*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76557 *** LÉON TOLSTOÏ LA RÉVOLUTION RUSSE SA PORTÉE MONDIALE TRADUIT DU RUSSE Par E. HALPÉRINE-KAMINSKY PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 1907 EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE OUVRAGES DU MÊME AUTEUR PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER à 3 fr. 50 le volume. PLAISIRS VICIEUX, traduction par Halpérine-Kaminsky, préface par Alexandre Dumas, de l’Académie française 1 vol. PLAISIRS CRUELS, contenant la profession de foi de l’auteur, traduction par Halpérine-Kaminsky, préface par Charles Richet, professeur à la Faculté de médecine de Paris 1 vol. LA VRAIE VIE, traduct. par Halpérine-Kaminsky 1 vol. APPELS AUX DIRIGEANTS, traduction par Halpérine-Kaminsky 1 vol. CONSEILS AUX DIRIGÉS, traduction par Halpérine-Kaminsky 1 vol. LA FOI UNIVERSELLE, _précédé d’un Appel au Clergé_, traduction par Halpérine-Kaminsky 1 vol. LE GRAND CRIME, _précédé d’une Lettre au Tsar_, traduction par Halpérine-Kaminsky 1 vol. GUERRE ET RÉVOLUTION (_La fin d’un Monde_), traduction par Halpérine-Kaminsky 1 vol. LES RÉVOLUTIONNAIRES, traduction par J.-W. Bienstock 1 vol. CORRESPONDANCE INÉDITE, réunie et traduite par J.-W. Bienstock 1 vol. Il a été tiré du présent ouvrage cinq exemplaires numérotés sur papier de Hollande. Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norwège. Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--16258. LA PORTÉE DE LA RÉVOLUTION RUSSE Nous vivons une grande époque. Jamais les hommes n’ont eu devant eux une œuvre aussi grandiose à accomplir. Notre siècle est le siècle de révolution dans la plus haute acception de ce mot: révolution morale et non matérielle. Il se forme une idée supérieure d’organisation sociale et de perfectionnement moral. Nous n’assisterons pas à la moisson, mais c’est un grand bonheur que de semer avec foi. CHANNING. Les dévots de l’utile n’ont d’autre moralité que celle de l’intérêt, et d’autre religion que celle du bien matériel. Ils ont trouvé le corps humain mutilé et épuisé par la misère: dès lors, dans leur zèle inconsidéré, ils se dirent: «Guérissons ce corps; quand il sera bien portant, gras, gavé, l’âme reviendra y habiter.» Je dis, moi, qu’on ne saurait guérir ce corps qu’après avoir guéri l’âme. L’origine du mal est en elle, tandis que les maux corporels ne sont que les manifestations extérieures de ce mal. L’humanité meurt, de nos jours, de l’absence d’une foi commune, d’une idée commune, unissant la terre au ciel, l’univers à Dieu. L’absence de cette religion spirituelle, dont n’ont survécu que les formes creuses et les formules inertes; l’absence complète du sentiment du devoir, de l’aptitude de se sacrifier, ont fait que l’homme est tombé dans la sauvagerie et a dressé sur un autel vide l’idole de l’utilité. Les despotes et les princes de ce monde sont devenus ses pontifes. Ce sont eux qui ont donné l’odieuse formule de la morale utilitaire proclamant: «Chacun pour les siens, chacun pour soi.» Joseph MAZZINI. Et voyant la multitude du peuple, Il fut ému de compassion envers eux de ce qu’ils étaient dispersés et errants, comme des brebis qui n’ont pas de berger. SAINT MATTHIEU (IX, 36). LA PORTÉE DE LA RÉVOLUTION RUSSE AVANT-PROPOS Une révolution s’accomplit en Russie, et le monde entier la suit avec une attention soutenue, cherchant à deviner et à prévoir où elle conduira les Russes. Il est peut-être intéressant et important, pour les spectateurs qui observent la révolution russe du dehors, de prévoir son aboutissant; mais pour nous, Russes, qui la vivons, qui la faisons, l’intérêt primordial n’est pas là; il est dans la détermination la plus nette et la plus certaine de ce que nous devons faire en ces instants dangereux, graves et d’une si grande portée pour nous. Toute la révolution est dans la sanction du changement survenu dans les rapports du peuple avec le gouvernement. C’est bien ce changement qui s’effectue actuellement en Russie, et c’est nous, tous les Russes, qui concourons à ce changement. Pour savoir comment nous pouvons et devons modifier nos rapports envers le pouvoir, il nous faut donc élucider ce qu’est celui-ci, quelle est son origine et quelle serait la meilleure attitude à garder envers lui. I Les mêmes phénomènes se sont invariablement produits chez tous les peuples. Parmi ceux qui étaient occupés aux travaux indispensables à leur subsistance: la chasse, ou l’élevage des bétails, ou l’agriculture, se sont trouvés des individus, compatriotes ou étrangers, qui enlevaient à ceux qui travaillaient le produit de leur travail: ils pillaient d’abord, puis asservissaient leurs victimes et exigeaient d’elles soit leur travail, soit un tribut. Les choses se passaient ainsi dans l’antiquité et se passent encore en Afrique et en Asie. Et c’est ainsi que les travailleurs, toujours occupés à leur œuvre indispensable et habituelle de la lutte contre les forces naturelles, œuvre de leur subsistance et de celle de leurs enfants, se soumettaient à toutes les exigences des conquérants, bien qu’ils fussent plus nombreux et plus moraux que ceux-ci. Ils se soumettaient en raison de la répulsion qu’ont toujours les hommes de lutter contre des hommes. Cette répulsion caractérise surtout ceux qui sont occupés à l’œuvre grave de la lutte contre la nature. Ils préfèrent donc subir toutes les suites qu’entraînent pour eux les violences que d’abandonner leur travail coutumier, si nécessaire et si affectionné d’eux. Il n’y avait certes question d’aucun «contrat» que font intervenir Hugo Groz ou Rousseau pour déterminer les rapports entre manants et seigneurs. Il ne pouvait pas y avoir non plus entente commune, comme l’imagine Spencer dans ses _Principles of Sociology_, entente sur la meilleure façon d’organiser la vie sociale. Au contraire, il se produisait tout naturellement ceci: lorsque les uns subissaient la violence des autres, les opprimés préféraient toutes les misères aux soucis et aux efforts de la lutte contre les oppresseurs, et cela d’autant plus que ceux-ci se chargeaient de défendre les pays soumis contre les perturbateurs extérieurs ou intérieurs de l’ordre et de la tranquillité. Lorsqu’on étudie l’organisation des sociétés primitives, on omet toujours le fait que ce sont les membres qui assurent l’existence de toute la communauté qui sont les plus nécessaires et les plus moraux. Il est donc plus naturel qu’ils n’abandonnent pas leur œuvre indispensable pour aller lutter contre la violence. Il en fut ainsi dans l’ancien temps, comme il en est aujourd’hui lorsque nous voyons des Birmans, des Fellahs d’Égypte et des Boers se soumettre à des Anglais ou des Bédouins à des Français. Une étrange doctrine, fort répandue aujourd’hui et qu’on appelle la science sociologique, affirme que les rapports sociaux évoluent et ont toujours évolué suivant des conditions économiques. Mais cette affirmation n’est que la substitution à la cause claire et évidente du phénomène, de l’une de ses conséquences. La cause des unes ou des autres conditions économiques a toujours été et n’a pu être que dans l’oppression des uns par les autres; tandis que les conditions économiques sont le résultat de la violence et ne peuvent, par suite, déterminer les rapports entre les hommes. De tout temps, les méchants, les envieux aimant l’oisiveté: les Caïn, attaquaient les laboureurs: les Abel, et, en menaçant ceux-ci des pires violences, jouissaient du produit de leur travail. Par contre, les bons, les paisibles, ceux qui aimaient le travail, au lieu de lutter contre les violateurs, trouvaient préférable de se soumettre à ceux-ci, parce qu’ils ne pouvaient interrompre leur besogne nourricière. C’est bien sur ces violences, et non pas sur le système économique, que reposaient et reposent aujourd’hui tous les groupements humains existants. II Depuis les temps immémoriaux et chez tous les peuples de la terre, les rapports entre dirigeants et dirigés ont donc eu la violence pour base. Mais ces rapports, comme tout ici-bas, changent constamment, et cela pour deux raisons: premièrement, parce que les oisifs qui détiennent le pouvoir se pervertissent à mesure que leur pouvoir se prolonge, deviennent insensés et cruels et leurs exigences sont de plus en plus nuisibles à leurs subordonnés; deuxièmement, parce que la folie de la soumission aux maîtres pervertis apparaît de plus en plus marquée aux opprimés. Quant aux maîtres, ils se pervertissent toujours: d’abord parce qu’ils sont immoraux, et cela par le fait même qu’ils préfèrent l’oisiveté et la violence au travail; puis, en mettant leur puissance au service de leurs passions et de leurs vices, ils peuvent s’y adonner de plus en plus; enfin, tandis que les simples mortels rencontrent des obstacles à leurs penchants vicieux, les maîtres n’en rencontrent aucun, et, loin d’en être blâmés, en sont couverts d’éloges par leurs courtisans. Car le plus souvent ceux-ci tirent profit de la folie de leurs maîtres, et il leur est en même temps agréable de penser que les vertus et la sagesse, commandant le respect aux hommes sensés, sont attribuées à ceux à qui ils se soumettent; c’est pourquoi les vices des dirigeants, vantés comme des vertus, se développent dans des proportions monstrueuses. C’est bien là la cause qui a entraîné les chefs couronnés ou non couronnés jusqu’à la limite extrême de la folie et du vice qu’ont atteinte les Néron, les Charles, les Henri, les Louis, les Ivan, les Pierre, les Catherine, les Marat. Mais il y a autre chose. Si les chefs se contentaient d’être débauchés personnellement, ils ne seraient pas si nuisibles. Mais les débauchés oisifs et blasés, tels que sont généralement les dirigeants, ont besoin d’un but dans la vie qu’ils cherchent à atteindre. Or, ce but ne peut être que l’accroissement de leur gloire. Dans toutes les autres passions, la limite de la satiété est vite atteinte; seule, la passion de la gloire est illimitée, et c’est pourquoi tous les dirigeants ont toujours ambitionné la gloire, principalement militaire, comme l’unique passion où les hommes débauchés et blasés peuvent toujours trouver de nouvelles jouissances. Or, pour entreprendre une guerre, il faut de l’argent, des soldats et surtout une possibilité de carnage. C’est ce qui rend la situation des soumis de plus en plus pénible. Finalement elle arrive à un degré si aigu qu’ils ne peuvent plus supporter le poids du pouvoir et cherchent à modifier leurs rapports envers lui. III Il est une autre cause, plus puissante encore, des changements de rapports entre dirigeants et dirigés. Reconnaissant au pouvoir le droit de les dominer et étant habitués à la soumission, ces derniers commencent, à mesure que l’instruction et la conscience morale se répandent, à se rendre compte non seulement de la nocivité grandissante du pouvoir au point de vue matériel, mais encore de l’immoralité de la soumission. Il y a dix, ou même cinq siècles, les nations pouvaient, sur l’ordre de leurs chefs, massacrer des populations entières des autres pays dans un but de conquête, de dynastie ou de fanatisme religieux. Mais, au XIXe et au XXe siècle, les dirigés, éclairés par le christianisme ou par d’autres doctrines humanitaires engendrées par lui, ne peuvent plus obéir aux autorités exigeant la participation à l’assassinat de ceux qui défendent leur liberté, comme cela eut lieu notamment en Chine, au Transvaal, aux Philippines; ils ne peuvent plus, comme jadis, la conscience tranquille, se savoir participer aux violences que commettent aujourd’hui tous les gouvernements. Le pouvoir oppresseur, à mesure qu’il dure, fond par les deux bouts: d’une part, par l’accroissement de l’immoralité des dirigeants augmentant progressivement le poids qui écrase les dirigés, et, de l’autre, en répondant de moins en moins au principe de moralité des dirigés. L’heure survient donc immanquablement quand se modifie l’attitude du peuple envers l’autorité. Elle peut survenir tôt ou tard, suivant le degré et la rapidité de la corruption du pouvoir, le tempérament plus ou moins calme ou agité du peuple, voire suivant sa situation géographique facilitant ou empêchant la communication des hommes entre eux; mais, tôt ou tard, cette heure arrive forcément chez tous les peuples. Chez les nations occidentales, nées sur les ruines de l’empire romain, ce moment était arrivé depuis longtemps. La lutte du peuple contre le gouvernement a continué dans les États qui lui avaient succédé, continue encore aujourd’hui. Chez les Orientaux: la Turquie, la Perse, l’Inde, la Chine, ce moment n’est pas encore venu. Enfin, il vient de sonner pour le peuple russe. Ce peuple est aujourd’hui en présence d’un terrible dilemme: doit-il continuer, à l’exemple des populations orientales, à se soumettre à son gouvernement irraisonné et corrompu malgré tous les maux dont il en souffre; ou bien, à l’exemple des nations occidentales, reconnaissant le caractère nuisible du gouvernement existant, doit-il le renverser par la force et le remplacer par un nouveau? Ce dilemme se présente comme naturel à ceux des Russes qui, n’appartenant pas aux classes ouvrières, se trouvent en rapport avec les classes supérieures des nations occidentales et considèrent comme un bien la puissance militaire, le progrès industriel et commercial, le perfectionnement technique et l’éclat extérieur auxquels sont parvenus les peuples d’Occident à la suite du changement de leur régime politique. IV La plupart des Russes n’appartenant pas aux classes laborieuses sont persuadés que le peuple ne saurait rien faire de mieux, pendant la crise actuelle, que de s’engager dans la voie qu’ont suivie et suivent encore les nations occidentales: combattre le gouvernement, limiter son pouvoir et élargir de plus en plus celui du peuple. Cette conviction est-elle juste et cette activité est-elle rationnelle? Les nations d’Occident, engagées sur cette voie depuis des siècles, ont-elles atteint le but qu’elles poursuivaient? Se sont-elles débarrassées de tous les maux dont elles souffraient? Ces nations, comme toutes les autres, commencèrent par se soumettre à toutes les exigences des autorités parce qu’elles préféraient la soumission à la lutte. Mais le pouvoir, en la personne des Charles-Quint, des Philippe, des Henri VIII, est parvenu à un tel degré de corruption que les peuples ne purent plus en supporter le poids. Aussi se révoltèrent-ils à plusieurs reprises contre leurs princes. Cette lutte se manifestait en divers pays et à diverses époques, mais toujours et partout sous les mêmes aspects: guerres civiles, pillages, assassinats, supplices; finalement, l’ancien gouvernement devait faire place à un nouveau. Lorsque celui-ci commençait à trop peser à son tour au peuple, il était également renversé et remplacé par un autre, lequel, par la perversité propre au pouvoir, se rendait aussi nuisible que le précédent. En France, par exemple, il se produisit, en l’espace de soixante-dix ans, dix changements de gouvernement: les Bourbons, la Convention, le Directoire, le Consulat, l’Empire, encore les Bourbons, Louis-Philippe, de nouveau la République, de nouveau l’Empire, de nouveau la République. Les changements de régime s’effectuaient également parmi les autres peuples, quoique avec moins de brusquerie. Ces successions de régime n’amélioraient généralement pas la situation des peuples, et les auteurs des révolutions ne pouvaient se défendre de l’idée que les maux proviennent moins de la nature des personnes revêtues du pouvoir que du fait de la domination d’un petit nombre sur la grande masse. C’est pourquoi ils cherchèrent à rendre le pouvoir inoffensif en limitant ses attributions. Et on l’obtenait par l’institution de corps élus où étaient représentées les diverses classes. Mais les hommes appelés à siéger dans les assemblées et à limiter l’arbitraire du gouvernement, en détenant eux-mêmes l’autorité, subissaient à leur tour l’influence corruptrice du pouvoir; collectivement ou séparément, ils faisaient le même mal et pesaient aussi lourdement sur le peuple que les souverains autocrates. Pour y remédier et circonscrire davantage l’arbitraire, certains peuples firent disparaître presque entièrement le pouvoir monarchique, et établirent un gouvernement composé d’hommes élus par le suffrage universel. Par la suite, s’établit le régime républicain en France, en Amérique, en Suisse: d’où la possibilité pour chaque membre de la société d’intervenir et de participer à la confection des lois. Tous ces changements ne firent que corrompre de plus en plus les citoyens de ces pays, en raison de leur participation au pouvoir et de la négligence de leurs occupations. Quant aux maux dont souffraient les peuples, ils ne continuaient pas moins à subsister, quel que fût le régime: monarchie constitutionnelle ou république, avec ou sans _referendum_. Il n’en pouvait être autrement, car l’idée de limiter l’arbitraire du pouvoir en y faisant participer tous les hommes pèche par sa base même. S’il est injuste qu’un seul homme, avec le concours de ses auxiliaires, puisse gouverner la collectivité entière et que son administration soit nuisible au peuple, il n’est pas douteux qu’il en sera de même lors de la domination de la minorité sur la majorité. Mais le règne de la majorité sur la minorité ne garantit pas plus une administration équitable, car il n’y a aucune raison de croire que la majorité puisse être plus sensée que la minorité qui ne participe pas au gouvernement. Quant à l’extension du droit de gouverner _sur tous_,--par le développement progressif du _referendum_ et du droit d’initiative,--elle aboutirait simplement à ce que tout le monde lutterait contre tout le monde. Le pouvoir d’un homme sur un autre, fondé sur la violence, est un mal dans sa source même. Aucune organisation ayant pour base la violence ne saurait empêcher le mal de demeurer un mal. Il s’ensuit que dans tous les pays, quel que soit leur régime, despotique ou démocratique, les maux fondamentaux restent les mêmes: accroissement progressif et effrayant des budgets; animosité envers les voisins suscitant les préparatifs à la guerre; impôts et monopoles; privation du peuple de son droit à la terre devenue propriété privée; nationalités opprimées; enfin, guerre fauchant et corrompant de nombreuses vies humaines. V Certes, les régimes représentatifs de l’Europe occidentale et de l’Amérique, tant monarchie constitutionnelle que république, ont supprimé certains abus des autorités, rendu impossible l’existence de monstres, tels que les Louis, les Charles, les Henri, les Ivan. (Il est vrai que sous un régime représentatif le pouvoir peut être détenu par des hommes insignifiants, rusés, immoraux et intrigants, mais l’organisation politique actuelle est telle, que seuls des hommes de cette catégorie peuvent accéder au pouvoir.) Le régime parlementaire a supprimé sans doute des abus: par exemple les lettres de cachet, les persécutions religieuses; il a soumis l’impôt à l’examen des représentants du peuple, rendu publics les actes du gouvernement, concouru au perfectionnement technique de l’industrie, facilitant ainsi la vie aux riches et ajoutant plus de puissance militaire à l’État. De sorte que, grâce à cet ordre de choses, les nations sont devenues incontestablement plus puissantes dans l’industrie, le commerce et l’art militaire que ne le sont celles où subsiste le régime despotique, et la vie des classes privilégiées fut rendue plus assurée, plus commode, agréable et belle qu’auparavant. Mais la vie de la majorité de ces nations est-elle devenue mieux assurée, plus libre, et surtout plus rationnelle et morale? J’estime que non. Sous le régime du pouvoir personnel, le nombre de ceux qui sont pervertis par la participation au pouvoir et par leur existence parasitaire est limité; il comprend les proches, les conseillers et les courtisans du maître. La cour des souverains est l’unique foyer des contagions immorales d’où elles rayonnent de tous côtés. Tandis que, sous le régime constitutionnel, le nombre de ces foyers augmente, car chacun des participants au pouvoir a ses amis, auxiliaires, courtisans, ainsi que des descendants. Enfin, sous le régime du suffrage universel, le nombre de ces centres de contagion se multiplie davantage encore. Chaque électeur est l’objet de flatterie et de subornation. Le caractère de la domination se modifie également: au lieu de reposer sur la violence directe, elle a pour base l’argent, ce qui est encore la violence, mais par transmission complexe. Le nombre des hommes oisifs vivant du produit des travailleurs se multiplie donc; une classe se forme, appelée bourgeoisie, qui, sous la protection de la force, mène une vie facile et agréable, exempte de tout travail pénible. Étant donné qu’il faut--pour organiser une pareille existence pour des milliers de roitelets remplaçant un seul souverain--une grande quantité d’objets enjolivant et égayant leur vie de fête, à chaque passage du régime despotique au régime représentatif surgissent des inventions facilitant la production d’objets de plaisir et de sécurité pour les classes fortunées. Or, la fabrication de ces objets détache de plus en plus les ouvriers du travail des champs. Ainsi se forme la classe des ouvriers de ville, qui, en raison de leur situation précaire, tombent sous la complète dépendance des classes aisées. A mesure que le régime parlementaire se prolonge, le nombre des travailleurs de ville augmente et leur situation empire. Aux États-Unis, sur soixante-dix millions d’habitants, on compte dix millions de prolétaires. La même proportion est observée en Angleterre, en Belgique, en France. On voit par là que le nombre de ceux qui abandonnent le travail produisant les objets de première nécessité, pour fabriquer les objets de luxe, croît progressivement dans ces États. Il est donc clair que cette situation