu’il allait se dégager. Quant à moi, je l’encourageais du geste, et en même temps, quelques Talibés l’engageaient de la voix à avancer. Enfin on le fit monter à cheval ; mais à peine hors du camp, comme il s’avançait encore, la scène recommença et ne fut terminée que par l’intervention d’Abdoul Kadi, qui vint prendre son cheval par la bride, et le conduisit sur l’emplacement qu’avait occupé la colonne du Toro. Mais l’ennemi était loin et l’occasion de le poursuivre était perdue. Vainement Ahmadou suppliait et s’emportait, vainement il faisait partir des cavaliers dans toutes les directions, disant qu’il voulait savoir où était l’ennemi, on ne put que constater la disparition de cette armée bambara qui, tenant une victoire décisive et n’ayant qu’à charger sur Ahmadou sans défense au milieu d’une armée en déroute, avait fui, s’exposant à être à son tour poursuivie et décimée, et qui l’eût été sans l’émotion indescriptible qui s’était emparée de tout le monde à la vue de cette formidable attaque. Les pertes chez nous se comptaient : elles étaient d’environ soixante-dix captifs de Ségou et de quelques Talibés peu nombreux. En revanche, il y avait beaucoup de blessés ; quelques-uns l’avaient été à coups de sabre et de lance par les cavaliers bambaras ou maciniens, dont l’un était entré jusque dans le camp, où il avait piqué de sa lance un Talibé. L’ennemi avait, du côté des Sofas seulement, laissé plus de soixante morts sur le terrain, et, dans les broussailles, les Massassis[216], qui seuls avaient poursuivi vigoureusement l’ennemi, grâce à leurs chevaux, en avaient tué au moins autant. On avait pris quinze chevaux, et fait cinq ou six prisonniers vivants, dont le sort fut vite réglé par Arsec. Ahmadou, voyant décidément l’armée ennemie partie et comprenant qu’il était trop tard pour espérer de la rejoindre, alla se promener autour de la ville à la tête d’une partie de ses troupes alignées, et musique en tête, faisant de la fantasia pour célébrer cette étrange victoire. Il s’arrêta derrière les Sofas qui se fusillaient à bonne distance avec les Bambaras entrés dans le village, qui, ressortis, semblaient vouloir les intimider. Cela dura jusqu’à deux heures et l’on rentra au camp. Mais vers 3 heures et demie, comme je venais de visiter quelques blessés, dont un Massassi de notre connaissance qui avait reçu un léger coup de sabre, un cavalier arrivant ventre à terre cria que les Bambaras revenaient et n’étaient pas loin. Ahmadou, cette fois, instruit par l’expérience, monta aussitôt à cheval et donna l’exemple en sortant du camp. Néanmoins, les compagnies ne se pressaient pas, la plupart étaient encore sous l’influence de l’émotion de la matinée, et peu de blessés étaient de la trempe de Samba N’diaye qui, malgré une blessure sérieuse, était remonté à cheval. Ahmadou alla palabrer avec chaque compagnie, exhortant, suppliant, ordonnant. Il fit avancer la ligne de bataille de manière à profiter de quelques plis de terrain, et comme les Talibés qui avaient été les plus maltraités y montraient de la répugnance, « Où voulez-vous fuir ? dit- il ; ne savez-vous pas que nous sommes entourés de Keffirs de tous côtés ? voulez-vous vous jeter dans le fleuve et y périr[217] ? » Il alla ainsi de compagnie en compagnie, obtenant des promesses. On resta en bataille, et comme, le soir, Ahmadou, afin de ne pas se laisser surprendre, annonça qu’il allait coucher aux avant-postes pour être prêt à tout événement, je rentrai au camp, malade de migraine, et je m’aperçus bientôt que nombre de Talibés en faisaient autant. La nuit fut très-calme ; les Bambaras ne revinrent point, mais des patrouilles de leurs cavaliers circulaient dans les environs, et telle était l’explication de la panique qui avait fait coucher Ahmadou à la belle étoile. Je me réveillai guéri ou à peu près, car ma migraine provenait d’un coup de soleil assez fort que j’avais reçu sur l’oreille gauche, en négligeant, sous l’empire des circonstances, d’abattre la coiffe blanche de mon chapeau. Je me félicitai que nous n’eussions pas eu à subir une nouvelle attaque, car le lendemain encore de cette bataille le camp était en proie à une sorte de stupeur. Personne n’eût soupçonné que Mari pouvait réunir une armée semblable à celle qui était venue nous attaquer, et qu’il avait envoyée sur les demandes réitérées de Sansandig. Si les Bambaras étaient revenus à la charge, il est probable qu’en dépit des promesses faites à Ahmadou nous aurions eu un terrible quart d’heure à passer. 12 septembre 1865. Au jour, j’allai saluer Ahmadou ; il était couché sur une simple natte, en plein air, à plus de 100 mètres du camp, entouré de ses plus fidèles Talibés ; il ne rentra qu’à 8 heures et demie. La journée se passa tranquillement jusqu’au soir, où il y eut une vive fusillade du côté des Sofas. C’étaient les Bambaras qui, entrés la veille dans la ville et n’ayant rien trouvé à manger, disaient les déserteurs de Sansandig, voulaient sortir. On les repoussa, mais ils crièrent : « Faites ce que vous voudrez, nous sortirons tout de même. » En effet, dès la nuit suivante, une partie au moins ressortit. A partir de ce moment, on fut sur un qui-vive continuel. Ahmadou maintenait l’armée nuit et jour aux postes de combat, y couchant lui- même et ne rentrant qu’au moment des tornades. 13 septembre 1865. Les Bambaras circulaient dans les environs, mais ne se montraient pas. Le 13 au soir, on entendit battre le tabala dans un village de l’intérieur. Les espions d’Ahmadou n’osaient pas s’avancer ; on ne savait que penser, et le résultat de cette incertitude était une crainte vague, plus terrible que toute autre, car elle engendre presque toujours la panique. 15 septembre 1865. Le 15, à quatre heures, des cavaliers rôdant aux alentours rentrèrent au galop. Immédiatement l’armée se mit en bataille, et les cavaliers s’élancèrent au-devant de l’ennemi, qu’on ne voyait pas encore, mais qui ne pouvait être loin, car bientôt on entendit des coups de fusil, et moins de vingt minutes après leur départ, les cavaliers, et entre autres un Talibé du Fouta, nomma Hiaïa, qui avait une belle réputation de courage, revinrent rapportant les dépouilles d’un certain nombre de Bambaras et six chevaux. Après cet exploit qui devait mettre les Bambaras en fuite, on rentra et la nuit fut calme. Le lendemain 16 septembre, à trois heures, il y eut encore une alerte, mais cette fois l’armée, fatiguée de ces sorties continuelles et sans résultat, ne se hâta pas, et ce fut malheureux, car avant qu’elle fût rangée, les Bambaras, au nombre de près de deux mille hommes, tournèrent le camp pour entrer à Sansandig par le Ouala Ouala. Nous en vîmes une partie qui força le passage entre les Pouls et les Djawaras et se jeta dans le village au pas de course le plus rapide, sans que personne eût l’idée de s’y jeter en même temps. Cette colonne eut des pertes, son tabala fut pris, ainsi que sept chevaux, et nombre d’hommes furent tués ; mais il n’en était pas moins vrai que plus de quinze cents hommes venaient d’entrer dans la place, et qu’on craignait chez nous que ce ne fût que l’avant-garde d’une armée plus nombreuse, qui viendrait nous attaquer pendant que le village ferait une sortie de manière à nous placer entre deux feux. La première conséquence de cette affaire fut de forcer à envoyer une partie des troupes sur la gauche, pour renforcer les camps des Pouls et des Djawaras, et garder le Ouala Ouala. Les Bambaras ressortis des murailles, tiraillaient, et cette fusillade inoffensive dura jusqu’à la nuit. Ahmadou coucha dehors, et le sommeil ne fut pas troublé. Pour moi je pensais que cette armée ne pourrait pas tenir dans le village sans vivres, qu’elle en sortirait dans quelques jours, que cela entraînerait encore quelques défenseurs à déserter, et que le moment où on s’emparerait de la place n’était pas loin. Quelques jours de courage encore et ce résultat allait être atteint. Comme pour fortifier mon opinion, vers dix heures, le 17, tout le village sortait se ranger en bataille sous les murs, ainsi que l’armée des Bambaras entrée la veille. Aussitôt les Sofas, Djawaras et Irlabés demandèrent du renfort, car en voyant environ quatre à cinq mille hommes en face d’eux, ils ne se sentaient pas de force à leur barrer le passage. Ahmadou, redoutant et espérant sans doute un combat définitif, avança avec toute l’armée en dépit de quelques personnes qui craignaient que ce ne fût un piége des ennemis pour faire abandonner le camp et venir l’attaquer par la plaine. Le camp resta en effet confié à la garde de peu de monde. Dès qu’Ahmadou fut arrivé en face de l’ennemi, les Massassis et les Djawaras marchèrent sur les cavaliers qui étaient sortis par le Ouala Ouala, plus nombreux que je n’eusse supposé qu’ils pouvaient l’être dans le village. Presque en même temps le Gannar et le Toro s’élancèrent sur les fantassins, qui reculèrent jusqu’aux murs et rentrèrent en partie. C’était encore une occasion magnifique, qui eût, même en cas d’échec, intimidé les Bambaras ; mais on s’arrêta à portée de fusil des murs, et toute la journée se passa ainsi. Ahmadou fit venir les canons de Samba N’diaye, dont la mitraille, à la distance où on les plaça, ne parut pas faire d’effet. Vers huit heures et demie, les Bambaras rentrèrent presque tous, et Ahmadou les imita, ne laissant dehors que la moitié des Talibés. Chose bizarre, on avait pris un Maure dans les broussailles, pendant le combat ; c’était très-probablement un échappé du village : il annonça que l’on avait affaire aux Sofas de Mari et aux contingents du Miniankala, et paya de sa tête ces renseignements. Une femme qui sortit du village compléta ce qu’avait dit le Maure, en affirmant que les Bambaras entrés le 11 étaient ressortis, comme je l’ai dit, et qu’étant allés trouver le reste de l’armée repoussée, en lui reprochant d’avoir fui, ils avaient décidé tout ce monde à rentrer avec eux. Boubou Cissey leur avait fait dire, pour les décider, que s’ils ne réussissaient pas à chasser Ahmadou, ils tenteraient de s’échapper tous avec leur or, en emportant le plus possible et brûlant le reste de leurs marchandises. Cette femme ajoutait qu’on avait promis 1000 cauris aux Bambaras par chaque individu, homme, femme ou enfant, qu’ils réussiraient à sauver. 17 septembre 1865. Voilà où en étaient les choses, lorsque survint un événement incroyable. Le soir de ce jour je me sentais malade ; la nourriture de poule au riz à laquelle j’étais condamné depuis soixante-douze jours sans presque aucune variante, sauf, de temps à autre, un peu de bœuf ou de mouton grillé sur la braise ; cette nourriture, dis-je, m’avait été insupportable, et, pour me soutenir, j’avais mâché un ou deux gros gourous que je devais à la générosité d’Isaac, le gardien des gourous d’Ahmadou. Nous avions passé ainsi la soirée, Quintin et moi, devisant sur la prise probable de Sansandig et sur notre retour qui, nous l’espérions au moins, pouvait en être la conséquence. Nous avions depuis quelques jours reçu de tous les chefs des promesses de bon vouloir à cet égard qui étaient de bon augure. Vers dix heures et demie, nous nous jetâmes tout habillés comme nous le faisions depuis près de deux ans, sur nos peaux de bœuf, auxquelles l’humidité avait donné une odeur insupportable. Jamais, je crois, les émanations de l’atmosphère n’avaient été plus abominables ; les pluies des jours précédents avaient causé la putréfaction des cadavres du champ des suppliciés, que l’ardeur dévorante des rayons du soleil avait momifiés jusqu’alors ; le fleuve envoyait les odeurs des nombreux cadavres qu’il charriait : c’était à n’y pas tenir. Je m’enveloppai la tête pour respirer le moins possible, et je finis par m’endormir dans ce milieu malsain. J’étais plongé dans un demi-sommeil fiévreux qui, par suite de l’effet des gourous, acquérait une légèreté excessive. J’entendis, dans cet état, et sans bien m’en rendre compte, qu’on venait chercher, de la part d’Abdoul Kadi, le courrier Seïdou, que je lui avais prêté et qui était venu le soir même lui apporter des provisions. Peu après Seïdou revint et je l’entendis parler à Latir, qui couchait devant la porte de notre case. Ensuite j’eus conscience d’une certaine rumeur indécise, d’un mouvement opéré en silence. Je me réveillai en proie à une grande inquiétude : en ce moment, Latir, qui depuis quelques instants s’était levé, appelait le docteur qui, inquiet aussi, s’était réveillé et demandait ce qu’il y avait. On part de suite pour Ségou ! Ce fut un mot magique qui dissipa tout sommeil, toute envie de dormir. Qu’y avait-il donc qui pût faire abandonner une prise qu’on semblait tenir ? Quelle puissante menace forçait Ahmadou à fuir ainsi silencieusement au milieu de la nuit ? Il fallait sans doute quelque motif de grande importance ; il y allait de notre salut à tous, et ma pensée fut celle qui vint à l’esprit de chacun. Une armée arrive sur nous du Macina, forte, très-forte, et Ahmadou se sauve pour n’être pas pris et tué. Quoi qu’il en fût, je n’avais pas un instant à perdre. Pendant que le docteur, qui n’avait pas de cheval, courait au milieu de l’obscurité jusqu’à Ahmadou, demandait et obtenait de partir en pirogue avec les poudres et les blessés, je courais chez Samba N’diaye lui demander ce qu’il y avait. J’avais cependant avant cela donné des ordres aux laptots pour charger les bagages. Samba ne savait rien, sinon qu’Ahmadou avait dit depuis une demi-heure qu’il fallait embarquer immédiatement la poudre et les blessés, qu’on partait, que beaucoup même étaient déjà en route. Et presse-toi ! me dit-il. Je revins à ma tente à travers un camp presque désert. Je n’avais pas un instant à perdre ; mais là, comme il importe de le faire dans toute circonstance grave, je fis appel à mon sang-froid, je recueillis mes pensées. On n’entendait plus que ce bruit vague causé par un grand mouvement d’hommes et de chevaux, opéré en silence. Les bœufs beuglaient en se jetant à l’eau pour traverser le fleuve sous les coups des bergers. Chacun parlait à voix basse, quelques feux brillaient dans des cases où des retardataires ficelaient leurs paquets : au milieu de tout cela, les gémissements de quelques blessés se faisaient entendre. La terreur de tous était à son comble, on échangeait des questions et des réponses, et chacun allait droit son chemin, effaré, avec le sentiment d’un affreux danger qui le menaçait. J’envoyai avec le docteur Boubakary Gnian, qui pouvait à peine marcher, et qui d’ailleurs était capable de lui être fort utile, même dans cet état. Après cela, calme en dépit de l’émotion inséparable d’une pareille conjoncture, je fis charger mes bagages avec ordre et avec plus de soin que d’habitude. Je fis manger beaucoup de mil aux chevaux et aux mules. Brûlant quelques allumettes précieusement gardées, je passai en revue ma case, ramassant avec Latir tout ce qu’on avait oublié dans la précipitation du premier moment. Je partageai mes dernières cartouches entre les hommes, en leur recommandant la plus grande parcimonie. Je leur donnai mes instructions pour le cas où nous serions attaqués, en leur disant à la dernière extrémité d’abandonner les bagages, sauf mes papiers, et de monter sur les mules en jetant les cantines. Puis, quand tout fut ainsi fait, et cela n’avait pas duré vingt minutes, je sortis du camp, me disant avec une certaine satisfaction que rien de nos affaires ne resterait là, et à coup sûr tout le monde ne put pas en dire autant, car j’appris le lendemain qu’un blessé y avait été abandonné, et que bien des gens y avaient laissé qui du mil, qui leur poudre même. Je rejoignis Ahmadou, et à ce moment toute l’armée était en route, ou plutôt en déroute ; nous restâmes là quelques minutes encore, puis le tabala battit un instant la charge et on partit au Nord. Une maison flambait dans la ville et sa lueur éclairait la plaine. Était-ce un commencement de destruction volontaire, ces marchands aimant mieux détruire leur fortune que de la laisser aux mains d’autrui ? On nous l’affirma, et en voyant l’énergie qu’ont déployée ces Soninkés, je suis tenté de le croire. Nous marchions sans bruit, sans tabala. Après un quart d’heure, notre route inclina au N.-O. ; je le remarquai d’après les étoiles, bien que le ciel fût nuageux par places ; mais en voyage on prend une telle habitude de s’orienter, que je crois qu’en s’y attachant on arriverait à une exactitude très-suffisante pour estimer sa route. Il m’est impossible de peindre la situation d’esprit dans laquelle je me trouvais. Je considérais en ce moment la cause d’Ahmadou comme presque perdue, et de fait, si une armée fût venue nous attaquer, si cinquante cavaliers seulement eussent poussé sur nous une charge vigoureuse, c’en était fait de lui et de son armée, en proie à une panique indicible. Sansandig même faisant une sortie en ce moment, eût eu bon marché de nous. J’en étais tellement convaincu que, pour la première fois depuis mon départ, je me pris à avoir sérieusement peur, et ces réflexions troublèrent tellement mon esprit que je fus au moment d’aller me jeter dans Sansandig avec ceux de mes hommes qui eussent bien voulu m’y accompagner. Une pensée me retint, ce fut l’idée d’abandonner mon compagnon Quintin, qui, parti en pirogue, se serait trouvé dans une triste et fausse position. Je continuai donc ma route, en proie à un malaise et à une tension d’esprit plus faciles à indiquer qu’à analyser. Je m’étais efforcé de suivre Ahmadou, mais bientôt, grâce à l’obscurité de la nuit, j’en fus séparé : jusqu’au jour je suivis au petit trot une bande de toute espèce de gens à pied, de cavaliers, de bœufs porteurs, qui tous semblaient n’avoir qu’une préoccupation, celle de fuir. Après Vélentiguila, nous tournâmes à l’Ouest, et nous traversâmes des marais produits par le débordement du fleuve ; c’est là que je vis la peur dans tout ce qu’elle a de hideux. Tandis que, suivant un groupe dans un marais, j’avais de l’eau jusqu’aux genoux, et que grâce à la vigueur de mon cheval, je sortais de ce mauvais pas, à quelques pas de moi, d’autres s’embourbaient et restaient suppliants sans que personne se dérangeât pour venir à leur secours. Quelques pas plus loin, c’étaient des piétons qui couraient, tombaient, se relevaient, tombaient encore, et cela sans dire un mot. Ce mutisme était effrayant. 18 septembre 1865. Lentement, très-lentement, le jour se fit ; nous arrivâmes alors près d’un village de l’intérieur, dont les habitants se mettaient en route, avec une précipitation sans égale. C’était un village qui s’était soumis à Ahmadou et qui, pour ne pas subir les représailles de Sansandig, se hâtait de déménager. En quelques minutes, les femmes avaient ficelé tout leur modeste mobilier sur leur tête : c’étaient des calebasses, des pilons, des mortiers, quelques marmites de fer. Elles conduisaient quelques chèvres, portaient quelques poules, et au milieu de ce désordre, elles étaient encore pillées par les Sofas et les Talibés qui, sans doute par humanité et pour ne pas leur laisser cette charge, les volaient tant qu’ils pouvaient. Peu après je rejoignis Ahmadou qui, bien que j’eusse marché rapidement, était encore devant moi. Il avait peu de monde avec lui, et je me souviendrai toujours de l’impression que me fit sa figure sur laquelle il s’efforça de faire paraître un sourire quand je le saluai. Il semblait désespéré et s’efforçait de rester calme. Mais où était l’armée ? De tous côtés ! elle était en déroute. J’avais pensé que vers neuf heures ou dix heures on serait près de Ségou, mais je fus bien désappointé ; nous nous étions peu à peu et par des détours sans fin enfoncés dans l’intérieur ; du haut des collines nous apercevions Ségou dans le lointain, et ce ne fut qu’après avoir traversé sept villages déserts que vers cinq heures du soir, harassé de fatigue, j’arrivai à Kalabougou, où se trouvait une partie de l’armée ; le reste était à Faracco. Jamais je n’appréciai autant l’utilité des quelques mots de peuhl que j’avais appris pendant le siége. J’étais seul, sans un de mes hommes. Je n’avais rien mangé depuis plus de vingt-quatre heures et je venais de passer seize heures au moins à cheval. J’appris d’abord que, bien qu’on eût indiqué Faracco comme lieu de rendez-vous, Ahmadou, très-fatigué, restait à Kalabougou. Puis, prenant des informations au sujet de mes hommes, je finis par savoir que mes mules (bakla) étaient à Faracco avec Mamboye et Latir. Tout d’abord, je cherchai quelqu’un pour m’y conduire, mais bientôt je changeai d’avis, et, m’adressant à Seïdou Dalia, le cousin d’Ahmadou, je lui expliquai tant bien que mal ma position. Il me conduisit près d’Ahmadou, qui confia à son cousin le soin de me faire donner par le chef du village une case et un bon souper. Le chef du village, déjà tout troublé par le séjour d’Ahmadou, se déchargea de moi sur le chef des Somonos, petit vieillard à barbe blanche, qui parut fort peu flatté et très-étonné de ma prétention à avoir une case à moi seul. Enfin, après bien des difficultés, j’eus un tout petit coin. Mon cheval fut pourvu de paille, et on me donna de l’eau. Je n’en pouvais plus. Vers six heures et demie, je fus rejoint par Samba Yoro et Déthié N’diaye, qui, ayant perdu leurs sandales dans les marais, arrivaient à bout de forces et le dessous des pieds brûlé par la chaleur du sol. Ils ne pouvaient plus se soutenir. Je m’endormis d’un sommeil fiévreux, leur laissant le soin de m’avoir à souper, et vers dix heures et demie, à la troisième sommation, on m’apporta une toute petite calebasse de fognio[218] cuit sans sel, et dans une autre calebasse un maigre poulet de cinq à six semaines bouilli dans de l’eau claire. J’ai souvent mangé pis que cela, mais, outre que je trouvais ce mets détestable, j’étais courbatu, j’avais la fièvre et je ne pus en avaler deux bouchées. En revanche, mes laptots, bien que se plaignant du manque de sel, eurent promptement vidé les calebasses, et je me rendormis d’un terrible sommeil. Je m’éveillai au petit jour, brisé, moulu, incapable de me soutenir ; j’étais frappé. Moi, l’avant-veille encore, si vigoureux, j’étais incapable de faire trois pas ; il fallut que je me fisse soutenir pour me rendre chez Ahmadou, auquel je demandai une pirogue pour passer sur l’autre rive du fleuve et me rendre à Ségou. Il remarqua l’altération de ma figure, ordonna de me livrer la pirogue, et un quart d’heure après, Déthié N’diaye me plaçait sur mon cheval à Ségou Bougou. Comment fis-je la route jusqu’à Ségou ? Je n’en sais rien ; je passai entre les hautes tiges du mil mûr, laissant mon cheval me guider, la tête me battant sur les épaules, et à huit heures, je tombai sur mon lit dans la case de Samba N’diaye, où le docteur était arrivé la veille à neuf heures du soir, après vingt heures de navigation en pirogue avec de l’eau jusqu’aux genoux. Il était couvert de coups de soleil et pouvait dire comme moi que la journée du 18 septembre 1865 compterait pour une des plus dures de notre voyage. Pas plus que moi il ne comprenait ce qui s’était passé ; ne croyant depuis bien longtemps plus au succès d’El Hadj au Macina, il pensait que c’était l’arrivée d’une armée de Maciniens qui avait causé cette retraite. Ce qu’il y avait de sûr, c’est que nous étions dans de bonnes murailles, que l’armée était sauvée, et que nous pouvions dormir, ce que nous fîmes tout le jour en proie à la fièvre et n’ayant pas même la force d’essayer de manger. [Décoration] [Note 209 : Ces selles sont recouvertes de peaux de mouton ou de chèvre tannées, mais travaillées sans suif ni graisse, de sorte qu’une seule pluie les met hors de service.] [Note 210 : Poche sur le devant de la poitrine.] [Note 211 : Il y avait un assez grand nombre de Maures dans la ville.] [Note 212 : Riche marchand, exerçant une grande influence.] [Note 213 : Soninké de la famille des Couma.] [Note 214 : Le sel arrivait en pirogue de Tombouctou.] [Note 215 : Plante alimentaire.] [Note 216 : Les Massassis et les Pouls forment la véritable cavalerie avec les Djawaras ; il est rare qu’ils se battent à pied.] [Note 217 : Les eaux étaient à leur maximum de hauteur, la crue, cette année, dépassant six mètres.] [Note 218 : Le fognio est une petite graminée dont les graines sont blanches.] CHAPITRE XXXV. Rentrée de l’expédition de Sansandig. — Découragement des Talibés. — Je tombe malade et suis près de mourir. — Négociations par l’intermédiaire de Tierno Abdoul Kadi. — J’obtiens de faire partir Seïdou. — Espérances et déceptions. — État de la route de Nioro. — Bakary est venu à Ouosébougou. — Départ de Seïdou pour Yamina. — Préparatifs pour le départ de nombreux chefs. — Arrivée de Sidy le laptot. — Voyage de Bakary Guëye et de Sidy. — Motifs du retard du premier. — Lettre du gouverneur. — Entrevue avec Ahmadou. — Je partirai, mais quand ? 20 septembre 1865. Dès le lendemain, nous étions, quoique bien fatigués, en quête de nouvelles, et à notre grand étonnement nous ne tardions pas à savoir qu’il n’y avait eu aucune menace du côté du Macina, mais bien du côté de Mari. C’était le vieux Tierno-Abdoul qui, commis à la garde de Ségou- Sikoro, avait écrit à Ahmadou pour le supplier de rentrer, lui disant qu’il savait par ses espions que Mari avait rassemblé une armée, et que, dès qu’il aurait passé le Bakhoy, tout ce qu’il y avait de Bambaras dans le pays était décidé à se soulever contre Ahmadou et à venir attaquer la capitale pour y replacer Mari ; et, ajoutait Tierno dans sa lettre, « avec les hommes que j’ai ici, qui presque tous manquent de fusils, je ne l’attendrai pas. » C’était au reçu de cette lettre qu’Ahmadou, ayant consulté Abdoul Kadi, s’était décidé à rentrer. C’était peut-être sage, mais c’était dur. Avoir passé soixante-douze jours avec son armée dans la misère, sous les pluies de l’hivernage, avoir perdu tant de monde et ses meilleurs Talibés (plusieurs chefs du Fouta avaient succombé, et entre autres le frère de Sirey Adama, Moctar, neveu d’El Hadj), et revenir sans avoir fait essuyer à l’ennemi d’autre perte que celle des hommes qui avaient succombé, d’autres maux que les horreurs de la famine qui avait désolé la ville. Cette résolution avait dû bien lui coûter, et il faut croire que le péril lui avait paru bien imminent. Ce ne fut que le 19 au soir que l’armée fut ralliée à Kalabougou, et le 23 seulement Ahmadou fit son entrée à Ségou, où l’on tira presque autant de coups de fusil que pour une victoire. 23 septembre 1865. Ahmadou, à défaut de victoire, ramenait un certain nombre de captives. Il avait de plus bien _fatigué_ Sansandig ; il avait forcé un certain nombre de villages à se jeter dans son parti, et leur population, qu’il ramenait, venait grossir les rangs de ses partisans. On affectait une grande joie, bien qu’on ne la ressentît pas. Tout le monde, ou du moins tous les chefs, avaient conscience de la faiblesse de l’armée. Je ne tardai pas à le savoir et je tentai de mettre à profit cette conviction pour obtenir de partir. Seïdou, mon courrier, avait fait la route de Sansandig à Ségou-Sikoro, en pirogue, avec Paté Dali, le Diawandou[219] d’Ahmadou, qui jouit près de lui d’une grande influence. Ce dernier, originaire du Kaarta et sachant fort bien l’état des choses, avait dit à Seïdou qu’ils étaient en mauvaise position, que les Talibés diminuaient de jour en jour, qu’il leur faudrait une armée du Fouta ; et il lui avait demandé si, quand je rentrerais au Sénégal, je ne pourrais leur donner un coup de main pour faire venir des renforts de ce pays, ajoutant qu’il avait l’intention, ainsi qu’Abdoul Kadi, d’en parler à Ahmadou, parce qu’ils avaient grand besoin d’un tel renfort. Grâce à l’intimité de Tierno Abdoul Kadi, Seïdou qui connaissait tout le monde dans le Fouta, avait seul parmi mes hommes le privilége de tout voir, de tout entendre sans exciter de soupçons. Dès qu’il vint me rapporter cette conversation, je résolus d’en tirer parti. Après avoir conféré avec Samba N’diaye et Quintin, je me décidai à prier Abdoul Kadi d’insister auprès d’Ahmadou pour qu’il me fît partir, en lui promettant en mon nom tout ce qu’il pourrait demander. Bien entendu, je persuadai Samba N’diaye de mes bonnes intentions, et ce n’est que pour cela qu’il entra dans mes vues. 24 septembre 1865. Assez gravement blessé et malade, il était très-frappé en ce moment, et la peur avait commencé à le prendre. Je fis briller à son imagination le mirage de canons donnés par le gouverneur, et ce fut un mot magique. Le 24 septembre, j’entrai en négociation avec Tierno Abdoul Kadi, et cela dans le plus grand secret, dans une cour intérieure de sa maison, où Seïdou et Déthié N’diaye seuls nous servaient d’interprètes. Je dis à Abdoul que je venais pour une affaire qui intéressait Ahmadou autant que moi et tous les Talibés ; que, ne pouvant, moi, parler en secret à Ahmadou, je venais le prier d’être mon intermédiaire, parce que je voulais éviter que de méchantes gens se missent en travers de cette affaire et ne vinssent brouiller tout ce que nous tenterions. Après ce préambule, que je fis durer assez longtemps, j’exposai à Abdoul l’état de faiblesse de l’armée, me servant de ce que je savais être sa propre opinion. Je fis ressortir la retraite de Sansandig et la triste situation du pays, en proie à une guerre dont rien ne pouvait présager la fin. Je lui dis que je voulais, et tous les blancs avec moi, qu’Ahmadou fût le maître dans son pays, parce que cela était indispensable au commerce que nous voulions faire avec lui ; que nous étions venus lui donner la main et que ce n’était pas parce qu’il était gêné qu’on cesserait d’être bien avec lui ; et, lui citant l’exemple de Sambala, le roi de Médine, que nous avions soutenu contre El Hadj, je lui rappelai qu’une fois qu’on était l’ami des blancs, ils ne vous abandonnaient jamais, même en face d’ennemis redoutables. Enfin, je terminai en lui disant : « Qu’Ahmadou fasse réunir une petite armée, me renvoie, et je l’assure que le gouverneur lui donnera des canons, de la poudre, des fusils, et que, dès que le pays (les bords du Sénégal) verra cela, vous n’attendrez plus longtemps les Talibés, et vous en verrez venir plus que vous ne voudrez. Je suis malade, très malade même, je n’ai plus de forces, et si je venais à mourir ici, vous savez bien que le gouverneur ne vous donnerait jamais un coup de main. » Abdoul, qui avait écouté attentivement, répondit sobrement et promit de la façon la plus formelle d’entrer dans notre cause, qui était juste, disant : « Depuis longtemps j’aurais voulu vous voir partir. » Il me promit de parler à Ahmadou le jour même et de me donner réponse dès le lendemain. Je répétai en partie cet entretien à Samba N’diaye, qui me dit que plusieurs chefs, et entre autres Mahmadou Dieber, m’appuieraient ; car ce dernier, pendant le siége, lui avait dit de lui-même et comme une excellente nouvelle, que certainement, si on prenait la ville, Ahmadou nous renverrait. Cependant quelques jours se passèrent sans que Tierno Abdoul Kadi pût tenir sa promesse, et quand il vit le roi, il fut d’abord ajourné par Ahmadou. Pendant que j’attendais une solution et que je m’adressais à Oulibo, à Sidy Abdallah, pour obtenir leur appui, sans toutefois leur dire ce dont j’avais chargé Abdoul Kadi, je tombai malade, et si gravement, que pendant sept jours mon journal, pour la première fois, fut interrompu. Je fus d’abord pris d’une fièvre lente qui ne me quittait ni jour ni nuit ; je ne pouvais supporter aucune nourriture et des saignements de nez violents achevèrent de m’affaiblir. Vainement je me tamponnais les narines avec de la charpie trempée dans une solution de perchlorure de fer ; le sang s’arrêtait, mais le plus petit mouvement faisait tomber le caillot et le sang recommençait à couler. Au surplus, ce n’était plus du sang, mais un liquide rosé qui ne tachait le linge qu’en jaune. Il ne m’était plus possible de marcher, je ne me soulevais même plus sur ma couche, où je restai plus de trente-six heures, me demandant si tout était fini pour moi, si je ne devais plus revoir les miens. 29 septembre 1865. Enfin, un peu de mieux se déclara, et le 29 je me transportai chez Ahmadou. J’étais si faible, qu’en arrivant je ne pouvais plus parler. Ma maigreur était devenue affreuse ; mon teint brûlé par le soleil, bronzé par la vie au grand air, avait subitement pris des teintes cadavéreuses, et Ahmadou lui-même en parut touché. Il me dit qu’il allait m’envoyer des cauris et un bœuf que j’avais fait demander, mais rien relativement à mon départ. Je rentrai à la maison à bout de forces et je fus obligé de m’asseoir plusieurs fois en route. Mais je ne voulus plus me coucher, et je me disais que, si la mort venait, je voulais du moins lutter contre elle jusqu’au dernier moment. De son côté, Samba N’diaye était malade de sa blessure. La gangrène s’y était d’abord mise ; toutefois, grâce aux pansements de Quintin, la plaie était en bonne voie de guérison. Mais des accidents nerveux s’étant déclarés, il recevait des sortes de secousses électriques qui lui arrachaient des cris, et comme Quintin n’y pouvait rien, Samba se croyait perdu et ne songeait plus à réagir. Lorsque ses accès devenaient violents, toutes les femmes de la case, captives ou autres, se mettaient à pleurer. On peut concevoir combien la position était déplorable. A cette époque je m’installai sur la terrasse de la maison, dans la case de paille de Samba N’diaye, pour pouvoir respirer. 1er octobre 1865. Le 1er octobre, j’y étais couché quand Seïdou vint me réveiller pour me dire qu’Ahmadou avait refusé à Abdoul Kadi de me laisser partir, mais qu’il avait offert de tenir sa parole quant à l’envoi d’un courrier et d’expédier Seïdou. Ahmadou n’avait donné d’autres raisons que celles que j’entendais depuis dix-neuf mois. Il n’y avait pas à insister. Le lendemain, Abdoul Kadi me répétait lui-même sa conversation avec Ahmadou, et comme il me voyait découragé, il me promettait qu’il ne laisserait pas Ahmadou tranquille avant que Seïdou fût en route. Je cherchai vainement à voir Ahmadou les deux jours suivants ; j’avais doublement besoin de lui parler, car il n’envoyait pas les cauris demandés et promis. 4 octobre 1865. Enfin le 4, j’allai le saluer sous les arbres, et à ma demande d’expédier Seïdou, il répondit qu’il préparait ses guides ; mais je ne pus rien obtenir de positif. Quand je lui rappelai les cauris, il me répondit qu’on allait m’en envoyer. Un peu plus tard j’en reçus 10000. C’était la première fois que j’en recevais aussi peu. Dans les deux dernières occasions où Ahmadou m’en avait fourni, ç’avait été par 20000 à la fois ; mais c’était en cours de campagne, et on s’expliquait qu’il ne fît pas plus. A Ségou, c’était toujours par cent mille (80000) qu’il me les distribuait, et un tel nombre me durait généralement deux mois et quelques jours. Je fus inquiet et mécontent de cet envoi de 10000 cauris. Ahmadou était-il fatigué de me fournir des ressources ? Allait- il, tout en me retenant, me laisser dans la misère ? Le mauvais succès de son expédition de Sansandig lui avait-il suggéré la pensée de faire des économies à mes dépens, afin de rattrapper peu à peu tout ce qu’il avait dépensé en bœufs et en mil pour nourrir l’armée ? Dans tous les cas, rester sans cauris à Ségou m’était impossible, j’y serais mort de faim ; car réduit à la nourriture ordinaire des noirs, au lack-lallo, je suis bien sûr que je n’eusse pas résisté huit jours, même si j’avais pu surmonter le dégoût qu’elle m’inspirait. Je me rendis aussitôt chez Abdoul Kadi pour lui exposer ce nouveau grief, lui disant que plutôt que de mourir de faim et de misère, je préférais en finir tout d’un coup et risquer de m’en aller seul, sauf à être massacré par les Bambaras ou à mourir sur la route. Abdoul entra encore dans ma cause ; il dit qu’il n’y avait là qu’un malentendu, mais qu’il allait me faire avoir une audience d’Ahmadou, et que je m’en expliquerais avec lui ; que pour son compte il s’occupait spécialement du départ de Seïdou. Je fus cependant quelques jours encore sans voir Ahmadou ; j’en profitai pour voir Sidy Abdallah, qui était malade, afin de l’entretenir, moyennant un cadeau, dans ses bonnes dispositions à mon égard. Bobo, que, malgré son inimitié évidente, je cherchai à voir chez lui, persista dans son aversion prononcée et ne me reçut pas ; mais je partageai ce sort avec la plupart des Talibés de Ségou dont aucun ne pouvait l’aborder. Sans me montrer blessé, le rencontrant chez Ahmadou, je l’accostai, et, un peu malgré lui, je l’entraînai palabrer dans un coin, où je lui demandai son appui pour faire partir Seïdou le plus vite possible, lui expliquant le haut intérêt qu’Ahmadou pouvait y avoir. Bobo, en dépit de son aversion, était trop politique pour me faire mauvaise mine, et il promit d’appuyer ce départ et de le presser. 7 octobre 1865. Ce ne fut que le 7 octobre que je parvins à voir Ahmadou, après que j’eus fait entrer Paté Dali dans ma cause. Ce fut lui qui m’introduisit auprès d’Ahmadou avant que personne fût là. Je profitai de l’occasion pour redire à Ahmadou tout ce que j’avais chargé Abdoul Kadi de lui dire, et je lui demandai si on lui avait tout rapporté. Quand il m’eut fait la réponse qu’Abdoul Kadi m’avait déjà transmise, je lui rappelai que depuis cinq mois il me promettait d’expédier ce courrier et que jamais il n’était parti. C’est pourquoi, lui dis-je assez durement, je n’ai plus confiance. A mon grand étonnement, Paté Dali m’appuya, en disant : _Gonga_ (c’est vrai, c’est juste). Ahmadou me dit alors qu’il avait une affaire à terminer, et que, dès qu’elle serait faite, je pouvais être sans inquiétude, que Seïdou partirait, et qu’avant de l’expédier il me ferait appeler pour régler une affaire entre nous deux. Le ton dont il me dit cela était si bienveillant, si mystérieux en même temps, que je crus un instant, surtout en rapprochant ses paroles de certaines réticences de Paté Dali, qu’Ahmadou était décidé à me faire partir moi-même, mais qu’il cachait cette intention. L’affaire des cauris, traitée au début, l’avait été à mon entière satisfaction, et l’ordre d’en porter 100000 à la maison avait été donné. La conversation en resta là, et en rentrant à la maison j’acquis la conviction que l’opinion générale était que j’allais partir. Dès lors je cessai d’y compter positivement ; il suffisait qu’on y crût pour que ce ne fût pas vrai, et je pensai, non sans raison, qu’Ahmadou avait besoin de faire chercher quelque chose à Bakel ou à Médine, et qu’il voulait s’assurer de mon concours, soit pour cela, soit pour avoir des canons : mais je me promis _in petto_ de le mal recevoir. Les jours suivants, j’acquis la certitude qu’Ahmadou voulait envoyer pas mal de monde en même temps que Seïdou. Cela m’inquiétait. Il était question de renvoyer le vieux Badara Tunkara dans ses foyers, à Toumboula ; il le demandait avec insistance, et comme il était évident qu’après l’avoir gardé si longtemps on ne le renverrait pas sans secours, cela devait faire traîner la chose en longueur. Sidy Abdallah, du reste, m’affirmait que je ne partirais pas. Au contraire, Paté Dali, avec ses airs mystérieux, semblait me donner de l’espoir. 14 octobre 1865. Seïdou, qui était intéressé dans la question et qui était tenu au courant par Abdoul Kadi, penchait à croire qu’il partirait sans moi, et le 14 il vint me dire qu’il croyait qu’Ahmadou voulait envoyer du monde jusqu’à Saint-Louis avec lui. Ce bruit m’inquiéta plus que tout le reste, car il répondait à mes secrètes appréhensions. J’en parlai à Samba N’diaye assez vivement, et il dit lui-même que cela ne devait pas se faire, et qu’il ne fallait pas qu’Ahmadou envoyât quelqu’un au gouverneur sans moi ; d’autant plus, ajoutai-je avec intention, que son envoyé pourrait bien être, à son tour, retenu jusqu’à mon retour. Aussi, pour ma part, n’y consentirais-je pas ; je partirais plutôt malgré Ahmadou. 22 octobre 1865. Les choses allèrent ainsi jusqu’au 22, jour où nous recevions de bonnes nouvelles du Bakhounou. On annonçait que Falel, le frère de feu Sambouné, avait repris le pouvoir à Hofara, après avoir fait assassiner Amadi Sambouné, son neveu. En enregistrant cette nouvelle, favorable au succès du voyage de Seïdou, je me demandais si nous n’allions pas partir. La veille, en effet, j’étais allé tenter un coup de théâtre chez Ahmadou. Après avoir attendu une audience toute la journée, je l’avais arrêté au passage dans un des hangars que Samba N’diaye lui avait fait construire peu avant de partir pour Sansandig, et le forçant, pour ainsi dire, à m’écouter sous ce hangar, et seul à seul, je lui avais redemandé de me laisser partir, lui alléguant les nouveaux retards qu’il apportait à l’envoi du courrier et toutes les raisons que je lui avais si souvent données. A mon grand étonnement, il n’avait pas dit non et avait remis sa réponse au lundi 23 octobre. 23 octobre 1865. Aussi, ce jour-là, j’étais dès le jour chez lui. A dix heures et un quart, il envoya chercher Sidy Abdallah et Bobo, et j’entrai peu après. Le cœur me battait ; qu’allait-il me dire ? Hélas ! rien de plus que ce qu’il m’avait déjà dit. Après avoir repris les choses depuis ma première demande d’envoyer un courrier, il en revint à me répéter toutes les raisons que je lui avais données pour me laisser partir et me donna toute sorte de mauvaises raisons pour me retenir, et cela avec plus d’onction que jamais. Enfin, il arriva à ce qu’il avait à me dire : c’est qu’il allait faire partir mon courrier avec un homme à lui pour aller voir le gouverneur de sa part ! Ainsi, Seïdou ne s’était pas trompé. Je pris aussitôt la parole et, déguisant ma colère, j’insistai en vain pour partir moi-même ; quand je vis que je perdais mes paroles, je lui déclarai que pour expédier un homme avec Seïdou, il était libre de le faire, que moi je n’y donnerais pas mon consentement. « Le gouverneur doit être mécontent de ce que je ne reviens pas, lui dis-je ; il saura bien que du moment que Seïdou et un de tes envoyés auront passé, j’aurais pu le faire aussi bien qu’eux, et que si je ne reviens pas, c’est que tu ne veux pas me laisser partir. Aussi, si tu envoies un courrier, je pense que le gouverneur, à son tour, le retiendra ou au moins le recevra mal. Je ne veux pas que cela arrive par ma faute, et je te préviens, afin que si cela embrouille les affaires entre le gouverneur et toi, tu ne dises pas que j’y suis pour quelque chose. » Il céda tout de suite à cet égard et me dit que son homme irait à Nioro et y attendrait Seïdou pour le ramener. J’insistai encore pour partir. Mais il me dit alors : « Tu as raison, je sais combien tu as besoin de partir : mais je te demande de rester par amitié pour moi. » Que faire ? il pouvait commander, il priait. Je dus me rendre, mais je ne le fis qu’avec réserve, et, affectant plus de défiance encore que je n’en avais, je ne consentis qu’à la condition qu’on allait fixer le jour du départ de Seïdou. Ahmadou alors se mit à causer avec Bobo en langue du Haoussa, que personne ne comprenait qu’eux d’eux, et il me répondit peu après : « Il partira lundi prochain. » _Che Allaho_, ajouta Sidy Abdallah. A ce moment, je me levai et Ahmadou me tendit la main avec plus d’affabilité encore que d’habitude. En rentrant chez moi, je commençai à écrire des lettres. Pendant les quelques jours qui suivirent, les bonnes nouvelles du Bakhounou furent confirmées par des hommes venus de Toumboula pour parler à Badara. Voici comment ils décrivaient l’état du pays : Depuis Ouosébougou jusqu’à Nioro, tout le pays était libre par la victoire de Falel, tous les révoltés avaient fui à Gombou vers l’Est. Par contre, la position de Toumboula était devenue de plus en plus critique. Autour de ce village les Bambaras de Guigué, de Tiéfougoula s’étaient révoltés sous l’action des Massassis, qui de Guémené n’arrêtaient pas leurs razzias et avaient enlevé tous les bœufs et une partie des captifs, si bien que la famine était à Toumboula. Heureusement, Galadjo, un des principaux Massassis, et un des plus acharnés contre Toumboula, avait été tué dans une des attaques, et il devenait probable que tout allait s’arranger. De Toumboula à Yamina, on ne pouvait, jusqu’à Kiba, traverser aucun village, mais on passait dans les broussailles, car bien des villages étaient abandonnés. Enfin, ces renseignements furent terminés par une nouvelle qui me transporta d’aise, mais que je mis quelque temps à accueillir. Les envoyés du gouverneur, disait-on, étaient venus à Ouosébougou pendant l’hivernage, et ils y étaient encore avec beaucoup de marchandises. 29 octobre 1865. Dès l’après-midi, j’allai pour parler de cela à Ahmadou, que je ne pus voir que le 29 et qui me dit qu’il le savait. J’insistai alors pour que Seïdou ramenât tout de suite ces envoyés, en laissant, s’il le fallait, toutes les marchandises entre les mains du chef du village. Ahmadou me répondit qu’il en parlerait à l’homme qui devait conduire Seïdou, et bien que le départ fût fixé au lendemain, nous ne terminâmes rien ce jour-là. 30 octobre 1865. Le lendemain au matin, Ahmadou ne sortit pas, et quand, l’après-midi, je lui fis demander s’il n’allait pas faire partir Seïdou, il me répondit qu’il m’avait attendu toute la matinée et qu’actuellement il était trop tard, qu’il fallait remettre ce départ au jour suivant. Enfin, malgré cette mauvaise foi évidente, le lendemain, bien qu’il n’y eût rien de prêt, je trouvai Ahmadou très-aimable, et à mon grand étonnement, pour ne pas manquer à sa parole, il expédia Seïdou à Yamina, sous la conduite d’un homme, en le recommandant, et en lui donnant un sauf-conduit pour toute la route. Ibrahim, le courrier qui avait refusé de partir au mois de septembre de l’année précédente, et qui depuis cette époque vivait comme il pouvait et presque de la charité de Samba Farba, avait sollicité de moi de partir avec Seïdou ; j’en parlai à Ahmadou, qui y consentit facilement. En un mot, il fut charmant, mais je ne pus savoir encore quand Seïdou serait définitivement en route, puisqu’il fallait attendre que ceux qui devaient partir avec lui fussent prêts. Personne ne savait au juste qui partait. Tambo le Bakiri était convaincu qu’il allait partir, Badara aussi ; on comptait les hommes de diverses compagnies, entre autres de Nioro ; chacun faisait des conjectures. En attendant, Seïdou était à Yamina. 3 novembre 1865. Le 3 novembre, je revis Ahmadou très-occupé d’affaires du pays : des Bambaras venaient lui apporter des moutons et du miel. Je ne pus obtenir que cette réponse vague : « Bientôt, _che Allaho_. » Mais ce bientôt traîna encore en longueur. Le 8 novembre, le chef de Yamina, qui était venu porter l’impôt de cauris, repartait avec l’ordre de préparer des _boubous_, des _tamba sembés_ et des _dampés_ pour habiller les gens qui allaient partir[220]. Malgré ces apparences et malgré le départ de Seïdou, je commençais à craindre que les choses ne traînassent encore longtemps, car on comptait l’armée, et Ahmadou faisait des cadeaux comme s’il préparait une nouvelle expédition. Aussi le 9 j’allai au palais et je tentai de voir Ahmadou, mais il me renvoya au lendemain, vendredi, 10 novembre. 10 novembre 1865. Au moment où je me préparais à retourner chez lui, le Sofa de sa porte vint m’apporter un mouton de sa part, et, comme témoignage que ses paroles étaient celles du roi, me présenta sa pantoufle en me disant que le lundi suivant tout le monde qui devait s’en aller partirait avec Seïdou, et qu’il était inutile de m’en occuper davantage, que c’était une affaire finie. Les choses en étaient là, Seïdou allait partir, dans dix jours il serait à Toumboula, deux jours après à Ouosébougou, d’où il pouvait me ramener mes courriers ou les envoyés qui devaient s’y trouver ; je pouvais espérer de voir avant un mois Ahmadou obligé à tenir les promesses solennelles de rapatriement qu’il m’avait faites, et j’acceptai ce dernier délai presque avec joie, tant l’idée que la délivrance était proche me soutenait ! Pour le cas où, fatigués d’attendre, les courriers fussent retournés en arrière, j’avais écrit aux commandants de Médine et de Bakel, au gouverneur même afin qu’ils hâtassent le retour de Seïdou et m’envoyassent des ressources. Mes mesures étaient bien prises, et au pis aller, dans trois mois je devais être délivré. Aussi le temps me semblait long, je m’impatientais de ne pas voir les jours passer plus vite ; et maintenant qu’Ahmadou m’annonçait le départ, je ne me sentais plus de joie. 11 novembre 1865. Qu’on juge du lendemain et de ce que je dus éprouver en voyant Seïdou arriver de Yamina. Il revenait vêtu d’un boubou lomas neuf et d’une tamba sembé que le chef de Yamina lui avait donnés par ordre d’Ahmadou. Je crus d’abord qu’il s’était fatigué d’attendre, et qu’il revenait parce qu’il manquait de ressources, et je pus à peine le croire quand il me dit : « Sidy est arrivé. — Sidy ! — Oui, Sidy. » L’homme que j’avais envoyé en punition m’arrivait avec des lettres du gouverneur, et Bakary ne revenait pas. Ce n’était pas possible ! Bakary fût plutôt revenu seul et mendiant, j’en avais la conviction, je l’ai encore. Quelques instants après j’eus un commencement d’explications. Pour ne pas fatiguer le lecteur de toutes les incertitudes par les quelles je passai, je vais raconter ce qui était arrivé d’après le récit de Sidy, contrôlé et modifié par de nombreux témoignages. VOYAGE DE BAKARY GUEYE ET DE SIDY. Partis de Ségou le 20 septembre 1864 avec la promesse qu’on hâterait leur voyage le plus possible, ils devaient se rendre à Saint-Louis pour y porter mon courrier ; Bakary seul devait revenir avec deux laptots de son choix si le gouverneur donnait son assentiment à cette mesure, et mon calcul les ramenait dans un délai de trois mois. On leur fit essuyer un premier retard de dix jours à Yamina, sous prétexte de les habiller, de leur fournir des chevaux, et, en effet, on leur donna à chacun un vêtement du pays et à Bakary un cheval. Entre Yamina et Nioro, leur guide leur causa de nouveaux retards tels qu’ils passèrent trois jours à Damfa et deux jours à Alasso. La révolte n’avait pas encore éclaté, mais en arrivant dans le Bakhounou, Bakary, qui vit Amadi Sambouné, put constater l’état d’effervescence du pays. Ils entrèrent à Nioro vingt jours après leur départ de Yamina, et là il leur fallut subir un nouveau retard de cinq jours dont voici la cause. Bakary avait changé son cheval à Diabigué ; mais à Nioro, s’étant aperçu que celui qu’on lui avait donné était malade, il avait réclamé auprès de Mustaf, qui avait envoyé reprendre le premier et annuler le marché. De Nioro ils n’avaient mis que cinq jours à se rendre à Médine, où ils étaient arrivés le 29 octobre. Voyant que Bakary était accompagné d’un grand nombre de Talibés dont il ne pouvait se séparer parce qu’ils lui avaient rendu service sur le terrain d’El Hadj, et qu’en entrant sur les terres des alliés de la France ils craignaient d’être pillés, le commandant de Médine ne put les faire conduire en chaland, et Bakary fut réduit à aller par terre, accompagné de ces Talibés. Leur voyage de Médine à Bakel eut deux épisodes : à Makhana, Sulman Kama ne permit pas aux Talibés de passer à travers son village, et ne céda que devant les menaces que Bakary lui fit en mon nom. A Tafacirga, pendant qu’ils étaient campés, le soir, les Talibés s’étant mis à chanter El Hadj dans leurs prières, les gens du village leur imposèrent silence. Le 1er novembre ils entraient à Bakel et allaient chez le commandant du poste, et il résulte de l’enquête qui a été faite à ce sujet, d’abord par ordre du gouverneur et ensuite par moi-même, à mon retour, que Bakary n’ayant pas été logé dans le poste, offrit au commandant de lui remettre la correspondance jusqu’au départ du premier bateau à vapeur. Le commandant ayant refusé et lui ayant dit d’aller se loger chez ses connaissances en ville, il alla chez Abdoulaye Guëye, traitant noir des plus honorables, avec lequel je suis en bonne relation d’amitié. Le 3 novembre, on lui volait dans cette maison sa peau de bouc fermée à cadenas et qui contenait, outre ma correspondance, ses effets, représentant à Bakel une valeur de plus de 300 francs, et qui sans doute avaient causé la convoitise du voleur, encore plus à cause de la rareté de ces effets fabriqués à Ségou que par leur valeur brute. Le lendemain, la canonnière _la Bourrasque_ arrivait, et Bakary, désespéré, refusait de descendre à Saint-Louis, voulant à tout prix retrouver les lettres. Il tenta l’impossible et fut secondé par le commandant du poste qui fit arrêter tous les Maures logés dans la maison où avait été commis le vol et que l’opinion désignait comme coupables. Mais _la Bourrasque_, pressée par l’état des eaux du fleuve, devait redescendre, et Sidy partit seul à bord. Arrivé à Saint-Louis, il alla se présenter au gouverneur et lui raconter ce qui s’était passé. Des soupçons planèrent d’abord sur Bakary, mais le gouverneur, comprenant ma position d’après le récit de Sidy, lui donna une lettre pour Ahmadou, une pour moi, et pour le décider à revenir vers moi, il lui fit cadeau d’un beau cheval, d’un fusil damasquiné en argent, d’un sabre d’officier et de diverses marchandises. Il le chargea, en outre, de porter à Ahmadou des cadeaux magnifiques. Bakary, après ses essais infructueux, s’était décidé à descendre par terre à Saint-Louis, malgré les dangers qu’offrait en ce moment la route à travers le Fouta. Bakary apprenait le 18 novembre à Matam que _le Basilic_[221] était remonté pendant la nuit avec Sidy. Il attendit le retour du _Basilic_ et arriva à Saint-Louis le 27 novembre. Il était impossible, en voyant l’honnête figure de Bakary, son chagrin, de ne pas lui rendre justice ; d’ailleurs, il suppliait qu’on le renvoyât vers moi. Le gouverneur, M. Faidherbe, n’hésita pas et lui remit les doubles des lettres expédiées par Sidy et 500 francs de marchandises pour moi, juste la même somme qu’il avait confiée à Sidy. Bakary partit au bout de cinq jours sur la canonnière _la Couleuvrine_, qui le remonta jusqu’à Podor. De là il se rendit par terre à Médine, bravant les pillages du Fouta dont on l’avait menacé, et arriva à Médine le 22 décembre. Il en repartait le 24 sur son cheval, qu’il avait repris à Bakel, et accompagné par M. André, lieutenant d’infanterie de marine, qui se proposait de se rendre à Nioro, mais qui rebroussa chemin dès Koniakary, à la suite d’une indisposition[222]. Enfin, le 10 janvier, Bakary était de retour à Nioro ; ayant été malade lui-même en route des suites de ses fatigues, il y rentrait vingt jours après Sidy, qui avait d’abord passé dix jours dans sa famille à Khay, d’où on l’avait presque fait partir de force. Pendant le voyage à Saint- Louis, le Bakhounou s’était entièrement révolté et Amadi Sambouné était à la tête du mouvement. Quand Sidy était arrivé, l’armée de Tierno Moussa opérait contre les révoltés du Bakhounou ; Sidy pouvait donc s’avancer à Bagoyna et venir à Ségou avec le chef de ce village, Daouda Gagni, qui m’avait apporté la nouvelle de son arrivée ; mais il avait bien autre chose à penser. Vaniteux à l’excès, se targuant de sa position d’envoyé du gouverneur, tirant orgueil des cadeaux même qu’il portait et dont il faisait parade, mettant sur sa tête le bonnet brodé de velours rouge et d’or, destiné à Ahmadou, se parant du burnous vert et argent et du magnifique sabre que le gouverneur lui avait confié, il ne songeait que fort peu à se mettre en route. D’ailleurs il avait quelques marchandises, et tout le monde le flattait pour en avoir sa part ; il entendait en se regorgeant dire sur son passage, et cela avec l’emphase inimitable des noirs : _Diakhité !_ Il était heureux et s’inquiétait fort peu de moi. Aussi laissa-t-il passer l’instant favorable, et quand Bakary arriva vingt jours après lui, demandant à partir tout de suite[223], Tierno Moussa était déjà rentré à Koniakary à la suite d’échecs éprouvés dans le Bakhounou et dont la cause principale était la mésintelligence qui existait entre lui et Samba Oumané, alors chef de l’armée de Nioro. Ce Samba Oumané, traqué par le gouverneur du Sénégal à la suite d’un assassinat commis sur un _lamtoro_[224], était venu se réfugier à Nioro à la tête d’une bande de partisans, et entre autres de son fils que nous avons vu tué à Toghou. Là il s’était donné pour fanatique, s’était fait concéder des terres, il avait rallié de nombreux Talibés et on lui confiait le commandement de l’armée de Nioro, au grand mécontentement de Tierno Moussa. Quoi qu’il en soit, Bakary ne put obtenir de guide, la route était fermée et bien fermée, si bien que, depuis, personne de Nioro n’était venu à Ségou. De plus, les Maures cernèrent Nioro, et le jour même de l’arrivée de Bakary ils venaient enlever les bœufs du village à côté de Nioro. Force fut donc à Bakary et à Sidy de rester à Nioro. Ils ne logeaient pas ensemble et ne se voyaient pas. Bakary avait toujours soupçonné Sidy d’avoir été complice du vol de sa peau de bouc, non pour le voler, mais pour faire disparaître avec la correspondance la plainte qu’il craignait avec quelque raison que j’eusse faite sur son compte. Et bien que rien ne justifiât cette accusation, il y avait entre eux une certaine animosité augmentée d’un peu de dépit de Bakary, que Mustaf ne pouvait pas reconnaître comme envoyé, parce qu’il n’avait pas de cadeaux comme Sidy et que par prudence il ne laissait pas même voir ses lettres ni ce que contenaient ses paquets. De son côté Sidy, parlant le bambara, adulé, bien traité, laissait Bakary presque seul. Au milieu d’escarmouches diverses avec les Maures, le temps passait, et dans le courant de mars, le commandant de Médine, M. Perraud, officier de spahis, arriva à Nioro accompagné du docteur du poste, M. Béliard. Ils venaient, avec autorisation du gouverneur, à ma recherche et désiraient s’avancer s’il le fallait jusqu’à Ségou. Ils ne tardèrent pas à acquérir la certitude que c’était impossible en ce moment, et ayant été témoins d’une attaque des Maures, ils se décidèrent au bout de huit jours à revenir à Médine, ne rapportant que les assurances données par Mustaf que nous étions bien portants. Tristes et vagues nouvelles, auxquelles peu de personnes ajoutèrent foi, même dans nos familles ! Dans le mois d’avril les Maures venaient attaquer Dianvéli[225], et peu après se formait la coalition du Bakhounou révolté, des Maures et des Bambaras, pour attaquer Nioro. Nous avions appris à Ségou le sort de cette coalition, détruite en un seul combat, à Touroungoumbé, par l’armée de Nioro. La route du Bakhounou était dégagée, et, dès le mois de juillet, Bakary Guëye arrivait à Ouosébougou, devançant Sidy de huit jours. Avant cela ils avaient parcouru tout le pays, et étaient allés jusque dans le Bakhounou ; il leur avait fallu descendre jusqu’à Farabougou pour arriver à Ouosébougou par la route de Dianghirté, et ils avaient fait une rude expérience de la misère. Sidy, vivant en grand seigneur, dépensait tout ce qu’il était chargé de m’apporter, si bien qu’avant d’arriver à Ouosébougou il avait déjà défoncé une boîte, contenant de l’argent et de l’ambre, que le gouverneur lui avait remise pour moi, et qu’il en avait dépensé une bonne partie. Arrivés à Ouosébougou, mes deux courriers eurent à subir un nouvel arrêt, et dans ce village de Bambaras, Bakary, qui ne parlait pas leur langue, ne reçut ni subside de vivres ni autre chose de presque personne. Dès lors réduits à leurs propres ressources, ils furent forcés de prendre part à toutes les expéditions pour chercher à gagner leur vie par leurs prises. C’est ainsi que presque chaque jour ils sortaient avec une colonne, et c’est vraiment un miracle qu’ils aient échappé à la mort. Toutefois, à Goumbou, où l’armée de Ouosébougou alla se faire battre et fut mise en déroute, Sidy perdit son cheval ; Bakary resta deux jours perdu dans les broussailles, sans eau à boire, sans rien à manger, et, à partir de ce moment, Djolo, le chef de Ouosébougou, craignant des reproches ultérieurs, leur fit donner de quoi manger afin qu’ils ne sortissent plus. Bakary cherchait de tous côtés un guide qui pût le conduire à Ségou, mais son cheval était un obstacle, car pour voyager la nuit dans les broussailles il faut être à pied ; un hennissement de cheval peut être un danger et effraye les Pouls qui sont les guides ordinaires. Il se trouva cependant un Poul qui, moyennant la promesse d’un captif, que Bakary lui fit à tout hasard, consentit à le conduire, mais au moment du départ il recula. Sidy, qui était à bout de ressources, qui avait mangé tout ce qu’il avait, sauf son fusil et son sabre et quelques boules d’ambre, ayant rencontré par hasard deux hommes qui allaient à Toumboula, s’y rendit avec eux, sans prévenir Bakary, qui resta ainsi à Ouosébougou. Une fois à Toumboula, les difficultés étaient vaincues ; il venait presque tous les huit jours à Ségou des hommes de Badara. Sidy leur fit un cadeau de mes dernières boules d’ambre et arriva le 11 novembre juste à temps pour empêcher le départ de Seïdou et de toute la bande de Badara et des Talibés d’Ahmadou, circonstance fort heureuse sans laquelle peut- être nous ne fussions jamais partis de Ségou. 11 novembre 1865. Sidy m’arrivait les mains vides, ce qu’il expliquait en disant qu’il avait perdu la boîte de marchandises à l’expédition de Goumbou, où il avait laissé son cheval : il était assez embarrassé, et tout d’abord me montrant son fusil et son sabre, il me dit que je pouvais les prendre. Du reste, il avait bien tort de craindre ; ne m’apportait-il pas la lettre du gouverneur, la délivrance ? Ces lettres, si impatiemment attendues, je les ouvris fiévreusement. Quelle joie ! Le gouverneur avait compris ma position, il nous réclamait et promettait un canon quand nous serions de retour. Du reste, voici cette lettre : « Saint-Louis, le 7 novembre 1864. « Mon cher monsieur Mage et mon cher monsieur Quintin, « Je vous écris par la main de mon officier d’ordonnance parce que j’ai à la main droite un panari qui m’empêche d’écrire : nous avons tous été, sans exception, abîmés par cet hivernage. « Nous étions depuis un mois dans l’inquiétude parce que l’on disait que Ségou avait été pris, lorsque vos envoyés sont venus nous donner les meilleures nouvelles de vous. « Je n’ai pas encore la lettre que m’a envoyée Amédou[226] ; elle est restée à Bakel. Je lui écris cependant pour le décider à vous laisser revenir, en lui promettant un canon s’il vous fait ramener à Médine. « Je commence toujours par lui envoyer un très-beau sabre et d’autres cadeaux. Tout le monde ici et en France s’intéresse à votre beau voyage, et j’espère quand vous reviendrez, que j’aurai obtenu pour chacun de vous deux une promotion dans la Légion d’honneur que j’ai sollicitée du ministre. « Bon courage et croyez à mes sentiments les plus affectueux. « Le gouverneur, « L. FAIDHERBE. » « _P. S._ Sidy vous porte une boîte contenant pour 500 francs de marchandises. Seïdou vous en avait déjà porté une pareille. » Et enfin, dernier _Post-Scriptum_ : « Au moment où je vous écris je n’ai pas encore vos lettres, qui sont restées à Bakel. » A cette lettre en étaient jointes deux, l’une du commandant de Bakel, l’autre du commandant de Médine, qui me donnaient quelques détails sur le vol des lettres et les retards volontaires de Sidy au moment du départ. J’étais trop heureux en ce moment pour songer à faire des reproches, bien que je n’en eusse que trop sujet. Je me rendis aussitôt chez Ahmadou ; il était chez les femmes de son père. J’attendis longtemps à la porte au milieu d’une foule qui venait me questionner et de gens qui venaient me féliciter. Enfin Ahmadou sortit et se dirigea vers sa maison ; mais ayant aperçu Seïdou, il le prit à part, et, s’appuyant sur son épaule, se mit à l’interroger sur les motifs de son retour. Je le suivis et j’entrai avec lui, à mon grand étonnement, jusque sous son hangar. Là il appela Sidy : je me présentai et lui dis, après l’avoir salué, que Sidy venait de m’apporter une lettre du gouverneur pour lui, et je la lui remis. Il me pria d’attendre parce qu’il rentrait faire salam. Nous attendîmes trois quarts d’heure, pendant lesquels les princes accourus en foule ne cessèrent de manier et d’admirer les armes de Sidy, qu’ils convoitaient tous. Ahmadou rentra ; il s’était débarrassé de son burnous bleu garni d’argent, de son turban, qu’il avait mis pour aller visiter _ses mères_, mais il portait encore un boubou blanc brodé sur lequel des taches jaunes étaient semées, révélant par leur odeur qu’elles avaient été faites avec de l’eau-de-vie de lavande (qui est le parfum d’Ahmadou)[227]. Il commença par arranger deux affaires insignifiantes, qu’il expédia rondement, puis il renvoya la nombreuse assistance qui remplissait la cour, et mon palabre commença. Après l’avoir salué, je lui dis tout de suite : « Ahmadou, la lettre du gouverneur est arrivée, je te l’ai remise. Tu sais ce dont nous sommes convenus. Or, voici ce que dit la lettre : « 1o Que tu me renvoies ; 2o que tu as des cadeaux apportés par Sidy et qui sont à Nioro entre les mains de Mustaf ; 3o que quand j’arriverai à Médine on te donnera un canon. » Alors, sans réfléchir, je lui racontai ce qui s’était passé, et lui dis que les lettres avaient été volées, pensant que cela lui montrerait combien le gouverneur tenait à notre retour, puisque de lui-même il faisait ces cadeaux. Ce fut une maladresse, car Ahmadou, qui d’abord avait répondu, à ma demande de partir, qu’il nous fallait causer d’affaires, prit ce prétexte au vol et dit : « Mais alors je n’ai pas la réponse à ma lettre au gouverneur, et il ne me dit pas ce que je lui avais demandé, si je dois arranger les affaires avec toi. » Cette réponse nous inquiéta, le docteur et moi ; je craignis un instant qu’il n’en prît prétexte pour ne pas nous renvoyer, et je tranchai la difficulté en lui disant : « Tu m’as dit que quand mon courrier serait de retour, tu me renverrais si le gouverneur le demandait. Pour les affaires, tu les arrangeras si tu veux, mais le gouverneur me dit de rentrer, il faut que je parte. » Il répondit d’abord par cette terrible phrase des ajournements : _Min ani_[228] ; mais je ne voulus pas l’accepter pour réponse et je le pressai jusqu’à ce qu’il m’eût dit, en riant de mon obstination, à laquelle il n’était pas encore habitué : « Eh bien, maintenant, les envoyés sont revenus, c’est fini. » Je me levai en lui disant : « Si c’est fini, il faut te presser, car moi je voudrais partir demain. » Cela le fit rire, et cependant ce n’était que l’exécution textuelle de sa promesse que je venais réclamer, et en rentrant à la maison nous nous disions : « Nous partirons, mais quand ? » J’étais désappointé, et ma seule ressource en arrivant chez moi fut de questionner Sidy, car je n’avais pas de lettres, pas de nouvelles de ma famille, non plus que Quintin. Il me donna des nouvelles de Saint-Louis, mais il n’y avait passé que quelques heures. [Décoration] [Note 219 : On dit le Diawandou d’Ahmadou d’un Diawandou qui est son homme de confiance.] [Note 220 : Il est d’usage, lorsque Ahmadou ou un chef expédie quelqu’un, de lui donner un vêtement complet.] [Note 221 : Un des petits avisos de la flottille.] [Note 222 : Ce retour en arrière fit un très-mauvais effet sur les chefs du pays, qui l’attribuèrent à un sentiment de crainte. Je me suis efforcé de combattre cette opinion dans leur esprit.] [Note 223 : J’ai eu à cet égard le témoignage de Mustaf, qui était désintéressé.] [Note 224 : _Lamtoro_, chef du Toro.] [Note 225 : Village près de Nioro.] [Note 226 : C’est par erreur que ce mot est ainsi écrit dans l’original ; on doit lire Ahmadou.] [Note 227 : Trouvé dans les magasins de Ségou comme le reste.] [Note 228 : J’ai entendu.] CHAPITRE XXXVI. Alerte. — L’armée sort. — Difficultés entre Ahmadou et les Talibés. — Impossibilité d’avoir une audience. — Je donne un ultimatum. — Je vais voir Ahmadou et j’obtiens une audience. — Le départ fixé à deux mois. — Arrivée de Bakary Guëye. — Cadeau à Ahmadou et à diverses personnes. — Le schérif marocain. Dès le soir nous eûmes une diversion ; ce fut le tabala qui se chargea de nous distraire. Il y avait quelque temps qu’on ne l’avait entendu. En revenant de Sansandig, j’avais cru la cause d’Ahmadou perdue, et bien au contraire les Bambaras se tenaient tranquilles. Tous ceux qui pendant le siége étaient venus faire leur soumission avaient rallié. Les captifs de Koro Mama se soutenaient dans leur village contre les attaques de l’armée de Mari, qui maraudait de tous côtés, après avoir pillé Sansandig, qu’elle était venue délivrer. 12 novembre 1865. Ces nouvelles nous arrivaient toujours plus ou moins défigurées, mais telle était à peu près la situation le 12 novembre quand le tabala battit. J’envoyai aux renseignements. Ahmadou était sorti et se tenait sous les arbres de son père. On disait qu’une femme arrivait de chez Mari, affirmant qu’elle était partie au moment où il réunissait son armée pour envahir le pays : il venait sur la demande de quelques-uns des villages d’Ahmadou, qui lui avaient écrit que toute l’armée d’Ahmadou avait été _finie_ (gassi) au siége de Sansandig. Le plan de combat était que le fils aîné de Mari qui occupait le village fortifié de Kenié Kouloumba, tombât sur Nagassola, tandis que l’armée envoyée à Sansandig, qu’on avait rappelée, attaquerait Koghé, et pendant ce temps tous les Bambaras se révolteraient. Ahmadou décida immédiatement qu’il enverrait une armée près de Dougassou et une à Koghé, et, séance tenante, il fit rappeler tous les Talibés qui erraient dans le pays. Mais à partir de ce moment commença entre lui et les Talibés une lutte journalière. Les Talibés ne voulaient pas sortir et ne sortaient pas. Ahmadou passait ses journées à palabrer sous les arbres, mais gagnait peu et cela le mettait de très-mauvaise humeur. J’allai plusieurs fois le voir, et je demandai à lui parler pour notre départ, mais chaque fois il prétextait les occupations pressantes que lui causait l’armée, et je fus remis de jour en jour. Pendant ce temps, de tous côtés on me disait que j’allais partir ; j’appris même que plusieurs personnes assez haut placées, et entre autres Tierno Alassane, demandaient à partir avec moi comme envoyés d’Ahmadou. Ce qui semblait le plus vrai au milieu de toutes les nouvelles impossibles qu’on faisait circuler, c’est qu’Ahmadou craignait un coup de main des Bambaras, et qu’il voulait se mettre en mesure pour ne pas se laisser surprendre. Aussi chaque fois que j’allais lui demander si je ne partirais pas bientôt, il me répondait : « Je n’ai pas encore de nouvelles sûres du pays, je te ferai appeler quand j’en aurai. » Mais je ne me rebutais pas, et au risque de l’importuner, je revenais à la charge. Il n’y avait pas jusqu’à Samba N’diaye que ne se berçât par moments de l’espoir de venir avec nous à Saint-Louis. Un ami d’Ahmadou, un Talibé, nommé Saadou, Fouta Diallonké, remarquable par sa beauté, vint le voir et s’inquiéter de sa maladie ; Samba vit aussitôt là l’intention d’Ahmadou de savoir s’il pourrait bientôt nous accompagner. En attendant, nous ne partions pas ; chaque jour j’allais importuner et presser le roi, mais je ne gagnais rien. On faisait courir la nouvelle que Tidiani était à Jenné, mais à ce moment tout cela m’importait peu, d’autant que je n’y croyais pas. D’un autre côté, le petit nombre de combattants qui étaient sortis et qui campaient à Marcadougouba demandaient à rentrer. Ahmadou leur fit répondre d’aller à Koghé, mais ils refusèrent, disant qu’ils y mourraient de faim, et les gens de Koghé envoyèrent dire à Ahmadou qu’ils ne les recevraient pas parce qu’ils n’avaient pas eux-mêmes de quoi manger. 20 novembre 1865. Les choses allèrent ainsi jusqu’au 20 novembre, où l’on apprit que l’armée de Mari était en marche ; c’étaient des femmes de Talibés, prises à Banancoro par les Bambaras, qui, ayant réussi à s’échapper, apportaient cette nouvelle. Elles disaient l’armée très-forte et avaient travaillé à faire le couscous des Sofas de Mari. Aussitôt Ahmadou fit dire aux Sofas, qui étaient à Dougassou, sous la conduite d’Arsec, de se rendre à Koghé, qu’on désignait comme lieu d’attaque, et une certaine panique s’empara des petits villages du Sud, qui se réfugièrent en masse à Ségou. Mais les Talibés ne sortirent pas davantage et même un certain nombre rentrèrent. Au milieu de tout cela, bien qu’officiellement il ne fût pas question de mon départ, chacun était convaincu que j’allais partir et il y avait bien des intrigues pour partir en même temps. Un jeune chef du Bakhounou, Alpha Mahmodou, neveu de Falel, qui était à Ségou depuis longtemps, demandait à retourner au Bakhounou, et disait avoir la promesse de partir avec moi : il venait de temps à autre me voir et savoir si je n’avais pas de nouvelles. De ma vie je n’ai vu un si beau type d’homme. D’une taille moyenne, Alpha Mahmodou avait une démarche d’une noblesse peu commune : sa tête rasée était ronde, son front, naturellement très- haut, dominait un bel arc sourcilier sous lequel brillaient de grands yeux d’une douceur peu commune ; son nez aquilin n’avait presque pas plus de narines qu’un nez européen ; ses lèvres étaient assez épaisses pour donner à sa bouche une expression voluptueuse ; son menton, bien formé, complétait cet ensemble d’une beauté peu commune. Son teint était d’un bronze très-clair. Alpha Mahmodou avait un sang mélangé de Peuhl et de Maure ; il n’avait presque pas de sang nègre, et cette remarque est applicable à la plupart des beaux types que l’on rencontre et dans lesquels c’est toujours la race blanche[229] qui domine. 23 novembre 1865. Le 23 novembre, Oulibo m’affirma qu’Ahmadou ne manquerait pas à sa parole et que nous partirions, et comme le lendemain était un vendredi, j’allai après le salam saluer Ahmadou, qui répondit à ma demande éternelle que l’affaire de l’armée n’était pas terminée. En même temps je vis Tierno Abdoul Kadi, qui essayait de palabrer avec les Talibés récalcitrants, mais qui ne réussissait pas. Les derniers jours du mois se passèrent à recevoir de fausses nouvelles, dont quelques-unes étaient assez menaçantes pour m’empêcher d’aller importuner Ahmadou ; heureusement elles étaient presque aussitôt démenties que publiées. Je commençais à être exaspéré de ces retards ; je ne savais plus que faire. Je consultai le docteur qui, par extraordinaire, fut d’avis qu’il fallait attendre quelques jours avant de faire un éclat. Décembre 1865. Enfin, avec le mois de décembre les menaces des Bambaras s’évanouirent. Badara Tunkara mêlait ses supplications aux nôtres pour obtenir d’Ahmadou de se mettre en route, mais la dispute d’Ahmadou et des Talibés durait toujours, et ce ne fut que le 11 décembre qu’ils consentirent à demander pardon à Ahmadou de leur entêtement à ne pas sortir, sans recevoir de cadeaux. Encore ce fut à l’influence d’Abdoul Kadi que fut dû ce résultat. 11 décembre 1865. Mais, quand ils se présentèrent à la porte d’Ahmadou, ce dernier ne voulut pas les recevoir, et cela faillit tout faire recommencer. C’était une vraie comédie, dont je me serais réjoui si elle ne m’avait pas fait perdre de temps. Les uns, furieux de n’avoir pas reçu de cadeaux, venaient à composition sous la condition qu’on leur en ferait un tôt ou tard. Ahmadou, lui, décidé à faire le cadeau, sauvait sa dignité, voulait avoir raison et faisait semblant de bouder. 12 décembre 1865. Enfin, le lendemain, Ahmadou se rendit au marché et les Talibés vinrent faire Toubi. Ahmadou profita de cela pour les sermonner. Il dit que, quant à lui, il n’était pas fâché, qu’on lui avait rapporté que les Talibés se plaignaient qu’il ne leur donnait rien, qu’ils disaient qu’ils ne voulaient plus se battre ; que si le pays se révoltait, c’était leur affaire autant que la sienne, que le jour où on lui couperait le cou on le couperait à bien d’autres. Et pour terminer il leur dit : « Je vous demande de faire rentrer tous les Talibés qui sont dans le pays et qui vivent chez les Bambaras, ce qui brouille les affaires. Il faut que les Talibés restent à Ségou afin que si les Bambaras reviennent pour nous attaquer nous sortions tous ensemble. » Puis, au milieu de ses recommandations, il fit celle de ne pas laisser sortir les femmes mariées dans la rue ni au marché. Le soir, les griots parcoururent la ville en criant cet ordre par-dessus les murs ; et j’entendis une de ces dames répondre : « Va dire à Ahmadou qu’il me donne alors de quoi manger. » Du reste, il n’y avait pas de cadeau de fait, et si l’affaire était arrangée dans la forme, elle ne l’était pas au fond. Le soir, Guiberrou, l’un des Talibés intimes d’Ahmadou, que l’opinion publique désignait comme devant partir avec nous, et qui espérait être du voyage, vint me dire que l’affaire d’Ahmadou avec les Talibés était terminée, que je pouvais aller lui parler. Je crus d’abord que c’était Ahmadou qui l’envoyait, mais le lendemain je fus cruellement détrompé. 13 décembre 1865. J’étais allé de très-bonne heure chez Ahmadou, et vers huit heures je m’étais aperçu qu’il était sorti. Il se mit à jouer avec Soukoutou et Mahmadou Mustaf qui étaient dans la cour réservée : je les voyais de temps à autre à travers la porte du bilour où j’attendais. Un moment même Ahmadou entra dans ce bilour, en courant après Mahmadou Mustaf qui s’échappait, et je fus certain qu’il m’avait vu. Peu après, je vis passer son déjeuner, auquel prirent part Arsec, N’gour et Soukoutou, c’est-à-dire son Sofa barbier, son forgeron et son griot. Puis, aussitôt après, il rentra chez ses femmes ; je le fis prévenir deux fois de ma présence par des _Gadas_[230]. Il sortit, expédia deux affaires, puis rentra. Enfin, à quatre heures, il sortit pour se rendre sous les arbres ; je l’arrêtai au passage, en lui disant que je l’attendais depuis le matin. Il baissa les yeux, parut embarrassé et me dit qu’il ne le savait pas. C’était un mensonge (bien qu’il soit d’usage de dire à Ségou qu’Ahmadou ne ment jamais), j’insistai pour lui parler. Il me dit qu’il avait affaire, que je revinsse le lendemain. Cela me consola de ma longue attente et je sortis pour aller déjeuner, à quatre heures et demie de l’après-midi. 14 décembre 1865. Le lendemain, au jour, j’étais sous le bilour. Cette fois, Ahmadou ne sortit même pas ; il fit appeler plus de dix personnes qui vinrent, l’attendirent et s’en allèrent. C’étaient des chefs tels que Tierno Alassane, le chef du Diomfoutou et quelques autres. J’envoyai Sadhio, sa nourrice, le prévenir que j’étais là. Elle revint me dire qu’il allait sortir ; j’attendis, et à quatre heures trois quarts je vis tous les Sofas de service aller se promener : il était décidé qu’il ne sortirait pas. Je fus dès lors convaincu qu’Ahmadou ne voulait pas sortir parce que nous étions là et qu’il ne pouvait se débarrasser de nous. Cela m’exaspéra. Je rentrai chez Samba N’diaye, auquel je racontai ce qui m’arrivait, lui disant que je n’avais plus de confiance dans la parole d’Ahmadou, que je croyais qu’il voulait nous retenir, et que j’étais décidé à partir quand même, si d’ici à cinq jours je ne l’avais pas vu ; que j’étais fatigué d’attendre à sa porte des journées entières et que je n’irais plus y attendre ; et enfin je l’emmenai chez Oulibo, où il se montra presque aussi ardent que moi pour ma cause. Il la plaida chaleureusement, répétant tous mes arguments avec force et énergie. Samba N’diaye avait une certaine influence sur Oulibo relativement à nos affaires ; aussi Oulibo nous donna raison et promit de tout répéter à Ahmadou, disant que bien qu’il ne pût répondre de rien, il croyait qu’avant cinq jours je serais content. Le soir, Samba N’diaye tenta une démarche auprès d’Ahmadou ; mais ce dernier, n’ayant pas voulu le recevoir, lui envoya Aguibou en lui faisant dire de confier à son frère tout ce qu’il avait à dire. Samba communiqua donc l’affaire à Aguibou, et ce dernier, après avoir été parler à Ahmadou, revint lui dire qu’Ahmadou le remerciait, mais que je ne partirais pas sans le voir. Qu’est-ce que cela voulait dire ? J’espérais toujours que ce n’était qu’enfantillage de la part d’Ahmadou, qui n’aime pas à être pressé pour quoi que ce soit, et qu’avant cinq jours il me ferait appeler, enchanté qu’il serait d’avoir gagné quelques heures. Mais j’étais bien décidé à partir, et si je me trompais, si Ahmadou en venait à la violence, j’étais sûr d’avoir de nouveaux partisans qui se fussent interposés et auraient arrangé l’affaire sans me faire courir aucun danger. C’était là le résultat de ma politique de deux années ; je m’étais fait des amis, et si aucun d’eux n’était assez indépendant pour me prendre sous sa protection, j’étais du moins sûr que l’on ne me ferait pas de mal. Cependant deux jours se passèrent, et Ahmadou, aux démarches d’Oulibo, ne répondit que ceci : _Min ani_[231], et comme il insistait, Ahmadou lui dit : « Tu veux que l’affaire s’arrange ; eh bien ! elle s’arrangera. » Badara, que je fis prévenir sous main, m’engageait à la patience, il croyait son départ prochain, à la parole d’Ahmadou, et disait que tout le monde s’employait pour nous faire partir. Je savais ce que signifiait pour les Talibés de s’employer auprès d’Ahmadou ; d’ailleurs, je ne pouvais plus reculer. Je préparai donc mon départ, et voyant les jours se passer, j’étais très-inquiet, en dépit des assurances de Tambo, qui prétendait qu’Ahmadou s’occupait de nous. 17 décembre 1865. Le dimanche 17 décembre, je demandai à Samba N’diaye : « Eh bien, as-tu toujours confiance dans les intentions d’Ahmadou à mon égard ? — Non, me dit Samba, car après ce que je lui ai fait dire et ce qu’Oulibo lui a dit, jamais je n’aurais cru qu’il laissât passer si longtemps sans te faire appeler. » Moi non plus, je n’avais plus confiance, et on peut facilement deviner ce que je souffrais de cette incertitude, compliquée de paroles inquiétantes, que Seïdou, toujours bien informé, venait me relater. J’en étais là, lorsque, l’après-midi, j’appris qu’Ahmadou était dehors sous les arbres. Mon parti fut vite pris. J’aurai une explication, me dis-je, et j’allai le trouver. Là, affectant l’air le plus aimable, je lui souhaitai le bonjour, je lui rappelai que j’avais attendu deux jours à sa porte sans le voir, quoiqu’il m’eût dit de venir ; qu’alors j’étais allé trouver Oulibo pour lui faire dire que j’avais absolument besoin de lui parler, que je ne pouvais rester à Ségou sans conférer avec lui et que si avant cinq jours je ne l’avais pas vu, je serais obligé de partir. « Je ne veux pas, ajoutai-je, que tu me croies fâché, c’est pour cela que je viens moi-même te dire cela ; mais il faut que je te parle d’affaires ou que je parte. » Ahmadou, qui avait interrompu une conversation sérieuse pour m’écouter et avait fait déranger du monde pour me laisser passer, répondit tout de suite : « Si je ne t’ai pas reçu le second jour, c’est que je ne suis sorti pour personne. Du reste, je n’ai aucune raison pour ne pas te recevoir. — Alors, repris-je, si tu veux j’irai demain te voir. — _Arre_ (viens) ! » telle fut sa réponse, et il ajouta : « _Che Allaho_, tu me verras demain. » 18 décembre 1865. J’avais une fameuse inquiétude de moins, car il était évident qu’il n’y avait pas malveillance, mais simplement désir de gagner du temps, et j’espérais qu’enfin nous allions parler du fameux traité que j’étais venu faire. Le 18, je fis déjeuner de bonne heure, et à dix heures j’étais chez Ahmadou ; il était chez Sadhio, sa nourrice. Nous nous arrêtâmes dans une cour située entre les deux grands bilours d’Ahmadou, où l’on venait de dresser un vaste hangar, et il nous fallut attendre là à l’ombre, une heure et demie. Dédéou, son cordonnier (Sofa en grand honneur à Ségou), vint alors me dire de sa part qu’il allait sortir dans un instant, et un quart d’heure après Ahmadou me fit appeler. Il y avait une assistance assez nombreuse, et je vis aussitôt à mon grand désappointement, que nous ne pourrions rien terminer ce jour-là. Néanmoins je m’efforçai de faire bonne figure et je lui dis bonjour très-lentement, en réfléchissant à ce que j’allais dire. Son bonjour fut très-gracieux. Je lui dis alors : « Ahmadou, le jour où Sidy est arrivé tu m’as dit : A présent, c’est fini. Je pensais que nous allions régler toutes nos affaires et fixer mon départ. L’armée des Bambaras est venue ; quoique je fusse bien pressé, tu m’as prié d’attendre, et j’ai attendu ; après, tu as eu une affaire avec les Talibés. J’ai encore attendu, et j’attends depuis. « Voici ma position. Le gouverneur me dit de revenir. J’ai attendu jusqu’ici, parce que tu l’as voulu. Je n’ai pas encore pu savoir si même nous serions d’accord au sujet des propositions que j’ai à faire, et je ne peux plus rester dans l’incertitude. Je te demande de régler les affaires, et quand nous serons d’accord, de fixer le jour du départ. Sans cela il m’est impossible d’attendre davantage. » Ahmadou répondit : « Tu as bien parlé. Ce que tu as dit est juste. Depuis ton arrivée, je n’ai jamais eu à me plaindre de toi pour rien. Je pense que tu n’as rien non plus contre moi. Je veux que jusqu’à ton départ tout le monde te donne du respect et que tu sois content. Je ne veux pas que rien te chagrine. Viens demain, nous arrangerons tout cela. N’aie pas d’inquiétude pour demain. Dès que tu viendras, je sortirai pour te parler. Et comme je me levais pour partir, il ajouta : « Il ne faut avoir aucun chagrin dans ton cœur ; nous ne voulons tous que le bien. » Jamais Ahmadou n’en avait dit autant et n’avait parlé aussi gracieusement. Je rentrai presque content et gardant une bonne espérance pour le lendemain. 19 décembre 1865. Cependant je fus cruellement désappointé quand, le lendemain, Ahmadou, du ton le plus aimable, me demanda d’attendre _Leourou Nay_, c’est-à- dire quatre mois. A cette époque, je parlais assez couramment le peuhl et je comprenais presque tout avant que les interprètes me le traduisissent. On peut penser combien ce _Leourou Nay_ me fit plaisir. Quant aux affaires, il me donnait l’assurance qu’elles s’arrangeraient à ma satisfaction ; mais il n’en voulait pas parler avant la veille du départ, afin, disait-il, que dans le pays on ne sût pas à quoi s’en tenir sur le résultat de notre conférence. Ces _quatre mois_, qui m’avaient fait bondir, me semblaient une amère plaisanterie. Me fâcher n’eût abouti à rien ; j’affectai de les prendre comme une plaisanterie, bien qu’ils ne fussent, hélas ! que trop sérieux. Je répondis, en offrant quinze jours de délai, et les raisons, comme on pense, ne me manquaient pas. Il accepta toutes les paroles, même les plus dures, que je lui adressai sur son manque de parole, mais marchanda, et tout ce que je pus obtenir ce fut de réduire ce délai à deux mois ; mais il ne réduisait ainsi que pour me faire prendre patience. Néanmoins, j’obtins une promesse solennelle, devant tous les témoins, que dans soixante jours je me mettrais en route quoi qu’il arrivât ; et je fus forcé d’accepter ce délai que je croyais bien être le dernier. En rentrant écrire les détails de ce palabre, je terminais mes tristes réflexions par ces paroles : Toute la comédie qui vient de se jouer était arrangée à l’avance. Bien que tout le monde me sût fort de mon droit, tout le monde me suppliait d’accorder ce délai. J’ai cru faire pour le mieux en vue des intérêts de ma mission et de mes compagnons en préférant ce retard aux chances de partir sans faire de traité et en nous exposant à tous les dangers de la route, sans protection. J’ai, comme d’habitude, sacrifié mes goûts, qui me portaient à braver ces dangers, à ce qui me semblait mon devoir. Qui sait si je ne recueillerai pas le doute et la calomnie ? Et en effet, si, à mon retour, de la part de mes chefs, je n’ai eu que des éloges, n’ai-je pas entendu dire qu’on m’avait accusé pendant mon absence d’être resté par plaisir et par intérêt personnel ? Si elle n’était pas lâche, cette accusation, dont je ne connais pas l’auteur, serait au moins absurde ! 