rend de plus en plus pénible la vie des hommes qui sont forcés d’assurer le luxe aux oisifs dont le nombre grandit sans cesse. Il est évident qu’une pareille vie sociale ne saurait durer. Il se produit ici un phénomène qui pourrait être comparé à ce qui se passerait chez un homme dont le torse augmenterait de plus en plus, tandis que ses jambes deviendraient de plus en plus grêles: les jambes ne pourraient plus supporter le poids du torse. VI Les peuples d’Occident, comme partout ailleurs, se soumettaient à leurs maîtres afin d’éviter les tribulations et le mal que comporte la lutte. C’est seulement lorsque l’oppression leur devenait trop lourde, que les peuples, tout en reconnaissant la nécessité du pouvoir, se mettaient à le combattre. Ceux qui prenaient part à la lutte étaient d’abord peu nombreux; mais, devant l’insuccès des efforts des premiers combattants, d’autres se joignaient à eux, et leur nombre croissait de plus en plus. Et en voici le résultat: au lieu de se libérer des maux qu’engendrait le pouvoir, la plupart des hommes de ces pays prirent part à ce même pouvoir dont ils voulaient s’affranchir. Il arriva ce qui devait arriver: la perversion, propre au pouvoir, s’est répandue non pas parmi un petit nombre comme cela a lieu sous le régime d’un gouvernement personnel, mais bien parmi tous les membres de la société. (Aujourd’hui, on s’emploie à ce que les femmes subissent la même perversion.) Sous le régime parlementaire et du suffrage universel, chaque député commence sa carrière par la subornation, l’enivrement des électeurs, les promesses qu’il sait ne pouvoir tenir, et, siégeant à la Chambre, il participe à la confection des lois qu’on fait appliquer par la force. Il en est de même des sénateurs, des présidents. Les places au Parlement sont cotées; il est des hommes d’affaires qui négocient cette opération financière entre les candidats et les électeurs. La même corruption caractérise l’élection d’un président de République. L’élection du président des États-Unis coûte des millions aux brasseurs d’affaires qui escomptent l’élection de leur candidat en vue des profits qu’ils tireront de tel ou tel système d’impôt ou de l’exploitation de tel ou tel monopole, et ils regagnent en effet avec usure ce que leur avait coûté l’élection présidentielle. Cette corruption foncière en entraîne bien d’autres: le penchant à éluder tout travail pénible, la jouissance des commodités et des plaisirs procurés par d’autres, les intérêts et les soucis d’État empêchant de s’occuper des classes laborieuses, la propagation des journaux remplis de mensonges et d’animosité; enfin, et surtout, la haine entre peuples, classes, et individus. Cette corruption, progressant toujours, a atteint de notre temps un tel degré, que la lutte des uns contre les autres est devenue un phénomène général, et que la science--celle qui s’emploie à justifier toutes les vilenies--a proclamé que la lutte et la haine sont les conditions nécessaires et bienfaisantes de la vie humaine. La paix qui, aux yeux des peuples antiques, apparaissait comme le bien suprême,--ils se congratulaient avec les paroles: paix à vous,--a disparu complètement parmi les peuples de l’Occident. Non seulement elle a disparu, mais les hommes cherchent à se convaincre que la mission de l’homme n’est pas dans la paix, mais dans la lutte de tous contre tous. Effectivement, une lutte incessante, industrielle, commerciale, militaire y est menée: État contre État, classe contre classe, parti contre parti, ouvrier contre capitaliste, homme contre homme. Il y a plus. La participation au pouvoir de tous les membres de la société eut encore ce résultat que les hommes, détournés chaque jour davantage du travail immédiat de la terre et prenant de plus en plus goût à l’existence parasitaire, perdirent aussi leur indépendance, et, par leur situation même, furent amenés à la nécessité de mener une vie immorale. N’ayant ni l’habitude, ni le goût de subvenir à leurs besoins par le travail de la terre, les Occidentaux furent forcément obligés d’acquérir leurs moyens d’existence chez les autres nations. Or, ils ne pouvaient le faire que par deux moyens: la supercherie, c’est-à-dire l’échange d’objets pour la plupart inutiles et immoraux, tels que l’alcool, l’opium, les armes, contre des objets de première nécessité; l’autre moyen est la violence, c’est-à-dire le pillage des peuples en Asie, en Afrique, partout où on sent la possibilité de piller impunément. Dans cette nécessité se trouvent l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la France, les États-Unis, et surtout la Grande-Bretagne qui sert d’exemple et d’objet d’envie aux autres nations. Presque tous les hommes de ces pays, en devenant les participants conscients à la violence, dirigent tous leurs efforts et toute leur attention vers l’activité gouvernementale, industrielle et commerciale, ayant pour dessein principal la satisfaction des besoins de luxe; et ils deviennent, soit par la pression directe, soit par l’argent, les dominateurs des peuples agricoles qui leur fournissent les objets de première nécessité. Ils sont dans certains états la majorité, dans d’autres encore la minorité; mais la proportion de ces hommes exploitant le travail des autres augmente avec une grande rapidité au détriment de ceux qui vivent de leur propre travail agricole si naturel. Il s’ensuit que la plupart des nations d’Occident ne peuvent plus subsister par leur travail agricole. Il leur faut, par la violence ou la tromperie, enlever les objets de subsistance aux peuples qui vivent encore par la culture de leur propre sol. Ce à quoi elles s’emploient en recourant, soit à la force brutale, soit à la corruption. Il arrive dès lors que l’industrie, ayant principalement pour but le besoin des riches, et du plus riche de tous: le gouvernement, dirige ses efforts vers la culture approximative des grandes étendues de terre, à l’aide de machines; vers la confection de la toilette féminine, des palais, bonbons, jouets, automobiles, tabacs, vins, médicaments, papier à lettres, canons, fusils, poudre, etc., etc. Et, comme il ne peut y avoir de fin aux caprices des hommes lorsqu’ils exploitent le travail d’autrui, l’industrie se mit à fabriquer de plus en plus des objets inutiles, stupides et corrupteurs, tout en détournant les hommes du travail rationnel. Et nous ne voyons pas de fin à ces inventions pour le plaisir des oisifs, puisque, plus bêtes et plus immorales elles sont,--automobiles remplaçant les jambes d’hommes et les animaux, les funiculaires de montagnes, ou les automobiles blindées,--plus leurs auteurs et ceux qui en profitent sont contents et fiers. VII En Angleterre, où le régime parlementaire est plus ancien, un septième seulement de la population est occupé aujourd’hui aux travaux agricoles; en Allemagne, on compte 45 p. 100; en France, la moitié; de sorte que, dans le cas où ces états pourraient faire disparaître les maux du prolétariat, leur situation présente ne leur permettrait pas de subsister indépendamment des autres pays. De même que les prolétaires dépendent des classes possédantes, ces nations dépendent de celles qui peuvent pourvoir à leur propre subsistance et vendre aux étrangers le superflu. Telles sont l’Inde, la Russie, l’Australie. Les nations de l’Occident ont donc besoin pour exister de recourir aux supercheries et aux violences sous forme de conquête des marchés, et, poursuivant ce qu’elles appellent leur politique coloniale, elles jettent plus loin et plus loin leur filet sur les hommes qui vivent encore de l’agriculture dans diverses parties du monde. En rivalisant entre elles, elles accroissent à chaque instant leurs armements et enlèvent par des ruses diverses leurs terres à ceux qui mènent une vie rationnelle et les forcent à les nourrir. Elles ont encore la possibilité d’agir ainsi. Mais on aperçoit déjà la limite de la conquête des marchés, de la supercherie envers les acheteurs, de la vente des objets inutiles et nuisibles, de l’asservissement des pays lointains. Les populations de ces pays commencent à se pervertir à leur tour, à produire elles-mêmes les objets que leur fournissaient les nations occidentales, voire à apprendre la science peu compliquée de l’armement et à être aussi cruelles que leurs professeurs. On approche donc de la fin de cette existence immorale. En s’en apercevant, les Occidentaux cherchent à s’étourdir, comme le font toujours les hommes qui gâchent leur vie et qui le savent. Ils s’incitent à croire aveuglément que les inventions et le perfectionnement des commodités de la vie au profit des riches, ainsi que les instruments de lutte entre les hommes, que durant plusieurs générations les travailleurs asservis étaient forcés de fabriquer, constituent des acquisitions très importantes, presque sacrées, appelées culture, ou, mieux encore, _civilisation_. Et comme toute foi avait sa science, la foi en la civilisation a la sienne: la sociologie. Or, celle-ci n’a qu’un but: la justification de l’ordre mensonger qui règne parmi les peuples de l’Occident. Cette science démontre que les cuirassés, le télégraphe, les bombes, la photographie, les chemins de fer électriques et tant d’autres sottes et pernicieuses inventions, destinées à augmenter le confort des oisifs ou à les défendre par la force, sont bonnes, sacrées, marquées d’avance par des lois immuables. C’est pourquoi la dépravation à laquelle ils donnent le nom de civilisation est une condition indispensable de la vie humaine et doit être répandue sur toute l’humanité. Et cette croyance est aussi aveugle, aussi inébranlable et présomptueuse que toute croyance. On peut tout discuter, mais non la civilisation, c’est-à-dire l’arrangement de notre vie, ainsi que les vilenies et les sottises que nous commettons; la civilisation est un bien certain ne souffrant aucun doute. Tout ce qui compromet cette croyance est mensonge; tout ce qui la soutient est vérité absolue. Cette foi et cette science font que les Occidentaux, engagés dans leur voie funeste, ne veulent pas voir et reconnaître qu’ils marchent vers leur perte certaine. Les plus avancés parmi eux se réjouissent à la pensée que cette voie les conduit, non à la perte, mais au plus grand bonheur. Ils se persuadent que, par la violence qui les a déjà conduits à leur malheureuse situation actuelle, ils parviendront à ce que les hommes, qui visent le bien purement matériel, bestial, susciteront l’apparition soudaine parmi eux, sous l’influence de la doctrine socialiste, d’autres hommes qui, en possession du pouvoir, mais non pervertis par lui, organiseront une vie sociale qui transformera ceux qui sont habitués à mener une lutte égoïste en altruistes, et que tous travailleront au bien commun pour en jouir fraternellement. Mais, si cette croyance n’a pas de fondement raisonnable et perd déjà en ces derniers temps crédit parmi les hommes qui réfléchissent, elle se maintient encore dans la masse ouvrière à laquelle elle donne le change sur sa malheureuse condition, en lui faisant espérer un devenir meilleur. Telle est la foi qui berce la plupart des peuples occidentaux et les entraîne à la perte. Et cette fascination est si puissante que les voix des sages qui vécurent parmi eux, tels Rousseau, Lamennais, Carlyle, Ruskin, Channing, Harrisson, Emerson, Herzen, Carpenter, n’ont laissé aucune trace dans la conscience des hommes, qui courent vers l’abîme et ne veulent le voir ni en convenir. Et c’est dans cette voie funeste que les politiciens européens invitent le peuple russe à s’engager, tout joyeux qu’ils sont de voir une nouvelle nation tomber dans la même situation sans issue! Ils poussent également des Russes étourdis, qui, ne sachant pas penser par eux-mêmes, imitent servilement ce qui se faisait il y a des centaines d’années, alors qu’on ne savait pas encore où cela mènerait les peuples d’Occident. VIII La soumission à la violence a conduit autant les Orientaux, qui continuent à obéir à leurs souverains corrompus, que les Occidentaux, chez qui le pouvoir et la corruption qui l’accompagne se sont démocratisés, à de grands maux, à de nouveaux conflits inévitables qui les menacent tous. La condition malheureuse des peuples occidentaux à l’intérieur est encore accrue par le fait qu’ils sont amenés à la nécessité de soustraire pour leur alimentation, par la ruse et la force, aux peuples orientaux leurs produits du travail. Ils y parviennent toujours par la même méthode, connue sous le nom de civilisation, et qui leur sert jusqu’au moment où les Orientaux l’apprennent à leur tour. En attendant, la majorité de ceux-ci, continuant à obéir à leur gouvernement, retardent dans les procédés de lutte contre les Occidentaux et sont obligés de se soumettre à leur puissance. Mais certains parmi les peuples orientaux commencent déjà à se frotter à la civilisation corruptrice des Européens, et, comme l’ont prouvé les Japonais, s’assimilent aisément la ruse peu compliquée et la cruauté des civilisés pour opposer les mêmes moyens de lutte qu’avaient employés contre eux leurs oppresseurs. Et voici que le peuple russe, placé entre les Occidentaux et les Orientaux, s’étant assimilé en partie les procédés de l’Occident, mais continuant jusqu’à ces derniers temps à obéir à son gouvernement autocratique, est amené par la destinée à réfléchir sur les maux dont souffrent les peuples aux deux antipodes. D’un côté, il voit les souffrances que vaut aux Orientaux leur soumission au pouvoir despotique; de l’autre, il se rend compte que la limitation du pouvoir et sa démocratisation chez les Occidentaux, loin d’améliorer leur sort, les a corrompus et les a acculés à la nécessité de tromper et de piller les autres peuples. Le peuple russe doit donc en conclure qu’il lui faut modifier ses rapports envers le pouvoir d’une façon autre que ne l’avaient fait les peuples de l’Occident. Tel un chevalier de la mythologie slave, la Russie est aujourd’hui au carrefour de deux routes, l’une et l’autre conduisant à la perte. Il est désormais impossible à un peuple de continuer d’obéir à son gouvernement. C’est impossible, parce que, voyant le gouvernement dépouillé de son prestige passé, ayant compris que la plupart des maux proviennent de lui, le peuple russe ne peut ne pas vouloir se débarrasser de ces maux. En outre, il n’a plus à obéir au gouvernement parce qu’en réalité il n’en existe plus qui assurerait au peuple, comme par le passé, le loisir et la tranquillité. Nous ne sommes plus en présence d’un gouvernement et des révoltés, mais seulement de deux partis qui se combattent avec acharnement. Obéir au gouvernement comme sous l’ancien régime, c’est continuer à supporter les souffrances passées: manque de terre, famine, lourds impôts, guerres aussi inutiles que sauvages, et, de plus, participer aux scélératesses que commet aujourd’hui le gouvernement pour se défendre, vainement d’ailleurs, comme tout porte à le croire. Il est moins sensé encore pour le peuple russe de s’engager dans la voie qu’ont suivie les peuples occidentaux, puisque son caractère funeste est devenu évident. Ceux-ci ignoraient où elle les conduisait lorsqu’ils l’avaient choisie, tandis que nous, nous ne pouvons plus ignorer. D’autre part, la majorité des Occidentaux qui s’étaient engagés sur cette voie assuraient leur existence par l’industrie, le commerce, ou l’esclavage direct (nègres) ou indirect (salariés); tandis que le peuple russe est principalement agricole. S’engager sur la voie que suivaient les nations occidentales, c’est donc commettre, consciemment cette fois, des violences, non plus pour le compte du gouvernement, mais contre lui; non plus commandé par autrui, mais par notre volonté propre, et pour aboutir finalement, comme les Occidentaux, et après une lutte séculaire, aux mêmes maux dont le peuple russe souffre actuellement: manque de terre, accroissement progressif des impôts, dette publique, armements, guerres aussi cruelles qu’insensées. Bien mieux: perdre comme les autres peuples de l’Europe le bien primordial que possède le peuple russe: l’existence agricole qui lui est si chère et habituelle, et cela pour être ensuite à la merci de la production étrangère. Lutter enfin dans les conditions les moins favorables contre l’industrie et le commerce étrangers, avec la certitude d’être vaincu. Ainsi, course à l’abîme sur l’une comme sur l’autre voie. IX Que doit donc faire le peuple russe? La réponse, semble-t-il, est bien simple, naturelle, découlant de la situation même: ne suivre ni l’une ni l’autre des deux voies; autrement dit, ni obéir à son gouvernement qui l’a conduit à son malheureux état actuel, ni organiser sur le modèle des peuples occidentaux le régime parlementaire et oppresseur qui a rendu leur situation plus malheureuse encore. Cette réponse simple et naturelle doit venir à l’idée du peuple russe plus qu’à tout autre, et surtout dans sa situation actuelle. Au fait, on ne peut que s’étonner de ce qu’un paysan du gouvernement de Toula ou de Saratov, de Vologda ou de Kharkov, qui ne voit aucun intérêt à obéir au gouvernement, puisqu’il n’en tire que toute sorte de misères, non seulement continue à se soumettre à lui, mais encore agisse contre sa conscience, concoure lui-même à son asservissement, paye l’impôt sans connaître l’usage qu’on en fait, donne ses fils au régiment, sachant encore moins à qui sont nécessaires les souffrances et la mort de ces travailleurs qu’il avait élevés avec tant de peine et qui lui sont si indispensables dans sa maison. Il serait plus surprenant encore que ce paysan, menant une vie paisible et indépendante, indifférent à tout gouvernement, cherchât à se délivrer d’un pouvoir oppresseur et inutile en recourant à la même violence dont il souffre, en remplaçant les anciens oppresseurs par des nouveaux, comme l’avait fait en son temps le paysan français ou anglais. Ne serait-il pas plus simple au laboureur russe de cesser d’obéir à tout gouvernement de violence, et de ne plus y participer? S’il le faisait, aussitôt disparaîtraient d’eux-mêmes et les impôts, et le service militaire, et les exactions des fonctionnaires, et la propriété foncière, et toutes les misères qui en résultent pour les travailleurs. Elles disparaîtraient parce qu’il n’y aurait plus personne pour les maintenir. Pour procéder ainsi, le peuple russe se trouve dans des conditions historiques, économiques et religieuses exceptionnellement favorables. La première condition est qu’il soit arrivé à la nécessité de changer ses rapports envers le pouvoir, alors que l’erreur de la direction qu’avaient suivie les nations occidentales, avec lesquelles il se trouve depuis longtemps en relation étroite, fut apparue avec évidence. En Occident, le pouvoir a déjà parcouru tout son orbite. Les peuples y ont d’abord laissé faire l’autorité oppressive afin de se soustraire aux soucis et à la lutte du pouvoir. Lorsque l’autorité s’est pervertie et leur est devenue trop lourde, ils tentèrent d’alléger son poids en la limitant, c’est-à-dire en assumant une part de responsabilité. Peu à peu cette participation au pouvoir s’étendit. Finalement, ceux-là mêmes qui avaient toléré le pouvoir pour ne pas y participer furent amenés à lutter pour lui et, conséquence naturelle, à se pervertir à leur tour. Il devint évident que la prétendue restriction de l’arbitraire d’un petit nombre équivaut à un simple changement de maîtres à l’accroissement de leur quantité, et, par voie de conséquence, à l’extension de l’immoralité, de l’animosité et de l’irritation des uns contre les autres. Car, de même que par le passé, le pouvoir est demeuré la domination d’un petit nombre des plus mauvais sur le grand nombre des meilleurs. Il devint évident également que l’augmentation de la quantité des participants à l’administration publique détournait les hommes du travail agricole si naturel à l’homme, et les amenait à la production et à la surproduction des objets de fabrique inutiles et nuisibles, ainsi qu’à fonder leur existence sur la tromperie et l’asservissement des peuples étrangers. Le fait que cette situation est devenue évidente de notre temps, grâce à l’exemple fourni par l’Occident, est la première condition favorable pour le peuple russe qui traverse aujourd’hui seulement la phase où lui apparaît la nécessité de changer ses rapports envers le pouvoir. Marcher dans la voie qu’avaient suivie avant lui les nations occidentales, c’est, pour le peuple russe, imiter le voyageur qui s’engagerait dans une voie fausse où s’étaient déjà égarés d’autres voyageurs et dont les plus perspicaces s’en détourneraient. La deuxième condition favorable à la révolution pacifique en Russie est que le peuple s’y trouve dans la nécessité de changer ses rapports envers le pouvoir, alors qu’en majeure partie il mène encore une vie agricole, qu’il l’aime et l’apprécie au point que la plupart de ceux qui l’avaient abandonnée sont tout près à y revenir à la première occasion. Cette condition est particulièrement importante pour les Russes, car leur vie rurale nécessite bien moins une protection gouvernementale, ou plus exactement, moins que tout autre elle donne prétexte au gouvernement d’intervenir. Je connais des communautés agricoles qui se sont transportées en Extrême-Orient, se sont installées en des régions où la frontière entre la Chine et la Russie n’était pas exactement délimitée, et, n’ayant affaire à aucune autorité, ont vécu et prospéré jusqu’au moment où elles furent découvertes par les fonctionnaires russes. Les citadins considèrent généralement les travaux des champs comme une occupation inférieure. Et pourtant, l’immense majorité des hommes du monde entier s’occupe d’agriculture, et c’est elle qui assure l’existence du reste des hommes. L’espèce humaine n’est donc en réalité composée que d’agriculteurs. Les autres: ministres, serruriers, professeurs, charpentiers, artistes, tailleurs, savants, guérisseurs, généraux, soldats, ne sont que les domestiques ou les parasites des agriculteurs. Donc, tout en étant l’occupation la plus morale, la plus saine, joyeuse et nécessaire, l’agriculture est aussi la plus noble de toutes les professions, et seule elle procure une réelle indépendance. Dans son immense majorité, le peuple russe mène encore cette vie agricole, et c’est là la deuxième et importante condition lui permettant de changer actuellement ses rapports envers le pouvoir et de se délivrer du mal gouvernemental en cessant simplement d’obéir à l’autorité, quelle qu’elle soit. Telles sont les deux premières conditions favorables à la révolution russe. Elles sont toutes deux extérieures. Il en est une troisième qui est intérieure. L’histoire du peuple russe et les observations des étrangers montrent sa profonde religiosité; et c’est un trait particulier de ce peuple que la conscience qu’il en a. Soit parce que l’Évangile, imprimé en latin, fut inaccessible aux masses populaires avant la Réformation, et le demeure jusqu’ici dans le monde catholique, soit habileté avec laquelle la papauté a caché aux peuples le véritable christianisme, soit caractère pratique de ces peuples, il est certain en tout cas que la doctrine chrétienne a cessé depuis longtemps d’être un guide dans leur vie et n’a laissé place qu’au culte extérieur, ou bien, dans les classes supérieures, à l’indifférentisme et à la négation complète de toute religion. Et cela se produit non seulement dans le monde catholique, mais aussi luthérien et, plus encore, anglican. Par contre, soit parce que l’Évangile est devenu accessible au peuple russe depuis le Xe siècle, soit pauvreté d’esprit de l’Église gréco-russe, qui n’a pas su, malgré ses efforts, cacher le vrai sens de la doctrine chrétienne, soit caractère particulier du peuple russe et sa vie agricole, le christianisme n’a jamais cessé d’être le guide principal dans la vie de l’immense majorité du peuple russe. Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, la conception chrétienne de la vie s’est toujours manifestée et se manifeste chez le peuple russe d’une façon qui lui est particulière. Elle se manifeste par la reconnaissance de la fraternité et de l’égalité des hommes de toutes les nationalités, par la complète liberté de conscience et par l’attribution aux criminels du caractère de malheureux et non de coupables; par la coutume de se demander à certains jours mutuellement pardon; voire par l’expression usuelle «pardonnez» au moment de prendre congé[1]. Rappelons aussi le sentiment, si répandu dans le peuple, de pitié, voire de respect pour le mendiant; la tendance au sacrifice, se manifestant parfois sous une forme barbare au nom de tout ce qui est considéré comme vérité religieuse, telle la secte des _skoptsi_, ou tels ceux qui se font brûler tout vifs, ou, comme tout récemment, se font enterrer vivants. [1] Le mot russe _prostchaïté_, qui correspond à l’«adieu» français et signifie: pardonnez. Le peuple russe a toujours observé la même attitude chrétienne envers l’autorité. Il préférait la soumission à la participation au pouvoir et considérait comme un péché le fait d’être un gouvernant. C’est dans cet esprit chrétien, manifesté par lui en toute occasion et par rapport à l’autorité en particulier, qu’est la troisième et la plus importante condition grâce à laquelle le peuple russe pourrait, dans sa situation présente, continuer naturellement à vivre de sa vie chrétienne et agricole habituelle, sans prendre la moindre part à l’ancien gouvernement ni à la lutte entre l’ancien et le nouveau. Telles sont les trois conditions qui distinguent le peuple russe de ceux de l’Occident aux instants si graves qu’il traverse aujourd’hui. Il semblerait qu’elles devraient l’inciter à choisir l’issue la plus naturelle, qui est celle de la renonciation à tout gouvernement de violence. Or, loin de choisir cette voie naturelle, il hésite entre l’admission des violences gouvernementales et celles des révolutionnaires, commence même, en la personne de ses plus mauvais représentants, à prendre part aux violences et semble vouloir s’engager sur la voie funeste qu’avaient suivie les peuples occidentaux. Quelle en est la cause? X D’où vient que des hommes souffrant des abus du pouvoir ne font pas ce qui pourrait les en débarrasser si promptement, c’est-à-dire en cessant tout simplement d’obéir à l’autorité? Loin d’employer ce moyen, ils continuent à agir de façon à se frustrer eux-mêmes d’un bien à la fois matériel et spirituel, et se soumettent au pouvoir existant, ou établissent un nouveau pouvoir oppresseur. Les hommes sentent que la violence est la cause de leur situation malheureuse; ils ont vaguement conscience que pour en sortir ils ont besoin de liberté; et, chose surprenante, pour acquérir la liberté et se débarrasser de la violence, ils cherchent, inventent et emploient toutes sortes de moyens: révolte, changement de gouvernement, changement de régime, nouvelles combinaisons diplomatiques entre États, politique coloniale, organisation du prolétariat, cité socialiste, trust, tout, sauf l’unique moyen qui les débarrasserait le plus simplement et le plus sûrement de tous leurs maux: l’insoumission au pouvoir. Tout esprit réfléchi devrait pourtant voir nettement que la violence engendre la violence et que la seule méthode de s’en débarrasser est de ne pas en commettre. Il n’est pas moins évident que la majorité des hommes est soumise à la minorité, uniquement parce que les premiers concourent eux-mêmes à leur asservissement. Si les peuples sont asservis, c’est parce qu’ils ont recours à la force pour lutter contre la force, et cela dans un intérêt égoïste. Ceux qui s’en abstiennent ne peuvent pas être asservis, comme on ne peut pas couper l’eau. Ils peuvent être dépouillés, immobilisés, blessés, tués, mais non asservis, c’est-à-dire forcés à agir contrairement à leur volonté raisonnée. C’est vrai pour les individus, c’est vrai pour les collectivités. Si les deux cents millions d’Hindous avaient refusé de commettre les violences commandées par leurs maîtres: service militaire et impôts servant à l’oppression; s’ils ne s’étaient pas laissé séduire par des biens, dont on les avait auparavant dépouillés, ne s’étaient pas soumis aux lois de leurs oppresseurs, il est certain que non seulement cinquante mille Anglais, mais tous les Anglais tant qu’ils sont, auraient été impuissants à asservir l’Inde, alors même que sa population ne compterait pas deux cents millions, mais un seul millier d’hommes. Il en est de même des Polonais, des Tchèques, des Irlandais, des Bédouins et de tous les peuples conquis. Il en est de même des ouvriers asservis par les capitalistes. Nul capitaliste au monde n’aurait pu les exploiter, s’ils n’avaient pas concouru eux-mêmes à leur esclavage. Tout cela est tellement évident qu’on éprouve quelque honte à le démontrer. Pourtant, des hommes qui raisonnent logiquement dans tous les cas de la vie non seulement ne s’en aperçoivent pas et ne font pas ce que leur indique la raison, mais agissent et contre la raison et contre leur intérêt. «Comment pourrais-je commencer le premier à faire ce que personne ne fait? se dit chacun. Que les autres commencent, et alors je cesserai à mon tour d’obéir à l’autorité.» Et tous parlent ainsi. Chacun, sous prétexte de ne pouvoir commencer le premier, ne fait pas ce qui est de l’intérêt indiscutable de tous, mais continue à agir contrairement à l’intérêt, à la raison et à la nature humaine. Parce que personne ne veut courir le risque des persécutions, on obéit aux autorités, tout en sachant qu’on va subir à la guerre, extérieure ou civile, des maux bien plus grands. Pourquoi? Parce que les hommes ne raisonnent pas, mais agissent sous l’action d’un moteur, le plus répandu, le mieux étudié en ces derniers temps et qu’on nomme suggestion ou hypnose. Empêchant les hommes de faire ce qui est propre à leur nature et leur est avantageux, l’hypnose leur fait admettre que les violences commises par ceux qui se font appeler hommes d’État ne sont pas des actes immoraux commis par des gens immoraux, mais la manifestation de l’activité d’un être mystérieux et sacré, appelé État, sans lequel les hommes n’ont jamais vécu en commun (ce qui est absolument faux) et ne peuvent vivre. Mais d’où vient que des êtres sensés subissent une suggestion aussi contraire à la raison, au sentiment et à l’intérêt? La réponse à cette question est que l’hypnose agit non seulement sur les enfants, les malades et les idiots, mais encore sur tous ceux chez qui la conscience religieuse s’affaiblit; et conscience religieuse signifie celle qui établit notre rapport envers le Principe suprême dont dépend notre existence. Or, cette conscience est obscurcie chez la plupart des hommes de notre temps. Quant à la cause qui le détermine elle réside en ce fait que les hommes ayant commis le péché de la soumission au pouvoir humain ne l’ont pas reconnu pour péché, et, cherchant à le justifier, ont exalté le pouvoir au point de substituer sa loi à la loi divine. Et, lorsque la loi des hommes eut remplacé la loi de Dieu, les hommes perdirent la conscience religieuse, tombèrent sous l’action de l’hypnose étatiste faisant croire que les gouvernants ne sont pas simplement des égarés et des corrompus, mais les représentants de cette entité mystique: l’État, sans lequel les hommes ne sauraient vivre. Un cercle de mensonges s’était formé: la soumission à l’autorité a affaibli, et en partie détruit, la conscience religieuse; l’affaiblissement, ou la perte, de cette conscience a soumis les hommes à l’autorité de leurs semblables. Le péché de l’autorité a débuté ainsi: Les oppresseurs ont dit aux opprimés: «Exécutez tout ce que nous allons vous demander; si vous refusez, nous vous tuerons; si vous obéissez, nous organiserons l’ordre parmi vous et nous vous défendrons contre d’autres violateurs.» Afin de pouvoir continuer à mener leur vie habituelle et ne lutter ni contre leurs violateurs, ni contre d’autres, les violés eurent l’air de dire: «C’est bien, nous vous obéirons. Organisez l’ordre comme vous l’entendrez; nous le maintiendrons, pourvu que nous puissions vivre tranquilles, nous et nos familles.» Les oppresseurs ne s’étaient pas aperçus du péché qu’ils commettaient, aveuglés qu’ils étaient par le pouvoir. Les opprimés croyaient n’en pas commettre parce qu’il leur semblait que l’obéissance valait mieux que la lutte. Mais le péché était bien dans la soumission, et il n’était pas moins grand que le péché de ceux qui se livraient aux violences. Si les premiers avaient supporté tous les prélèvements d’impôts, toutes les cruautés, sans reconnaître la légitimité du pouvoir oppresseur, sans leur promettre la soumission, ils ne commettraient pas de péché. Car c’est bien dans cette promesse qu’est la grande faute, aussi grande que celle des dirigeants. Cette promesse de sujétion, cette reconnaissance de la légitimité du pouvoir rendait ce péché double: premièrement, c’est que les hommes qui se soumettaient afin de ne pas commettre le péché de résistance reconnaissaient sa légitimité chez ceux à qui ils obéissaient; deuxièmement, ils renonçaient à leur véritable liberté, qui est dans la soumission à la volonté de Dieu, en promettant d’obéir au pouvoir en tout et toujours. Or, cette promesse est, en son principe, en opposition directe avec la volonté de Dieu, puisque le pouvoir fondé sur la violence exige de ceux qui se soumettent à lui la participation aux assassinats, guerres, châtiments et lois qui sanctionnent ces violences. On ne peut légèrement écarter ici, et partiellement observer là, la loi divine. Il est clair, en effet, que si dans tel cas la loi divine peut être remplacée par la loi humaine, la première n’est plus une loi suprême, toujours obligatoire; et, si elle n’est pas telle, elle n’existe pas. Ensuite, privés de la direction que donne la loi divine, c’est-à-dire en perdant la faculté humaine la plus élevée, les hommes descendent immanquablement au degré inférieur de l’existence où les mobiles de leurs actions sont seulement dans leurs passions et la suggestion qu’ils subissent. C’est dans cet état de reconnaissance de la nécessité d’obéir à l’autorité que se trouvent tous les peuples qui vivent groupés en ce qu’on appelle États. C’est également le cas du peuple russe. Voilà pourquoi se produit ce phénomène étrange: cent millions d’agriculteurs, une masse qui peut être considérée comme tout le peuple russe, n’ayant besoin d’aucune tutelle gouvernementale, ne choisissent pas la plus naturelle et la meilleure issue pour sortir de leur situation, qui est de cesser d’obéir à toute autorité fondée sur la violence, et continuent à participer à l’ancien gouvernement, ou bien à lutter contre lui pour s’en préparer un autre, aussi oppresseur. XI Il nous arrive souvent d’entendre et de lire les arguments sur les causes de la situation précaire et pleine de danger de toutes les nations chrétiennes, ainsi que de celle au milieu de laquelle se débat aujourd’hui le peuple russe, affolé et rendu féroce en certaines de ses parties. Les causes qu’on met en avant sont les plus diverses. En réalité, elles peuvent être réduites à une seule. Les hommes _ont oublié Dieu_, c’est-à-dire ils ont oublié leurs rapports envers le Principe infini de la vie, ont oublié la mission qui en découle pour chacun: l’accomplissement--pour sa propre satisfaction, pour la satisfaction de l’âme--de la loi instituée par ce Principe-Dieu. On l’a oublié parce que les uns s’étaient reconnu le droit de dominer par la contrainte, tandis que les autres avaient consenti à leur obéir et à participer à leur administration. Dès lors, les uns et les autres ont renié par cela même Dieu et ont remplacé sa loi par celle des hommes. Dès qu’elle a oublié le rapport envers l’Être infini, la masse des hommes est descendue au degré le plus bas de la conscience, où il n’a pour guide que ses passions bestiales et la suggestion moutonnière, et cela malgré toute la subtilité de ses travaux intellectuels. C’est là l’origine de tout son malheur. Le remède n’est donc qu’en ceci: le rétablissement dans la conscience des hommes de leur dépendance de Dieu et de leur attitude raisonnée et libre envers eux-mêmes et envers le prochain qui découle de cette conscience. C’est bien cette soumission consciente à Dieu et, par suite, la disparition du péché d’autorité, qui pourrait guérir aujourd’hui tous les peuples de leurs maux. La possibilité et la nécessité de ne plus obéir à l’autorité humaine, mais de revenir à la loi divine sont senties vaguement par tous les hommes, et, en cet instant, avec une vivacité toute particulière par le peuple russe. C’est bien cette vague conscience qui est le fond du mouvement actuel en Russie. Ce qui s’y accomplit aujourd’hui n’est pas, comme beaucoup se l’imaginent, un soulèvement populaire contre le gouvernement dans le but de le remplacer par un autre, mais quelque chose de bien plus grand et de plus significatif. Ce qui fait mouvoir aujourd’hui les Russes, c’est le vague sentiment de l’illégitimité, de l’irrationnalité de toute violence, de la possibilité et de la nécessité d’organiser une vie fondée non sur un pouvoir de contrainte, comme il l’a été jusqu’ici dans tous les pays, mais sur le consentement libre, raisonné. Le peuple russe accomplira-t-il cette grande œuvre, ou bien, s’engageant à la suite des peuples occidentaux, laissera-t-il à un autre peuple oriental le bonheur d’être le guide de l’humanité dans l’œuvre de son affranchissement? Il est certain, en tous cas, que tous les peuples commencent aujourd’hui à percevoir de plus en plus nettement la possibilité de la substitution à la vie de folie et de violence d’une vie libre, raisonnée et bonne. Or, ce qui pénètre dans la conscience se réalise inévitablement. La conscience des hommes est la manifestation de la volonté divine; et la volonté divine doit s’accomplir, ne peut pas ne pas s’accomplir. XII «Mais une vie sociale est-elle possible sans autorité? Si les hommes n’étaient pas retenus par la surveillance du pouvoir public, le vol et le brigandage régneraient partout», objectent ceux qui ne croient qu’en la vertu des lois humaines. Ils sont sincèrement convaincus que les hommes se retiennent de commettre des crimes et observent l’ordre uniquement parce qu’il existe des lois, des tribunaux, une police, une administration, une armée, un gouvernement, et que sans eux la vie sociale serait impossible. A leur tour, les hommes corrompus par le pouvoir croient que les crimes commis dans leur pays étant punis par le gouvernement, ces châtiments empêchent les hommes d’en commettre de nouveaux. Mais ces châtiments ne sauraient nullement prouver que tribunaux, police, armée, prisons et potences mettent des obstacles à l’accomplissement de tous les crimes qui pourraient être commis. Le fait que le nombre de crimes ne dépend nullement des mesures pénales du gouvernement est démontré avec une entière évidence par la vanité de ces mesures qui ne peuvent arrêter les actes criminels les plus audacieux et les plus cruels lorsque l’esprit de désordre règne dans la société, comme cela a eu lieu pendant toutes les révolutions et comme cela se produit aujourd’hui en Russie avec une acuité particulière. La criminalité n’est pas aussi grande qu’elle pourrait l’être, parce que la masse populaire, celle qui travaille, s’abstient d’actes criminels et mène une bonne vie; cela non pas parce qu’il y a une police, une armée, des juges, mais parce qu’il existe une conscience morale commune à la plupart des hommes et qui tire son origine de la conception religieuse commune qui pénètre partout grâce à l’éducation, à l’opinion publique, aux usages. Seule, cette conscience, manifestée par l’opinion publique, empêche l’accomplissement des actes criminels, dans les villes et surtout à la campagne où vit la majorité de la population. J’ai parlé des communautés agricoles qui s’étaient installées en Extrême-Orient et y vécurent heureuses pendant un grand nombre d’années. Elles étaient inconnues du gouvernement et demeuraient en dehors de son action; et, lorsqu’elles furent découvertes par les agents de celui-ci, le profit qu’elles en tirèrent fut l’apparition parmi elles de nouvelles misères et l’accroissement du penchant au crime. De fait, l’activité gouvernementale abaisse le niveau de la société, et, par là même, accroît la criminalité. Il ne peut pas en être autrement, puisque, par sa mission, le gouvernement doit substituer à la loi suprême, éternelle, obligatoire pour tous et écrite non dans les livres, mais dans les cœurs des hommes, leurs lois à eux ayant pour but, non la justice ni le bien commun, mais des considérations politiques, intérieures et extérieures, le plus souvent injustes. Les lois fondamentales, nettement iniques, sont notamment le droit exclusif d’une minorité sur la terre, qui est un bien commun; le droit des uns sur le travail des autres; le devoir de fournir de l’argent pour perpétrer des assassinats, ou l’obligation de s’enrôler et de guerroyer; le monopole sur le poison-tabac; la défense d’échanger les produits du travail après une certaine limite appelée frontière; le droit de châtier pour des actes non immoraux, mais qui sont contraires aux intérêts des dirigeants. Toutes ces lois et tous ces règlements, qu’on doit observer sous peine des plus sévères punitions, abaissent inévitablement le niveau de la conscience sociale. On ne saurait donc imaginer une action plus démoralisatrice sur le peuple que celle qui caractérise, et a toujours caractérisé, tous les gouvernements. Jamais aucun scélérat n’aurait pu avoir l’idée de commettre des actes horribles tels que les autodafés, l’inquisition, les tortures, les pillages, les écartèlements, les pendaisons, les emprisonnements cellulaires, les meurtres pendant les guerres, et tant d’autres violences qu’ont toujours accomplies et accomplissent avec solennité tous les gouvernements. Toutes les horreurs de la Jacquerie, celles des chefs de brigands Stegnka Razine, ou Pougatchev et d’autres ne sont que des conséquences ou de faibles imitations des horreurs des Ivan, des Pierre, des Biron, et qui se commettent également partout ailleurs. Si même l’action gouvernementale empêche des dizaines d’hommes de se livrer à des actes criminels,--ce qui est douteux,--des centaines de mille de forfaits sont commis uniquement parce que les hommes sont élevés dans une atmosphère de crime, d’injustice et de cruauté gouvernementale. Les industriels, les commerçants, les habitants des villes en général, qui jouissent plus ou moins des avantages qu’assure l’autorité, ont encore quelque raison de croire à l’utilité de celle-ci. Mais les agriculteurs voient qu’elle ne leur cause que des souffrances et des misères, tandis qu’ils n’en ont jamais aperçu la nécessité et se sont, au contraire, rendu compte qu’elle pervertit ceux parmi eux qui tombent sous son influence. Chercher à démontrer que les hommes ne peuvent vivre sans gouvernement et que le mal que peuvent leur faire les voleurs et les brigands est plus grand que celui, moral et matériel, causé par le gouvernement, est aussi étrange que furent, au temps de l’esclavage, les tentatives de démontrer aux esclaves qu’il leur était plus profitable d’être des esclaves que des hommes libres. Mais, de même qu’alors les maîtres démontraient et suggéraient aux esclaves qu’ils avaient tout avantage à l’être et que leur situation serait pire s’ils étaient libres (souvent les esclaves y croyaient), les gouvernants d’aujourd’hui démontrent que l’autorité est nécessaire, et les gouvernés sont influencés par cette suggestion. Ces derniers sont bien obligés de croire ceux-là, parce qu’ayant méconnu la loi divine, il ne leur reste plus que les lois