25 décembre 1865. Cette entrevue, à laquelle j’avais attaché tant d’importance, avait lieu le 19 décembre. Peu de jours après, j’apprenais l’arrivée de Bakary Guëye à Yamina, et dès le lendemain de cette nouvelle, le 25 décembre, mon fidèle laptot me revenait, tout désespéré de ne pas arriver le premier, mais heureux de me retrouver à peu près bien portant ; car au milieu de ces péripéties, l’espoir du retour me rétablissait plus sûrement que toute autre chose n’eût pu le faire. Sur cinq cents francs de marchandises qui lui avaient été confiées, Bakary, dans son voyage de quinze mois, avait à peine dépensé cent francs, et bien différent, en cela, de Sidy, il m’abandonnait en échange un fusil à deux coups qui était sa propriété. Sidy, lui, m’avait vendu son fusil et son sabre que j’avais payés en partie de l’or que je gardais en réserve pour quelque circonstance imprévue, et un billet qu’il avait demandé lui garantissait le payement du reste. Je pense qu’étant en défiance, parce qu’il craignait que je ne le fisse punir, au retour, de ses méfaits passés, il avait jugé prudent de se prémunir contre moi. C’était une injure que les autres compagnons de mon voyage avaient ressentie et pour laquelle ils l’avaient bafoué, mais qui ne pouvait m’atteindre. J’avais d’ailleurs pardonné à Sidy en faveur de la délivrance qu’il m’avait apportée et je lui avais fait cadeau d’un magnifique vêtement du pays. J’habillai aussi mon pauvre Bakary, que ne lui eussé-je pas donné ? Il nous apportait un plein sac de lettres, de papiers, de journaux : c’étaient des nouvelles de tous ceux qui nous étaient chers et aussi l’oubli du temps pour quelques jours. Bakary m’apportait une lettre du gouverneur que je crois devoir rapporter ici. Saint-Louis, le 30 novembre 1865. « Mon cher monsieur Mage, « Bakary a laissé voler ses lettres à Bakel. Sidy, arrivé d’abord seul à Saint-Louis le jour où _le Basilic_ partait pour un dernier voyage de Bakel, a été chargé par moi d’aller vous trouver avec une boîte de marchandises pour vous, un beau sabre de quatre cents francs et une lettre pour Ahmadou Cheikhou. Je demande à ce dernier de vous renvoyer en promettant un canon. « Aujourd’hui que Bakary est arrivé à Saint-Louis, sans lettres, je vous le renvoie avec une nouvelle lettre pour Ahmadou Cheikhou, des marchandises, des médicaments et des effets[232] pour vous. « J’ai écrit de nouveau au ministre pour qu’il veuille bien vous nommer officier de la Légion d’honneur et M. Quintin chevalier. « Nous avons eu ici un hivernage terrible. « Sous le rapport politique, les affaires de la colonie vont parfaitement. Poussez ferme à une alliance entre nous et le roi de Ségou ; faites-lui entrevoir, dans cette alliance, la possibilité pour lui de réaliser la conquête de Tombouctou, dans laquelle a échoué son père. Demandez-lui la création des comptoirs que vous deviez demander à son père. « Il y a une grande révolte dans le Sud de l’Algérie depuis six mois. Cela ne m’étonnerait pas que l’influence des Kountahs du Touat et peut- être de Tombouctou y fût pour quelque chose. Raison de plus pour nous allier avec les ennemis des Kountahs sur le Niger. « On vous porte vos correspondances de France. « Tout à vous, « L. FAIDHERBE. « Nos bons souvenirs à M. Quintin. » A cette lettre était jointe une lettre pour Ahmadou. Présumant que le contenu devait être le même que celui de la lettre de Sidy, et craignant qu’Ahmadou n’en prît un nouveau prétexte pour remettre en question ce qui était convenu entre nous, je me décidai, d’accord avec le docteur, à n’en pas parler. Je fis annoncer à Ahmadou, par Samba N’diaye, l’arrivée de Bakary, disant qu’il n’y avait pas de nouvelles lettres, ce à quoi Ahmadou répondit qu’il ne s’en étonnait pas, parce qu’on lui avait dit que Bakary n’était pas allé à Saint-Louis. C’était Sidy qui avait trouvé très-joli d’imaginer ce conte pour se faire valoir, et cela me donna à réfléchir, surtout quand Bakary me dit qu’il avait laissé voir la lettre à un de ses compagnons de route. Si Ahmadou venait à l’apprendre, il n’en fallait pas davantage, avec un homme aussi soupçonneux, pour nous faire retenir encore longtemps, et je dis à Bakary de reprendre la lettre enveloppée dans une autre, qu’il sortit de ses grisgris devant une nombreuse assistance, comme s’il l’eût oubliée. C’était d’autant plus croyable que, pour éviter d’être volé en bloc, comme il l’avait déjà été, Bakary avait caché toutes les lettres dans ses grisgris et _martoumé_[233]. Je décachetai la première lettre, d’où je sortis celle d’Ahmadou, que je lui envoyai, en lui faisant expliquer comment on ne l’avait pas trouvée tout d’abord. Tout le monde fut dupe de ce stratagème. 27 décembre 1865. Le 27, j’allai voir Ahmadou et je lui portai un présent : C’était : 1 collier de perles cornalines rondes ; 1 id. id. id. plates ; 18 bagues en cornaline (petite) ; 1 grosse bague en cornaline ; 2 pièces de roum ; 1 pièce sucreton ; 12 bonnets rouges ; 100 pierres à fusil. Si mince que fût ce cadeau, qu’à mon arrivée je n’eusse pas osé lui offrir, dans ce moment il valait 127600 cauris. Ahmadou en fut enchanté. Je lui donnai quelques détails sur le voyage de Bakary et lui dis que, quant à la lettre, d’après ce qu’il y avait dans les miennes, elle devait être une copie de la première. « C’est vrai, » dit Ahmadou. « Alors, lui dis-je, en me levant, il n’y a rien à changer à ce dont nous sommes convenus, et rappelle-toi qu’il n’y a plus que cinquante- trois jours. » Il se mit à rire et je le quittai. En entrant, je me hâtai de mettre de côté ce dont j’espérais faire de l’argent, et je fis quelques cadeaux aux gens qui m’avaient servi, tels que Samba N’diaye, Tambo, Samba Farba, Tierno Abdoul Kadi, Sidy Abdallah, et Sadhio, la nourrice d’Ahmadou. De plus, au moyen des couteaux qu’on m’avait envoyés, je fis nombre d’heureux, et entre autres Aguibou qui m’en fit demander deux. 29 décembre 1865. Le dernier événement de cette année fut pour moi la visite que je reçus d’un schérif marocain, arrivé depuis plus de six mois avec les derniers voyageurs de Tichit, et qui était venu ostensiblement pour demander à Ahmadou ou à El Hadj des livres arabes que possédait ce dernier ; on le disait envoyé par la famille de Cheick Tidiani, marabout très-respecté, par le nom duquel on fait serment. C’était un homme âgé, présentant le type arabe des tribus Chambas : les yeux petits, très-enfoncés dans leurs orbites, le nez droit, la bouche mince, la figure maigre et d’énormes oreilles. Brave homme au fond, il souffrait beaucoup. Logé chez Sidy Abdallah, auquel Ahmadou l’avait confié, il ne se trouvait pas satisfait des repas qu’on lui faisait faire ; il avait été malade, s’était plaint de Sidy Abdallah à Ahmadou, et depuis ce temps ils ne s’entendaient pas très- bien ; quoique Ahmadou lui donnât de temps à autre assez généreusement un captif, pour subvenir à ses dépenses personnelles, il se plaignait du manque de ressources du pays, et d’après cela on peut penser si, moi, je devais m’en plaindre. En somme, ce vieux schérif Mohammed en avait assez de Ségou ; il voulait s’en retourner, et il avait demandé à revenir avec moi à Saint-Louis, pour de là aller au Maroc par un navire, si faire se pouvait, car il avait beaucoup souffert de la traversée du désert à dos de chameau et ne voulait plus en entendre parler. Sachant qu’Ahmadou le traitait avec beaucoup de considération, je le reçus très-bien, je l’engageai à venir me voir ; car à tout hasard, en pays de musulmans fanatiques, le fait d’établir des relations habituelles avec un schérif ne pouvait que me relever aux yeux des Talibés. Enfin, le 31 décembre, Guiberrou vint me voir pour me prier de lui prêter quatre mille cauris pour quelques jours, ce que je fis volontiers, et il eut un long palabre avec Samba N’diaye ; ils espéraient tous deux m’accompagner et s’en réjouissaient à l’avance par l’idée des cadeaux qu’ils comptaient recevoir du gouverneur et des autorités : « Oh ! si j’y vais, disaient-ils, à mon retour je n’aurai plus qu’à me coucher et à manger jusqu’à être rassasié. » Manger et dormir sans travailler, telle est la seule pensée, le seul mobile de ces dévots musulmans. [Décoration] [Note 229 : Les Pouls sont de race blanche.] [Note 230 : Gadas, esclaves de la case, destinés au service du maître ou des femmes.] [Note 231 : J’ai entendu.] [Note 232 : Les médicaments étaient restés à Nioro : c’était du sulfate de quinine et de l’ipéca, dont nous n’avions pas besoin ; les effets étaient restés à Saint-Louis.] [Note 233 : Petits livres de prières portatifs que les musulmans ont sur eux en guise de grisgris.] CHAPITRE XXXVII. 1866. — Situation politique. — Le débarquement du mil présidé par le roi. — Entrevue avec Ahmadou. — Expéditions diverses. — Fête du Cauri. — Nouveaux retards à notre départ. — La situation politique s’améliore. — Mort de Fali. — Arrivée de Mahmadou Falel. — Nouvelles du Sénégal. — Instances de Badara pour partir. — Audience d’Ahmadou. — Nous faisons un traité de commerce et d’amitié. — Nouveau retard de dix jours. — Intrigues diverses pour m’accompagner. — Retards sur retards. — On nous donne enfin des chevaux. — Un prince doit nous accompagner. — Alerte et sortie. — Je me fâche et j’obtiens l’assurance qu’Ahmadou prépare notre retour. — Arrivée d’un Maure porteur d’une lettre du commandant de Bakel. — Nouveaux retards. — Fête de la Tabaski. — Nouvelles du Macina, derniers événements connus. — Nouveaux retards et inquiétudes. — Notre départ se décide malgré Bobo. — Audience de départ. — Cadeau d’Ahmadou et cadeau que je lui envoie en retour. — Fin de nos relations avec Ahmadou. Janvier 1866. Cette année commençait pour moi dans une demi-captivité au milieu de l’Afrique ; elle devait se terminer en France au milieu des plus douces joies de la vie, et je puis ajouter, des plus honorables satisfactions de l’amour-propre. En attendant, je faisais le 1er janvier largesse à mes hommes en leur distribuant, ainsi qu’à toutes les personnes de la maison, quelques milliers de cauris. Quelques jours après, Ahmadou sortait pour expédier une petite colonne au secours des villages de captifs de Koro Mama, dans les environs de Témouilli, et pour en ramener tous les habitants. Cette expédition fut couronnée d’un plein succès, et, le 7, toute la population du village arrivait, calebasses en tête et pesamment chargée, pour rejoindre ses anciens maîtres installés à Soninkoura. 7 janvier 1866. Du reste, depuis quelque temps, tout semblait tourner à bien pour Ahmadou. Dans les derniers jours de décembre, ses razzias avaient été très- heureuses : une seule dirigée sur les environs de Sansandig un jour de marché, avait ramené vingt femmes, dix bœufs et quatre chameaux. Quatre jeunes gens partis d’un autre côté avaient pris deux femmes aux environs de Fatigné en tuant l’homme qui les accompagnait, et dont ils rapportaient le fusil ; d’autres s’étaient emparés aux environs de Sansandig, les uns de deux femmes, les autres de trente-sept chèvres, et l’audace des Talibés croissait en raison de ces succès. Dans les premiers jours de janvier, un autre _bamé_ (razzia) ramena des environs de Holocouna quelques bœufs et des captifs, et les Talibés racontèrent la fable suivante qui trouva des crédules. Les gens du village les voyant passer, disaient-ils, étaient montés sur leurs murailles et avaient crié : « Nous ne sommes plus ici pour Ahmadou, nous sommes pour Tidiani (neveu d’El Hadj) ; c’est à lui que nous portons le tribut à Jenné, parce qu’Ahmadou tue tout le monde ! » A quoi les Talibés avaient répondu : « Mais vous savez bien que Tidiani est là pour Ahmadou. — _Ntchié_ (c’est faux), avaient dit les Bambaras, c’est Tidiani qui est plus qu’Ahmadou. » Cette histoire courait le village, et son but était trop clair pour qu’il soit nécessaire de l’expliquer. De même on faisait courir les bruits les plus exagérés de querelles entre Mari et ses chefs de captifs. On disait que ceux qu’il avait envoyés à Sansandig avaient refusé de revenir le trouver. Ce qui pouvait bien être vrai ; mais, partant de là, on racontait qu’ils avaient coupé le cou de l’envoyé de Mari, que ce dernier avait envoyé Bofofana, son chef de tous les captifs, et qu’on n’avait pas voulu lui ouvrir les portes de la ville ; une autre version disait qu’alors ils avaient tous décidé ensemble de retourner vers Mari et de lui couper le cou, puis de tirer au sort à qui serait roi[234]. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Bambaras se tenaient tranquilles et qu’on en profitait pour faire des _bamé_. Le 7 janvier, une bande avait trouvé sur les bords du fleuve, à Kragno, une pirogue qui venait de quitter Sansandig et l’avait surprise : on avait pris cinq femmes, dix-huit bafals de sel, mais l’homme qui se trouvait dans la pirogue s’était échappé, et Ahmadou, l’apprenant, disait : « J’aurais donné tout le reste pour avoir cet homme et lui couper la tête. » En revanche, un autre _bamé_ qui avait d’abord fait un butin très- considérable dans le Baninko, venait d’être chassé à son retour par les Bambaras embusqués sur sa route. En somme, bien qu’avec des chances diverses, l’avantage était pour les Talibés, et vers le milieu de janvier ils ne craignaient pas de s’avancer vers l’Est dans leurs razzias, sur le chemin de Sarrau à Diaparabé, où ils enlevaient presque toujours quelques captives. Les femmes qu’on prenait dans ces occasions, soit qu’elles en reçussent l’ordre, soit pour se concilier les bonnes grâces de leurs nouveaux maîtres, donnaient toutes les nouvelles excellentes de Tidiani, qu’on représentait comme à peu près maître du Macina, ou du moins s’y maintenant à la tête de forces considérables, dans la partie située entre le Niger et le Bakhoy ; mais malheureusement jamais deux récits ne se ressemblaient, et il commençait à n’être plus question d’El Hadj et de ses fils. 15 janvier 1866. Le 15, des hommes de Toumboula arrivèrent avec des gens de Tala pour emmener Badara ; ils lui portaient une lettre des habitants de son village qui exposaient la triste situation dans laquelle ils se trouvaient depuis le départ du vieux chef. La guerre, la famine les avaient sans cesse harcelés et 350 des habitants avaient péri. Leur situation devenait difficile ; ils demandaient le retour de leur chef, des secours, ou menaçaient d’abandonner le village. Ahmadou leur fit écrire de patienter un peu, que Badara allait revenir et fit donner du sel en cadeau aux envoyés. Le 17, quand j’allai voir Badara, il en faisait le partage. 19 janvier 1866. Les soixante jours demandés par Ahmadou conduisaient au 18 février, c’est-à-dire au lendemain de la fête du _Cauri_. Aussi, lorsque la lune parut le 19 janvier au-dessus de l’horizon, je la vis avec bonheur ; je n’avais plus que trente jours à décompter, et au contraire, les musulmans commençaient la rude épreuve du carême. Je travaillais déjà à mettre mes affaires en ordre, je tâchais de me faire payer les cauris qui m’étaient dus par divers marchands. Mais au milieu de ces soins nous n’étions pas sans tribulations. Le docteur souffrait d’un fort mal de gorge. Moi j’étais couvert de douleurs, et sans l’espoir du retour qui nous soutenait, je ne sais ce que nous fussions devenus. 6 février 1866. Cependant les jours se passaient ; chaque vendredi, après le salam, j’allais saluer Ahmadou et lui rappeler ses promesses. J’en tirais toujours un mot aimable et un sourire. Enfin les préparatifs de la fête s’annoncèrent dès le 6 février ; Ahmadou envoya à tous les Talibés l’ordre de rentrer à Ségou pour le jour du Cauri. On prétendait que les Bambaras avaient un plan de révolte pour ce jour-là, et bien que je n’y crusse pas, je me demandais si ce ne serait pas l’occasion d’un nouveau retard. Samba N’diaye, lui, était convaincu de notre départ depuis un entretien mystérieux qu’il avait eu avec Ahmadou au bord du fleuve, où ce dernier était allé recevoir du mil d’impôt qui lui arrivait. Ce n’est pas le trait le moins caractéristique de cette société que la nécessité où se trouve le roi de s’occuper de ces menus détails, sous peine d’être volé. Dans ces occasions il va tenir sa cour sur les rochers du bord de l’eau. Les captives, partagées en plusieurs bandes sous le commandement des femmes chefs de captives, viennent charger leurs calebasses, et quand elles sont toutes prêtes, une bande se met en route en chantant, accompagnée ou surveillée, si on veut, par un des princes à cheval, et va vider le mil dans les vastes greniers disposés dans une des cours extérieures de la maison d’El Hadj, ou plutôt dans la maison de Yougoucoullé, le captif préposé à la garde des magasins. 10 février 1866. Quand il n’y eut plus que huit jours jusqu’à la date assignée par Ahmadou, j’allai lui demander un entretien qu’il m’accorda pour le lendemain matin. Je me disposais à aller chez lui avec Samba N’diaye, qui était tout à fait rétabli, quand un Sofa vint me prévenir de sa part qu’il avait une affaire ce matin et qu’il me recevrait l’après-midi. Décidément Ahmadou se civilisait et voulait que nous emportassions une bonne idée de sa politesse. Nous n’en étions plus à attendre toute une journée à sa porte une audience promise. Enfin, vers trois heures et demie, nous fûmes reçus, et, après les politesses d’usage, je lui dis que, le départ approchant, je venais lui parler de quelques questions que je désirais régler et lui demander son avis. La première question était relative à une somme de 40000 cauris qui m’était due par des Diulas du Haoussa en payement d’ambre que je leur avais donné à vendre et dont je ne pouvais obtenir un seul cauri. Je les avais amenés en justice devant Abdoul Kadi, qui s’était déclaré incompétent ; ces hommes étaient directement sous la protection d’Ahmadou, qui avait défendu de les traiter comme les autres Talibés, disant qu’il ne voulait pas qu’ils désertassent son camp pour aller chez les Bambaras. Je demandais qu’on les fît payer ou qu’on les punît. Ahmadou me dit qu’ils devaient plus de 500000 cauris, qu’il avait souvent payé pour eux, mais qu’il verrait ce qu’il y avait à faire. Ensuite je désirais régler le sort des deux femmes esclaves qu’Ahmadou avait données pour notre service peu après notre arrivée. Ahmadou me dit que je pouvais les emmener, les vendre ou les lui rendre, mais qu’il ne pouvait consentir à ce que je les laissasse libres, parce que cela n’était pas dans les usages. J’insistai cependant pour leur donner la liberté, mais Ahmadou refusa formellement. Ensuite je traitai la dernière question qui était d’obtenir les chevaux promis pour faire notre route de retour, et j’expliquai à Ahmadou la nécessité dans laquelle nous nous trouvions d’ajuster nos selles suivant le cheval, de nous habituer à leurs allures et toutes autres raisons de même valeur. Il me dit qu’il allait s’en occuper immédiatement. Alors nous rentrâmes à la case et nous fîmes savoir à ces deux captives la réponse d’Ahmadou, leur laissant le choix de rester esclaves du roi ou de partir avec nous pour être libres, et leur promettant dans ce dernier cas de leur donner une case et de quoi vivre à Bakel ou à Médine. Elles choisirent de rester esclaves, mais en me disant : « Tu es notre maître ; si tu veux nous te suivrons, mais ce que nous aimerions mieux ce serait de rester. » Cette préférence ne m’étonnait pas. Esclaves de naissance, filles d’esclaves dans un pays d’esclaves, le mot libre ne pouvait éveiller chez elles aucune aspiration. A Ségou elles retrouvaient leur famille, leurs connaissances ; que leur importaient Bakel, Médine ou la liberté ? Il ne nous restait plus qu’à les traiter le plus généreusement possible, et nous le fîmes. 14 février 1866. Quelques jours après cette entrevue, une armée, sous le commandement de Karounka, chef des Djawaras, revenait d’une expédition dans l’intérieur du côté de Bamakou. Ces troupes avaient attaqué le village de Sélé, qu’elles avaient pris aux trois quarts, et elles ramenaient de nombreux captifs. Leurs pertes étaient évaluées à quinze hommes, au nombre desquels était un de mes deux créanciers du Haoussa. Ahmadou sortit pour recevoir ces vainqueurs. Enfin nous arrivâmes au Cauri, et tout en ne cessant de noter les diverses nouvelles du pays, je me préoccupais de mon départ. Différentes personnes avaient reçu l’ordre de se préparer. Sidy Abdallah m’avait confirmé la nouvelle du départ du vieux schérif marocain avec nous. Un Diula, nommé Oumar Samba, qui était arrivé avec Bakary Guëye et avait apporté des pierres à fusil à Ahmadou, devait être chargé par lui d’en aller acheter d’autres. On disait qu’Ahmadou avait préparé des lettres pour tous les postes principaux de ses possessions, afin de faire venir des Talibés à Ségou. On parlait aussi du départ de Tambo, de Guiberrou, et, chose plus curieuse, on disait que Boubakar Mahmady Diam, qui était déjà allé à Nioro pour y demander une armée, devait y retourner ; mais comme il n’avait pas bien réussi la première fois, peu de personnes ajoutaient foi à ce bruit. 17 février 1866. Le 17 février le tabala annonçait le commencement de la fête ; tout le monde se parait de son plus beau costume pour aller au salam, et moi- même, voulant y paraître, je revêtis un superbe habillement du pays brodé en soie. Ahmadou, par un acte d’une haute politique, venait de rendre aux Bambaras leurs trompes en dents d’éléphant percées, avec lesquelles comme ont pu l’entendre ceux qui ont été à Grand-Bassam ou à Assinie, on fait la musique assourdissante qui accompagne Assama ou Amatifou[235] les jours de cérémonie. Les Bambaras, pour lesquels cet instrument national paraît avoir un charme tout particulier, s’en donnaient à cœur joie, et quand Ahmadou rentra du salam en grande pompe, précédé de ces sonneurs de trompe, tout le monde était sur le toit des maisons pour assister à ce nouveau spectacle. El Hadj, en entrant à Ségou, avait supprimé les trompes comme antimusulmanes ; Ahmadou les rendait. Étaient-elles devenues canoniques, ou bien avait-il compris enfin, quoique bien tard, la nécessité de faire des concessions ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que trois jours durant les trompes ne cessèrent pas de nous régaler d’une musique qui, quoique bizarre et élémentaire, ne manque pas d’une certaine harmonie. 18-19 février 1866. Les 18 et 19. — La fête continua avec un acharnement que je n’avais jamais vu : Ahmadou palabrait, venait assister aux danses des captifs bambaras, à cette ronde bambara si originale, et cela en grande pompe, entouré d’une nombreuse garde en habits de fête. Dans tous les coins de la ville on dansait. Ici, devant la porte de Sontoukou, c’était au son des trompes de Bambaras. Là, devant la porte d’Arsec, c’était la bande de Koro Dougou avec ses boubous en morceaux de bois et ses bonnets couverts de graines violettes, se livrant à de bizarres exercices et à des danses d’une indécence indescriptible, au son de la musique d’un tamtam, de chants obscènes et du bruit des calebasses percées, remplies de graines, qu’on agite en mesure. Plus loin, à Doubalel Coro, sur la place du petit marché, c’est Diali Mahmady avec sa bande de femmes dansant au son du balophon ou de la guitare mandingue, et faisant des contorsions qui souvent ne manquent pas de grâce ; c’est la danse des Malinkés, dans laquelle la tête vient par un mouvement brusque ou lent se placer en arrière entre les deux omoplates. Mais tout ce spectacle, que je contemplais pour la troisième fois depuis mon arrivée à Ségou, ne pouvait malgré l’entrain exceptionnel qu’il avait cette année, me réjouir en aucune façon, car le Cauri était passé, depuis deux jours, et je n’entendais pas parler de départ. Au fond, malgré les promesses d’Ahmadou, j’avais toujours pensé qu’il faudrait attendre la fin de la fête, mais elle paraissait devoir se prolonger. [Illustration : M. Mage revêtu d’un boubou-lomas.] 20 février 1866. J’envoyai Samba N’diaye dire un mot à Ahmadou qui, le 20, me fit répondre « qu’il avait d’abord promis de me parler ce jour-là, mais qu’il était accablé d’affaires et craignait de n’avoir pas le temps ; qu’il ne changeait rien à ce dont nous étions convenus ; que je n’avais qu’à me préparer, parce qu’aussitôt qu’il m’appellerait, ce serait pour me mettre en route. » Pour qui connaissait les habitudes d’Ahmadou comme nous les connaissions à cette époque, cela remettait tout en question et voulait dire : Ne m’importunez pas ; quand je serai prêt, vous partirez. Après avoir conféré avec le docteur, je renvoyai Samba N’diaye lui dire que je comprenais, mais que je ne pouvais préparer mes bagages sans savoir l’époque du départ ; que s’il voulait la fixer à un jour ou deux près, j’en garderais le secret, mais que ce serait plus commode. Samba, en faisant ma commission, jugea convenable de dire à Ahmadou qu’il m’avait offert, si Ahmadou l’acceptait, de remettre notre entrevue au vendredi 23. A quoi Ahmadou, enchanté de gagner trois jours, avait répondu tout de suite _Min diabé_ (je veux bien). Ce n’était pas mon compte, mais c’était fait, je n’avais plus qu’à patienter trois jours, et je le fis d’autant plus volontiers que tout semblait bien marcher. Politiquement parlant, un fait d’une haute importance venait de se produire. Vingt-trois villages du Baninko étaient venus faire leur soumission en apportant un tribut et ramenant à Ahmadou un Talibé, de l’armée des Djawaras, qui, blessé à Sélé, avait été recueilli par ce village au lieu d’être tué comme d’habitude. 22 février 1866. D’un autre côté, tout annonçait le départ. Ahmadou avait fait appeler différentes personnes qu’on savait devoir partir. Enfin le 22 février, Tierno Abdoul Kadi me faisait appeler, et, après un long préambule, me confiait en secret qu’il désirait bien que je le récompensasse de ce qu’il avait fait pour moi ; que j’allais partir, et que s’il pouvait me rendre service il le ferait, mais qu’il désirerait être connu du gouverneur, qu’il était dévoué aux blancs, et il termina en me demandant un cadeau, que je lui promis et qu’il me chargea de confier à Seïdou à mon arrivée. En revanche, prévoyant le cas où d’autres voyageurs viendraient à Ségou, je lui dis qu’il faudrait qu’il s’employât en leur faveur pour leur faire donner une maison à eux hors de la ville avec des lougans. Il m’offrit d’en parler avec Ahmadou, offre que je déclinai, de crainte que cela n’entravât mon départ. 23 février 1866. Le vendredi 23 était arrivé, mais en même temps une nouvelle fâcheuse. Fali, le chef des Sofas, le fils de l’ancien roi de Tamba était mort dans la nuit. Ahmadou perdait en lui un excellent serviteur ; cela l’attristait et pouvait être un nouvel obstacle, mais par contre il recevait une nouvelle qui, le comblant de joie, devait l’absorber. Un Talibé, nommé Mahmadou Falel, Yoloff de naissance, arrivait de Dinguiray, portant à Ahmadou des lettres de sa mère et des fusils de munition à baïonnette, qui avaient été achetés aux comptoirs du Rio Pongo. Malgré ces contre-temps, je vis Ahmadou, mais il me fit prévenir qu’on ne pourrait parler d’affaires, et le soir, quand je voulus obtenir de le voir le lendemain, ce fut impossible ; néanmoins, Ahmadou parlait à différentes personnes, et ceux qui étaient les plus intéressés à partir, tels que Badara, étaient convaincus que, à quelques jours près, le moment était venu. En même temps que Mahmadou Falel, étaient arrivés deux Toucouleurs qui portaient des nouvelles du Sénégal. Bien qu’ils eussent été en partie témoins des événements qu’ils racontaient, je fus à même, à mon retour, de voir combien on dénaturait les faits à distance. C’est ainsi qu’ils m’annonçaient le changement de gouverneur et les principaux événements de la guerre que Maba faisait dans les provinces du Cayor, du Djoloff et sur les bords de la Gambie, qu’ils racontaient en exagérant à dessein les succès des musulmans. Le même soir Ahmadou avait une conférence avec Alpha Mahmadou, le parent de Falel, et avec Badara, auxquels il assurait que nous allions partir. Les instances de Badara étaient causées par une nouvelle lettre arrivée de son village, et en même temps qu’il la recevait, on apprenait que l’armée de Nioro, pour dégager Toumboula, était venue attaquer Digna, qu’elle l’avait cerné pendant trois jours, mais qu’à la nouvelle qu’un envoyé d’Ahmadou arrivait, elle s’était dépêchée de rentrer à Nioro, de crainte qu’on ne vînt la chercher. Or, cet envoyé d’Ahmadou n’existait pas ; le voyageur en question était simplement Mahmadou Iffra, l’envoyé du Guidimakha, dont j’ai parlé au commencement de mon séjour à Ségou. Quand Samba N’diaye l’avait chassé de chez lui, après le départ de Bakary Guëye, il avait erré dans le pays à la recherche de moyens d’existence, et, fatigué, il avait pris la route du retour, se disant envoyé par Ahmadou et moi, vers le gouverneur, délivrant sans s’en douter les Bambaras de Digna. 24 février 1866. Le 24 j’allai chez Ahmadou, et comme j’attendais, Mohamed Bobo et Boubakar Mahmady Diam sortirent. Bobo me voyant vint à moi et me dit : « Tu ne verras pas Ahmadou, il ne sort pas, mais _Ché Allaho_, tu vas partir, je te donnerai un bon coup de main. » Cette amabilité de Bobo m’étonnait à bon droit, et on verra comment il me donna un coup de main. Le lendemain je revins à la charge et fis demander à Ahmadou une audience, en ne lui cachant pas mon mécontentement de tous ces retards. Cette fois c’était du mil qui venait de lui arriver, et il le faisait débarquer ; mais, comme j’insistais, il dit que, _Ché Allaho_, je le verrais demain et que nous causerions de toutes les affaires. 26 février 1866. En effet, le 26 au matin, il me fit demander la première lettre que Seïdou avait apportée avant mon arrivée, lettre adressée à son père et dans laquelle il pensait pouvoir trouver les propositions que j’allais lui faire. Puis il passa toute la journée à en causer avec Bobo et Boubakar, fit appeler deux fois Samba N’diaye pour lui dire qu’il m’engageait à prendre patience, que je le verrais le jour même, et enfin il me fit appeler à 4 heures et demie et me pria de lui faire connaître tout ce que j’avais à dire à son père. Alors je lui exposai avec le plus de clarté possible le but du gouverneur, d’établir du commerce avec son pays. Je m’attachai surtout à faire ressortir à ses yeux les énormes impôts qu’il retirerait de ces relations. J’insistai pour que le droit d’entrée ne fût que de 5 pour 100 en nature et pour obtenir les comptoirs demandés par le gouverneur. Un instant, le voyant me prêter beaucoup d’attention et demander des explications, j’espérai réussir. Mais quand il prit la parole en débutant par de l’eau bénite de cour qui se distribue encore plus largement dans ces pays que chez nous, je vis aussitôt que je ne gagnerais pas toute ma cause. En somme, il me dit que ce qu’il acceptait c’était : Qu’il n’y eût pas de guerre entre le gouverneur et lui ; Que nos marchands pussent venir en toute liberté dans tout son pays, qu’on ne leur prendrait pas même une aiguille sans qu’il leur fît rendre justice ; Que ceux qui viendraient seulement pour voir le pays, il les protégerait également ; Mais que quant aux droits de 10 pour 100, c’était la loi et non lui qui le fixait, qu’il existait pour les Maures, pour les musulmans, et qu’il ne pouvait pas le changer. Pour les terrains à donner pour fonder les comptoirs, il ne pouvait pas _encore accepter_ cela, et il semblait dire que c’était à cause de l’absence de son père. J’insistai pour la forme et pour l’acquit de ma conscience, mais je savais d’avance que je ne gagnerais pas, et Ahmadou m’accordait tout ce que je pouvais attendre. Le reste de la discussion porta sur des détails, et j’arrivai à lui faire accepter les sept articles du traité suivant : _Traité passé entre MM. Mage et Quintin, envoyés du gouverneur du Sénégal, agissant en son nom, et S. M. Ahmadou, fils de Cheick El Hadj Omar, roi de Ségou._ ARTICLE PREMIER. — La paix est faite entre tous les pays respectifs où commandent les deux chefs. ART. 2. — Les hommes du gouverneur du Sénégal pourront circuler librement dans tous les pays où commande Ahmadou, dans tous ceux où il pourra commander plus tard, et y seront protégés, soit qu’ils viennent pour commerce, missions ou simple curiosité. ART. 3. — Une fois qu’ils auront payé le droit de 10 pour 100 auquel sont soumises toutes les caravanes entrant dans les pays d’Ahmadou, les Diulas ou marchands du Sénégal n’auront plus rien à payer à qui que ce soit pendant leur séjour. ART. 4. — Ahmadou promet d’ouvrir toutes les routes du pays qu’il commande vers nos comptoirs. ART. 5. — Le gouverneur du Sénégal promet que la route du Fouta aux pays d’Ahmadou sera ouverte et que les hommes ou femmes pourront y circuler librement sans qu’aucun chef puisse les arrêter. ART. 6. — Les hommes envoyés par Ahmadou à Saint-Louis pourront y acheter ce dont ils auront besoin, et recevront dans la route protection contre tous ceux qui voudraient les maltraiter. ART. 7. — Tous les marchands venant du Sénégal dans un pays où commande Ahmadou, payeront le droit d’entrée dans le chef-lieu qui sera le but de leur voyage, Dinguiray, Koundian, Mourgoula, Kouniakary, Nioro, Diala, Tambacara, Diangounté, Farabougou ou Ségou-Sikoro. Ce traité fut conclu en paroles le 26 février ; les articles 5 et 6 avaient été convenus sur la demande expresse d’Ahmadou, qui voulait garder la possibilité de faire venir des Talibés du Fouta et d’y envoyer ses agents recruteurs, et dans l’article 2 c’est à sa demande qu’on avait décidé de mettre les pays où il commanderait plus tard. Le brouillon du texte était fait. Je lui proposai de le mettre sans retard au net, lui en arabe, moi en français. Mais alléguant l’heure avancée, il me dit de rentrer préparer cela chez moi, que lui allait le faire, de son côté, et le palabre fut levé. Le soir Samba N’diaye me fit part d’un entretien qu’il avait eu après mon départ avec Ahmadou. « Puisque le commandant dit que les marchands trouvent que payer 1/10 c’est trop, ils resteront peut-être à Bakel et à Médine, avait dit Ahmadou, et dans ce cas ce seront les Talibés qui seront forcés d’y aller acheter. Si on ne me donne rien sur ce commerce, je serai contraint d’empêcher mes hommes d’y aller pour forcer les marchands à venir et à me payer les droits. » Ce raisonnement était très-sensé, mais il ne laissa pas de m’embarrasser, car le cas n’avait pas été prévu, et bien qu’en somme le gouverneur en eût été quitte pour me désavouer, je n’aurais pas voulu faire des promesses vaines. Samba N’diaye avait répondu qu’on ne pourrait pas, pensait-il, lui donner plus qu’on ne donnait aux Maures, ce qui était fort peu, 2 pour 100, mais ce qui cependant produisait beaucoup. Je ne m’engageai toutefois que relativement au poste de Médine, au cas où Ahmadou persisterait à accréditer un ministre pour y toucher cet impôt. Mais par la suite je n’en entendis plus parler, ce qui me donna a penser que Samba N’diaye pouvait bien avoir pris la chose sous son bonnet pour tâter le terrain, et voir s’il ne pourrait pas se faire donner la place de ministre à Bakel, que je savais être toute son ambition. 27 février 1866. Le lendemain je fis prévenir Ahmadou que j’étais prêt ; mais Samba N’diaye fut remis à l’après-midi, et alors, quand il dit que je demandais à partir, le dialogue suivant s’engagea : _Ahmadou._ — « Ah ! oui, c’est juste (_Gonga_), maintenant tout est arrangé, il n’y a plus qu’à partir. » Et se tournant vers Bobo d’un ton interrogateur : « Eh bien ! Bobo, que dis-tu ? _Bobo._ — Ah ! Ahmadou, il y a bien des choses à faire. Ce n’est pas le commandant seul qui va partir, il y a d’autres affaires pour Koundian, Dinguiray.... il faut.... quinze jours. _Ahmadou._ — Non, Bobo, qu’est-ce que le commandant peut avoir à faire ici maintenant ? Moi je ne peux pas lui dire de rester quinze jours encore.... Voyons, Samba, que dis-tu ? _Samba N’diaye._ — Ah ! Ahmadou, pour moi je sais bien que le commandant est pressé, et je croyais que c’était aujourd’hui ; mais si ce n’est pas aujourd’hui, je pense que ce sera demain. _Ahmadou_ (_riant_). — Oh ! non, ça n’est pas non plus possible. Mais voyons, quel jour sommes-nous ? _Bobo._ — Mardi (_Talata_)[236]. _Ahmadou._ — Eh bien ! ce sera samedi (_Asser_). _Bobo._ — Oh ! non, Ahmadou, tu ne peux pas faire tout ce que tu as à faire en quatre jours. Il faut quinze jours. Pour le commandant ce n’est pas une affaire ; du moment qu’il sait qu’il va partir et que tu fixes un jour, il peut bien attendre. _Ahmadou._ — Oh ! non, moi je ne peux pas dire cela au commandant. Et toi, Boubakar ? _Boubakar Mahmady Diam._ — Ah ! il y a bien longtemps que le commandant attend ; mais ce que tu diras, Ahmadou, c’est assez. _Ahmadou._ — Allons, nous allons dire huit jours. _Bobo._ — Non, Ahmadou, ce n’est pas assez, il faut treize jours. Ahmadou, tu n’auras pas le temps. _Ahmadou._ — Allons, alors dix jours, c’est fini. Samba, dis au commandant que c’est dix jours. Je ne sais pas si avant le dixième il ne sera pas parti, mais si ce jour-là tout n’est pas prêt, je laisserai ceux qui seront en retard, et il partira. Seulement il ne faut le dire à personne ; il n’y a que nous quatre et toi à le savoir, nous ne le dirons pas, qu’il le cache même à ses laptots. » On peut se figurer notre désappointement quand Samba arriva nous répéter mot à mot tout cet entretien, et je l’écrivis sous sa dictée. Mais que faire ? C’était décidé. Bobo nous avait donné à sa manière le coup de main promis. Si nous nous étions fâchés, tout le monde nous eût ri au nez. Qu’est-ce que dix jours pour eux ? Faire changer de décision à Ahmadou, il n’y fallait pas songer. Je lui fis répondre aussitôt, que j’étais très-mécontent, qu’il changeait encore la parole qu’il avait donnée. Mais que, si je devais attendre dix jours, il m’envoyât de quoi manger, que comptant partir je n’avais rien voulu demander et que je n’avais plus rien. Je reçus immédiatement 10000 cauris, 1 bafal de sel et on donna l’ordre de me livrer pour dix jours de mil et un bœuf. Je vis là une presque certitude de partir au bout de ces dix jours, et j’en pris mon parti. 28 février 1866. Le lendemain j’étais assailli de demandes. Tu vas partir ? Quand ? Qu’est-ce qu’Amadou t’a dit ? etc., etc. Je répondais à tous, suivant le désir d’Amadou : Oui, je vais partir, _Ché Allaho_, mais je ne sais pas quand. Et le même jour Ahmadou me fit recommander de ne promettre à aucun de l’emmener, parce qu’on lui avait dit que bien du monde se ralliait à notre compagnie. Le jour suivant j’allai voir Sidy Abdallah, et me plaignis à lui de Bobo. Je pus alors voir l’inimitié, la jalousie qui séparaient ces deux hommes, tous deux secrétaires d’Ahmadou, mais dont l’un, Sidy, avait une grande supériorité d’instruction, et l’autre l’avantage de l’affection sincère du maître. 28 février 1866. Sidy s’ouvrit à demi à moi, et lui, si réservé d’habitude, se laissa aller à quelques confidences. Il me dit qu’il était obligé de se taire et qu’il ne parlait que quand Ahmadou l’interrogeait, parce qu’il avait beaucoup d’ennemis ; que Bobo croyait tout savoir et qu’il inventait ce qu’il ne savait pas. C’était vrai, et malheureusement on le croyait lorsqu’il racontait que le sultan de Stamboul avait 1000 chefs qui commandaient chacun une armée de 100000 soldats, qu’il logeait, chauffait, nourrissait et habillait tout ce monde dans sa maison. Il n’y avait qu’à hausser les épaules, et le vieux schérif du Maroc qui s’attachait de plus en plus à nous et qui pourtant avait son franc parler, était émerveillé de l’aplomb avec lequel on débitait des sottises pareilles. Mars 1866. En dépit de mes impatiences qui n’étaient que trop justifiées, rien n’indiqua le départ jusqu’au 5 mars, époque à laquelle Ahmadou demanda aux chefs de l’armée de désigner 100 Talibés du Diomfoutou et 100 Sofas pour partir. Samba N’diaye, qui désirait partir avec nous, et qui jusqu’alors n’avait rien appris, commença alors à s’émouvoir. Il alla de différents côtés, et enfin chez Ahmadou, où, pour entrer en matière, il demanda à Bobo s’il avait écrit le texte du traité. Rien n’était fait, on attendait le dernier moment. Samba N’diaye revint d’assez mauvaise humeur ; enfin, le 6 mars, Bobo, qu’il se décida à interroger, lui déclara qu’il ne partirait pas, mais sans lui donner d’autres détails. Samba fut vexé, et il alla cacher son mécontentement en demandant à Ahmadou d’envoyer un Soninké dans son pays avec une lettre pour faire venir du monde. Dès ce moment, en effet, on disait qu’Ahmadou allait expédier des recruteurs dans chacun des pays où son père avait passé. Ahmadou consentit, ne se doutant pas que le véritable but était de m’adjoindre un homme de confiance pour recevoir les cadeaux qu’il supposait avec juste raison que je lui ferais. Oulibo, d’un autre côté, paraissait blessé de ce qu’Ahmadou eût réglé toutes mes affaires sans même le faire appeler ni le consulter ; il s’en plaignait à Samba N’diaye en lui disant que Bobo faisait tout le mal, et que, quand on verrait El Hadj, il faudrait bien que cela changeât ; à quoi je répondais : « Le verra-t-on jamais ? » Cependant les jours passaient et il n’était pas question de départ ; on expédiait des armées, des razzias dans l’intérieur. Le mil d’impôt et celui qui avait été acheté pour Ahmadou arrivaient, l’absorbaient, et nos affaires n’avançaient pas d’un pas. Enfin, le dixième jour j’envoyai Samba N’diaye demander à Ahmadou, qui débarquait du mil, s’il était préparé à nous expédier. Il répondit qu’il nous ferait appeler dès qu’il serait prêt, et Samba ayant insisté pour qu’il nous envoyât les chevaux promis, afin de ranimer notre confiance, il assura qu’il s’en occuperait le même soir. Plus tard, Ahmadou fit appeler Tambo et Amady Boubakar de Koniakary, et leur recommanda de préparer leurs hommes, mais de n’emmener personne autre que ceux qui étaient venus avec eux ; il savait, dit-il, que beaucoup se préparaient à partir, mais il les ferait arrêter ; si c’étaient des Talibés, il les ferait frapper de coups de corde, et aux Sofas il couperait le cou. Le résultat fut que tout le monde crut que nous partions le lendemain, surtout quand Ahmadou eut fait appeler un chef de Sofas et lui eut donné l’ordre de trouver deux bonnes juments pour nous. Aussitôt les commissions nous arrivèrent, et un griot dont j’ai parlé, Diali Mahmady, ne craignit pas de me confier assez d’or pour lui procurer un chapeau à claque, des épaulettes et un costume complet d’officier qu’à mon retour à Saint-Louis, je fus obligé de faire faire à sa taille, car c’était un colosse. En attendant, onze jours s’étaient écoulés et nous n’étions pas partis, mais il y avait des signes bien marqués de préparatifs, et le 11 mars Ahmadou nous envoyait enfin les deux chevaux promis. 11 mars 1866. Alors la confiance revint. C’étaient deux bonnes juments très- vigoureuses. La mienne était un peu plus grande que celle du docteur, un peu plus grosse, mais elle était moins rapide à la course. En même temps que nous recevions ce cadeau qui nous causait une bien vive joie, nous apprenions que décidément un prince devait nous accompagner. On en parlait depuis quelque temps, et maintenant il était aussi sûr que possible que Mahmadou Abi allait partir pour Nioro. Malheureusement, il y eut encore trois jours entiers de perdus, par suite d’une pluie torrentielle accompagnée de grains du S.-O. qui força tout le monde à se confiner dans les maisons. Dès qu’elle fut terminée on recommença à compter les cent hommes demandés au Diomfoutou, et on ne put parvenir à les réunir. Aguibou était chargé de les trouver, mais à part les Talibés attachés à sa personne ou à Mahmadou Abi (c’étaient presque tous des jeunes gens), aucun, surtout de ceux qui avaient une famille, ne se souciait d’aller à Nioro pour y mourir de faim, se faire tuer en route et laisser sa femme sans ressources. Nous entendions cela du matin au soir et je constatai avec chagrin ces symptômes de retard. Chaque jour on comptait et toujours il manquait du monde. Le chef du Diomfoutou disait bien que, le jour où Ahmadou le désirerait, il aurait le monde, mais jamais les cent hommes n’étaient au complet. Quant à Ahmadou, s’il se préparait à nous expédier, il allait lentement, et le mil à débarquer venait de temps à autre lui faire perdre des journées entières. 