humaines. Pour eux, l’absence de ces lois est l’absence de toute loi; la vie des hommes qui ne reconnaissent aucune loi leur semble horrible, parce que l’absence d’autorité humaine ne peut pas ne pas les effrayer, et ils refusent de s’en séparer. Il résulte de la même méconnaissance de la loi de Dieu ce phénomène étrange, ou paraissant tel, que tous les théoriciens anarchistes, hommes érudits et intelligents, depuis Bakounine et Prudhon jusqu’à Reclus, Max Stirner et Kropotkine, démontrent irréfutablement l’illogisme et la nocivité du pouvoir et que, cependant dès qu’ils se mettent à parler de l’organisation de la vie sociale en dehors des lois humaines qu’ils nient, ils tombent dans le vague, la loquacité, l’éloquence, se lancent dans des conjectures les plus fantaisistes. Cela provient de ce que tous ces théoriciens anarchistes méconnaissent la loi divine commune à tous les hommes, puisqu’en dehors de la soumission à une seule et même loi, humaine ou divine, aucune société ne saurait exister. Il n’est possible de se libérer de la loi humaine que sous condition de la reconnaissance de la loi divine commune à tous. XIII «Soit, dira-t-on encore; en supposant même que des communautés agricoles primitives, comme celles de Russie, puissent vivre sans gouvernement, comment feraient les millions d’hommes qui ont déjà abandonné la vie rurale et travaillent dans l’industrie, à la ville? Tout le monde ne peut pourtant pas s’occuper d’agriculture.» Les hommes ne peuvent être que des agriculteurs, répond fort justement Henry George. «Mais si tous les hommes retournaient aujourd’hui à la vie des champs et voulaient se passer de gouvernement,--objecte-t-on encore,--toute la civilisation acquise par l’humanité disparaîtrait, ce qui serait le plus grand malheur; donc le retour à la vie agricole serait non un bien, mais un mal pour l’humanité.» Il est un procédé fort usité parmi les hommes pour justifier leurs erreurs. Considérant comme un axiome irréfutable l’erreur qu’ils professent, ils confondent cette erreur et toutes ses conséquences en une seule idée et en un seul vocable, puis attribuent à l’une et à l’autre une signification vague et mystique. Tels sont les idées et les mots: _Église_, _science_, _droit_, _État_, _civilisation_. Ainsi l’_Église_ n’est pas ce qu’elle est, c’est-à-dire la réunion de certains hommes tombés dans la même erreur, mais l’union de vrais croyants. Le _droit_ n’est pas l’assemblement de lois injustes élaborées par certains hommes, mais la définition des conditions équitables dans lesquelles les hommes peuvent vivre. La _science_ n’est pas le résultat de spéculations hasardeuses qui occupent les oisifs, mais l’unique, le vrai savoir. De même la _civilisation_ n’est pas le résultat des violences des autorités et de l’activité pernicieuse des nations occidentales voulant se libérer de l’oppression par l’oppression, mais la seule voie certaine vers le bonheur futur de l’humanité. Les défenseurs de la civilisation objectent pourtant: «S’il est vrai que les inventions, le perfectionnement technique, les produits de l’industrie dont jouissent actuellement les classes riches sont inaccessibles aux travailleurs et ne peuvent, par suite, être considérés de nos jours comme un bien pour toute l’humanité, cela provient de ce que ces acquisitions n’ont pas encore atteint le perfectionnement qu’elles peuvent avoir et sont mal distribuées. Lorsque les machines seront plus perfectionnées encore, que les ouvriers s’affranchiront du joug capitaliste, et que toutes les usines et fabriques seront en leur possession, les machines produiront en si grande abondance et tout sera si bien distribué que tous jouiront de tout, nul ne sera privé de rien et tous seront heureux.» Tout d’abord, il n’y a aucune raison de croire que ces mêmes ouvriers, qui luttent aujourd’hui si âprement entre eux, non seulement pour l’existence, mais encore pour se procurer un plus grand confort et des plaisirs, deviendront tout à coup si équitables et si aptes au sacrifice qu’ils se contenteront d’une part égale de bonheur fournie par les machines. Mais, qui plus est, la supposition même que toutes les usines avec leurs machines, qui ne pouvaient s’établir et exister que sous le régime autoritaire et capitaliste, demeureront telles qu’elles sont aujourd’hui lorsque le gouvernement et le capital disparaîtront, est tout à fait arbitraire. Le croire, c’est supposer qu’après l’affranchissement des serfs, le château du seigneur, son parc, ses orangeries, orchestre privé, galerie de tableaux, écuries, chasses, garde-robe pleine de vêtements, toutes ces richesses seraient partagées en partie entre les paysans affranchis et en partie réservées à l’usage commun. Il semble pourtant évident que ni les chevaux, ni les vêtements, ni les orangeries du riche seigneur ne peuvent servir aux paysans, et que ceux-ci ne conserveront pas, lors de l’affranchissement des ouvriers de l’autorité gouvernementale et capitaliste, ce qui avait été créé sous l’ancien régime; de même les ouvriers affranchis n’iront pas travailler dans les usines et les fabriques qui n’avaient pu exister que grâce à l’asservissement des travailleurs, alors même que ce travail pourra leur procurer profit et agrément. Certes, on regrettera la disparition de machines et appareils ingénieux qui tissent tant et si vite de superbes étoffes, ou fabriquent d’excellents bonbons et de beaux miroirs, mais on a regretté également, lors de l’affranchissement des serfs, les magnifiques chevaux de course, les tableaux, les instruments de musique, les théâtres privés. Aussi, de même que les paysans affranchis ont élevé des animaux domestiques et des plantes répondant aux nécessités de leur existence, et qu’ont disparu les chevaux de course et les fleurs d’orangerie, les ouvriers affranchis du gouvernement et du capital dirigeront leurs efforts vers d’autres buts qu’aujourd’hui. «Mais il est bien préférable de cuire le pain en commun que chacun à part et de tisser vingt fois plus vite à la fabrique que chacun sur son métier», objectent les défenseurs de la civilisation en citant nombre d’autres exemples probants. Est-ce à dire que les hommes sont des bêtes pour lesquelles toutes les questions sont résolues par la nourriture, les vêtements, le gîte, par plus ou moins de travail? Le sauvage d’Australie sait fort bien qu’il est plus expéditif et économique de se construire une seule cabane pour lui et sa femme; or, il en construit deux afin qu’il et elle puissent s’isoler. Le paysan russe sait fort bien qu’il lui est plus avantageux de vivre dans la même maison avec son père et ses frères, et cependant il se sépare d’eux, se construit sa propre isba et souffre plutôt du besoin que d’obéir à ses aînés ou se quereller avec eux. Je pense que la majorité de gens sensés préféreront brosser eux-mêmes leurs vêtements et chaussures, porter l’eau et remplir leur lampe que de consacrer une seule heure par jour aux travaux obligatoires de la fabrique et d’aider aux machines qui font la même besogne. Si la contrainte disparaissait, il ne resterait pas non plus grand’chose de ces belles machines qui percent les tunnels et forgent l’acier, voire qui brossent les chaussures et lavent la vaisselle. Les ouvriers, une fois affranchis, laisseront immanquablement tomber en ruine tout ce que leur servitude avait produit et créeront de tout autres machines, pour d’autres buts, sur une autre échelle et avec une tout autre distribution. C’est si clair et évident qu’on ne saurait ne pas s’en rendre compte, si on n’avait pas le préjugé de la civilisation. C’est bien ce préjugé si répandu et si enraciné qui fait envisager comme une sorte de sacrilège ou de folie toute indication de la fausseté de la voie que suivent les peuples occidentaux, ainsi que toute tentative de faire revenir les égarés à la vie rationnelle et libre. Cette foi aveugle que notre organisation de la vie est la meilleure fait que les principaux agents de la civilisation: hommes d’État, savants, artistes, commerçants, fabricants, écrivains, ne s’aperçoivent pas de leur existence oisive et dénaturée et sont fermement convaincus qu’elle est très importante et utile à toute l’humanité; ils ne sont pas moins convaincus que les choses futiles, bêtes et vilaines fabriquées sous leur direction: canons, forteresses, cinématographes, temples, automobiles, bombes, phonographes, télégraphes, machines rotatives imprimant des montagnes de papier pleines de vilenies, de mensonges et de sottises, demeureront telles que sous le régime de l’ouvrier libéré et garderont à jamais leur caractère utile. Les hommes libres, qui n’ont pas le préjugé de la civilisation, doivent se rendre compte que les conditions de vie, appelées chez les Occidentaux civilisation, ne sont rien autre que le résultat des caprices des classes dirigeantes, comme l’avaient été les pyramides, temples et sérails les résultats des lubies des despotes d’Égypte, de Babylone, de Rome; comme l’avaient été les palais, les orchestres composés de serfs, les théâtres particuliers, les étangs, les parcs, les chasses, les dentelles, produits des serfs pour l’amusement des seigneurs russes. On dit que la désobéissance au gouvernement et le retour à la vie rurale fera disparaître tout le progrès de l’industrie, ce qui serait une calamité. Mais il n’y a aucune raison de croire que le retour à la vie rurale et au régime où toute autorité serait absente, ferait disparaître le progrès industriel réellement utile et n’exigeant pas l’asservissement des hommes. Et si même la désobéissance au pouvoir et la reprise de la vie des champs supprimaient la production et la surproduction de la quantité infinie des objets inutiles et nuisibles qui occupent aujourd’hui la majeure partie de l’humanité; si elles supprimaient également la possibilité d’exister pour les oisifs qui inventent ces objets et en justifient leur vie immorale, il ne s’ensuivrait pas que _tout_ ce que l’humanité a produit pour son bien disparaîtrait. Au contraire, la suppression de tout ce qui existe par la violence susciterait une production intensive des objets perfectionnés réellement utiles et nécessaires, production qui, sans transformer les hommes en machines, allégerait le travail et embellirait la vie des agriculteurs. Cette nouvelle organisation de la vie se distinguerait de l’actuelle en ce que les objets dus au progrès de l’industrie et de l’art n’auraient plus pour but l’amusement des riches, la curiosité des oisifs, la préparation à l’assassinat, la conservation de vies inutiles et nuisibles au détriment de celles qui sont nécessaires; le nouveau régime ne se soucierait pas de l’invention des machines permettant de produire à l’aide d’un petit nombre d’ouvriers une grande quantité d’objets ou de cultiver de grandes étendues de terre; les machines ne fabriqueraient que ce qui peut accroître la force productrice du travail des agriculteurs qui cultivent individuellement, de leurs bras, leur terrain, et pourraient améliorer l’existence de ces derniers sans les détacher de la terre ni porter atteinte à leur liberté. XIV Mais quelle sera l’existence de ceux qui n’obéiront pas à l’autorité des hommes? Comment seront administrées les affaires publiques? Que deviendront les États? Que deviendront l’Irlande, la Pologne, la Finlande, l’Algérie, les Indes, les colonies en général? En quelles collectivités se grouperont les nations? Ces questions sont posées par ceux qui sont habitués à croire que les conditions de la vie des sociétés sont déterminées par la volonté de quelques-uns, et qui supposent, par suite, que les hommes peuvent connaître comment s’organisera la vie future des sociétés. Si l’on avait demandé à un citoyen romain, le plus érudit et le plus perspicace, habitué à croire que la vie du monde dépend de la décision du Sénat et des empereurs romains, ce que serait le monde romain plusieurs siècles plus tard; ou bien si ce Romain avait eu l’idée d’écrire un livre comme Belami de nos jours, on peut dire avec certitude qu’il n’aurait jamais pu prévoir, même approximativement, ni les barbares, ni la féodalité, ni la papauté, ni la dispersion et la reconstitution des peuples en grands États. Il en est de même des machines volantes, des rayons X, des moteurs électriques, du régime socialiste et des autres tableaux du monde futur que se représentent avec tant de hardiesse les Belami, les Morice, les Anatole France et autres. Non seulement il n’est pas donné aux hommes de connaître les formes futures de la vie sociale, mais encore c’est un mal pour eux de croire qu’ils peuvent les connaître. C’est un mal parce que rien n’empêche plus le développement normal de la vie que cette prétendue science. La vie des individus et des collectivités est caractérisée précisément par ce fait que les uns et les autres marchent vers l’inconnu sans cesser de se transformer; les uns et les autres évoluent non pas suivant les plans dressés d’avance par quelques-uns, mais sous l’action de la tendance naturelle de tous les hommes à se rapprocher de la perfection morale, qui est atteinte par l’activité infiniment variée de millions et de millions d’hommes. C’est pourquoi les rapports qui naîtront entre les hommes, les formes que prendront les organisations sociales dépendent exclusivement de la nature des hommes et non de la prévision de telle ou telle forme de la vie que certains voudraient voir se créer. Néanmoins, ceux qui ne croient pas en la loi de Dieu s’imaginent qu’ils peuvent connaître le régime futur de la société et, partant, accomplissent des actes qu’ils jugent eux-mêmes comme mauvais, afin que se réalise l’ordre qu’ils prévoient et qu’ils considèrent comme nécessaire. Ils ne se troublent pas de voir d’autres hommes imaginer différemment la cité de demain. En effet, cela ne les empêche pas non seulement de décider que telle sera l’organisation de l’avenir, mais encore d’agir, de combattre, de s’emparer des biens d’autrui, d’emprisonner, d’assassiner, en vue du bonheur futur qu’ils ont imaginé. La vieille formule de Caïphe: «Qu’un seul périsse plutôt que le peuple entier» demeure indiscutable pour ces gens. De fait, comment ne pas tuer jusqu’à des centaines de milliers d’hommes, lorsqu’on est fermement convaincu que la mort de ces milliers aura pour résultat le bonheur de millions? Ceux qui ne croient pas en Dieu et en sa loi ne sauraient raisonner autrement. Ils n’obéissent qu’à leurs passions, à leurs raisonnements et à la suggestion du milieu; ils n’ont jamais pensé à leur mission dans la vie ni à ce qu’est le véritable bonheur humain; si même ils y ont pensé, ils décidaient qu’il était impossible de le connaître. Et ce sont eux, ignorant en quoi consiste le bonheur de chacun, qui s’imaginent de connaître avec certitude le bonheur nécessaire à toute la société! Ils en sont tellement persuadés que pour atteindre ce bonheur, ils accomplissent toutes sortes de violences qu’ils jugent eux-mêmes condamnables. Il semble singulier que ces hommes, qui ne savent pas où est leur propre bonheur, s’imaginent connaître avec certitude où est celui de toute la société, et que précisément parce qu’ils sont dans l’ignorance en ce qui les concerne personnellement, ils puissent croire à la possibilité de savoir ce que doit faire pour son bien la société entière. L’instructif mécontentement qu’ils éprouvent en l’absence de toute direction dans leur vie, leur en fait rejeter la responsabilité non pas sur eux-mêmes, mais sur la mauvaise organisation sociale; et, dans les préoccupations qu’ils mettent à réorganiser la société, ils voient la possibilité de faire taire leur conscience qui leur rappelle la fausseté de leur vie. C’est pour ces raisons que ceux qui ignorent leur mission individuelle croient connaître d’autant mieux la mission qui incombe à la société. Tels sont, soit les jeunes gens les moins sérieux, soit les hommes publics les plus corrompus: les Marat, les Napoléon, les Bismarck. C’est bien pour ces raisons que l’histoire des peuples fourmille des plus grandes atrocités. Mais la conséquence la plus néfaste de cette prétendue prévision de l’avenir et de l’action qui en résulte est que l’une et l’autre empêchent précisément, et plus que toute autre chose, la société de marcher dans la voie qui conduit au véritable bonheur. Nous répondons donc à la question: comment s’organisera la vie des peuples qui cesseront d’obéir au gouvernement? nous répondons que nous ne pouvons pas le savoir; et nous ne pouvons même pas croire que quiconque puisse le savoir. Il nous est impossible de connaître les conditions futures de la vie sociale sans pouvoir central, mais nous savons fermement ce que chacun de nous doit faire pour que ces conditions soient les meilleures. Nous savons fermement qu’à cette fin nous devons avant tout nous abstenir des actes brutaux qu’exige de nous le gouvernement existant, et nous devons autant ne pas commettre les violences auxquelles nous engagent ceux qui combattent le régime actuel afin d’en établir un nouveau. En un mot, nous devons refuser l’obéissance à toute autorité. Et nous le devons non pas parce que nous savons comment, à la suite de ce refus, s’organisera le régime futur, mais parce que l’obéissance à l’autorité nous demandant de violer la loi divine est un péché. Cela, nous le savons avec certitude; et nous savons aussi qu’en ne désobéissant pas à la volonté divine il ne peut en sortir que du bien, tant pour chacun de nous que pour l’humanité entière. XV Les hommes ont la tendance de croire à la réalisation des événements les plus fantastiques: la possibilité de voler, de communiquer avec les planètes, d’établir le régime socialiste, de communiquer avec les esprits, et à bien d’autres choses d’une irréalisation pourtant certaine; mais ils se refusent à croire que la conception de la vie qu’ils professent à l’époque présente pût changer. Pourtant ces changements, et les plus surprenants, se produisent constamment en chacun de nous, ainsi que chez les sociétés et nations entières; et c’est cette transformation continue qui est le fond même de la vie humaine. Sans rappeler les évolutions de la conscience sociale dont témoigne l’histoire, il se produit devant nos yeux, en Russie, une de ces modifications, qui étonnent par leur rapidité, dans la conscience du peuple, et qui ne s’était en rien manifestée il y a deux ou trois ans à peine. Cette modification nous semble soudaine parce qu’elle a mûri lentement dans les esprits sans que nous nous en soyons aperçus. Le même phénomène se produit aujourd’hui sur le terrain spirituel, inaccessible à notre observation. Si le peuple russe, qui considérait il y a deux ans comme impossible de désobéir au pouvoir existant ou seulement de le juger, le condamne aujourd’hui, se prépare à lui désobéir et à le remplacer par un nouveau, pourquoi ne pas supposer que dans sa conscience est en train de mûrir un autre changement de ses rapports avec le pouvoir, savoir la nécessité de son affranchissement moral, religieux? Pourquoi une pareille évolution ne pourrait-elle s’accomplir chez n’importe quel peuple et, aujourd’hui, chez les Russes? Pourquoi ne pas supposer que la lutte égoïste, la peur, la haine qui font agir tous les peuples; que la propagande du mensonge, de l’immoralité et de l’ignorance, par les journaux, les livres, les discours et les actes, pourraient être remplacées, chez tous les peuples et particulièrement chez les Russes aujourd’hui, par une aspiration religieuse, humanitaire, raisonnée, affectueuse, qui révélerait toute l’horreur de la soumission au pouvoir et la joyeuse possibilité d’une vie sans violence ni autorité? Pourquoi telle influence, qui a agi dans la même direction pendant des dizaines d’années, a-t-elle pu préparer la manifestation actuelle de cette orientation dans la révolution, et pourquoi la conscience de la possibilité et de la nécessité de l’affranchissement du péché d’autorité, ainsi que l’établissement de l’union entre les hommes fondée sur la concorde, le respect et l’affection mutuelle, ne pourraient-elles pas mûrir de même? Il y a une quinzaine d’années, l’écrivain français de talent Dumas fils écrivit une lettre à l’adresse de Zola[2], où cet homme fort doué et intelligent, mais occupé principalement de questions esthétiques et sociales, a dit vers la fin de sa vie des paroles d’une surprenante prophétie. C’est bien le cas de dire que l’esprit divin souffle où il veut: [2] Ce n’est pas tout à fait exact. Dans sa lettre intitulée _Le Mysticisme à l’école_, Dumas fils faisait bien allusion au discours de Zola prononcé la même année, en 1893, au banquet de l’Association générale des étudiants, mais cette lettre fut adressée au directeur du _Gaulois_. «L’âme est en travail incessant, en évolution continue vers la lumière et la vérité, écrivait Dumas. Tant qu’elle n’aura pas reçu toute la lumière et conquis la vérité, elle tourmentera l’homme. «Eh bien, elle ne l’a jamais autant harcelé, elle ne lui a jamais autant imposé son empire qu’aujourd’hui. Elle est pour ainsi dire répandue dans la masse de l’air que tout le monde respire. Les quelques âmes individuelles qui avaient eu isolément la volonté de la régénération sociale se sont peu à peu cherchées, appelées, rapprochées, réunies, comprises; elles ont formé un groupe, un centre d’attraction vers lequel volent maintenant les autres âmes des quatre points du globe, comme font les alouettes vers le miroir; elles ont, de la sorte, constitué, pour ainsi dire, une âme collective, afin que les hommes réalisent désormais en commun, consciemment et irrésistiblement, l’union prochaine et le progrès régulier des nations récemment encore hostiles les unes aux autres. Cette âme nouvelle, je la retrouve et la reconnais dans les faits qui semblent le plus propres à la nier. «Ces armements de tous les peuples, ces menaces que leurs représentants s’adressent, ces reprises de persécutions de races, ces inimitiés entre compatriotes et jusqu’à ces gamineries de la Sorbonne, sont des exemples de mauvais aspect, mais non de mauvais augure. Ce sont les dernières convulsions de ce qui va disparaître. Le corps social procède comme le corps humain. La maladie n’y est que l’effort violent de l’organisme pour se débarrasser d’un élément morbide et nuisible. «Ceux qui ont profité et qui comptaient profiter longtemps encore des errements du passé s’unissent donc pour qu’il n’y soit rien modifié. De là, ces armements, ces menaces, ces persécutions; mais, si vous regardez attentivement, vous verrez que tout cela est purement extérieur. Ce colossal est vide. L’âme n’y est plus; elle a passé autre part; ces millions d’hommes armés, qui font l’exercice tous les jours en vue d’une guerre d’extermination générale, ne haïssent pas ceux qu’ils doivent combattre et aucun de leurs chefs n’ose déclarer cette guerre. Quant aux revendications, même comminatoires, qui partent de ceux qui souffrent en bas, une grande et sincère pitié, qui les reconnaît enfin légitimes, commence à répondre d’en haut. «L’entente est inévitable dans un temps donné plus proche qu’on ne le suppose. Je ne sais pas si c’est parce que je vais bientôt quitter la terre et si les lueurs d’au-dessous de l’horizon qui m’éclairent déjà me troublent la vue, mais je crois que notre monde va entrer dans la réalisation des paroles: «Aimez-vous les uns les autres», sans se préoccuper, d’ailleurs, si c’est un homme ou un Dieu qui les a dites. «Le mouvement spiritualiste qu’on signale de toutes parts et que tant d’ambitieux ou de naïfs croient pouvoir diriger va être absolument humanitaire. Les hommes, qui ne font rien avec modération, vont être pris de folie, de la fureur de s’aimer. Cela n’ira pas tout seul de suite, évidemment; il y aura quelques malentendus, sanglants peut-être, tant nous avons été dressés et habitués à nous haïr, quelquefois par ceux-là mêmes qui avaient reçu mission de nous apprendre à nous aimer; mais, comme il est évident que cette grande loi de fraternité doit s’accomplir un jour, je suis convaincu que les temps commencent, et nous allons irrésistiblement vouloir que cela soit[3].» [3] Voir la lettre de Dumas fils dans l’ouvrage de Léon Tolstoï, traduit par E. Halpérine-Kaminsky: _Zola, Dumas, Guy de Maupassant_. Si étrange que paraisse l’expression: «Le temps viendra où les hommes vont être pris de la fureur de s’aimer», je crois que cette idée est absolument juste et est ressentie plus ou moins par tous les hommes de notre temps. Il est impossible que l’époque ne vienne quand l’amour, qui est le fond même de l’âme, occupera dans la vie des hommes la place qui lui revient et deviendra la base des relations humaines. Ce temps se prépare, ce temps est proche. «Nous sommes aujourd’hui au temps prédit par le Christ, écrivait Lamennais. D’un bout de la terre à l’autre tout s’ébranle. Rien de solide dans toutes les institutions, quelles qu’elles soient, ni dans les systèmes les plus divers qui sont la base de la vie des sociétés. On sent que tout doit bientôt s’écrouler et que, de ce temple aussi, il ne restera pas une seule pierre debout. Mais de même que des ruines de Jérusalem et de son temple, que le Dieu vivant a déserté, devaient surgir une cité nouvelle et un temple nouveau, vers lesquels affluaient volontairement les hommes de toutes les tribus et de tous les peuples, des ruines des temples et des villes d’aujourd’hui sortira une cité nouvelle et un temple nouveau destinés à devenir le temple de l’univers et la patrie commune du genre humain, aujourd’hui désuni par des doctrines qui se combattent, font de frères des étrangers et sèment parmi eux la haine sacrilège et les guerres hideuses. Lorsque viendra l’heure--de Dieu seul connue--de l’union des peuples en un seul temple et en une seule cité, alors s’établira vraiment le règne du Christ, se réalisera définitivement sa divine mission.» «Des forces puissantes travaillent le monde, écrivait de même Channing. Nul ne peut les arrêter. Les signes en sont la naissance de la nouvelle conception du christianisme, du nouveau respect pour l’homme, du nouveau sentiment de fraternité et d’une égale attitude des hommes à l’égard du Père de tous les hommes. Nous le voyons, nous le sentons. Et devant cette manifestation de l’esprit nouveau tomberont toutes les persécutions. La société pénétrée de cet esprit substitue la paix à la guerre permanente. La force de l’égoïsme qui englobe tout et qui semble invincible cède à cette puissance naturelle: «Paix sur terre et concorde parmi les hommes» ne demeurera pas toujours un rêve.» XVI Pourquoi s’imaginer que les hommes, qui sont en la puissance de Dieu, demeureront toujours dans l’erreur étrange que seules les lois humaines, changeantes, injustes, locales, sont importantes et obligatoires, et non la loi de Dieu, éternelle, juste et commune à tous les hommes? Pourquoi penser que les pasteurs de l’humanité prêcheront toujours que cette loi n’existe pas et ne saurait exister, lorsque chaque secte possède ses lois religieuses, lorsque telle autre croit à celles qu’on appelle scientifiques (lois de la matière, celles de la sociologie), qui sont sans obligation ni sanction, ou lorsqu’on obéit à des lois civiles que les hommes peuvent établir et changer à leur volonté? Cette erreur peut être provisoire. Pourquoi supposer, en effet, que les hommes, auxquels est révélée la loi divine commune à tous, écrite dans leur âme, trouvant son expression dans les doctrines des Brahmanes, de Bouddha, de Lao-Tseu, de Confucius, du Christ, n’adopteront pas enfin cet unique principe de toutes les lois, qui leur donnera et la satisfaction morale et une vie sociale heureuse? Pourquoi demeureraient-ils fidèles au chaos des doctrines théologiques, scientifiques et politiques, méchantes et pitoyables, qui les détournent de la seule chose nécessaire, et les poussent vers les choses vaines, ne leur donnant aucune indication sur la façon de se conduire dans la vie individuelle et sociale? Pourquoi se dire que les hommes continueront à endurer toutes les souffrances, les uns en cherchant à dominer les autres, les autres en se soumettant avec haine et envie à leurs maîtres et en s’efforçant à devenir eux-mêmes des dirigeants? Pourquoi supposer que le progrès, orgueil des hommes d’aujourd’hui, consistera toujours dans l’accroissement de la population, dans les mesures policières de nous conserver la vie, et non dans l’amélioration morale de notre vie? Pourquoi croire qu’on verra toujours le progrès dans de piètres inventions mécaniques produisant de plus en plus des objets inutiles et nuisibles, et non dans la marche vers l’union toujours plus étroite entre les hommes et dans la nécessité, pour parvenir à cette union, de vaincre nos passions? Pourquoi ne pas supposer que les hommes se réjouiront et rivaliseront non pas dans la richesse et le luxe, mais dans la simplicité, la modération et la bonté? Pourquoi ne pas penser que les hommes verront le progrès non pas dans l’accroissement des biens, mais dans la tendance de demander de moins en moins et de donner de plus en plus aux autres; non plus dans l’élargissement de notre pouvoir, ni dans le succès, ni dans la victoire, mais dans la tendance de nous modérer de plus en plus, et de communier de plus en plus étroitement, individu avec individu, nation avec nation? Pourquoi se représenter les hommes toujours assoiffés de luxure ou se multipliant comme des lapins, construisant dans les villes des usines d’alimentation chimique pour assurer l’existence des générations qui se multiplient et vivent dans les villes où il n’y a ni plantes ni animaux? Pourquoi ne pas les voir plutôt chastes, luttant contre leurs passions, vivant en paix avec leurs voisins, au milieu des champs, des jardins, des forêts et des animaux domestiques bien nourris, et cela avec la seule différence entre leur état actuel et celui de demain de ne pas reconnaître la terre comme une propriété privée, ni eux-mêmes comme appartenant à tel ou tel État, ne payer à personne d’impôt, ne pas guerroyer, mais communier dans une paix universelle? Pour se représenter ainsi la vie humaine on n’aurait rien à imaginer de nouveau, ni à modifier, ni à ajouter à la vie des pays agricoles, telle que nous la connaissons en Chine, en Russie, aux Indes, au Canada, en Algérie, en Égypte, en Australie. Pour s’imaginer cette vie, on n’a pas à inventer quelque organisation compliquée, mais simplement à se dire que les hommes ne doivent reconnaître qu’une seule loi supérieure, la loi de l’amour de Dieu et de son prochain, celle qui est invariablement exprimée dans les religions de Brahma, de Bouddha, de Confucius de Lao-Tseu, du Christ. Pour que cette vie se réalise, il n’est nullement besoin que les hommes se transforment au point de devenir des anges vertueux. Les hommes garderont leur faiblesse et leurs passions, pécheront, se querelleront, commettront des adultères, spolieront la propriété, tueront même; mais tout cela ne sera que l’exception, non la règle. Leur vie sera tout autre par le seul fait qu’ils ne considéreront plus la violence organisée comme condition nécessaire, ne seront plus formés sous l’influence des crimes de l’autorité envisagés comme actes méritoires. La vie des hommes sera tout autre parce que la violence, contraire à la loi divine, considérée aujourd’hui comme légitime et nécessaire, ne sera plus un obstacle à l’enseignement de bonté, d’amour et de soumission à la volonté de Dieu. Pourquoi ne pas s’imaginer que la souffrance conduira les hommes au désir de s’affranchir de la suggestion, de l’hypnose auxquelles ils doivent leurs longues misères, à se souvenir qu’ils sont les fils et les serviteurs de Dieu, et peuvent et doivent par suite n’obéir qu’à lui et à leur conscience? Loin d’être difficile à se l’imaginer, il est au contraire difficile de croire que cela ne puisse pas être. XVII «Si vous n’êtes pas comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu.» Cette parole évangélique vise non seulement les individus, mais aussi les sociétés. De même qu’un individu, ayant souffert par ses passions et les tentations de la vie, revient consciemment à l’état simple d’affection pour tous, état dans lequel se trouvent inconsciemment les enfants, et y revient avec toute l’expérience et l’acquis intellectuel de l’adulte, les sociétés, ayant éprouvé toutes les conséquences malheureuses de l’oubli de la loi divine et de l’obéissance à la loi humaine organisant leur vie en dehors du travail de la terre, doivent aujourd’hui, avec toute l’expérience acquise durant leurs errements, abandonner les tentatives d’existence fondée sur la production industrielle et revenir à la loi supérieure de Dieu et à la vie primitive des champs. Cette indépendance consciente à l’égard de l’autorité humaine et la soumission à l’autorité divine signifient la reconnaissance comme obligatoire, partout et toujours, de la loi éternelle de Dieu, qui est la même dans toutes les doctrines religieuses. Quant à la vie rurale, elle implique la reconnaissance du travail de la terre, non comme une condition provisoire de notre existence, mais comme une occupation toujours et partout préférée, parce qu’elle nous facilite le mieux l’accomplissement de la volonté divine. Or, les peuples orientaux, et la Russie parmi eux, se trouvent dans les meilleures conditions pour revenir à cette nouvelle vie. Les Occidentaux, qui se sont déjà engagés si loin sur la fausse voie des transformations politiques de régime, ayant toutes pour principe l’autorité et la substitution du travail industriel au travail agricole, ne sauraient revenir à la nouvelle vie qu’après de grands efforts. Mais, tôt ou tard, l’animosité qui grandit parmi eux et l’instabilité de leur situation les forceront bien à revenir à la véritable existence indépendante et rationnelle fondée sur leur propre travail et non sur l’exploitation des autres peuples. Si séduisants que puissent paraître le progrès extérieur de l’industrie et la façade de la vie actuelle, les esprits les plus pénétrants de l’Occident montrent depuis longtemps à leurs nations la voie funeste qu’elles suivent et la nécessité de retourner à la vie agricole qui fut la forme primitive de la vie de toutes les sociétés et qui est faite pour procurer à tous une existence heureuse et rationnelle. Les peuples orientaux, parmi lesquels le russe, n’ont besoin à cette fin de ne rien changer à leur existence; il leur suffit de s’arrêter sur la voie fausse où ils viennent de s’engager et de manifester leur indépendance à l’égard du pouvoir, ainsi que leur prédilection pour l’agriculture qui fut toujours leur occupation naturelle. Nous, les Orientaux, nous devons être reconnaissants à la destinée de nous avoir placés dans la situation qui nous permet de profiter de l’exemple des Occidentaux; nous devons en profiter non pas pour l’imiter, mais au contraire pour éviter les fautes que les Occidentaux avaient commises; nous ne devons pas nous avancer sur la voie funeste d’où nous les voyons déjà revenir à notre rencontre, eux qui s’y étaient aventurés si loin. C’est bien dans cet arrêt de la marche sur la voie de l’erreur, ainsi que dans l’indication de la possibilité et de la nécessité de s’en frayer une autre, plus facile à suivre, plus joyeuse et plus naturelle à l’homme, qu’est la grande portée de la Révolution qui s’accomplit actuellement en Russie. L’UNIQUE SOLUTION POSSIBLE DE LA QUESTION AGRAIRE I Le droit exclusif sur la terre des uns privant les autres de la possibilité d’en jouir, est une iniquité aussi cruelle et aussi nuisible pour tous que l’était en son temps le droit de posséder des serfs. Instinctivement consciente chez tous les hommes, cette iniquité était surtout et, de tout temps, ressentie par le monde rural de Russie. Ce sentiment est plus vivace que jamais en ces jours de révolution, et c’est vers son abolition que tendent actuellement tous les souhaits et toutes les revendications du peuple russe. Les cercles gouvernementaux autant que les groupements anti-gouvernementaux sont occupés aujourd’hui à rechercher les moyens de donner satisfaction à ces demandes. Malheureusement, les uns et les autres ont généralement en vue leurs buts particuliers de parti et non ce qui doit être leur but unique, prédominant: le rétablissement de la justice. Les uns espèrent répondre aux revendications du peuple en ajoutant au lot de chaque paysan une part prise sur les terrains d’État et une partie des apanages impériaux. Les autres proposent de faciliter aux paysans, par l’intermédiaire de la Banque agricole, l’achat des propriétés foncières mises en vente. Les troisièmes voient le remède dans l’émigration des paysans qui manquent de terres dans des régions où de vastes terrains demeurent inoccupés. Les quatrièmes veulent établir le fermage obligatoire et héréditaire. Les cinquièmes préconisent l’expropriation des terres appartenant à la couronne, aux apanages, aux couvents, aux propriétaires fonciers, et en constituer une réserve pour la distribution des terrains aux paysans. Les sixièmes s’appliquent à prouver la nécessité de la nationalisation du sol, qui serait la préface d’une organisation socialiste. Les septièmes, enfin, aperçoivent le remède dans la reconnaissance de toute la terre comme propriété des seuls agriculteurs. Toutes ces propositions se divisent en réalité en deux catégories: celle des gouvernementaux et des conservateurs qui voudraient résoudre la question agraire sans que cela modifie sensiblement leur situation privilégiée, tout en apaisant, grâce à quelques concessions, l’agitation populaire; celle des révolutionnaires, qui visent un but tout opposé: l’accroissement de l’effervescence chez le peuple et son entraînement à l’action révolutionnaire qu’ils considèrent comme la plus utile au bien commun. Jusqu’ici, les révolutionnaires atteignent de mieux en mieux leur but. Sous l’influence de leur propagande verbale ou écrite, le peuple se rend compte chaque jour davantage de l’iniquité, si ancienne et si lourde, qui pèse sur lui, celle de la spoliation de son droit de jouir de la terre. Voyant que le gouvernement ne se soucie pas de faire disparaître cette iniquité, s’en persuadant plus encore après la dissolution de la Douma, le peuple s’irrite de plus en plus et il est tout prêt à commettre, commet déjà, des actes les plus cruels pour se venger de l’injustice dont il souffre depuis si longtemps. Le peuple sent qu’au moment où tout change en Russie, il ne peut et ne doit demeurer davantage dans sa situation précaire. D’autre part, il ne saurait se contenter des mesures de circonstances, des palliatifs, tels que l’achat des terres par l’intermédiaire des banques, l’expropriation forcée, la colonisation, le fermage ou la constitution des réserves de terre. Il veut un changement radical du système agraire actuel, changement à la suite duquel il ne serait plus permis aux uns de ne pas travailler la terre et d’empêcher en même temps les travailleurs de la cultiver, tels des chiens gardant le foin qu’ils ne mangent pas eux-mêmes. Le peuple veut que tous les hommes aient la faculté égale de jouir de tous les profits et avantages que procure la terre. Et le peuple a parfaitement raison de formuler cette revendication. Là où il a tort, c’est lorsqu’il s’imagine, influencé qu’il est par des hommes peu sérieux et égarés, que pour instituer le droit égal pour tous à la terre, il suffit d’enlever les propriétés foncières aux possédants et de les partager entre les cultivateurs qui travaillent de leurs bras. Comment partager la terre expropriée? Quelle part reviendra à telle communauté? Comment distribuer les terres les plus fertiles, les prairies, les forêts? Que faire des petits propriétaires? Que faire des hommes qui ne possèdent pas de terre et qui désirent pourtant avoir leur part? En cas d’une trop grande densité de population, qui doit émigrer et où aller? Toutes ces questions ne peuvent être résolues par aucune Commission; elles ne peuvent que susciter des discussions, des querelles sans fin et, surtout, donner naissance à des iniquités pires que celles d’aujourd’hui. Les paysans, occupés par leurs intérêts locaux, ne s’en aperçoivent pas et ne peuvent s’en apercevoir. Mais les hommes qui se considèrent comme appelés à résoudre ce problème au point de vue de l’équité générale devraient s’en rendre compte. Or, la solution du problème agraire, au point de vue général, n’est aucunement dans l’expropriation forcée des uns et la distribution des terres aux autres; elle n’est pas dans la disposition arbitraire de terrains, mais uniquement en ceci: l’abolition complète de la vieille propriété foncière qui est l’origine de toutes les oppressions et de la haine entre les hommes. Pour résoudre la question agraire, il importe donc avant tout de rétablir le droit naturel de tous les hommes à la terre et le droit de chacun au produit de son travail. II Tous les hommes ont le même droit à la terre et chaque homme a le droit inaliénable au produit de son travail. L’un et l’autre droit furent transgressés par la reconnaissance du droit de propriété exclusive sur la terre et par les impôts et les taxes sur le produit du travail. Pour rétablir le véritable droit, il n’est qu’un moyen: l’institution d’un impôt sur la terre dont la valeur égalerait le profit que les propriétaires tirent de leur terre, et la substitution à tous les autres impôts, payés par le travail, d’un impôt unique sur toute la terre. L’établissement de cet Impôt unique fut déjà proposé à diverses reprises, dans différents pays, et fut de nos jours exposé en détail par l’Américain Henry George. Les principes de l’Impôt unique sont les suivants: 1º Tous les hommes ayant le droit égal à la terre, et chaque homme ayant le droit inaliénable au produit total de son travail, nul ne doit avoir le privilège de jouir de la terre et nul ne doit déposséder les travailleurs du fruit de leur travail sous forme de redevance ou celle d’impôts et de contributions; 2º Afin que ni l’un ni l’autre droits ne puissent être violés, il faut que ceux qui jouissent de la terre payent à la communauté un impôt correspondant aux profits qu’on tire de tel terrain comparativement aux profits des autres terrains. Il faut ensuite que ceux qui ne possèdent pas de terre et s’occupent d’autres affaires soient libérés de tout impôt ou contribution. Dans une pareille organisation, toutes les ressources, fournies actuellement par le travail et destinées aux dépenses des services publics, seraient tirées de la terre, suivant sa situation procurant tel ou tel bénéfice aux possédants. Par exemple, les terrains les plus fertiles ou situés à proximité des voies de communication, rapportant, par suite, davantage que le sol sablonneux ou le terrain situé loin des centres populeux, payeraient davantage; les terrains situés dans les villes, ou près des lieux d’embarquement, ou contenant des minerais, payeraient plus encore. Enfin, ceux qui possèderaient un sol dépourvu de tout avantage, ou ceux qui ne possèderaient pas de terre, jouiraient quand même de toutes les commodités de l’organisation sociale: administration municipale, voies de communication et tout autre service public, sans rien payer. III Les résultats de cette organisation seraient les suivants: 1º Les propriétaires fonciers, surtout les grands, qui ne cultiveraient pas eux-mêmes leurs terres, mais qui devraient payer l’impôt, renonceraient généralement à leurs possessions et les transmettraient aux agriculteurs manquant de terre. 