20 mars 1866. Sur ces entrefaites, le 20 mars, pendant qu’Ahmadou débarquait du mil, on battit le tabala ; Ahmadou monta à cheval et sortit. Je m’empressai de le suivre à cheval. Différentes versions circulaient ; on disait qu’un _bamé_ était venu couper la route de Bamabougou à Marcadougouba, qu’un homme arrivé de Sansandig avait eu le temps de prévenir et qu’on avait pu chasser ce _bamé_ ; mais cet homme avait dit que ce n’était là que l’avant-garde d’une armée réunie à Sansandig et qui allait attaquer un des villages. Tout cela était faux, mais le tamtam avait battu, celui de Banancoro avait répondu, et à huit heures et demie celui de Ségou battait aussi, et chacun de ses coups retentissait dans mon cœur. Qu’allait-il arriver ? Allions-nous être encore retardés, et pendant combien de temps ? Cependant, tandis que nous nous rendions aux arbres des palabres, Oulibo, que je rencontrai, m’affirma que tout cela n’était que mensonge, et que nous partirions en tout cas dès que l’armée des Massassis rentrerait. Pendant toute la journée, différentes versions sur cet événement circulèrent, et le soir on ne savait pas encore à quoi s’en tenir. Néanmoins, l’armée était campée à Marcadougouba, à l’exception des Talibés et des Sofas désignés pour partir avec nous. 21 mars 1866. Cette réserve nous donnait bon espoir, et je me disposais à tenter de voir Ahmadou, lorsque le lendemain, 21 mars, il fit appeler Samba N’diaye et le chargea de me dire qu’il savait que nous étions pressés de partir, qu’il ne l’était pas moins d’expédier ses propres affaires, que tout était prêt sauf une chose qu’il attendait encore, que dès qu’elle arriverait il nous mettrait en route. Puis, lui montrant un paquet contenant de l’or : « Il y a là, dit-il, le cadeau que je veux faire au commandant et au gouverneur. » Je pris alors patience quelques jours. L’armée des Massassis rentra avec un succès complet ; elle avait attaqué un village du Baninko nommé Maba, à environ deux heures et demie de marche dans le sud du Bakhoy, et elle ramenait environ cinq cents captifs, car, sans compter les captifs volés, Ahmadou en avait soixante-dix pour sa part. Le chef de cette armée était le Massassi Bandiougou, le fils de l’ancien chef de Foutobi qui avait connu Raffenel, et chez lequel il avait logé. Il fut reçu en grande cérémonie par Ahmadou, qui à cette occasion lui avait envoyé un gros turban blanc pour faire son entrée. 26 mars 1866. Le 26, ne voyant rien venir relativement au départ, je lançai de nouveau Samba N’diaye sur le palais d’Ahmadou. Depuis qu’il était guéri, Samba entrait avec ardeur dans notre cause ; au fond, je crois bien que c’était par intérêt et dans l’espoir d’un cadeau ; mais quoi qu’il en soit, il alla tout de suite trouver Ahmadou, et dès qu’il eut annoncé qu’il venait de notre part : « C’est bien, dit Ahmadou, ne dis rien, ils vont partir, je te ferai appeler. » En effet, dès ce moment, Ahmadou sembla s’occuper davantage du choix des Talibés qu’il allait expédier comme recruteurs. Il appelait les chefs les plus influents et les consultait. Le 28, il répondait à une sommation de ma part que, pour moi, tout était prêt, mais qu’il n’avait pas encore choisi les chefs qu’il voulait envoyer dans le Fouta. Il me fallait patienter, et cependant j’inscrivais trente-neuf jours de retard sur les promesses solennelles de partir le lendemain du Cauri. Samba N’diaye pensait que nous partirions avant quatre jours, j’en mettais huit ou dix, et j’étais encore au-dessous de la vérité. Mais qu’y pouvais-je faire ? Il y avait certitude morale de partir, tous les chefs que j’allais voir me le disaient, même ceux qui jusqu’alors étaient restés envers moi dans une réserve excessive, comme Boubakar Mahmady Diam. D’ailleurs, personne ne pouvait savoir ce qu’Ahmadou attendait. Divers événements venaient faire perdre des journées entières. Le 30 mars, on annonçait qu’un _bamé_ de Bambaras tombait sur Cochonna ; Ahmadou sortait lui-même à cheval et je le suivis au grand galop jusqu’à Pélengana. Le lendemain, même scène. Et tout cela pour rien. Avril 1866. Le 1er avril, c’étaient les dix-sept villages de Béléko (Baninko) qui venaient faire leur soumission et ramenaient quatre des femmes prises par l’armée de Mari à Banancoro. Elles avaient pu s’enfuir de chez Mari et s’étaient réfugiées là. Mari les avait fait réclamer, mais ces villages, qui forment une sorte de pays indépendant, avaient refusé de les rendre. L’armée de Mari était alors venue les attaquer, et ils l’avaient chassée, lui avaient tué cent hommes, disaient-ils, et avaient pris un très-beau cheval, qu’ils amenaient à Ahmadou en présent. Ils furent naturellement très-bien reçus et logés chez Hiaïa, le Talibé qui jadis touchait l’impôt de leur pays. J’en profitai pour aller aux renseignements, et ceux que j’obtins me permirent d’apporter quelques corrections au premier tracé que j’avais fait du cours du Bakhoy et de ses affluents ; cette partie de ma carte est aujourd’hui aussi exacte que peut l’être une carte dressée d’après des renseignements. 4 avril 1866. Pendant deux jours, je patientai et je renvoyai enfin Samba dire à Ahmadou que j’allais me fâcher tout de bon, et que je ne voulais plus attendre ainsi sans savoir ce qui me retardait. « Si le commandant n’a pas confiance, dit Ahmadou à Samba, va chez Yougoucoullé, chez Sidy et Bobo et dis-leur de te montrer ce qu’il y a chez eux. » Samba revenait ; il avait vu chez Yougoucoullé les femmes en train de fabriquer cent moules de couscous, et il y en avait déjà autant de faits. Chez Bobo, il y avait dix-sept lettres terminées. Chez Sidy, vingt lettres, et deux restaient à faire. Celle qui était destinée au gouverneur était prête. Que faire après cela ? Le docteur lui-même était d’avis de patienter ; il le fallait, quelque pénible que ce fût. Néanmoins jamais je ne laissai trois jours sans tourmenter un peu le roi, et bien m’en prit, car sans cela qui sait quand je fusse parti ? Du reste, je n’étais pas seul impatient. Le schérif marocain, Badara, Tambo même, semblaient plus impatients que moi, et Badara, chaque fois que je le voyais, cherchait à me démontrer qu’il était plus à plaindre que moi. Ahmadou cherchait à m’éviter, et donnait pour prétexte qu’il avait honte devant moi d’avoir manqué à sa parole, et que maintenant il ne voulait plus me fixer de date de départ pour ne plus s’exposer à pareille chose. C’était au moins ce que Paté Dali et Abdoul Kadi me disaient de sa part. 12 avril 1866. Le jeudi 12 avril, au moment où je me disposais à aller chez lui, et qu’une armée de captifs, sous le commandement de Matinenbo (chef des sofas de Ségou) partait, je reçus la visite d’un Maure, Cheich Ould Abd Daïm de Akraïjit[237]. Il nous dit d’abord qu’il venait de Saint-Louis et qu’il avait vu le gouverneur, puis finalement il demanda à me parler en secret et m’apprit qu’il m’apportait des lettres du commandant de Bakel. Je l’envoyai aussitôt les chercher ! Il me présenta le soir un volumineux paquet de chiffons d’où il tira une toute petite lettre sur une demi-feuille de papier. Je l’ouvris en tremblant d’émotion, et quel fut mon désappointement ! Voici cette lettre : _Le commandant de Bakel aux pauvres prisonniers de Ségou._ Bakel, 10 décembre 1865. « Salut et bonne santé. Donnez au moins de vos nouvelles au porteur. — Une belle récompense l’attend. — Nous sommes forcés de vous croire morts. — Pas de lettre depuis quatorze mois ! « Pensez à vos amis, à vos parents, à la France, que diable ! et revenez-nous, puis, vive l’Empereur ! « Votre vieux camarade, « J. ANDRÉ. « A MM. Mage et Quintin. » Ainsi j’aurais pu, au lieu de cette lettre étrange, recevoir des nouvelles de quatre mois ; et rien, pas la moindre nouvelle, même pas celle du changement de gouverneur, pas le plus petit mot nous intéressant. Il n’y a qu’une excuse à une telle lettre, c’est qu’André, comme tous nos camarades, nous croyait morts ainsi qu’il le disait, qu’il écrivait par acquit de conscience, que plusieurs lettres déjà envoyées de la même manière n’avaient pas eu de réponse, et qu’il pensait que celle-ci ne nous parviendrait pas plus que les autres. Mais alors il fallait être logique et ne pas écrire du tout, ou, écrivant, il fallait écrire longuement. Pour m’apporter cette lettre, ce Maure était venu avec une caravane de sel de Tichit, qui avait été arrêtée par les Bambaras derrière Guigué. Alors, la nuit, il était parti avec un de ses amis, et en deux jours et demi était arrivé à Yamina. Pour une pareille lettre, il avait risqué sa vie ! Je lui dis d’aller la remettre à Ahmadou, car il craignait que ce monarque ne fût pas satisfait et il voulait garder un secret impossible à garder. Il annonçait d’ailleurs l’intention de repartir dans trois jours pour porter une réponse, et dans la situation d’esprit où je me trouvais, par suite des retards continuels d’Ahmadou, je fus un instant tenté de m’échapper, avec lui pour guide ; mais je ne tardai pas à abandonner ce projet et je préparai à tout hasard mes lettres, afin de pouvoir me faire devancer au Sénégal et en France par la nouvelle de mon arrivée, s’il parvenait à partir avant moi. Je lui donnai une tamba sembé, seule marchandise dont je pusse disposer, et il s’en contenta. Dès cette époque, je commençai à craindre, malgré les assurances journalières que je recevais du contraire, de ne partir qu’après la fête de la Tabaski. Quand je le disais, Samba N’diaye me répondait que j’étais fou ; mais cependant rien n’était plus vrai, et les faits se suivirent sans modifier notre situation. Ceux qui se montraient les plus indépendants, comme le vieux schérif, venaient quelquefois me faire leurs doléances : « A ta place, je dirais à Ahmadou : Je pars, coupe-moi le cou si tu veux. — J’ai été à Stamboul, à Tunis, à Tripoli, à Marseille, à Gibraltar, me disait ce schérif, qui avait fait trois fois le pèlerinage de la Mecque par bateau à vapeur, et je n’ai rien vu de semblable dans aucun pays. » — « Moi non plus, » répliquais-je. Mais, si j’avais l’air de vouloir sérieusement me fâcher avec Ahmadou, il était le premier à m’exciter à la patience. En attendant, on comptait toujours de temps à autre les cent Talibés et les cent Sofas, et toujours quelques-uns manquaient. Alors on les envoyait chercher, et le temps se passait ainsi. 16 avril 1866. Le 16 avril, pendant que j’étais ainsi dans l’incertitude, le Maure vint me dire qu’il partait pour Yamina, sous prétexte de chercher ses chameaux, mais qu’il allait se mettre en route, et il me demanda mes lettres, que je lui confiai. Dès le soir, Ahmadou envoyait à sa poursuite, et le faisait ramener, parce qu’il n’avait pas confiance en lui[238]. Ce même jour, Ahmadou alla avec Samba N’diaye prendre chez El Hadj un des plus petits _toulons_ du fameux magasin d’or ; on le porta chez lui, et après qu’il en eut retiré une certaine quantité d’or, pour le distribuer à ceux qui partaient, on le reporta au magasin. 19 avril 1866. Je me fortifiais de plus en plus dans cette idée que nous ne partirions qu’après la Tabaski qui tombait au 26 avril, et cependant le 19, Ahmadou disait à Tambo et à Ahmadou Boubakar, en leur faisant cadeau d’un costume complet, que la Tabaski nous trouverait en route. 21 avril 1866. Le 21, l’armée de Matinenbo rentra ; elle était allée attaquer les sept villages de Falo et s’était fait repousser avec des pertes notables. Les hommes avaient failli mourir de soif. Bref, c’était un échec, mais il ne nous importait guère que dans le cas où il aurait fait retarder encore notre départ. Pendant les jours suivants il me fut impossible de voir Ahmadou ; cependant j’avais des désagréments : sous le prétexte que j’allais partir, on me délivrait le mil de trois en trois jours et chaque fois c’étaient de nouvelles difficultés. Enfin, l’avant-veille de la Tabaski, j’envoyai Boubakary Gnian chez Ahmadou, le chargeant, puisqu’il ne voulait pas me voir, de lui rappeler ses promesses. Il reconnut la vérité de mes paroles et de mes griefs. Mais sa seule réponse fut : « Tout est fini, le commandant va partir. » Je l’avais trop entendue, cette phrase, pour y croire. A ce moment le mécontentement était très-vif contre Ahmadou. Depuis leur dispute avec lui, les Talibés, qui n’avaient demandé leur pardon que dans l’espoir d’un cadeau, n’avaient encore rien reçu ; aussi se tenaient-ils à l’écart, et boudaient-ils de plus belle. Ceux qu’on comptait au Diomfoutou pour partir avec nous, disaient hautement qu’ils ne partiraient que si on les habillait, qu’ils ne voulaient pas aller à Nioro comme des mendiants. En somme, j’étais fondé à me demander si, malgré la volonté évidente d’Ahmadou de nous faire partir, nous serions bientôt en route. 26 avril 1866. La fête de la Tabaski était arrivée. Il y eut peu de monde au Salam, ce qui était un signe de mécontentement bien évident. Le palabre fut court. Entre autres choses, Ahmadou demanda une armée, et dit qu’après la fête Tierno Abdoul Kadi parlerait aux divers chefs : ce qui semblait indiquer que pour en finir avec les rivalités qui divisent le Toro, le Fouta et le Gannar, aussi bien dans l’armée musulmane que sur les bords du Sénégal, Ahmadou se décidait à tirer parti de l’influence que Tierno Abdoul Kadi, par une justice impartiale et par sa position dans le Fouta et à Ségou, avait su prendre sur ces divers partis. En cela, Ahmadou n’eût fait qu’imiter son père, qui n’avait pu venir à bout des Talibés, malgré son prestige immense, que par l’influence d’Alpha Oumar Boïla. Une autre parole d’Ahmadou qui fut remarquée fut celle-ci : « Le _Diné_ (la guerre sainte) ne périra jamais. Il grandira au contraire sans cesse. _Chaikhou_ (El Hadj) vous l’a dit lui-même, ici, avant de partir, et pour moi, je vous le dis. Il faut bien savoir qu’aujourd’hui, depuis le Fouta jusqu’au Fouta Djallon, jusqu’au Ségou, au Macina et au Haoussa, tout ce pays est entre mes mains, ainsi que d’autres plus grands encore, que vous ne connaissez pas. » Pour moi j’estimai que c’était là une parole destinée à relever le courage des Talibés, à faire travailler leur esprit et à les exalter ; mais ceux qui avaient passé la période de l’exaltation, ou qui se trouvaient en ce moment dans une situation morale inverse, et Samba N’diaye était du nombre, ne virent là qu’une vantardise. « Nous, me disait-il, nous trouvons que Ségou c’est assez pour nous, si nous pouvons le garder, et ce petit jeune homme qui a à peine de la barbe au menton songe à gagner tous ces pays-là ! » Et cependant Samba était de ceux qui croyaient El Hadj vivant et qui pensaient que la lutte durait au Macina. Quant à moi, après avoir espéré bien longtemps, je ne croyais déjà plus à l’existence d’El Hadj, et le docteur encore bien moins. Depuis longtemps nous avions eu de vrais détails sur les affaires du Macina, par Déthié N’diaye, l’un de nos meilleurs hommes, qui s’était marié à Ségou. Avec la facilité qu’offrent, pour cela, les usages musulmans, il avait donné à sa femme un pagne pour se couvrir le corps, un _bourtougueul_[239] pour se mettre sur la tête, puis on avait été devant un marabout, qui, moyennant cent cauris, avait consacré cette union qui devait se briser à notre départ, Ahmadou ne permettant pas l’exportation des femmes. Il avait un enfant qui devait par conséquent grossir un jour les rangs des Talibés, et ce n’était pas le seul de nos laptots qui fût dans ce cas. Toujours est-il que dans la case de sa femme, logeait une femme arrivée du Macina depuis longtemps, qui avait été ramenée de Sansandig, avec une femme d’El Hadj, par une pirogue qui les avait déposées à Soninkoura. Ces femmes avaient été remises à Oulibo, et quand Ahmadou l’apprit, il fut tellement furieux qu’on n’eût pas retenu pirogue et piroguiers, qu’il fit mettre Oulibo aux fers, dans sa propre maison, pendant huit jours, et qu’il refusa de recevoir la femme de son père qui resta dans le logis d’Oulibo. La femme qui accompagnait celle-ci y resta encore toute une année, puis enfin on la laissa sortir en lui recommandant de ne pas parler. Mais peu à peu un mot fut dit, puis un autre, et enfin, on sut ce qu’elle avait vu ; puis, en rapprochant ce qu’elle disait d’autres informations, je pus continuer le récit des événements du Macina de la manière suivante : Nous avons laissé El Hadj au moment où il venait d’expédier une grande armée pour Tombouctou sous les ordres d’Alpha Oumar. Cette armée y alla, trouva la ville déserte[240], s’en empara, ramassa tout le butin et se mit en route pour revenir ; mais elle rencontra sur son chemin tout un pays révolté à la voix de Balobo, d’Abdoul Salam et de son fils, ainsi qu’à celle de Sidy, fils de Sidy Ahmed Beckay de Tombouctou. Au premier combat qu’il livra, Alpha Oumar eut l’avantage. Au deuxième il chassa l’ennemi, mais il perdit du butin et ses canons. Au troisième il abandonnait tout le butin fait à Tombouctou, et, après une lutte désespérée, marchant de combats en combats, il parvint à un jour et demi de marche d’Hamdallahi. Là il fut tué lui-même, et de son armée quelques hommes seulement rentrèrent à Hamdallahi. C’était un désastre irréparable. El Hadj, trop faible pour tenir la campagne, se décida à s’enfermer dans les murailles qu’il avait fait bâtir et à y attendre l’ennemi. Mais il manqua bientôt de vivres. Assiégé par toutes les forces du Macina, ne pouvant sortir, il connut toutes les horreurs de la famine. Néanmoins il ne voulait pas sortir ; les Talibés en étaient réduits à manger des chevaux morts et même, dit-on, des cadavres humains. Dès lors deux versions se présentent : l’une dit qu’El Hadj espérait toujours que les Maciniens se fatigueraient et s’en iraient ; l’autre qu’il avait expédié Tidiani près des Pouls de la montagne et attendait des secours. Toujours est-il qu’un beau jour on s’aperçut qu’un grand nombre de Talibés désertaient. Alors tous les vieux chefs, les fidèles d’El Hadj vinrent le trouver et lui dirent qu’on ne pouvait plus rester dans cette position, et que s’il les forçait encore à demeurer dans ce village, il répondrait devant Dieu de tous les péchés qu’ils commettaient en mangeant des chevaux morts, des hommes, et aussi de toutes les morts qu’il occasionnait. On dit que Balobo accueillait tous les déserteurs, sauf les Talibés du Fouta, auxquels il faisait couper le cou, et ce n’était, on l’avouera, que justice. El Hadj comprenant que, s’il résistait encore, il n’aurait bientôt plus qu’une poignée d’hommes, incapables de résistance, et qu’il tomberait vivant au milieu de ses ennemis, se décida à fuir le même soir. On fit donc tout préparer et on sapa la muraille pour faire une large tranchée qu’on abattit à la nuit pour fuir. Les Maciniens s’étaient aperçus de quelque chose, peut être un déserteur avait-il trahi ce projet, car, bien que la nuit fût noire, lorsque la muraille tomba, la plaine fut presque aussitôt éclairée par d’immenses feux de paille préparés à l’avance, et on se mit à la poursuite des fuyards. La femme qui donna ces détails, et qui avait été prise le lendemain de ce jour, avec toutes les autres femmes, par Balobo et Sidy, inclinait à croire qu’El Hadj s’était sauvé, mais comme elle ne citait aucun fait à l’appui de son assertion, il est permis de supposer qu’elle avait reçu l’ordre de parler ainsi. La prise d’Hamdallahi par le Macina remontait au mois d’avril 1864, et nous avait été, au mois de mai de cette même année, présentée comme une sortie triomphale d’El Hadj contre ses ennemis. Aujourd’hui il n’y a plus de doute à cet égard. C’est bien en fuyard qu’El Hadj est sorti d’Hamdallahi, après un siége de sept ou huit mois, pendant lequel son armée, décimée déjà par la guerre, a été réduite à bien peu de chose par les horreurs du siége et de la famine. Ce qu’on sait après cela c’est que Sidy, fils d’Ahmed Beckay, et Balobo, entrés ensemble à Hamdallahi, ne s’entendirent pas pour le partage de leur proie, et que dès le lendemain ils étaient en hostilité ; peu de jours après ils abandonnaient Hamdallahi, d’où l’on prétend à Ségou que Tidiani les chassait. Ce qu’il y a de sûr par la persistance des nouvelles dans ce sens, c’est que Tidiani restait au Macina à la tête d’un parti assez considérable pour faire échec à Balobo et à Sidy, et que cette contrée était en proie aux partis, car, indépendamment de ces trois chefs, il y avait un certain fils de Galadjo (le descendant des anciens chefs du pays conquis par Ahmadou Amat Labbo), qui se remuait avec Tidiani, mais qui évidemment agissait pour son propre compte. Cette guerre civile a dû être bien terrible pour le pays, puisque nous avons pu rester soixante-douze jours devant Sansandig, à deux jours de marche par terre du Macina, sans que les chefs de ce pays fissent le plus petit effort pour nous chasser et anéantir ainsi la puissance des Talibés. Quant à l’existence d’El Hadj, nous sommes d’autant plus fondés à n’y pas croire qu’il est notoire que depuis le moment où il est sorti de Sansandig, ni lui ni ses fils qui l’accompagnaient au Macina n’ont été mis en jeu dans les récits plus ou moins erronés qu’on nous a faits de la guerre du Macina, récits dans lesquels il y a certainement un fond de vérité, ce qui confirme une fois de plus ce vieux proverbe, qu’il n’y a pas de fumée sans feu. D’ailleurs cette mort n’a-t-elle pas été annoncée par les Bambaras ? Souqué, le chef qui fit révolter Fogni et y périt, ne promenait-il pas un mannequin (qui n’était peut-être que le bras momifié d’El Hadj), sous le nom de bras du prophète, et ne réussit-il pas à faire ainsi révolter presque tout le pays, qui était encore soumis à Ahmadou, au moment de notre arrivée ? Enfin, peu après le siége de Sansandig, un homme de l’armée d’El Hadj, qui du Macina était venu dans cette ville, rentra à Ségou ; il fut d’abord bien accueilli, mais Ahmadou ayant appris que cet homme avait été interrogé par les premières personnes qu’il avait vues avant même d’être entré à Ségou et qu’à cette question : « Où est El Hadj ? il avait répondu : Mort ; — Où sont ses fils ? — Morts ; — Où sont Alpha Oumar, Alpha Ousman et tels et tels autres ? — Morts, » Ahmadou l’avait fait saisir, et, sans autre forme de procès, lui avait fait couper la tête. Notre opinion bien arrêtée est donc qu’El Hadj, tout au moins, est mort et que selon toute probabilité ceux de ses fils, qui se trouvaient au Macina, le sont aussi. Quant à Tidiani, s’il se soutenait dans le pays, il est bien évident qu’il n’en était pas le maître, et le devînt-il, il se créerait sans doute entre lui et Ahmadou un antagonisme tel que je ne puis prévoir la fin de la guerre civile dans ces régions. Pendant que je faisais ces réflexions, la fête de la Tabaski se passait et nous comptions le soixante-huitième jour de retard sur la solennelle parole d’Ahmadou. Le lendemain ce monarque ne s’occupait plus de moi ; il sortait à cheval, suivi de tous les chefs, pour choisir l’emplacement d’un cimetière musulman, qu’on devait entourer d’une haie pour que les hyènes ne vinssent pas déterrer les morts. Ce n’était pas inutile, car chaque soir, vers dix heures, quand les troupeaux de hyènes et de chacals ne trouvaient pas au champ des suppliciés une proie suffisante à leur voracité, ils venaient sous les murs même de la ville entonner, en déterrant les morts, le concert affreux qui caractérise ces animaux. Que de fois j’ai été, bien que demeurant à l’autre extrémité du village, réveillé en sursaut par ces cris qui ressemblent, à s’y méprendre, tantôt aux vagissements d’un enfant, tantôt au rire d’un homme, tantôt au miaulement d’un chat en colère ! Ces féroces animaux en étaient arrivés à ce point que faute de cadavres, ils attaquaient les troupeaux dans leurs parcs et plus d’une fois des bœufs ont été ainsi enlevés et dévorés en quelques instants. Deux de nos ânes eurent le même sort. 26 avril 1866. Le soir, au moment où toute la ville était en joie et où, à chaque coin de rue, un groupe d’esclaves dansait en battant des mains, Ahmadou faisait parcourir la ville par ses Sofas armés de leurs fouets de cuir (il prend quelquefois cette peine en personne) pour empêcher ces danses, irréligieuses selon lui, et pour dissiper les groupes. Aussi les femmes des Talibés et surtout les jeunes filles du Fouta et des Yoloffs ne se soucient-elles guère de leur gouvernement, et le fanatisme est-il plus affecté que réel. J’en avais chaque jour la preuve dans une maison voisine de la nôtre, où demeuraient deux jeunes femmes toucouleurs, mariées toutes deux, mais dont l’une, mariée avant d’être nubile, avait son mari au Macina. Elles regrettaient la patrie absente, et quand mon départ approchait, la grande réserve qu’elles avaient toujours eue, par esprit de dignité et un peu par sauvagerie, se fondait à l’idée que j’allais revoir leur pays, leur village et leurs parents, et, devant leurs mères, elles me donnaient leurs commissions affectueuses pour tous les leurs. Quand je leur disais : « Veux-tu venir avec moi ; » l’une répondait : « Si je n’étais pas mariée ici ; » ou : « Si Ahmadou voulait laisser partir ma mère et mon mari, » et l’autre, qui n’espérait plus revoir son mari, me disait simplement : « Vas demander à Ahmadou. » 27 avril 1866. Le jour suivant, bien que la fête ne fût pas terminée, je commençais à m’inquiéter sérieusement d’un bruit qu’on faisait courir, qu’Ahmadou s’était laissé persuader d’attendre les pluies, à cause de la sécheresse qui rendait impossible un voyage à travers les broussailles. Je savais par les Pouls qui venaient continuellement de Toumboula qu’il y avait assez d’eau dans les marigots de la route pour que 200 hommes pussent passer. Cela ne pouvait donc être qu’un prétexte. Quant à Ahmadou, il ne disait rien. Installé en grande pompe sur la place de Doubalel Coro (le vieux Doubalel), il tenait un grand palabre avec les Bambaras captifs de la couronne et leur chef Matinenbo, et leur faisait raconter, par quatre déserteurs de chez Mari, arrivés la veille, ce qui se passait à Touna. Voici la substance de ce récit. Quelques villages bambaras soumis à Ahmadou avaient fui en masse quelques jours auparavant et étaient venus, hommes, femmes et enfants, trouver Mari, qui avait fait partir aussitôt tous les hommes pour une expédition et pendant ce temps avait vendu les femmes et les enfants pour avoir des chevaux. A leur retour ils n’avaient plus trouvé personne, et Mari leur avait répondu : « Ne vous faites pas de chagrin, quand je serai revenu à Ségou je vous les ferai rendre. » Naturellement les Bambaras en étaient à regretter leurs déserteurs. Voilà quelle était la morale du récit. Les quatre narrateurs étaient des Soninkés qui, pris enfants par les armées de Mari, avaient été dressés comme Sofas de la garde et qui, devenus grands, rentraient au bercail. Quant aux forces de Mari, on disait qu’il n’avait que 250 chevaux, chose assez croyable, vu le peu qu’il y en avait à Toghou. On faisait dire également à ces hommes que les chefs de Sofas de Mari, mécontents de la manière dont il les traitait, avaient palabré et projeté de couper la tête à leur maître, et de venir tous ensemble attaquer Ségou pour se le partager ; mais que, sur les observations de Mari, qui avait été prévenu, ce projet n’avait pas eu de suite. Quelques jours encore se passèrent, et tous ceux qui avaient le même intérêt que moi à partir passaient par des alternatives d’espérance et de découragement telles que je ne savais plus moi-même que penser ; cependant, en constatant qu’Ahmadou ne cessait pas de s’occuper de notre affaire (comme on appelait notre départ), je conservais toujours un peu d’espoir. 2 mai 1866. Enfin, le 2 mai, Ahmadou fit un palabre avec les Talibés du Diomfoutou désignés pour partir ; il leur commanda de ne pas sortir de Ségou- Sikoro, parce qu’il allait avoir besoin d’eux peut-être au milieu de la nuit. Puis il leur promit des vêtements pour la route. En même temps j’apprenais que Tierno Abdoul Ségou partait pour Yamina, et l’on disait que c’était pour arrêter tous les déserteurs qui voudraient partir avec nous. L’après-midi le palabre d’Ahmadou avec les Sofas et les Talibés recommença ; il fit changer sept des Talibés, au retour desquels il ne croyait pas, et fit enfin distribuer le couscous, à raison d’un moule par homme, à ceux qui devaient partir. Malgré cela, je ne savais encore sur quoi compter, et bien que quelques personnes pensassent que je partirais le lendemain, j’avais bien de la peine à le croire. Cependant, le lendemain matin Seïdou m’annonçait que le soir, à la nuit tombée, Ahmadou avait fait appeler tous les chefs de Ségou pour les prévenir qu’il allait me laisser partir, et qu’à ce sujet chacun avait émis son avis. Tierno Abdoul Kadi avait soutenu notre cause et demandé à Ahmadou de nous bien traiter jusqu’au dernier moment, disant que depuis notre arrivée, il l’avait engagé à ne pas écouter les mauvais bruits qu’on faisait courir sur l’objet de notre mission et qu’aujourd’hui tout le monde pouvait voir que nous étions venus pour faire le bien et non pour espionner dans le pays. Seul Mohammed Bobo, notre ennemi juré, avait combattu notre renvoi, bien que ce fût une chose décidée, mais il voulait soutenir l’opinion qu’il avait toujours exprimée qu’on devait se défier des blancs, qui viennent toujours avec de belles paroles et qui finissent par s’emparer des pays où ils vont. En se quittant à une heure avancée de la nuit ils étaient tous d’accord, et cependant comme rien n’est jamais terminé dans ce maudit pays, Ahmadou leur avait dit de revenir le lendemain pour en finir. Alors, sous l’inspiration de Tierno Abdoul Kadi, tous les chefs avaient écrit à Ahmadou une lettre collective pour l’engager à nous laisser partir : ce qu’Ahmadou avait accordé d’autant plus volontiers qu’il y était déjà tout décidé. Cette petite comédie me semble un trait de mœurs très-caractéristique. Pendant deux ans et demi Ahmadou ne consulte personne, et personne ne lui donne son avis ; le jour où tout est arrêté, convenu, il provoque une discussion pour la forme et a l’air de céder à l’avis des chefs, enchantés d’être consultés. 3 mai 1866. Quoi qu’il en soit, je ne me croyais encore sûr de rien, quand, vers une heure et demie, Samba N’diaye arriva, et comme je lui demandais s’il avait appris quelques nouvelles, il se mit à rire et me dit : « Allons voir chez Ahmadou ; » puis il rentra dans la case de ses femmes. Nous avions tous cru que c’était une plaisanterie, et quand, après quelques instants, il ressortit, j’eus encore de la peine à me persuader qu’il disait vrai ; mais lorsque je vis qu’il parlait sérieusement, je ramassai à la hâte mes papiers, le projet de traité, de quoi écrire, et nous partîmes sans retard, tout en le questionnant sur ce qui s’était passé. J’attendis quelques instants à la porte du palais et j’entrai chez Ahmadou, qui venait de renvoyer tout le monde et était seul avec Bobo, Sidy Abdhallah et un Talibé, nommé Ali, fils d’Elimane Donaye[241], ce qui me fit supposer que ce dernier allait nous accompagner. Ahmadou me dit qu’il m’appelait pour terminer les affaires (le traité). Je tirai alors le traité, que je lus article par article, en le lui expliquant. Il me dit : « C’est bien cela dont nous sommes convenus ; moi aussi j’ai fait mon papier qui contient ces mêmes choses ; le voici, c’est dans ma lettre au gouverneur. » Et il me la traduisit du texte arabe en peuhl. Les articles y étaient bien, mais dans un ordre différent. Alors le docteur et moi nous signâmes un texte que je lui présentai, en lui disant de le garder afin que si quelque blanc venait il pût le lui montrer. Mais Bobo s’y opposa ; il parla à Ahmadou à voix basse en langue haoussani, et ce dernier me répondit qu’il était inutile qu’il gardât un texte qui n’avait pas de signification pour lui, puisque personne dans son pays ne savait lire l’écriture des blancs. Samba N’diaye soutint mon avis, mais Bobo l’emporta et je n’insistai pas, de crainte de faire retarder encore mon départ. En somme, le traité était fait, accepté, consenti par lui, il en avait les conditions écrites en arabe et, qui plus est, gravées dans sa mémoire et dans celle des assistants : or la mémoire des noirs est excellente, en raison du peu de faits qu’ils y logent. C’était là tout ce qu’il me fallait. Du reste Ahmadou fit immédiatement faire un double de sa lettre au gouverneur, en me disant que de cette façon il était sûr que ce papier, conservé dans son _livre_ (le Coran), ne serait jamais changé. Ensuite il me dit : « Eh bien ! tout est fini ; tu n’as plus qu’à préparer tes bagages pour partir. » J’allais me lever pensant que j’aurais encore une audience dans laquelle il me remettrait le cadeau que Samba N’diaye m’avait annoncé et qu’un roi nègre qui se respecte se croit obligé de faire à un hôte qui le quitte. Mais au moment où je partais, Ahmadou reprit la parole pour me remercier de la patience avec laquelle j’avais supporté mon long séjour dans le pays, pour me faire des protestations d’amitié, pour me dire qu’il savait bien que je l’aimais aussi, et qu’aucun envoyé n’eût pu faire plus que je n’avais fait pour bien arranger les affaires, et une foule d’autres déclarations de ce genre. Je lui répondis que j’avais beaucoup souffert, mais que le jour où je partirais tout serait fini, que j’étais venu pour une mission sérieuse, que j’avais cherché à faire le bien du pays en même temps que celui des blancs, et que je n’avais plus rien à demander, maintenant que les affaires étaient arrangées ; que mon seul vœu était de partir aussitôt. Il me dit alors qu’il avait préparé ce qu’il voulait me donner en signe d’amitié, qu’il savait que c’était peu, trop peu même, mais qu’il savait que les blancs ne regardent pas aux _richesses_[242], mais à l’intention. Je lui répondis que cela avait peu d’importance, que partir était tout, et que si petit que fût son cadeau, j’étais content de ce qu’il me donnait en signe d’amitié et de satisfaction pour la manière dont je m’étais conduit envers lui ; que quant à moi j’avais déjà beaucoup reçu de lui pendant mon séjour et que j’eusse désiré lui faire un beau présent avant de partir ; que mes ressources étaient bien minces, mais que néanmoins je ne partirais pas sans lui laisser un souvenir. Il tira alors de dessous ses vêtements deux bracelets d’or du poids de 100 gros chacun et il les passa à Samba N’diaye en lui disant : « C’est pour le commandant, » et cela avec une telle intonation qu’elle frappa tout le monde, même Quintin. Puis il ajouta : « J’aurais envoyé un cadeau pour le gouverneur, mais j’ai appris que Faidherbe (_sic_) qui t’a envoyé était parti de N’dar (Saint-Louis) et comme je ne connais pas le nouveau gouverneur, que je ne sais pas même s’il sera bon pour moi, je n’envoie pas de cadeau avant le retour de mon envoyé. « Je saurai alors ce que je dois faire. » Insister c’eût été avoir l’air de demander un présent pour le gouverneur ; je ne crus pas devoir le faire. La conversation alors continua, générale et sans but bien arrêté ; mais cependant Ahmadou, à un moment, me dit, et je le lui fis répéter, que s’il venait encore d’autres envoyés, jamais il ne les retiendrait. Je lui demandai s’il consentirait à ce que des blancs vinssent avec un canot pour descendre le fleuve. Il allait répondre quand Bobo lui parla à l’oreille, et il me dit : « Quand mes envoyés seront revenus de Saint- Louis, je saurai ce que je dois faire. » C’était là un effet de la politique de Bobo, et je suis convaincu que si l’entreprise était tentée il y serait le seul obstacle, mais que malgré tout il réussirait à l’empêcher. Bobo, ainsi qu’il en avait fait profession, représentait la défiance, et le soir même j’appris de Samba N’diaye qu’il avait réussi à détourner Ahmadou de faire au gouverneur ce cadeau dont il avait parlé à Samba depuis longtemps, et cela en lui disant qu’il ne tenait pas encore le canon promis. En rentrant à la maison, je trouvai Quintin mécontent et il était en droit de l’être. L’intention d’Ahmadou avait été si évidente quand il avait dit que le cadeau était pour moi, que Quintin, quoique très- désintéressé, était blessé. N’avait-il pas, en effet, soigné la femme d’Ahmadou, les malades, les blessés ? et non-seulement il n’avait pas un cadeau, mais même pas un remercîment ; c’était trop peu, et, pour comble, Ahmadou lui faisait demander un peu du remède pour les yeux[243] avec lequel il avait guéri sa femme. Aussi, Quintin bien que depuis longtemps il eût dit à Samba N’diaye qu’il donnerait à Ahmadou son revolver, ne crut-il pas devoir le faire tout de suite, il ne voulait pas avoir l’air de demander un présent. Quant à moi, comme Ahmadou, en me congédiant, m’avait dit que je ne le reverrais plus, je lui envoyai le fusil de Sidy et son sabre, achetés par moi à Sidy pour environ 350 francs, et mon revolver avec toutes les balles. J’ajoutai toute la poudre dont je pouvais disposer, n’en gardant que 4 à 5 kilogrammes pour ma suite. Ahmadou fut enchanté du cadeau, mais il demanda pourquoi le docteur, ainsi qu’il l’avait dit depuis longtemps, ne lui donnait pas son pistolet. Samba N’diaye lui répondit assez crûment de lui-même que Quintin avait été blessé de ne pas recevoir même un remercîment. « Allons donc ! dit Bobo, mais il est payé pour soigner les malades. » Dès que cette réponse me fut rapportée, je renvoyai Samba N’diaye dire de ma part à Ahmadou que je ne lui demandais rien, non plus que Quintin, mais qu’il fallait bien qu’il sût qu’en soignant les malades et blessés, Quintin avait agi spontanément, qu’Ahmadou lui avait toute obligation, vu que je n’eusse pu le lui ordonner s’il ne l’eût pas voulu, et qu’il n’était payé que pour me soigner, moi et mes hommes. Puis je chargeai Samba d’ajouter, comme de lui-même, que, dans son intérêt même, Ahmadou ne devrait pas laisser partir mes laptots sans les habiller, comme il le faisait d’habitude, parce qu’ils ne manqueraient pas de s’en plaindre au Sénégal aux autres noirs. Il répondit vaguement. Bobo avait passé par là. Ce ne fut qu’au moment du départ que le docteur se décida de lui-même à envoyer son pistolet à Ahmadou ; et j’affectai, quant à moi, de ne plus lui en parler. Dès qu’Ahmadou le reçut, il lui envoya en retour, ou en payement si l’on veut, un cadeau de 50 gros d’or (environ 625 francs). Telle fut la fin de mes relations directes avec Ahmadou. [Décoration] [Note 234 : On sait qu’un fait semblable s’était déjà vu à Ségou après la mort de Dékoro, assassiné par ses captifs.] [Note 235 : Assama, chef de Grand-Bassam. Amatifou, chef d’Assinie.] [Note 236 : Pour les noms des jours et des mois, on a adopté les mots arabes dans toutes les langues de ces contrées.] [Note 237 : Akraïjit est un des Ksours qui composent l’oasis de Tichit ; il est situé à l’E. de cette ville, à petite distance.] [Note 238 : A ce sujet, le compagnon du Maure eut peur qu’Ahmadou ne fût fâché de ce que Cheick Ould Abd Daïm m’avait parlé de la lettre. Ahmadou eût voulu la tenir secrète, et je la lui avais fait réclamer ; ce Maure vint avec le schérif me prier de dire que c’était le schérif qui m’avait fait connaître l’arrivée de cette lettre, disant qu’on n’oserait rien faire à un schérif.] [Note 239 : Sorte de voile fabriqué dans le pays avec du coton très-fin (espèce de mousseline).] [Note 240 : Rapprocher ce récit de celui des Maures. (Voir aux instructions)] [Note 241 : Elimane Donaye (le chef de Donaye, village des bords du Sénégal, près de Podor).] [Note 242 : A l’importance du cadeau.] [Note 243 : Solution de nitrate d’argent cristallisé.] CHAPITRE XXXVIII. Je fais mes adieux. — Départ nocturne de Ségou-Sikoro. — Séjour à Dougou Kounan. — Je suis confié à Mahmadou Abi. — Bobo ministre d’Ahmadou. — Départ et passage du fleuve à Ségou-Koro. — Voyage le long du fleuve. — Arrêt à Morébougou. — Les captifs retournent. — Les puits desséchés et les abeilles altérées. — Kéréwané. — Toubacoura. — Le fer. — Difia. — Route pénible sans eau. — Captifs morts de soif. — Villages révoltés. — Médina. — Maréna. — Route continuelle jour et nuit. — Soso. — Prise du village par trahison. — Massacre des habitants. — Les effets de la propagande musulmane. — Arrivée à Marconnah. — Toumboula. — Une razzia des Massassis. — Massacres des prisonniers. — Pas de repos. — Départ pour Ouosébougou. — Course effrénée. — Djolo. — Souvenir de Mongo Park. — Repos à Ouosébougou. 4 mai 1866. Le lendemain 4, j’allai faire mes adieux, qui furent accompagnés, chez tous ceux dont j’avais eu à me louer, de promesses de cadeaux, et comme j’étais sur mon départ, je fus non-seulement bien reçu, mais quelques- uns me montrèrent même de l’effusion ; c’est ainsi qu’Oulibo me confia que Bobo perdait Ahmadou aux yeux de tous les Talibés, et que quant à lui il n’était pas sans crainte sur leur avenir à tous si Ahmadou continuait à écouter ce mauvais conseiller en tout et pour tout. 5 mai 1866. Le 5 mai, le schérif marocain venait m’apporter un pain de sucre, qu’Ahmadou lui avait donné pour sa route, et il me demandait de le prendre sous ma protection, car il partait seul avec un cheval présent d’Ahmadou et un cadeau de 340 gros d’or (le gros vaut 12 fr. 50 c.) Je lui promis de faire ce que je pourrais et le confiai à Mamboye, qui seul de mes hommes parlait l’arabe et qui, du reste, s’entendait très- bien avec lui. Ce même jour Ahmadou fit un dernier palabre avec les Talibés du Diomfoutou, qui ne sortirent de chez lui que vers cinq heures et demie. Déjà on disait que nous ne passerions pas la nuit à Ségou. Il était certain que Mahmadou Abi partait avec nous. Ses bagages étaient au bord du fleuve, prêts à être embarqués en pirogue. Je fis préparer tous les miens ; mais, malgré mes ordres, mes hommes ne se décidaient pas à se préparer eux-mêmes : ils ne pouvaient encore croire à ce départ tant remis ; il leur semblait impossible qu’eux, qui s’étaient battus pour Ahmadou, qui avaient eu l’un des leurs tués pour sa cause, il les laissât partir sans cadeau, sans même un vêtement pour se couvrir, car, à part ce qu’ils avaient sur le dos, la plupart partaient leur sac vide. Pourtant rien n’était plus vrai. La nuit était arrivée au milieu de mes préparatifs ; tous mes ustensiles étaient au milieu de la cour avec les bâts d’ânes tout chargés, mes cantines et tout cela bien mal disposé. Pour décider mes hommes, j’envoyai Samba N’diaye chez Sidy Abdallah aux renseignements ; il répondit que nous ne coucherions pas à Ségou. Vers 10 heures du soir, Ahmadou lui-même l’affirma. A minuit, tout étant prêt, je me jetai sur une natte et pris un peu de repos. Ce ne fut qu’à deux heures du matin qu’Ahmadou fit appeler Samba pour me faire dire d’aller coucher à Ségou-Koro. Nous commençâmes à charger les bagages avec le plus d’ordre possible. Bien que ce fût au milieu de la nuit, plusieurs voisins prévenus vinrent me faire leurs adieux d’une façon touchante, et il reste évident pour moi qu’en me faisant sortir à pareille heure, Ahmadou avait voulu éviter aux Talibés l’émotion d’un pareil départ, craignant qu’ils n’eussent désiré me suivre et peut-être aussi qu’ils ne succombassent à la tentation. 6 mai 1866. Vers trois heures et demie j’étais en route, et lorsque le jour parut, le 6 mai 1866, j’avais quitté Ségou-Sikoro pour n’y plus rentrer. A Ségou-Koro, je fis décharger les animaux ; mais à peine mes bagages étaient-ils à terre qu’Amadi Boubakar de Kouniakary vint me dire de continuer jusqu’à Dougou Kounan, où se trouvait déjà Mahmadou Abi[244]. J’allai donc camper à ce village sous de beaux arbres, puis j’allai saluer ce prince. C’était, de tous ceux de Ségou, celui que j’avais le moins bien traité en cadeaux, et cela à cause d’une certaine fierté qui me déplaisait en lui ; ses demandes avaient l’air d’ordres, et je les refusais presque toujours. Malgré cela, il me fit très-bonne figure. J’appris qu’Ahmadou, la veille, était sorti vers le soir pour le mettre en route jusqu’à Ségou-Bougou, puis qu’après il était rentré palabrer avec les chefs qui partaient avec nous. Avec le jour je vis arriver bien du monde. D’abord ceux qui partaient puis leurs amis, les nôtres, San Farba entre autres, puis enfin Samba N’diaye nous apportant, de la part d’Ahmadou, un pain de sucre pour la route. Nous passâmes ainsi toute la journée du 6 mai à recevoir des visites, ignorant encore quand nous partirions, et quels étaient ceux qui venaient avec nous jusqu’à Saint-Louis. 7 mai 1866. Ce ne fut que le 7 au matin que Badara arriva. Il n’emmenait pas d’armée, car l’escorte de 200 hommes était pour Mahmadou Abi jusqu’à Nioro et non pour lui ; mais Ahmadou lui avait donné plusieurs ânes chargés de soufre, de pierres à feu, et il partait content. Tambo, chargé d’une mission dans le Diombokho, ne venait pas à Saint-Louis et s’en consolait en pensant qu’il allait revoir son village de Tiguine, ses femmes et ses enfants. Je parle avec d’autant plus de plaisir de cet homme que, jusqu’au jour de notre séparation, à Nioro, il s’est montré pour nous bon, serviable et dévoué à l’occasion. Bobo, arrivé dès le matin avec quelques princes, était en conférence avec Mahmadou Abi. Plus tard il me firent appeler, et Bobo, prenant la parole, me dit qu’il avait été chargé par Ahmadou de venir me mettre en route ; qu’il me remettait entre les mains de Mahmadou Abi jusqu’à Nioro et que ce prince veillerait sur moi comme l’avait fait son _frère_ (cousin) Ahmadou ; qu’à Nioro il me donnerait une escorte jusqu’à Médine, et que d’après les ordres d’Ahmadou on me respecterait partout sur ma route comme on l’avait fait à Ségou. Puis il me présenta Ali Abdoul comme envoyé par Ahmadou au gouverneur, en me le recommandant à partir du jour où il aurait quitté le territoire d’El Hadj, et lui remit devant moi ses lettres de créance. Enfin il me présenta le vieux schérif marocain en me disant qu’il était comme un frère pour Ahmadou, qui me demandait comme une grande faveur de me charger de lui et, s’il était possible d’obtenir cela, de demander au gouverneur du Sénégal de le rapatrier par bâtiment à vapeur. Tout cela fut noyé dans un verbiage incroyable, et enfin on me dit de faire mes derniers préparatifs parce qu’on allait traverser le fleuve. Sauter sur mon cheval ne fut que l’affaire d’un instant, et quand notre colonne remonta à Ségou-Koro pour prendre le gué, je ne pouvais me contenir. Par des mouvements nerveux plus forts que ma volonté j’étreignais mon cheval et j’eusse voulu lui donner des ailes. La pauvre bonne bête caracolait, piaffait comme si elle n’eût pas eu devant elle une longue et pénible route pour laquelle j’eusse dû la ménager. Nous descendions dans le lit du fleuve, où des Somonos, dans l’eau jusqu’au cou, jalonnaient le passage du gué. Il fallut, avec une pirogue, transporter tous les bagages. Les ânes nageaient, nous avions de l’eau jusqu’aux genoux sur nos chevaux, mais qu’importe ? nous partions. Je serrai une dernière fois la main des princes, et même, je crois, celle de Bobo, venu avec eux pour empêcher qui que ce fût de franchir le fleuve et de nous suivre, et je m’élançai joyeux dans l’eau. Peu après je reprenais ma course folle sur les bancs de sable de la rive gauche et je pouvais remarquer nombre de gens dont la joie, moins démonstrative, n’était pas moins vive que la mienne. 7, 8 et 9 mai 1866. Le 7 et le 8, nous longeâmes le fleuve, suivant en sens inverse la route que j’avais parcourue en rentrant de Dina, et le 9 au matin nous campions à Morébougou, petit village situé à peu de distance de Yamina. Pourquoi n’allait-on pas à Yamina ? Tout le monde le devinait. On craignait la désertion en masse des Talibés et des Sofas qui s’y trouvaient. Tierno Abdoul Ségou avait fait fermer dès la veille au soir toutes les portes et était venu avec une faible escorte nous attendre à Morébougou. Il avait à remplir là une mission d’Ahmadou. Il ne s’agissait de rien moins que de faire retourner à Ségou tous les captifs, femmes et enfants en bas âge, qui encombraient notre colonne, et dont la plupart venaient d’être donnés par Ahmadou aux Talibés qui partaient. On alléguait que nous allions parcourir une route sans eau, qu’ils périraient tous, et que d’ailleurs les Talibés les retrouveraient à leur retour. Ce débat ne m’intéressait qu’indirectement, puisque je n’avais pas de captifs ; mais il nous retardait, et il me fallut passer toute l’après- midi à gémir dans un village sans eau, présage terrible de ce qui nous attendait : tous les puits du village étaient presque à sec ; une eau rougeâtre, épuisée au fur et à mesure qu’elle suintait de la terre, ne suffisait pas à désaltérer les chevaux et les hommes de notre colonne. Des millions d’abeilles, pressées par la soif, envahissaient l’orifice de ces puits et bourdonnaient autour de ceux qui allaient chercher là quelques gouttes du précieux liquide. Dès qu’on tenait une calebasse à demi pleine, elles couvraient toute la surface mouillée, pompant l’humidité qu’y avait déposée l’eau et disputant à coups d’aiguillons aux chevaux et aux hommes cette eau trop rare. Je fus obligé d’acheter une corde, la mienne étant trop courte, et de passer trois heures à défendre l’orifice d’un puits pour faire boire nos chevaux et nos mulets ; quant aux ânes, il n’en fut presque pas question. Pendant ce temps, le vieil Abdoul et Mahmadou Abi discutaient avec l’escorte ; ils avaient affaire à des mécontents ; de plus, les Talibés, à qui on avait promis des boubous à leur passage à Yamina, étaient furieux de n’en pas avoir ; je commençais à craindre un long retard dans cet affreux endroit où je ne pus rien me procurer à manger. Mais heureusement tout finit par s’arranger, les captives furent renvoyées à Yamina sous escorte et nous pûmes partir avant que le soleil fût couché. Nous étions presque à jeun, car nous n’avions mangé depuis la veille qu’un peu de couscous trempé avec une boîte de julienne aigrie, conservée précieusement depuis trois ans pour notre retour. Huit de ces boîtes, représentant chacune un repas, et cinq petites boîtes de sardines étaient le reste de nos provisions de 1863, que j’avais eu la constance de garder pour cette route. J’eus plusieurs fois l’occasion de m’en féliciter. Cette première marche, et je dis première parce que ce ne fut qu’en quittant Morébougou que je pus me dire en route, et que je ne craignis plus qu’on courût après nous pour nous faire retourner, cette première marche, dis-je, ne fut que pénible. On marcha presque toute la nuit et nous vînmes camper ou plutôt nous arrêter derrière le village de Kéréwané, que je reconnus aux nombreux aboiements de ses chiens, sans doute les mêmes qui, à mon premier passage, m’avaient fait maudire ce séjour. Nous avions passé à distance de tout village, cheminant dans les broussailles, car la route était loin d’être sûre. Dès que les ténèbres se dissipèrent, je pus voir que chacun, comme nous d’ailleurs, s’était couché où il se trouvait. Mahmadou Abi n’avait pas donné d’ordre. Mes laptots d’eux-mêmes avaient déchargé les mules, les ânes s’étaient couchés avec leur charge sur le dos, et nous, étendus sur une simple toile, par terre, avions dormi quelques heures la bride de nos chevaux dans la main. 10 mai 1866. Les habitants notables du village vinrent saluer le prince, qui ne tarda pas à se remettre en route dès qu’hommes et bêtes se furent désaltérés, et en deux heures et demie de marche, le 10 mai, nous arrivâmes à Toubacoura, vers 9 heures. C’est un grand village soninké qui, au milieu de ce pays dévasté, où les villages habités étaient aux trois quarts ruinés, avait un aspect de prospérité. Ce n’est pas cependant qu’il n’eût eu à subir des attaques des razzias. Mais sa population était unie, commerçante ; elle avait montré de l’énergie, et l’almami de ce village avait réussi à se maintenir. On m’envoya loger chez un cordonnier fort riche, dans la cour duquel je trouvai un puits, la dernière bonne eau que je dusse boire jusqu’au Sénégal. Massiré Diula, que j’avais chargé de vendre certaines marchandises, notamment de l’ambre, avait longtemps séjourné dans ce village et y avait beaucoup parlé de moi. Toute la ville vint me voir et je retrouvai là de ces types soninkés que j’avais déjà signalés à mon voyage d’aller au village de Tiefougoula, tant pour la beauté des femmes que pour leur amabilité. Beaucoup vinrent m’apporter du lait et du miel ; quelques grains de corail menu ou d’ambre, que j’avais conservés à tout hasard, les récompensèrent. Un morceau de sel remercia mon hôte, et je pus faire là une belle provision de gourous pour la route, au moyen des cauris que j’avais emportés. J’espérais, en voyant le bon accueil de ce village, que Mahmadou Abi se déciderait à y passer la nuit, afin de laisser manger et reposer tout le monde. J’avais défait tous mes bagages, nous nous étions baignés, nettoyés, quand on vint nous dire de la part du prince qu’il me demandait de lui prêter une tente de campement pour envelopper des paquets de soieries et de beaux vêtements qu’Ahmadou envoyait en cadeau à Nioro, et en même temps il me faisait dire de charger mes bagages, qu’on allait partir. Bien qu’à peine reposé, cela ne me parut pas dur, tant j’étais pressé. Je ne regrettais qu’une chose, c’était de ne pouvoir, comme en venant à Ségou, noter ma route, minute par minute et avec le soin que j’y avais apporté. Mais pendant quelque temps notre route de retour allait suivre la première, dont les positions bien déterminées devaient me servir de jalons. C’est ainsi qu’en quittant Toubacoura, on se dirigea sur Difia. Nous traversâmes un ou deux petits villages situés entre des collines de roches rouges, toutes ferrugineuses ; des forgerons fondaient du fer dans ces hauts fourneaux de noirs que Lambert a décrits dans son voyage au Fouta Djallon. Ici, point de mines ; c’est au ras du sol qu’on attaque la montagne dont on ne prend que les pierres désagrégées[245]. Le fer s’y présente quelquefois sous la forme de sanguine et de différents autres minerais qui donnent un excellent fer, très-doux, et qui aurait, je crois, des qualités supérieures au point de vue de la fabrication de l’acier fondu. Nous ne nous arrêtâmes pas du tout, et à nuit tombante nous arrivâmes à Difia qui fut pris d’assaut ; on se logea dans la ville et au dehors. Mahmadou Abi avait donné l’ordre de camper dehors, bien qu’un orage se préparât. Mais nous en fûmes quittes, lui, nous et ceux qui lui obéirent, pour de la poussière et quelques larges gouttes d’eau. On alluma des feux et on se sécha. Naturellement, on mangeait ce qu’on trouvait. Mais nous nous étions restaurés convenablement la veille à Toubacoura ; nous pouvions aller quelques jours avec le couscous et nos boîtes de conserves. 11 mai 1866. A six heures et demie, nous quittions Difia et c’est alors que nous commençâmes réellement les misères indicibles du voyage de retour. A partir de là nous abandonnâmes les chemins frayés. Vers sept heures, nous étions dans l’alignement de Banamba et de Kiba. A huit heures et demie, nous traversions un petit village désert, qu’on me dit s’appeler Dancolo. Jusqu’à onze heures et demie, nous cheminâmes sans rencontrer d’apparence de village, mais à cette heure nous traversâmes divers lougans dans lesquels des arbres abattus, des feux allumés, de nombreux pas d’hommes marquaient qu’on y avait travaillé peu de temps avant notre passage. On aperçut même un homme, et comme j’étais devant avec les guides, je l’entrevis passant à la course dans les broussailles. Des cavaliers se lancèrent à sa poursuite, mais à la faveur du terrain il s’échappa, entra dans des fourrés où l’on ne se hasarda pas, et l’on fit bien, car il est probable qu’on y eût trouvé tous les travailleurs des lougans, qui nous auraient accueillis à coup de fusil. Le village, d’ailleurs, n’était pas loin, et il était révolté. Nous en vîmes les toits, et l’un de nos cavaliers, pressé par la soif, s’en étant approché, fut reçu par une détonation qui indiquait suffisamment les intentions qu’on nourrissait à notre égard. J’ai dit que la soif commençait à se faire sentir. Nous n’en souffrions pas encore, mais parmi les piétons, ceux qui n’avaient pas de peau de bouc et dont les maîtres ne se donnaient pas la peine de venir en arrière les faire boire, tiraient la jambe et la langue, car le noir supporte encore moins la soif que le blanc, et c’est une remarque que j’ai pu faire dans nos armées régulières du Sénégal aussi bien que dans mon voyage. Mahmadou Abi, que je rencontrais souvent, était pressé d’arriver à l’eau, qui était encore loin, et lorsque, vers une heure et quart, nous fûmes près de Touta, que nous laissions à gauche, et que les guides avouèrent qu’ils s’étaient trompés de route, il manifesta son impatience. J’observais ces symptômes non sans inquiétude, car, bien que j’eusse recommandé aux laptots de ménager leur eau, qu’ils portaient sur les ânes, leur provision était presque épuisée, et pour ne pas succomber à la fatigue, ils montaient sur ces animaux, qui faiblissaient sous ce surcroît de charge. Enfin, on fit une halte, et lorsqu’on se remit en route, on put constater qu’il y avait de nombreux retardataires. On fit retourner quelques cavaliers pour les faire rallier et l’on partit. La route parut longue à tout le monde. Je n’avais pour porter l’eau qu’une petite peau de bouc, contenant deux litres et demi, que je suspendais à ma selle ; elle était vide depuis midi, car la chaleur était accablante, et je ne pouvais la supporter qu’à la condition de boire beaucoup. Aussi je souffrais considérablement, et, voulant éprouver jusqu’où pourraient aller mes forces quant à la soif, je me bornai à faire mettre en réserve environ six litres d’eau que je confiai à Bakary Guëye et je me passai de boire. Vers trois heures et demie nous arrivâmes devant Médina. Ce grand village, où j’avais passé une nuit en venant, était aujourd’hui complétement désert. Nous cherchâmes vainement tout autour quelques trous de puits ou de mares, et il fallut continuer jusqu’à un marigot situé à une demi-heure de là, vers l’ouest. Les chevaux s’y précipitèrent, et quoique cette eau fût couverte d’une couche verte, nous nous hâtâmes de remplir nos peaux de bouc avant que tout le monde, en s’y jetant, ne l’eût changée en une boue épaisse, qui fut le lot des derniers arrivés. Nous fîmes là une assez longue halte, pendant laquelle la plupart des retardataires nous rallièrent, grâce à la précaution qu’on eut de renvoyer des cavaliers leur porter à boire. Cependant, sur une vingtaine qui manquaient, quatre ne reparurent pas, et le soir nous apprîmes qu’ils étaient tombés morts sur la route. Dans ce cas, l’agonie n’est pas longue : nos laptots avaient assisté à ce triste spectacle. Vainement ils avaient tenté de secourir un de ces malheureux ; sa bouche était sèche, sa langue enflée et noirâtre, il était tombé au coin d’un buisson, il râla quelques instants et ce fut fini. Cette leçon terrible porta ses fruits : à partir de ce moment nos hommes furent moins prodigues de leur eau, tant envers les autres que pour eux-mêmes, et ce fut heureux, car s’ils avaient continué à agir comme précédemment, dans les jours de marche qui nous attendaient, ils eussent sans doute succombé l’un après l’autre. Les malheureux, qui étaient tombés en route étant des captifs, on se borna à ramasser leurs bagages et leurs vêtements, et on laissa aux bêtes féroces et aux vautours le soin de leur donner une dernière demeure. Après une longue halte, on se remit en route, car l’eau du marigot était presque tarie, ce qui restait n’était que de la boue, et l’on alla vers l’ouest jusqu’à Maréna, petit village désert, à côté duquel nous trouvâmes une grande mare. Là, tout le monde et tous les animaux purent boire à leur soif, et j’eus le temps de faire à la hâte tremper un peu de couscous avec de l’eau, ce qui fut notre souper et notre seul repas depuis la veille jusqu’au lendemain. Vers 6 heures et demie nous repartîmes, pressés par la nécessité d’aller chercher un village ami et d’échapper aux Bambaras qui auraient pu nous poursuivre, ou de prévenir par une marche rapide ceux qui se fussent rassemblés pour nous empêcher de passer, si la nouvelle de notre passage eût eu le temps de se répandre ; c’était à craindre, puisque nous avions été vus par des villages révoltés. Cette crainte de nous voir couper la route par les révoltés avait été, du reste, un des nombreux motifs qui avaient empêché Ahmadou de nous faire partir plus tôt : et ce n’était pas une crainte chimérique. Il était évident que c’était à nous qu’on en voulait pour créer des embarras à Ahmadou, puisque quand Bakary Guëye cherchait à Ouosébougou à venir nous rejoindre, les Bambaras l’ayant appris, avaient envoyé une armée fermer la route de Toumboula, nuit et jour, pendant très- longtemps. Toujours est-il qu’on repartit à 6 heures et demie du soir et qu’on marcha vers le nord. On passa Fignan, Moroubougou, visités à mon premier voyage ; mais à cet endroit on quitta les sentiers, et les guides ne tardèrent pas à se perdre dans les épines et les broussailles. Hommes, chevaux, tout le monde souffrait, et les souffrances sont bien vives quand, depuis plus de vingt-quatre heures, on n’a rien mangé. On marchait pas à pas, les branches déchiraient le visage et les habits. Enfin, à 11 heures, Mahmadou Abi, sur les sollicitations pressantes des Talibés qui l’accompagnaient, et dont quelques-uns lui étaient donnés par Ahmadou comme mentors, se décida à faire arrêter. Pendant une demi- heure les guides cherchèrent le sentier qu’ils avaient perdu, mais ce fut en vain, et à 11 heures et demie tout le monde dormait afin de remplacer par le sommeil un souper absent. Hommes et animaux, tout était harassé, les chevaux se couchaient sur le flanc, la tête étendue par terre. Nos ânes, même les plus turbulents (et l’un entre autres surnommé Sadiadé, qui faisait toujours des cabrioles désopilantes), étaient tous calmes, et nous, suivant l’exemple commun, nous décrochâmes de l’arçon de la selle, sans desseller nos chevaux, notre morceau de tente-abri, et, l’étendant par terre, nous nous jetâmes dessus, tenant à la main les brides de nos sauveurs. Il y avait dix-sept heures que nous n’avions, pour ainsi dire, pas quitté la selle du cheval. 12 mai 1866. Au jour, on chercha la route et on la trouva. Aussitôt on repartit, et vers dix heures et demie nous approchions avec précaution de Soso, village visiblement habité. Nous avions ramassé en chemin quelques ânes qui broutaient, et je crois même quelques captifs, des bagages. La colonne souffrait de la soif, la nuit avait épuisé l’eau des outres ; il fallait boire à tout prix, et l’eau était dans le village, qui était révolté depuis longtemps. Qu’allait-on faire ? D’abord, Badara voulut s’avancer, mais ses Talibés l’en empêchèrent ; il était à craindre qu’il ne reçût un coup de fusil. Un d’eux, à distance, entama conversation et chercha à amadouer les gens du village par des paroles de paix. Nous n’apercevions que trois ou quatre têtes d’hommes au-dessus d’une porte barricadée. Ils étaient armés, mais avaient plutôt l’air de chercher à parlementer qu’ils ne montraient une attitude hostile. Alors on s’avança peu à peu, et Ali Abdoul, qui les connaissait depuis longtemps, leur affirma qu’on ne leur voulait pas de mal, qu’on savait qu’ils n’avaient _mourti_ que parce qu’ils avaient eu peur des Bambaras révoltés et, du reste, qu’on ne leur demandait que de l’eau. « Oui, dirent-ils, mais vous n’entrerez pas. — Soit, dirent nos gens. Du reste, si l’un de vous veut venir trouver Mahmadou Abi, vous verrez bien comme il sera reçu. » Le chef du village donna dans ce piége. On entrebâilla la porte, et il vint avec son fusil près de Mahmadou Abi, resté sous un arbre. En approchant, on voulut lui enlever son fusil ; mais comme il tremblait, il s’y cramponna et Mahmadou lui dit : « N’aie donc pas peur, on te le laissera. Tiens, en veux-tu deux, trois ? » Et cela disant, il lui en fourrait sur les bras. Le chef alors se rassura et trouva une certaine verve pour faire des protestations de fidélité, pour s’excuser d’avoir cédé à la pression des révoltés. Mahmadou Abi lui dit : « C’est bien ! tu as confiance dans Ali Abdoul. Eh bien ! tu vas retourner avec lui et dire aux gens du village que je ne leur veux pas de mal, au contraire. Combien êtes-vous ? — Cinq hommes. — Eh bien ! tu vois, je pourrais prendre ton village par force, mais je ne veux que de l’eau. » Tout d’abord on avait répondu du village que les puits étaient à sec. Mais alors reprenant confiance, ce malheureux lui dit : « Ah ! nous avons un puits où l’eau ne finira pas ! » Et il rentra dans son village avec une confiance apparente ou simulée et dit d’ouvrir la porte. Quelques hommes alors entrèrent, et pendant que les uns couraient aux puits, d’autres parcoururent le village. Tout entier à la préoccupation de faire boire tous mes animaux et de remplir les outres pour la route, je ne m’occupais que de cela, et comme j’étais pourvu de cordes et de seaux en cuir, la chose allait bien et je pus même rendre service à plusieurs, et entre autres au vieux schérif qui, au milieu de cette foule, était bousculé comme le premier captif venu. On avait recommandé de se hâter. Je ressortis du village d’autant plus précipitamment qu’on criait que Mahmadou était en route et que plusieurs Talibés étaient envoyés par lui pour chasser tout le monde hors du village. Quand je le rejoignis, un spectacle horrible s’offrit à ma vue. Cinq hommes étaient étendus sans vie, mutilés ; la tête n’avait pas été détachée du corps et portait la marque de nombreux coups de sabre. A côté, onze femmes attachées en file représentaient le reste de la population de ce village qui avait entièrement succombé, à l’exception d’un tout jeune homme qui, défiant à juste titre, s’était enfui par les derrières du village dès qu’on en avait ouvert les portes. Je ne pus m’empêcher de témoigner mon horreur pour la trahison infâme et le manque de parole dont on avait usé pour prendre ces malheureux, et je m’en expliquai à Tambo Bakiri, qui me répondit : « Ce sont des Keffirs, tous les moyens sont bons avec eux. » Telle était l’opinion d’un homme bon au fond, qui avait passé vingt ou vingt-cinq ans dans le contact des blancs. Voilà un des effets d’une religion de fanatisme sur des peuples simples et ignorants. Et qu’on vienne maintenant chanter les effets civilisateurs de la religion musulmane sur les noirs ! qu’on vienne applaudir à son envahissement, y encourager même ! Nous répondrons par ce que nous avons vu, par des villes détruites, des pays jadis florissants aujourd’hui en ruine, par le meurtre, le viol, la famine et tous les crimes que nous avons vus, et nous laisserons après chacun libre de garder son opinion ; car, en vérité, de pareilles choses ne se discutent pas. Nous nous mîmes en route à midi. Un de nos ânes ne portait plus sa charge, il ne pouvait marcher. Je fis demander à Mahmadou l’autorisation d’acheter l’un de ceux qu’on avait pris au village, où l’on avait ramassé poules, chèvres et tout ce qu’il y avait. Il m’en fit cadeau. Notre route passa d’abord, comme en venant, à Coro et Tominkoro ; mais environ une heure avant d’arriver à Ouakha nous fîmes un grand détour, car on disait ce village révolté ainsi que plusieurs autres de ce côté. La nuit nous surprit dans les broussailles, et ce ne fut que vers dix heures et demie que nous campâmes à une mare immense où le chant des grenouilles, cette musique céleste pour le voyageur égaré, dit Mongo Park, nous conduisit. Nous étions à quelques minutes de Marconnah. C’était enfin un village ami. 13 mai 1866. Après tant de fatigues on pouvait espérer du repos ; mais à sept heures et demie on repartit encore, et, laissant Tikoura sur notre droite, nous parvînmes, par une route à travers les broussailles, à Toumboula. Quelques heures à peine séparent ces deux villages, et entre eux, Tikoura, à droite, et deux autres villages étaient révoltés. Cela peut donner une idée de la situation politique du pays, et notre séjour à Toumboula acheva de nous éclairer. A Marconnah, j’avais fait demander à acheter du mil ; on m’avait ri au nez en me disant que depuis six mois il était impossible d’en trouver un seul grain dans ce village. On y mangeait des feuilles. En approchant de Toumboula, nous rencontrâmes quelques captifs et gens du village travaillant aux champs. J’étais en avant avec Badara et le guide : le pauvre vieux chef était impatient de revoir son village : aussi sa joie muette, dès qu’il l’aperçut, fut attendrissante. Ces gens qui travaillaient aux champs, et dont le premier mouvement en nous voyant avait été de fuir, vinrent, dès qu’il fut reconnu, l’entourer ; ceux qui étaient au village sortirent pour aller au-devant de lui ; il fut reçu en triomphe et avec une vraie joie. Presque aussitôt les femmes de sa case commencèrent à chanter, à danser, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps dans ce lieu. Quant à moi, j’étais effrayé littéralement. Les cinq sixièmes de la population avaient disparu. On ne voyait presque plus d’enfants ; les hommes avaient des figures décharnées. La misère était partout, on ne parlait pas de mil ; aussi fallait-il peu songer à nous réconforter. Néanmoins, je me préparais à passer la journée dans ce village et au moins à me reposer des fatigues de la route passée, avant de tenter celle de Ouosébougou, quand Mahmadou Abi me fit prévenir qu’on partirait le même soir. Je lui fis répondre que j’étais prêt, mais qu’hommes et bêtes étaient bien fatigués, et que je ne savais pas s’ils pourraient suivre. J’étais forcé d’abandonner deux ânes. Mahmadou, pour toute réponse, dit qu’on allait me donner un autre âne, et que si mes hommes ne pouvaient plus marcher il les ferait porter par les Sofas à cheval ; que je ne m’inquiétasse de rien, qu’il ne permettrait pas que rien de ce qui était à nous restât en route. Dès lors je n’avais plus d’objections à faire, et, suivant le désir de Badara, je m’occupai de lui vendre contre quelques gros d’or les ânes qui ne pouvaient plus marcher, le sel que j’avais en surplus du nécessaire, mes cauris qui, au delà de Toumboula, ne pouvaient plus servir et, en un mot, tout ce qui pouvait alléger mes bagages. Nous avions devant nous la perspective d’une route de quinze à dix-huit lieues à faire à travers des broussailles pour éviter Marena, Médina et Guigué, tous villages révoltés. Après les fatigues de la veille et de l’avant-veille, il était prudent de ne pas se charger, sauf d’eau. Pendant que je prenais ces mesures de sécurité, j’entendis battre le tabala du village. Je n’avais pas d’autre arme qu’une lance ; aussi ne pouvais-je songer à être partie active dans un combat quelconque. Je sautai sur le toit de ma case, et comme il dominait un peu je pus voir l’aspect de la campagne. Une razzia tombait sur les lougans ; sept ou huit cavaliers poussaient devant eux les chameaux des Maures qui nous accompagnaient, ainsi que quelques ânes, et une quarantaine de piétons avec leurs boubous jaunes couraient en divers sens après les captifs et les enfants qui travaillaient dans les champs. Les coups de fusil partaient de tous les côtés sans les inquiéter ; mais bientôt la scène changea. Tout notre monde était sorti, près de cent cinquante cavaliers étaient à la poursuite des assaillants et deux cents hommes à pied fouillaient les brousailles pour y retrouver ceux qui, désespérant de se sauver, s’y étaient cachés. En moins d’une demi-heure, douze Bambaras tombaient sous les coups de nos hommes, et mon brave Déthié, bien qu’à pied, en prenait un vivant, qui fut amené ainsi que cinq ou six autres plus ou moins blessés. On les interrogea et l’on sut ainsi que cette razzia était dirigée par les Massassis de Guémené (l’un d’eux était au nombre des prisonniers), qu’ils ignoraient notre arrivée, qu’ils n’étaient en tout que quarante- huit. Après cet interrogatoire, on les livra aux Talibés pour être exécutés. Aucun d’eux n’avait la main exercée, et leurs sabres n’étant point affilés le supplice fut horrible ; un des prisonniers reçut peut être quarante coups de sabre avant que sa tête fût détachée. Badara, bien qu’il fût mécontent de ce que Mahmadou Abi ne le consultât en rien, paraissait heureux de cet événement qui lui faisait prendre une revanche sur ses persécuteurs habituels. Mahamadou Abi, vers quatre heures, fit envoyer à ma case la plus jolie des captives faites la veille à Soso ; il me disait que chargé par Ahmadou de pourvoir à l’habillement de mes laptots, qu’on n’avait pu leur donner à Yamina, comme on le voulait, il leur donnait cette esclave pour que le produit de la vente leur permît de s’habiller à Nioro. Je la renvoyai aussitôt, disant au prince que, bien que j’eusse regretté de ne pas voir habiller mes hommes comme Ahmadou l’avait promis, je ne pouvais accepter cette compensation contraire à nos mœurs et à nos lois ; que s’il voulait faire un cadeau à mes hommes, tout ce qu’il voudrait leur donner serait accepté avec plaisir, sauf des esclaves, qu’ils ne pouvaient vendre et qui seraient libres en arrivant à Médine. Le soir, à six heures, nous quittâmes le village, peu restaurés, mais accablés de fatigue ; on marcha en silence jusque vers deux heures du matin sans arrêter. Depuis l’avant-veille, on avait fait tuer les cabris et les chèvres qu’on avait pillés à Soso, afin que leurs bêlements ne donnassent pas l’éveil aux villages révoltés. Avant la nuit, on fit en outre museler les chameaux, et on recommanda aux cavaliers montés sur des chevaux de ne pas s’approcher des juments. En un mot, on prit toutes les précautions possibles. Nous passâmes assez près de Guigué pour voir les feux des lougans, et nous entendîmes distinctement les aboiements des chiens qui nous sentaient de loin. [Illustration : Razzia et défaite des Massassis, à Toumboula.] Dès que nous fûmes à quelque distance, on arrêta tout le monde ; les guides eux-mêmes n’en pouvaient plus. Par deux fois, on voulut tenter de se remettre en marche, car tous savaient la route qu’il restait à faire, et l’on sentait instinctivement que le manque d’eau allait, dès que le soleil serait levé, la transformer en un long supplice. Mais la fatigue fut plus forte que tous les raisonnements et l’on resta couché. 14 mai 1866. Étais-je fatigué ? Oui, à coup sûr, car je dormais éveillé, si ces deux mots peuvent s’associer pour exprimer mon idée, et cependant personne plus que moi ne désirait partir ; j’allai jusqu’à tourmenter Mahmadou Abi : je lui fis observer que le soleil se lèverait bientôt, que l’eau serait chaude, et que la soif fatiguerait plus que la marche ; mais je parlais à des endormis, on pourrait presque dire des morts. Je secouais les uns et les autres, mais en vain. Enfin, au jour, on remonta à cheval, on parvint à réveiller les dormeurs et l’on se remit en marche. Bientôt nous quittâmes les épines qui nous déchiraient depuis la veille, et nous rentrâmes dans le grand chemin, bien frayé, bien battu : c’était la grande route du pays, le chemin de Guigué à Ouosébougou, où des pas nombreux attestaient qu’on avait passé la veille. Mahmadou aussitôt donna l’ordre à quelques Talibés, parmi lesquels Mahmadou Alpha et Amadi Boubakar, de prendre l’avance de toute la vitesse possible, d’aller à Ouosébougou prévenir de son arrivée et de faire envoyer de l’eau à la colonne. Je partis avec eux, et, grâce à la vigueur de nos chevaux, qui pourtant se nourrissaient comme ils pouvaient depuis le départ, nous franchîmes en deux heures la route de huit lieues qui nous séparait d’Ouosébougou. Si j’étais enchanté de me rapprocher aussi rapidement des bords du Sénégal, Mahmadou Alpha ne l’était pas moins ; il semblait fou de joie à l’idée qu’il allait revoir son père et les siens, qui l’attendaient à Ouosébougou, ou plutôt qui ne l’attendaient pas. La route que nous parcourions était une forêt d’arbres épineux clair-semés au milieu desquels abondait le gommier-varech. Notre faim était telle que, lorsque la rapidité de notre course se ralentissait pour laisser souffler les chevaux, nous mangions avidement ces boules de gomme qui déjà dans mon voyage chez les Maures avaient été quelquefois ma nourriture unique pendant une journée entière. Le moindre inconvénient de la gomme ainsi mangée fraîche est d’altérer considérablement, mais ma peau de bouc n’était pas encore vide, car je l’avais ménagée toute la nuit, et je pus boire à ma soif et même en donner à mes compagnons. Il est impossible de décrire mes sensations dans cette course poussée parfois jusqu’au délire, sans ménagement de nos chevaux ni de nous. Je me grisais de l’idée du retour, sans réfléchir que nous n’étions que cinq, et que je n’avais pas d’armes en plein pays ennemi. Nous arrivâmes ainsi, par une série d’ondulations du terrain, qui se dirigent presque de l’Est à l’Ouest et en montant par une pente très- sensible, au sommet d’une côte d’où nous aperçûmes à nos pieds, un peu plus bas, une vaste plaine, ayant une pente visible du Nord au Sud, et limitée au Nord par des montagnes peu élevées, on pourrait presque dire des collines. Là était Ouosébougou, immense village entouré d’un terrain sablonneux à perte de vue. Les murailles étaient bien fortifiées, crénelées, et disposées en crémaillère avec de nombreux bastions ; et devant les portes on voyait des réduits de défense, précaution que je n’avais jamais remarquée dans les villages aperçus jusqu’alors : un immense goupouilli entourait la ville. Dès que nous vîmes le village nous nous élançâmes, et quelques gens qui travaillaient à couper du bois sur la hauteur s’enfuirent en poussant des cris d’alarme. Aussitôt, tous les habitants sortirent en armes, le tabala battit. Il était clair qu’on était toujours prêt et que le village avait dû résister à de nombreux assauts. Mais bientôt nous fûmes reconnus à nos cris de : Taliba-bé, Taliba-bé Ahmadou cheickou (les Talibés d’Ahmadou), et la défense qui se préparait se changea en fantasia ; de notre côté, nous poussâmes une charge de toute la vitesse de nos chevaux, que nous n’arrêtâmes qu’à la porte du village. Nous y entrâmes précipitamment ; on alla à la case de Djolo, vieux Bambara de quatre-vingts ans passés, qui nous attendait sous son _bolérou_[246], et qui donna aussitôt des ordres pour que tous les captifs partissent au-devant de l’armée. Nous étions trempés de sueur, nos chevaux dégouttaient, et lorsqu’on apporta de l’eau, nous en bûmes jusqu’à sécher les calebasses. Puis, nous nous assîmes. Nous étions tous rendus, et mes compagnons, émerveillés de me voir résister aussi bien qu’eux, s’écriaient : _Ouaï Toubab Sagata_. (Oh ! les blancs braves !) On raconta alors à Djolo notre voyage, et comme on causait en bambara, je ne pouvais savoir ce qu’on disait qu’en questionnant en toucouleur les Talibés : j’appris que les villages de Digna, de Guigué et de Mourdia avaient là des envoyés, venus pour faire leur soumission à Djolo. Depuis le jour où El Hadj s’était emparé de Ségou, Djolo avait déclaré que, quoique Bambara pur sang, il ne trahirait jamais ce nouveau maître. Il avait tenu parole, et grâce à son énergique attitude, il avait rallié assez de partisans pour tenir tête à l’orage qui venait d’éprouver si cruellement ce pays. Aujourd’hui, il récoltait les fruits de sa politique, et je dois le dire, si c’était un serviteur fidèle de son roi, il y avait en lui une dignité incontestable qui excluait toute bassesse, et il savait garder à ses cheveux blancs une place honorable en face des princes. Vers midi, nos hommes arrivèrent ; ils étaient des premiers, et cependant quelques-uns, et entre autres Samba Yoro, avaient assez souffert de la fatigue et de la soif pour que les porteurs d’eau l’eussent trouvé couché dans les broussailles. Comme on leur avait dit de porter l’eau à Mahmadou Abi qui était en arrière, ils refusèrent de donner à boire à mon pauvre Samba, et ce ne fut que quand Mahmadou Abi passa que Samba lui ayant crié qu’il ne pouvait plus aller sans eau, on lui en donna tant qu’il en voulut. Nous nous installâmes dans une maison, et je cherchai à trouver quelque chose à acheter, mais ici il n’y avait que le mil qui servît de monnaie et c’était ce qui me manquait le plus. Alors je commençai à mendier. Le docteur alla voir Djolo et obtint trois moules de mil, et de plus la certitude que Ouosébougou était bien le Wasibou de Mongo Park ; puis Djolo se rappelait, quand il était enfant, l’avoir vu passer allant au Niger, d’où il n’était pas revenu, disait-il. Le soir j’obtins quelques gouttes de lait de Mahmadou Falel, Poul du Bakhounou, auquel je les fis demander par Bakary Guëye. Mais l’hospitalité fut très-maigre, et Mahmadou Abi s’en plaignit pour son compte. On se reposa une grande journée à Ouosébougou, et ce n’était pas trop. La plupart des Talibés se refusaient à marcher, leurs jambes étaient enflées, et notre route, une heure après le départ, ressemblait à une déroute tant on était espacé. Pour moi, je me soutenais et j’étais constamment à l’avant-garde près des guides ; le docteur allait toujours à son allure paisible, aussi calme que s’il s’agissait de la chose la plus naturelle. Pendant notre séjour à Ouosébougou un Toucouleur arrivant des bords du Sénégal annonça que Maba, le marabout qui maintenait la colonie sur un qui-vive perpétuel, était à Gandiole, c’est-à-dire aux portes de Saint- Louis, avec une armée, et qu’il avait nommé un roi du Cayor à Nguiguiss. Telle était l’interprétation donnée par les partisans de l’islamisme à la campagne que le gouverneur avait faite contre ce dangereux fanatique. Mais ce n’était pas de ce jour que je savais comment l’histoire se raconte en Afrique, je ne m’en émus pas davantage. Avant de quitter Ouosébougou, orientons-nous. Du toit de ma terrasse, on me montrait Toumboula et Guigué en alignement au S. 40° E. _du monde_ ; Hofara était au N. 35° O. ; au N. 40° E., Siradian ruiné ; droit à l’Est, Mourdia, et droit au Sud, Seguébala dans le Bélédougou. [Décoration] [Note 244 : A Ségou Sikoro, mes observations de latitude, par hauteur méridienne tant du soleil que de la lune, m’ont fourni : Latitude observée 13° 26′ 30″ N. Longitude observée par distance luni-solaire. 1 observation 8° 40′ 00″ O. Longitude déduite du lever topographique 8° 26′ 30″ O. Longitude adoptée pour la construction de la carte générale 8° 33′ 00″ O. [Note 245 : C’est de l’oxyde de fer terreux mélangé de silice, en rognons engagés dans de l’argile. J’en ai rapporté des échantillons ainsi que d’autres de fer magnétique et de sanguine ou oxyde de fer compacte.] [Note 246 : Entrée de la maison.] CHAPITRE XXXIX. Départ de Ouosébougou. — Siradian. — Hofara. — Elingara. — Boulal. — Sekhello. — Je suis pris pour un Maure. — Bagoyna. — Marques de l’épizootie. — Route pour Touroungoumbé. — J’arrive épuisé. — Bon accueil. — Pillage des Maures. — En route sur Nioro. — Entrée triomphale. — Mustaf. — Son accueil. — La ville. — Séjour. — Tentative pour me retenir. — Position délicate de Mahmadou Abi. — Le schérif de Fez. — Visite aux frères d’El Hadj. — Je pars. — Cadeaux à Mustaf. — Échange de bons procédés avec Mahmadou Abi. — Départ de Nioro. — Médina. — Les deux Gadiaba. — Youri. — Petite pluie. — Je pars sans mes guides. — Birou. — Aspect des terrains. — Ali, notre guide, ambassadeur d’Ahmadou. — Ouagadou. — La vallée de Guidi-Oumé. — Khoré. — Le Kirigou. — Khassa. — Togno. — Fanga. — Niogoméra. — Tanganaya-Takhaba. — Niakhatéla. — Makhana. — Route en forêt. — Tornade, inondation. — Passage d’un torrent. — Mounia. — Route sur Koniakary. — Séjour dans ce village. — Tierno Moussa. — San Mody. — Situation politique du pays. — Dernière route. — Arrivée à Médine. — De Médine à Saint-Louis et en France. 15 mai 1866. Le 15, à quatre heures, nous sortîmes de Ouosébougou, où quelques retardataires furent obligés de rester, ainsi que quelques hommes blessés le 13, à Toumboula, par la razzia des Bambaras. Nous parcourûmes[247] deux lieues à l’Ouest, trois lieues et demie au N.-O., et nous fûmes à Siradian, village abandonné et sans puits. Ensuite on se dirigea, sans s’arrêter, au N. 35° O. pendant trois lieues et au Nord trois lieues et demie. Nous arrivâmes alors à Hofara, village de cases en paille, sans fortifications, en un mot vaste goupouilli. Il n’y avait plus d’habitants, mais il y avait encore de l’eau dans les puits, de petites tomates autour des cases, dans lesquelles on pouvait, somme toute, se reposer. 16 mai 1866. Il était huit heures quand on y arriva, car on avait fait de nombreux temps d’arrêt pendant la nuit ; nous y restâmes jusqu’à dix heures et un quart et l’on se remit en marche par une chaleur étouffante. Nous passions vers onze heures devant Tounguel, village inhabité que nous laissions à gauche : à onze heures quarante-cinq minutes, nous étions à Elingara, que j’estimais à deux lieues et un quart de Hofara au N. 40° O. Ce village était également désert, mais dans un puits bâti en pierres sèches posées à plat, nous trouvâmes un peu d’eau. Quelle eau ! Mon cheval refusa d’en boire ! mais je fus moins difficile que lui, je me bouchai le nez et je bus. Après avoir parcouru deux lieues au N. 63° O., nous arrivâmes à Boulal ou Boulane, vers midi et demi. Là il restait des vestiges de cases en paille. On y campa ; la chaleur était trop forte, personne ne pouvait y résister. Tout le monde peut-être dormit, excepté moi, qui étais dévoré d’impatience et qui d’ailleurs, quoique soutenu par l’idée du retour, commençais à être inquiet de ce que la nature trahissait ma volonté. Enfin, à trois heures, toujours à jeun, sauf une poignée de couscous mangée dans cette halte, nous reprîmes cette route fatigante à travers ce pays de plaines toujours ondulées dans le même sens, couvertes d’une maigre végétation, d’arbres épineux, de gommiers rabougris. Je marchais aussi rapidement qu’il m’était possible, et vers cinq heures et demie, après avoir parcouru cinq lieues au N. 80° O., j’aperçus enfin un village ayant l’apparence de la vie : c’était Sekhello, village bâti en terre, habité en majorité par des Soninkés. Un enfant qui coupait du bois se mit à fuir en me voyant. Je le poursuivis et le rattrapai ; mais en dépit de mes assurances pacifiques, il ne voulait pas m’approcher. J’avais retiré mon chapeau, mes longs cheveux flottaient au vent, mon teint était devenu couleur de brique brûlée, je portais un boubou jadis blanc. Il me prenait pour un Maure, et même quand Amadi Boubakar l’eut rejoint avec d’autres Talibés, il ne pouvait se figurer que je fusse un blanc. Je fus grondé par tous pour mon imprudence, car j’avais risqué de me faire envoyer un coup de fusil. Comme à Ouosébougou, la population, aux cris perçants de l’enfant, était sortie en masse, mais il n’y avait pas là grand monde, et il était visible que ce village avait dû souffrir. Je ne pus y trouver le moindre aliment à acheter, et comme on ne me donna rien d’aucun côté, nous en fûmes réduits à notre régime habituel. Nous mangeâmes notre dernière boîte de julienne aigrie, et nos hommes, leur couscous ordinaire. Les plus malheureux étaient les animaux, privés de mil, et même souvent de paille, car autour du village on n’en trouvait pas, et il me fallut en voler pour ne pas les laisser périr, ne pouvant raisonnablement demander à mes laptots d’en aller couper ; les malheureux n’en pouvaient plus. Quand nous arrivâmes à ce village, plus de la moitié des piétons était restée en route. 