2º L’Impôt unique, en supprimant toutes les autres taxes sur les produits de première nécessité: sucre, pétrole, allumettes, beurre, œufs, etc., diminuerait les dépenses des travailleurs et améliorerait ainsi leur bien-être. 3º Le même Impôt unique supprimerait les droits de douane, rétablirait, dans les pays où il serait institué, le libre commerce avec le monde entier et donnerait à ses habitants la possibilité de jouir sans obstacle de tous les produits du sol, du travail et de l’art de tous les autres pays. 4º L’Impôt unique, en permettant l’accès de la terre à tous les travailleurs, améliorerait la situation des salariés: ils ne seraient plus obligés, comme aujourd’hui, d’accepter les conditions que leur imposent les patrons, mais établiraient eux-mêmes les conditions de leur travail. Cette situation indépendante des ouvriers ferait que toutes les inventions facilitant le travail, qui ne sont aujourd’hui que des moyens d’asservissement, ne seraient plus une calamité, mais un bien pour tous. 5º En améliorant le bien-être des travailleurs, l’Impôt unique rendrait impossible la surproduction, si habituelle aujourd’hui, les ouvriers ayant désormais plus de facilité d’acquérir les objets produits par eux; de plus, on fabriquerait principalement des objets nécessaires à la grande majorité et en quantité proportionnée à la demande réelle. 6º L’institution de l’Impôt unique dans tous les pays, surtout en Russie et actuellement, ferait que toutes les revendications légitimes du peuple recevront satisfaction dans une mesure plus grande qu’on ne s’y attend; car, non seulement chacun aurait la possibilité de jouir au même degré de tous les produits de la terre, mais encore les travailleurs seraient libérés de tout impôt et contributions sur le produit de leur travail. Ainsi, quel que soit le régime social, celui d’aujourd’hui fondé sur la violence gouvernementale, ou celui de demain fondé sur l’entente universelle, l’institution de l’Impôt unique sur la terre serait le moyen le plus sûr et le plus pratique tant pour se procurer, sans imposer le travail, les ressources nécessaires aux dépenses de la société que d’établir des relations agraires équitables. (Il a été démontré dans nombre d’ouvrages traitant cette question que l’Impôt unique sur la terre suffirait amplement pour remplacer toutes les autres impositions. Les meilleurs ouvrages concernant l’Impôt unique sont ceux de Henry George: _Progrès et pauvreté_, _Discours et études_, _Problèmes sociaux_, etc.) IV Mais, dira-t-on, l’établissement de l’Impôt unique ruinerait les assises de la société (la propriété foncière et le système fiscal), édifiées et consolidées durant des siècles; il jetterait un trouble profond dans la société et la masse populaire, ce qui, aux temps si agités d’aujourd’hui, serait inopportun et dangereux. J’estime, au contraire, qu’aucune des mesures qu’on propose actuellement pour résoudre la question agraire ne saurait être appliquée avec moins d’effervescence, d’agitation et de trouble dans les masses et parmi les propriétaires, que l’institution de l’Impôt unique. Il me semble que l’on pourrait procéder ainsi à son application: La terre serait déclarée propriété nationale, et le produit du travail de chacun, sa propriété à lui. C’est afin de rétablir ces droits fondamentaux, aujourd’hui violés, qu’on instituerait ensuite l’Impôt unique, selon la valeur du terrain et remplaçant toutes les autres taxes et impositions. Toutefois, comme la levée brusque et dans toute son étendue de l’impôt sur la terre et la suppression non moins soudaine de tous les autres impôts ruineraient nombre de propriétaires fonciers et d’industriels; que, d’autre part, l’institution de l’Impôt unique demanderait l’évaluation exacte des terrains à laquelle il serait impossible de procéder rapidement, cette mesure serait appliquée progressivement. La première année, on imposerait 15, 20 ou 30 pour cent de la rente totale; l’année suivante une autre partie, et ainsi de suite, jusqu’au transfert complet de tous les impôts sur la valeur de la terre, transfert qui peut être effectué pendant un délai plus ou moins prolongé. Cette imposition progressive de la terre et la suppression des impôts sur le travail ne pourraient et ne devraient produire ni trouble ni agitation, puisque l’application progressive de cette mesure permettrait aux propriétaires fonciers et aux industriels de s’adapter avec la même gradation aux nouvelles conditions de la vie sociale. La réalisation d’une pareille réforme générale ferait cesser la dure iniquité que perpétue le droit exclusif sur la terre, iniquité dont se rendent bien compte tous les hommes, mais surtout les cent millions de paysans russes; elle ferait disparaître en même temps l’autre iniquité, aussi cruelle, mais dont on se rend moins compte: l’imposition arbitraire du travail; ce serait enfin le moyen le plus efficace d’établir la paix et l’ordre dans toutes les classes de la société et dans le monde rural en particulier, comprenant les neuf dixièmes du peuple russe. Cette solution de la question agraire ne viserait pas une seule classe, si nombreuse soit-elle; elle ne serait ni locale ni provisoire: expropriation, achat, colonisation, réserve de terrain, etc., mais une solution générale, fondamentale et d’un caractère moral. Elle supprimerait sûrement la si ancienne et si flagrante injustice en établissant le droit égal à la terre et au travail, tant pour le millionnaire que pour le plus pauvre des paysans, et seule cette solution apaisera entièrement le peuple. Les hommes qui participent au gouvernement justifient leur fonction par le fait qu’ils assurent la justice à leurs administrés. Le rétablissement de la justice devrait donc être reconnu par eux comme leur premier et le plus urgent devoir. Ils le devraient d’autant plus que l’iniquité est devenue évidente et est entrée dans la conscience de tous. Le servage, notamment, avait en son temps ce caractère, et il fut aboli par le gouvernement d’alors. De notre temps, l’injustice de la propriété foncière est ressentie plus vivement encore que ne le fut, il y a cinquante ans, l’iniquité du servage. Les hommes qui font partie du gouvernement en Russie ont donc présentement le devoir devant Dieu, devant le peuple et devant leur propre conscience, d’abolir cette criante iniquité dont le peuple est devenu conscient. Ils ont le devoir de le faire s’ils ne s’abusent pas et ne cherchent pas à abuser les autres sur leur mission. Pourquoi dès lors demeurent-ils inertes? La seule explication de leur inertie est que, par une habitude invétérée d’imiter en tout l’Europe, ils craignent de recourir à une mesure qui n’a pas encore été expérimentée nulle part. Ils oublient que les conditions dans lesquelles se trouve le peuple russe sont tout autres que celles des peuples occidentaux et qu’il n’est vraiment pas, à jamais, prédestiné à imiter l’Europe. Le temps est venu où le peuple russe peut déjà prétendre à sa majorité, se fier sur sa propre raison et se conduire suivant sa nature et les conditions qui l’entourent. Les hommes qui sont maintenant au pouvoir en Russie doivent particulièrement s’en souvenir, parce qu’en laissant subsister de nos jours le système inique de la propriété foncière, ils ne remplissent pas ce qu’ils reconnaissent comme leur devoir strict; ils deviennent donc les fauteurs des plus grandes calamités et prononcent ainsi leur faillite et leur inutilité. L’IMPOT UNIQUE D’HENRY GEORGE[4] SON APPLICATION URGENTE ET FACILE EN RUSSIE [4] Ces pages, complétant les précédentes, ont servi de préface à la traduction des _Problèmes sociaux_ de Henry George. Dans un des derniers chapitres de son livre: _Problèmes sociaux_, Henry George dit: «Quiconque n’a pas pénétré le fond de la question, jugerait ridicule le fait que je vois dans ce simple changement du système d’impôts la plus grande révolution sociale. «Mais celui qui a suivi le développement de ma pensée doit se rendre compte que, dans ce simple changement, réside la plus grande transformation sociale, transformation, ou révolution, au regard de laquelle ne sont rien ni la révolution qui a aboli l’ancien régime en France ni celle qui a supprimé l’esclavage aux États-Unis.» C’est cette portée considérable de la révolution indiquée par Henry George qui demeure jusqu’ici incomprise des hommes. La principale raison en est que sa pensée est travestie ou est passée sous silence. La plupart croient y déceler un système de changement des lois réglementant la propriété foncière, changement dans le sens de la nationalisation du sol comme l’entendent les socialistes. Ceux qui se croient très savants objectent à l’idée de Henry George, comprise dans ce sens étroit, tantôt en lui attribuant ce qu’il n’a jamais dit, tantôt en lui opposant les axiomes, selon eux absolus, tirés de l’ordre des choses existant, et qui furent cependant réfutés d’une façon péremptoire par Henry George. Les hommes du monde, les propriétaires fonciers, les opulents en général, n’ayant pas la moindre notion des théories de Henry George, mais se doutant vaguement qu’il veut, on ne sait comment, démunir la terre de ses possesseurs actuels, sentent, par instinct de conservation, le danger de sa théorie et nient tout simplement son caractère rationnel. «Oui, je sais, disent-ils. Imposer la terre pour que les propriétaires, déjà écrasés par toutes sortes de taxes, paient encore l’impôt foncier.» Ou bien: «Oui, je sais. Ce système consiste à faire payer aux propriétaires fonciers toutes les améliorations qu’ils auront introduites dans leurs propriétés.» Et voilà trente ans, depuis l’exposition si claire, si probante et si fortement étayée, de cette grande idée, qu’elle demeure absolument ignorée de l’immense majorité des hommes. Il ne pouvait en être autrement. De fait, cette idée, qui bouleverse toute la vie sociale de l’humanité pour le plus grand profit de la majorité opprimée et muette et au détriment de la minorité dominatrice, est exprimée sous une forme si convaincante et, surtout, si simple, qu’il est impossible de ne pas la comprendre. Et une fois comprise, il est impossible de ne pas chercher à la réaliser. Pour avoir raison d’elle, il ne reste donc qu’à la déformer ou à la passer sous silence. Voici plus de trente ans qu’on s’y emploie avec un tel succès qu’on a bien de la peine à décider les hommes à lire avec attention ce qu’a écrit Henry George, et à y réfléchir. Certes, il existe en Angleterre, aux États-Unis, en Australie, en Allemagne, de petites revues consacrées à la question de l’Impôt unique et assez bien rédigées, mais elles sont fort peu répandues. Aussi, les idées de Henry George continuent-elles à demeurer ignorées parmi les classes cultivées du monde entier, et l’indifférence pour elles semble plutôt s’accroître. La société résiste aux idées qui troublent sa quiétude,--et l’idée de Henry George est une de celles-là,--comme les abeilles se défendent contre les vers nuisibles qu’elles sont impuissantes à détruire: elles bouchent de résine les nids des vers et empêchent ainsi ces derniers de se propager et de faire du mal. Les sociétés européennes se comportent de même à l’égard des idées qu’elles jugent nuisibles pour l’ordre, ou plutôt pour le désordre, établi. «Mais la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’absorbent point.» Une idée juste et féconde ne peut être déracinée. On a beau l’étouffer sous des pensées et des paroles creuses, obscures et prétentieuses, elle luit toujours, et, tôt ou tard, la vérité consume le voile qui la couvre et elle brille sur le monde entier. Il en sera ainsi de l’idée de Henry George. Je crois bien que son heure est venue, et en Russie spécialement. L’heure est venue parce qu’il s’accomplit en ce moment en Russie une révolution qui est toute dans la négation de la propriété foncière par le peuple, par le vrai peuple; l’heure est venue spécialement en Russie, parce que dans l’immense majorité de sa population a toujours vécu la même pensée que celle qui est à la base de la théorie de Henry George: la terre est un bien commun des hommes et elle seule, non le travail, peut être imposée. Henry George dit encore que transmuer tous les impôts en un seul, frappant la valeur de la terre, c’est conformer les réformes sociales les plus importantes aux lois naturelles (_a conforming of the most important adjustments to natural laws_). Il dit que l’idée de disposer de la valeur de la terre (la rente) au profit de toute la société est aussi naturelle pour un groupement que l’est pour l’individu le fait de marcher sur ses pieds et non sur ses mains. Cette pensée a non seulement toujours été celle du monde rural en Russie, mais encore a été réalisée par lui tant qu’il n’en fut pas empêché par la contrainte gouvernementale. Le statisticien Orlov écrivait vers 1870 ce qui suit sur la façon des paysans russes de se comporter à l’égard de la terre: «Le _mir_[5] ne comprend ni ne distingue entre les divers impôts qui sont désignés dans les listes de contributions. Tous ces impôts, redevances et contributions payés par les communautés sont confondus, lors de leur répartition par le mir, en une somme globale qui est prélevée sur les membres de la communauté d’après le nombre des «âmes de taille» dont le chef de famille est le répondant. Une «âme de taille» représente, dans l’esprit du paysan, la possession d’un lot de terre. «L’âme de taille», d’après la conception particulière du paysan, est inséparable de la possession de la terre; bien plus, le terme «âme» est synonyme de celui de «nadiel», c’est-à-dire équivaut à chaque lot faisant partie des terrains communaux et payant sa part de contributions collectives. Si à la demande concernant le nombre d’âmes qu’il représente, le chef du foyer répond qu’il est inscrit pour deux âmes, si un autre répond qu’il en représente trois, cela veut dire que le premier possède deux parts et le deuxième trois parts de la terre communale (du mir). [5] Société rurale, ou assemblée des chefs de famille du village. «Or, tous les impôts que doit payer la communauté d’après le rôle des impositions sont intimement liés au revenu global de la terre du mir, quelle que soit la dénomination ou la destination des taxes.» Ces quelques lignes définissent l’idée fondamentale du peuple russe sur la possession de la terre et sur la portée des impôts; et cette idée est précisément celle que préconise et répand Henry George. Elle n’est pas dans une nouvelle répartition des terres, comme on se l’imagine généralement lorsqu’on caractérise les théories de Henry George, mais dans la garantie à chaque homme de l’intégrité du produit de son travail et dans la faculté égale de jouir de tous les revenus de la terre. Telles sont les vues du peuple russe, tant sur le travail que sur le droit à la terre. On comprend que les peuples d’Europe soient hostiles aux théories de Henry George, puisque leur réalisation détruirait entièrement l’ordre des choses établi, qui est favorable à la majeure partie des nations occidentales. Mais, chez nous, en Russie, où les neuf dixièmes de la population appartiennent au monde rural et où cette théorie du penseur américain ne fait qu’exprimer ce qui a toujours été reconnu comme juste par tout le peuple russe, elle peut et doit trouver son application et terminer ainsi par un grand acte de justice la révolution qui a pris jusqu’ici une direction fausse et criminelle. QUE FAIRE? Oubliez votre sainteté et votre sagesse, et le peuple vivra cent fois plus heureux. Oubliez que vous êtes bons et que vous êtes justes, et le peuple reviendra à la primitive affection entre enfants et parents. Oubliez votre ingéniosité et vos calculs, et il n’y aura plus de voleurs ni de brigands. On ne peut réaliser ces trois choses de façade seulement. Il faut être plus simple, moins enchaîné par les passions et moins raisonnant. LAO-TSEU. I Il y a quelque temps, je reçus la visite de deux jeunes gens qui venaient m’emprunter des livres. L’un était coiffé d’une casquette et chaussé de lapti[6]; l’autre portait un chapeau noir, jadis élégant, et des bottes éculées. [6] Chaussure tressée en tille. Je leur ai demandé qui ils étaient. Ils me répondirent avec une fierté non dissimulée qu’ils étaient des ouvriers exilés de Moscou pour avoir pris part en cette ville à la révolte de décembre 1905. Ils s’étaient embauchés comme gardes dans un jardin de notre village, où ils restèrent un mois environ. La veille, le propriétaire du jardin les congédia parce qu’il croyait qu’ils incitaient les paysans à dévaliser son jardin. Ils niaient avec un sourire cette accusation, affirmant qu’ils n’incitaient personne, mais allaient seulement vers le soir causer au village avec des camarades. Tous deux, surtout le plus déluré, aux brillants yeux noirs et aux dents blanches, étaient très au courant de la littérature révolutionnaire et employaient à tout propos des mots étrangers: orateur, prolétariat, social-démocrate, exploitation, etc. Je les ai questionnés sur leurs lectures. Le noiraud répondit, avec son constant sourire, qu’il a lu toutes sortes de brochures. --Lesquelles? questionnai-je. --De toutes sortes: _Terre et liberté_. Je leur demandai ce qu’ils en pensaient. --Tout y est juste, répondit le noiraud. --Et qu’y dit-on de juste? --C’est que l’existence est devenue impossible. --Pourquoi impossible? --Comment, pourquoi? Pas de terre, pas de travail; et le gouvernement qui écrase le peuple sans rime ni raison. Et tous deux se mirent à conter, en s’interrompant mutuellement, comment les cosaques frappaient les gens de leur _nagaïka_, comment les policiers arrêtaient tous ceux qui leur tombaient sous la main, comment on fusillait chez eux des hommes qui n’avaient rien fait. A mes objections que la révolte armée était un acte mauvais et insensé, le noiraud ne faisait que sourire et répéter: --Ce n’est pas notre avis. Lorsque je me mis à parler du péché d’assassiner, puis de Dieu, ils se regardèrent et le noiraud haussa les épaules. --Alors quoi, il faut donc, suivant la loi de Dieu, laisser exploiter le prolétaire? fit-il. C’était bon avant. Aujourd’hui, on est devenu conscient. C’est fini... Je leur apportais des livres sur des sujets pour la plupart religieux. Ils regardèrent les titres, et se montrèrent déçus. --Si cela ne vous plaît pas, laissez-les. --On peut toujours les lire, fit le noiraud, et, cachant les brochures sur sa poitrine, il prit congé de moi. Bien que je ne lise pas les journaux, je connais d’après les conversations de mes proches, d’après les lettres que je reçois et les récits des visiteurs, ce qui s’est passé ces derniers temps en Russie; je connais, particulièrement bien,--précisément parce que je ne lis pas les journaux,--le changement surprenant survenu depuis peu dans l’esprit de la société et du peuple. Auparavant, quelques-uns seulement condamnaient certaines mesures du gouvernement; aujourd’hui, tous, à peu d’exceptions, considèrent toute l’activité du gouvernement comme criminelle, illégale et voient en lui seul la cause de tous les troubles. Telle est l’opinion et des professeurs, et des employés de poste, et des littérateurs, et des boutiquiers, et des ouvriers, et même des policiers. Cet état d’esprit s’est surtout répandu après la dissolution de la première Douma. Mais depuis les assassinats quotidiens commis en ces derniers temps par le gouvernement, il est devenu général. Je le savais. Mais la conversation avec les deux ouvriers a eu sur moi une action décisive: telle la secousse qui solidifie d’un coup un liquide refroidi, cette conversation cristallisa en moi toute une série d’impressions semblables reçues précédemment, en une conviction définitive. Après l’entretien avec ces deux hommes, j’ai aperçu nettement que tous les crimes, commis par le gouvernement dans le but d’étouffer la révolution, non seulement ne l’étouffaient pas, mais l’exaspéraient davantage. J’ai compris qu’au cas même où le mouvement révolutionnaire s’arrêterait pour quelque temps, en raison de la terreur répandue par les scélératesses du gouvernement, ce mouvement, loin de disparaître, ne fera que s’étendre souterrainement, pour réapparaître ensuite à la surface avec une force accrue. J’ai compris que l’incendie s’est répandu à tel point, que la moindre tentative de l’éteindre ne fait qu’augmenter sa violence. J’ai vu clairement que seul l’arrêt de toutes les mesures de coercition: la peine capitale, l’emprisonnement ou seulement le bannissement et autres châtiments moins graves, pourrait mettre fin à cette lutte féroce. J’ai acquis la certitude que le mieux que pourrait faire le gouvernement serait de céder aux révolutionnaires, de les laisser s’organiser comme ils l’entendent. Mais je n’étais pas moins certain que si je faisais une pareille proposition, je serais considéré comme fou à lier. Aussi, malgré la netteté avec laquelle je me rendais compte que la continuation de l’horrible activité gouvernementale ne fait qu’empirer la situation, je ne cherchai même pas à en persuader quiconque par l’écrit ou par la parole. II Un mois s’était passé depuis la visite des deux ouvriers, et malheureusement mon opinion trouvait à tout instant dans les faits une nouvelle confirmation. D’une part, les exécutions se multipliaient; de l’autre, les assassinats et le brigandage augmentaient en fréquence. J’en étais renseigné par ce que l’on me racontait et par les rares coups d’œil que je jetais sur les journaux. Je savais aussi que les dispositions de la masse populaire et de la société devenaient de plus en plus hostiles au gouvernement. Ces jours derniers, au cours d’une promenade que je faisais, un jeune paysan, suivant en chariot la même direction que moi, descendit de son véhicule et me rejoignit. C’était un gars de petite taille, au teint maladif de son visage intelligent et pas bon, au regard morne et à la mince moustache blonde. Il était vêtu d’un veston usé, chaussé de hautes bottes et coiffé d’une casquette bleue de forme droite, à la mode parmi les révolutionnaires, comme je