17 mai 1866. Ce fut sans regret que je quittai cet asile peu hospitalier, le lendemain matin ; nous fîmes trois lieues au N. 10° E., et nous arrivâmes à Bagoyna, grand village en terre, ruiné et inhabité depuis que Daouda Gagny l’avait quitté pour venir à Ségou. Cependant quelques personnes s’y trouvaient en ce moment. La plaine présentait un spectacle attristant, de tous côtés on voyait des squelettes de bœufs ou leurs corps desséchés. Aux environs des puits surtout, il y en avait énormément. D’où cela provenait-il ? On me dit qu’après l’abandon du village, les bœufs y étaient revenus par habitude, et que ne trouvant personne pour leur tirer de l’eau des puits, ils étaient morts à côté. D’un autre côté on m’affirma, tant là qu’à Nioro, que l’épizootie terrible qui avait ravagé tout le Sénégal, le pays des Maures, en même temps qu’elle sévissait en Europe, était venue jusqu’au Bakhounou, où elle s’était arrêtée, puisqu’à Ségou on ne s’en était pas aperçu. Toujours est-il que les puits étaient presque secs et qu’on campa dans les cases du village, presque sans eau. A trois heures, on essaya de se remettre en route pour atteindre Touroungoumbé. Sentant bien que les forces de tous étaient épuisées par les marches insensées, si elles n’eussent été nécessaires, que nous faisions depuis six jours, Mahmadou tentait un dernier effort pour amener son monde en lieu de sûreté par une marche de nuit, car une marche de jour eût été impossible. Je sortis de Bagoyna en proie à une violente céphalalgie, et quand vint la nuit, je fus pris de saignements de nez tellement persistants, qu’il me fallut plusieurs fois descendre de cheval. Mes forces me trahissaient et tout mon sang s’en allait. Je me tamponnai les narines, je fis un suprême effort, et le lendemain, à sept heures, j’étais des premiers rendus à Touroungoumbé, en compagnie d’Ali Abdoul, qui, à mesure que nous approchions, s’attachait de plus en plus à mes pas, en attendant qu’il fût tout à fait entre mes mains. J’avais ainsi estimé la route parcourue : trois lieues au N. 80° O., six lieues au S. 70° O., six lieues au N. 30° O., total quinze lieues parcourues en seize heures, par les cavaliers, car les piétons n’arrivèrent que vers les onze heures ou midi. Qu’on ne croie pas ces estimations exagérées. Si je n’en avais eu la preuve en fermant mon polygone estimé à peu de chose près sur la position exacte de Médine, j’en avais une le lendemain, en arrivant à Nioro, que mon estime place juste dans le relèvement indiqué en 1864 depuis Guémoukoura, et ces relèvements, quand ils sont donnés par des gens connaissant bien le pays, surtout par des Maures, ces relèvements, dis-je, sont d’une exactitude souvent attestée par les voyageurs et qui, quant à moi, m’a toujours surpris. 18 mai 1866. En arrivant au campement qu’on m’indiqua, je ne pouvais plus me soutenir. Je me laissai tomber sur ma natte et j’abandonnai aux gens de la case le soin de mon cheval, me bornant à dire : Faites-le boire et manger. Touroungoumbé était un village du Kingui, très-considérable. Lieu de passage des caravanes des Maures qui vont à Ségou, c’était là qu’elles payaient l’impôt du passage, et un captif d’El Hadj, sorte de gouverneur, était préposé à la perception de cet impôt. Aussi y fûmes-nous dédommagés en partie par une bonne réception de ce que nous avions souffert depuis huit jours ou plutôt depuis notre départ de Toubacoura, dernière étape hospitalière dont j’ai gardé le souvenir. Nous passâmes la journée tout entière en cet endroit, tant par force que pour attendre les retardataires ; j’appris, en effet, que plusieurs n’étaient arrivés que le soir et avaient été pillés par des Maures amis qui campaient à petite distance de Touroungoumbé : mais pour qui connaît les mœurs des Maures, cela n’a rien d’étonnant, et la seule chose remarquable, c’est qu’ils n’aient pas tué, afin d’empêcher toute dénonciation, de la part de ceux qu’ils venaient de piller. Toujours est-il que le soir tout le monde fut rallié, et ce ne fut qu’à la nuit, après un souper convenable, que nous pûmes prendre un vrai repos, car tout le jour une curiosité bienveillante avait fait envahir notre maison par tout le village, impatient de voir ces blancs extraordinaires qui pouvaient faire tout ce que les noirs font et plus encore. Le fait est que nos amis, en exagérant nos qualités, notre savoir et notre bravoure, nous avaient élevés sur un piédestal tel, que, si je me fusse avisé de faire le salam, j’aurais passé pour un grand marabout, parce que je savais déchiffrer quelques mots d’arabe et écrire à peu près au moyen des caractères de cette langue, et je ne suis pas bien sûr qu’un jour ou l’autre on ne dise pas que j’ai gagné des batailles à moi tout seul, avec toutefois mon pistolet à six coups, qu’on se désolait de ne pouvoir admirer ; mais quand je disais que j’avais donné cette merveille à Ahmadou, oh ! alors, c’était un chœur intarissable sur la générosité des blancs. 19 mai 1866. Le 19, on se mit en route pour aller à Nioro, vers six heures. Huit lieues droit à l’O. nous en séparaient, mais la route qui passe par de nombreux villages, n’a pas mal de sinuosités, et quand on arriva en vue de Nioro, vers quatre heures du soir, des cavaliers vinrent de la part de Mustaf et du père de Mahmadou Abi, ainsi que de ses oncles, prier ce jeune prince de camper à Dianwéli pour la nuit, afin qu’on pût le recevoir le lendemain matin. A mon grand regret donc on entra au village de Dianwéli, et pour me consoler de ce retard, il ne fallut rien moins qu’un superbe mouton que m’envoya Mahmadou Abi, et qui fut tellement apprécié, qu’entre nous et nos parasites on le dévora jusqu’au dernier morceau. 20 mai 1866. Ce fut le 20 mai que nous fîmes notre entrée triomphale à Nioro. Mustaf, vêtu d’un burnous magnifique, dont le capuchon relevé laissait voir sa figure, était monté sur un cheval maure de grande taille, piaffant entre les mains des Sofas qui le tenaient par la bride. Il était entouré de tous ses fidèles, de ses Sofas, et si un certain nombre de Talibés faisaient acte d’indépendance, en s’écartant de lui pour venir saluer Mahmadou, bien d’autres se tenaient à ses côtés. Il y eut d’abord une fantasia fort belle, bien qu’en ce moment la moitié des cavaliers fussent absents. J’admirais surtout les beaux chevaux, tous de race maure. Puis, après cela, comme, de notre côté, aussi bien chevaux qu’hommes étaient à bout de forces, on n’essaya pas le plus petit exercice, et les deux armées se rencontrèrent. Alors Mustaf vint, toujours à cheval, donner la main à Mahmadou Abi, non comme un esclave ayant affaire au cousin de son maître, mais comme un chef puissant à un autre pour lequel il a des égards. Après cela on rentra dans Nioro. Il y a dans Nioro deux choses distinctes : la ville fortifiée et la maison d’El Hadj. La ville est entourée d’une muraille irrégulière, ayant plusieurs portes de divers côtés, mais ce n’est pas là ce qui fait sa défense. Ce qui la met à l’abri d’une attaque, c’est la maison d’El Hadj. Cette maison est un vaste carré de 250 pas de côté, construit régulièrement en pierres maçonnées avec de la terre. Les montagnes peu élevées qui environnent Nioro ont fourni des matériaux tout taillés, et la plupart de ces pierres affectent une forme rectangulaire, ce qui a permis de construire sans les tailler. Ces pierres sont posées à plat. La muraille a environ 2m,50 d’épaisseur. Aux quatre angles sont des tours rondes ; le tout a de 10 à 12 mètres de haut, et je suis sûr que sur le faîte, le mur a encore au moins 1m,50 d’épaisseur. C’est totalement imprenable sans artillerie. Il y a dans ce fort plusieurs compartiments : d’un côté sont les femmes d’El Hadj, le Diomfoutou ; de l’autre, habite Mustaf, et se trouvent la plupart de ses magasins, ses greniers, la case de ses femmes. Dans une cour, des Mauresques prisonnières habitent sous des tentes qu’elles ont dressées, comme si elles se trouvaient au désert. Elles préfèrent cela à la vie des cases. Quelques-unes sont blanches et fort jolies. Elles proviennent des razzias faites par Mustaf, en 1865, sur les Lack Lall, qui s’étaient joints aux révoltés du Bakhounou. Quant à la ville, les maisons y sont en partie à terrasse, en partie couvertes de paille. Quelques-unes ont un étage. Mahmadou Abi était allé saluer son père. Je fis demander à Mustaf où je devais loger, et immédiatement on me conduisit dans une maison spacieuse, chez un griot fort riche, nommé Samba Gouloumba, père ou oncle d’un griot de ce nom que j’avais connu à Ségou. Là, on me donna la maison du maître, qui était absent, et son frère, qui vint m’y installer, m’exprima ses regrets et insista pour que j’attendisse le retour du maître de la maison, qui était, me disait-on, grand ami des blancs, et qui serait désolé de ne pas me recevoir lui-même (il avait d’ailleurs fort bien traité Bakary Guëye pendant son long séjour). Je me gardai bien de m’engager, et je pris possession d’une jolie chambre située au premier étage, et peinte proprement en rouge avec divers dessins. Mes laptots logeaient au-dessous. J’avais un véritable escalier, avec une terrasse devant ma porte et des fenêtres. C’était à n’y pas croire. A peine avais-je commencé à m’installer et à profiter de l’eau que les esclaves de la maison venaient de nous apporter, qu’on nous annonça Mustaf, qui venait nous rendre visite et me demandait audience. Je n’étais plus depuis longtemps habitué à ces manières courtoises. Je le priai d’attendre que j’eusse remis mes vêtements et le fis monter. Il fut très-aimable. Mustaf est un esclave du Bornou. C’est un Kanori et, seul à Nioro, avec deux ou trois personnes, il sait la langue de son pays. Plus souvent il trouve avec quelques esclaves à parler le haoussani. Du reste, il parle très-aisément le bambara, le soninké et le peuhl. Il fut longtemps le captif de confiance d’El Hadj, son barbier et son cuisinier, et il est probable que ce contact avait contribué à adoucir ses manières et à les policer. Il me souhaita la bienvenue, me fit beaucoup de compliments et termina en me demandant de lui dire ce dont j’avais besoin. Je lui répondis que, n’ayant pas l’intention de m’arrêter, bien que je fusse très-fatigué, je lui demandais dix moules de couscous pour la nourriture des hommes jusqu’à Koniakary ; que quant à moi, je mangeais maintenant la nourriture des noirs et que tout ce qu’il m’enverrait serait bien reçu. Peu après je reçus 10 moules d’un beau couscous blanc, qui me rappelait enfin le couscous de Saint-Louis. En outre, on m’envoyait une grande calebasse d’eau miellée, une poule sautée au beurre et fort bien préparée, 100 gourous et du lait. La maison dans laquelle nous logions était chargée de nourrir mes hommes, qui ne s’en plaignaient pas, bien au contraire. Il n’en fallait pas moins pour réparer nos longs jeûnes des jours passés, et le soir on nous envoyait dix poules vivantes, un plat copieux de riz à la viande et un beau couscous que nous trouvâmes succulent. Depuis notre départ de Médine, nous n’avions rien mangé d’aussi bon en fait de cuisine nègre. L’après-midi j’allai faire visite à Mahmadou Abi, qui était logé dans une grande case avec tous ses Talibés. Il me reçut d’une façon aimable, quoique un peu embarrassée ; il avait l’air de ne pas se trouver dans une position bien franche. Il me demanda si j’avais ce qu’il me fallait ; je lui dis que oui, à l’exception de mil pour les chevaux. Il paraît que ce n’était pas l’habitude de Mustaf d’en fournir, car Mahmadou me répondit qu’il faisait vendre un captif pour acheter du mil pour ses chevaux. De là, j’allai chez Mustaf lui rendre sa visite. Il me reçut de la façon la plus aimable, et j’en fus d’autant plus étonné qu’il n’est pas ainsi généralement et qu’il traite les noirs en grand seigneur ; il est plus difficile pour eux de le voir, me disait Bakary, qu’il ne l’est de voir Ahmadou à Ségou. Mustaf me dit qu’il allait m’emmener voir un schérif blanc. En effet, il sortit avec moi, accompagné d’un interprète d’arabe, et nous allâmes à l’extrémité de la ville dans la maison d’un marabout, Ako de Gambie, possesseur de la plus belle fortune du pays. Il s’était bâti une maison à l’européenne, autant que les matériaux du pays le permettaient. Il y avait de beaux escaliers en terre, des galeries ouvertes, où des nattes abritaient des rayons du soleil. Tout cela était propre et d’une élégance relative qui m’étonna. On nous fit entrer dans une salle petite, mais plus soignée encore que les autres, où nous nous assîmes sur de belles nattes de cuir, tressées par les Mauresques. Peu après, on nous introduisit dans une seconde salle encore plus soignée, où, sur un tapis du Maroc posé sur une de ces nattes, était assis en tailleur un homme vêtu entièrement de mousseline blanche ; il avait un turban dont une partie passant sous le menton et relevée couvrait le bas de la figure. Son teint était incomparablement plus blanc que tout ce que j’avais vu chez les Maures et même chez les Mauresques ; la main était potelée et le pied petit et soigné. L’homme était gros. Son regard était fin ; l’arc sourcilier bien dessiné, mais ni son nez ni sa physionomie ne répondaient au type arabe. Sans le mat de son teint on eût dit un Européen. Il commença à m’interroger sur mon pays, demandant si nous étions Français, de quelle ville, et quand je lui dis de Paris, il sourit et me dit : « Je connais Paris, c’est une ville où il y a de grandes rues plantées d’arbres. » Il me demanda si j’avais des nouvelles de mon pays, et sur ma réponse négative, il me dit : « Je sais, moi, que tout va bien chez vous. » A mon tour j’essayai quelques questions : j’appris qu’il était de Fez ; mais quant au but de son voyage je ne pus obtenir de réponse, il éluda. Je commençais à me demander si c’était bien un Arabe ou quelque voyageur déguisé, et ce soupçon était celui de la plupart de mes laptots, qui affirmaient qu’il comprenait le français et qu’il souriait quand je parlais avec le docteur. Toutefois, il me fut impossible de savoir la vérité, car dès qu’il vit que je le pressais de questions, il commença à me dérouter par des interrogations incompréhensibles. Il est vrai qu’il parlait l’arabe pur, que fort peu de monde comprenait, et les interprètes traduisaient peut-être mal. Plus tard je demandai à mon schérif marocain s’il le connaissait. « Non, me dit-il, c’est un homme qui parle peu, il dit qu’il est schérif, je ne puis dire le contraire ; » mais il m’avoua qu’il lui semblait qu’il n’avait pas la figure d’un Arabe. En rentrant j’assistai à une fantasia assez bizarre : c’était une espèce de parodie d’un combat, faite par deux Talibés, tout en dansant et en jonglant avec leurs fusils d’une façon remarquable. L’un faisait le mort, l’autre tournait autour sans oser l’approcher ; quand il venait trop près, le mort remuait et l’autre se sauvait, puis le mort apprêtait tout doucement son fusil et tout d’un coup, quand l’autre arrivait pour l’assommer d’un coup de crosse, il se relevait d’un bond, lâchait son coup de fusil à bout portant, et les rôles se renversaient. Cela était remarquablement mimé et imité. Nous regagnâmes ensuite nos cases, et je passai une excellente nuit, dont j’avais grand besoin. Jusqu’ici il n’était pas question de partir, et on faisait même courir le bruit que nous allions rester jusqu’à ce que tous les chefs du pays fussent réunis. On venait en effet d’envoyer des émissaires de tous côtés. Cela était fort inquiétant, car si c’était vrai nous avions au moins trois semaines à attendre. Or, quelle que fût l’hospitalité de Mustaf, nous étions trop pressés de rentrer pour supporter volontiers un pareil retard. La saison des pluies était presque arrivée, et nous devions chercher à tout prix à la devancer sur les bords du Sénégal, avant que les marigots grossis ne nous créassent des obstacles sur l’importance desquels je ne me faisais pas d’illusion. 21 mai 1866. Aussi, le 21, dès que je fus levé, je me rendis chez Mahmadou Abi pour traiter cette question avec lui. Il était chez Mustaf, où j’allai le rejoindre. Bien qu’il fût de bonne heure, j’attendis très-peu et on me fit monter au premier étage, dans un petit réduit qui est le séjour ordinaire de Mustapha. Puis, après un nouveau temps d’arrêt, on ouvrit la porte de la chambre de Mustaf. Toutes ces portes, travail des indigènes, étaient en bois sculpté grossièrement, mais cependant, telles quelles, elles ne manquaient pas d’une certaine élégance. Les plafonds étaient faits en bois, mais les morceaux qui le composaient étaient rangés avec ordre et symétrie au-dessus des poutres principales. Enfin, des serrures ou des cadenas de fer, achetés chez nos traitants, garnissaient la plupart des portes de Mustaf. Il était à demi étendu sur un lit du pays (_tara_) très-élevé, sur lequel plusieurs tapis maures étalaient leurs brillantes couleurs et remplaçaient des matelas absents. Je n’oserais affirmer que l’odeur de cette chambre, dont la porte était la seule issue, fût agréable, mais elle était supportable. Il nous fit, ainsi que Mahmadou Abi, asseoir sur son propre lit, envoya chercher des gourous, dont il nous donna quelques-uns, puis nous quitta pour régler une ou deux affaires. A son retour, j’entamai la question du départ, dont il ne se mêla point. Mais Mahmadou fit son possible pour m’engager à rester jusqu’à l’arrivée des chefs du pays, auxquels, d’après les ordres d’Ahmadou, il devait lire le traité fait avec nous. Je refusai, bien entendu, disant que cela ne me regardait pas, que d’ailleurs Ahmadou n’en avait pas parlé, et qu’il m’était impossible d’accepter un nouveau retard. Mahmadou insista, mais pour la forme, et quand il vit que décidément je ne voulais pas, il me dit : « Eh bien, tu partiras quand tu voudras. — Ce sera demain soir, répondis-je. — Alors on part, dit Mustaf ; ah ! c’est bien, je vais faire préparer ce qu’il faut. » Et il causa avec Ali Abdoul pour lui faire préparer du couscous pour sa route. Pendant la journée l’hospitalité de Mustaf ne se ralentit pas ; je reçus de sa cuisine des plats très-bien préparés, mais toujours pas de mil. Je réussis à en faire acheter un peu contre quelques grains de verroterie ou d’ambre qui me restaient, et le soir je fis avec Tambo l’échange de nos chevaux. Ce n’est pas que son cheval noir valût ma jument fleur de pêcher, bien au contraire ; mais ma jument était tellement blessée par la selle qu’elle souffrait atrocement et que cela me faisait mal à voir ; j’avais lieu de craindre qu’elle ne pût me conduire au Sénégal, tandis que je me croyais sûr du cheval de Tambo, qui, malgré la route pénible que nous avions faite, dans laquelle il avait porté son maître et un bagage considérable, était encore gras et vigoureux, et surtout sans blessure. Pendant que nous étions chez Mustaf, je demandai à voir les cadeaux envoyés par le gouverneur à Ahmadou, et il les fit apporter. Ils étaient enveloppés avec grand soin : c’était un burnous vert garni d’argent, un bonnet rouge garni d’or et un magnifique sabre avec un fourreau de velours vert et une garniture d’argent. Mahmadou Abi était en extase, et je crois que cela contribua à le fortifier dans l’idée d’envoyer quelqu’un pour son compte saluer le gouverneur ; mais cela ne faisait pas le compte d’Ali Abdoul, qui maintint ses droits afin de n’avoir pas à partager les cadeaux qu’on lui ferait ; il l’emporta sur le prince, qui se borna à me demander de parler de lui au gouverneur. Comprenant qu’il désirait un cadeau je lui fis alors présent du fusil à deux coups que Bakary Guëye m’avait donné en indemnité des marchandises qu’il avait été forcé de vendre, et que bien entendu je ne voulais pas réclamer. Aussi comptais-je bien lui payer son fusil. Mahmadou fut enchanté et me réitéra ses promesses d’amitié à distance ; il me demanda de lui écrire et me dit qu’il voulait aussi me donner quelque chose en souvenir de lui. Le soir j’allai voir les trois frères d’El Hadj, ou plutôt ses deux frères, Alpha Ahmadou et Tierno Boubakar, et l’un de ses cousins, qui tous trois me reçurent avec des paroles gracieuses, mais ce fut tout. Ils se trouvent, du reste, à Nioro dans une position d’infériorité vis- à-vis de Mustaf comme fortune et comme influence ; cela leur est pénible et ils ne s’en cachent guère. De plus, comme il y a là deux fils d’El Hadj encore en bas âge, mais qui un jour ou l’autre prendront en main toute la direction des affaires, on peut dire que ces parents du conquérant sont à tout jamais annihilés. 22 mai 1866. Le 22 je fis mes préparatifs et j’allai vers une heure prendre congé de Mustaf, auquel, n’ayant rien à donner, je promis d’envoyer un fusil par Ali Abdoul ; il me demanda aussi un foulard noir, que j’eus la chance de trouver à Saint-Louis. Je payai ainsi de retour son hospitalité. Il me fit, du reste, cadeau d’un petit panier de dattes pour la route et donna une lettre à Ali Abdoul pour qu’on nous reçût sur tous les points où nous passerions jusqu’à Koniakary. J’allai ensuite prendre congé de Mahmadou Abi, qui voulut monter à cheval pour m’accompagner et me mettre en route. Je fus donc escorté de toute la bande de ses fidèles jusqu’à bonne distance de Nioro. Là, au moment de me quitter, il me prit à part et me remit dans la main deux anneaux d’or d’une valeur d’au moins 120 francs, en s’excusant de me faire un aussi mince présent, que moi je trouvais d’autant plus beau que je n’y comptais pas du tout. Nous nous quittâmes après une bonne poignée de main. C’est un devoir pour moi de dire qu’après mon départ de Ségou je n’avais reçu de ce jeune homme et de son entourage que des attentions et des témoignages d’affection bien désintéressés, puisqu’ils me savaient sans autres ressources que les cadeaux que m’avait faits Ahmadou, et qu’aucun d’eux n’eût osé accepter si même j’avais voulu les lui donner. Nous quittâmes Nioro à trois heures. Après une lieue au Sud nous atteignions Tambabougou ; puis, après une demi-lieue au S.-S.-O., le grand village de Médina ; nous traversâmes ensuite deux villages de Gadiaba. Le premier, Gadiaba Kayè (Gadiaba, les pierres), est l’ancien village du Diawara, Karounka, qui fit une si rude guerre à El Hadj ; l’autre se nomme Gadiaba Diala. Il était sept heures quand nous arrivâmes à ce village ; en le quittant nous fîmes trois lieues et demie à l’O. 1/4. S.-O. pour venir à Youri, où nous arrivâmes à nuit close et par un commencement de petite pluie fine. On entra dans le village, et mes conducteurs allèrent s’étendre sous le hangar de la place du village. Quand, après une courte attente, je voulus les faire repartir, il me fut impossible de les réveiller ; ils me disaient de camper là. Camper sur une place en plein vent par un temps semblable, j’aimais autant marcher ; aussi, prenant Seïdou pour guide, je me remis en route et je fis trois lieues de marche pour aller camper à Birou, où je vins frapper à une heure et demie du matin au village des Talibés. La nuit était noire. J’avais cependant pu me rendre compte de la nature du terrain. Depuis Touroungoumbé le sol avait changé. Ce n’étaient plus les plaines du Bakhounou, c’était un pays encore plus aride, mais moins monotone et moins plat ; par rares places la végétation y était bien accentuée, mais en général c’est un pays coupé de plaines de sable et de collines de roches peu élevées ; ce sont des bancs d’ardoise, qui percent le sol en différents endroits et dont les feuillets détachés par les pluies et par les chocs viennent former une poussière noirâtre ; plus loin ce sont des quartz grenus, de différentes nuances plus ou moins opaques, jaunes ou rouges ou d’un blanc laiteux (on les emploie quelquefois comme pierres à feu ; ces pierres sont, faute de taille, d’un mauvais usage). Enfin, sur une foule de points nous trouvions des grès noirs et du minerai de fer en grande quantité. La présence des ardoises à Nioro, de quelques schistes bitumineux dans le Foula Dougou est-elle un indice de l’existence du charbon de terre ? C’est ce que les siècles futurs nous apprendront. Mais si, surtout dans le Foula Dougou, on venait à découvrir le charbon, ce serait à n’en pas douter une découverte plus précieuse pour le pays que ne l’a été celle de l’or. Depuis Nioro jusqu’à Birou le terrain n’avait changé d’aspect qu’entre Youri et Birou. En quittant Youri on se dirige sur une montagne peu élevée dont le massif épais sépare le Kingui du Kaniarémé, qu’on appelle vulgairement la route du désert. On la traverse en gravissant une pente douce dans le défilé, et l’on arrive dans une plaine qui semble entourée de tous côtés par des collines, qui se croisent de manière à ne pas laisser apercevoir les issues de ce plateau. Tel est l’aspect général de ce pays dont l’exploration de MM. Perraud et Béliard a complété la carte, dressée par les renseignements que j’avais, et par mon propre itinéraire. Dans cette dernière route nous avions traversé deux marigots secs : c’étaient les premiers que nous apercevions depuis longtemps ; ils se dirigent vers l’Ouest. 23 mai 1866. Birou a deux villages séparés, entourés chacun de palissades. L’un est le village des Talibés, tous originaires du Fouta ; l’autre le village des forgerons bambaras. Nous arrivâmes à Birou par une petite pluie fine au milieu de la nuit. Lorsque nous réveillâmes le gardien de la porte il me sembla tout d’abord qu’on nous faisait une triste réception. J’étais avec Quintin et deux seulement de mes hommes ; mais quand on sut qui nous étions, on nous conduisit chez un marabout, qui fit dégager une case pour y loger nos bagages. Nous parvînmes à allumer du feu pour nous sécher ; mais le plus difficile fut d’attacher nos chevaux et nos mules, qui mangeaient toutes les clôtures de la maison, au grand désespoir du maître. Enfin tout s’arrangea, sauf le temps qui continua à être légèrement pluvieux. Vers sept heures, ceux qui étaient restés en route commencèrent à arriver, et à sept heures et demie tout le monde était réuni. Nos ânes, trop fatigués, avaient passé la nuit avec leurs conducteurs à Youri. Ali Abdoul commença à s’employer auprès des gens du village pour nous faire donner une hospitalité splendide ; mais d’abord le mil était rare, et nous n’en pûmes avoir ni pour les chevaux ni pour les mules ; ensuite Ali Abdoul, bien que Tall et fils d’Elimane Donaye, ne jouissait d’aucune influence et son meilleur argument ne valait pas grand’chose, car le pauvre garçon ne brillait pas par un esprit transcendant. Il était bien un type du Toucouleur, braillard, vantard et hableur, mais il lui manquait cette qualité qui chez quelques-uns est très-grande : la finesse. Néanmoins le village se comporta bien à notre égard : on nous envoya six poules vivantes et du lait aigre ; le chef des Diawaras de l’endroit, qui vint me voir, me procura même un peu de beurre ; nous n’avions pu en avoir à Nioro à cause du manque de bestiaux, qui tous avaient succombé à l’épizootie ; puis nos hommes reçurent un nombre indéfini de calebasses de couscous et de _niéri_[248]. Quelque bienveillance qu’il y eût dans cet accueil, cette hospitalité n’avait rien qui pût me retenir, et comme on nous annonçait une longue route pour arriver au premier village habité du Guidi-Oumé, je me décidai à partir à deux heures après midi. 24 mai 1866. Notre chemin se dirigea d’abord à l’Ouest, à travers un pays peu accidenté, mais assez aride, et nous ne nous arrêtâmes pas avant une heure du matin, heure à laquelle nous campâmes sur l’emplacement d’un village détruit nommé Ouagadou. Un baobab et quelques débris sont les seuls vestiges de ce village, qui était placé au bord d’un marigot, où l’on chercha vainement de l’eau. Quand je vis qu’on n’en trouvait pas, je sollicitai Ali Abdoul de continuer la route ; mais les ânes étaient loin derrière nous, et après en avoir causé nous campâmes. Au jour, laissant quelqu’un avec les mules, je partis avec Ali Abdoul, Quintin et le vieux schérif, qui s’attachait à mes pas et se montrait bon homme. Nous avions quatre bons chevaux, et nous voulions arriver le plus vite possible. Mais nous eûmes à descendre la montagne sur laquelle nous nous trouvions, qui appartenait au sol du Kaarta, pour entrer dans la vallée de Guidi-Oumé peu élevée au-dessus du sol du Sénégal. Nous descendions visiblement depuis Nioro, mais sans secousses brusques, sans différences palpables de niveau. Là, nous eûmes une descente dans un ravin qui équivaut à plus de cent mètres de différence de niveau. La terre était travaillée de tous côtés par les eaux, d’immenses blocs de roches étaient mis à nu par l’action des pluies, les uns polis, les autres en forme de scories ; les lits de torrents que nous traversions aujourd’hui à sec, avaient roulé d’immenses cailloux de plusieurs mètres cubes, quelques arbres vigoureux et verts avaient poussé dans les endroits où la terre végétale, arrachée du plateau supérieur, avait pu s’amasser ; ailleurs on voyait d’autres troncs décharnés, sans feuilles, suspendus par des racines qui allaient leur manquer au premier ravinage des pluies. Cet endroit, bien que sauvage, avait un caractère de grande beauté, et il me frappa d’autant plus vivement que depuis trois ans je m’étais toujours trouvé en pays de plaine. Nous arrivâmes bientôt sur l’emplacement d’une ruine : c’était Khoré, un village de la vallée du Guidi-Oumé. Cette vallée étroite, qui est certainement le plus beau pays que j’aie vu dans la Sénégambie, est resserrée entre deux chaînes de montagnes, dont les méandres s’éloignent ou se rapprochent sans pouvoir s’écarter à une journée de marche l’un de l’autre ; un marigot ou plutôt un ruisseau d’écoulement des eaux de pluies, la parcourt, tantôt sec comme au moment où nous y passions, tantôt roulant des eaux torrentueuses ; de chaque côté de son cours, le sol, alimenté continuellement par les écoulements d’eau bourbeuse de la montagne, fournit des cultures magnifiques, donne deux récoltes par an et produirait tout ce qu’on lui demanderait en fruits ou légumes, si par routine on ne se bornait à la culture des céréales africaines : le maïs et le mil, et, accidentellement, le riz. Après Khoré, nous arrivâmes à Khassa, également désert, et après avoir désaltéré nos chevaux dans des mares, où l’eau, par extraordinaire, n’était pas corrompue, mais était chaude, nous continuâmes à descendre la vallée, traversant et retraversant le lit sablonneux de son ruisseau, qu’on appelle, je crois, le Kirigou (Kriégo, de Mongo Park). Après Khassa, nous parvînmes à un petit village habité, nommé Togno ou Tango. Il est, pour ainsi dire, perdu dans un repli du marigot, qui entre à cet endroit dans une baie que forme la montagne et en ressort bientôt pour redescendre la vallée. Les toits de paille, récemment reparés pour la saison d’hivernage, tranchaient sur le beau feuillage vert de nombreux arbres ; quelques colonnes de fumée animaient ce paysage, auquel les montagnes, sur deux ou trois plans, servaient de fond. C’était charmant à voir. De là, notre route descendit vers le Sud, à Fanga, éloigné d’à peine une demi-heure de chemin. C’était notre étape de la journée. On y fut d’abord peu aimable pour nous, mais Ali Abdoul palabra si bien, la lettre de Mustaf venant à l’appui de ses paroles, qu’on finit par nous pourvoir abondamment, et nous reçûmes quatre poules, un mouton et une chèvre très-maigre. Le tout fut bien vite mangé par nous et nos compagnons. 25 mai 1866. Le lendemain, nous continuâmes, dès le jour, à descendre la vallée. Les villages y sont très-rapprochés, tous ont le même aspect, et en deux heures et demie nous en traversâmes quatre. A six heures nous avions quitté Fanga, et à huit heures et demie nous étions à Niogomera, après avoir passé à Tanganaya-Takhaba et Niakatéla. On me pressa de rester à Niogomera, où je devais, disait-on, recevoir une splendide hospitalité. D’abord on m’envoya cinq poules et du mil pour mes chevaux ; puis, vers deux heures et demie, comme j’allais partir, on apporta deux chèvres et du couscous. Je pris une chèvre et je donnai l’autre à un Talibé nommé Amadi Ali, qui m’avait servi de guide ; mais comme mes hommes avaient mangé à leur faim nous laissâmes le couscous, et nous allâmes camper à Makhana, à une lieue à l’O.-S.-O., pour faire cuire notre dîner. A mesure que nous approchions, nous nous permettions le luxe de deux repas par jour. C’était le cas de dire que l’appétit nous venait en mangeant. Pendant les quelques heures que je passai à Makhana, je reçus une belle chèvre, deux calebasses de mil et du couscous. C’était donné d’une façon aimable et empressée, qui contrastait avec les cadeaux un peu forcés que nous avions reçus jusqu’alors depuis Nioro. Néanmoins, à neuf heures et demie du soir, il me fallut me mettre en route. Nous avions un long chemin à parcourir pour aller à Mounia ; nous allions quitter le Guidi- Oumé pour le Diafounou. Il y avait des marigots à traverser, et on m’avait dit qu’il y avait un peu d’eau dedans ; j’étais pressé de les passer avant qu’ils ne grossissent. La route traverse une forêt, le pays est peu accidenté, on a laissé derrière soi les montagnes du Guidi-Oumé, et en quittant Makhana la vallée prend un développement immense. Nous laissions sur notre droite le marigot de Kirigou. Nous fîmes une première traite de sept lieues sans halte. Comme la nuit était très-noire, que les guides demandaient à s’arrêter, nous campâmes pour attendre le jour. Je fis décharger les mules, on plaça les cantines au pied d’un arbre, on entrava les chevaux sans les desseller, de manière à les laisser manger, et, enveloppé dans les lambeaux de mes vieux paletots, je m’étendis sur ma tente. Je dormais d’un profond sommeil, lorsque, vers quatre heures, les éclats du tonnerre me réveillèrent en sursaut. Une tornade arrivait sur nous avec une rapidité prodigieuse. Le temps de ramasser ma toile de tente, et la pluie tombait déjà en larges gouttes, un vent violent soulevait une poussière intense à travers laquelle on n’apercevait rien ; les éclairs déchiraient par moments le ciel en éclairant la scène d’une lueur passagère qui rendait plus profonde encore l’obscurité qui les suivait. Nos chevaux avaient tourné la queue au vent, ils ne bougeaient pas, et comme la pluie inondait déjà le sol plat et bas, nous montâmes sur nos cantines, pêchant dans la mare qui nous environnait les sacs, peaux de bouc et autres objets qui y nageaient. 26 mai 1866. Nos compagnons, qui n’avaient eu qu’une préoccupation, celle de se garantir de la pluie, avaient laissé leurs bagages où ils étaient. Aussi, dès que le jour se fit, quel spectacle ! Nos cantines entourées d’un demi-pied d’eau, mon sac de cuir, dans lequel étaient mes carnets de notes, enfoncé dans la vase et fort heureusement seul perdu, sauf que le contenu eût souffert. Rien de sec, ni sur nous ni dans les cantines, qui, disjointes, avaient absorbé l’eau de telle façon qu’en les soulevant on l’en faisait sortir. Nos compagnons étaient encore plus mal que nous, et par-dessus le marché une pluie fine avait remplacé la pluie d’orage et un vent glacial venait ajouter au malaise général. Nous rechargeâmes les bagages et essayâmes de reprendre notre route. Le terrain était glissant, détrempé. Nos chevaux tombaient et je fis trois ou quatre chutes dans la vase ; puis nous arrivâmes au marigot. Il avait subitement grossi ; on y avait de l’eau, à pied, jusqu’aux épaules. Les berges étaient roides à descendre et à remonter. Ma foi, nous prîmes un bain, mais nous passâmes avec nos chevaux, et c’est miracle qu’après cela, par le froid qu’il faisait, la fièvre ne soit pas venue nous rendre visite. Quand j’eus traversé, je me pris à penser que, si les mules chargées descendaient dans ce marigot transformé en torrent boueux, non-seulement elles n’en sortiraient pas, mais que mes cantines seraient inondées, mes notes, cartes et plans perdus. Je me décidai donc, tout ruisselant d’eau et de boue, à attendre les mules pendant une demi-heure. Alors Seïdou, grand et vigoureux homme, se mit à transporter les cantines sur sa tête. Il se chargeait, s’accroupissait sur la berge et se laissait glisser sur la pente jusque dans le lit du marigot, où il fallait alors reprendre subitement la position verticale pour garder son équilibre et ne pas se noyer. Les trois premières fois il réussit d’une façon admirable, mais à la quatrième, où justement il portait la cantine la plus précieuse pour moi, celle qui contenait mes cartes, il trébucha, et, sans sa présence d’esprit, c’en était fait de mon bagage. Il se rejeta sur la berge où la cantine s’enfonça dans la vase, et Samba Yoro put la saisir par la corde au moment où Seïdou glissait totalement dans l’eau. Il en fut quitte pour la peur, et à huit heures et demie nous étions au village de Mounia, où, après bien des efforts, je parvins à faire allumer un grand feu et à sécher successivement tout notre bagage ; livres, effets, instruments, tout était trempé, et le soir nous étions encore humides. Nous reçûmes là une bonne hospitalité ; les Pouhls du village de Mangassi ou Bangassi, situé près de là, vinrent nous apporter une belle chèvre et du mil, et d’autres côtés les différents chefs m’envoyèrent trois chèvres ; aussi fûmes-nous dans l’abondance. 27 mai 1866. Le lendemain j’étais décidé à me rendre à Koniakary ; aussi je partis de bonne heure, et, devançant les mules avec Ali Abdoul pour guide, nous commençâmes à trotter de toute la vitesse de nos chevaux un peu fourbus. A mesure que nous approchions, l’impatience d’atteindre le but nous prenait et nous eussions voulu pouvoir voler avec nos chevaux. Malheureusement les pauvres bêtes étaient à bout de forces, et, quoi que nous fissions, elles allaient fort lentement. Nous passâmes deux ou trois marigots. Ils se déversaient sur la droite de notre route, qui se dirigeait vers le Sud. Nous laissions sur notre gauche une montagne. Il paraît qu’au lieu de prendre la vraie route nous inclinâmes trop au Sud. Toujours est-il que nous nous enfonçâmes dans une gorge de montagnes et que nous arrivâmes très-près du village de Makhana. Un peu avant d’y parvenir, nous eûmes la bonne fortune de rencontrer deux Khassonkés, qui nous remirent dans une route de traverse, nous ramenant directement à l’Ouest. Nous éperonnâmes nos chevaux, ils firent un effort et nous partîmes au galop, car la traite était longue. Nous traversâmes alors trois villages habités, où nous ne nous arrêtâmes que pour boire, et nous vînmes passer au Sud de la montagne de Tapa, d’où nous aperçûmes Koniakary. Il était deux heures de l’après-midi. Cet immense village, chef-lieu du Diombokho, est défendu par un tata fortifié, ou maison d’El Hadj, confiée à la garde de San Mody, l’un de ses captifs. Notre première visite fut pour Tierno Moussa, chef des Talibés et véritable chef de Koniakary. Il savait déjà, par Ibrahim Mabo, qui, revenu avec nous, nous avait devancés, les quelques bontés que j’avais eues pour son fils à Ségou, et son accueil fut aussi cordial qu’il est possible. Celui de San Mody fut moins avenant ; il ne voulut pas me recevoir, et me fit conduire à une case assez sale qui me déplut. Aussi, lorsqu’il vint m’y visiter, je le reçus très-mal et le contraignis, pour ainsi dire, à me faire des excuses. J’en pris prétexte pour annoncer que je partirais le lendemain matin, et toutes ses tentatives pour me retenir échouèrent. Je comptais à Koniakary quelques amis : Tierno Moussa, son Mabo Ibrahim, et Amady Boubakar qui arrivait avec nous. Ils me traitèrent de leur mieux. Ce fut Amady Boubakar qui, le premier, m’envoya un magnifique mouton gras ; peu après, j’en reçus un autre de San Mody. Ils furent tous deux immolés à nos grands et nombreux appétits. Plus tard, Tierno Moussa m’en donna un troisième qui dépassait en beauté les deux premiers, et je me décidai à l’emmener à Médine, où certainement jamais plus bel échantillon de la race ovine, dite mouton de Galam, n’était entré. Je reçus aussi de différents côtés des gourous, du couscous ; enfin, je me trouvai abondamment pourvu. Pour faire ma paix avec San Mody, j’allai le saluer, et cette fois je fus reçu. Je lui demandai de me prêter des chevaux pour aller à Médine ; mais il allégua pour refuser l’obligation de se rendre à Nioro, où il était appelé près de Mahmadou Abi. [Illustration : Femme Khassonkée, de Médine.] Il me fallut donc imposer à ma pauvre monture une dernière journée de près de dix-huit lieues. Avant de quitter Koniakary, il n’est pas sans intérêt de jeter un coup d’œil sur la situation politique de ce pays. Différents Talibés se partagent l’influence dans le Diombokho et même dans Koniakary, ce qui fait que ce village ressemble beaucoup par son organisation aux villages du Fouta. Tierno Moussa et San Mody ne s’entendent pas d’ailleurs ; et comme San Mody n’est pas assez riche pour se faire des partisans au moyen de cadeaux, il n’a vraiment d’influence que sur les esclaves d’El Hadj et les Bambaras du pays. En dehors de cette population, mélangée déjà de toutes les races musulmanes de la Sénégambie, c’est-à-dire Yoloffs, Peuhls, Toucouleurs, Soninkés, il y a les Khassonkés, qui composent peut-être la plus grande partie de la population des villages du pays. Ils y apportent, sous le commandement nominatif de Khartoum Sambala, frère du roi de Médine, une indépendance assez semblable à celle dont jouissent leurs frères de l’autre côté du fleuve ; plus grande même, car Sambala de Médine ne souffre pas qu’on lui désobéisse. Du reste, mécontents de leur gouvernement actuel et des impôts qui pèsent sur eux, ils aspirent à l’indépendance et seraient tout prêts à se révolter pour piller les Talibés. Enfin, Koniakary est harcelé par les Maures Askeurs et Oulad El Rhrouizi, qui, en représailles des pillages que s’est permis sur eux Tierno Moussa, viennent de temps à autre fermer la route de Médine à Koniakary. On le voit, Koniakary n’est pas une position aussi formidable qu’elle a pu le sembler à quelques voyageurs moins au courant de la politique locale que je ne le suis, et je reste convaincu que si jamais nous avions à diriger contre cette place une expédition nous aurions bien vite révolutionné ce pays. 28 mai 1866. Lorsque j’eus annoncé mon départ, tout le monde me conseilla de marcher de compagnie avec tout mon monde, afin de ne pas risquer un pillage des Maures. Mais mon impatience ne me le permettait pas ; à six heures, le 28 mai, je quittai Koniakary et me dirigeai sur Médina, village de Khartoum Sambala, situé dans le Khasso (rive droite), auquel j’avais à donner des nouvelles de sa fille, première femme de Samba N’diaye, à Ségou. Il me reçut avec affabilité et me fit servir un déjeuner de couscous et de lait frais, que je pris avec d’autant plus de plaisir, que partout sur ma route j’avais vainement demandé du lait de vache ; la réponse était partout la même : les vaches sont mortes. Après une heure d’arrêt je quittai ce village, et Ibrahim Mabo, qui nous avait accompagnés, nous laissa pour rentrer à Koniakary. Nous commençâmes alors une lutte avec nos chevaux ; les éperons ne cessaient pas de déchirer les flancs de ces pauvres bêtes auxquelles de temps en temps nous réussissions à faire prendre le galop. Vers dix heures et demie nous fûmes à Kana-Makounou, où le marigot était presque sec. Il y avait de l’eau dans des mares ; nous fîmes rafraîchir nos montures et reprîmes notre course. Bientôt j’aperçus des montagnes devant nous, et sur la gauche je reconnus la curieuse montagne de Dinguira qu’on voit de Médine. Le docteur, à qui je le disais, ne pouvait croire à cette nouvelle, et Ali Abdoul, qui n’était jamais venu sur cette route, ne pouvait le renseigner ; néanmoins nous pressions d’autant plus nos montures, et tout à coup je m’écriai : Voilà le poste ! Le docteur parvint à faire prendre le galop à sa jument ; mais mes coups d’éperons furent vains aussi bien que ceux d’Abdoul : les pauvres bêtes étaient fourbues. Nous arrivâmes au petit trot sur la berge située en face du poste, où nous rejoignîmes Seïdou, qui, parti la veille au soir de Koniakary pour nous devancer, avait dormi trop longtemps en route et arrivait en même temps que nous. Dire nos impressions au moment où, haletants, nous nous penchions sur l’eau claire du Sénégal pour y boire, dire de quels battements notre cœur était agité dans nos poitrines, c’est chose impossible ; ce pavillon tricolore surmontant les blanches murailles du poste nous disait que nous étions en France, que désormais nous n’avions plus rien à craindre des hommes ; que bientôt nous serions dans les bras de nos compatriotes, dans ceux de nos amis. Oh ! c’est là un de ces moments terribles dont on peut mourir aussi facilement que d’une balle ennemie, car la joie tue aussi bien que la douleur, mais il était dit que cette fois encore nous ne mourrions pas. Nos coups de fusil et nos cris eurent bientôt donné l’éveil. Le canot d’un traitant, du nommé Clédor, un des héros de la défense de Médine, en 1857, se détacha, et quand nous arrivâmes sur la berge française, nous fûmes reçus dans les bras de Béliard, le commandant du poste, qui ne nous connaissait cependant ni l’un ni l’autre et qui, réveillé en sursaut par la nouvelle de notre arrivée, osait à peine y croire. [Illustration : Combat et délivrance de Médine (13 juillet 1857) (d’après le tableau de M. Chagot).] Que cette accolade fraternelle me fit de bien ! Il serait superflu de dire quelle fut notre réception. A Médine, à Bakel, partout sur notre route, nous marchâmes d’ovations en ovations jusqu’à Saint-Louis. La nouvelle de notre arrivée nous avait précédés de quelques jours, et sur les murs de la ville, de tous côtés, nous trouvâmes affiché l’avis suivant : Saint-Louis, le 15 juin 1866. MM. Mage et Quintin sont arrivés à Médine le 28 mai, de retour de leur voyage dans l’intérieur de l’Afrique. Le Gouverneur s’empresse d’annoncer cette heureuse nouvelle à la colonie, persuadé qu’elle l’accueillera avec les sentiments qu’inspirent à tout homme de cœur le courage, la persévérance et le dévouement déployés dans les entreprises grandes, périlleuses et qui intéressent au plus haut degré l’humanité. Signé : _Le colonel du génie, gouverneur,_ PINET LAPRADE. Notre voyage de Bakel à Saint-Louis s’était fait dans un chaland, que nous avions dû armer en guerre à cause de la situation politique du Fouta, travaillé par les marabouts ; il s’était opéré lentement, mais sans accidents. 31 mai 1866. Arrivé le 28 mai à Médine, j’avais quitté ce poste le 31, dans un canot qui nous portait à peine, pendant que mules et chevaux allaient par terre à Bakel. Cette partie du voyage fut très-pénible, mais j’y eus cependant un moment agréable : ce fut celui que je passai à Makhana : ce village que j’avais fait reconstruire en 1859 et dans lequel je fus reçu avec une véritable effusion. Un mot suffira pour montrer ce que je pouvais obtenir dans l’endroit. Sur le désir que j’en exprimai, Sulman Kama, le chef de ce village, qui avait eu tous les siens tués par El Hadj, envoya son propre fils au- devant de l’envoyé d’El Hadj pour le recevoir. Par contre, j’avais eu à regretter une scène qui s’était passée au village de Khay, où nous étions allés par terre pour embarquer dans notre canot, les eaux étant trop basses pour permettre de passer les rapides avec l’embarcation chargée. [Illustration : M. Mage. Costume de retour.] Diogou Sambala, le chef de Khay, cousin de Sambala de Médine, était un peu ivre, et quand, accompagnés de Béliard et de Ali Abdoul, nous allâmes le saluer, il se leva et se mit à parler violemment à Ali en lui disant qu’El Hadj était mort et que lui et tous les Talibés qui disaient le contraire avaient menti. Ali s’emporta et le traita de menteur, et il me fallut intervenir avec Béliard ; nous réussîmes enfin à calmer cette scène, qui fût devenue grave sans notre présence, puisqu’un griot de Diogou Sambala ne craignit pas de dire à Ali : « Si les blancs n’étaient pas là, je te couperais la tête. » Du reste à peine fûmes-nous sortis du village que le fils de Diogou vint nous faire ses excuses, alléguant l’état d’ivresse de son père. Sambala de Médine, au contraire, s’était comporté très-convenablement, et bien que je lui gardasse rancune des embarras qu’il m’avait causés à mon départ, je lui dois rendre cette justice. [Illustration : M. Quintin. Costume de retour.] 5 juin 1866. Je quittai Bakel le 5 juin, et le 8, à une heure du matin, malgré une brise très-forte et contraire, j’arrivai à Matam où je réveillai le commandant du poste, M. Richard, chirurgien de la marine, qui nous fit, à cette heure indue, le meilleur accueil. Mais, malgré cela, le même jour à midi nous reprenions notre route, et le 10 à onze heures du soir nous entrions dans le poste de Saldé, où la fatigue de notre équipage nous força de passer la journée du 11 tout entière. Cette journée fut marquée par un événement pénible. M. d’Erneville, lieutenant d’infanterie de marine, qui commandait le poste, avait avec lui une négresse, ancienne esclave de sa famille qui l’avait tenu sur ses bras quand il était enfant. Elle souffrait de la gorge, et n’ayant pas de chirurgien au poste, il pria Quintin de la voir. Nous devions y aller après le dîner, ne soupçonnant pas la gravité du mal, quand tout à coup on vint nous dire qu’elle étouffait. Nous y courûmes, elle était morte ! La maladie avait marché avec une rapidité effrayante, et quelques heures avaient suffi pour la mettre dans l’impossibilité de respirer. 15 juin 1866. Enfin le 15, à cinq heures du matin, j’arrivais à Podor, et à peine étais-je chez le commandant, M. Jauréguiberry, que je fus doublement charmé par une sérénade que vint nous donner le détachement de musiciens de l’infanterie, alors en garnison à Podor, et, plus encore, par la vue d’une Européenne, aussi gracieuse qu’aimable, Mlle Jauréguiberry, qui n’avait pas craint de venir tenir compagnie à son père dans ce triste séjour. 18 juin 1866. Le même jour, deux bateaux à vapeur étaient à Podor ; je trouvais des collègues qui me témoignaient le plus aimable empressement et dont le charmant accueil me restera toujours dans la mémoire. L’un de ces bâtiments, _la Couleuvrine_, que j’avais commandé, descendait à Saint- Louis ; j’y pris passage avec tout mon monde, et le 18 j’étais dans cette ville ; j’arrivai chez le gouverneur, dans mes vêtements de voyage, taillés de mes mains, cousus par mes laptots et que je ne pouvais encore me décider à quitter. Le même soir la colonie s’associait, sous la présidence de son gouverneur, pour nous offrir une fête au Cercle. Je ne crains pas de dire qu’on en garde encore le souvenir à Saint-Louis comme je le garde dans mon cœur. J’avais appris à Médine que depuis dix-huit mois j’étais officier de la Légion d’honneur ; quelque plaisir que j’en eusse éprouvé, celui que me causa cette soirée fut plus grand encore. Une dernière joie m’était réservée. Le courrier du 28 juin m’emportait vers la France, et si le succès de mon entreprise m’a souvent valu des témoignages d’estime et des satisfactions d’amour-propre, aucune de ces émotions ne vaut celle de revoir une famille tendrement aimée qui, sans nouvelle de moi pendant deux années, avait vécu de tristesses sans fin, d’inquiétudes sans bornes, n’espérant souvent plus me revoir et à laquelle mon retour seul pouvait rendre le calme et le bonheur. Enfin la SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE avait à juger mes travaux qu’elle avait suivis d’un œil bienveillant : elle a daigné leur donner sa sanction dans sa séance du 12 avril 1867, et m’a décerné _une médaille d’or pour mes découvertes géographiques en Afrique_. [Illustration : Médaille d’or décernée à M. Mage par la Société de géographie.] [Note 247 : Ces indications sont les distances que je crois devoir être portées en lignes droites d’après un procédé d’estime qui m’est habituel et que j’emploie quand il m’est impossible de noter le chemin minute par minute comme dans ma route d’aller.] [Note 248 : Sorte de bouillie faite avec le résidu du mil, qu’on ne peut broyer en farine dans les mortiers.] CONCLUSION. En 1863, lorsque je partais pour ce voyage, il y avait plusieurs années que tout commerce régulier était interrompu entre le Diombokho, le Kaarta et nos établissements de Médine et Bakel. Aujourd’hui ce débouché à notre commerce est ouvert. Lorsque je partais, on ignorait la position d’El Hadj, de ses fils, leurs forces, leurs ressources, l’histoire même de la conquête du Ségou et du Macina, si intéressante pour guider la politique coloniale dans les relations que tôt ou tard elle doit établir avec ces pays riverains du Niger. Aujourd’hui nous savons qu’El Hadj est mort, que son fils Ahmadou pourra résister longtemps encore à la révolte du pays contre lequel il lutte, mais que s’il maintient sa position, ses forces diminuent, que ses Talibés se lassent et que ses recrutements sont de plus en plus difficiles ; que par conséquent il n’est pas probable qu’il parvienne jamais à établir une autorité régulière dans son vaste territoire. Aussi, quoiqu’Ahmadou ait montré beaucoup de bonne volonté à l’égard de l’établissement de relations commerciales avec nos comptoirs, quoiqu’il ait envoyé un de ses Talibés saluer le gouverneur, je pense qu’on ne saurait en ce moment attendre de ces pays éloignés d’autre commerce que celui de l’or du Bouré, qui remonte à Nioro par la voie de Kita, et de là vient à nos comptoirs, et de temps à autre, l’arrivée d’une caravane apportant directement de Ségou un peu d’or. Le résultat le plus efficace de mon voyage sera certainement de permettre aux nombreux Diulas qui peuplent le Diafounou, le Guidimakha, le Diombokho, le Kaniarémé et en général tout le Kaarta, de venir s’approvisionner de marchandises dans nos comptoirs, d’aller, à la faveur de périodes de calme, les vendre à Ségou et d’en rapporter de l’or et des esclaves. Ces derniers, non dépaysés, se marieront, prospéreront dans ces provinces, y augmenteront la production, c’est-à- dire les richesses, et par conséquent le commerce. Quant à nos résultats géographiques, ils sont consignés dans la carte annexée à cette relation, et un seul coup d’œil sur cette carte mise en regard de celles qui existaient avant mon voyage, suffira pour les faire apprécier. Si la France veut intervenir d’une manière efficace dans la politique du Soudan, il n’y a, suivant moi, qu’un moyen sérieux, c’est de remonter le Niger avec des bâtiments, soit qu’on parvienne à leur faire franchir le rapide de Boussa, soit qu’on les construise au-dessus de ce barrage. Ma conviction est que l’opération est possible. Une fois rendu dans le haut Niger, avec la force matérielle de chaloupes à vapeur armées de canons, il sera facile de s’y emparer promptement d’une influence considérable et d’amener la pacification générale du pays en dictant des conditions au parti que l’on soutiendra. Une telle expédition ne serait pas très-coûteuse : elle ne demanderait qu’une bonne organisation et 2 ou 300000 francs d’argent pour faire des cadeaux, et si elle réussissait on pourrait assurer que la civilisation aurait fait un grand pas en Afrique ; car, comme l’a dit le docteur Barth avant moi : « Je pense que le seul moyen d’implanter la civilisation en Afrique serait l’établissement de centres coloniaux sur les principaux fleuves, afin que de ces points il se produisît un rayonnement salutaire et un courant civilisateur qui ne tarderait pas à les joindre l’un à l’autre. » Je n’ajouterai qu’un seul mot. La plupart des maux de l’Afrique viennent de l’islamisme. Ni dans nos colonies actuelles, ni dans celles qu’on fondera plus tard, même quand il se présente sous les dehors les plus séduisants, comme cela arrive quelquefois au Sénégal, jamais, dans aucune circonstance, on ne doit l’encourager. Le combattre ouvertement serait peut-être un mal, l’encourager en est un plus grand. — A mes yeux, c’est un crime par complicité. FIN DE LA RELATION. APPENDICE FAMILLE D’EL HADJ OMAR (HOMMES). Seïdou-Tall, marabout d’Aloar. | +--------------------+--------------------------------+ | | 1re femme, née à Aloar. 2e femme. | | (1)-----+----------------+----------------------+ Alioun | | mort à Samé Tierno Boubakar, à Nioro. El Hadj Omar en allant | né en 1797. à la Mecque +-------------+-------+--------+ | | | | | Seïdou-Abi Ibrahim-Abi Mahmadou-Abi | au Macina. au Macina. à Ségou-Sikoro | et autres enfants | à Nioro. | | +------------------------------------+-----+-----------------(2) | | Femme de Haoussa Femme du Bornou (3 enfants). | | | +--------------------+-----------------+ | | | | =I= (_a_) =II= =V= =VI= Ahmadou, Ahmadou-Mackiou, Mahmady-Seïdou, Aguibou, roi de Ségou, à Hamdallahi, à Dinguiray. à Ségou-Sikoro, né en 1833, a lui-même né vers d’une femme 3 enfts 1843 ou 44. de Haoussa. 1 à Dinguiray. | 1 à Ségou. | 1 à Hamdallahi Mohammed, né le 31 janv. 1865, jour de la prise de Toghou. +-------------------------------------+------------(1) | | Elimane Guédo, aujourd’hui à Alpha Ahmadou, à Nioro. Dinguiray. | | | +----------+-+----------+ +------------+----------+ | | | | | | Amat Tamsir Seïdou Plusieurs Tidiani Hiaïa Autres à Hamdallahi à Dinguiray autres à à jeunes a 4 enfants a plusieurs enfts Hamdallahi. Ségou-Sikoro enfants au Macina. enfants. d’El. né vers à Guédo 1853. Nioro. sont encore à Dinguiray. (2)--+-----------------+------------------+------------------+ | | | | Sa mère, Mère X.... Mère X.... Mère X.... princesse de | | | Haoussa, | | | nommée =IV= =VII= Mountaga Aïssata, Adi Maï à Hamdallahi. n’a pas à Hamdallahi. à Hamdallahi. suivi El Hadj | | =III= Abibou, chef à Dinguiray, a plusieurs enfants. En dehors de ces enfants cités d’El Hadj, il en avait une quarantaine en bas âge à Macina. — 3 jeunes à Nioro d’une fille de Khartoum-Sambala. Ce sont : Mahmady-Diakha, Mahmady-Nagui, Mahmady-X.... En outre, Aguibou m’a donné la liste de 15 autres frères à lui, habitant à Dinguiray. Ce sont : 1 Moctar, 2 Bassirou, 3 Day, 4 Nourou, 5 Saïdou, 6 Mourtada, 7 Nasirou, 8 Mounirou, 9 Ahmidou, 10 Mahmodou, 11 Aïdou, 12 Waïdou, 13 Mou-Bassirou, 14 Nasirou, 15 Siradiou. En dehors de ces parents, il y a les fils des cousins germains d’El Hadj, ceux de ses sœurs qui sont en assez grand nombre. (_a_) Ces numéros classent par rang d’âge. NOTE SUR LES ROIS DU KAARTA. C’est au règne de Bitton ou Tiguitton à Ségou que commence l’histoire des Massassis du Kaarta, à l’époque où Bitton les chasse de Sountian (près Mourdia). Sey Bamana était l’aîné des fils vivants de Massa par suite de la mort de Massa Sey-Colo, mort sans enfants, et de Douafouloucoro tué à Sountian. Suivi de sa famille, de ses serviteurs et esclaves, il s’enfuit au Diombokho, au village de Niamiga (près Kanamakhounou), et s’y installa. S’appuya-t-il, comme l’a dit Raffenel, sur les Diawaras pour venir à bout des Bambaras du Kaarta ou au contraire fut-il accepté par ceux-ci, comme étant de la même race ? Toujours est-il qu’il gouverna quelques années. Raffenel le fait gouverneur de 1754 à 1758. Suivant nos informations, son règne serait antérieur à cette date. Car il résulte des dates que nous avons établies que Bitton ou Tiguitton régna environ de 1700 à 1743, puisque après la mort de Dékoro, son fils, Tomassa prend le pouvoir vers 1744. Ce serait donc à coup sûr avant 1744 qu’il faudrait placer l’avénement de Sey Bamana, si tant est qu’on puisse dire qu’il y eut avénement. Sey Bamana comme ses successeurs était bien en effet chef de la famille des Massassis et comme tel obtenait bien une certaine déférence de ses parents et certains tributs de la population. Mais jamais son pouvoir n’eût pu aller jusqu’à obtenir de ses cousins ou neveux une obéissance passive telle que la comporte l’expression de roi. Suivant moi, les rois bambaras du Kaarta n’étaient pas plus rois que ne l’est l’Almami du Fouta ou le Tunka du Guoy ou du Kaméra. Après Sey Bamana, sur la durée du gouvernement duquel nous n’avons pu avoir de données précises, c’est Dénimba Bo, son frère cadet, qui le remplace et non Bonodain, son fils, comme on l’a dit à Raffenel. Du reste d’après les usages des Bambaras et des Peuhls les fils de Sey Bamana ne pouvaient prendre la place de leur père qu’après la mort de ses frères cadets. Dénimba Bo habitait dans le Bélédougou à Tonéguéla ; il y réunit une armée de gens de bonne volonté et vint camper à Kemmou (Guémou) (Kemma de Park), il y construisit le premier village de ce nom et n’ayant encore que soixante cavaliers il commença la guerre avec le Kaarta. Il fut bientôt maître du pays, et n’eut plus qu’un obstacle en la personne de Demba Ségo, chef de Koniakary. Ce chef voyant Dénimba Bo venir l’attaquer appela à lui ses alliés et reçut des renforts du Kaarta, du Khasso et même du Fouta, si bien que l’armée de Dénimba Bo eut peur et que le monarque ayant voulu persévérer dans son entreprise fut abandonné de tous à l’exception de son griot. Il ne voulut cependant pas reculer, et se confiant dans les prédictions qu’on lui avait faites, il monta sur la montagne de Tapa (montagne circulaire près Koniakary) et là renvoya son griot en lui confiant son cheval et ses harnachements pour qu’il les portât à son père. Des hommes qui allaient couper du bois aperçurent le monarque abandonné, qui loin de se sauver les regardait aussi. Il était tellement beau, dit- on, qu’ils crurent voir un personnage surnaturel et se sauvèrent à Koniakary. Sur leur description on reconnut l’infortuné prince et on envoya s’en saisir. Sa mort fut un affreux supplice qu’il supporta vaillamment sans donner signe de souffrance. Il fumait sa pipe, nous dit notre informateur. Après lui vient Sira Bo, son frère, cinquième fils de Massa ; on lui attribue la prise de Koniakary, dont il s’empara, dit-on, grâce aux discordes intestines du Diombokho. Si cela est vrai il faut croire que sur la fin de son règne ou sous son successeur, Demba Ségo rentra en possession de cette ville, car en 1795 Mongo Park nous y signale un prince de ce nom tandis que Daisé Coro, le successeur de Sira Bo, règne au Kaarta. Après Sira Bo, son frère Daisé Coro prend le gouvernement vers 1790 ; on prétend qu’il était plus âgé que Sira Bo et qu’il aurait dû commander avant lui, mais qu’il s’était désisté en sa faveur par reconnaissance pour la mère de Sira Bo à laquelle il devait la vie. Lorsque leur famille avait été mise en fuite et qu’on les recherchait pour les massacrer, la mère de Sira Bo qui en se sauvant portait alors son fils sur le dos, trouva Daisé, le prit avec elle et afin de ne pas exciter les soupçons elle lui passa une corde au cou comme à un esclave et parvint ainsi à le sauver. La bonté de Daisé Coro nous a été signalée par Mungo Park. Malgré cela ce trait d’abnégation ne peut néanmoins que nous étonner beaucoup, car il est aussi rare chez les noirs qu’il pourrait l’être chez des peuples plus civilisés. Ce fut Daisé qui appelé à Ségou par les frères de Mansong alla s’emparer de Yamina. Il paya cher cette incursion et à l’appui du récit de Mongo Park nos informations nous apprennent que ne se sentant pas assez fort pour résister à l’armée de Mansong, il se sauva au Guidi-Oumé où ce roi le rejoignit. Il y eut un combat d’une journée après lequel on campa et Daisé ayant renvoyé toutes les femmes en arrière à Maka-Yakaré vit son armée déserter. Il se sauva lui-même dans la nuit et l’armée de Ségou retourna sur ses pas ravageant tout le pays et brûlant tous les villages, entre autres l’immense village de Dédougou (?). Daisé Coro, battu, alla se replacer à Diokha où il continua à régner. Moussa Koura Bo, son frère, lui succéda vers 1800 (à partir de ce moment j’admets les dates de Raffenel). Lors de la fuite de Ségou ce prince fut pris comme esclave, et son maître, craignant de s’en voir dépossédé, lui avait, pour l’empêcher d’être reconnu, marqué la figure par des coupures comme on en faisait alors aux esclaves au lieu des coupures ordinaires que se font les Bambaras Courbaris (trois coupures parallèles allant de la tempe au menton ; les Massassis n’en faisaient que deux). Devenu grand, ce jeune prince s’échappa de chez ses maîtres et vint se faire reconnaître ; ce qui ne put être fait que grâce au témoignage d’un vieux marabout. Ce fut Moussa Koura Bo qui une fois au pouvoir acheva de ruiner le Khasso (rive droite). Il eut aussi à soutenir une lutte contre le Ségou, dont il repoussa l’armée. A sa mort ce furent les enfants du dernier fils de Massa nommé Bakary qui revendiquèrent le trône. Ils y avaient droit, leur père étant mort et étant les aînés de la famille. 1808. Ce fut Tiguinkoro qui le premier des petits-fils de Massa régna. Il eut des succès, notamment dans le Bambouk qu’il ravagea en s’avançant jusqu’au Dentilia. 1811. Sakhaba, son frère, le remplaça. Il poussa ses expéditions jusqu’au Manding à travers le Bélédougou et le Birgo. 1815. Après lui c’est Mori Bo, nommé aussi Bodia, qui prend le pouvoir. Il est fils de Dénimba Bo. Il fonda Elimané où il habita. Il combattit le Fouta et le Haut-Sénégal, il prit Lanel et en emmena toute la population en esclavage. Mori Bo essaya aussi ses forces contre le Bondou ; il attaqua vers la fin de son règne Boulébané qui appartenait à l’Almami Saada, père de l’Almami actuel. Mais il ne put s’en emparer. Après lui, on passe à la génération suivante. C’est Gran qui monte sur le trône (1832) ; il est arrière-petit-fils de Massa, et petit-fils de Daisé Coro par Diamadoua, son père, mort sans régner. Ce fut ce prince qui prit Tuabo et en emmena toute la population en esclavage. J’ai connu divers témoins de son règne et entre autres Samba Naé, Bakiri pris enfant par lui à Tuabo et que j’ai retrouvé à Ségou ; il n’avait été libéré que grâce à Samba N’diaye qui, lorsqu’El Hadj fut maître du Kaarta, le réclama comme son parent. Gran habitait Elimané et de là dirigeait ses expéditions. Deux fois il s’avança jusqu’à Tamba, mais fut toujours repoussé ; son frère Mahmady Kandia le remplaça en 1843 et régna jusqu’au moment où El Hadj s’empara du Kaarta. C’est lui qui fonda Nioro où il mourut tranquillement après s’être rendu au prophète. Depuis cette époque, El Hadj régna de nom, mais le Kaarta est gouverné par Mustaf ou Mustapha, esclave d’El Hadj qui habite Nioro. Les Massassis dispersés et sans force ont essayé en 1845 pendant mon séjour à Ségou de soulever le pays, mais ils ont échoué et leur coalition a été dispersée par l’armée de Nioro. GÉNÉALOGIE DES ROIS MASSASSIS DU KAARTA 1er _génération._ MASSA-COURBARI, père de tous les _Massassis_ | +---------------+---------------+--------------+----+------+--(1) | | | | | Massa Seycolo Dona Fouloucoro Séy-Bamana Denimba-Bo Sira-Bo mort sans tué à Sountian. 1er roi 2e roi. 3e roi. postérité. du Kaarta. | | 2e _génération._ Moriba 8e roi. 3e _génération._ (1)---------+--------------------+-------------------------+ | | | Daisé-Coro Moussa-Coura-Bo Massa Bakary 4e roi. 5e roi. mort sans régner. | | | +-----------+------+ | | | [2e Diamadoua Tiguinkoro Sakhaba gén] mort sans régner. 6e roi. 7e roi. | +----+--------------+ | | [3e Gran Mahmady-Kandia gén] 9e roi. 10e roi. _Nota._ — La plupart des renseignements qui précèdent m’ont été fournis par un jeune Massassi, nommé Tiguinkoro, qui se trouvait à Ségou, où il nous témoignait une amitié sérieuse. * * * * * NOTE SUR L’ORIGINE DES BAKIRIS SONINKÉS DU HAUT-SÉNÉGAL. Le véritable nom des Bakiris est Sempré, qui veut dire talon coupé ou fendu. Ce surnom leur fut sans doute donné dans l’origine, parce qu’étant très-guerriers et faisant de nombreuses expéditions, ils avaient au talon cette espèce de peau rugueuse et crevassée qui pousse aux pieds des gens qui marchent sans chaussure. Toujours est-il que sous ce nom de Sempré qu’on retrouve dans différentes parties de l’Afrique, et entre autres à Sokolo (Macina), où il y en a toute une famille, sous ce nom, dis-je, les Bakiris régnèrent longtemps sur tout le bassin du Haut Niger. Ils étaient Soninkés et de la grande famille des Cissey qui aujourd’hui commande à Sansandig. Leur gouvernement avait pour centre le Ouagadou, partie du Bakhounou, d’où ils rayonnaient en maîtres jusqu’au Niger. Le Ségou était alors sous le gouvernement des Koïta. Ils n’allaient pas d’ailleurs loin de Tombouctou et en furent un instant maîtres. Comment cet empire fut-il ruiné ? Il existe à ce sujet une légende fort curieuse, mais tellement invraisemblable que je ne la rapporte que comme curiosité. On prétend que le pays était colossalement riche, que les rois possédaient un trésor immense, mais qu’ils devaient leurs succès et leur fortune à la protection d’un serpent qui habitait un puits près du village du roi. Chaque année on tirait au sort parmi les plus belles jeunes filles du pays, et celle qui était désignée était au jour anniversaire amenée près du puits, parée comme pour un mariage. Alors le serpent sortait de son antre, dressait par trois fois sa tête, et enlevait la jeune fille enlacée dans ses anneaux. Or, une année, la jeune fille désignée qui était la plus belle de l’endroit (un griot m’avait dit son nom ainsi que ceux des divers acteurs, mais ils m’ont échappé), se trouvait être la fiancée du guerrier le plus brave du pays, cousin du roi, d’ailleurs. Quand il fut informé du sort qui attendait sa belle amie, il lui jura qu’il saurait l’y arracher, et ses larmes, ses prières ne firent que l’encourager dans son projet. Le jour de la fête arrivé, ce brave guerrier attacha son cheval près du puits, et quand on amena la jeune fille, il se mit en selle comme pour mieux voir. Le serpent sortit deux fois sa tête, et deux fois rentra dans son puits, mais au moment où, la troisième fois, il allongeait déjà son corps pour saisir sa proie, notre guerrier s’élançant, le coupa en deux d’un seul coup de sabre, et saisissant sa fiancée, il l’enleva et disparut de toute la vitesse de son coursier, que jamais aucun cheval n’avait dépassé. Alors on entendit une voix sortir du puits qui prédit au pays sept années de sécheresse et tous les maux possibles. Le roi voulut poursuivre son cousin et le mettre à mort, mais on ne put le rattraper, et la prédiction ne tarda pas à s’accomplir : si bien que, forcée par la sécheresse et les maladies, la population dut déserter en masse la capitale et aller vers d’autres pays. On dit même que le roi ne pouvant emporter ses richesses les enterra, et que, depuis, nul ne saurait retrouver la place, car quand on en approche le sol vous brûle et des flammes en sortent. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que divers fléaux qui transformèrent ce pays en désert, furent sans doute le motif de l’émigration. Le dernier roi de Ouagadou fut Khreïa Manga ; on dit aussi Manga Diabé. Il y a de lui aux Bakiris actuels, tels que Samba N’diaye de Tuabo, Sulman Kama de Makhana et Tambo de Lanel qui sont à peu près du même âge, il y a, dis-je, seize générations, ce qui fait au moins remonter cet événement à 400 ans ; il serait plus rationnel de dire 450 ou 500. Il y a entre cette histoire et celle rapportée par Raffenel de notables différences. Quant à l’origine du nom de Bakiri, elle est la même dans les deux récits. Lorsque les gens de Diabé s’avançant vers l’ouest arrivèrent au Sénégal, ils y trouvèrent les Malinkés qui habitaient alors le Galam ; ils les en chassèrent par force, et dans une de ces expéditions ayant manqué d’eau ils arrivèrent à bout de forces à un marigot de la Falémé. Ils s’y précipitèrent pour boire, et les gens du village qui se trouvaient de l’autre côté vinrent faire leur soumission disant que le marigot sacré les avait toujours protégés, mais qu’ils voyaient bien que leurs maîtres étaient arrivés, puisqu’ils avaient pu se plonger dans ce marigot sans y périr. Ce marigot s’appelait Bakiri, et les Sempré en prirent le nom. Ils dominèrent longtemps tout le Galam jusqu’au Natiaga, le Bondou et le Diombokho. Puis la guerre se mit entre les enfants de Sulman Khassa. Trente ans le Guoy fit la guerre au Kaméra, et les Bakiris se dispersèrent et s’amoindrirent en rentrant dans leurs limites actuelles. Entre autres colonies de Soninkés venant de Ouagadou et comme preuve de la puissance des Soninkés dans le bassin du Haut-Niger, on cite : Kankan, peuplé de Soninkés et de Semprés. Sokolo, que j’ai déjà cité. Le Diallonkadougou ou la famille royale était de Soninkés Sacco, qui peuplent aujourd’hui Yamina. Ainsi Fali, chef captif à Ségou, et fils du dernier roi de Tambo, était un Sacco, mais il ne parlait plus que le malinké ou le bambara. Sansandig, Jenné sont aussi des colonies de Soninkés. Voici la généalogie de père en fils par rapport à Samba N’diaye, Bakiri de Tuabo : Khreïa-Manga ou Diabé. | Tambo-Manga-Ali-Cassa (alla s’établir à Sokolo). | Salounga. | Salounga-Ndoungoumé. | Diabé-Findiougné. | Khassa-Maria. | +-------------------------+--------------------------+ | | | Sulman-Khassa, Ali-Khassa, Amadoubé, père des Bakiris père des Bakiris père des Bakiris du Guoy. du Kaméra. du Diombokho. | Diabé-Diéguy. | Moussa-Diabé. | Ali-Moussa. | Sulman-Gali. | Sulman-Gali. | Tunka-Samba-Maria. | Tunka-Sila makha-Niamé. | Bon-Sila makha. | Sila makha-Mbougou. | Samba-N’diaye, né vers 1815. * * * * * OBSERVATIONS RELATIVES AU SOL PARCOURU DANS LE SOUDAN OCCIDENTAL, A SA FORME ET A SA COMPOSITION. Le Soudan occidental est le vaste pays compris entre Tombouctou à l’est, l’Océan à l’ouest et l’Océan au sud. Soudan voulant dire pays des Noirs ; la limite au nord doit être fixée par la ligne de séparation de la race Nègre d’avec la race Maure. A l’Océan cette ligne de séparation est fixée d’une manière formelle par le fleuve Sénégal dont la rive gauche appartient aux Noirs, tandis que la rive droite appartient aux Maures. Depuis que la politique française sous l’énergique commandement de M. le gouverneur Faidherbe a interdit aux Maures en armes de franchir le Sénégal pour venir faire des incursions dans le Oualo, le Cayor ou le Fouta, cette ligne de démarcation est nette et formelle depuis Saint- Louis, Sénégal, jusqu’à Bakel. Cependant depuis quelque temps les Noirs du Haut-Fouta semblent vouloir s’établir en partie sur la rive droite, notamment entre Matam et Bakel, mais leurs établissements sont tout à fait riverains et ne sauraient être une objection sérieuse à ce fait que le Sénégal jusqu’à Bakel trace la séparation des deux races. A partir de Bakel cette ligne qui alors a atteint la latitude de 15° remonte brusquement vers le nord jusque par 16° 20′ pour contourner les pays nègres de Guidimakha et d’Assaba ; puis elle redescend sur le treizième méridien jusqu’à 15° 30′, séparant le Kaniarémé, pays nègre, du désert où s’agitent les Askeurs et les Oulad el Rhrouizi. Entre le treizième et le onzième méridien cette ligne se dirige à peu près droit à l’ouest, puis après remonte un peu limitant au nord le Bakhounou, pays nègre où une assez forte proportion de Maures sont établis, mais sans dominer ni par le nombre ni par l’influence. Enfin par le huitième méridien cette ligne est redescendue jusque par 15° pour atteindre Sokolo, premier village du Macina, et de là se diriger presque en ligne droite sur Tombouctou. Lorsqu’on jette les yeux sur une carte quelconque de ce vaste pays, qu’elle soit bonne ou mauvaise, on est de suite frappé d’un fait, c’est que sur la côte sud et sud-ouest tous les cours d’eau qui viennent se jeter à la mer se dirigent du nord vers le sud, tandis que dans la partie nord, arrosée par les bassins considérables du Sénégal, de la Gambie et du Niger, ces cours d’eau, aussi bien que leurs affluents, se dirigent du sud au nord pour rayonner les uns vers l’ouest, les autres vers l’est. Dans toute la partie ouest, les cours d’eau viennent de l’est vers l’ouest. Ce seul fait suffit pour démontrer d’une façon irrécusable que, à partir de la mer, le pays s’élève graduellement vers le plateau plus ou moins montagneux d’où découlent tous ces fleuves. Depuis qu’on a remonté les fleuves et les rivières qui viennent les grossir jusqu’au point où ils cessent d’être navigables, en traçant leurs cours avec toute l’exactitude nécessaire, on a circonscrit cet espace, que de nombreuses explorations ont sillonné, en permettant de dessiner avec quelque exactitude les parties innavigables de ces cours d’eau ; et maintenant que la carte du Soudan occidental a fait des progrès bien notables, il n’est pas sans intérêt d’examiner la conformation de ce pays où divers soulèvements sont venus entrecroiser des chaînes de montagnes et creuser des reliefs qui demanderaient à être étudiés par des hommes spéciaux. Des sources du Sénégal, si on se dirige vers le N. 20° O., on trouve une chaîne de montagnes explorées par Hecquart et Lambert, et qui sépare les sources du Sénégal, de la Falémé, et de la Gambie, qui se dirigent tout d’abord vers le nord et nord-est, de celles du Kokoulo, du Kikriman, du Tominé et du Rio Grande, qui coulent vers le S. O. et O. Cette ligne de faîte, après avoir été longée par la Gambie, est rompue par elle lorsqu’elle se dirige vers l’ouest ; mais on retrouve sur la rive droite de la Gambie cette même direction qui à l’état de collines sépare la Falémé et ses affluents des affluents de la Gambie, et, entre autres, du Nérico, que longtemps on a supposé être un canal naturel entre le bassin du Sénégal et celui de la Gambie. Cette direction trouve des parallèles dans les chaînes de Kakhadian et du Tambaoura, qui séparent le Sénégal d’avec la Gambie, et aussi dans la direction générale de la côte occidentale entre le cap Vert et le cap Roxo. Si maintenant on regarde la source du Niger fixée par Laing, celle du Tankisso, son affluent indiqué par Caillé, celle du Sénégal déterminée par Mollien, Caillé, Hecquart et en dernier lieu par le capitaine Lambert, on est frappé de voir que ces trois cours d’eau, qui à leur origine coulent presque parallèlement vers le N. E., ont leurs sources placées sur une même ligne, au sud-ouest de laquelle les Scarcies, le Kaba, le Mongo, la Rockelle et le Kamaranka, séparés par une distance de quelques lieues à peine, coulent en sens inverse. Cette ligne, qui évidemment est une ligne de faîte, est dirigée du N. 55° O. au S. 55° E., et se trouve absolument parallèle à la partie de côtes qui s’étend du cap Roxo à Sierra Leone. On rencontre également des traces de soulèvements parallèles dans les montagnes que nous avons traversées dans le Gangaran, et qu’on nous a dit s’étendre jusqu’au Bouré, marquant ainsi une ligne de faîte entre le cours du Sénégal, ou Ba-fing et celui du Bakhoy, son affluent. On trouve également des directions parallèles dans les collines du Fouta et les diverses ondulations de terrains que j’ai traversées, en 1859, dans mon voyage au Tagant. A partir des sources du Niger, si on se dirige vers l’est, on trouve une autre ligne de faîte connue, depuis le voyage de Mongo Park, sous le nom de chaîne de Kong, au sujet de laquelle il y a eu quelques contestations. Le mot kong signifiant montagnes en bambara, qui est l’idiome le plus répandu dans cette partie, et surtout à Bamakou où Mongo Park prenait ses renseignements, on a dit que c’était un tort de baptiser cette ligne de faîte du nom de montagne de Kong, qui semble être un pléonasme ; mais aujourd’hui l’existence reconnue d’un pays de Kong, d’un grand village de ce nom, près duquel se trouvent des mines d’or au moins aussi abondantes que celles de Bouré, semble justifier cette appellation. La direction de cette ligne de faîte semble être absolument parallèle à celle de la côte, et on la rencontre en remontant le Niger, qui, après avoir parcouru un immense cercle, vient la rompre pour se jeter dans la mer. Il existe encore une ligne de faîte remarquable, qui circonscrit, à l’est, le bassin du Haut-Niger, et, à l’ouest, celui du Bas-Niger, qui appartient à la partie du Soudan oriental. Cette ligne, si elle n’était pas indiquée par Caillé, qui a suivi de Tengrela à Djenné une ligne à peu près parallèle, est d’ailleurs indiquée par ce seul fait, que divers affluents du Bakhoy (Sentilenkané), qui lui-même est affluent du Niger, coulent du S. E. au N. O., tandis que la Sirba, affluent du Bas-Niger, coule de l’O. à l’E. D’ailleurs, le plateau montagneux du Humbori, traversé par Barth, n’est que la fin de cette chaîne ou de ce massif important de montagnes qui existe à très-petite distance d’Hamdallahi. D’après mes informations, cette partie du pays, qu’on pourrait appeler le Soudan central, et qui est comprise dans l’arc immense du cours du Niger, est trop peu connue pour qu’il soit possible d’indiquer une direction à cette ligne de faîte avec quelque exactitude ; cependant il y a une remarque curieuse à faire, c’est que les cours du Bagoe (affluent du Bakhoy et du Niger), celui du Fambiné ou Rivière noire, autre affluent du même bassin, sont parallèles entre eux et sont parallèles aussi à ceux des deux Bakhoy, affluents du Sénégal, et qu’ils prennent leurs sources dans la ligne de faîte en question, de même que les deux affluents du Sénégal prennent la leur sur le versant occidental de la chaîne de montagnes dont nous avons constaté l’existence le long de la rive gauche du Niger. Il ne serait peut-être pas absurde, d’après cette remarque, de supposer ces deux lignes de faîte parallèles entre elles et se dirigeant du point le plus haut au plus bas du S. 55° O. au N. 55° E. Ces directions ne sont qu’approximatives, et je les livre comme de simples remarques auxquelles l’étude des terrains faite par des gens spéciaux peut peut-être donner quelque appui. Cette configuration des cours des fleuves est bizarre et ne rencontre, je crois, pas beaucoup d’analogies dans aucun pays ; ce qui contribue d’ailleurs à lui donner encore plus d’étrangeté, c’est l’existence du désert au nord des deux cours d’eau principaux, et ce fait démontré par les voyages de M. Vincent dans l’Adrar, de M. Bourrel chez les Braknas, de M. Mage au Tagant, de Raffenel au Kaarta, et dans notre dernier voyage, que, dès qu’on s’éloigne de la rive droite du Sénégal ou de la rive gauche du Niger pour remonter vers le nord, on monte graduellement, parce que le terrain s’élève graduellement par une série de plateaux qui resorbent en lacs, mares ou marais les eaux pluviales, mais qui n’ont aucun cours d’eau. Des renseignements positifs me garantissent que de Yamina à Tichit (et j’ai par moi-même constaté le fait de Yamina à Nioro) le terrain s’élève graduellement, et qu’arrivé à Tichit, il y a une montagne à franchir avant d’être sur le sol du Sahara proprement dit. Cette montagne qui règne de l’Adrar au Tagant et du Tagant à Tichit continue vers l’Est pour aller circonscrire El Arouan. Au sud, chaque terrain porte son nom ; au nord, c’est le Sahara. A cet aperçu bien incomplet de la forme du terrain dans le Soudan occidental, je voudrais bien joindre quelques appréciations sur sa composition ; mais là je suis encore moins bien muni, car, outre que cette étude eût nécessité des connaissances spéciales, il est impossible d’apprécier la nature d’une montagne ou d’un sol qu’on n’a pas vu, tandis qu’au moyen de points déterminés, il est facile de tracer des directions et d’apprécier ce qu’on n’a pu voir. Aussi me bornerai-je à quelques observations sur ce que nous avons vu. Le Sénégal, qui est notre point de départ, roule jusqu’aux cataractes du Félou de nombreux cailloux arrachés aux diverses roches qui bordent leur cours, et dans le nombre abonde une espèce de trapp, qui est une pierre de touche dont la présence est un indice de celle de l’or. En outre, on rencontre dans ces cailloux roulés des porphyres, des saphirs et agates, des grès, des granits gris, plus une grande quantité de quartz à divers états et de diverses nuances, depuis le blanc laiteux jusqu’au jaune et au rouge ; quelquefois ils sont transparents, quelquefois opaques, feuilletés ou grenus. Les roches du Félou sont des grès ; dans quelques parties ce barrage semble être basaltique, ainsi que le barrage de Gouïna. Dans les barrages au-dessus du Félou, on rencontre des pierres rouges et noires, d’un rouge superbe, d’une densité énorme, qui présentent en masse l’aspect d’un beau carrelage à dalles carrées, rectangulaires ou cubiques. Ces roches sont métamorphiques, et dans quelques-unes le docteur a reconnu des empreintes de feuilles fossiles qui indiquent suffisamment qu’elles sont formées de sédiments transformés peut-être à l’apparition des nombreux trapps, basaltes, ou des granits que l’on rencontre de tous côtés[249]. Ces roches métamorphiques semblent former une grande partie des montagnes du Natiaga. Dans le Bambouk, on les rencontre encore fréquemment ; mais on rencontre aussi des îlots très-curieux de granits, comme celui que je signale près de Koundian où la détérioration du granit a donné à la montagne la forme de deux champignons. D’autres montagnes isolées se remarquent par les aiguilles, les doigts qu’on y aperçoit : telles sont les montagnes vues près de Koundian, celles de Makagnian ou Goumbao, dont j’ai pris des dessins. Plusieurs offrent cette particularité que leur sommet est un plateau uni sur lequel on retrouve le sol, la végétation et tout ce qui caractérise les plaines situées à leur pied. A mesure qu’on s’éloigne du Sénégal, en allant vers l’est, les montagnes deviennent de plus en plus granitiques ; le sol par endroits ne se compose que de fragments de ces montagnes détériorées par le temps, et la montagne de Kita, qui limite notre route à l’est dans cette partie, est encore une vaste accumulation de granit. Les quartz se rencontrent quelquefois en gros fragments, à la surface du sol, et, du reste, ils composent une partie de ces montagnes, puisque dans le Bambouk, par exemple, c’est dans les quartz aurifères que l’on trouve des pépites d’or. Dans tout le Foula-Dougou nous avons retrouvé des granits, mais le sol présente un aspect différent, ici il n’est plus composé de plaines sur lesquelles courent ou s’élèvent subitement des montagnes aux pentes roides, aux sommets souvent inaccessibles à l’homme par la verticalité des flancs ; le sol ressemble aux flots immenses d’une mer agitée, les montagnes n’ont pas de caractère pittoresque. Ce sont en quelque sorte des monticules plus ou moins élevés placés à côté les uns des autres, une série de mamelons aux flancs en pente douce et couverts de débris de toute espèce : de quartz, de grès, de granit et de minerais de fer en grande quantité. Au moment de quitter le Foula-Dougou, pour entrer dans le Kaarta, nous avons rencontré à côté de la montagne granitique de Dioumi, au camp de Seppo, une montagne schisteuse dont nous avons ramassé quelques échantillons, c’est de cette montagne que coulait la triste source à laquelle nous devions nous désaltérer. Ces schistes examinés par un minéralogiste, M. Jules Marcou, ont été reconnus être des calcaires marneux noirâtres avec bandes de calcaires gris à l’intérieur. M. Simonin, ingénieur des mines, m’avait laissé supposer qu’ils étaient bitumineux et que leur présence pourrait être un indice de celle du charbon de terre. Ce serait une question bien importante, car avec la masse de fer qui se trouve en tous ces pays, si là, à côté du Bakhoy, on venait à découvrir le charbon fossile, il y aurait dans ce seul fait de quoi transformer ce pays aujourd’hui désert en un pays civilisé. Du reste une grande partie du sol du Kaarta dans le nord est schisteux, et lorsque nous sommes revenus du Bakhounou par Bagoyna, Nioro et Kouniakary, nous avons, à différentes reprises, traversé des montagnes d’une ardoise magnifique par son homogénéité. Une grande quantité de ces ardoises, d’une épaisseur de 1 à 2 centimètres, gisaient sur le sol, polies par le temps, piétinées et réduites en poussière grise par les pieds des chevaux, sans que l’on songeât qu’elles pouvaient même servir à remplacer les planches de bois qui servent aux enfants à apprendre à écrire l’arabe. Et puisque j’en suis au sol du Kaarta, je dirai qu’à part la fabrication du fer qui s’y fait en grande quantité, le seul usage que les Kaartans aient jamais fait de leur sol est relatif aux pierres à fusil. Un jour, qu’ils en manquèrent pour la guerre, ils eurent l’idée de se servir de morceaux de silex jaune et rouge qui se trouve près de Nioro et dont ils utilisèrent ainsi les propriétés. J’ai eu entre les mains d’autre silex rouge venant des montagnes qui se trouvent derrière Hamdallahi. Au Macina on les employait également comme pierre à feu en choisissant celles dont la taille naturelle s’y prêtait davantage, et j’ai été étonné de la quantité d’étincelles qu’on obtenait sous le choc du briquet fait avec le fer du pays. Ce sont, d’après M. Marcou, des silex passant au jaspe. Quant au sol du Ségou sur la rive droite du fleuve, il semble avant tout être composé de fer ; de quelque côté qu’on aille, à fleur de terre comme en creusant, on trouve du minerai de fer. Dans les collines qui sont derrière Ségou-Sikoro on trouve une sanguine ou oxyde de fer compacte tachant, au toucher, qui est employé comme encre rouge par les marabouts en le délayant dans l’eau. — Derrière Kalaké, dans des trous de mine, on trouve un minerai de fer très-riche que M. Marcou classe comme fer magnétique égalant la valeur de ceux de Norwége et du lac supérieur du Missouri. Enfin, à Touba-Coura sur la rive gauche, nous avons trouvé des forgerons travaillant à fabriquer du fer avec l’oxyde de fer terreux, contenant de la silice ; il était en rognons engagés dans des masses d’argile. Ce minerai est répandu en grande quantité dans tout le pays et en Sénégambie. Je termine ces notes trop incomplètes sur les observations minéralogiques ou géologiques que j’ai pu faire — et pour ce qui est relatif à l’or, je renvoie à la note suivante. * * * * * LISTE DE QUELQUES MINÉRAUX RAPPORTÉS PAR M. MAGE ET EXAMINÉS PAR M. J. MARCOU. _Minerai de fer._ — 1o Fer magnétique provenant des mines de _Kalaké_ (Ségou). — Égale la valeur des meilleurs échantillons de Norwége et du lac supérieur du Missouri. — Supérieur de beaucoup aux minerais de l’île d’Elbe. — Excellent pour fabriquer les aciers fondus. C’est avec ce minerai que sont faits tous les fers du Ségou proprement dit, c’est-à-dire de la partie de cet empire située sur la rive droite du Niger. Il est fondu par le procédé ordinaire des noirs, qui fournit du fer sans passer par l’état de fonte, et on le travaille au charbon de bois. 2o Oxyde de fer terreux contenant de la silice. — En rognons engagés dans des masses d’argile. — Provient de Touba-Coura, où il forme la grande masse du sol et des montagnes. — Il y est exploité comme minerai, quoique de médiocre qualité. (Il y en a de jaune et de rouge.) 