l’ai su plus tard. Il me pria de lui prêter des livres, prétexte sans doute pour entamer une conversation. Je lui demandai de quel village il était. Il habitait une commune peu éloignée, d’où j’avais récemment reçu la visite des femmes de quelques paysans qui étaient détenus en prison. Je connaissais bien son village pour y avoir procédé jadis à la réglementation administrative, et j’y avais toujours admiré la beauté et l’allure vive de ses habitants. Les enfants de cette région qui fréquentaient mon école se distinguaient par leur vivacité d’esprit. J’interrogeai le gars sur les paysans qui étaient emprisonnés. Il me répondit, avec cette assurance excluant toute contradiction que je remarque depuis quelque temps chez tous les Russes, que la faute en était au gouvernement et qu’ils furent arrêtés sans aucune raison, battus, puis enfermés. C’est à grand peine que je finis par lui faire dire ce qu’on reprochait au juste à ces gens. J’ai appris qu’ils étaient des «orateurs» et qu’ils réunissaient des «meetings», comme il disait, où l’on parlait de la nécessité d’exproprier la terre. Je lui fis observer que l’établissement des droits égaux sur la terre ne peut être obtenu qu’en proclamant celle-ci propriété nationale et non pas à l’aide de l’expropriation forcée ou de tout autre moyen de contrainte. Il ne fut pas de cet avis. --Non, dit-il, il n’y a qu’à _s’organiser_. --Comment s’organiser? demandai-je. --Ça, on le verra bien plus tard! --Et en attendant, encore des émeutes, des tueries? --C’est une triste nécessité. Je lui répondis ce que je dis toujours en pareil cas: On ne peut pas vaincre le mal par le mal; on ne le peut que par la non-participation à la violence. --Mais puisqu’il n’y a plus moyen de vivre ainsi! Pas de travail, pas de terre! Que faire? Où aller? fit-il en me jetant un regard de côté. --Écoutez, mon garçon; j’ai l’âge qui pourrait être celui de votre grand-père. Aussi, ne chercherai-je pas à discuter avec vous, mais je vous dirai ceci, comme à un jeune homme qui débute dans la vie: ce que le gouvernement fait est mal, ce que vous faites ou voulez faire est aussi mal. A un jeune homme comme vous, qui va se créer des habitudes, il n’importe qu’une chose: avoir une bonne conduite, ne pas pécher, c’est-à-dire ne pas agir contre la volonté de Dieu. Il secoua la tête d’un air mécontent: --Chacun a son dieu; des millions de gens, des millions de dieux. --Eh bien, je vous conseillerai quand même de ne plus travailler à la révolution. --Mais que faire? On ne peut cependant pas souffrir, et souffrir toujours. Et il reprit: --Que faire? J’ai bien senti que notre conversation ne mènerait à rien, et je fis mine de m’éloigner; mais il m’arrêta. --Ne pouvez-vous pas me donner quelque chose pour m’abonner à un journal? Je refusai et m’éloignai assez peiné. Ce jeune homme n’était pas, lui, un ouvrier sans travail, comme il en est, qui par milliers sillonnent aujourd’hui la Russie, mais un paysan qui vit sur sa terre. Rentré chez moi, je trouvai les membres de ma famille dans un état d’esprit des plus pénibles. Ils venaient de lire un journal. --On compte aujourd’hui vingt-deux nouvelles exécutions. C’est vraiment terrible! me dit ma fille. --Non seulement c’est terrible, mais cela devient de plus en plus inepte, répondis-je. --Mais _que faire?_ On ne peut cependant pas les laisser tuer et voler impunément, dit quelqu’un, comme on dit toujours en pareil cas et comme je l’ai entendu tant de fois répéter. L’interrogation «que faire?» était la même que m’avaient adressée les deux vagabonds, gardiens du jardin, et le paysan révolutionnaire de tout à l’heure. «On ne peut cependant pas souffrir passivement la folle terreur que répand le gouvernement odieux, conduisant à leur perte le pays et le peuple! Les moyens que nous sommes obligés d’employer nous répugnent, mais _que faire_?» disent les uns, les révolutionnaires. «Il est impossible d’admettre que de prétendus novateurs s’emparent du pouvoir et gouvernent la Russie à leur guise, la débauchent, la mènent à sa perte. Certes, les mesures d’exception sont gênantes, mais _que faire?_» disent les autres, les conservateurs. Et dans mon souvenir passèrent et des amis révolutionnaires, et des amis conservateurs, et le paysan révolté, et ces malheureux égarés qui confectionnent des bombes, tuent, volent, et d’autres, aussi malheureux, aussi égarés, qui instituent des cours martiales, qui y siègent, fusillent, pendent et se persuadent, les uns comme les autres, qu’ils accomplissent leur devoir, tout en répétant, les uns comme les autres: _que faire?_ III _Que faire?_ demandent les uns et les autres, mais jamais dans le sens de: «que dois-je faire?» Ils signifient que ce serait pis encore s’ils cessaient de faire ce qu’ils font. On s’est tellement habitué à cette étrange question, sous-entendant à la fois et l’explication et la justification des actes les plus horribles, les plus immoraux, qu’il ne vient à l’idée de personne de demander: «Mais toi qui demandes: que faire? qui es-tu donc pour te considérer en droit de décider de la destinée des autres, en se servant des moyens que tous les hommes, et toi le premier, considèrent comme mauvais, comme criminels? «Comment sais-tu que le régime que tu veux modifier ou conserver doit être modifié selon la recette que tu crois la meilleure ou doit être conservé tel quel? Tu sais pourtant qu’il est nombre d’hommes qui considèrent comme pernicieux ce qui te semble bon et utile. «Comment sais-tu que ton action produira le résultat que tu attends, quand tu ne peux ignorer que les conséquences sont le plus souvent diamétralement opposées au but qu’on poursuit, surtout dans le domaine des relations sociales? «Mais par-dessus tout, quel droit as-tu de commettre des actes contraires et à la loi de Dieu, si tu le reconnais, et aux lois morales admises dans le monde entier, si tu ne reconnais qu’elles? De quel droit te libères-tu de ces lois simples, certaines et universellement reconnues, inconciliables ni avec tes œuvres révolutionnaires, ni avec tes œuvres gouvernementales? «Mais si tu poses la question: que faire? pour savoir réellement ce que tu dois faire, et non comme une justification, la réponse se présente d’elle-même et dans toute sa simplicité. Tu dois faire, non pas ce que tu t’imagines comme nécessaire en ta qualité de tsar, ministre, soldat, ou bien président de tel ou tel comité révolutionnaire, de membre d’une organisation de combat, mais ce qui est dans ta nature d’homme, ce qu’exige de toi la puissance qui t’a envoyé en ce monde, cette puissance qui, dans un but connu d’elle seule, t’a donné une loi claire et bien définie, inscrite dans ta conscience comme dans celle de tous les hommes.» Et il suffirait de répondre à la question: que faire? par l’affirmation de la nécessité, pour tous, d’agir partout et toujours suivant la volonté divine, pour qu’aussitôt se dissipe ce brouillard au milieu duquel chacun s’imagine être seul appelé parmi les millions de ses semblables à décider de la destinée de ces millions et à accomplir, pour leur bien aléatoire, des actes conduisant à des malheurs, certains et évidents ceux-là. Il existe une loi commune, reconnue par tous les hommes sensés, conforme d’ailleurs à la tradition, à toutes les religions, à la vraie science, et qui est au fond de la conscience de chacun de nous. Suivant cette loi, les hommes accomplissent leur mission et atteignent le plus grand bonheur en s’entr’aidant mutuellement, en s’aimant, mais non en attentant à la vie et à la liberté d’autrui. Mais voici qu’apparaissent des gens qui se distribuent entre eux des rôles différents: tels sont rois, ministres, soldats; tels autres sont membres de comités, d’organisations politiques; et ils entrent tellement dans leur rôle qu’ils oublient leur situation réelle, se persuadent et persuadent aux autres qu’il n’est nullement nécessaire de suivre la loi commune à tous les êtres humains, qu’il est des cas où l’on peut et l’on doit s’en écarter, voire agir contre elle, et que ces écarts de la loi immuable assureront aussi bien aux individus qu’aux sociétés plus de félicité que l’observance de cette loi suprême. Dans une grande usine au fonctionnement compliqué, les ouvriers reçoivent du patron des instructions claires et précises, reconnues comme telles par les ouvriers, afin qu’ils sachent ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire pour la marche régulière du travail et pour leur propre bien. Mais voici que surviennent des gens, n’ayant aucune notion de ce qu’on fabrique et comment on fabrique dans cette usine, et qui cherchent à convaincre les ouvriers qu’il ne faut plus faire ce qui leur a été commandé par le patron, mais bien tout le contraire, afin que l’usine marche régulièrement et les ouvriers reçoivent le plus de profit. N’est-ce pas ainsi qu’agissent les gens qui n’ont aucune possibilité de prévoir toutes les conséquences de l’activité générale de l’humanité? Non seulement ils n’observent pas la loi éternelle, promulguée par la raison humaine pour le succès de cette activité commune et le bien de chaque individu, mais encore ils la violent consciemment afin de poursuivre un but borné, hasardeux, imposé par quelques-uns (souvent par les plus égarés), et ils s’imaginent (tandis que d’autres s’imaginent le contraire) qu’ils arriveront ainsi à des résultats plus heureux que ceux qui sont réalisés par l’observance de la loi éternelle et conforme à la nature humaine. Je sais que ceux qui croient à la réalité des rôles qu’ils ont acceptés trouveront cette réponse, simple et claire, trop abstraite et peu pratique. Ils considèrent comme pratique le fait que les hommes, ignorant les conséquences de leurs actes, ne pouvant pas savoir s’ils seront encore vivants une heure après, sachant parfaitement que tout meurtre et toute violence est un mal, agissent pourtant comme s’ils connaissaient avec certitude et à l’avance les conséquences de leurs actes, se conduisent comme s’ils ignoraient que tuer et martyriser est un mal. Ainsi procèdent tous ceux qui ont perdu la notion de leur dignité humaine et de leur mission. Mais je pense que la grande majorité des hommes, souffrant de toutes les atrocités qui se commettent actuellement, comprendra enfin l’horrible mensonge dans lequel s’enlisent ceux qui reconnaissent la légitimité et la bienfaisance de l’oppression violente exercée par un homme sur un autre. Et une fois ce mensonge dénoncé, les hommes s’affranchiront de la folie et du crime qu’engendrent la participation et la soumission au pouvoir oppresseur. Il suffirait qu’on comprenne que la seule règle de conduite est d’accomplir ce que demande à chacun de nous le principe qui gouverne l’univers, exigence dont nul homme doué de raison et de sentiment ne peut méconnaître; il suffirait d’oublier la situation que chacun de nous occupe: ministre, agent de police, membre de parti, militant ou non, et aussitôt disparaîtraient tous les malheurs et toutes les souffrances dont est accablée l’humanité et la Russie actuelle en particulier. Alors s’établirait vraiment le Royaume de Dieu sur la terre. Si une partie des hommes seulement adoptait cette conduite, elle attirerait peu à peu vers elle d’autres adhérents, le mal diminuerait à mesure, et le Royaume de Dieu vers lequel aspirent irrésistiblement tous les cœurs deviendrait de plus en plus une réalité. APPEL AUX RUSSES AU GOUVERNEMENT, AUX RÉVOLUTIONNAIRES, AU PEUPLE I AU GOUVERNEMENT (_J’appelle gouvernement l’ensemble des hommes qui, grâce au pouvoir dont ils sont investis, appliquent et modifient à leur guise les lois existantes. En Russie, le gouvernement comprend actuellement le tsar, ses ministres et ses conseillers._) La raison d’être avouée du pouvoir est le souci du bien public. Ceci posé, je vous demande, hommes de gouvernement russes, comment remplissez-vous votre mission? Vous combattez les révolutionnaires en recourant à la ruse et, ce qui pire est, à une cruauté plus perfectionnée encore que celle des révolutionnaires. Or, vous oubliez que des deux camps, le vainqueur ne saurait être celui qui est plus rusé, plus méchant et plus cruel, mais bien celui qui vise le but vers lequel marche l’humanité. Que les révolutionnaires définissent bien ou mal leur but, ils tendent en tout cas vers un ordre social nouveau, tandis que vous autres, gouvernants, vous n’avez en vue que de conserver votre situation avantageuse. Aussi, vous sera-t-il impossible de résister à la révolution, quelle que soit la bannière sous laquelle vous vous placerez: autocratie, même mitigée par une Constitution, ou christianisme corrompu appelé orthodoxie, avec rétablissement du patriarchat, et rénové par toutes sortes d’interprétations mystiques. Ce sont là choses du passé et rien ne saurait le faire revivre. Votre salut n’est point dans la Douma avec tel ou tel système électoral; il n’est pas dans l’emploi de canons ni dans les exécutions capitales; il est uniquement dans l’aveu de votre culpabilité envers le peuple et dans l’effort de racheter celle-ci, de la réparer d’une façon ou d’une autre, pendant qu’il en est temps encore. Dressez devant le peuple un idéal de justice, de bien et de vérité qui soit supérieur à celui de vos adversaires; dressez-le, non en songeant à votre salut, mais avec la sincère volonté de le réaliser, et par là même vous n’assurerez pas seulement votre propre salut, vous délivrerez encore la Russie de toutes les calamités qui l’accablent. Vous n’avez pas à imaginer cet idéal: il existe déjà; c’est l’ancien idéal de tout le peuple russe: le retour de toutes les classes,--non pas des seuls paysans,--au droit naturel et légitime sur la terre. Cet idéal paraît déraisonnable à ceux qui n’ont pas l’habitude de penser par eux-mêmes; ils en sont intimidés parce qu’il ne rappelle en rien ce qui existe partout ailleurs, en Europe et en Amérique. Or, c’est précisément parce qu’il n’a encore été réalisé nulle part qu’il apparaît comme le véritable idéal de notre temps. Il est plus particulièrement l’idéal du peuple russe, parce que sa réalisation lui est plus facile qu’à tout autre peuple; il peut et doit donc le mettre en pratique le premier. Effacez vos fautes par un acte de justice; efforcez-vous, pendant que vous êtes encore au pouvoir, d’abolir la si ancienne et criante iniquité: la propriété foncière; iniquité que tout le monde rural sent avec tant d’acuité et dont il souffre si douloureusement; et dès que vous l’aurez fait, tous les esprits cultivés, ceux qui composent «l’intelligence», vous suivront. Vous aurez pour vous tous les partisans d’un régime constitutionnel sincère, tous ceux qui comprennent qu’avant d’appeler le peuple à élire ses représentants, il importe de l’affranchir du servage foncier. Les socialistes eux-mêmes se joindront à vous, puisque leur but: la nationalisation des instruments de travail, exige avant tout la nationalisation du sol, ce principal instrument du travail. Les révolutionnaires seront également avec vous, puisque en abolissant la propriété foncière, vous aurez réalisé l’un des points principaux de leur programme. Enfin, et surtout, vous aurez avec vous tous les agriculteurs, c’est-à-dire les cent millions de paysans qui composent le vrai peuple russe. Faites, pendant qu’il en est temps encore, ce que vous impose votre mission de gouvernants; posez-vous pour but la réalisation du véritable bien public, et au lieu de la crainte et de l’irritation que vous éprouvez maintenant, vous ressentirez la joie que donne la solidarité avec le peuple, l’union avec les cent millions de paysans. Vous connaîtrez alors l’affection et la gratitude de ce peuple si doux, qui oubliera volontiers vos fautes et vous aimera comme il aime celui[7] et ceux qui l’ont affranchi du servage. [7] Le tsar Alexandre II. Oubliez que vous êtes tsar, ministres, sénateurs ou gouverneurs, souvenez-vous seulement que vous êtes des hommes; et aussitôt la douleur, le désespoir et la peur feront place au pardon et à l’amour. Mais vous devez, à cet effet, vous donner de tout cœur à cette œuvre de régénération; non dans votre intérêt et comme moyen de votre salut, mais dans l’intérêt public. Vous verrez alors de quelle activité ardente, sensée, toute de conciliation, sera saisie la société en ses meilleurs représentants! L’élite de toutes les classes marchera au premier rang, tandis que ceux qui troublent actuellement la Russie seront relégués à leur vraie place. Dès que vous aurez adopté cette attitude, disparaîtront d’eux-mêmes et la vengeance, et la colère, et la cupidité, et l’envie, et l’ambition, et la vanité, et l’ignorance, cette plaie principale, qui troublent et mettent à feu et à sang la Russie, ce dont vous êtes seuls responsables. Oui, il n’y a devant vous, hommes de gouvernement, que deux issues: ou le massacre de vos frères et tant d’autres horreurs qu’engendre la révolution, ce qui n’empêchera pas d’ailleurs votre chute honteuse; ou la réalisation pacifique de la réforme agraire que revendique depuis toujours le peuple, et l’indication que vous donnerez par cela même à toutes les autres nations chrétiennes de la voie vers l’abolition de cette grande iniquité dont les hommes souffrent depuis si longtemps. Tant que le régime actuel vous assure le pouvoir, servez-vous-en, non pour accroître encore le mal que vous avez commis et la haine que vous avez suscitée, mais pour la grande œuvre qui sera salutaire aussi bien pour votre peuple que pour l’humanité entière. Et avant que le régime actuel meure, qu’il s’achève par un acte de bonté et de vérité, et non pas par celui de mensonge et d’horreur[8]. [8] Les éditeurs de Tolstoï, M. V. et Mme A. Tchertkoff, font cette remarque judicieuse à l’appel de l’auteur aux hommes de gouvernement, où il dit entre autres que «leur salut n’est pas dans la Douma élue d’après tel ou tel système électoral»: «Tolstoï ne veut nullement, par ces paroles, conseiller au gouvernement de ne faire aucune concession aux revendications de la société russe; au contraire, au moment où l’écrit actuel de Tolstoï était à l’impression, nous avons reçu de lui une lettre où il s’exprime ainsi à ce sujet: «... L’agitation publique ne saurait être réprimée par la force; mais le gouvernement, ou mieux, les hommes qui le composent ont le devoir, devant Dieu, devant les hommes et devant leur propre conscience, de ne plus employer aucun moyen violent, d’accorder tout ce qu’on leur demande, de dégager leur responsabilité; il doit accorder, et une assemblée constituante, et le suffrage universel égal, direct, secret, et l’amnistie, et tout le reste...» «Ainsi, ajoutent les éditeurs, Tolstoï veut dire seulement, dans le passage indiqué de son appel, que le remède n’est pas dans la Douma, mais dans un changement plus radical de la condition du pays.» II AUX RÉVOLUTIONNAIRES (_J’entends par révolutionnaires tous ceux qui, depuis les constitutionnalistes les plus pacifiques jusqu’aux terroristes les plus violents, ont pour but de remplacer le gouvernement existant par un autre, différemment organisé et comprenant d’autres personnes._) Vous, les révolutionnaires de toute nuance et de toute dénomination, vous considérez le régime existant comme mauvais; et vous cherchez à le remplacer par un nouveau; à cet effet vous recourez à des moyens divers: réunions autorisées ou non; propagande à l’aide d’articles et de discours; grèves, manifestations et, conséquence naturelle et forcée de tous ces actes, meurtre et révolte armée. Bien que vous soyez en désaccord sur la forme du régime futur et sur les moyens pratiques de l’organiser, vous ne vous arrêtez pas devant aucun crime. Vous n’avez pas assez de mots de mépris pour exprimer votre blâme aux hommes de gouvernement qui luttent contre vous. Mais tous les actes de cruauté qu’ils commettent en vous combattant sont parfaitement justifiés à leurs yeux, car tous, depuis le tsar jusqu’au moindre agent de police, formés qu’ils sont dans le respect infini pour l’ordre établi, sont absolument convaincus qu’en défendant cet ordre, ils obéissent précisément aux vœux de millions de gens qui reconnaissent la légitimité de l’ordre existant et la situation privilégiée des gouvernants. La responsabilité morale de leur cruauté ne retombe donc pas sur eux seuls, mais se répartit sur un grand nombre de personnes. D’autre part, vous les révolutionnaires, vous avez toutes sortes de professions; vous êtes médecins, professeurs, ingénieurs, étudiants, journalistes, mécaniciens, ouvriers, avocats, marchands, propriétaires fonciers, professions qui n’ont rien de commun avec l’art de gouverner; et cependant, sans autre préparation, vous croyez savoir quelle organisation est nécessaire à la Russie, et, en raison de cette prescience du régime futur, que chacun de vous définit à sa manière, vous prenez sur vous la responsabilité des actes les plus horribles: vous lancez des bombes, pillez, tuez, exécutez. Des milliers de personnes sont ainsi mises à mort, réduites au désespoir, exaspérées, transformées en fauves. Et pourquoi? Parce qu’un petit nombre d’individus, une infime partie du peuple, a décidé que, pour mieux organiser l’ordre public, il faut que la Douma continue à siéger, ou bien qu’elle doit être remplacée par une autre, élue au suffrage universel, secret, etc.; ou encore qu’on doit instituer la république, que cette république soit sociale. Et c’est à cette fin que vous provoquez la guerre civile. Vous affirmez que vous agissez ainsi pour le bien public. Mais le peuple de cent millions d’âmes, pour le bien de qui vous agissez, ne vous le demande pas et n’a nullement besoin de ce que vous cherchez à réaliser par d’aussi mauvais moyens. Le peuple n’a aucun besoin de vous; il vous a toujours jugés et vous juge encore à la même valeur que les autres parasites qui, d’une façon ou d’une autre, le privent du produit de son travail et lui sont une charge. Considérez, en effet, ce peuple agriculteur de cent millions, qui à vrai dire représente seul le corps de la Russie; rendez-vous compte que vous tous: professeurs, ouvriers de fabrique, ingénieurs, médecins, journalistes, étudiants, propriétaires, vétérinaires, commerçants, avocats, employés de chemin de fer, vous qui êtes tellement préoccupés du bien du peuple, vous n’êtes que les parasites nuisibles de ce corps, que vous sucez son sang, pourrissez sur lui et lui transmettez votre pourriture. Imaginez-vous ces millions d’hommes qui peinent éternellement et qui soutiennent sur leurs épaules votre existence factice, appliquez-leur les réformes que vous voulez obtenir, et vous vous apercevrez combien elles sont étrangères à toute sa façon d’être. Il a d’autres objectifs; il voit plus loin et plus à fond; il manifeste la conscience de sa mission non par des articles de journaux, mais par sa vie même, par la vie de cent millions d’âmes. Non, vous ne pouvez pas le comprendre. Vous êtes fermement convaincus que ce peuple grossier ne saurait avoir des principes à lui, que ce serait pour lui un grand bien si vous l’instruisiez à l’aide du récent article que vous avez lu, et vous espérez bien de faire du peuple une chose aussi pitoyable, impuissante et dépravée que vous l’êtes vous-mêmes. Vous dites que vous voulez une organisation équitable de la vie; or, vous ne pouvez exister que sous un régime injuste, désordonné. S’il s’en établit un, réellement juste, où il n’y aurait plus de place pour des exploiteurs du travail d’autrui, alors, vous tous, propriétaires, commerçants, médecins, professeurs, avocats, fabricants, ingénieurs, producteurs de tabac, d’alcool, de canons, de miroirs, de velours, etc., vous mourrez de faim en compagnie des hommes du gouvernement. Loin d’éprouver la nécessité d’un ordre social équitable, il n’est rien qui puisse vous répugner davantage, puisque, sous un pareil régime, tous les hommes devront être au même titre occupés à une besogne d’utilité commune. Cessez de vous leurrer, envisagez la place réelle qui vous revient parmi le peuple russe, rendez-vous compte de ce que vous faites, et vous vous apercevrez que votre lutte contre le gouvernement est le combat entre deux parasites sur un corps sain et que vous êtes également nuisibles. Vous ferez donc mieux de vous occuper de vos intérêts, et non pas de ceux du peuple; laissez-le en paix, ne lui mentez pas, c’est la seule grâce qu’il vous demande. Combattez le gouvernement si le cœur vous en dit; mais dites-vous bien que c’est pour vos intérêts que vous luttez, non pas pour ceux du peuple, et que les violences que vous commettez, loin d’avoir un caractère noble et bienfaisant, sont des actes ineptes, nuisibles et, surtout, immoraux. Votre œuvre, assurez-vous, a pour but d’améliorer la situation générale du pays. Or, à cet effet, on doit se préoccuper d’abord de l’amélioration des hommes de ce pays. C’est là un truisme à l’instar de celui qui constate que pour chauffer l’eau d’un vase il faut que chacune de ses molécules soit chauffée. Pour devenir meilleurs, les hommes doivent concentrer de plus en plus leur attention sur eux-mêmes, sur leur vie intérieure. Or, l’activité publique, surtout la lutte publique, détourne leur attention de leur vie intérieure, les pervertit et abaisse ainsi le niveau moral de la collectivité. Il en fut ainsi toujours et partout, il en est ainsi plus encore aujourd’hui. A son tour l’abaissement de la morale sociale a pour résultat de faire remonter à la surface les éléments immoraux de la société et de former une opinion publique aussi immorale, autorisant, approuvant tous les crimes, y compris l’assassinat. Il se forme ainsi un cercle vicieux: les éléments les plus pernicieux de la société, déchaînés par la lutte, participent à l’agitation et emploient des moyens conformes à leur bas niveau de moralité, et cette activité attire, à son tour, la lie de la population. De sorte que la moralité baisse de plus en plus, et ce sont les plus dépravés, les Danton, les Marat, les Napoléon, les Talleyrand, les Bismarck qui deviennent les héros du temps. La participation à l’action publique et à la lutte qui s’ensuit n’est donc nullement une œuvre bonne, noble, utile, comme le croient et le disent les politiciens, mais est au contraire la plus inepte, nuisible et immorale. Réfléchissez-y, surtout vous, jeunes gens, qui n’êtes pas encore enlizés dans la vase politique; secouez l’horrible hypnose qui pèse sur vous; libérez-vous de la croyance mensongère en l’utilité de votre action pour le peuple et au nom de quoi vous croyez pouvoir vous tout permettre; songez surtout aux facultés supérieures de votre âme qui aspirent non pas au suffrage universel, secret, etc., ni à la révolte armée, ni à une Constituante et à d’autres choses vaines, mais à un idéal de justice et de bonté. Or, pour tendre vers cet idéal, vous devez, avant tout, ne pas vous abuser, ne pas croire qu’en vous livrant à vos mesquines passions: vanité, ambition, envie, exploits téméraires, penchant de trouver un emploi à vos forces oisives ou d’améliorer votre condition personnelle, vous servez le peuple; vous devez faire un retour sur vous-même et tâcher de vous corriger de vos propres défauts, devenir meilleurs. Si vous tenez quand même à prendre part à la vie publique, songez d’abord à vos torts envers le peuple, efforcez-vous d’exploiter le moins possible son travail, et si vous êtes incapables de lui venir en aide, du moins ne le troublez ni ne l’égarez, ne commettez pas le crime de le pousser au pillage et à l’émeute, qui ont toujours pour résultat plus de misère et plus d’asservissement. La situation compliquée et pénible où nous sommes actuellement en Russie exige de vous, non des articles de journaux, non des discours, ou des démonstrations bruyantes et souvent la déloyale excitation des paysans à la révolte, en en fuyant la responsabilité, elle exige un rigoureux examen de votre conscience, de votre vie, qui seule est au pouvoir de l’homme et dont le relèvement individuel peut seul améliorer la condition sociale. III AU PEUPLE (_J’entends par le mot peuple tout le peuple russe, mais principalement le monde rural, celui dont le travail fait vivre tout le pays._) Peuple travailleur, surtout toi paysan russe, tu te trouves aujourd’hui dans une situation particulièrement difficile. Si pénible qu’ait pu être ton existence jusqu’ici par suite de l’insuffisance des terres dont tu disposes, des impôts écrasants, des droits douaniers, des guerres provoquées par le gouvernement, tu as vécu en gardant ta foi au tsar, à l’impossibilité de se passer de lui, et tu te soumettais docilement à lui. Si mauvais que fût le gouvernement tsarien, tu lui obéissais tant qu’il était seul à gouverner. Aujourd’hui qu’une partie du peuple s’est révoltée contre lui, s’est mise à le combattre, que sur nombre de points il s’est établi deux pouvoirs au lieu d’un, chacun exigeant de toi l’obéissance, il ne t’est plus possible de te soumettre docilement au gouvernement, puisqu’il te faut choisir entre celui qui existe et le nouveau et tu dois te préoccuper de savoir quel est le meilleur. Que devez-vous donc faire, vous les hommes du vrai peuple,--non pas les dizaines de milliers d’ouvriers qui s’agitent dans les villes,--vous les cent millions de paysans qui travaillez la terre? Le traditionnel gouvernement impérial vous dit: «N’écoutez pas les émeutiers; ils vous promettent beaucoup, et ils ne vous donneront rien. Restez-moi fidèles, et je satisferai à tous vos besoins.» Les révolutionnaires vous disent: «Ne croyez pas à ce gouvernement; il vous a toujours opprimés et il continuera à vous opprimer. Joignez-vous à nous, aidez-nous, et nous établirons un gouvernement sur le modèle de celui des pays libres. Vous choisirez alors vous-mêmes vos gouvernants, vous dirigerez vos affaires et vous porterez vous-mêmes remède à vos misères.» Que devez-vous donc faire? Soutenir l’ancien gouvernement? Mais il promet depuis bien longtemps de prendre souci de vos besoins, et, loin de les satisfaire, il ne fait qu’accroître votre misère. Vous joindre aux révoltés? Ils vous promettent de vous doter d’un régime parlementaire, à l’exemple des pays les plus libres; mais partout où ce système existe, même dans les républiques, la misère du peuple n’est pas moins grande que chez nous. Comme chez nous, et plus encore, la terre y appartient aux riches; et, de même que chez nous, on y impose le peuple sans lui demander son avis; de même que chez nous, on y entretient une force armée, on déclare et on fait la guerre quand le gouvernement le juge nécessaire. Au reste, le nouveau régime qu’on vous promet n’est pas encore établi, et on ne sait nullement ce qu’il sera. Ainsi, nul avantage pour vous d’adhérer à l’un ou à l’autre parti. De plus, il s’agit moins d’avantages que de votre conscience, de votre responsabilité devant Dieu. Défendre l’ancien régime, c’est faire ce qu’on a fait en ces derniers temps à Odessa, à Sébastopol, à Kiev, à Riga, au Caucase, à Moscou: tuer, pendre, brûler vif, martyriser, fusiller les passants; massacrer femmes et enfants. Se joindre aux révolutionnaires, c’est commettre le même crime: tuer, exploser, incendier, piller, combattre les soldats (instruments du gouvernement), exécuter, pendre. Ainsi, le gouvernement tsarien et les révolutionnaires vous convient également à participer à une guerre fratricide. Vous ne pouvez donc pas, vous, travailleurs chrétiens, ni devant Dieu, ni devant votre conscience, _vous joindre ni à l’ancien ni au nouveau gouvernement et prendre part aux actes antichrétiens ni de l’un ni de l’autre_. Ne pas participer aux actes de l’ancien gouvernement signifie: refuser de servir dans l’armée, dans la police, comme garde champêtre, dizainier; n’assumer aucune fonction politique: service d’État, de zemstvos, de municipalités. Ne pas participer aux actes révolutionnaires signifie: ne pas former de syndicats et d’associations politiques, ne pas déclarer de grèves, ne pas incendier et ruiner les biens d’autrui, ne pas prendre part à des soulèvements armés. Vous avez actuellement devant vous deux pouvoirs hostiles, et tous deux vous convient à des actions mauvaises, antichrétiennes. Que pouvez-vous faire, sinon renoncer à tout gouvernement? On affirme qu’il est difficile, impossible même, de se passer de gouvernement. Cependant, vous autres, travailleurs russes, ouvriers des champs surtout, vous savez parfaitement vous en passer en menant votre existence champêtre, paisible, laborieuse, en jouissant de droits égaux sur la terre et en réglant vos affaires dans vos assemblées communales. Le gouvernement a besoin de vous, mais vous, paysans russes, vous pouvez parfaitement vous en passer. Voilà pourquoi, dans les circonstances actuelles si difficiles, lorsqu’il est également mal de se joindre à l’un comme à l’autre système gouvernemental, il est logique et bienfaisant pour vous de n’adhérer à aucun d’eux. * * * * * Mais que doivent faire les ouvriers de fabrique qui, dans nombre de pays, sont plus nombreux que les agriculteurs et qui dépendent entièrement du gouvernement? Ils doivent adopter en tous points la même attitude que les ouvriers des champs: _ne se soumettre à aucun gouvernement_ et appliquer tous leurs efforts pour retourner à la vie rurale. Que les ouvriers des villes, autant que les ouvriers des champs, cessent d’obéir au gouvernement, et du coup le pouvoir de celui-ci disparaîtrait, et avec lui s’évanouirait d’elle-même la servitude où vous vous trouvez, parce qu’elle n’est maintenue que grâce à votre soumission volontaire. C’est vous qui assurez l’existence de ce gouvernement qui grève de droits d’entrée et de sortie tous les produits; qui impose tous les objets à l’intérieur; qui établit toutes sortes de monopoles en faveur des sociétés privées et assure le droit de propriété foncière; qui dispose de la force armée, que vous-même lui fournissez, et qui vous tient par elle en une dépendance et une soumission constantes. «Mais s’il n’existait que de petites communautés autonomes, qui, dès lors en l’absence d’un pouvoir central, assurerait le fonctionnement des services publics? Comment établirait-on les voies de communication, le télégraphe, la poste, l’enseignement supérieur, les bibliothèques nationales, le commerce?» Les hommes sont tellement habitués à croire que le gouvernement dirige vraiment tous les services publics, qu’il leur semble que sans lui ils ne sauraient exister. C’est une grave erreur. Les entreprises sociales les plus importantes, et pas seulement dans un pays, mais dans plusieurs à la fois, sont dues à l’initiative de personnes privées agissant en dehors de toute intervention gouvernementale. C’est bien dans ces conditions que furent fondées les diverses sociétés internationales, savantes, commerciales, industrielles. Non seulement le gouvernement ne concourt pas à leur développement, mais, au contraire, son intervention leur est une entrave. «Mais si vous refusez d’obéir au gouvernement, de payer l’impôt et de servir dans l’armée, les peuples étrangers envahiront votre pays et deviendront vos maîtres», objectent encore les hommes qui veulent demeurer nos chefs. Ne les écoutez pas. Décidez-vous seulement à reconnaître la terre comme propriété commune, à refuser les conscrits, les impôts, sauf ceux que vous paierez de bonne volonté pour assurer les services publics; tâchez de régler vos affaires en paix, et les peuples étrangers, séduits par votre heureuse vie, ne songeraient pas à aller vous conquérir; et, s’ils y songeaient, ils s’abstiendraient encore en voyant l’heureuse existence que vous menez; bien mieux, ils vous imiteraient. De même que vous, toutes les nations ont souffert et souffrent encore du combat qu’ont mené et mènent entre eux les divers gouvernements: rivalités militaires, commerciales, industrielles; luttes de classes, luttes de partis. Dans tous les pays chrétiens se poursuit un combat intérieur dont le principal but est de s’affranchir du gouvernement. Mais cet affranchissement des peuples, dont la majorité a abandonné la vie agricole en faveur de la vie industrielle des villes, devient fort difficile parce que ces nations industrielles dépendent de celles qui sont demeurées agricoles. Elles espèrent s’affranchir à l’aide de la doctrine socialiste. Mais vous, ouvriers russes, qui tirez vos moyens d’existence de la terre principalement, et qui pouvez satisfaire vos besoins par votre propre travail, vous avez la chance de pouvoir vous libérer bien plus facilement. Au surplus, le gouvernement, socialiste ou non, ne constitue pas pour vous une nécessité, pas même une commodité; c’est un lourd fardeau qui ne vous est en aucun cas utile à porter. Le gouvernement vous prive de la terre, vous enlève, sous forme d’impôt, la majeure partie du produit de votre travail, vous prive de vos enfants en en faisant des soldats et en les envoyant à la boucherie. Notez bien que l’autorité gouvernementale n’est nullement une condition aussi absolue de la vie humaine que le sont, par exemple, la culture de la terre, la famille, les relations entre les hommes, qui subsisteront toujours, tant qu’il y aura des hommes. Le gouvernement est une institution qui se crée quand le besoin en est, et elle disparaît quand elle devient inutile, comme toutes les institutions humaines. Dans les temps passés existaient le sacrifice humain, l’idolâtrie, la sorcellerie, le supplice, l’esclavage et autres mœurs analogues. Or, à mesure que les hommes progressaient, le caractère odieux de ces mœurs devenait de plus en plus évident et, peu à peu, elles disparurent. Il en est de même du gouvernement. Il naquit quand les hommes étaient encore sauvages et cruels. Et le gouvernement était à leur image. Presque tous les gouvernements ont emprunté leurs lois aux païens romains, et leur système d’administration demeure aujourd’hui aussi brutal qu’il l’était avant l’ère chrétienne. Mais les peuples progressent, ressentent de moins en moins le besoin d’être gouvernés par une autorité oppressive et y voient aujourd’hui un véritable obstacle à leur bonheur. La coquille est nécessaire à l’œuf tant que le poussin n’est pas formé. Dès qu’il l’est, la coquille ne lui est qu’une gêne. On peut en dire autant du gouvernement et du peuple qu’il protège, et la plupart des nations chrétiennes, la nation russe plus vivement que les autres, s’en rend bien compte. «Le gouvernement est indispensable», disent certains, convaincus qu’ils en sont, aujourd’hui surtout, en raison de l’agitation qui soulève le peuple russe. Mais qui sont-ils ceux qui se soucient de la plénitude du pouvoir du gouvernement? Ce sont ceux qui vivent du travail du peuple et qui, ayant conscience de leur culpabilité, craignent d’être dénoncés; ils espèrent donc que le gouvernement, solidaire avec eux, protégera par la force leur indignité. On conçoit que le gouvernement leur soit indispensable. Mais pour toi, peuple, n’était-il pas toujours une lourde charge? Enfin, aujourd’hui que sa mauvaise administration a provoqué la révolte et la division, il est devenu une véritable calamité dont tu dois te délivrer pour ton bien matériel et spirituel. Que vous réussissiez, paysans et ouvriers, à vous affranchir dès à présent du gouvernement ou que vous ayez encore à en souffrir, de l’actuel ou d’un nouveau, voire d’un gouvernement étranger, il ne vous reste qu’une chose à faire à vous, travailleurs russes: ne plus obéir à l’autorité et vous passer d’elle. Vous en serez persécutés au début; vous souffrirez des discordes qui naîtront peut-être parmi vous; mais toutes ces misères ne sont rien comparées aux malheurs et aux souffrances qui vous assaillent actuellement et qui vous attendent encore par la faute du gouvernement. De fait, en exécutant les ordres de tel ou tel gouvernement, vous serez entraîné à commettre toutes sortes de crimes et qui se perpétueront tant que vous n’y mettrez pas un terme par votre refus d’y participer. Laissez-vous seulement entraîner, répondez aux appels de l’un ou de l’autre gouvernement, entrez en lutte contre les révolutionnaires pour soutenir l’ancien gouvernement en qualité de soldats, de policiers, de membres des bandes noires; ou bien aidez les révolutionnaires par des grèves, pillages, émeutes, syndicats, élections, etc., etc.; outre qu’un grand poids pèsera sur votre conscience, vous serez de nouveau asservis, quel que soit le gouvernement qui triomphera, même celui que vous aurez aidé à vaincre. Donc, ne cédez pas, n’obéissez ni aux uns ni aux autres, et vous vous délivrerez de tous vos maux. Je vous le dis bien, il n’est qu’une issue de votre situation présente si difficile: refuser d’obéir à toute autorité oppressive, supporter avec résignation les violences et ne pas y participer en aucun cas. Cette issue est simple, facile, et conduit infailliblement au bonheur. Mais pour se comporter ainsi vous devez reconnaître l’autorité de Dieu et de sa loi. «Celui qui souffrira jusqu’au bout sera sauvé.» Et votre salut est entre vos mains. Ouvriers des villes, vous ne serez plus obligés d’accepter les conditions que les patrons vous imposent; c’est vous qui les réglerez, ou bien vous créerez des associations de production de tous les objets de première nécessité; ou encore, la terre étant devenue libre, vous retournerez à la vie naturelle, rurale. «Mais si nous, Russes, nous nous mettons à vivre sans gouvernement, il n’y aura plus de Russie», diront ceux qui croient qu’il est fort important que la Russie, c’est-à-dire le rassemblement forcé de peuples divers sous une même puissance, existe. Or, ce conglomérat appelé Russie, loin de vous être nécessaire, à vous, travailleurs russes, constitue précisément l’une des principales causes de vos malheurs. Si l’on vous écrase d’impôts, après avoir grevé vos ancêtres et amassé d’énormes dettes publiques que vous devez payer, si l’on vous enrôle et envoie guerroyer au bout du monde contre des gens dont vous ne vous souciez pas et qui ne se soucient pas de vous, c’est précisément afin de maintenir l’intégrité de cette Russie, qui n’est qu’un agglomérat forcé de la Pologne, du Caucase, de la Finlande, de l’Asie centrale, de la Mandchourie et d’autres territoires et populations sous la même puissance. Il y a pis encore. Cette agglomération, maintenue par la force, des peuples et des races est un grand péché dont vous portez malgré vous la responsabilité en obéissant au gouvernement. De fait, pour que subsiste la Russie telle qu’elle est, il faut courber sous le joug Polonais, Finlandais, Esthoniens, Géorgiens, Arméniens, Tatares et bien d’autres nationalités; on doit leur interdire de vivre comme ils l’entendent, les persécuter, voire les massacrer, en cas de désobéissance. Pourquoi donc participerez-vous à ces mauvaises actions puisqu’aussi bien vous en souffrez vous-mêmes? Ceux qui ont intérêt à ce que la Russie étende sa puissance sur la Pologne, le Caucase, la Finlande, et autres pays, qu’ils s’arrangent comme ils peuvent. Vous, travailleurs, vous n’y avez aucun intérêt. Ce qui vous intéresse, c’est de ne pas manquer de terre, c’est de ne pas être dépouillés de vos biens, privés de vos fils et, surtout, ne pas être obligés de commettre de mauvaises actions. Et tout cela finira dès que vous aurez cessé d’exécuter les ordres du gouvernement qui vous perdent corps et âmes. TABLE DES MATIÈRES Pages. La portée de la Révolution russe 5 L’unique solution possible de la question agraire 135 L’impôt unique d’Henry George: Son application urgente et facile en Russie 161 Que faire? 175 Appel aux Russes: I.--Au Gouvernement 203 II.--Aux Révolutionnaires 215 III.--Au Peuple 227 Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--16258. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76557 ***