3o Oxyde de fer compacte. — Tachant au toucher. — Pouvant être employé comme sanguine. — Riche minerai contenant au moins 35 pour 100 de fer. — Provenant des montagnes basses qui séparent le Niger du Bakhoy, derrière Ségou. — Il est employé par les marabouts comme encre rouge en le délayant dans l’eau. 4o Différents cailloux employés comme balles de fusil qui ne sont que des oxydes de fer. _Minerai d’or._ — 5o Quartz aurifère de Bambouk. — Celluleux et contenant du pyrite de fer. — Existe en très-grande abondance et constitue une partie de la masse des montagnes. 6o Cailloux roulés du Sénégal et du Niger, qui sont des silex, des jaspes, des agates. 7o Calcaire marneux, noirâtre, avec bandes de gris à l’intérieur. — Provient de la montagne de Seppo au Foula-Dougou. 8o Grès très-répandu sur le sol à Ségou. 9o Bracelet de bras d’homme en roche dioritique (feldspath). 10o Pierres à fusil du Macina et du Kaarta jaunes et rouges. — Sont des silex passant au jaspe. 11o Nombreux cailloux roulés, noirs, pouvant servir de pierre de touche, provenant du Sénégal et du Niger. — Sont des trapps. 12o Argile imprégnée de terre végétale pouvant se délayer et être employée comme sépia. — Provient du Cayor, où elle existe dans des marais. — Employée à faire des briques. * * * * * NOTE SUR LES MINES DU SOUDAN OCCIDENTAL. L’or existe sur la côte occidentale d’Afrique en grande abondance, et il est permis de dire qu’il existe partout dans les vastes pays montagneux du Fouta-Djallon et de Kong. Ainsi, partant du Nord, nous trouvons que la Falémé charrie de l’or, et les dernières excursions faites sur ses bords ont confirmé ce fait signalé de longtemps par les voyageurs de la compagnie de Galam. Les alluvions du Bambouk en contiennent une assez grande quantité pour que les noirs en tirent un profit considérable en le faisant exploiter à moments perdus par les femmes, qui se bornent à laver la terre aurifère dans leurs calebasses. Outre cet or qui vient sans doute de loin, le quartz des montagnes du Bambouk en contient des filons quelquefois assez riches, ainsi qu’on en a eu la preuve dans l’essai d’exploitation fait à Kéniéba dans les années 1858, 59 et 60. Pour ma part, je me souviens qu’ayant ramassé un morceau de ce quartz jeté au rebut, et l’ayant cassé à coups de marteau, je trouvai à l’intérieur plusieurs pépites fixées sur les fragments que j’ai conservés. Si nous arrivons au Niger, nous avons sur ses bords un des placers les plus riches du globe, qui, depuis les temps historiques, fournit à l’exportation de l’Afrique. Je parle des placers du Bouré. Ce pays était connu de nom depuis bien longtemps. Quand une caravane arrivait au Sénégal apportant de l’or, ce qui était assez rare à cause des pillages que leur faisaient subir les populations qu’elles avaient à traverser, on lui demandait : D’où vient cet or ? — De Bouré. Plus fréquemment, les Maures de Tichit apportaient de l’or et, questionnés sur sa provenance, répondaient de même. Enfin, d’anciens esclaves aujourd’hui libres, après avoir été les uns soldats, les autres pilotes ou matelots, avaient affirmé l’existence d’un village de Bouré. Mongo Park lui-même en parle et toutes les cartes en faisaient mention. Cependant Bouré n’est pas un village, mais un pays dont le chef actuel est Douba, résidant au village de Kintinian, chef-lieu du pays aurifère. Ce pays est habité par une population mélangée de Mandingues et de Diallonkés qui leur ressemblent beaucoup par les traits et n’en diffèrent guère que par la langue originaire dont j’ai recueilli quelques mots. Les sept principaux villages à or, ceux où on en fait le plus grand commerce sont : Kintinian, Didi, Kourounia, Baloto, Fatoïa, Seké, Sétiguia. Les cinq derniers sont échelonnés le long du Tankisso (affluent du Niger). D’après bien des renseignements qui ont toujours concordé, et dont les auteurs avaient été dans le pays de Bouré, soit comme Diulas, soit comme envoyés du roi de Ségou ou préposés d’El Hadj, ce pays présente un fait remarquable, c’est que l’or y sert de monnaie. On sait que l’or, dans toute l’Afrique, se vend au poids par gros et fractions de gros. Ce gros (en bambara, Menkellé) varie de poids suivant les localités, mais dans des proportions peu étendues et est fixé par un certain nombre de noyaux de Tamarin. Au Bouré il en est de même, et l’abondance de l’or y est telle que tout peut s’acheter avec de l’or, depuis le fagot de bois qui fera cuire les aliments jusqu’au captif qui ira chercher l’or dans les mines. L’or qui sert ainsi aux menus besoins du ménage est ramassé par les femmes et, quelque extraordinaire que cela paraisse, bien des personnes m’ont affirmé que c’était le sable même de leur maison, de leur cour, qu’elles lavaient pour se le procurer. Quant à l’or du maître, celui qui compose sa fortune et avec lequel il subvient aux grosses dépenses, il sort des mines ou des puits que l’on fait chaque année après la saison des pluies. Avant d’aller travailler, on se réunit par villages ; chaque maître de maison fournit un certain nombre de captifs ou de femmes pour laver, et le travail se fait en grande fête pendant un temps déterminé. On partage alors le produit entre les chefs de case, en retirant une part pour le tribut à payer au souverain, et la part du chef, qui sont représentées par un volume d’or de la grosseur d’une grosse balle de fusil, à payer par chaque maison. Nul ne peut travailler aux mines sans la permission du chef du village, qui ne la donnerait pas à un étranger. Du reste, dans ce pays pas de cultures, pas de bestiaux que ceux apportés par les Diulas, qui viennent acheter de l’or contre leurs bœufs ou leur sel. Dans tout le Bouré, l’or se trouve dans un terrain sablonneux d’alluvions. On descend dans des puits de la profondeur de sept à huit mètres, au fond desquels on creuse des galeries de quelques mètres, et, comme on ne soutient pas les terres, on ne s’avance pas davantage de crainte d’éboulements. A la saison des pluies, tout cela se comble par éboulements, et c’est dans cette terre qu’on recommence, l’année suivante, à recreuser pendant un temps très-limité. L’or se trouve en poussière, en sable et quelquefois en pépites roulées. On affirme que, lorsque l’on tombe sur une pépite d’un gros volume, au lieu de l’extraire, on bouche le trou en y laissant cette fortune. C’est une question de superstition. Si le Bouré est le plus riche des pays à or, et s’il fournit chaque année une exportation considérable, le Manding en contient aussi en quantité notable, ainsi que le constate Mongo Park dans son premier voyage ; mais ici l’or n’est que l’accessoire, tandis que dans le Bouré, c’est la vie du pays. On trouve dans le Bouré un assez grand nombre de Soninkés qui font du commerce, et quelques Maures, particulièrement de Tichit. D’où vient cet or ? Évidemment, à l’époque alluviale (diluvium), il a été charrié là par un cours d’eau ; et si le pays en question, au lieu d’être entre des mains indolentes et isolées, se trouvait à proximité de l’activité européenne, on ne tarderait pas à gagner les filons d’où il sort, qui doivent se trouver dans les montagnes où sont les sources de tous ces grands fleuves. Mais à Bouré on ne s’en préoccupe guère, l’or suffit à tous les besoins, et on continue à l’exploiter tout doucement, en entourant les opérations de superstitions mélangées à l’islamisme qui est la religion ordinaire du pays. Une des superstitions les plus étranges est celle-ci. Il m’a été affirmé que l’on enterrait les morts dans les puits de mine abandonnés, et que quelque temps après, en creusant, on trouvait de l’or à côté de leurs ossements. Si le fait est vrai, cela tient sans doute à ce que les trous sont abandonnés par caprice avant d’être épuisés, et quelquefois au moment de tomber sur un riche gisement, et qu’alors les éboulements se produisant par l’effet des pluies, l’or glisse au fond par son poids dans la terre en bouillie et se trouve ainsi près du cadavre. Si au contraire le fait n’est qu’un _on dit_ superstitieux, il a peut- être pris naissance parce qu’un individu en train d’exploiter une mine aura été tué par un éboulement et que, quelques années après, en fouillant le puits, on l’aura trouvé près du trésor qu’il convoitait. De bouche en bouche la superstition en gagnant est arrivée à nous sous cette forme étrange : c’est que c’est dans les os des cadavres que l’or va se loger. Mais, en Afrique, il ne faut pas s’étonner d’entendre cela, et en laissant de côté l’impossible, il reste un fond de vérité. D’autres placers aussi riches que ceux de Bouré sont ceux de Kong, qui sans doute sont les mines de Gondja citées par les auteurs anciens et qui aujourd’hui fournissent la poudre d’or et les pépites au commerce de toute la côte d’Afrique, depuis Lagos jusqu’à Sierra Leone. Ce nom de Kong appliqué à toute la chaîne de montagnes qui s’étend de Timbo à Selga et même jusqu’au Bas-Niger, est aussi particulièrement celui d’un pays d’un petit royaume, placé par environ 8° de latitude N. sur 6° de longitude O., où les placers aurifères ont une richesse au moins égale à celle du Bouré, au dire des gens qui les ont vus ; une quantité considérable d’or en sort pour se rendre par différents chemins à Grand-Bassam, Assinie, Sierra Leone, au cap Coast, à Accra, etc. Cet or arrive le plus souvent en poudre, mais aussi en pépites quelquefois très-considérables (j’en ai vu une de plus de 350 f.), c’est-à-dire de plus de 100 grammes. D’ailleurs la richesse aurifère de ces pays est démontrée par un autre fait que j’ai constaté, c’est que l’Akba, par exemple, rivière qui aboutit dans la lagune d’Ébrié, roule de l’or qui vient se déposer sur les vases et les sables de l’entrée de la barre : si bien que des négresses des factoreries s’étant mises un jour à laver ces sables grossièrement, au hasard, dans la première place venue, avaient à la fin de la journée plusieurs grammes d’or en poudre qui leur fut acheté devant moi à la factorerie Renard en 1857 (j’avais assisté au lavage). On sait comment s’opèrent les lavages de sables au moyen de la calebasse. On y met la terre ou le sable à laver, on verse une grande quantité d’eau et on remue pour former une bouillie qui permette à l’or plus lourd de couler au fond. Alors on renverse brusquement dans une autre calebasse une partie du contenu, qui sera examiné après coup, mais dans lequel on est à peu près sûr de ne pas trouver d’or. La même opération, renouvelée deux ou trois fois, ne laisse au fond de la calebasse qu’un résidu de sable, de cailloux, et d’or dans lequel on cherche à la main. Dans la Falémé on voit les femmes plonger pour aller retirer de certaines fosses que creuse la rivière dans les contre-courants, l’or qui s’y dépose. Ces femmes, lorsque l’eau est basse et qu’il n’y a plus d’écoulement sensible, vont aussi dans l’eau remplir leur calebasse de sable et de terre dans lesquels elles trouvent fréquemment de très- petites pépites. * * * * * 24 MOTS D’UN VOCABULAIRE DIALLONKÉ. Un homme Kéména. Une femme Niakaléna. Enfant Dédina. Cheval Souna. Chien Baréna. Ane Fallah. Bœuf Ninguéna. Poule Tokéna. Œuf Kankéna. Mil Diguitinna. Eau Diguèna. Case Bankèna. Arbre Diéguena. Bois Oulani. Fer Ourèna. Fusil Finkarena. Couteau Filena. Sabre Déguémana. Bonbon Doumana. Coton (non filé) Guéséna. Mouton Diakhréna. Pirogue Kounkina. Natte en paille Sasina. Vase en terre dit canari Diambana. Voir pour la numération en diallonké le tableau suivant : MANIÈRE DE COMPTER DANS DIVERSES LANGUES DE L’AFRIQUE +----------------+---------------+----------+-------------+------------+ | FRANÇAIS. | WOLOFF. | PEUHL. | SONINKÉ. | MALINKÉ OU | | | | | | BAMBARA. | +----------------+---------------+----------+-------------+------------+ |Un |Ben |Go |Bané |Kili | | | | | | | |Deux |Niare |Didi |Fillo |Foula | | | | | | | |Trois |Niète |Tati |Sicco |Saba | | | | | | | |Quatre |Nienète |Naï |Narto |Nani | | | | | | | |Cinq |Diouroum |Dioï |Carago |Doulou | | | | | | | |Six |— ben |Diégom |Toumou |Woro | | | | | | | |Sept |— niare |Diédidi |Nierou |Woro oula | | | | | | | |Huit |— niète |Diétati |Ségou |Segui | | | | | | | |Neuf |— nienète |Diénaï |Khabou |Kononto | | | | | | | |Dix |Foucq |Sapo |Tamou |Tan | | | | | | | |Onze |— ac ben |Sapo y go |Tamoudo-bané |Tan y kili | | | | | | | |Douze |— ac niare |Sapo y |— filli |Tan y foula | | | |didi | | | | | | | | | |Vingt |Nitte |Nogas |Tan pilé |Mouga | | | | | | | |Vingt et un |— ac ben |Nogas y go|Tan pilé do |Mouga y | | | | |bané |tribi | | | | | | | |Trente |Fanewère |Tchapandé |Tan diké |Tan saba | | | |tati | | | | | | | | | |Quarante |Nienète foucq |— naï |Tan nakaté |Tan nani, | | | | | |_ou_, en | | | | | |bambara, | | | | | |Débé | | | | | | | |Cinquante |Diouroume-foucq|— dioï |Tan caragué |Tan-doulou | | | | | | | |Soixante |— ben — |— diegom |Tan doumé |Tan woro | | | | | | | |Soixante-dix |— niare — |— diedidi |Tan meré |Tan | | | | | |woro-oula | | | | | | | |Quatre-vingt |— niète — |— diétati |Tan tiégué |Tan | | | | | |séguifou, | | | | | |en bambara, | | | | | |Kéme | | | | | | | |Quatre-vingt-dix|— nienète — |— dienaï |Tan khabé |Tan kononto | | | | | | | |Cent |Temer |Témédéré |Kamé |Kémé | | | | | | | |Deux cents |Temer-niare |— didi |— filli |Kémé-foula. | | |_ou_ | | |=Bambara. | | |Niare-temer | | |Malinké= | | | | | | | |Mille |Guiné |Ou-guinéré|Ou guiné |Ba. Oulou | | | | | | | |Deux mille |Niaré-guiné |Ou |— filli |Ba foula — | | | |guinaïe | |foula. | | | |didi | | | [Continue] +----------------+---------------+----------+-------------+------------+ | FRANÇAIS. | SERÈRE. |DIALLONKÉ.| SOUSOUS. |SERÈRE-NONE.| +----------------+---------------+----------+-------------+------------+ |Un |Leng |Kedé |Kiling |Kiliaï | | | | | | | |Deux |Darhk |Fiddi |Firing |Kilandome | | | | | | | |Trois |Betafa darhk |Sakkha |Sakhan |Sanptoye | | | | | | | |Quatre |Betafana |Nani |Nani |Bodoye | | | | | | | |Cinq |Betafolé |Soulou |Souli |Doungarin | | | | | | | |Six |Betafa ta darhk|Chéeni |Senni |Kornandome | | | | | | | |Sept |Arbarhey |Soulou |Solo-firé |Palamnienen | | | |fidé | | | | | | | | | |Huit |Betafa-arbarhey|— mésére |Solo-massakha|Khassarine | | | | | | | |Neuf |— leng |— ménéni |Soloma-Nani |Souroutoute | | | | | | | |Dix |— ney |Nafou |Fouh |Gong | | | | | | | |Onze | » | » |— ni kiling | » | | | | | | | |Douze | » | » |— ni Firing | » | | | | | | | |Vingt | » | » |Mouga | » | | | | | | | |Vingt et un | » | » |— ni-kiling | » | | | | | | | |Trente | » | » |Toungué-sakha| » | | | | | | | |Quarante | » | » |— nani | » | | | | | | | |Cinquante | » | » |— souli | » | | | | | | | |Soixante | » | » |— senni | » | | | | | | | |Soixante-dix | » | » | » | » | | | | | | | |Quatre-vingt | » | » | » | » | | | | | | | |Quatre-vingt-dix| » | » | » | » | | | | | | | |Cent | » | » |Kémé | » | | | | | | | |Deux cents | » | » | » | » | | | | | | | |Mille | » | » |Oulou | » | | | | | | | |Deux mille | » | » | » | » | | | | _Nota._ Un simple coup d’œil suffit pour faire voir de grands | | rapprochements entre le malinké, le diallonké et la langue sousous, | | qui, du reste, est celle d’une colonie de Malinkés. | +----------------------------------------------------------------------+ [Note 249 : J’avais envoyé à Médine quelques blocs de ces roches remarquables, mais à mon retour j’ai eu le regret de ne plus les trouver et de ne pouvoir apprendre ce qu’elles étaient devenues.] TABLE DES MATIÈRES. Pages. DÉDICACE I PRÉFACE DE L’AUTEUR III INTRODUCTION. — Motifs qui décidèrent du voyage. — Départ de France. — M. Quintin demande à m’accompagner. — Premiers préparatifs. — Instructions. — Lettre du gouverneur à El Hadj Omar. — Instructions complémentaires. — Composition de mon escorte. — Difficultés. — Opinion générale sur le sort qui nous attendait. — Matériel. — Animaux. — Ressources de l’expédition. — Emploi des 5000 francs alloués 1 CHAPITRE I. — Départ de Saint-Louis. — Arrivée à Bakel. — Dernières instructions verbales du général Faidherbe. — De Bakel à Médine. — Rixe de Kotéré. — Dernières installations. — Exploration du Sénégal entre le Félou et Gouïna. — La chute de Gouïna. — Départ définitif de Médine. — Manière de marcher. — Chutes de bagages. — La dissension commence à se montrer entre les noirs de l’expédition. — Détails sur l’expédition de Sambala, sur la politique de Khasso, du Logo et du Natiaga. — Visite à Altiney Séga. — Ascension d’une montagne du Natiaga. — Aspect du pays. — Route de Médine à Gouïna. — Accès de fièvre. — Campement à Gouïna. — Tentative de navigation au-dessus de ce point, par MM. Quintin, Poutot et Bougel. — Insuccès. — Départ des officiers de Médine. — Nous sommes seuls 28 CHAPITRE II. — Départ de Gouïna. — Navigation entre Gouïna et Bafoulabé. — Mode de voyage par terre. — Chasse à l’hippopotame. — Marigot de Khasso-Fara, limite du Khasso. — Marigot de Kétiou. — Un caïman depuis Gouïna. — Arrivée à Bafoulabé. — Journée pénible. — Sidi et Yssa à la découverte 53 CHAPITRE III. — Tentative d’exploration dans le Bakhoy. — Maka-Dougou et son chef Diadié. — Sa cupidité déjouée. — Souvenir de Mongo Park. — Ascension d’une montagne. — Retour à Bafoulabé. — Les envoyés de Diango, chef de Koundian. — Voyage à Koundian. — Réception. — Soupçons. — L’expédition de Sambala et son but. — Koundian, sa position, sa forteresse. — Départ. — Cadeau de Diango et passage du Bafing. — Ses pirogues. — Campement en plein air. — Marche vers l’Est jusqu’à Kita à travers le Bafing et le Gangaran. — Arrivée à Makhana 73 CHAPITRE IV. — Premiers bruits de troubles dans l’empire d’El Hadj. — Arrivée au Bakhoy. — Son gué. — Discorde entre mes hommes. — Arrivée à Kita. — La montagne Makadiambougou. — Productions. — Cultures. — Musique. — Boubakar et le guide gravement malades. — Huit jours d’arrêt. — Le Bélédougou et le Manding sont révoltés. — Impossibilité de marcher vers l’Est. — Je me décide à remonter à Diangounté. — Marche au Nord à travers le Foula-Dougou. — Le Bakhoy no 2. — Le Baoulé. — Les esclaves enchaînés en route. — Détails sur les Diulas. — Arrivée au Kaarta 94 CHAPITRE V. — Entrée dans le Kaarta. — Ses limites. — Quelques réflexions sur ce pays. — Latitude du passage du Bakhoy. — Maréna. — Kouroundingkoto-Guettala. — Population du Bagué. — Dindanco. — Rencontre de Diulas. — Origine du sel de Tichit. — Entrée dans le Kaarta-Biné. — Bambara-Mountan. — Namabougou. — Touroumpo. — Guémoukoura. — Séjour à Guémoukoura 112 CHAPITRE VI. — Visite de Dandangoura, chef de Farabougou. — Ennuis et tracasseries. — On veut m’envoyer à Nioro. — J’ai gain de cause. — Suite du voyage. — Madiga. — Observations et latitude. — Fatigue et maladies. — Lac de Tinkaré. — Tinkaré. — Samba Yoro se blesse en tombant. — On m’offre des queues de girafes. — Arrivée à Diangounté. — Bon accueil à Diangounté. — Détails sur le pays. — Repos. — Un mot sur Raffenel et son voyage. — Les routes de Diangounté à Ségou 129 CHAPITRE VII. — Départ de Diangounté. — Les sauterelles. — Le Ba-Oulé du Niger. — Kalabala. — Fabougou. — Troupeau de bœufs des Pouls du Bakhounou. — Diongoye. — Digna. — Ouosébougou. — Nous commençons à souffrir de nos privations. — Traces d’éléphants. — De Diongoye à Gomintara. — Kéniénébougou. — Fin du Diangounté. — Nous sommes dans le Ségou. — L’eau infecte de Tonéguéla. — Marigot de Samentara. — Babougou. — Commencement de travail chez les noirs. — Tiéfougoula. — Sa population. — Commencement des botoques. — Visite des Massassis de Guémené. — Les Maures et leurs femmes. — Vol d’une baïonnette. — Médina. — Encore des voleurs. — Premiers bruits de guerre civile à Ségou. — Nécessité de marcher. — Arrivée de Toumboula 143 CHAPITRE VIII. — Toumboula. — Badara-Tunkara. — Le Lambalaké. — Tikoura. — Bembougou. — Barsafé. — Marconnah. — Ouakha ou Ouakharou. — Les Roniers et leurs fruits. — Les Foular. — Masoso ou Soso. — Un cadavre. — Moroubougou. — Craintes des Bambaras. — Médina. — Nous rejoignons une caravane. — Marche en colonne. — Une attaque. — Article de journal sur cette attaque. — Comment les bruits se transportent en Afrique. — Arrivée à Banamba. — Pluie anormale 154 CHAPITRE IX. — Départ de Banamba. — Difia. — Sikolo. — Le terrain s’abaisse. — Dioni. — Kéréwané. — Encore une mauvaise nuit. — Bassabougou. — Bokhola. — Tamtam de guerre. — Morébougou. — Le Doubalel. — On dit Yamina révolté. — Arrivée à Yamina. — Aspect du Niger 171 CHAPITRE X. — Entrée à Yamina. — Nous sommes assaillis par la foule. — La maison de la fille d’Ali. — Sérinté. — Les Maures battus. — La maison de Sérinté. — Nous sommes assaillis par les Maures. — Position critique de Yamina. — Visite à Simbara Sacco. — Promenade au marché 177 CHAPITRE XI. — Visite au chef des Somonos. — Le chanvre des Bambaras. — Les pirogues du Niger. — Traversée du fleuve. — Fraîcheur de l’eau. — La rive gauche un jour de marché. — Quelques costumes. — Vente de marchandises. — Un tour au marché. — Visite au vrai chef de Yamina. — Cadeaux intéressés du chef des piroguiers. — Départ de Yamina. — Navigation en pirogue. — Peu de profondeur des eaux. — Relâche à Fogni. — Navigation sur le fleuve 194 CHAPITRE XII. — Navigation sur le fleuve de Tamani à Ségou- Sikoro. — Aspect de la ville. — Notre entrée. — Arrivée chez Ahmadou : sa demeure. — Ahmadou. — Premier palabre. — Nous traversons la ville. — Arrivée chez Samba N’diaye 205 CHAPITRE XIII. — La maison de Samba N’diaye. — Je trouve à Ségou les courriers du gouverneur logés chez San Farba. — Hospitalité d’Ahmadou. — Je reçois des visites. — Sonkoutou. — Le vieil Abdoul. — Chérif Mahmodou et ses voyages. — Les ministres d’Ahmadou. — Sidy Abdallah, Mohammed, Bobo et Oulibo 218 CHAPITRE XIV. — El Hadj. — Sa naissance, sa jeunesse. — Son voyage à la Mecque. — Son retour à Ségou vers 1837 ou 1839. — Il s’établit dans le Fouta Djallon. — Son voyage sur les bords du Sénégal de 1846 à 1847. — Il rentre dans le Fouta Djallon et construit Dinguiray. — Prise de Labata, de Tamba, de Ménien. — Sa route vers le Bambouk et le Gadiaga. — Il entre dans le Kaarta et pille des Français. — Guerre dans le Kaarta 231 CHAPITRE XV. — El Hadj, maître du Kaarta. — Révoltes et victoires. — Les Massassis sont détruits ou soumis. — Guerre contre les Djawaras. — Première hostilité du Macina. — El Hadj prend Diangounté. — Missive à Toroco-Mari, roi de Ségou. — Tierno-Abdoul. — Toroco-Mari assassiné. — Ali nommé roi à Ségou. — El Hadj retourne sur les bords du Sénégal. — Guerre de Médine. — Délivrance du poste. — El Hadj fuit vers Koundian. — Passage du Galamagui. — Séjour à Koundian. — Conquête des pays Malinkés. — El Hadj retourne au Bondou, au Fouta. — Il expédie à Nioro les canons pris à Ndioum. — Séjour difficile au Fouta. — Il quitte le Fouta. — Attaque du _Pilote_ par Sirey Adama. — El Hadj à Nioro. — El Hadj à Marcoïa 242 CHAPITRE XVI. — Séjour à Markoïa. — Attaques des Bambaras. — On chasse les femmes. — Entrée dans le Fadougou. — Prise de Damfa. — Bataille en rase campagne. — Entrée à Yamina. — Prise de Diabal. — Prise d’Oïtala. — El Hadj entre à Sansandig, qui se rend. — Correspondance avec le roi de Macina. — Guerre et victoire d’El Hadj sur les armées réunies du Macina et du Ségou 254 CHAPITRE XVII. — El Hadj à Ségou. — Il envoie à la recherche d’Ali. — Le Macina vient attaquer Ségou. — Correspondance entre Ahmadi-Ahmadou et El Hadj. — El Hadj remet le commandement à son fils Ahmadou et part pour le Macina le 13 avril 1862. — Combat de Konihou. — Bataille de Saéwal. — Conduite héroïque d’Ahmadi-Ahmadou. — El Hadj entre à Hamdallahi. — Ahmadi-Ahmadou est prisonnier. — Sa mort. — Soumission du Macina. — Ali prisonnier. — El Hadj est maître de Tombouctou au Sénégal. — Motifs qui lui ont facilité la conquête du Macina et coup d’œil sur le passé de cet État. — Ahmadou vient à Hamdallahi. — Projet de révolte découvert au Macina 261 CHAPITRE XVIII. — Révolte du Macina. — Les chefs du Macina sont mis aux fers. — Ahmadou rentre à Ségou. — Projet de révolte à Ségou. — Ahmadou s’empare des Kountiguis, les envoie à son père qui les tue. — Derniers événements connus du Macina. — On envoie un convoi de poudre de Ségou ; il est attaqué par les Maciniens. — La révolte du Ségou et ses motifs. — Attaque et prise de Bamabougou par les révoltés. — Révolte de Sansandig. — Supplice de Coro-Mama. — Attaque de Koghé par le Sarrau. — Victoire des Talibés à Oueïna, à Koghé, à Soukourou. — Échec des Bambaras à Fantambougou. — Prise de Segala, de Dionkoloni. — L’armée de Nioro arrive à Ségou. — 1re expédition de Sansandig. — Politique à Ségou. — Deuxième expédition de Sansandig 271 CHAPITRE XIX. — Mon séjour à Ségou-Sikoro. — Palabre avec Ahmadou. — Le carême musulman. — Fête du Cauri. — Ahmadou et sa toilette. — Son cheval. — Son palabre. — Ahmadou me fait appeler. — Mon désappointement. — Visite d’un ancien soldat français aujourd’hui Talibé. — Partage des captifs. — Évaluation de la population de Ségou-Sikoro et des partisans d’Ahmadou. — Je ne peux acheter de chevaux. — Je me promène à cheval. — Accident sans suite. — Le mot d’un musulman ayant passé vingt ans à Saint-Louis. — Nouveau palabre avec Ahmadou. — Le salpêtre impôt. — Bruits inquiétants. — Colère de Quintin. — Bruits favorables à notre départ. — Je me décide à attendre encore. — Ahmadou nous envoie deux esclaves. — Impossibilité de partir. — Nos dépenses 283 CHAPITRE XX. — Le bruit court que Sansandig va se rendre, qu’El Hadj est vainqueur au Macina. — On bat le tabala. — Extrait du journal de voyage. — Deux types de griots : Diali Mahmady et Sonkoutou. — Menaces des Bambaras sur divers points — J’obtiens de faire partir mes courriers. — Envoi d’une lettre au gouverneur. — Les parents chez les Toucouleurs. — Tierno-Abdoul. — Alpha Ahmadou 304 CHAPITRE XXI. — L’hivernage arrive. — Samba N’diaye est malade et a peur. — Je suis attaqué du foie. — Les exécutions et le champ des exécutés. — Les morts et les enterrements à Ségou. — Nouvelle tentative infructueuse pour aller au Macina. — L’hospitalité d’Ahmadou se ralentit. — Les nouvelles s’améliorent à l’approche de la Tabaski. — Tierno- Abdoul, ses confidences et ses mensonges. — L’armée se rassemble. — Exécutions nombreuses. — Expédition de Fogni. — Visite d’Aguibou. — Première visite de Sidy Abdallah. — Fête de la Tabaski. — Exécution de trente-sept prisonniers et de deux enfants. — Arrivée de l’armée attendue de Nioro. — Nous recevons une lettre du commandant de Bakel et des instructions du gouverneur 315 CHAPITRE XXII. — Je vais voir Ahmadou. — Notre départ devient de plus en plus problématique. — Tentative près d’Ahmadou par l’intermédiaire d’Alpha Ahmadou, son cousin. — Insuccès. — Partage des prises de Fogni. — Bases du partage. — Nouveaux mensonges de Tierno-Abdoul. — On désarme le pays. — Bamabougou est attaqué par l’armée de Mari. — Scène entre Diali Mahmady et Alpha Ahmadou. — Les coups de corde de la justice musulmane 328 CHAPITRE XXIII. — Nouvelle entrevue avec Ahmadou. — Réponses évasives quant à notre départ. — Je promets de rester jusqu’aux hautes eaux. — Nouvelles diverses et mensonges relatifs à notre départ. — Alassane Ghirladjo. — Nouvelles du Macina. — On doit y porter du mil. — Exécutions nombreuses à Ségou. — Hivernage. — Les fourmis noires. — Les caravanes de gourous circulent en pleine guerre. — Nouvelles qu’elles apportent du Macina. — Je tente encore d’acheter des chevaux ou de m’en faire céder par Ahmadou. — L’armée se rassemble et traverse le fleuve à Ségou-Koro — Nouveau désappointement ; elle n’est pas pour nous conduire. — Expédition de Tocoroba. — Échec. — Récit d’un Talibé. — Pertes nombreuses de l’armée. — Mort d’un de nos voisins. — Un jeune ménage à Ségou. — Une pauvre veuve. — Mort de Fahmahra, notre guide. — Karounka blessé 345 CHAPITRE XXIV. — Sidy et sa conduite. — Il refuse le service. — Querelle. — Conduite des autres laptots en cette occasion. — Je lui fais donner cinquante coups de corde. — Il s’échappe. — Ahmadou me le fait ramener. — Palabre du 10 août avec Ahmadou. — Je donne un nouveau délai de vingt-cinq jours. — Mari menace Faracco. — Maladresses d’Ahmadou. — Nouvelles du Macina. — Palabre du 10 septembre. — Mes relations avec Ahmadou se tendent. — Je me prépare à partir. — Inquiétudes et esprit de mes hommes. — Entente parfaite avec le docteur 354 CHAPITRE XXV. — Samba N’diaye tente de m’obtenir une audience secrète d’Ahmadou ; il échoue et s’allie avec Tierno-Abdoul, Oulibo et Mahmadou Dieber pour intervenir. — Je pose des conditions pour rester encore et j’obtiens le départ d’un courrier avec une lettre d’Ahmadou pour le gouverneur. — Départ de Bakary Guëye. — L’armée sort. — Expédition de Gouni contre Niansong. — Nouvelle défaite et ses causes. — Ahmadou sévit contre les Somonos. — Ce qu’ils sont. — Leur village. — Arrivée de Seïdou. — Lettres nombreuses. — Mauvaises nouvelles et souffrances morales. — Lettres du gouverneur. — Lettre de M. Perraud 365 CHAPITRE XXVI. — Je fais un cadeau à Ahmadou. — Les repas et la cuisine d’Ahmadou. — Le miel et la manière de le récolter. — Promenades aux environs de Ségou. — Arrivée d’Amadi Boubakar, de Tambo, de Massiré. — Samba N’diaye me fait une avanie. — J’obtiens gain de cause près d’Ahmadou. — Visite à Tierno-Abdoul à Diofina. — Conversation avec Tambo. — Température du mois de décembre à Ségou. — Ahmadou distribue des fusils. — Bruits divers. — Scènes de mœurs. — Le Diomfoutou d’El Hadj. — Je demande en vain à envoyer Seïdou au-devant de Bakary Guëye 382 CHAPITRE XXVII. — 1er janvier 1865. — Cadeau à Ahmadou et à divers. — Visite du fils de Samba Oumané. — Les nouvelles qu’il apporte. — Nouvelles inexactes de Bakary. — Arrivée de Daouda Gagny. — Bakary est à Nioro. — Mari est à Toghou. — Tierno Alassane est battu. — Ahmadou va partir. — Je l’accompagne. — Munitions de l’armée. — Arrivée à Marcadougouba 409 CHAPITRE XXVIII. — Préparatifs d’Ahmadou et séjour à Marcadougouba. — Égards que l’on a pour nous. — Nous devenons populaires. — Causes de l’insuccès de Tierno Alassane. — Récit de Tambo. — Palabres d’Ahmadou. — Défi des Talibés aux Sofas. — Réponse des Sofas. — Visite d’Aguibou. — Impressions. — Départ pour Toghou. — L’ordre de marche. — Halte 417 CHAPITRE XXIX. — Revue d’Ahmadou. — Arrivée devant Toghou. — La bataille et l’assaut du village. — Incidents divers. — Exécution. — Ali et le bourreau. — Alioun Penda blessé. — La nuit du combat. — Massacre de 97 Bambaras. — Le sourire des morts. — Tournée de visite aux blessés. — On entre au village. — Départ de Toghou. — 3500 captifs. — Massacre de vieilles femmes. — Retour à Ségou. — Entrée triomphale. — Mort d’Alioun. — Son enterrement 426 CHAPITRE XXX. — Difficulté pour obtenir une audience pendant le partage du butin. — Le fils de Maoundé est mort. — Ce qu’il était. — Désertion de Soulé Kandi. — Le docteur est malade de la fièvre. — Nouvelles de Bakary Guëye et du Bakhounou. — Fausse alerte. — Je suis pris d’hépatite. — J’entre en relations avec Sidy Abdallah. — Pluie vers la fin de février. — Massiré apporte des certitudes fâcheuses sur l’état de la route de Nioro. — Fête du Cauri. — Je n’ai plus de quoi faire de cadeau à Ahmadou. — Samba Yoro pris d’hémoptysie. — J’obtiens une audience d’Ahmadou et je demande à partir. — Promesse d’expédier un courrier. — Diverses nouvelles. — On prépare une expédition. — J’apprends la mort du cheick Sidi Ahmed Beckay, de Tombouctou 442 CHAPITRE XXXI. — Lenteur des préparatifs de l’armée. — Je me décide à partir. — Le 25 mars Ahmadou sort. — Séjour à Ségou- Koro. — Dispute de Talibés et de Sofas. — Grosse affaire. — Influence de Tierno-Abdoul Kadi qui apaise la querelle. — Départ définitif. — Le 3 avril. — Une soupe de poulet crevé. — Fogni. — Kamini. — Aspect du pays. — Les Karités ou Sché. — Les Khads. — Nombreux gibier. — Chasse à courre à la gazelle, à la pintade et la perdrix. — Nous allons au secours de Kénenkou. — Dispute de Billo, chef du tabala, avec un Talibé. — 25 chevaux en éclaireurs. — J’arrive à Kénenkou. — L’Almami. — Départ pour Dina. — Assaut. — Je monte à l’assaut. — Belle conduite de Déthié. — Panique. — 2e assaut. — 2e panique. — Je reçois une balle morte. — 3e retraite. — On cerne le village. — Fuite du village. — Nombreux prisonniers. — Exécutions. — Conduite héroïque et cruelle d’un Kagoro. — Ahmadou me fait supplier de ne plus m’exposer 452 CHAPITRE XXXII. — Départ de Dina. — Aspect des bords du fleuve. — Médina. — Gouni. — Koulicoro. — On va brûler les villages jusqu’à Manabougou. — Séjour à Gouni. — Ibrahim Mabo et Seïni Moussa. — Retour par la rive gauche. — Destruction des villages, du coton et du mil. — Le grand marigot du Bélédougou ou la Frina de Mongo Park. — Marches pénibles. — Pâturages magnifiques. — Rentrée à Yamina. — Ahmadou nous comble de soins. — Samba Yoro vient me rejoindre. — Séjour à Yamina. — Ahmadou reçoit des cadeaux de gré ou de force. — Visite à la case de Sérinté. — Retour à Ségou. — Diabal. — Traversée du fleuve à Mignon. — Marches prolongées. — Latir malade. — Nouvelles du Macina. — Je tombe malade de gastrite. — Ahmadou commence à nous marchander les cauris. — Je me plains à Oulibo. — Fête de Tabaski. — Danses diverses 475 CHAPITRE XXXIII. — Aguibou vient me voir. — Conversation légère. — Difficulté pour voir Ahmadou. — Cadeaux d’un prince à Samba Yoro. — Ahmadou m’accorde le droit d’entrer chez lui comme les Talibés. — Razzia d’Alassane Ghirladjo. — Achat d’un enfant par le docteur. — Prix élevé du mil. — Arrivée d’un homme de Dinguiray. — Arrivée de Badara Tunkara. — Nouvelles du pays. — Le docteur, malade des yeux, souffre cruellement. — Préparatifs pour une expédition en plein hivernage. — Extraction d’une molaire. — Palabre d’Ahmadou avec les Talibés. — Conditions de ces derniers. — Cadeaux à l’armée. — État des magasins de sel d’Ahmadou. — Bonnes nouvelles du Bakhounou. — Fausse nouvelle de la mort de Mari. — Ahmadou sort et je l’accompagne. — Quintin souffre encore et reste. — Tornade épouvantable à Ségou-Koro. — Samba N’diaye avec ses canons. — Tierno-Abdoul Kadi me demande de lui prêter Seïdou. — Une indélicatesse de Samba Yoro 490 CHAPITRE XXXIV. — Expédition de Sansandig. — Départ de Ségou- Koro. — Pélengana désert. — Arrivée à Bafou-Bougou. — Traversée du fleuve en pirogues. — Ahmadou m’envoie des gourous. — Départ. — Tornade et pluie à Dampina. — Soumission de Velentiguila. — Arrivée à Sansandig. — Discussion du plan d’attaque. — Assaut. — Nombreux blessés et tués. — On campe et on occupe le village des Somonos. — Le docteur vient me rejoindre. — 72 jours de poule au riz. — Ahmadou nourrit l’armée. — Disette de vivres. — Le mil cru, les peaux de bœufs, les chevaux sont mangés. — Résistance du village. — Attaque du 20 juillet. — On gagne un peu de terrain. — Les femmes sortent du village. — Fautes nombreuses. — La famine est à Sansandig. — Ahmadou commande aussi mal que possible. — On annonce l’arrivée de l’armée de Mari. — Prise de trois Maures. — Leur exécution horrible. — Nous construisons des cases. — Le camp. — Latir malade retourne à Ségou avec Quintin. — Désertions du village. — Exécutions. — Sortie des pirogues du village. — Un convoi de pirogues vient au secours du village. — Combat naval. — Prise et exécution des Maures de Tichit. — Sortie du 29 août. — Sortie des fils de Coro Mama. — Note sur Sansandig. — Le village est aux abois. — Une armée vient au secours du village. — Sortie de Sibila Mahmary. — Sa prise, son supplice. — Abderhaman Couma. — Exécutions nombreuses. — Bataille du 11 septembre. — 10000 hommes contre 10000. — Épisodes divers. — Alertes continuelles. — Combat du 16 septembre. — Nous levons le siége. — Panique dans la retraite. — Trente-six heures sans manger. — Kalabougou. — Je suis malade et rentre à Ségou 501 CHAPITRE XXXV. — Rentrée de l’expédition de Sansandig. — Découragement des Talibés. — Je tombe malade et suis près de mourir. — Négociations pour partir par l’intermédiaire de Tierno Abdoul Kadi. — J’obtiens de faire partir Seïdou. — Espérances et déceptions. — État de la route de Nioro. — Bakary est venu à Ouosébougou. — Départ de Seïdou pour Yamina. — Préparatifs pour le départ de nombreux chefs. — Arrivée de Sidy le laptot. — Voyage de Bakary Guëye et de Sidy. — Motifs du retard du premier. — Lettre du gouverneur. — Entrevue avec Ahmadou. — Je partirai, mais quand ? 542 CHAPITRE XXXVI. — Alerte. — L’armée sort. — Difficultés entre Ahmadou et les Talibés. — Impossibilité d’avoir une audience. — Je donne un ultimatum. — Je vais voir Ahmadou et j’obtiens une audience. — Le départ fixé à deux mois. — Arrivée de Bakary Guëye. — Cadeaux à Ahmadou et à diverses personnes. — Le schérif marocain 562 CHAPITRE XXXVII. — 1866. — Situation politique. — Le débarquement du mil présidé par le roi. — Entrevue avec Ahmadou. — Expéditions diverses. — Fête du Cauri. — Nouveaux retards à notre départ. — La situation politique s’améliore. — Mort de Fali. — Arrivée de Mahmadou Falel. — Nouvelles du Sénégal. — Instances de Badara pour partir. — Audience d’Ahmadou. — Nous faisons un traité de commerce et d’amitié. — Nouveau retard de dix jours. — Intrigues diverses pour m’accompagner. — Retards sur retards. — On nous donne enfin des chevaux. — Un prince doit nous accompagner. — Alerte et sortie. — Je me fâche et j’obtiens l’assurance qu’Ahmadou prépare notre retour. — Arrivée d’un Maure porteur d’une lettre du commandant de Bakel. — Nouveaux retards. — Fête de la Tabaski. — Nouvelles du Macina, derniers événements connus. — Nouveaux retards et inquiétudes. — Notre départ se décide malgré Bobo. — Audience du départ. — Cadeau d’Ahmadou et ceux que je lui envoie. — Fin de nos relations avec Ahmadou 576 CHAPITRE XXXVIII. — Je fais mes adieux. — Départ nocturne de Ségou-Sikoro. — Séjour à Dougou-Kounan. — Je suis confié à Mahmadou Abi. — Bobo, ministre d’Ahmadou. — Départ et passage du fleuve à Ségou-Koro. — Voyage le long du fleuve. — Arrêt à Morébougou. — Les captives retournent. — Les puits desséchés et les abeilles altérées. — Kéréwané. — Toubacoura. — Le fer. — Difia. — Route pénible sans eau. — Morts de soif. — Villages révoltés. — Médina. — Maréna. — Route continuelle jour et nuit. — Soso. — Prise du village par trahison. — Massacre des habitants. — Les effets de la propagande musulmane. — Arrivée à Marconnah. — Toumboula. — Une razzia des Massassis. — Massacre des prisonniers. — Pas de repos. — Départ pour Ouosébougou. — Course effrénée. — Djolo. — Souvenir de Mongo Park. — Repos à Ouosébougou 612 CHAPITRE XXXIX. — Départ de Ouosébougou. — Siradian. — Hofara. — Elingara. — Boulal. — Sékhello. — Je suis pris pour un Maure. — Bagoyna. — Marques de l’épizootie. — Route pour Touroungoumbé. — J’arrive épuisé. — Bon accueil. — Pillage de Maures. — En route sur Nioro. — Entrée triomphale. — Mustapha. — Son accueil. — La ville. — Séjour. — Tentative pour me retenir. — Position délicate de Mahmadou Abi. — Le schérif de Fez. — Visite aux frères d’El Hadj. — Je pars. — Cadeaux à Mustaf. — Échange de bons procédés avec Mahmadou Abi. — Départ de Nioro. — Médina. — Les trois Gadiaba. — Youri. — Petite pluie. — Je pars sans mes guides. — Birou. — Aspect des terrains. — Ali, notre guide, ambassadeur d’Ahmadou. — Ouagadou. — La vallée du Guidi-Oumé. — Khoré. — Le Kirigou. — Khassa. — Togno. — Fanga. — Niogoméra. — Tanganaya. — Takhaba. — Niakhatéla. — Makhana. — Route en forêt. — Tornade. — Inondation. — Passage d’un torrent. — Mounia. — Route sur Kouniakary. — Séjour dans ce village. — Tierno Moussa. — San Mody. — Situation politique du pays. — Dernière route. — Arrivée à Médine. — De Médine à Saint-Louis et en France 633 CONCLUSION 662 APPENDICE 665 FIN DE LA TABLE. Note du transcripteur : Page 62, "par le spectecle très-curieux " a été remplacé par " spectacle " Page 104, "départ de toutes les les routes " a été remplacé par " toutes les routes " Page 105, "dit s’appeler le Ba-Qulé " a été remplacé par " Ba-Oulé " Page 114, "fallait qu’il me _recût_ " a été remplacé par " _reçût_ " Page 130, "que personnne, à coup sûr " a été remplacé par " personne " Page 152, "Derrrière ce village je " a été remplacé par " Derrière " Page 213, "puis un corirdor, et nous " a été remplacé par " corridor " Page 235, "les Talibés accoureut auprès du pèlerin " a été remplacé par " accourent " Page 242, "sans défense, et Madmady Kandia " a été remplacé par " Mahmady " Page 246, note 102, "que Paffenel prête aux griots " a été remplacé par " Raffenel " Page 268, "remettrait le comman-ment " a été remplacé par " commandement " Page 276, "de nombreux vil-villages dans " a été remplacé par " nombreux villages " Page 383, "Sadhio fait en-envoyer " a été remplacé par " fait envoyer " Page 422, "un type Peulh passablemement pur " a été remplacé par " passablement " Page 423, "j’ai fait toutes le guerres d’El Hadj " a été remplacé par " toutes les guerres " Page 427, " _Mohammed racould y Allah_ " a été remplacé par " _raçould_ " Page 515, "trois jours elle me mangeait " a été remplacé par " ne mangeait " Page 516, note 212, "Rihce marchand " a été remplacé par " Riche " Page 548, "Sidy Addallah, du reste " a été remplacé par " Abdallah " Page 556, "s’avancer à Bayoyna et venir " a été remplacé par " Bagoyna " Page 573, "d’acccord avec le docteur " a été remplacé par " d’accord " Page 595, "envoyer da s le Fouta " a été remplacé par " dans " Page 620, "environ six litres d’au " a été remplacé par " d’eau " Page 648, "récemmen repares pour la saison " a été remplacé par " récemment reparés " Page 648, "auque les montagnes, sur " a été remplacé par " auquel " Page 670, "fort pour ésister à l’armée " a été remplacé par " résister " Page 674, La raye entre " Tunka-Samba-Maria. " et " Tunka-Sila makha-Niamé. " a été considéré comme une connexion verticale. Page 685, Quelques points ont été supprimés de ce tableau. Page 687, "montagne du Niataga " a été remplacé par " Natiaga " Page 688, " Le Daoulé " a été remplacé par " Baoulé " Page 690, "Je me promène cheval " a été remplacé par " Je me promène à cheval " De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et d’orthographe ont été apportés. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76506 ***